III. Typologie comparée des « savoirs
» relatifs au dugong : entre science et tradition
Dans cette partie, nous entendons introduire certains savoirs
détenus par la dite « population locale » et de comprendre
comment ils s'accordent ou non aux perceptions et aux intérêts des
acteurs relevant du « savoir scientifique ». Par là, nous
souhaitons bien prouver que, contrairement aux idées reçues,
« savoir local » et « savoir scientifique » ne s'opposent
pas nécessairement et même, qu'au sein de la catégorie des
« savoirs locaux », il existe une certaine diversité et de
grandes disparités dans la transmission des savoirs en fonction des
lieux d'enquête. Autrement dit, la « société
néo-calédonienne », ce « local » si
spécifique à cette étude, est une création des
acteurs du Plan d'action dugong qui ne semble pas aussi homogène que le
suggère l'utilisation du singulier. Cette catégorie rassemble une
large gamme d'acteurs ayant différents profils, statuts, âges,
métiers et occupations, lieux de vie, positions sociales, appartenances
ethniques etc. Tous ces facteurs sont à prendre en compte dans la
compréhension des « savoirs » relatifs au dugong et dans leurs
modalités de transmission.
III.1. « Si je vous dis « dugong »,
qu'avez-vous envie de me dire ? »
En réaction au mot « dugong », certaines
personnes ont expliqué qu'ils ne savaient rien a priori sur l'animal
parce qu'il appartient à la tradition kanak. En tant que «
non-kanak », ils ne se perçoivent pas comme légitimes ou
habilités à s'exprimer sur cette espèce. Cependant, quand
on insiste un peu, ils soulignent le fait que le terme « dugong » est
d'origine « scientifique » et qu'ils ne l'emploient pas au quotidien.
La plupart des personnes interrogées en Brousse préfèrent
l'expression « vache-marine ».
D'après un entretien réalisé
auprès d'une jeune stagiaire de l'IRD, « vache marine » est
également employé pour qualifier les quelques dugongs
aperçus dans la mer Rouge, notamment par les touristes-plongeurs venus
explorer les fonds à la recherche du mammifère qui demeure
près des herbiers de la plage de Marsa Alam (Égypte). Nous avons
réalisé une recherche internet pour vérifier ses propos
et, effectivement, le terme « vache marine » est internationalement
connu. Cela signifie donc que cette désignation n'est pas propre aux
habitants de l'île. Quoiqu'il en soit, les Néo-calédoniens
rencontrés en Brousse lui attribuent ce nom (commun à tout le
territoire), et ce depuis de nombreuses années. L'extrait d'entretien
suivant résume bien pourquoi les Néo-Calédoniens
l'appellent comme tel :
« Nous, le nom scientifique on le connaît mais
on ne veut pas l'appeler comme cela. Elle a un nom, c'est la
« vache marine » ! Ca a été le nom calédonien
qui a été donné comme cela. [...] Que tu prends n'importe
qui, Kanak ou Blancs, qui que ce soit, c'est un nom que nous lui avons
donné quoi. [...] Le nom de la vache marine aujourd'hui elle part. Dans
quelques années... En fin de compte quand celui qui disait la «
vache marine », c'était dans un sens « beh j'en ai
pêché une quoi », c'était dans le sens nourriture
quoi. » (Bourail, un pêcheur professionnel, Calédonien
d'origine européenne de quarante-cinq ans).
Juin 2015 55
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
A travers ce discours, nous comprenons pourquoi l'un des
chevaux de bataille de l'Agence des aires marines protégées
concernant la conservation du dugong porte sur la terminologie utilisée
pour désigner le mammifère. Le chef de l'antenne à
Nouméa nous a expliqué que si les personnes continuent à
dire « vache-marine », cela signifie qu'ils persistent à
considérer l'animal comme une ressource alimentaire potentielle,
à cause de la comparaison avec la « vache ». Ainsi, l'un des
objectifs du travail de communication du Plan d'actions est de vulgariser le
plus possible l'emploi de l'appellation « scientifique » à
travers des campagnes de sensibilisation dans les écoles ou des
manifestations environnementales par exemple. Mais, d'après les
données de l'enquête, il semble que cette entreprise soit
difficile à réaliser parce qu'elle touche à la question de
l'identité.
La réticence de la « population locale »
concernant le mot « dugong » renvoie à d'autres
problématiques : celles de la reconnaissance du statut des acteurs
institutionnels comme les porteurs du « savoir scientifique » et des
relations entre les deux groupes. En se distinguant de ces derniers et en leur
attribuant le « savoir scientifique », les
Néo-calédoniens établissent une distinction et donc,
mettent à distance et/ou en doute la légitimité de ces
acteurs environnementaux.
Cette analyse est parallèle à une idée,
défendue par un gendarme à la retraite qui était
responsable de la protection des réserves de Bourail, selon laquelle
certains broussards persistent à vivre comme au temps des années
1950-1960 où la ressource marine était largement abondante,
où les préoccupations environnementales n'existaient pas et
surtout où la compétence environnementale n'était pas
l'affaire des politiques publiques. Ils défient les autorités
sous prétexte qu'« avant, il n'y avait pas toutes ces
règles ». Autrement dit, les personnes qui pensent de cette
manière seraient, selon lui, les plus susceptibles d'être des
braconniers en puissance car ils persistent à ne pas vouloir respecter
les lois et ne reconnaissent pas la légitimité des Provinces et
de l'ensemble des acteurs institutionnels. A ce propos, un Calédonien
d'origine européenne retraité de la mairie de Poya déclare
dans un entretien :
« Nous, on essaie de préserver les ressources
mais le problème c'est les mentalités. Il faut que les gens
comprennent que les lois ne sont pas là pour les embêter mais pour
protéger les ressources dans le long terme ».
