Le sport, vecteur de mutation sociale et
institutionnelle en Afrique du Sud
Par Anne-Gaël JOUANNIC
Étudiante en Master 2 Relations Internationales
Sous la direction de Carole GOMEZ, chercheuse à l'IRIS
et spécialiste de
l'impact du sport sur les relations
internationales
Octobre 2016
2
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
AVANT-PROPOS
La réalisation de ce mémoire a été
possible grâce au concours de plusieurs personnes auxquelles je souhaite
exprimer ma gratitude.
J'adresse mes remerciements en premier lieu à la
directrice de ce mémoire, Carole GOMEZ, pour sa confiance, sa
disponibilité et sa bienveillance tout au long de cette démarche
et de ma scolarité à l'IRIS.
Je voudrais témoigner de ma reconnaissance à mes
maitres de stage à la CEIS, Hugo SADA et Éric SCHMIDT, qui
m'offrent l'estimable opportunité de participer à la
troisième édition du Forum international de Dakar sur la paix et
la sécurité en Afrique.
Je tiens également à remercier Charl SNYMAN pour
son expertise pratique du rugby sud-africain et sa pour sa
réactivité.
J'adresse mes sincères remerciements à
Grégoire et Patrick COUDERC pour leurs explications rugbystiques, leur
contagieuse passion et leur intérêt pour mon travail.
Enfin, je remercie mon père, Yves-Marie JOUANNIC, pour
ses patientes et curieuses relectures et pour l'indéfectible soutien
paternel.
3
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
Table des matières
AVANT-PROPOS 2
INTRODUCTION 4
I - LE SPORT, VECTEUR DU CHANGEMENT INSTITUTIONNEL ET DE
LA RECONSTRUCTION
SOCIALE EN AFRIQUE DU SUD 7
A - Le boycott sportif international comme levier du changement
institutionnel et social en
Afrique du Sud 7
Le contexte politique et social, les raisons de la
colère 7
L'opposition internationale à l'apartheid, l'isolement
sportif de l'Afrique du Sud 10
La passivité du comité international olympique
et les premiers succès du mouvement de
contestation africain 13
L'affaire Arthur Ashe et le
renforcement croissant des mesures d'isolement de l'afrique du sud 16
L'insatisfaisant « compromis » de john vorster et
l'inflexibilité du régime d'apartheid 18
Le soulèvement
anti-apartheid des membres du commonwealth et l'opportuniste «
effort
d'intégration raciale » 21
Le massacre de
Sowteo et la contestation de la participation néo-zélandaise aux
jeux
olympiques de montréal 23
Le Glenagles Agreement,
l'opposition formelle du common wealth et sa tardive application
réelle 26
Du changement cosmétique des
années 1980 « a normal sport in an abnormal society »
à
l'humiliation des tournois « mercenaires »
27
La réintégration aux jeux de barcelone et la
montée au pouvoir de l'anc 30
Le rugby et la reconstruction identitaire, la symbolique
world rugby cup de 1995 32
B - Un changement institutionnel et social inabouti : l'injustice
raciale persistante en Afrique du
Sud 35
L'Afrique du Sud postapartheid toujours
inégalitaire, après l'apartheid politique vers
l'apartheid social 36
Les choix hésitants et
contradictoires de l'ANC : l'abandon du programme de reconstruction et
de développement et l'échec de
l'économie libérale 40
Le déclin politique de l'ANC 44
II - LE SPORT AU DÉFI DES
INÉGALITÉS DANS LA SOCIÉTÉ SUD-AFRICAINE
POST-APARTHEID
47
A - Le rugby, sport historique de la communauté Blanche et
terrain de la transformation 47
L'illusion d'un rugby sud-africain « post-racial »
47
L'actuelle problématique des quotas raciaux dans le
sport sud-africain 49
Les défis sociaux contemporains du rugby 52
Les ambivalentes politiques de développement et de
transformation 53
Le cas des Southernking, un processus de redistribution
géographique controversé et freiné 55
B - Le football, outil de la cohésion sociale
postapartheid 59
La vocation historique du football dans la reconstruction
sociale 59
Le cas du football dans le township de Kayamandi,
l'affirmation sociale et culturelle par le
football 63
La Coupe du monde sud-africaine de 2010, entre espoir et
controverse 66
Les perspectives de l'unité sud-africaine autour du
football 70
CONCLUSION 73
BIBLIOGRAPHIE 75
ANNEXES 76
4
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
INTRODUCTION
Depuis la cérémonie d'ouverture des Jeux
Olympiques de Londres en 1908, lorsque l'équipe étasunienne
refuse de remettre le drapeau américain au roi Édouard VII, la
politique apparaît fréquemment liée au sport international.
Les terrains de sport du monde servent de lieu de compétitions
individuelles, mais également de banc d'essai à la force des
systèmes politiques.
Aux Jeux Olympiques de Berlin en 1936, Hitler entend prouver
au monde la supériorité du système nazi par le
succès sportif. Après la seconde guerre mondiale, les Jeux
Olympiques servent de vitrine à la guerre froide entre les deux blocs.
À la défaite des États-Unis aux Jeux de 1964, le
vice-président américain Hubert Humphrey estime que les
États-Unis sont humiliés en tant que grande nation par l'Union
Soviétique et qu'il s'agit de prouver au monde la
supériorité d'un système démocratique occidental
sur le système communiste soviétique. Les illustrations
historiques de la relation entre le sport international et la politique sont
nombreuses et le cas sud-africain en est un exemple récent et
éloquent.
En effet, le sport en Afrique du Sud constitue une
illustration emblématique de l'impact du sport dans la politique
internationale. Pour citer un journal sud-africain du régime apartheid
« chaque victoire internationale de l'Afrique du Sud est un coup
porté à nos ennemis sportifs et politiques
»1. Pour l'Afrique du Sud sous l'apartheid (1948-1992), le
sport est un vecteur de soft power, un outil de rayonnement et
d'attractivité mondiale mais surtout un outil pour permettre
l'acceptation de son idéologie de ségrégation.
Le corps sportif sud-africain s'est formé selon les
divisons raciales d'abord factuelles puis juridiques, le sport est ainsi devenu
profondément divisé et identitaire. Selon cette logique, le le
rugby est le sport des communautés Blanches et afrikaner, le cricket
celui de l'establishment britannique et le football
considéré comme culturellement inférieur est
approprié par la communauté Noire. Le sport est donc le terrain
sur lequel des versions rivales de la nation sud-africaines se construisent et
s'opposent. L'histoire du sport sud-africain apparaît indissociable de la
condition nationale sud-africaine fondée sur l'artificielle dichotomie
entre l'Afrique du Sud Blanche et l'Afrique du Sud Noire.
1 « Every international sports success of South Africa
is a blow against our sports and political enemies » .
5
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
À partir des années 1960, le refus
catégorique du gouvernement sud-africain d'autoriser
l'intégration d'équipes Noires pour représenter le pays,
par application de la politique d'apartheid au domaine sportif, conduit
à d'intenses pressions internes et globales et à des
protestations de la communauté internationale.
Malgré ces oppositions, l'Afrique du Sud poursuit les
compétitions internationales jusqu'en 1970, lorsqu'elle est finalement
exclue de quasiment tous les évènements sportifs internationaux
et particulièrement des Jeux Olympiques.
Sous cette contrainte, l'Afrique du Sud mise au ban va
progressivement assouplir sa politique, d'abord extérieure puis
intérieure, jusqu'à la chute institutionnellement
consacrée du système de ségrégation raciale.
En effet, grâce au boycott international, le sport a
permis la transformation institutionnelle en Afrique du Sud et, depuis le
début de la période postapartheid, il est un outil d'unification
nationale et de reconstruction sociale. Le sport en Afrique du Sud occupe donc
deux fonctions sociales et politiques. D'une part il exprime l'indignation de
la communauté internationale et de l'African National Congress
(ANC) et constitue un moyen de pression contre le régime de
l'apartheid. D'autre part, le sport permet l'affrontement puis le rapprochement
de deux identités culturelles opposées.
Pour bien appréhender ces fonctions du sport en Afrique
du Sud, il faut comprendre qu'il occupe un rôle crucial dans la vie du
pays. L'importance culturelle et politique du sport sud-africain est inscrite
dans la société. Depuis son importation par les colons
britanniques au XIXème siècle, le sport est sacralisé par
les élites Blanches du pays qui entretiennent depuis un lien passionnel
voire quasi-religieux avec le sport, et particulièrement avec le rugby.
Le rugby est le sport élu par la communauté afrikaner pour expier
sa frustration face à l'oppression britannique. Il permet un rapport de
force et de contestation de la domination politique. Depuis, le rugby est, par
définition, la discipline sacrée de la culture afrikaner. Ce
sport est devenu le symbole de leur domination et de leur «
supériorité » culturelle. Le sport est donc
rapidement ethnicisé en Afrique du Sud et les mesures de domination de
l'apartheid y sont appliquées pour que les Blancs en conservent le
monopole. Le sport sud-africain est profondément culturel, identitaire
et symbolique. En outre, pendant l'apartheid, l'Afrique du Sud forme avec la
Nouvelle-Zélande l'une des deux nations les plus puissantes du rugby
mondial. Le rugby est donc un vecteur de rayonnement de
l'hégémonie afrikaner. C'est donc logiquement que la
communauté internationale et l'African National Congress (ANC)
qui cherchent à dénoncer le régime de
ségrégation raciale utilisent le boycott sportif pour se faire
6
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
entendre. L'exclusion de l'Afrique du Sud de la
compétition internationale à partir des années 1970 est
douloureusement ressentie pour ce pays qui divinise le sport. Pour gagner leur
réintégration dans la compétition internationale, le
gouvernement conservateur sud-africain est progressivement contraint
d'assouplir les politiques de discrimination raciale. Le sport,
élément identitaire et conservateur devient paradoxalement le
vecteur d'effondrement de l'apartheid. C'est donc un puissant instrument de
pression et un terrain très propice à l'expression de
l'identité des différentes communautés raciales.
Le sport qui est historiquement le terrain
privilégié pour la consolidation des différences raciales,
des inégalités sociales est aujourd'hui l'outil du rapprochement
dans l'Afrique du Sud postapartheid. Depuis leur arrivée au pouvoir en
1994, les dirigeants de l'African National Congress (ANC) utilisent le
sport pour fédérer leur nation autour de grands
évènements et pour permettre l'émergence d'une
identité nationale commune. Le sport permet de transcender les clivages
raciaux et culturels. Ce faisant, l'évolution du sport rend compte des
changements dans la société sud-africaine. Le
phénomène sportif est un indicateur pertinent de
l'intégration nationale sud-africaine.
Il apparaît donc judicieux de déterminer dans
quelle mesure le sport a permis le changement institutionnel et la
reconstruction sociale en Afrique du Sud ?
Dans un premier temps, nous verrons que le sport est l'outil
de changement institutionnel et de la réconciliation sociale en Afrique
du Sud (I), dans un second temps, nous constaterons que la portée
réelle de ce changement apparaît toutefois limitée et que
le sport sud-africain est toujours au défi des inégalités
raciales héritées de l'apartheid (II).
7
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
I - LE SPORT, VECTEUR DU CHANGEMENT INSTITUTIONNEL ET DE
LA RECONSTRUCTION SOCIALE EN AFRIQUE DU SUD
A - Le boycott sportif international comme levier du
changement institutionnel et social en Afrique du Sud
L'Afrique du Sud, dans les années 1950, est un pays
dirigé par ses « colons fondateurs » à travers un
régime politique de ségrégation raciale. Cette
ségrégation s'exerce à tous les niveaux : social,
économique, politique, administratif et jusque dans les loisirs et dans
le sport. Parce que le sport a une vocation quasi religieuse pour l'Afrique du
Sud, souvent qualifiée de rugby mad, et qu'il représente
un outil de rayonnement international, il constitue un enjeu sacré.
Ainsi, lorsque la communauté internationale dénonce le traitement
discriminatoire de la communauté Noire, elle utilise le boycott sportif
pour acculer le gouvernement sud-africain. Les relations sportives avec
l'Afrique du Sud ont constitué un puissant outil de pression
extérieure. Ce boycott sportif est l'outil du changement institutionnel
contraint.
LE CONTEXTE POLITIQUE ET SOCIAL, LES RAISONS DE LA
COLÈRE
Le système de ségrégation racial
appelé Apartheid est officiellement entré en vigueur après
la victoire du National Party en 1948. Bien que l'apartheid ait un fondement
juridique depuis 1948, le système social a évolué de
manière informelle depuis la formation de l'Union en 1910. La nouvelle
donne politique réside sur le principe de la pureté raciale, de
la ségrégation et de la domination blanche. Les données
démographiques sud-africaines (13.000.000 Noirs, 1.912.000 «
colorés » ou métisses, 575.000 asiatiques et 3.600.000
blancs) ont convaincu les sud-africains qu'ils devaient dominer pour ne pas
être dominés.
L'apartheid fait partie intégrante du « South
Africain way of life » et représente alors pour le
gouvernement et la nation un « monolithe inamovible et implacable
»2.
Les colons sud-africains sont des calvinistes
fondamentalistes, convaincus d'être investis d'une mission divine de
préservation de la civilisation blanche, du puritanisme et du
nationalisme. Cette idéologie a abouti à l'instauration d'un
système juridique et politique par le National Party qui entérine
un système de ségrégation et de domination : les
non-blancs
2 Hendrik Verwoerd, homme politique, universitaire un
éditorialiste sud-africain, membre du Parti national.
8
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
(Noirs, couloured et asiatiques) se sont vus
dépourvus de leurs droits politiques, de leur liberté de
circulation, de leur droit de propriété et de choix de
résidence et de leur droit au mariage. Ainsi le Group Areas Act (GAA)
impose une stricte ségrégation spatiale et les Reservation of
Separate Amenities Acts (RSAA) impose une ségrégation dans
l'accès aux services et aux infrastructures. Le sport permet le
contrôle social de la communauté Noire et sa subordination aux
colons. En effet, toutes ces interdictions légales oeuvrent à
empêcher la communauté « non-blanche » de constituer un
contre-pouvoir compétitif.
Les lois instituant l'apartheid sont entrées en vigueur
graduellement et n'ont fait que légaliser un état de fait : le
système social ségrégationniste qui a évolué
depuis la formation du National Party en 1910. Le sport en Afrique du Sud s'est
racialisé depuis le début du XIXème siècle. Les
résidents Blancs d'Afrique du Sud se revendiquent « anglais »
ou « afrikaners » selon leur langue, religion, localisation, leur
race, leurs sports et leur idéologie. Les auto-proclamés «
afrikaners » sont un amalgame d'hollandais, de français,
d'allemands, de portugais et d'autres nations européennes. Cette
diversité généalogique rend la culture pratiquée
par les afrikaners aussi déterminante que leur couleur de peau.
Ainsi, la plupart des afrikaners rejettent le cricket car
associé à l'impérialisme anglais. Les afrikaners sont
religieusement passionnés de rugby et le football est historiquement
joué et suivi par la communauté Noire3.
Avant l'élection de 1948, les organisations sportives
elles-mêmes maintenaient ce système social dans le sport, depuis
les élections, le gouvernement a progressivement pris le contrôle
de la politique sportive.
Au lendemain de l'élection du National Party, pour
entretenir l'idéal idéologique d'identification du « peuple
élu », le rugby devient le symbole de la domination Blanche dans
une Afrique du Sud majoritairement Noire. Le rugby permet également
d'entretenir le mythe de la supériorité anthropologique des
européens sur les africains. Ainsi est initié le processus
d'ethnicisation et de politisation du rugby.
En juin 1956, le ministre de l'intérieur indique que le
sport en Afrique du Sud ne serait pas mixte : les Noirs qui souhaitent une
carrière internationale devront intégrer des organisations
raciales spécifiques subordonnées à des organisations
officielles blanches. Cette règle reflète la vision paternaliste
et réductrice des relations entre la communauté originelle et les
colons. La logique d'affiliation entend en réalité réduire
l'autonomie de la communauté Noire et donner au monde l'illusion du
progrès social en Afrique du Sud.
