INTRODUCTION
Depuis la cérémonie d'ouverture des Jeux
Olympiques de Londres en 1908, lorsque l'équipe étasunienne
refuse de remettre le drapeau américain au roi Édouard VII, la
politique apparaît fréquemment liée au sport international.
Les terrains de sport du monde servent de lieu de compétitions
individuelles, mais également de banc d'essai à la force des
systèmes politiques.
Aux Jeux Olympiques de Berlin en 1936, Hitler entend prouver
au monde la supériorité du système nazi par le
succès sportif. Après la seconde guerre mondiale, les Jeux
Olympiques servent de vitrine à la guerre froide entre les deux blocs.
À la défaite des États-Unis aux Jeux de 1964, le
vice-président américain Hubert Humphrey estime que les
États-Unis sont humiliés en tant que grande nation par l'Union
Soviétique et qu'il s'agit de prouver au monde la
supériorité d'un système démocratique occidental
sur le système communiste soviétique. Les illustrations
historiques de la relation entre le sport international et la politique sont
nombreuses et le cas sud-africain en est un exemple récent et
éloquent.
En effet, le sport en Afrique du Sud constitue une
illustration emblématique de l'impact du sport dans la politique
internationale. Pour citer un journal sud-africain du régime apartheid
« chaque victoire internationale de l'Afrique du Sud est un coup
porté à nos ennemis sportifs et politiques
»1. Pour l'Afrique du Sud sous l'apartheid (1948-1992), le
sport est un vecteur de soft power, un outil de rayonnement et
d'attractivité mondiale mais surtout un outil pour permettre
l'acceptation de son idéologie de ségrégation.
Le corps sportif sud-africain s'est formé selon les
divisons raciales d'abord factuelles puis juridiques, le sport est ainsi devenu
profondément divisé et identitaire. Selon cette logique, le le
rugby est le sport des communautés Blanches et afrikaner, le cricket
celui de l'establishment britannique et le football
considéré comme culturellement inférieur est
approprié par la communauté Noire. Le sport est donc le terrain
sur lequel des versions rivales de la nation sud-africaines se construisent et
s'opposent. L'histoire du sport sud-africain apparaît indissociable de la
condition nationale sud-africaine fondée sur l'artificielle dichotomie
entre l'Afrique du Sud Blanche et l'Afrique du Sud Noire.
1 « Every international sports success of South Africa
is a blow against our sports and political enemies » .
5
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
À partir des années 1960, le refus
catégorique du gouvernement sud-africain d'autoriser
l'intégration d'équipes Noires pour représenter le pays,
par application de la politique d'apartheid au domaine sportif, conduit
à d'intenses pressions internes et globales et à des
protestations de la communauté internationale.
Malgré ces oppositions, l'Afrique du Sud poursuit les
compétitions internationales jusqu'en 1970, lorsqu'elle est finalement
exclue de quasiment tous les évènements sportifs internationaux
et particulièrement des Jeux Olympiques.
Sous cette contrainte, l'Afrique du Sud mise au ban va
progressivement assouplir sa politique, d'abord extérieure puis
intérieure, jusqu'à la chute institutionnellement
consacrée du système de ségrégation raciale.
En effet, grâce au boycott international, le sport a
permis la transformation institutionnelle en Afrique du Sud et, depuis le
début de la période postapartheid, il est un outil d'unification
nationale et de reconstruction sociale. Le sport en Afrique du Sud occupe donc
deux fonctions sociales et politiques. D'une part il exprime l'indignation de
la communauté internationale et de l'African National Congress
(ANC) et constitue un moyen de pression contre le régime de
l'apartheid. D'autre part, le sport permet l'affrontement puis le rapprochement
de deux identités culturelles opposées.
Pour bien appréhender ces fonctions du sport en Afrique
du Sud, il faut comprendre qu'il occupe un rôle crucial dans la vie du
pays. L'importance culturelle et politique du sport sud-africain est inscrite
dans la société. Depuis son importation par les colons
britanniques au XIXème siècle, le sport est sacralisé par
les élites Blanches du pays qui entretiennent depuis un lien passionnel
voire quasi-religieux avec le sport, et particulièrement avec le rugby.
Le rugby est le sport élu par la communauté afrikaner pour expier
sa frustration face à l'oppression britannique. Il permet un rapport de
force et de contestation de la domination politique. Depuis, le rugby est, par
définition, la discipline sacrée de la culture afrikaner. Ce
sport est devenu le symbole de leur domination et de leur «
supériorité » culturelle. Le sport est donc
rapidement ethnicisé en Afrique du Sud et les mesures de domination de
l'apartheid y sont appliquées pour que les Blancs en conservent le
monopole. Le sport sud-africain est profondément culturel, identitaire
et symbolique. En outre, pendant l'apartheid, l'Afrique du Sud forme avec la
Nouvelle-Zélande l'une des deux nations les plus puissantes du rugby
mondial. Le rugby est donc un vecteur de rayonnement de
l'hégémonie afrikaner. C'est donc logiquement que la
communauté internationale et l'African National Congress (ANC)
qui cherchent à dénoncer le régime de
ségrégation raciale utilisent le boycott sportif pour se faire
6
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
entendre. L'exclusion de l'Afrique du Sud de la
compétition internationale à partir des années 1970 est
douloureusement ressentie pour ce pays qui divinise le sport. Pour gagner leur
réintégration dans la compétition internationale, le
gouvernement conservateur sud-africain est progressivement contraint
d'assouplir les politiques de discrimination raciale. Le sport,
élément identitaire et conservateur devient paradoxalement le
vecteur d'effondrement de l'apartheid. C'est donc un puissant instrument de
pression et un terrain très propice à l'expression de
l'identité des différentes communautés raciales.
Le sport qui est historiquement le terrain
privilégié pour la consolidation des différences raciales,
des inégalités sociales est aujourd'hui l'outil du rapprochement
dans l'Afrique du Sud postapartheid. Depuis leur arrivée au pouvoir en
1994, les dirigeants de l'African National Congress (ANC) utilisent le
sport pour fédérer leur nation autour de grands
évènements et pour permettre l'émergence d'une
identité nationale commune. Le sport permet de transcender les clivages
raciaux et culturels. Ce faisant, l'évolution du sport rend compte des
changements dans la société sud-africaine. Le
phénomène sportif est un indicateur pertinent de
l'intégration nationale sud-africaine.
Il apparaît donc judicieux de déterminer dans
quelle mesure le sport a permis le changement institutionnel et la
reconstruction sociale en Afrique du Sud ?
Dans un premier temps, nous verrons que le sport est l'outil
de changement institutionnel et de la réconciliation sociale en Afrique
du Sud (I), dans un second temps, nous constaterons que la portée
réelle de ce changement apparaît toutefois limitée et que
le sport sud-africain est toujours au défi des inégalités
raciales héritées de l'apartheid (II).
7
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
|