Annexe 2
Entretien avec François FRIMAT, philosophe de l'art et
enseignant à Lille III.
Le 09/02/2018
La question de l'art dans le jeu vidéo c'est une
question qui s'est déjà posée dans la philosophie
de
l'art ?
Dans la philosophie de l'art pas à ma connaissance. Par
contre ce qui est clair c'est que fa fait longtemps que l'on s'intéresse
aux arts numériques, quand même. Ça rentre un petit peu
là-dedans. La question que vous vous posez, c'est quoi finalement ?
En fait je m'intéresse à la
légitimation du jeu vidéo. Est-ce qu'il recherche ses lettres de
noblesse, et ce qu'il a la prétention de devenir un art ou pas ? Qu'est
ce qui le motive, qu'est ce qui l'en empêche...Pour certain c'est un coup
marketing, pour d'autre c'est une réalité, je m'intéresse
au processus en fait.
Il y a toujours deux dimensions à ce type de questions.
La première, ou je ne vais pas être très compètent
c'est si je considère la question comme une question de fait, autrement
dit « qu'est ce qui se passe actuellement, quelles sont les tendances, les
stratégies mises en place par les différents créateurs...
» Là je ne sais pas trop. Par contre là où je peux
vous donner des pistes, c'est si on aborde la question comme une question de
droit et là il y a plusieurs questions à se poser.
La première c'est de savoir pourquoi le jeu
vidéo aurait besoin de se légitimer. On n'a pas besoin de
légitimer ce qui existe, ça existe c'est tout. Et ça c'est
quelque chose qui d'une certaine manière croise bien des questions de
l'art contemporain, qui font du régime de l'exposition
déjà une justification en soi. Ça c'est sur la question de
la légitimation, de la légitimation de la légitimation
même. Apres, la question ce serait « est-ce que je peux tenir pour
artistique, est-ce que je peux faire entrer dans l'art le jeu vidéo ?
»
Pour vous, en tant que philosophe et en tant que
citoyen...
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Pour moi, ça ne me gêne pas parce que « jeu
vidéo » ca ne désigne qu'un medium et une pratique. Moi je
n'ai pas à évaluer un media en tant que tel ou une pratique en
tant que tel, ce qui m'intéresse c'est de réfléchir aux
possibilités qu'offre cette pratique. Pour autant que je sache, sur un
plan strictement esthétique, les jeux vidéo croisent quand
même des intérêts esthétiques contemporains. Par
exemple on a dans le spectacle vivant actuellement, toute une partie de
création qui s'oriente vers ce que l'on appelle «
L'esthétique documentaire », « le théâtre
documentaire », et je pense qu'il y a beaucoup de jeux vidéo qui a
cette prétention à pouvoir relever de l'esthétique
documentaire. Je pense a la série comme Assassin's Creed, des
jeux comme ça. L'idée c'est que tout en pratiquant le jeu on
apprend quelque chose, du cours du monde, de l'histoire. Ça c'est la
première chose. La deuxième, l'art est fait pour...Il y a une
ambition de désorienter les attentes de la réception, je pense
à tous les jeux de stratégies qui reposent aussi sur le fait
d'essayer de jouer avec les limites, les résistances les habitudes des
joueurs et les désorienter par rapport à ça. De ce point
de vue-là on peut dire que ça recroise. Ensuite, il y a quand
même, mais je connais moins bien, il y a quand même tout un
chantier d'exploration des possibilités graphiques, d'offrir un
imaginaire, là il faudrait que je regarde précisément. En
tout cas moi il me semble qu'il y a trois systèmes qui permettent de
dire - avant même de dire que le jeu vidéo relevé de l'art
- que le jeu vidéo occupe la question de l'art.
D'accord. J'ai l'impression que même dans ces trois
items, on ne fait pas état d'une spécificité : il y a
déjà des documentaires qui montrent le réel, il y a
déjà des choses qui transforment les possibles en terme
d'esthétique. Alors pourquoi ajouter le jeu vidéo à la
liste des arts puisqu'il regroupe des pratiques déjà existantes
?