3 Nous reviendrons plus en détails sur le cas
du football en Afrique au sein de cette étude (au sein du II) B)).
9
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
Dès la fin des années 1950, le gouvernement se
montre menaçant et souligne le danger du sport mixte en évoquant
les traditions et coutumes de leur peuple en Afrique du Sud et le risque pour
la paix sociale. Émerge alors l'opposition non-raciale à
l'hégémonie Blanche.
En 1958, la politisation du rugby est exacerbée lors du
discours du Premier ministre Hendrik Verwoerd qui proclame: « vos
prestations dans les arènes sportives nationales et internationales
doivent en permanence témoigner de combativité et de la bravoure
légendaire des afrikaners, et refléter la nécessaire
suprématie de la race Blanche sur les Cafres et les croisés (...)
je compte sur vous pour faire du rugby l'étendard qui ravive notre
flamme patriotique ».
Les Noirs sont privés des infrastructures
matérielles et diminués dans l'accès au sport afin que la
communauté Blanche puisse conserver l'ascendant politique.
En réaction à ce dénuement, l'Association
Sportive Sud-Africaine (SASA)4 fondée en 1959 demande le
droit pour tous les sud-africains d'intégrer des équipes
sportives mixtes au niveau national, avec ce slogan : « du pain et non
des miettes ».5
Dès le début des années 1960, les
politiques sportives émanent du sommet du gouvernement, en la personne
du premier ministre lui-même. En 1966, un ministère du sport est
institué pour gérer les problèmes liés au sport,
lesquels tendent à se complexifier et à devenir fréquents.
Lorsque le nouveau premier ministre John Vorster suggère qu'une
équipe mixte (ou intégrée) néo-zélandaise
pourrait être autorisée à jouer en Afrique du Sud au titre
de la politique extérieure, une élection nationale doit
être organisée avant le terme de la mandature législative,
tant le problème est névralgique en Afrique du Sud. En
dépit des fortes
contestations sur la scène régionale et
internationale, les organisations sportives
internationales menées
par le Comité International Olympique décident de laisser
l'Afrique du Sud poursuivre la compétition.
Cette décision par l'organisation et les individus et
nations qui les composent est davantage motivée par des critères
économiques et politiques que par des facteurs sportifs. Le sport joue
un rôle croissant dans la politique, tant dans l'avenir de la
compétitivité et du rayonnement international de l'Afrique du Sud
que dans les relations diplomatiques des nations impliquées.
4 The South African Sports Association
5 « Bread, not crumbs »
10
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
L'OPPOSITION INTERNATIONALE À L'APARTHEID,
L'ISOLEMENT SPORTIF DE L'AFRIQUE DU SUD
Le boycott sportif contre l'Afrique du Sud
ségrégationniste est à ce jour le plus important mouvement
antiraciste de l'histoire du sport. Aucune intervention depuis celle de Jesse
Owens aux Jeux Olympiques de Berlin n'a eu de telles répercussions
politiques.
Le boycott sportif de l'apartheid révèle le
degré d'enchevêtrement de la revendication politique initialement
locale puis de la sanction internationale. En effet, le boycott a donné
une dimension internationale à un phénomène qui aurait pu
rester un problème local, circonscrit à l'Afrique du Sud. Les
activistes ont mis en évidence la corrélation entre le
système de l'apartheid et l'héritage colonial raciste du multi
nationalisme dans la majorité des nations à majorité
Blanche : le Royaume-Uni, la Nouvelle-Zélande, l'Australie, la France et
l'Irlande, principaux rivaux sportifs. Le sport apparaît comme une
inextricable ressource politique. L'Afrique du Sud fait l'objet d'une
condamnation croissante par la communauté internationale en raison de sa
politique d'apartheid. Ce faisant, l'acceptation dans la communauté
sportive internationale devient un enjeu croissant pour ce pays fanatique de
sport.
Après que l'Inde a déposé une plainte
contre les discriminations subies par les populations indiennes en Afrique du
Sud, le comité spécial contre l'apartheid des Nations Unies
adopte en 1962 la résolution 1761 contre l'apartheid. La
résolution déclare le régime sud-africain contraire
à la charte des Nations Unies et constitutif d'une menace à la
Paix et à la sécurité internationale. De surcroît,
la résolution invite ses États membres au boycott en cessant
toute relation diplomatique avec l'Afrique du Sud.
Dès 1968, l'Assemblée Générale des
Nations Unies demande à tous les États et organisations de «
suspendre tous les échanges à caractère culturel,
éducatif ou sportif avec le régime raciste sud-africain
».
Dans sa résolution XXVI de novembre 1971, les Nations
Unies appellent à un boycott des équipes sportives
sélectionnées en violation du principe olympique de
non-discrimination.
Le pays est présent dans la compétition
olympique depuis 1908 lors de la quatrième olympiade de Londres et
représente le premier pays du continent à y participer. De 1908
à 1960 les athlètes Blancs sud-africains, seuls autorisés
à participer aux Jeux, enlèvent 54 médailles : 16 en or,
17 en argent et 21 en bronze. Toutefois, L'Afrique du Sud compromet sa
participation aux Jeux Olympiques.
11
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
En 1964, 23 pays africains sont invités à
rejoindre les Jeux Olympiques de Tokyo et contestent la politique raciale
sud-africaine.
L'Afrique du Sud qui refuse de dénoncer sa politique
d'apartheid est bannie des Jeux Olympiques de Tokyo sur décision du CIO
le 18 aout 1964, en vertu de l'article 3 de la charte qui interdit «
toute discrimination raciale, politique ou religieuse ». C'est
historiquement la première fois qu'un membre du CIO sort du mouvement
olympique, à l'exception de l'Allemagne et du Japon, perdants de la
Seconde guerre mondiale et absents à Londres en 1948. Le gouvernement de
John Vorster est soucieux de contenir les mouvements de protestation. Dans les
années 1960, il existe alors deux mouvements de protestation non-raciaux
: l'Association Sportive Sud-Africaine (SASA)6, formée en
1959 et son successeur, le Comité Olympique Non-Racial Sud-Africain
(SAN-ROC)7.
Puisque les non-blancs n'étaient pas autorisés
dans les associations de sports « blancs », tous les joueurs
non-blancs étaient membres du SAN-ROC lorsque l'Afrique du Sud est
finalement bannie des Jeux de 1964, le gouvernement réalise qu'il doit
diviser les mouvements sportifs non-raciaux.
Pour ce faire, le gouvernement initie la formation d'une
association « non-blanche » affiliée à une association
Blanche, cette affiliation signifiant en réalité subordination
(les organisations « non blanches » ne détenaient jamais plus
de 10% des droits de vote).
Les quelques joueurs non-blancs qui rejoignent volontairement
l'organisation le font sur la promesse du gouvernement qu'ils pourront
participer aux compétitions internationales et accéder aux
formations et aux infrastructures sportives. Toutefois, cette concession est
strictement limitée à l'Afrique du Sud dans le cadre des
politiques de l'apartheid. Soulignons que les sud-africains non-blancs qui se
sont affiliés à ces associations n'avaient, pour certains, pas
d'autre choix et l'opposition contre le système d'apartheid engendrait
de lourdes représailles. Certains athlètes meneurs des mouvements
anti-raciaux ont été exclus, emprisonnés, exilés
(c'est notamment le cas de Deniis Brutus, Wilfred Brutus, John Harris, Omar
Cassem, Chris de Broglio et Reg Hlongwane).
Aucun « non blanc » ne pouvait contester l'apartheid
sans encourir de répercussions personnelles ou collectives. Cette menace
suffit à réfuter le discours du gouvernement arguant devant la
communauté internationale que les non-blancs qui coopèrent avec
le système sont représentatifs de la communauté «
non-blanche » sud-africaine, sous couvert donc d'une apparente
réconciliation raciale. Le gouvernement sud-africain affiche donc une
6 The South African Sports Association
7 The South African Non-Racial Olympic Committee
12
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
volonté de réconciliation devant la
communauté internationale mais se montre inflexible en interne.
Ainsi, en avril 1967, le premier ministre John Vorster
explique les concessions au Parlement en précisant clairement qu'aucun
sport mixte entre Blancs et non-blancs ne serait pratiqué localement,
peu important le degré de compétence sportive et de
mérite.
Il explique également qu'aucune concession ne serait
transigée quant à la politique raciale de sélection
sportive, peu important que cette politique d'apartheid sportive nuise aux
relations sportives et diplomatiques internationales de l'Afrique du
Sud.8 L'exclusion interne des compétitions mixtes est ainsi
entérinée. Elle signe, entre autres, la fin de la carrière
de l'emblématique joueur de golf indien Sewsunker "Papwa" Sewgolum qui
avait été le seul non blanc autorisé à concourir
aux compétitions blanche. Figure emblématique du mouvement de
boycott sportif, Papwa est au centre de l'attention internationale lorsqu'il
gagne le Natal Open contre 113 joueurs Blancs et est contraint de recevoir son
trophée dehors sous la pluie alors que les 113 autres participants
prennent le cocktail dans le clubhouse.
Cet événement, qui atteint le paroxysme du
pathétique de l'apartheid, recevra de fortes critiques internationales.
Ce discours de John Vorster sonne également le glas des jeunes
athlètes espoirs non-blancs. À la lumière de ce discours,
il apparaît que l'apartheid est renforcée en interne. Toutefois,
grâce aux concessions à l'extérieur du pays, principalement
la participation aux Jeux d'une équipe mixte, la communauté
internationale est temporairement leurrée. Localement, le premier
ministre John Vorster est contesté par les membres de son parti de
droite et par l'opposition, estimant qu'il a fait des concessions trop
radicales.
Quatre mois après son discours, le ministre du sport,
Frank Waring, remet en question la participation d'une équipe mixte aux
Jeux Olympiques de 1968 jugeant que la politique sud-africaine doit être
tenue séparée du sport et qu'une demande fondée sur un
motif politique de mixité raciale ne peut pas être accueillie par
le pays, il est donc désormais question d'envoyer une équipe
Noire et une équipe blanches, distinctes.
8 Discours du premier ministre John Vorster au
Parlement, le 11 avril 1967 : « I want to make it quite clear that
from South Africa's point of view no mixed sport between whites and non-whites
will be practiced locally, irrespective of proficiency of the participants
(...) no matter how important those sports relations are in my view, I am not
prepare to pay that price (...) we are not prepared to compromise, negotiate or
make any concessions ».
13
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
LA PASSIVITÉ DU COMITÉ INTERNATIONAL
OLYMPIQUE ET LES PREMIERS SUCCÈS DU MOUVEMENT DE CONTESTATION
AFRICAIN
Le Comité Olympique International ignore le fait
qu'absolument rien n'a changé pour les non-blancs dans le sport
sud-africain et la réadmission de l'Afrique du Sud est temporairement
considérée aux Jeux Olympique de Mexico en 1968.
Le gouvernement se sert de cette illusion pour laisser
entendre aux sud-africains que la communauté internationale les accepte
en dépit de la contestation idéologique globale et en
dépit de la résolution des Nations Unies.
Frank Braun, le directeur du comité olympique
sud-africain implore ses alliés dans la communauté internationale
d'entendre leur position et de réaliser que la condition Noire en
Afrique du sud n'est pas aussi dégradée qu'elle le paraît
dans la presse internationale.
Le National Party propose des concessions pour les
Jeux Olympiques de Mexico en 1968, acceptant d'envoyer une équipe
d'athlètes mixtes, ceux-ci porteraient le même drapeau et les
mêmes couleurs ; les sud-africains et d'autres groupes raciaux pourraient
s'affronter ; un comité olympique « non-blanc » et un
comité de liaison entre Blancs et non-blancs seraient formés.
À cette occasion le Times (London)9 et le
New York Times ont souligné10 l'importance que le sport avait
pris en tant que levier de la diplomatie, le sport apparaît comme l'arme
du monde extérieur pour vaincre l'apartheid.
Les concessions du gouvernement sont jugées «
révolutionnaires » par la presse occidentale. Mais les journalistes
locaux questionnent le sens de l'influence et se demandent si c'est l'opinion
mondiale qui change l'attitude de l'Afrique du Sud ou bien si c'est l'Afrique
du Sud qui change progressivement l'opinion mondiale sur l'apartheid.
Un éditorial d'un journal local résume ainsi le
rôle du sport dans la politique extérieure sud-africaine : «
chaque victoire internationale de l'Afrique du Sud est un coup porté
contre nos ennemis sportifs et politiques »11.
Confronté à son déclin sportif et
politique, le gouvernement sud-africain se soucie de l'image que renvoie le
sport sud-africain aux autres États. D'ailleurs, lorsque les
sud-africains envoient leur équipe de rugby au Royaume-Uni en 1969, un
autre journal local estime que
9 Editorial, The Times (London), 17 février
1968
10 Editorial, New York Times, 22 février
1968
11 Editorial, Die Volksblad (Bloemfontein), 13 mars
1969 : « Every international sport success is a blow against our
sports and political enemies ».
14
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
l'équipe de rugby a la lourde responsabilité
d'influencer l'opinion publique britannique en faveur de l'Afrique du
Sud.12
Il est primordial pour l'Afrique du Sud d'améliorer
l'image du sport sud-africain tant au niveau international qu'au niveau de
local parmi sa communauté « non-blanche ».
En effet, si le gouvernement parvient à
présenter des athlètes et des représentants sportifs qui
adhèrent à la politique d'apartheid dans le sport, alors la
légitimité des contestations internationales serait
sérieusement entachée.
Cependant, et alors que le gouvernement de John Vorster a
abrogé la législation d'apartheid interdisant les équipes
sportives multi-raciales, le CIO est contraint par les menaces de boycott des
pays africains de retirer l'invitation faite à l'Afrique du Sud.
En effet, l'invitation du CIO à l'Afrique du Sud
provoque l'indignation de la communauté africaine et de toutes les
nations « non blanches ». La communauté africaine comprend que
les relations internationales sportives sont devenues le talon d'Achille de
l'Afrique du Sud13. Les nations africaines ont formé en
décembre 1966 le Conseil Suprême du Sport en Afrique (SCSA)
14 et l'une de ses premières résolutions a
été d'appeler au boycott des Jeux Olympiques de 1968 si l'Afrique
du Sud devait y participer. La veille du verdict du Comité Olympique
International à Grenoble, le Congrès National Africain (ANC)
diffuse un appel sur Radio Tanzania pour les Jeux et soutient qu'il appartient
au domaine du sport, des arts et de la culture de faire ressentir à
l'Afrique du Sud le poids de l'indignation morale internationale contre
l'apartheid15. Par le boycott aux Jeux Olympiques, les nations
africaines ont fait le sacrifice de leur temps et de l'investissement de leurs
athlètes ainsi que du prestige international qui accompagne les
victoires médiatisées, mais c'est au profit d'une plus grande
victoire.
Malgré la pression, le Comité Olympique
Internationale décide dans un premier temps d'autoriser l'Afrique du Sud
à participer aux Jeux de Mexico.
Toutefois, le Comité a sous-estimé la
portée de la menace, s'il savait que les jeux seraient boycottés
par les 32 pays membres du SCSA, il n'a pas réalisé à quel
point le débat politique et racial avait pénétré le
sport.
12 Die Burger (Cape Town), 15 décembre 1969
: « The eugby teal has the extraordinary responsibility to influence
British public opinion in favor of South Africa »
13 Editorial in the Uganda Government Newspaper,
The People (Kampala) : « Here is a field in which Africa does not need
to plead, cajole or threaten other powers to take action against apartheid, we
can act decisively ourselves (...) the South Afrcains do not consider it minor
», 1er avril 1967
14 Supreme Council for Sport in Africa
15 ANC, discours sur Radio Tanzania, 30 janvier
1968 : « It is in the sphere of sports, arts and culture that South
Africa can be made to feel the full weight of interntional moral indignation
against apartheid ».
15
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
En effet, un mois seulement après la décision de
Grenoble, le New York Times16 rapporte que seules dix nations,
toutes blanches, maintiennent leur participation aux Jeux de Mexico. Lorsque le
Comité réalise la portée du boycott, il est contraint de
renverser sa décision, le vote est éloquent : 47 votent pour
l'exclusion de l'Afrique du Sud, 16 pour son maintien et 8 s'abstiennent.