Nous mobilisons cet exemple simplement pour montrer que la
légitimité des instances environnementales n'est pas encore
totalement établie en Brousse et que le choix des mots employés
par les personnes peut être significatif d'une volonté de
distinction plus ou moins importante de ces acteurs, et ce pour deux raisons
majeures : soit parce qu'ils ne sont pas considérés comme
légitimes, soit parce qu'ils détiennent le « savoir
scientifique », perçu comme opposé aux « savoirs locaux
» par les Néo-Calédoniens. Autrement dit, il s'agit d'une
bataille de l'identité puisque le but des habitants de l'île qui
ne veulent pas parler de « dugong » est d'affirmer : « Nous ne
sommes pas eux ».
Cette volonté de se distinguer des acteurs
institutionnels est peut-être liée aux multiples déceptions
d'une partie des Néo-Calédoniens face à la PS par exemple,
dont on reproche régulièrement les décisions politiques
imposées et la rigidité. Ces derniers sont susceptibles de perdre
peu à peu confiance dans ces autorités, à mesure de leurs
propres désillusions et de la non-prise en compte de leurs opinions. Le
discours d'un jeune
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
pêcheur de la tribu de Kélé est
particulièrement significatif de ce sentiment d'abandon et de la
méfiance d'une partie de la population locale concernant ces acteurs
:
« C'est moi qui a retrouvé le dugong mort
retourné dont on t'a parlé l'autre jour. Je l'ai dit à la
tantine et elle a dit que c'était elle qui l'avait vu quand elle a
appelé les autorités parce qu'après, ils vont croire que
c'est moi qui l'ait tué... La Province n'a rien fait, on ne les a jamais
vu venir pour récupérer la carcasse et cela n'a rien
changé alors maintenant je ne dis plus rien. »
Ensuite, il existe deux niveaux de revendication identitaire
que nous avons repérés à partir de cette analyse lexicale
: l'identité broussarde néo-calédonienne et
l'identité micro-locale. Dans le contexte mélanésien sur
Pouébo, les Vieux possèdent d'autres mots pour désigner
l'animal : ils utilisent le « nom en langue » plus que celui de
« vache-marine ». Ce sont principalement des Vieux qui
mélangent les langues parce que beaucoup maîtrisent mieux leur
langue maternelle locale que le français. Les Kanak de plus de cinquante
ans de cette région emploient ces termes comme des synonymes - et
certainement moins les jeunes qui peuvent être moins à l'aise que
leurs aînés avec ce langage.
Pour résumer, en classant le terme « dugong »
dans la catégorie des mots « scientifiques », les
Néo-calédoniens rencontrés sur les terrains
d'enquête affirment qu'ils ne souhaitent pas l'utiliser. Ils
préfèrent employer le mot qui leur semble le plus proche d'eux,
soit celui de « vache-marine » (identité broussarde), soit
celui en langue vernaculaire (identité Kanak locale). Aussi, à
travers l'analyse de l'utilisation de ce terme, nous pouvons en déduire
plusieurs hypothèses sur lesquels nous nous basons dans la suite du
développement :
- la distinction identitaire des groupes s'opère par une
séparation entre les types de connaissances ;
- il existe des relations complexes entre « savoirs »
et « identités » en Nouvelle-Calédonie ;
- les identités néo-calédoniennes
fluctuent et se fondent sur plusieurs oppositions en fonction des «
batailles » à mener : acteurs locaux / institutionnels, la Brousse
/ Nouméa50 ; au sein de la communauté broussarde :
kanak / « non-kanak » ; au sein de la communauté
mélanésienne de Pouébo par exemple : Jeunes / Vieux.
Enfin, nous avons remarqué que les habitants de la
commune de Pouébo connaissaient mieux leur dialecte et
l'étymologie du terme « dugong » en langue que dans les autres
terrains d'enquête. Un Vieux de la tribu de Yambé nous
éclaire sur la signification de « mudep », le nom en
Jawé pour « dugong » :
« C'est ça qui est difficile parce que l'on ne
sait pas ce nom là. On ne peut pas trouver pour traduire. On dit
seulement mudep, c'est la fumée dans le mot dedans. "Mu" . ·
c'est fumée. "Dep" . · c'est la vache-marine. On fait la liaison
avec. La fumée et le "dep". »
50 De nombreux acteurs institutionnels
rencontrés dans le cadre du stage sont basé à
Nouméa - exemple : IRD, Agence des aires marines
protégées, WWF, Province Sud...
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
En effet, comme la baleine, le dugong est un mammifère
qui respire en remontant à la surface pour récolter par leur
« évent »51. Le terme « fumée »
qu'utilise le vieil homme fait référence au nuage de gouttelettes
d'eau rejeté par l'animal lorsqu'il respire. Les noms en langue à
Pouébo sont directement liés aux observations par la population
du comportement de l'animal. Cela signifie donc que ces personnes ont
développé des connaissances forgées à partir de
l'observation de leur environnement, c'est-à-dire des « savoirs
naturalistes locaux ». La formation de ces savoirs ne semble pas si
éloignée de celle de certaines sciences comme la biologie, qui
suit une démarche inductive52. En ce sens, nous nous
interrogeons sur l'effective opposition entre « savoirs locaux » et
« savoirs scientifiques » à travers l'exemple des «
savoirs naturalistes locaux ».
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