En fait peut-être qu'il faut prendre le problème
dans l'autre sens, dans « jeu vidéo » ce qui est peut
être intéressant c'est « jeu ». C'est-à-dire
qu'est-ce que c'est qu'un jeu, qu'est-ce que c'est de jouer ? Alors il y a le
ludique, et il ne faut pas confondre le jeu et le ludique. On va dire que le
ludique on peut l'indexer sur le plaisir, ce qui donne de la satisfaction,
gagner, remporter contre les autres, remporter sa partie etc...Bon, mais dans
la notion de jeu il y a de la stratégie évidemment, en
théorie des jeux il y a une thématique qui est très
spéculative et qui peut d'une certaine manière développer
une sensibilité logique, en tout cas stratégique Et puis ce qui
m'intéresse c'est aussi le sens figure du mot « jeu » qui est
« faire bouger les lignes ». Quand on dit d'un bois qu'il « joue
», ça veut dire que ça force un peu les cadres, ça
déborde, ça déforme etc. etc...Et peut être que
c'est là que l'on peut se poser la question de savoir si dans le jeu
vidéo il n'y a pas une façon particulière de faire jouer
certaines limites. Pourquoi, parce que là où le
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jeu traditionnel repose sur un corpus de règles qui
ouvrent une possibilité d'actions limitées, le jeu vidéo,
comme il est participatif (dans la mesure où il creuse
l'interactivité), il est beaucoup moins cadre et il laisse place
à autre chose que de la simple réactivité, il donne de
l'inventivité aussi. Et c'est la peut-être ou ça peut faire
jouer d'une manière spécifique. Et la manière dont le jeu
vidéo ferait jouer, ou parvient à faire jouer, là on se
retrouve au coeur de l'art. Parce que l'art comme un jeu c'est aussi une
conception traditionnelle de l'art qu'on retrouve dans beaucoup de
disciplines.
Vous avez dit « interactivité », c'est un
point important dans ma recherche, est-ce que vous connaissez la théorie
dite de la « spécificité du medium » ? C'est une
théorie qui dit qu'à partir du moment ou une pratique emploie des
moyens spécifiques, comme le coup de pinceau en peinture ou les plans et
le montage en cinéma, alors elle pourrait prétendre rentrer dans
la liste des arts. Et justement, l'interactivité ce serait le moyen pour
le jeu vidéo de se hisser au rang d'art, parce que c'est sa
spécificité.
Oui, ça me semble légitime. On va dire qu'une
oeuvre d'art, elle fait ou dit quelque chose de son medium. Si j'arrive
à pouvoir saisir que le jeu vidéo me dit quelque chose sur
lui-même, je rentre dans ce régime-là. Ça devient un
type de pratique réfléchit. Alors là, je me place de la
cote du créateur du jeu plutôt que de son utilisateur, de son
joueur. Ce qui me semble intéressant c'est de voir comment on peut
reconnaitre dans le jeu vidéo une des lignes qui bougerait, la ligne qui
départagerait le créateur et le spectateur. Jouer à un jeu
c'est pas utiliser le jeu, c'est se mettre soi-même en position de
créateur de quelque chose. Là, ça devient très
clairement artistique. Je comprends ce qui les motive : faire reconnaitre un
media comme ayant la dignité artistique, chose que l'on a connue avec la
BD, avec le cinéma, la photographie. Ce serait intéressant
d'aller reprendre les analyses de Walter Benjamin sur la photographie ou sur le
cinéma. Il note bien qu'il y a un changement de régime. Le jeu
vidéo présente une rupture, en initiant un nouveau régime
d'interactivité, un nouveau régime de participation. Quelque
chose qui ferait que l'art ne tient pas à une oeuvre. Mon coffret, mon
disque, mon jeu vidéo, ce n'est pas ça l'oeuvre d'art. C'est la
pratique qu'elle va permettre. Autrement dit ça c'est un support
matériel pour qu'il y ait la pratique. Et peut-être que si je n'ai
pas une utilisation correcte, si je ne joue pas mais que je ne fais
qu'utiliser, il n'y a pas d'art. Il y a de l'art à partir du moment
où je commence à jouer pour de vrai. Le jeu vidéo
ouvrirait la possibilité d'être réellement un joueur.