Consciente de son influence, la communauté africaine maintient la
pression et parvient à faire annuler le tournoi de cricket britannique
en Afrique du Sud de 1970, notamment grâce au soutien des manifestants
britanniques mobilisés à Londres.
C'est le gouvernement britannique lui-même, en la
personne du premier ministre Harold Wilson, qui annule le tournoi par crainte
de voir se dégrader les relations du Common Wealth. Le tournoi de
cricket est alors devenu un problème politique majeure entre le premier
ministre Wilson et le leader de l'opposition du parti conservateur, Edward
Heath.
La population britannique « non-blanche » suit le
débat très attentivement. Opposé à
l'intégration proposée par le Royaume-Uni, le premier ministre
sud-africain John Vorster réaffirme sa position et refuse
d'intégrer une équipe mixte au tournoi de cricket. Il
déplore que l'objectif poursuivit par l'Angleterre ne soit par sportif
mais purement politique, il déplore l'influence du mouvement
anti-apartheid17. Le gouvernement britannique annule donc le
tournoi. L'annulation par l'entité gouvernementale britannique du
tournoi de 1970 illustre à nouveau à quel point la politique et
le sport sont liés.
16 New York Times, 10 mars 1968
17John Vorster, 18 septembre 1968, « We
are not prepared to accept a team thrust upon us by people whose interests are
not the game but to gain political objectives which they do not even attempt to
hide, the team as constituted now is not the team of the MCC but the team of
Anti-Apartheid movement ».
16
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
L'AFFAIRE ARTHUR ASHE ET LE RENFORCEMENT CROISSANT DES
MESURES D'ISOLEMENT DE L'AFRIQUE DU SUD
Cette même année 1970, « l'affaire
Arthur Ashe » envenime les relations diplomatiques entre les
États-Unis et l'Afrique du Sud et renforce son isolement par la
communauté internationale.
En 1969, le joueur de tennis Arthur Ashe dépose une
demande de visa à l'Afrique du Sud pour participer l'Open sud-africain
le 15 décembre 1969.
Le secrétaire d'État William P. Rogers s'arrange
pour que la représentation soit faite directement devant l'ambassadeur
américain à Washington et auprès du ministre des affaires
étrangère Hilgard Muller à Pretoria.
Le premier ministre John Vorster et le ministre des affaires
étrangères refuseront d'accorder un visa au joueur Arthur Ashe au
motif qu'il dissimulerait un dessein politique à son voyage. Devant les
Nations Unies, Arthure Ashe estimera pour sa part qu'il a été
rejeté par ce qu'il « n`était pas Blanc
»18.
L'humiliation est vivement ressentie, non seulement par Arthur
Ashe mais également par les responsables du Département
d'État américain.
En représailles, les États-Unis suspendent
l'Afrique du Sud de la Coupe Davis.
Le retentissement de l'affaire est tel que les alliés
traditionnels de l'Afrique du Sud (l'Australie et la Nouvelle-Zélande)
votent eux-aussi contre la participation de l'Afrique du Sud à la Coupe
Davis. L'affaire Arthur Ashe agit comme un catalyseur qui attire
davantage encore l'attention des États étrangers sur l'injustice
du système d'apartheid sud-africain. Ainsi, le pouvoir du Comité
Suprême Africain est renforcé par le soutien croissant de la
communauté internationale. Le Comité triomphe à la
réunion d'Amsterdam du Comité International Olympique. Il
était attendu que le Comité exclue l'Afrique du Sud des Jeux de
1972, mais la communauté africaine demande davantage et finit par
obtenir l'exclusion définitive de l'Afrique du Sud du mouvement
Olympique lui-même par un vote de 35 à 28 avec 3 abstentions. La
presse internationale est interpellée par la force acquise par la
communauté africaine. La dernière participation de l'Afrique du
Sud aux Jeux date donc de ceux de Rome en 1960 et ce jusqu'au 25 juillet 1991,
date ou est engagé le processus de démocratisation et la
libération de Nelson Mandela.
Le monde du sport international des années 1970 est
assez éloigné de la vision de Pierre de Coubertin qui voyait dans
le mouvement Olympique un organe pacificateur.
18 UN Unit on Apartheid Papers, 23 avril 1970,
audition d'Arthur Ashe, P. 3
17
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
La réalité se rapproche davantage de la vision
de George Orwell qui dépeint le sport comme un lieu de haine, de
jalousie, de mépris et de violence lorsqu'il écrit que «
le sport c'est la guerre, les fusils en moins ».19
Trois facteurs principaux ont permis le tournant des
années 1970 : l'opposition militante internationale et notamment au
Royaume-Uni, l'appui des États-Unis et le rôle des nations
africaines soutenues par la communauté internationale.
La compétition internationale participait au
succès de l'Afrique du Sud et le rejet de la compétition
internationale implique donc son déclin.
En 1970, l'isolement de l'Afrique du Sud est quasiment complet
et les appels aux changements politiques sont pressants. Le Sunday Times de
Johannesburg explique d'ailleurs que « les critiques de l'Afrique du
Sud ont simplement découvert que le sport est l'arme la plus utile pour
nous battre et alors que ce sont les sportifs qui sont les victimes de ce
sacrifice, ils sont exclus et privés de leur droit de participer aux
compétions internationales, la principale cible de cette attaque est la
politique raciale du National Party »20.
Le cas sud-africain est devenue une préoccupation
mondiale et l'année 1971 est proclamée « année
internationale de la lutte contre le racisme et la discrimination raciale
» par les Nations Unies. Le 29 novembre 1971 l'Assemblée
plénière rappelle les demandes qu'elle a faites (dès 1968)
aux États et aux organisations sportives de suspendre toutes les
événements sportifs avec les équipes sud-africaines
sélectionnées en application de la politique d'apartheid.
L'Assemblée générale des Nations Unies demande à
tous les sportifs de refuser de participer à toute activité
sportive dans les pays appliquant officiellement une politique de
discrimination raciale ou d'apartheid dans le domaine des sports.
De surcroît, l'Assemblée déplore que
certaines organisations sportives nationales et internationales aient
continué à organiser des rencontres sportives avec l'Afrique du
Sud et elle invite tous les États à agir conformément
à la résolution.
Cependant, l'exclusion des Jeux et la résolution des
Nations Unies ne suffisent pas à interrompre l'ensemble des
confrontations sportives internationales avec l'Afrique du Sud, la
Nouvelle-Zélande poursuit un grand nombres de rencontres sportives avec
l'Afrique du Sud en dépit du consensus international et de la
résolution.
19 Tribune Newspaper, décembre 1945, George
Orwell, « Sport is war minus shooting ».
20 Sunday Times Johannesburg, 31 mai 1970 : «
South Africa's critics have simply discovered that sport is the most
powerful weapon they have found with which to beat us while it is the sportsmen
who are the sacrificial victims - they are being ostracized and deprived of
their right to participate in world sport - the main target is the racial
policiy of South Africa, or precisely of the National Party ».
18
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
L'INSATISFAISANT « COMPROMIS » DE JOHN VORSTER
ET L'INFLEXIBILITÉ DU RÉGIME D'APARTHEID
Le 22 avril 1972, le premier ministre John Vorster annonce ce
qui se revendique être une nouvelle donne politique en
matière de ségrégation sportive.
Ce discours tend à convaincre les organisations
internationales que la politique sud-africaine a effectivement changée.
Cependant, un examen attentif semble indiquer que le changement est purement
sémantique. En effet, alors que la politique précédente
impliquait une ségrégation stricte dans tous les
événements sportifs au niveau local, national et international,
la nouvelle politique de « sport multinational » autorise
l'intégration d'équipes sud-africaines mais exclusivement pour
certains évènements tels que la Coupe Davis et les Jeux
Olympiques. La politique du « sport multinational »
s'avère être la réflexion du programme national de «
développement séparé » avec la
création des Bantoustans21.
Ce programme est largement condamné par la
communauté internationale et la conférence des Nations Unies
à la Havane a permis de statuer que « toute tentative par les
Bantoustans d'établir des liens sportifs avec le monde extérieur
doit être condamnée ». En 1974, le ministre du sport,
Pier Koornhof, a déclaré que les organisations sportives
suspendues par les organisations internationales pouvaient instaurer des
évènements multinationaux mixtes même lorsqu'aucune
équipe étrangère ne participait à
l'évènement. Ainsi, une nation sud-africaine pouvait affronter
une autre nation sud-africaine. Toutefois, il est important de souligner que
cette règle ne s'appliquait qu'aux organisations sportives
sud-africaines qui avaient été suspendues, il s'agit donc d'une
stratégie pour convaincre les organisations internationales qu'un
réel effort vers l'intégration raciale était
initié.
Un autre volet de cette politique permettait aux pays
entretenant des liens traditionnels avec l'Afrique du sud (Royaume-Uni,
Nouvelle-Zélande et Australie) d'envoyer des équipes
multiraciales affronter des équipes séparant les blancs et les
non-blancs au sein de stades pratiquant la ségrégation raciale.
Au terme de cette politique, aucun blanc n'était autorisé
à assister à un match auquel une équipe
étrangère rencontrait une équipe non-blanche. Par
conséquent, l'équipe de Rugby anglaise a affronté
séparément l'équipe « blanche » et
l'équipe couloured au tournoi sud-africain de 1972.
En définitive, l'Afrique du sud envoie des
équipes « intégrées » à l'international
pour quatre évènements seulement : les Jeux Olympiques, La Coupe
Davis, La fédération de la Coupe et
21 En Afrique du Sud, au temps de l'apartheid,
territoire délimité, « foyer national » attribué
à un peuple ou à un groupe de peuples Noirs (bantous).,
dictionnaire Larousse, éd. 2015.
19
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
le Tournoi de Golf Canadien. Hormis ces quatre exceptions,
c'est toujours l'apartheid qui régit le sport à domicile : aucun
comité sélection mixte n'est institué.
Comme le rappelle Dennis Brutus, le leader sud-africain du
Comité Olympique Non-Racial sud-Africain (SANROC), le multi-nationalisme
« n'est qu'un nouveau nom pour un jeu inchangé
»22.
Par ailleurs, bien que le gouvernement assure qu'il est
équitable et juste envers la communauté sportive non-blanche, les
sommes octroyées aux Blancs et aux non-blancs entre 1965 et 1972
attestent du contraire.
En effet, alors que les Blancs représentent moins de
25% de la population, 2 708 900R (environ 175 880 EUR) sont
dépensés dans les sports de la communauté Blanche, contre
seulement 102 150R (environ 6 633 EUR) pour la communauté «
non-blanche » pour la même période. Le compromis
annoncé par John Vorster et la réalité inchangée en
Afrique du Sud insurgent les activistes et des sportifs anti-apartheid. Tous
les leaders du mouvement non-racial poursuivent le même objectif : la fin
de l'apartheid sportif. Cet objectif constitue la seule façon de
garantir l'accès équitable aux installations sportives et aux
opportunités de formation. L'enjeu est également d'assurer la
sélection d'une équipe nationale selon le degré de
mérite, par un comité de sélection mixte et de permettre
un accès libre aux tribunes spectateurs.
La première résolution des Nations Unies
à la Havane salue « le courage des sportifs en Afrique du Sud
qui soutiennent la fin de la ségrégation sportive ».
Traversée par les contestations internes et isolée, la
société sud-africaine semble s'ouvrir au changement. Un signe
éloquent de ce climat d'ouverture est observable à
travers deux sondages conduits en 1971. Dans le premier, sur 925 sud-africains
interviewés, 79% d'entre eux se sont prononcés favorables
à l'intégration sportive. Dans le deuxième sondage, 276
sur 292 joueurs de crickets Blancs se sont estimés prêts à
jouer avec ou contre une équipe « non-blanche » au niveau de
la ligue. Rappelons qu'en décembre 1969, seules 3 ou 4 figures blanches
se prononçaient en faveur de l'intégration sportive. L'isolement
a donc influé l'opinion publique et a poussé le gouvernement
à adopter de nouvelles politiques sportives plus tolérantes.
Nonobstant l'embryon d'évolution des mentalités
sud-africaines, le gouvernement de John Vorster ne montre aucun signe de
progrès. Depuis son bannissement des Jeux Olympiques de 1964, l'Afrique
du Sud a essayé d'organiser des « Mini Olympiques »
dans le pays. La liste des pays participants à ces Jeux est
similaire à la liste des pays favorables au maintien de la
22 « It's a new name for the old game »
20
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
participation de l'Afrique du sud dans les
évènements sportifs internationaux : L'Allemagne de l'Ouest, le
Royaume-Uni, l'Australie, l'Irlande, la Rhodésie et le Malawi, seul pays
du contiennent africain à soutenir le système de l'apartheid
sportif au niveau international.
En 1973, les Jeux Olympiques sud-africains ont
été largement médiatisés et dénoncés
par la communauté internationale. D'ailleurs, la conférence des
Nations-Unies à la Havane a fermement condamné les États
et les sportifs participants aux évènements sportifs
sud-africains.
Au début des années 1970, l'Afrique du Sud a
davantage régressé qu'elle n'a fait d'efforts pour mettre
véritablement terme à l'isolement diplomatique et l'apartheid
sportif s'est en réalité intensifié.
21
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
LE SOULÈVEMENT ANTI-APARTHEID DES MEMBRES DU
COMMONWEALTH ET L'OPPORTUNISTE « EFFORT D'INTÉGRATION RACIALE
»
Au début des années 1970, les alliés
historiques de l'Afrique du Sud - traditionnellement réticents au
boycott diplomatique avec l'Afrique du Sud - commencent à s'indigner
à leur tour du régime d'apartheid.
En 1971, l'Australie est semblable au Royaume-Uni en 1969
lorsque le pays est bouleversé après l'annulation du tournoi de
rugby en Afrique du Sud et du tournoi de cricket en Angleterre par le parti
travailliste après que 50.000 citoyens ont protesté dans les
rues. Le tournoi de rugby de l'Australie en Afrique du Sud en 1971 a
engendré de nombreuses violences, entre 500 et 700 arrestations, 18
jours d'état d'urgence dans l'état du Queensland, la grève
de 125 000 employés et le coût des services de police
s'élevant à 11 600 000R.
Le tournoi de rugby australien de 1971 est finalement
mené à terme mais à un lourd tribu et l'opinion publique
réclame l'annulation du tournoi de cricket devant avoir lieu cette
même année. Ce tournoi de cricket est contesté par le
Conseil oecuménique des églises23, le conseil des
syndicats 24 , la majorité des journaux australiens, la
majorité des citoyens et le gouvernement d'Australie du Sud et de
l'Ouest. Le comité australien de contrôle du cricket, contraint,
annule donc le tournoi.
Le tournoi de rugby néo-zélandais en 1973 fait
l'objet de véhémentes contestations des organisations HART (Halt
All Racist Tours) et CARE (Citizens Association for Racial Equality). Les deux
organisations s'engagent à ne pas interrompre le tournoi si l'Afrique du
Sud sélectionne ses équipes selon le critère du
mérite et non de l'appartenance raciale. Lorsque l'Afrique du Sud refuse
ce compromis, CARE et HART passent à l'action et mobilisent forces
anti-apartheid. Le premier ministre néo-zélandais, Norman Kirk,
refuse d'annuler le tournoi mais retire, parallèlement, le soutien
financier du gouvernement accordé pour son organisation.
Plus de la moitié des nations du Common Wealth,
mené par le Comité Suprême du Sport en Afrique
(SCSA)25 menacent le tournoi. Par conséquent, le premier
ministre Norman Kirk est contraint d'annuler le tournoi.
Il maintiendra cette position en annonçant le
1er novembre 1973 qu'il n'autoriserait pas le tournoi de tennis de
la Coupe de la fédération, l'équivalent féminin de
la Coupe Davis, qui
23 Council of Churches
24 Council of Trade Unions
25 Council for sport in Africa
22
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
devait se tenir en Nouvelle Zélande et à
laquelle devait participer l'Afrique du Sud, en dépit de la politique
d'Apartheid appliquée au tennis.
Toutefois, sous le premier ministre Robert Muldoon, les
tournois de rugby avec l'Afrique du Sud reprennent. Les relations sportives
avec l'Afrique du Sud firent d'ailleurs débat pendant la campagne
électorale de 1975 avec la le slogan de campagne de Robert Muldoon :
« Pas d'interférence du gouvernement dans le sport »
26, autorisant donc la compétition avec l'Afrique du Sud.
Au Royaume-Uni, les protestations se poursuivent, une nouvelle
organisation appelée Stop the Apartheid Rugby Tour (SART) est
formée par les anciens de la coalition SANROC parmi lesquels le leader
Dennis Brutus, dans le but d'empêcher la tenue le tournoi de rugby
sud-africain des British Lions de 1975.
Le tournoi aura tout de même lieu mais aura pour
conséquence de faire réfléchir le cabinet sur
l'opportunité d'étendre les couleurs du Springbok aux
non-blancs.
En effet, le tournoi s'achève sur la défaite des
sud-africains. Les sud-africains sortent du tournoi vaincus et humiliés
par l'équipe britannique en raison de leur interdiction d'employer leurs
joueurs vedettes Noirs.
C'est la raison pour laquelle le cabinet accepte
d'étudier la question de leur intégration.
Cette ouverture est politiquement
récupérée par le premier ministre sud-africain John
Vorster dans son discours d'octobre 1974 lorsqu'il promet de mettre fin
à la discrimination raciale, il souligne la démarche vers la
réintégration dans la communauté internationale.
Toutefois, bien que le cabinet sud-africain décide
d'autoriser les joueurs non-blancs à porter les couleurs des Springbok
dans les matchs tels que ceux des tournois contre le Royaume-Uni, le
pourcentage de joueurs échappant à la politique d'apartheid est
insignifiant (de l'ordre de 6% des joueurs non-blancs).
Cette décision s'inscrit davantage dans une politique
d'assouplissement des sanctions internationales que d'une véritable
intégration raciale.
L'importance du sport et du changement en Afrique du Sud
apparaît d'autant plus crucial si l'on appréhende le sport comme
le reflet de la société globale en Afrique du Sud.
En effet, pour les Blancs sud-africains, le sport a une
connotation sacrée et religieuse. Alors qu'avant l'isolement sportif 79%
des Blancs sud-africains jugeaient inconcevable l'intégration sociale
des non-blancs, 79% se positionnaient pour après la mise au ban par la
communauté internationale.
26 « No government interference in sports »
23
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
Il aura fallu l'isolement pour que les joueurs osent parler de
sport multiracial puisque les joueurs n'ont aucune autre alternative : s'ils
veulent reprendre les compétitions internationales, c'est au prix de
l'éradication de l'apartheid dans le sport.
L'année 1976 est l'année de la reprise des
compétitions internationales.
Le premier espoir pour les sud-africains Blancs est en tennis
: la Coupe Davis et la Coupe de la Fédération, traditionnellement
soutenus par de puissantes structures dirigées par des occidentaux.
L'Afrique du Sud concourt fréquemment dans ces deux
tournois bien que de nombreuses nations refusent de l'affronter. Le paroxysme
de l'absurdité est atteint à la victoire de la Coupe Davis par
l'Afrique du Sud en 1974 lorsque l'Inde préfère déclarer
forfait plutôt que d'affronter une équipe issue de l'apartheid.
Les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont ensuite
annoncé leur retrait définitif de la Coupe Davis, puis,
s'apercevant que la Coupe Davis continuerait sans eux, sont revenus sur leur
décision.
LE MASSACRE DE SOWTEO ET LA CONTESTATION DE LA
PARTICIPATION NÉO-ZÉLANDAISE AUX JEUX OLYMPIQUES DE
MONTRÉAL
Le mercredi 16 juin 1976 débute la révolte des
écoliers et des étudiants de Soweto, townships de la
banlieue de Johannesburg. Ces étudiants Noirs s'opposent à
l'obligation qui leur est imposée de suivre des cours d'Afrikaans comme
seconde langue d'enseignement.
Pour les étudiants sud-africains, l'afrikaans est la
langue « du colon et de l'oppresseur ». Durant la
manifestation, les policiers utilisent des gaz lacrymogènes et tirent
pour disperser la foule.
La première victime de ces tirs
incontrôlés est un jeune garçon de 13 ans, Hector Paterson.
La photo de son corps dans les bras d'un homme accolé à sa soeur
en pleurs a fait le tour du monde et a « éveillé la
conscience publique sur la politique d'apartheid27 ». Plus
de 600 personnes décèdent dans les émeutes de Soweto,
principalement des manifestants Noirs. Des dizaines de milliers de manifestants
Noirs sont emprisonnés, des milliers traversent la frontière pour
trouver refuge à l'étranger et d'autres organisent une lutte
clandestine contre l'oppression blanche.
Pour les Noirs sud-africains, Hector Paterson devient le
martyr de la lutte anti-apartheid et ces émeutes meurtrières
émeuvent l'opinion publique.
27
http://archives.radio-Canada.ca/IDC-0-9-2279-10/index_souvenirs/guerres_conflits/emeute-soweto
24
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
Les pays membres de l'Organisation de l'Union Africaine
exigent l'application immédiate des résolutions prises par les
Nations Unies contre le régime d'apartheid. Ils dénoncent la
participation néo-zélandaise aux tournois de rugby en Afrique du
Sud.
Pour l'Organisation de l'Union Africaine l'attitude la
Nouvelle-Zélande constitue une violation des résolutions des
Nations Unies. Elle réclame à titre de sanction l'exclusion de la
Nouvelle-Zélande des Jeux Olympiques de Montréal.
À trois jours de l'ouverture des Jeux Olympiques de
Montréal et en pleine indignation contre le massacre de Soweto, une
équipe néo-zélandaise est en tournée en Afrique du
Sud.
Le 15 juillet 1976, deux jours seulement avant la
cérémonie d'ouverture, 16 pays africains adressent une lettre au
président du Comité International Olympique, lord Killanin, pour
dénoncer la tournée des joueurs de rugby
néo-zélandais en Afrique du Sud.
Les signataires demandent ainsi l'exclusion de Jeux de la
Nouvelle-Zélande. Sir Cecil Lance Cross, membre du Comité
International Olympique depuis 1969 déclare que « le rugby
n'est pas un sport olympique et que ni le CNO ni les membres de l'équipe
olympique de Montréal n'ont eu de contact avec l'Afrique du Sud
». Il rappelle que « le gouvernement
néo-zélandais est opposé à l'apartheid mais
respecte le droit de chacun de faire du sport ou il l'entend. Qu'il n'existe
donc aucune raison en faveur de l'exclusion de la Nouvelle-Zélande
».
Après avoir consulté les autres membres du
Comité International Olympique, lord Killanin adresse sa réponse
au 16 pays africains exigeant l'exclusion de la Nouvelle-Zélande :
« Le rugby est un sport qui échappe entièrement à
l'emprise du Comité International Olympique. Comité qui a
déjà pris des mesures en retirant l'Afrique du Sud des Jeux en
1972. Nous convenons à l'unanimité que cette question
dépasse la compétence du Comité et la
Nouvelle-Zélande n'a enfreint aucune règle ».
Constatant cette fin de non-recevoir, les équipes
nationales des pays signataires sont rapatriées le jour même,
à l'exclusion du Sénégal et de la Côte d'Ivoire qui
décident de rester. Au total, 22 comités olympiques se retirent
des Jeux Olympiques28. Du 13 au 17 octobre 1976, la Commission
exécutive du Comité Internationale Olympique de Barcelone est
dédiée prioritairement au boycott des Comités nationaux
olympiques africains.
Le Comité relève que la grande majorité
des motifs concernant la non-participation aux Jeux de Montréal sont
liés à la volonté de protester contre les relations
sportives entre la Nouvelle-Zélande et l'Afrique du Sud.
28 Algérie, Cameroun, Éthiopie,
Égypte, Ghana, Guyane, Haute-Volta, Irak, Kenya, Libye, Mali, Maroc,
Niger, Nigeria, Ouganda, République Populaire du Congo, Soudan,
Swaziland, Tchad, Togo, Tunisie et Zambie.
25
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
Lord Killanin et les membres du Comité décident
de ne pas sanctionner les athlètes et les comités nationaux
olympiques africains ayant décide de leur tardif et engagé
retrait, estimant que ceux-ci avaient déjà payé un lourd
tribu en sacrifiant « toute une génération
d'athlètes ». Le 23 décembre 1976, lord Killanin
rappelle que la charte olympique doit être respectée et que le
mouvement olympique doit être autonome et non dicté par des
ingérences extra-sportives ou gouvernementales et donc de la politique
purement politicienne.
26
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
LE GLENAGLES AGREEMENT, L'OPPOSITION FORMELLE DU COMMON
WEALTH ET SA TARDIVE APPLICATION RÉELLE
En 1977, les nations du Commonwealth signent le Commonwealth
Gleneagles Agreement et décident de soutenir la campagne anti-apartheid
pour décourager les relations et les compétitions entre les
athlètes et les organisations sportives, les équipes ou individus
d'Afrique du Sud.
Le Commonwealth est un organe compétent pour imposer un
boycott à l'Afrique du Sud puisque plusieurs sports populaires et
typiquement coloniaux en Afrique du Sud sont dominés par le
Commonwealth, à l'exemple du cricket et du rugby de l'Union. Les membres
du Commonwealth embrassent des nations de diverses races, cultures, langages et
confessions ont depuis longtemps perçu le danger de la discrimination
raciale et se sont donc engagés dans la lutte contre la
ségrégation.
Au sommet de Londres, les représentants des
gouvernements ont réaffirmé que l'apartheid sportif était
une abomination contraire aux principes de la Déclaration du
Commonwealth prévus par la Déclaration de Singapore le 22 janvier
1971. Le Commonwealth est conscient que les relations sportives entre leurs
pays et les pays pratiquant l'apartheid tend à laisse penser qu'ils
encouragent et partagent une politique de discrimination raciale
prohibée par la Déclaration de Singapore. Toutefois,
malgré cette volonté politique de façade, en pratique le
rugby de l'Union et le cricket ont continué à être
joués au niveau international entre l'Afrique du Sud et le Commonwealth
malgré le Gleneagles Agreement. Le dernier tournoi de rugby britannique
en Afrique du Sud a lieu en 1985 et une équipe australienne visite
l'Afrique du Sud en 1986 et en 1987.
En réalité, le boycott sportif du Commonwealth
commence véritablement à la fin des année 1980 lorsque la
pression internationale est telle que les relations entre les pays membres et
l'Afrique du Sud relatives au rugby et au cricket sont suspendues et que
l'Afrique du Sud se voit refuser le droit de faire participer leurs
équipes régionales et internationales pour une saison
entière et non seulement quelques matchs. Le South African Financial
Mail affirme alors que « le boycott sportif est probablement l'arme la
plus puissante dans la lutte contre l'apartheid. Et ce parce que en affectant
leurs loisirs, il a forcé les blancs apolitiques à se positionner
et à questionner l'iniquité et l'absurdité de l'apartheid
»29.
29 The South African Financial Mail, 28 septembre
1990 : « The sports boycott has perhaps been the most successful
weapon in the struggle against apartheid. This is because, by directly
affecting their recreation, it forced apolitical whites to consider the inquity
and absurdity of apartheid ».
27
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
DU CHANGEMENT COSMÉTIQUE DES ANNÉES 1980
« A NORMAL SPORT IN AN ABNORMAL SOCIETY » À L'HUMILIATION DES
TOURNOIS « MERCENAIRES »
Au début des années 1980, le sport est
exempté de la politique d'Apartheid, mais en réalité
l'Apartheid est toujours pratiquée. Ce faisant, la réadmission de
l'Afrique du Sud dans la compétition sportive internationale devra
attendre le débanissement du Congrès National Africain
(ANC) en 1990. Sous le poids de la croissante pression internationale et
fragilisée par son isolement de la communauté sportive
internationale, l'Afrique du Sud tente de distinguer le sport de sa politique
raciale.
En 1979, le Département du Sport des
Loisirs30 devient un service accessible à toutes les
communautés. Toutefois, sa mission est strictement encadrée par
le Liquor Act et les Reservation of Separate Amenities Acts (RSAA) et le
gouvernement continue d'insister sur la nécessité de leur
application pour maintenir l'ordre et la loi et éviter les tensions. Le
sport est finalement dissocié du Group Areas Act (GAA) en octobre 1979 :
les billets des matchs joués sur des zones Noires peuvent être
achetés par des Blancs et inversement, selon un système de
permis.
Les institutions sportives revendiquent cette
séparation entre le sport et la politique sociale sur la scène
internationale. Toutefois, cette distinction entre le sport et la politique ne
fera que renforcer le diction du South African Congress of Sport
(SACOS)31 selon lequel « il ne peut y avoir de sport normal
au sein d'une société anormale »32.
Le Conseil de Recherche en Sciences Humaines33
(HSCRC) recommande dans un rapport de 1980 que le sport soit
dépolitisé, libéré des restrictions légales
et fasse l'objet d'un financement équitable. Cette même
année, la délégation du Conseil des Sports
Britanniques34 menée par Richard Jeep visite l'Afrique du
Sud.
Le rapport de la commission se montre plutôt favorable
à l'Afrique du Sud mais ne met pas fin à l'isolement
internationale parce que la réforme consentie dans le domaine du sport
n'est pas acceptable si elle se tient isolée du changement politique.
Le sport en Afrique du Sud est alors dépolitisé,
certes. Toutefois, un grand nombre de lois et de pratiques d'apartheid
demeurent.
30 Department of Sport and Recreation
31 L'organisation interne anti-apartheid dans le sport
fondée en 1973.
32 « No normal sport in abnormal society ».
33 The Human Sciences Research Council
34 British Sports Council
28
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
D'après la Constitution de 1983, le sport au sein des
écoles devient la responsabilité d'un département de
l'éducation racialement constitué selon et une structure
tricamérale (blancs, indiens et couloured).
À la fin des années 1980, le gouvernement
encourage prudemment des tournois entre écoles mixtes et se fait
attaqué tant par la droite que par la gauche qui le jugent toutes deux
trop progressiste.
Des études montrent que 70% des infrastructures
sportives sont contrôlées par les Blancs et que les
dépenses par habitant sont 7 fois plus élevées pour les
Blancs que pour les Noirs en dehors du bantoustan. Les groupes politiques de
droite émergent à travers les municipalités conservatrices
et des écoles financées par l'État. Le gouvernement
sud-africain contre l'opposition de gauche en diabolisant la SACOS et en
retenant arbitrairement, sans procès préalable, les passeports de
ses leaders au motif que l'organisation fait parie d'un « complot »
contre le pays. La SACOS dénonce la situation aux médias
internationaux en précisant que si les joueurs Noirs sont traités
équitablement sur le terrain c'est ensuite pour mieux regagner une
société d'apartheid plus légitimé et
trompeuse.
Pour assurer la sécurité publique, le Joint
Management Center (JMC) mène campagne contre la SACOS. À la fin
des années 1980, celle-ci a perdu de son influence au profit du Conseil
du Sport National (NSC)35et du Congre National Africain (ANC),
grâce au boycott international et à une stratégie pratique
plus avisée. Selon l'ANC, le boycott doit être ciblé et non
plus systématique pour être plus efficace et crédible.
Alors que la SACOS était devenu trop rigoriste et doctrinale.
L'Afrique du Sud réplique au boycott en organisant des
tournois de cricket, de rugby et de football « mercenaires »
formés de joueurs pour la plupart en disgrâce ou en fin de
carrière que certains qualifient de « parias ».
Ces tournois clandestins sont dénoncés
unanimement et même par certains représentants de partis
eux-mêmes très conservateurs, tels que Margaret Thatcher qui
dénoncent ces tournois au nom du Gleneagles Agreement, lequel acte, nous
l'avons vu, contraint le Commonwealth à l'isolement de l'Afrique du Sud
ségrégationniste.