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On arrive sur quelque chose d'important, c'est que le jeu
vidéo est à la croisée à la fois de l'objet de
consommation, de l'objet culturel et de l'objet artistique.
Oui mais ça ce n'est pas propre au jeu vidéo. Je
pourrai le dire pour la musique. Il y a une musique de consommation, une
musique industrielle et une musique artistique.
Mais elles sont séparées en trois domaines,
alors que le jeu vidéo s'acheté pour pouvoir ensuite être
un joueur. Il a ceci de particulier que l'on est obligé de le payer -
avec toutes les campagnes marketing autour - pour pouvoir y jouer. C'est plus
ou moins unique. A la différence du cinéma ou il y a des
représentations gratuites et des alternatives gratuites, le jeu
vidéo lui est un objet de consommation d'abord. Ca empêcherait les
études sur son coté artistique, qu'il soit payant ?
J'ai peur que ce soit une fausse piste, parce que même
les films que l'on va regarder gratuitement en streaming, on peut le faire
parce qu'on a consomme un abonnement, une box, un ordinateur...Donc, il n'y a
aucune pratique culturelle qui échappe à la consommation. Mais le
propre d'une pratique culturelle c'est de ne pas s'arrêter à la
consommation. Moi je pense que le fait de payer n'empêche pas le fait de
la considérer. Si on acheté un jeu en grande surface, ou sur
Amazon, on achète aussi une place de concert sur Digitik. On
n'échappe pas au côté consommation. D'ailleurs on voit bien
que le para culturel et de plus en plus présent autour des pratiques
culturelles. Les boutiques et les restaurants de musée ne font que
grandir. On essaye de faire de ces lieux de pratiques culturelles, des lieux
qui ne soient plus que des lieux de pratiques culturelles. Et je pense que ce
qui est dangereux, c'est de vouloir étendre les caractères
culturels de la pratique a tout le reste. Il ne faut pas confondre les
approches anthropologiques et sociologiques de la culture et les approches
purement artistiques et philosophiques. On peut aller au musée sans
avoir aucune pratique culturelle, au sens strict du terme et aucune pratique
artistique, et c'est possible aussi de n'avoir aucune pratique culturelle ou
artistique en écoutant de la musique, en allant voir un spectacle ou en
jouant à un jeu vidéo. Cette histoire de la consommation, non, je
n'y crois pas. Si on veut faire la généalogie des freins qui
inhibent le processus de légitimité du jeu vidéo comme
produit artistique, on pourra ramener le discours sur l'addiction qui est un
discours récurrent. Mais ça ne suffit pas pour épuiser la
spécificité du jeu vidéo en tant que tel. Pour moi c'est
un objet artistique non identifie en tant que tel mais il le sera de plus en
plus. C'est une technologie qui apparait, et puis cette technologie elle
devient de plus en plus artistique de fait. C'est souvent comme ça. Le
cinéma ce n'était pas fait pour faire de l'art, la photographie
non plus. Mais au fur et à mesure il y a eu des tentatives. Je ne
connais pas
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l'histoire du jeu vidéo dans le détail mais je
suis certain que dès le début il y a des gens qui ont fait des
jeux qui n'étaient pas seulement de la distraction ou du divertissement.
Voilà, pour moi si on prend la question avec la consommation, on va
faire de l'analyse historico...sociologique avec tous les aléas que
ça contient, les gens vont dire « oui mais vous oubliez qu'en telle
année il y a eu ça, et ça etc. etc. ». Et ça
ne va pas être très intéressant. Ce qui est
intéressant c'est de voir que, si on ne voit pas pourquoi le jeu
vidéo en tant que media ne pourrait pas prétendre à la
dignité d'une pratique artistique, à quelle condition ça
le devient, et le montrer à partir d'exemples précis. On ne peut
montrer des choses qu'en considérant les pratiques. Il faut parler de la
pratique du jeu vidéo et de ses pratiques : les pratiques
créatives, les pratiques interactives et les pratiques participatives.