Ces tournois sont qualifiés par certains universitaires
de « rencontre illicite d'arrière-cour avec l'Apartheid
sud-africaine»36.
35 National Sport Council
36 H.M Beckles, The development of West Indian
Cricket, The Age of Nationalism, London, Pluto, 1998, P.20 : « A
backstreet illicit encounter with South Africa Apartheid ».
29
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
La communauté internationale y voit donc un
renforcement de l'apartheid sportif et un triomphe du nationalisme, bien que
ces compétitions ne reçoivent que peu de soutien.
Au moment où le monde du cricket est instable,
l'Afrique du Sud menace de séparer le sport selon une logique raciale.
En 1985, lorsque les « mercenaires » australiens arrivent en 1985, il
apparaît évident que cette visite est motivée par les
avantages fiscaux consentis aux sponsors. Ces subventions sont en fait des
subventions gouvernementales dissimulées.
Assez ironiquement, les sponsors impliqués souhaitaient
préserver leur anonymat par crainte d'être rejetés par une
partie de la société sud-africaine.
Le dernier tournoi « mercenaire » de cricket
coïncide avec la levée du ban et la libération de Nelson
Mandela en février 1990. Ces tournois auront attiré la
désapprobation internationale, un faible intérêt sportif et
auront surtout permis l'ascension de l'ANC. L'ANC détient un rôle
crucial dans le retour de l'Afrique du Sud à la compétition
internationale, grâce à son stratagème pour permettre un
changement, cette fois politique. Si le sport dans l'Afrique du Sud Apartheid a
longtemps permis aux Blancs sud-africains de distinguer leur identité de
celle des autres communautés raciales, il participe finalement à
la vulnérabilité puis à l'effondrement du
système.
La législation apartheid n'a pas réussi à
régir durablement le sport et les loisirs. La communauté
internationale s'est saisie du sport pour exprimer son aversion pour
l'apartheid et le boycott sportif a constitué un formidable instrument
de condamnation. Comme nous l'avons expliqué, pour les Blancs
sud-africains, le sport a une vocation quasi divine et chaque victoire sur le
terrain leur permettait d'établir la pertinence et la
légitimité tant de leur mode de vie que de leur structure sociale
et politique.
Paradoxalement, le sport s'avère être le talon
d'Achille de l'Afrique du Sud. Pendant toute la période que nous venons
d'étudier, la relation entre le gouvernement et les organisations
sportives internes est symbiotique : les organisations sportives n'étant
que des entités supportrices d'une politique gouvernementale qui les
dépassent. Ces organisations n'ont aucune vision globale de leur
rôle dans la société et n'ont fait qu'appliquer la
politique du National Party. Finalement, la nécessité de
présenter un visage de l'apartheid plus acceptable puis, sous la
pression de la communauté internationale, d'y mettre un terme absolu a
précipité un changement d'abord cosmétique puis
profond.
30
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud LA RÉINTÉGRATION AUX JEUX DE BARCELONE ET LA
MONTÉE AU POUVOIR DE L'ANC
À la fin des années 1980, les organisations
sportives sont donc contraintes de se réorganiser selon une politique
non-raciale pour réintégrer la compétition internationale.
Les organisations sportives précédemment distinctes telles que
l'organisation pour le « White Cricket », l'organisation pour le
« Black Cricket » et l'organisation pour le « Coloured
Cricket » ont du s'amalgamer en une seule organisation avec des
représentants de diverses races.
Les organisations sont également contraintes d'adopter
une Constitution qui soutient la non-ségrégation et
prévoit un plan de développement prouvant que les ressources
financières de l'État seront allouées à la
majorité Noire historiquement désavantagée.
Ces changements sont en partie déterminés par la
volonté de l'Afrique du Sud de réintégrer les Jeux
Olympiques de Barcelone de 1992.
Le SACOS se montre très critique de ces opportuns
changements et voit dans cette réorganisation un leurre. Le fait que les
anciennes organisations sportives Blanches soient désormais des
comités « intégrés » ne permet selon le SACOS
aucun véritable changement des conditions sportives dans la pratique.
Les représentants du SACOS, à travers plusieurs entretiens
à la presse internationale, expriment également que les plans de
développement resteront lettre morte faute de financement publique. En
outre, une fois que l'Afrique du Sud sera réadmise aux Jeux, l'attention
internationale se focalisera sur la compétition sportive au
détriment de l'insuffisance du changement social. Malgré ces
critiques, la communauté internationale constate la
démocratisation et l'ouverture de l'Afrique du Sud, les sanctions
bilatérales ainsi que celles des Nations Unies sont progressivement
levées.
En 1992, l'Afrique du Sud est réadmise aux Jeux de
Barcelone, les sportifs Noirs concourent sous les couleurs olympiques et non
plus sous les couleurs de l'apartheid, ce qui est une première
historique. C'est la première fois depuis 1960 que l'Afrique du Sud est
autorisée à participer aux Jeux Olympiques et Nelson Mandela,
alors leader de l'ANC, y assiste. L'Afrique du Sud se réclame «
rainbow nation » et multiculturaliste. Cette même
année, et pour la première fois depuis 10 ans, une équipe
de rugby étrangère est autorisée à visiter
l'Afrique du Sud mais selon les strictes conditions posées par l'ANC :
aucun hymne national n'est chanté, le drapeau sud-africain
n'apparaît pas et une minute de silence est observée en hommage
aux victimes de l'apartheid.
31
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
Le premier match-test contre la Nouvelle-Zélande
à Ellis Park, Johannesburg, est un échec puisque aucune des
conditions imposées par l'ANC n'est respectée. L'ANC menace donc
à nouveau d'appeler à de nouvelles sanctions internationales
contre le sport sud-africain.
En 1993, l'ANC et le gouvernement adoptent conjointement un
nouveau drapeau aux couleurs combinant les couleurs de l'ANC (Noir, vert et
jaune) à celles des républiques blanches (rouge, blanc et bleu),
un nouvel hymne est adopté réunissant l'hymne de
l'ANC37 et celui de l'Afrique du Sud38.
En 1994 sont organisées les premières
élections législatives multiraciales au suffrage universel, l'ANC
présidée par Nelson Mandela conquière le pouvoir.
C'est l'aboutissement de la lutte anti-apartheid. Une
cinquantaine de chefs d'État et le secrétaire
général de l'ONU, Boutros Boutros-Ghali, sont présents
à l'investiture présidentielle de Nelson Mandela. Un nouveau
modèle pour le sport en Afrique du Sud est proposé selon lequel
un ministère du sport distinct régit la politique sportive. La
première priorité de cette politique sportive étant
d'améliorer les infrastructures sportives dans les communautés
Noires précédemment marginalisées par l'apartheid. L'ANC
vise le développement et la réconciliation nationale à
travers le sport et institue le Programme de Développement et de
Reconstruction39. Sont donc formées des « delivery
units » chargées d'apporter l'éducation sportive,
l'entraînement, les infrastructures et l'équipement aux masses des
communautés désavantagées.
En réalité, l'accès au sport pour ces
communautés souffrant de l'apartheid est une illusion. Les écarts
entre les Noirs et les Blancs concernant les besoins primaires sont trop
primordiaux pour imaginer que le sport soit une priorité réaliste
à moyen terme.
Par exemple, entre 1989 et 1990, la dépense par
habitant pour l'éducation primaire et secondaire était de 930R
pour les Noirs et de 3739R pour les Blancs.
En 1991, 83% des Noirs économiquement actifs gagnent
moins de 10 000R par an ce qui n'est le cas que de 15% des actifs Blancs. En
outre, 0,6% des Noirs gagnent plus 50 000R par an alors que ce salaire est
atteint par 87% des actifs blancs.
L'espérance de vie à la naissance est de 59 pour
les Noirs et de 71 ans pour les Blancs, le taux de mortalité infantile
sur 1000 naissance viables est de 61 pour les Noirs et 9 chez les Blancs. Une
population estimée à 7 000000 Noirs vit dans des townships
insalubres,
37 Nkosi Sikelel' iAfrika
38 Die Stem Van Suid-Afrika
39 Reconstruction and Development Programme
32
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
23.000.000 n'ont pas accès à
l'électricité, 10.000.000 n'ont pas accès à l'au
potable et 15.000.000 aux sanitaires.
Par conséquent, les « delivery units
» ne peuvent être effectives dans une société
où le sport n'est pas la priorité puisque le pays dénombre
de sérieuses carences en matière de logement, de santé,
d'emploi et d'éducation.
Ainsi, le sport a été l'instrument du changement
en Afrique du Sud et le terrain historique des inégalités
raciales. Logiquement, l'ANC fait du sport sud-africain un priorité
politique parce que le sport est étroitement lié à
l'intégration et au développement, mais le sport n'est pas la
priorité sociale réelle en Afrique du Sud et les moyens
limités du pays ne permettent pas les changements et
améliorations structurels promis par l'ANC.
LE RUGBY ET LA RECONSTRUCTION IDENTITAIRE, LA SYMBOLIQUE
WORLD RUGBY CUP DE 1995
La Coupe du monde de rugby de 1995 est le premier
événement sportif à avoir lieu en Afrique du Sud
après la fin de l'apartheid, il s'agit de la première
compétition internationale à honorer la
réintégration de l'Afrique du Sud au sport international. Le 24
juin 1995, à Ellis Park, Johannesburg, les Springboks sud-africains
vainquent les All Blacks néo-zélandais. Parmi l'équipe
sud-africaine, Chester Williams, le seul joueur Noir des Springboks, souvent
qualifié par la presse de « black pearl », devient
une icône du « nouveau » sport sud-africain, l'emblème
de la réconciliation nationale.
La scène est culte, historique et hautement symbolique
(la photo de cette scène se trouve d'ailleurs au Muséum de
l'apartheid), Nelson Mandela, récemment élu Président,
habillé d'un jersey aux couleurs des Springboks, remet le trophée
au Capitaine Pienaar, symbole de la réconciliation et de la victoire :
l'ascension et la réunification de l'Afrique du Sud. Le rugby est
perçu, nous l'avons vu, comme un sport traditionnellement Blanc et issu
de l'idéologie afrikaner. C'est le sport par excellence du nationalisme
afrikaner et de l'impérialisme. Le symbolisme de la poignée de
main entre le leader de la révolution Noire et le capitaine du bastion
de la « suprématie blanche » est très forte.
Interrogé sur les événements politiques marquants de
l'année 1995, le politologue et ambassadeur Dennis Worral répond
« c'est lorsque l'Afrique du Sud a battu la Nouvelle-Zélande
pendant la Coupe du Monde, en portant le jersey numéro 6 du capitaine
François Pienaar Mandela est le symbole de l'unité dans une
société profondément divisée... L'impact
émotionnel et le
33
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
symbole politique de cet événement a
éclipsé tout ce qui passe en Afrique du Sud cette même
année »40.
Cette importance politique ne s'entend que si l'on resitue
cette victoire dans le contexte du gouvernement de Nelson Mandela qui tente de
promouvoir une vision de l'Afrique du Sud qui transcende la vision
divisionnaire de l'identité ethnique longtemps entretenue par
l'idéologie apartheid. Réunir et fédérer tous les
sud-africains derrière une équipe de rugby est un symbole
manifeste qui donne une impulsion à la création de
l'identité unitaire sud-africaine malgré les différences
raciales : la « rainbow nation ».
Comme l'a exprimé Nelson Mandela au cours du banquet
officiel concluant la fin du tournoi « lorsque le sifflet final a
retenti, les fondations pour la réconciliation et la construction
nationale ont été renforcées »41. Le
message émis par la Coupe du monde de 1995 est un message de
réconciliation, les participants et les spectateurs sont invités
à s'unir et à enfin dépasser les clivages raciaux.
Les Springboks ne sont plus l'équipe de
l'hégémonie afrikaner mais l'incarnation sportive de la «
rainbow nation »42 grâce à la
participation de Chester Williams.
Pour le sociologue Wilmot James, l'équipe de rugby
sud-africaine a excellé et dépassé les attentes de la
nation et ce faisant a élevé le concept d'unité nationale
à un niveau non atteignable par les discours politiques ou les ateliers
communautaires. Ainsi, le sport est un standard infaillible qui implique des
millions de personnes dans une logique collective et de
célébration, c'est un exemple puissant d'idéologie
spontanée43.
Ce tournoi incarne l'entrée de l'Afrique du Sud dans la
démocratie. Lorsque Nelson Mandela se tient debout au milieu de
l'Afrikanerdom, lieu sacré du rugby sud-africain, sport du
confinement de la communauté Noire pendant l'apartheid, il symbolise la
réconciliation.
40 Cape Times, 29 décembre 1995 «
This was when South Africa defeated new-Zealand for the World Rugby Cup and
Nelson Mandela wearing South African captain Francois Pienaar's numer six
jersey, symbol of unity in a deeply divided society... The emotional impact ans
political symbolism of this event eclipsed everything else that happened in
South Africa in 1996 ».
41 Eastern Province Herald, 17 aout 1995 «
When the final whistle blew... the foundations for reconciliation and
nation-building had been truly strengthened »
42 Après la victoire des Spingboks, ce terme
est récurrent dans les titres des journaux : « How rugby scored
a try for new South Arica » Mail and Guardian, « Rugby World
Cup - All Blacks v the rainbow nation » Mail and Guadian, «
Reign-Bow Boks » Sunday Tribune, « Our Guts and glory
boys... and the rainbow nation rejoices » Sunday Times, «
Rugby helped to heal the nation » Eastern Province Herald
43 Wilmot James, Democracy in action, mars 1996 p.
3. « South African sport teams have excelled beyond expectations and
in doing so have elevated the concept of national unity in a way that 1000
lectures and community workshops could not have begun to achieve. President
Nelson Mandela, too is a major party to the lifting of the national spirit ...
Some people wonder aloud how deeply athletic excellence can penetrate the
spirit. However, it is a mistake of the intelligence to think that prowess on
the sports field evokes merely a momentary sentimentality for the masses. It
sets an unmistakable example, involves millions of people in collective forms
and celebrations, and is in fact a powerful example of spontaneous
ideology. »
34
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
À ce sujet, Nelson Mandela confiera en 2001 : «
Le sport a le pouvoir de changer le monde. Il a le pouvoir d'inspirer et
d'unir un peuple comme peu d'autres évènements peuvent le faire
(...) Il est pus puissant que les gouvernements pour briser les
barrières raciales »44.
L'événement transcende les anciens clivages et
permet l'émergence d'une nation unifiée selon le slogan «
one team, one nation » par l'exaltation d'un succès
partagé.
La Coupe du Monde de 1995 signe la réintégration
à la communauté sportive internationale et la reconnaissance au
sein du monde occidental après un long isolement.
Sur le plan économique, la fuite des sponsors et la
non-participation aux tournois principaux pendant ces années d'isolement
apartheid ont engendré un manque à gagner entre 460 à 690
millions de Rand à (soit environ 30 à 45 millions d'euros) et ont
diminué la compétitivité des équipes
sud-africaines.
Au lendemain du mondial de 1995, l'Afrique du Sud
apparaît réconciliée et l'espoir d'un
rapprochement durable entre les différentes et divisées
communautés nationales est permis.
44 Playing the Enemy : Nelson Mandela and the game
that made the nation, John Carlin, 2009, «
Sport has the power to change the world. It has the power to
inspire, the power to unite people that little else has (...)It is more
powerful than governments in breaking down racial barriers. »
35
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
B - Un changement institutionnel et social inabouti :
l'injustice raciale persistante en Afrique du Sud
À l'abolition de l'apartheid, l'Afrique du Sud
ségrégationniste est devenue, selon les propres termes de sa
Constitution, une « démocratie multiraciale non discriminatoire
et non sexiste ». La rainbow nation se présente comme
un pays soucieux de s'affranchir de la période colonialiste et
raciste.
Les chercheurs internationaux emploient fréquemment
l'expression de miracle sud-africain pour caractériser le
changement de régime de l'Afrique du Sud. En effet, le régime
sud-africain est l'un des plus libéraux au monde, sa devise unity in
diversity et les réformes institutionnelles de correction des
inégalités policy of redress laissent envisager un
réel progrès démocratique.
Nonobstant, le cas sud-africain est injustement
mythifié par la communauté internationale. Dans
Invictus, Clint Eastwood dépeint de manière très
consensuelle la construction d'une nouvelle Afrique du Sud, incarnée par
la Coupe du monde de rugby de 1995, grâce à l'instrumentalisation
du sport à des fins politiques. Le scène finale montre des Noirs
jouant au rugby, illustrant une Afrique du Sud apaisée, unifiée
et victorieuse.
Or, ce happy ending idéalisé qui habite
l'imaginaire collectif relève du mythe. Les deux défis qui
survivent à la chute de l'apartheid - endiguer le racisme et les
inégalités sociales - ne sont actuellement pas atteints. Des
récents faits-divers et constats d'inégalité sociale,
moins médiatisés que les compétions internationales
à symboles et que les productions hollywoodiennes, attestent de la
fragilité persistante de la division sud-africaine.
Pour reprendre les termes du joueur de rugby sud-africain
Morné du Plessis « il aurait été naïf de
penser que ce titre mondial changerait notre société et notre
rugby, qu'il aurait été un acte fondateur. Il a juste
été un moment important. Il a fait évoluer la perception
qu'avaient les Blancs de Nelson Mandela et la perception qu'avaient les Noirs
et les Métis du rugby. C'était déjà beaucoup. Ce
fut un grand et beau moment mais il ne doit pas être pris pour ce qu'il
n'a jamais été en fait. Le chemin est encore long. »
36
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
L'AFRIQUE DU SUD POSTAPARTHEID TOUJOURS
INÉGALITAIRE, APRÈS L'APARTHEID POLITIQUE VERS L'APARTHEID
SOCIAL
Lorsque l'ANC arrive au pouvoir, il lui appartient de
démontrer qu'elle est apte à assurer la transition depuis la
libération vers la constitution d'un gouvernement responsable qui se
consacre à la réconciliation sociale. Mais l'ANC doit
également prouver aux économies capitalistes qu'elle est un
partenaire commercial fiable. Le tiraillement entre ces préoccupations
antagonistes ne semble pas permettre le changement économique et social
par une stratégie politique cohérente et suivie.
L'échec de la transformation sociale apparaît
premièrement comme un paradoxe. En effet, l'économie
sud-africaine est la première du continent africain duquel elle
représente 18,6% du PIB. Elle est classée 29ème
au niveau mondial. L'Afrique du Sud en tant que puissance émergente fait
partie des BRICS et possède des ressources naturelles exceptionnelles et
stratégiques : or, manganèse, chrome, uranium, cuivre, argent,
titane fer, plomb, platine (près de 80% des réserves mondiales),
diamants (15 millions de carats) et charbon (6ème rang
mondial). Malgré son relatif développement économique et
l'abolition juridique de l'apartheid, l'Afrique du Sud demeure un pays
profondément inégalitaire et l'accès aux fruits du
développement est toujours régi selon une implacable logique
raciale.
L'abolition de l'apartheid et l'arrivée au pouvoir du
premier gouvernement démocratiquement élu et mixte ont
suscité de grands espoirs de réformes sociales. Toutefois, plus
de 20 ans après la fin de l'apartheid, le bilan social est
contrasté. Le régime de ségrégation raciale a
profondément marqué la société africaine et la
fracture raciale persiste. En 2013, Jeune Afrique relaye les études de
Goldman Sachs qui indiquent que si l'Afrique du Sud a progressé depuis
la fin de l'apartheid, la société reste plombée par des
inégalités accablantes, un chômage massif et une faible
productivité. Goldman Sachs note que 85% des Noirs sont pauvres alors
que 87% des Blancs disposent de revenus moyens ou élevés.
Les statistiques issues du recensement de 2014 attestent de
l'incapacité de l'Afrique du Sud à atténuer les
inégalités raciales.
Paradoxalement, alors que l'Afrique du Sud est le pays le plus
riche du continent africain, 27% de la population connaît la
malnutrition, 52% de la population vit sous le seuil de pauvreté,
près de 2 millions d'habitants sont concentrés dans des
bidonvilles, le taux de
37
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
chômage officiel atteint 25,2% des actifs (35% en
réalité) et plus 6,5 millions de séropositifs
déclarés45.
La population Noire est plus exposée à la
pauvreté que la communauté blanche. Ainsi, d'après
l'Observatoire des inégalités, la communauté Noire
représente 79,6% de la population sud-africaine et la communauté
blanche 8,9%, la communauté Noire ne perçoit que 41 % des revenus
nationaux. Toutefois, un foyer blanc perçoit des revenus en moyenne 6
fois plus élevés qu'un foyer Noir (48 200R contre 8000R). Le
fossé racial est toujours très creusé puisque 29% de la
population Noire est au chômage contre seulement 4% de la population
blanche. Lorsque 62% de la population Noire vit sous le seuil de
pauvreté, seul 1% de la population blanche est concernée. En
outre, seuls 8,3% de la communauté Noire poursuit des études
supérieures post-baccalauréat contre 37% de la communauté
blanche. .
Si d'après l'Institut des Relations Raciales
(SAIRR)46, la classe moyenne Noire est désormais
équivalente à la classe moyenne blanche, il s'agit davantage de
l'expansion d'une élite (« happy few ones ») que de
l'essor d'une majorité prospère. En 2011, le coefficient de Gini
(0,58), en hausse depuis 2000 s'élevait à 0, 64 ce qui classe
l'Afrique du Sud pays le deuxième plus inégalitaire au monde
derrière la Namibie.
La « rainbow nation » semble toujours
payé le tribu de l'apartheid. Sous l'apartheid, nous l'avons vu,
l'éducation était ségréguée, les Noirs sont
exclus des écoles et des postes à compétence. Aujourd'hui,
l'éducation est théoriquement équitable mais les enfants
de familles Noires les plus pauvres ne peuvent s'offrir les frais d'inscription
exigés par les bonnes écoles. La qualité de
l'éducation publique gratuite proposée aux populations Noires
démunies est classée comme l'une des plus médiocres au
niveau mondial selon le Forum économique mondial.47
Ainsi, les inégalités se sont accrues et
polarisées entre les catégories raciales. Les Blancs voient les
inégalités au sein de leur communauté régresser de
8% depuis 2000. En revanche, pour toutes les autres catégories raciales,
les inégalités continuent de se creuser.
Si l'abolition de l'apartheid a permis à des
populations anciennement exploitées de profiter de l'expansion
économique, les salaires augmentent seulement pour la poignée des
« happy few ones » au détriment d'une majorité
vivant dans des conditions misérables et amassée dans des
townships.
45 L'Afrique du Sud détient aujourd'hui l'un
des plus élevés taux de prévalence du VIH selon la Banque
Mondiale (avec la République du Congo, Botswana, Ouganda, Mali et
Cameroun).
46 South African Institut of Race Relations
47
http://reports.weforum.org/global-competitiveness-report-2012-2013/
38
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
Pour Kevin Lebone (SAIRR), l'un des chercheurs à
l'origine de ces statistiques « un pays aux fortes
inégalités est inévitablement instable et devient
indésirable pour ses citoyens tout comme pour les investisseurs
étrangers ». Mais les inégalités au sein des
"groupes raciaux" sont aussi un problème selon lui. Il estime
que « ces fortes inégalités sociales entre les Noirs en
général, et entre les Africains en particulier, sont un motif
d'inquiétude et pourraient être la conséquence inattendue
de la politique de discrimination positive à l'égard des Noirs
». Comme nous le verrons ultérieurement à travers la
question des quotas raciaux, cette politique de discrimination positive
stigmatise une communauté qui a revendiqué dans la lutte contre
l'apartheid l'abolition de la distinction raciale et du traitement
différencié.
Afrique Relance, département d'information de l'ONU, a
étudié l'éloquent parallèle entre le township
« Mandela Village » et Johannesburg. « Mandela
village », dont la référence devient tristement
ironique, est un bidonville de 7000 habitants, exclusivement Noirs,
délabré construit en 1990 à partir de matériaux
récupérés dans une gare désaffectée non loin
de Soweto.
Parmi les habitants interrogés par les enquêteurs
ONU, beaucoup doutent de la capacité du gouvernement ANC à
améliorer leurs conditions de vie dans les prochaines années. Le
rapport de l'ONU décrit le village comme un assemblage de «
baraques minuscules, séparées par d'étroits passages
et bordées de rigoles ». Le village n'est pas alimenté
en électricité et ne dispose que de 5 points d'eau. Parce que la
communauté est organisée et représentée par des
militants de l'ANC, la municipalité leur a accordé le relatif
confort de 90 toilettes portatives. En 2000, la quasi-totalité des
habitants sont au chômage et les revenus qu'ils perçoivent
proviennent d'activités illicites.
À l'exact opposé, à quelques
kilomètre seulement, les habitants de Johannesburg, capitale commerciale
d'Afrique du Sud, sont majoritairement Blancs et fortunés. Le quartier
résidentiel gardé de Sandton offre de spacieuses maisons, des
parcs, des centres commerciaux, des sièges d'entreprises et des
hôtels. Les habitants blancs sont regroupés et
protégés par des murs, des clôtures électriques et
des services de gardiennage privés48.
Pour reprendre les termes du sociologue Roger Southall, dans
l'Afrique du Sud postapartheid, la ségrégation socialo-spatiale a
remplacé la ségrégation politique livrant le pays à
une tacite « apartheid des murs »49. Certes, le
système légal et politique ne pratique plus la
ségrégation et encourage même à la discrimination
positive (« affirmative action ») en
48
http://www.un.org/fr/africarenewal/vol14no4/sudafr.htm
49 Roger Southall, Unions and parties in South
Africa : Cosatu and the ANC in the wake of Polokwane, Southall R & Webster
E, 2010
39
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
faveur des Noirs mais de nombreuses inégalités
sociales subsistent et entretiennent les frustrations héritées de
l'apartheid.
En effet, si les actes de violences liées aux
revendications politiques ont diminué et que la violence globale est
historiquement élevée en Afrique du Sud, on observe une hausse de
la criminalité et de la violence sur fond de conflit social.
Et certains troubles ne sont pas sans rappeler ceux de
l'apartheid. En août 2012, la grève des mineurs de Marikana
dégénère et 34 manifestants travailleurs de la mine de
platine sont tués par la forces de l'ordre sud-africaines. Cet
épisode est comparé par la presse internationale aux massacres de
Sharpeville en 1960 et de Soweto en 1976. Le gouvernement semble incapable de
panser les plaies de son histoire coloniale. En réaction, les
contestations ont ensuite gagné les ouvriers d'or, de minerai, de fer,
de chrome et enfin de charbon. Les grèves de mineurs ont causé la
perte d'1 milliard de dollars en 2013, faisant chuter la croissance
sud-africaine de 2 points. Le Rand atteint alors son taux le plus bas depuis la
crise économique. Déjà affectée par la chute des
matières premières en 2015, l'Afrique du Sud traverse depuis une
crise économique déstabilisante.
La chute du système de l'apartheid et
l'établissement de l'ANC, parti démocratique et progressiste,
laissait espérer le passage d'un système d'exclusion et
d'inégalités à un système inclusif et
égalitaire. Néanmoins, l'Afrique du Sud est en crise
économique, politique et sociale. Toujours profondément
inégalitaire. Selon le géographe Philippe Gervais-Lambony, si le
système d'apartheid est aboli, on n'assiste pas pour autant à une
mixité raciale, laquelle reste marginale50.
Pour l'ancien Ministre du Développement et actuel
membre du comité exécutif national de l'ANC Zola Skweyiya la
société sud-africaine est une « bombe à
retardement »51.
Les pouvoirs publics se défendent et attribuent la
faiblesse des progrès réalisés à l'héritage
de l'apartheid : le pays n'a pas encore dépassé la
médiocrité des soins de santé et de l'éducation
résultants des politiques discriminatoires menées sous
l'apartheid.
Engluée dans ses incapacités et frustrations,
l'Afrique du Sud actuelle est en situation d'échec face à ses
objectifs fondamentaux de 1994.
50 Les formes de la démocratie locale dans
les villes sud-africaines, Introduction, Revue Tiers Monde, 2008/4, n°196
et
51 « South Africa is experiencing a deep social crisis,
we are sitting on a time-bomb of poverty and social disintegration. » Zola
Skweyiya
40
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
LES CHOIX HÉSITANTS ET CONTRADICTOIRES DE L'ANC :
L'ABANDON DU PROGRAMME DE RECONSTRUCTION ET DE DÉVELOPPEMENT ET
L'ÉCHEC DE L'ÉCONOMIE LIBÉRALE
Les choix stratégiques de l'ANC ont
aggravé la situation socio-économique du pays.
En effet, dans l'euphorie des élections de 1994, l'ANC
s'engage auprès de la communauté Noire à des changements
sociaux qu'elle s'avère incapable d'atteindre. Comme l'explique
Afrique Relance, cette euphorie postapartheid s'est désormais
dissipée et le taux de participation aux élections nationales est
en baisse depuis les élections de 1999. En outre, l'ANC, originellement
marxiste, a fait le choix de s'orienter vers une économie
libérale internationalisée en ouvrant les marchés et
réalisant des compressions budgétaires. Cette soudaine
libéralisation de l'économie sud-africaine est
dénoncée comme trop brutale et inadaptée à une
économie fragile et une société en reconstruction à
fortes disparités sociales. Ainsi, plus de 20 ans après son
arrivée au pouvoir et la concrétisation de ses objectifs à
travers la Reconstruction and Development (PRD) le gouvernement de
l'ANC dresse un bilan insatisfaisant de son action.
Le PRD était initialement, en 1992, le programme
socio-économique électoral de l'ANC puis est devenu le principal
axe de réforme du nouveau gouvernement. En réalité,
dès son élection, l'ANC renonce à ses principaux projets
en matière économique : la nationalisation des grands secteurs
d'activité et la redistribution des gains excédentaires Blancs au
profit des Noirs. En 1994, comme nous l'avons étudié, l'Afrique
du Sud sort contrainte d'un système de divisions internes basé
sur la ségrégation raciale. La situation économique est
impactée par l'apartheid et depuis 1974, le PIB per capita
décline de 0,6% par an. Par conséquent, L'ANC hérite d'une
situation économique et sociale très précaire. L'objectif
de l'ANC est de reconstruire et de transformer l'économie après
des années d'apartheid, d'isolation économique et de sanctions
financières par la communauté internationale.
Le PRD doit donc construire une Afrique du Sud
démocratique, unie et non-raciale et réduire la pauvreté,
principalement subie par la population Noire. Il s'agit donc d'atténuer
les inégalités sociales héritées du colonialisme.
Par ses ambitions, le programme suscite de vifs espoirs à ses
débuts.
Lorsqu'il est défini par Nelson Mandela, le PRD
comprend des programmes socioéconomiques pour remédier aux
inégalités sociales, des mesures de réformes
institutionnelles, des programmes éducatifs et culturels et
d'accès au marché du travail. Sous la présidence de Nelson
Mandela, l'allocation des fonds publics a été repensée et
le budget de la défense est réduit pour créditer le budget
affecté à l'éducation, à la santé et au
logement.
41
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
Le PRD constitue également un fonds spécial
crédité tous les ans de plusieurs milliards de rand pour financer
les projets présidentiels comme les soins médicaux, les
infrastructures scolaires et l'emploi. L'axe principal du PRD est de
nationaliser les secteurs clé de l'économie, de redistribuer 30%
des terres agricoles et de bâtir 1 million de logements neufs pour
accueillir la population accumulée dans les townships. La mise
en oeuvre du programme est entravée par plusieurs obstacles tels que la
délocalisation des sièges sociaux de multinationales
sud-africaines, l'augmentation du chômage suite à la
restructuration de la Fonction Publique et la baisse de productivité
agricole en raison de la baisse des investissements des détenteurs de
capitaux. Certes, le PRD est concluant dans certains domaines tels que
l'instauration d'un système de sécurité sociale pour les
plus démunis. Toutefois, le programme ne permet pas la croissance
économique, son objectif premier. Après seulement une
année de mise en oeuvre, la stagnation de la situation économique
discrédite le PRD auprès des sud-africains et des investisseurs
internationaux.