C'est de ca qu'il faut parler concrètement. C'est là où on
peut montrer qu'on a quelque chose qui relevé de ce qu'on appelle «
Art » aujourd'hui.
Est-ce que le jeu vidéo a besoin de cette
dignité ?
Non...Il en aurait besoin à quel titre ? A titre
commercial ou industriel il n'en a pas du tout besoin. Même si parfois
c'est agité, je pense que les gens s'en foutent, ça les
empêchera pas de continuer à jouer. Je ne pense pas qu'il en ait
« besoin ». Par contre, ça semble intéressant pour
quelqu'un qui s'intéresse à l'art de repérer qu'il y a
là, aussi, possibilité de réfléchir sur l'art parce
qu'il y a de l'art qui se fait. Et il faut commencer à expliquer en
quoi. Je dirai que c'est plus intéressant pour la philosophie de l'art
et pour l'art que pour le jeu vidéo lui-même.
Quand on lit les articles qui font état du
processus de légitimation du jeu vidéo, il y a une chose qui
ressort c'est que ça arriverait en premier en France. Il y aurait une
spécificité française dans la réflexion sur l'art
qui ferait que ça arrivera d'abord en France avant d'arriver ailleurs.
Est-ce qu'on a une pensée française ou une habitude
française qui permettrait de dire que c'est d'abord la France qui va
donner ses lettres de noblesse au Jeu vidéo ?
C'est une question difficile parce que je ne veux pas faire de
prophétisme...Mais je comprends. Là ou peut-être le jeu
vidéo continue à être tenu pour une industrie, chez nous on
a peut-être des pionniers dans la création d'écoles ou de
département qui ont fait entrer le jeu vidéo dans les
activités créatives.
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Et il y aurait une manière de voir l'art à la
française qui permettrait de dire que ça se passera ici
d'abord ?
Ca me semble difficile de dire ça. Alors il y a des
éléments qui pourraient conduire à ça. La
French Theory qui a tiré les fils du post-modernisme, qui a
remis en question les grands récits concernant l'art et qui s'est
très vite émancipe des dogmes classiques et traditionnels de
l'art qui se réduirait aux Beaux-Arts tels qu'on pourrait les trouver de
Platon a Hegel, et qui fait pas de places a un tas de choses comme les
septième, huitième, neuvième, dixième
arts...Effectivement la pratique d'ajouter des arts aux arts elle est
spéciale. Mais par ailleurs, il y a un parallèle
intéressant à faire avec le manga. Le manga qui est au
départ en France vu comme une espèce de BD de seconde zone, sans
texte, très enfantin alors qu'au Japon il est tenu comme un genre
à part entier. Et c'est bien de comparer le jeu vidéo au manga
parce qu'on a eu des petits chefs d'oeuvre en manga comme le truc
la...Paysages Lointains ou Quartiers Lointains. Un manga
comme celui-là, on a à faire à quelque chose d'autre que
les dessins animés japonais pour enfant. D'ailleurs avec le jeu
vidéo c'est un peu la même chose, il y a une division non ?
Oui...La ça me fait penser à quelque chose :
il y a des défenseurs des Beaux-Arts qui font barrages au jeu
vidéo comme ils avaient fait barrage au manga, ou au cinéma qui
était un divertissement populaire. Le jeu vidéo et fait pour
s'amuser, et il serait impossible de le considérer comme un art. Ce
serait mauvais pour l'art et pour le jeu vidéo. Ce qui fait un
parallèle avec le manga.
Oui je pense. Après peut être qu'il faut
interroger des choses comme le statut commercial à grande échelle
de l'Héroïc-Fantaisy, qui essaime dans différentes
pratiques artistiques. C'est quand même quelque chose de bizarre parce
qu'à la fois ca relevé du jeu et ça se veut créatif
et en même temps ça s'enracine toujours dans des mythologies,
comme si partir d'une base référentielle ultra classique donnait
une caution culturelle. Est-ce qu'il suffit que je puisse retrouver des mythes
très anciens pour que mon jeu devienne intéressant ? Rien n'est
moins sûr. Regarde tout ce que le cinéma a produit comme
série Z ou série B...On ne considère pas le cinéma
de Cecil B. DeMille comme étant l'aboutissement du cinéma hein,
même si c'est du cinéma populaire et que Ben-Hur ou
Les Dix Commandements ça reste des classiques. Si je dois comme
ça, tout de suite, citer des grands films, ce n'est pas Cecil B. DeMille
qui va venir. Cette passion pour l'Héroïc-Fantasy qui
essaime un peu partout peut-être qu'elle traduit à la fois le fait
de vouloir se légitimer en partant d'une base
référentielle ultra-classique, et en même temps rate. Parce
que ce qui permet de se légitimer ça tient pas à la
référence.