En 1995, l'ANC est confrontée à la faiblesse de
la croissance économique de l'Afrique du Sud et cède à la
pression exercée par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire
Internationale (FMI). Elle entame ses premières mesures de
privatisation. Graduellement, les pouvoirs publics éradiquent les
mesures protectionnistes et libéralisent les échanges commerciaux
pour se conformer aux exigences de l'Organisation Mondiale du Commerce
(OMC).
Ce faisant, l'ANC décide en 1996 de changer ses
objectifs pour rassurer les investisseurs et adopte un nouveau plan
stratégique macroéconomique : la Growth Employment
Redistribution (GEAR). La GEAR oeuvre à instaurer une
économie concurrentielle à croissance rapide pour permettre au
gouvernement d'investir dans des programmes sociaux. La GEAR a pour objectif de
réduire les déficits fiscaux, baisser l'inflation, contenir
l'instabilité le taux de change, déréguler les
barrières commerciales et libéraliser les échanges. Cette
politique a été vivement critiquée notamment par le
congrès des syndicats sud-africains (COSATU). Le COSATU lui reproche
d'être trop néo-libéral et d'avoir sacrifié ses
priorités sociales. Le gouvernement défend sa politique en
précisant qu'il est nécessaire de promouvoir une forte croissance
économique pour créer des emplois et des revenus pour
redistribuer les richesses ainsi engendrées aux communautés
Noires.
En 1999, l'ANC décide la loi sur l'équité
puis en 2003 le Broad Based Black Economic empowerment Act qui
obligent les entreprises sud-africaines à réserver des actions et
emplois aux Noirs sud-africains. Ces mesures ont permis l'émergence
d'une classe moyenne Noire
42
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
appelée « buppies »52
représentant seulement 11% de la population Noire sud-africaine. En
revanche, le plan GEAR a été très néfaste pour la
main d'oeuvre Noire peu qualifiée. Les privatisations ont
nécessité la mise en oeuvre de plans de restructuration qui ont
détruit 500 000 emplois peu qualifiés en seulement 3 ans. Le
bilan socio-économique de la GEAR est assez médiocre. La
croissance économique est faible et l'investissement privé
insuffisant à permettre la réduction du chômage, de
surcroît, la redistribution de la richesse des Blancs aisés vers
les Noirs défavorisés n'a été que faible. L'enjeu
social de réduction de la pauvreté et de la création de
l'emploi n'a donc pas été atteint.
La GEAR est remplacée en 2005 par l'Accelerated and
Shared Growth Initiative for South Africa (ASGISA) qui a pour objectif de
réduire la pauvreté en relançant l'emploi et reprend
également les principaux objectifs du GNP : construction nationale,
démocratisation, fin de la disparité raciale. Le succès du
programme est incertain parce que le gouvernement n'en a pas publiquement fait
le bilan. Cependant, les résultats obtenus sont décevants, le PIB
réel sud-africain n'a progressé que de 2,1% par an de 1996
à 1999, plus lentement donc que l'accroissement de la population. La
faible croissance n'a pas permis de relancer l'emploi et a au contraire
aggraver la pauvreté en milieu urbain.
En 2008, l'exclusion du président Thabo Mbeki, l'ASGISA
est remplacée par le New Growth Path (GNP). Lorsque Jacob Zuma
annonce la stratégie du GNP, il reconnaît la faiblesse des
résultats atteints jusqu'alors : le chômage structurel, la
pauvreté et les inégalités sociales. À cet
égard, le GNP est envisagé comme un outil pour
accélérer la croissance et réduire le chômage et les
inégalités. En juin 2011, un premier Rapport de Diagnostic sur la
politique ANC est publié, le rapport reconnaît que « les
conditions socioéconomiques qui ont caractérisé le
système de l'apartheid et du colonialisme définissent encore
largement notre réalité sociale ». La pauvreté
endémique et les inégalités socioéconomiques
persistantes laisse l'Afrique du Sud deuxième pays le plus
inégalitaire au monde après le Lesotho. Le rapport estime que la
transformation ne s'est produite que marginalement laissant la majorité
des sud-africains pauvres et toujours victimes
d'inégalités53.
À son retrait de la vie politique en 2014,
Trévor Manuel déclare qu'il faut cesser de «
blâmer l'apartheid pour les défaillances de l'État,
depuis 20 ans, la nation a été patiente face à la
52 Black Urban Professionnals
53 « Transformation has occurred marginally, as many
South Africans are still not free from tyrannies of poverty
and inequality », Nation Comission Diagnostic
Report, 2011, publication intégrale :
http://www.education.gov.za/Portals/0/Documents/Publications/National%20Planning%20Commission%20Dia
gnostics%20Overview%20of%20the%20country.pdf?ver=2015-03-19-134928-000
43
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
médiocrité des services publics (...)
»54. Le rapport reconnaît également que l'ANC
n'a pas atteint les objectifs fixés à l'élection de Nelson
Mandela : la réduction de la pauvreté et des
inégalités raciales. Cet échec est attribué, par
les auteurs du rapport, à deux causes : la première, une
confiance disproportionnée dans l'aptitude de l'État à
transformer à lui seul la réalité
socio-économique du pays ; ensuite, une mauvaise coordination
entre l'État, le secteur privé et la nation. Parmi les
grandes défaillances désignées par le rapport : le
chômage dans la communauté Noire, la faiblesse des standards
d'éducation pour les élèves Noirs, l'aménagement
spatial qui exclut les plus pauvres de la vie économique et la division
raciale.
En 2013, le gouvernement introduit le National Development
Plan (NDP) - 2030 qui est annoncé comme le document
stratégique du développement socioéconomiques à
long terme (de 2013 à 2030). Il entend remédier aux
défaillances des précédents programmes en instaurant un
développement économique inclusif des programmes sociaux.
À ce jour, l'ANC n'est pas parvenue à
dépasser la fracture raciale.
54 « We cannot continue to blame apartheid for our
failings as a state, for almost two decades, the public has been patient in the
face of mediocre services. The time for change, for a ruthless focus on
implementation has come. » 11 mars 2014, Johannesburg
44
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
LE DÉCLIN POLITIQUE DE L'ANC
Après l'abolition de l'apartheid, en 1996, la presse
sud-africaine se montre sceptique du changement annoncé. Lorsque
l'Afrique du Sud se revendique comme « One Nation », il
s'agit davantage d'une aspiration que du constat d'un
accomplissement55. L'Afrique du Sud actuelle, passée
l'euphorie de la victoire et du changement de la fin des années 1990 est
moins optimiste. La frustration de la communauté Noire s'est
amplifiée face aux limites de la transformation sociale et de
l'égalité économique promis par l'ANC. L'euphorie s'est
dissipée et laisse apparaître un « massive
post-liberation hangover and a painful case of depressed spirits
»56. Nelson Mandela a perdu son « auréole de
sainteté » et l'incompétence et la corruption de l'ANC sont
de notoriété publique.
Dans les années 2000, Jacob Zuma, alors
vice-président de l'ANC, est fréquemment l'objet d'accusations
infâmantes pour le parti. Il est entendu dans le cadre de plusieurs
affaires de corruption, de fraude et d'abus de pouvoir. En 2005, il est
accusé du viol d'une jeune femme qu'il sait séropositive, il
tiendra à la barre des contre-vérités « scientifiques
» affligeantes sur les modes de transmission du VIH. Ces positions
soulèvent l'indignation de la communauté internationale quand
l'Afrique du Sud compte 6,5 millions de séropositifs
déclarés et que l'épidémie augmente chaque
année. Lorsqu'il remporte la présidence de l'ANC en 2007, il est
de nouveau inculpé de corruption, fraude, blanchiment d'argent, racket
et évasion fiscale dans le cadre de l'enquête impliquant le groupe
d'armement Thales, alors qu'il vient de remporter la présidence de
l'ANC. Jacob Zuma est finalement relaxé et l'ANC décide de lui
restituer son poste de vice-président du parti.
Après la victoire nationale de l'ANC du 20 avril 2009,
Jacob Zuma est élu président de la République
sud-africaine. En 2013, la popularité du président est à
nouveau entachée dans le cadre de l'affaire Nkandla qui
révèle l'utilisation par le président de fonds publics
pour entretenir son patrimoine privé. Une majorité de
sympathisants de son propre parti considère qu'il doit
démissionner pour blanchir le parti et il sera publiquement hué
lors de la cérémonie
55 Weekly Mail and Guardian, 16 et 22 août
1996 : « When South Africa characterises itself as `one nation' it is
less, a statement of fact than the expression of an aspiration. Only a fool
would imagine that ours is a united country. It was, in fact, the recognition
of the fractured nature of our society -- and the violently destructive
consequences if we did nothing about it - that led us to the constitutional
settlement. Some foreign observers do understand the real Sout Africa society,
priding themselves on their perspicacity in seeing through our delusions. There
are also fools for failing to understand the desperate game we play
».
56 Patti Waldmeir, Anatomy of a Miracle, p.
287
45
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
d'hommage à Nelson Mandela du 10 décembre 2013
au FNB Stadium, devant une centaine de chefs d'États
étrangers.
Néanmoins, en 2014, il remporte les élections
législatives du 7 mai et l'Assemblée nationale ne s'oppose pas
à sa reconduction et Jacob Zuma est à nouveau investi le 24 mai.
La nation sud-africaine qui le réélit semble
désabusée et en perte de confiance dans les institutions et le
choix politiques, envisageant Jacob Zuma comme un pis-aller.
Le 31 mars 2016, la Cour Constitutionnel reconnaît Jacob
Zuma coupable de violation de la Constitution pour avoir refusé de
restituer, en partie, l'argent public qu'il a personnellement utilisé
pour la rénovation de sa résidence privée 6 810 630R (soit
environ 451 000 €). Le principal parti d'opposition, l'Alliance
Démocratique initie alors une procédure de destitution contre le
chef de l'État mais Jacob Zuma refuse de démissionner et est
finalement maintenu dans ses fonctions. Le président est, de
surcroît, actuellement entendu dans le cadre d'une affaire de contrat
d'armement. Il lui est également reproché,
régulièrement, de constituer des réseaux d'obligés,
en plaçant ses proches aux plus hautes fonctions des entreprises
publiques. Face à la litanie des accusations qui pèsent sur leur
représentant, l'ANC est divisée en deux courants. D'un
côté les loyalistes qui soutiennent inconditionnellement Jaco Zuma
ouverts et, d'autre part, les réformistes soulevés par le
ministre des Finances Pravin Gordhan. Ce dernier est placé au pouvoir en
2015 par Jacob Zuma, contraint de le nommer pour rassurer les investisseurs.
Ces derniers sont en effet sceptiques du choix initial du Président de
placer à ce poste un jeune député
inexpérimenté. Etonnamment, peu de temps après sa
nomination, Pravin Gordhan est inquiété de corruption et
d'espionnage. Pour l'opposition à l'ANC, l'Alliance Démocratique,
il s'agit d'une autre manoeuvre de Jacob Zuma pour maintenir son pouvoir au
sein de l'ANC. Le parti apparaît donc très fracturé. Selon
Mari Harris, analyste politique et directrice de l'institut de sondage Ipsos
South Africa, « le timing de cette enquête ne peut être
une coïncidence. Le président Zuma éprouve probablement du
ressentiment car il a été contraint de nommer Gordhan comme
ministre et il ne prend pas ses décisions dans l'intérêt du
pays ». Les dissidences ne se cantonnent pas à l'ANC et
à l'opposition mais gagnent également ses alliés
traditionnels : le Parti Communiste Sud-Africain (SACP) qui exige des
corrections exemplaires pour éviter l'aggravation du déclin.
Pour la première fois depuis son élection, et
après plus de 20 ans de domination politique, l'ANC est menacée
de perdre sa majorité absolue aux élections
générales de 2019. Bien que l'ANC demeure aujourd'hui le premier
parti au niveau national et domine le Parlement, l'alerte est
sérieuse.
46
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
La vague de défaites électorales de l'ANC
questionne l'avenir du parti historique de Nelson Mandela. L'ANC conserve 54%
des voix au niveau national et demeure donc la première force politique
du pays. Mais c'est une force politique désormais sérieusement
concurrencée avec la perte symbolique de Johannesburg, de Pretoria et de
Port Elizabeth lors des municipales du mois d'août 2016. À Nelson
Mandela Bay, la métropole qui comprend la ville industrielle de Port
Elizabeth, l'ANC est vaincu à seulement 40% contre 46,7% pour l'Alliance
Démocratique. Cette défaite est d'autant plus symbolique que Port
Elizabeth est un bastion historique de la lutte contre l'apartheid. À
Johannesburg, l'ANC assure 41,5% des voix contre 38,5 % pour l'Alliance
Démocratique. Mais, pour la première fois depuis la fin de
l'apartheid et l'arrivée démocratique au pouvoir de l'ANC, c'est
Herman Mashaba membre de l'Alliance Démocratique (et enfant des
townships) qui est élu maire de Johannesburg. Pour Somadoda
Fikeni, spécialiste de l'Afrique du Sud, il s'agit là d'un «
déclin dramatique dans des proportions jamais vues auparavant
» 57 . L'Alliance Démocratique est un parti réformateur
anciennement dirigé par les Blancs mais désormais
représenté par Maimane Mmusi, un homme politique Noir de 36 ans
et originaire de Soweto. Le dirigeant de l'Alliance Démocratique fait
d'ailleurs campagne en citant Nelson Mandela et en accusant l'ANC d'avoir
bradé ses valeurs et son histoire.
L'ANC choisira fin 2017 un nouveau leader qui sera candidat
à la magistrature suprême aux élections
générales de 2019. Toutefois, le maintien de Jacob Zuma ne fait
pas l'unanimité et les manifestations « anti-Zuma » se
multiplient. Le 15 août 2016, à Johannesburg, une manifestation
portée par des militants de l'ANC exigeait la démission de Jacob
Zuma et menaçait d'envahir le siège du parti. Pour Ronald Lamola,
figure de l'opposition au Président au sein du parti (et ancien leader
de la Youth League), « le président Jacob Zuma incarne tout ce
qui va mal au sein de l'ANC »58. Pour le co-auteur de
l'ouvrage La chute de l'ANC, et après ?59 , Prince
Mashele, « l'ANC est dévorée par trois démons: la
corruption, les divisions et une direction sans crédibilité
»60. Ainsi, pour reprendre l'idée de Prince
Mashele, l'ANC, initialement mouvement de la démocratie et de
l'ouverture, suit tristement les pas de ces mouvements de libérations
qui ont fini par disparaître comme au Ghana ou en Zambie.
57« The fall in support has been dramatic, in levels
never seen before » Somadoda Fikeni, AFP, 6 août 2016
58 « President Jacob Zuma is an
embodiment of all (the) wrong things in (the) ANC. Let's
not be intimidated », Johannesburg, 15 août 2016.
59 The Fall of the ANC: What Next? Prince
Mashele et Mzukisi Qobo, éd. Picador Africa, 2013.
60 « The ANC is being consumed by three demons --
corruption, fractionalism and a leadership without credibility »,
Prince Mashele, Johannesburg, 15 août 2016.
47
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
II - LE SPORT AU DÉFI DES
INÉGALITÉS DANS LA SOCIÉTÉ SUD-
AFRICAINE POST-APARTHEID
A - Le rugby, sport historique de la communauté
Blanche et terrain de la transformation
Le rugby, nous l'avons vu, est le sport vecteur de
l'hégémonie sud-africaine. Rappelons également que la
domination sportive des Blancs pendant l'apartheid relève d'une
stratégie de monopolisation à travers le gel
idéologique des infrastructures sportives. Le rugby incarne le
sport colonial et Blanc par excellence et a participé aux divisions
nationales, c'est donc symboliquement à travers lui que le changement
sociale est attendu.