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Justement, j'ai eu un entretien avec un Designer de Jeu
vidéo la semaine dernière qui m'a dit que tout était une
question de vision et de volonté. On pourrait séparer les studios
de développement qui ont la volonté de faire quelque chose
d'artistique et ce qui ne l'ont pas. Donc il y aurait une division dans le jeu
vidéo ?
Oui, sans doute. Moi je dirai que la question de savoir si le
jeu vidéo c'est de l'art, c'est une question banale. C'est une question
qui s'est pose après toute apparition d'une nouvelle technologie dont
s'emparent les artistes. Et l'histoire du jeu vidéo ressemble juste
à l'histoire des autres technologies. Et ceci une fois pose, se demander
qu'est-ce que c'est que d'être créateur ? De faire de l'art ?
D'avoir une pratique culturelle ? Tout ça à partir d'un objet qui
serait le jeu vidéo et d'études de cas précis. Je pense
que c'est ça qui est intéressant. Alors oui, les studios qui
prennent le pari de faire de l'art, c'est des studios qui construisent pas
quelque chose à partir de présupposées attentes ou
enquêtes, ils participent à ce programme qui consistent à
donner de la visibilité a de la vue. Alors comment on donne de la
visibilité a de la vue...Alors la comment ça se passe dans le jeu
vidéo... En fait je veux dire « donner de la visibilité a
une vision », une vision du monde et cætera...
Dans cette idée toujours du jeu vidéo comme
art, il y a un problème qui se pose malgré la volonté du
créateur c'est qu'on considère qu'il est trop à la
croisée des chemins. On va encenser son graphisme, sa musique, son
univers indépendamment, on va dire qu'il y a quelque chose d`artistique
mais que l'objet lui-même ne l'est pas.
Je vois, je ne pense pas que ça soit une
fatalité. Ca dépend des tentatives. C'est exactement comme dans
les autres arts ou on a des propositions extrêmement techniques,
extrêmement virtuoses mais qui sont pas très artistiques. On va
retrouver ça dans certains jeux vidéo. Mais d'autre,
peut-être qu'ils cherchent moins la performance de chaque segment de
cette partition mais continue à chercher une unité plus globale.
Mais après bon, c'est quoi l'objet... ? Si l'objet n'est pas
réductible à une seule de ses dimensions, c'est quoi l'objet ?
C'est peut être ça qu'il faut essayer de préciser : «
C'est quoi l'objet Jeu Vidéo ? ».
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C'est intéressant parce qu'on dit souvent que ce
qui va miner la possibilité de légitimation, c'est la course au
réalisme dans le jeu vidéo, parce que là il va oublier sa
spécificité, donner un aperçu du réel. Donc devenir
très mimétique, très fort technologiquement et ça
l'empêchera de prétendre a une légitimation.
Ouais. Dans ce cas-là il faut parler comme ça,
le créateur est un artiste qui ne doit pas se laisser déborder
par sa technique. Ça c'est une problématique qui n'est pas propre
aux jeux vidéo, c'est présent dans tous les arts, et d'une
certaine manière comme on la trouve dans tous les arts c'est aussi par
cette difficulté qu'on comprend ce qu'on peut reconnaitre comme un art.
Qu'est ce qui fait qu'un concepteur de jeu vidéo peut être un
artiste ? Qu'est ce qui fait qu'un joueur est un pratiquant de l'art en jouant
? Voilà la question à se poser.
Tous les arts se pratiquent ?
Oui. Oui, oui. Je pense qu'ils se pratiquent plus qu'ils ne se
contemplent. Alors il y a évidemment diffèrent régimes de
pratiques hein. Dans le jeu vidéo il faut peut-être distinguer la
pratique technique du jeu, la pratique physique et d'un autre côté
une pratique plus spirituelle. Il faut que le récepteur soit actif pour
qu'il y ait art, si je suis dans une contemplation passive, il n'y a pas
art.
Le récepteur ne peut pas être passif dans le
jeu vidéo, il doit jouer pour l'apprécier. Je comprends plus le
côté « je pratique l'art en jouant un jeu vidéo »
mais pas dans les autres arts.
Alors si c'est un tableau de la Renaissance je pratique l'art
à partir du moment où je lis le tableau, je regarde comment il
est construit, quelles peuvent être les intentions à l'oeuvre. Si
je vois le tableau comme le résultat d'une action, j'agis, je pratique.
Si je regarde Pollock comme étant une image, je pratique pas Pollock.
Pratiquer ce serait regarder le tableau en essayant d'imaginer l'action qui a
produit le résultat. La pratique c'est l'activité. Un spectateur
qui n'est pas actif c'est pas un spectateur. Je me pose une question,
très naïve. Est-ce que ça peut m'arriver, que pris par
l'image, la musique et l'univers, d'oublier d'utiliser la manette ? Etre
d'avantage dans un va et vient d'actionner la manette et puis activer autre
chose.
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Ce côté « pratiquer », on dit que
le jeu vidéo est une pratique. Et on a l'impression que le jeu
vidéo prend une place bien particulière.
Le jeu vidéo ne permet pas seulement une pratique
technique, pas seulement une pratique sportive, pas seulement une pratique
physique. Mais il ouvre à d'autres pratiques.
Je reviens sur quelque chose dont on a parlé tout
à l'heure, le « but d'un créateur de jeu vidéo
», il y a pas longtemps on m'a répondu que ça pouvait tout
simplement être « choqué ». Dans une
représentation de la violence, une pratique de la violence dans le jeu.
C'est pourtant quelque chose qui est décrié par la
société, est ce qu'on va finir par accepter la violence dans le
jeu vidéo comme utile ? Comme quelque chose qui a un but ?
La violence esthétique elle a de la
légitimité à partir du moment où elle est au
service de quelque chose, d'un propos ou d'une dénonciation. Il ne faut
pas que ce soit une violence spectaculaire. Il faudrait voir comment une
violence pratiquée contrebalance un coté uniquement spectaculaire
à la violence. C'est-à-dire que si je vais voir un film gore, je
suis dans le pur spectaculaire. En tant que spectateur je subis ça. Mais
avec le jeu vidéo je suis dans une interactivité avec la
violence. En même temps, pour renforcer l'interactivité il faut
pas que le joueur soit dans une habitude, il faut que ce soit disruptif...C'est
les analyses de Bernard Stiegler sur le disruptif qui viennent là.
Apres, moi je pense que l'idée que parce que je vois de la violence je
deviens violent, c'est simpliste. C'est un peu simpliste si on veut parler d'un
conditionnement simple, ça marche pas, tout est dit par Orange
Mécanique sur la question : on peut me forcer à voir des
films violents ça change rien. Ça ne m'inhibe pas. Par contre, ce
qui est vrai, ce qui est dangereux c'est la mithridatisation. Le fait d'inocule
une petite dose de poison régulièrement. Ça, ça
banalise peut être les choses. Il n'y a pas que le jeu vidéo qui
est responsable. On peut pointer la question de l'addiction. Ce qui est
dangereux c'est l'addiction. On le voit bien avec le phénomène
des séries, les gens regardent beaucoup de séries. Elles sont
construites de manière telle qu'on ne finit pas un épisode sans
vouloir voir le suivant. Je suppose que dans les scenarii des jeux on va
retrouver les mêmes choses. Il y a des jeux ou on peut dire « je
prends deux heures et j'avance dans le jeu », et des jeux ou c'est
impossible. Je pense que là on peut voir une différence
artistique entre les premiers et les seconds.
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