Néanmoins, le rugby postapartheid n'est toujours pas le
reflet d'une rainbow nation égalitaire telle
qu'idéalisée par Nelson Mandela. Le rugby, miroir de la
société sud-africaine, apparaît toujours
inégalitaire et divisé selon le critère racial.
L'ILLUSION D'UN RUGBY SUD-AFRICAIN « POST-RACIAL
»
L'Afrique du Sud sous l'apartheid est la ville des Blancs, par
les Blancs et pour les Blancs et est donc inaccessible aux Noirs. D'ailleurs,
l'enseignement du sport dans les écoles Noires est interdit puisque,
pour citer le ministre des sports de 1950 « le sport de haut niveau
doit rester une activité blanche par excellence. Il se pervertirait
autrement en se noyant dans un cosmopolitisme qui nous ferait perdre notre
âme et dans lequel ne saurions nous reconnaître ». Alors
que tous les espoirs de réconciliation entre les différentes
communautés nationales sont permis au lendemain du mondial de 1995, le
bilan actuel de la diversité au sein du rugby et de sa capacité
à transcender les clivages est décevant. Pour assurer la
réunification et la cohésion sociale, le rugby doit aujourd'hui
encore se restructurer en profondeur.
Certains progrès ont été
réalisés. Ainsi, les deux fédérations de rugby
Noire et Blanche ont été réunifiées dans la
South African Rugby (SARFU) le 23 mars 1992. En outre, les cadres de
couleurs sont promus au sein de la fédération et la charte de
transformation est adoptée en 2006. Cette charte a pour objectif de
diffuser le rugby dans toutes les communautés, de permettre la
nomination d'entraîneurs Noirs pour les Springboks et d'intégrer
davantage de joueurs couleurs.
48
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
Malgré ces quelques apparentes avancées, pour
l'auteur Patti Waldmeir, « les afrikaners ont troqué
l'apartheid contre le rugby et tout indique qu'ils y ont trouvé leur
compte »61. La communion des différentes
communautés raciales pendant la Coupe du monde de 1995 s'avère
être un phénomène éphémère qui s'est
dissipé face à la frustration de la communauté Noire
confrontée à la lenteur du changement. Le sport apparaît
alors comme une « ceinture de sécurité culturelle
» pour la communauté Blanche qui appréhende le
renversement de l'ordre politique et social et se réfugie donc dans ses
traditions. Parmi ces traditions, le rugby, sport, qui, nous l'avons vu, est
traditionnellement lié à l'identité afrikaner.
Après 1995, les Blancs conservent l'accès aux
meilleures infrastructures et perpétuent des pratiques culturelles de
distinction raciale sous couvert de participer à la « rainbow
nation ». Aujourd'hui, le rugby sud-africain ne semble pas parvenir
à dépasser les historiques fractures raciales. Dans sa fonction
symbolique, le rugby doit permettre le ralliement de toutes les
communautés raciales à une équipe nationale puisque c'est
le symbole du vecteur d'unification du pays et de la démocratisation du
sport pour les communautés historiquement
désavantagées.
Toutefois, la politique de gestion des Springboks
apparaît toujours conservatrice. En effet, depuis l'abolition de
l'apartheid, les Noirs ont accès aux postes administratifs mais les
Blancs « survivants » de l'abolition ne sont pas favorables aux
réformes et absolument pas investis dans les programmes
d'intégration et de correctif des inégalités par le sport.
Certains d'entre eux revendiquent même ouvertement le maintien d'une
politique de domination raciale, c'est notamment le cas de Louis Luyt,
président de la fédération sud-aficaine de rugby
(SARU)62 jusqu'en 1998 qui poursuit une politique de «
laager rugbystique »63 . Cette ligne de conduite n'est
pas dénoncée ni même contestée parce que ce qui
importe alors c'est l'excellence sportive du pays et les profits
économiques engendrés par le rugby sud-africain. Si les discours
insistent sur les efforts engagés par l'Afrique du Sud pour leurrer la
communauté internationale, les enjeux de transformation par et dans le
sport restent distants et théoriques. Sous la présidence du
couloured Oregan Hoskins - qui a donné sa démission en
août 2016 et dont la succession est toujours incertaine (en septembre
2016) - la SARU a pour credo « de devenir la nation de rugby la plus
victorieuse au monde en partageant avec
61 Patti Waldmeir, Anatomy of a Miracle: The End of
Apartheid and the Birth of the New
South Africa, Middlesex, 1997, p.269 : « Afrikaners
had swapped apartheid for rugby, and there was every sign they thought it a
fair deal ».
62 South African Rugby Union
63 Laager : terme afrikaner qui désigne la
formation en cercle adoptée par les chariots des pionniers afrikaners
pour se protéger des raids ennemis.
49
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
la nation la fierté et la joie apportées par
le jeu64 » dans la continuité de l'ANC et de
l'idéologie de Nelson Mandela. Le rugby doit donc atteindre l'excellence
pour émouvoir et rassembler toutes les communautés
sud-africaines. La préoccupation centrale de la SARU et de l'ANC est de
constituer une équipe représentative de la « rainbow
nation ». Le gouvernement cherche à panser les plaies de son
histoire par du symbole. L'ANC, nous l'avons vu, a exigé la suppression
du drapeau afrikaner et a fait modifié l'hymne national désormais
chanté en 5 langues et incluant l'hymne anti-apartheid Nkosi
Sikelel'i Afrika. Le 21 novembre 2009, lorsque cet hymne est hué
pendant le match entre la France et l'Afrique du Sud, l'incident diplomatique
est frôlé entre les deux pays. Organ Hoskins proposa même
d'instaurer avant le match une danse tribale pour permettre l'identification de
certaines ethnies sud-africaines. La portée symbolique de la formation
des équipes et des dirigeants suit cette même logique de «
rattrapage ». La nomination du premier dirigeant du XV de rugby «
couloured » Peter de Villiers en 2008 puis de Allister Coetzee le
12 avril 2016 correspond à une stratégie d' «
affirmative action coach » qui consiste à favoriser
l'aspect symbolique et identitaire plutôt que les critères
objectifs du mérite (même logique que celle qui a
présidé à l'instauration des quotas pour la constitution
des équipes de rugby sud-africaines). Le rugby est pensé comme un
sport unificateur mais factuellement il demeure un sport profondément
inégalitaire.
L'ACTUELLE PROBLÉMATIQUE DES QUOTAS RACIAUX DANS LE
SPORT SUD-AFRICAIN
Pour l'universitaire Bernard Cros, les clivages raciaux sont
difficiles à dépasser en Afrique du Sud puisque « la
plupart des sports reste marqué par le sceau de la race
»65 . En effet, 90% des joueurs de haut niveau dans le
rugby sud-africains sont blancs.
Lors de la Coupe du monde de rugby de 1995, seul un joueur est
Noir, puisqu'aucun autre joueur Noir n'est jugé au niveau. En 2007,
lorsque l'Afrique du Sud remporte la Coupe du monde en France, seuls deux
joueurs n'appartiennent pas à la communauté Blanche.
Actuellement, au sein des Springboks, sur 33 joueurs effectifs et
sélectionnables, seuls 8 joueurs non-blancs sont à
dénombrer. Notons également qu'au sein même de la
composition même des équipes, le rugby est toujours très
porteur de stéréotypes raciaux. Ainsi, les joueurs
64 « Becoming the most successful rugby nation in the
world, sharing with the nation the pride and joy the game bring ».
65 Le springbok et la mouette : rugby, race et
construction nationale en Afrique du Sud, in Cécile Perrot, Michel
Prum et Thierry Vircoulon, L'Afrique du Sud à l'heure de Jacob
Zuma--La fin de la nation arc-en- ciel ?, Paris : L'Harmattan, 2009.
50
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
Noirs sont davantage disposés à l'instinct et
à la rapidité. Leur place est donc dans les lignes
arrières, à l'aile, a contrario, les joueurs blancs,
estimés plus organisés et capables physiquement, se voient
attribuer les postes avant.
Certains acteurs locaux et médias estiment que
l'apartheid tant sportif que social est resté intact en Afrique du Sud.
Ces inégalités ne sont pas cantonnées au rugby mais sont
observables dans d'autres sports, tels que le cricket, la natation ou le
cyclisme.
Pour aboutir à une représentation
démographique plus juste dans le sport, le programme du « sport
unity » a instauré des quotas raciaux. Ce programme de quotas
appliqué par la fédération oblige la présence de
joueurs Noirs et coloured sur la feuille de matchs dans les
compétitions amateurs et professionnels. L'objectif du programme est de
permettre l'émergence de joueurs issus des communautés
historiquement désavantagées. Certains quotas sont formels,
d'autres informels. Les quotas formels sont simples : un nombre de joueurs
d'une équipe doit appartenir à une communauté non-blanche.
Les quotas informels sont plus difficiles à appréhender :
déterminés par la demande générale et les pressions
politiques. Les pressions politiques décidant des quotas informels sont
devenues courantes, particulièrement dans le rugby national. En effet,
il n'existe pas de nombre de joueurs Noirs requis dans l'équipe
nationale mais les responsables politiques « attendent » un nombre
indéfini de joueurs non-blancs (traditionnellement entre 4 et 6 sur 22
joueurs). L'enjeu de ces quotas est illustré par le fait que
l'équipe de hockey sud-africaine qualifiée pour les Jeux
Olympiques de 2000 a été interdite parce que l'équipe
était à domination blanche.
L'existence de ces quotas fait débat dans l'Afrique du
Sud actuelle, accusés de stigmatiser la communauté Noire au lieu
de l'intégrer. Les détracteurs du système des quotas
gagent davantage sur les libertés fondamentales et la sélection
au mérite. Avec cette politique de quotas, le gouvernement sud-africain
s'est éloigné du standard de la SACOS du « true merit
selection ». La politique des quotas de la fédération
sud-africaine a pour objectif d'intégrer 50% de joueurs non-blancs d'ici
2019 en équipe nationale. Le 25 avril 2016, le ministre des sports
sud-africain, Fikile Mbalula a suspendu quatre fédérations
sportives (rugby, cricket, athlétisme et netball)66 de
l'organisation de compétitions internationales sur le territoire pour un
an, le gouvernement a estimé que des fédérations
n'intégraient pas suffisamment de joueurs coloured dans leurs
équipes nationales. D'après le ministre « même
s'il y a des progrès en termes de transformation des équipes, il
y a encore beaucoup à faire au sein de ces
fédérations».
66 Seule l'association sud-africaine de football
échappe à cette suspension.
51
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
Pour Allister Coetze, sélectionneur des Springboks
(deuxième coach non-blanc à être nommé après
Peter de Villiers) le défi est de taille puisque lors de sa nomination
(qualifiée d'historique par le ministre des sports) seuls trois joueurs
Noirs sont sélectionnés pour le Mondial. L'enjeu est davantage
politique que sportif et s'annonce difficile puisque « le défi
attendu est celui d'une transformation. Mais aussi admirable soit ce projet de
la fédération, il paraît complètement
surréaliste de faire jouer 50 % de joueurs coloured, dont 60 % d'entre
eux Noirs, d'ici 2019 »67. Tant la nécessité
des quotas que l'incapacité des dirigeants sportifs à les
atteindre attestent du fait qu'aucun changement structurel n'est intervenu dans
le traitement de la question ethnique en Afrique du Sud.
La domination blanche dans le sport sud-africain est encore
très marquée et est attribuée aux inégalités
de ressources, d'accès aux infrastructures et à la
compétition internationale. Ces disparités questionnent la
portée réelle de la chute de l'apartheid. Avec le recours
à une politique de quotas, l'institution permet effectivement de lutter
contre le monopole historique de l'establishement Blanc mais elle
renforce paradoxalement le système conservateur qui implique que la
présence d'un joueur coloured est foncièrement le
résultat d'une contrainte légale et administrative. Le fait que
les joueurs Noirs ne soient sélectionnés que pour
représenter les quotas « d'affirmative action players
» renforce la différenciation entre la communauté
Blanche et la communauté Noire au lieu de participer à la
construction d'une identité nationale commune jugée de
manière indifférenciée selon leur mérite. Tant pour
la SARU que pour le ministère des ports, la
représentativité dans la composition des équipes est
hautement symbolique dans le rugby, sport du clivage racial. Paradoxalement,
cette politique consolide les divisions qu'elle vise à abolir.
Néanmoins, pour les partisans de la discrimination positive, cette
politique est justifiée parce qu'elle représente la seule
opportunité pour les joueurs Noirs toujours victimes de
ségrégation raciale héritée de l'apartheid
d'atteindre un niveau d'élite dans le sport.
67 Daily Maverick, 12 avril 2016 : «
Coetzee's most difficult challenge will be that of transformation.
Admirable as the Strategic Transformation Plan might be, it seems increasingly
unrealistic that by 2019, 50 percent of the team will be made up of players of
colour, with 60 percent of those black African ».
52
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
LES DÉFIS SOCIAUX CONTEMPORAINS DU RUGBY
Parce que le rugby est intrinsèquement lié au
passé colonial de l'Afrique du Sud, il est un terrain de
prédilection d'application des politiques de transformation et de
développement. L'Afrique du Sud, pays très inégalitaire
dans l'accès aux ressources a toujours de grands enjeux dans le rugby.
La problématique de l'inégalité dans l'accès au
sport a été le premier enjeu politique de l'ANC, comme nous
l'avons vu. Toutefois, il apparaît difficile de parvenir à
rattraper 40 années d'apartheid, d'exclusion et de disparités. En
effet, le rugby sous l'apartheid était un sport approprié par les
Blancs et les infrastructures actuelles, héritées de l'apartheid,
sont majoritairement concentrées des zones historiquement
habitées par la communauté Blanche. En raison de leurs faibles
moyens et du manque d'accès au réseau de transports, la
communauté Noire n'a pas ou peu accès à ces
infrastructures.
Comme nous l'avons vu, l'apartheid politique a laissé
place à un apartheid social qui laisse perdurer de profondes
inégalités socio-spatiales. Pour que le rugby sud-africain soit
égalitairement accessible à toutes les communautés, il
s'agit d'investir dans de nouvelles infrastructures : terrains, centres de
formation, équipements. La question est donc financière. Or,
l'Afrique du Sud a profité d'une manne financière importante
après la Coupe du monde de 1995, aidée par des contrats de
diffusion télévisuelle, elle s'était engagée
à l'époque à en faire profiter les communautés
historiquement désavantagées en redistribuant les profits.
En réalité, les retombées
économiques de cette médiatisation n'ont que peu
été affectées à des programmes de
développement régionaux et de correctif des
inégalités. En effet, les fédérations provinciales
étaient toujours conservatrices et donc peu disposées à
redistribuer les profits pour faciliter le développement.
Désormais, les fédérations provinciales, rappelées
à l'ordre par la SARU et la Commission parlementaire des Sports est
financièrement inapte et sollicite l'aide financière de la
fédération nationale et du ministère. Ces-derniers n'ont
pas les fonds suffisant et sollicitent à leur tour les
municipalités locales. Des programmes sont donc menés en
coordination avec les municipalités, les fédérations
nationales et provinciales, notamment dans les écoles pour permettre le
transport entre le domicile et l'école et le terrain de rugby et pour
offrir repas et équipement aux élèves. Ces programmes
restent toutefois insuffisants et financièrement limités.
Les meilleurs établissements d'Afrique du Sud ne
mettent pas en place de tels programmes et les enfants les plus pauvres n'ont
ni accès au sport ni même à l'éducation. Certains
tournois de rugby cadet sont payants, refusant ipso facto
l'accès aux plus démunis, c'est notamment le
53
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
cas dans les provinces les plus avantagées comme la
Free State, une province agricole et conservatrice.
Pour remédier à ces inégalités, le
Soweto rugby club a mis en place « The Soweto Warriors Project
». Ce programme mandaté pour les 5 prochaines années oeuvre
à éradiquer la pauvreté via l'éducation et le
sport. Il permet à 10000 étudiants appartenant à 100
différentes écoles de participer aux matchs de rugby en prenant
en charge le transport longue distance et en organisant des
événements et des campagne d'information sanitaires et sociales
(prévention sur le VIH notamment).
Le rugby a certes besoin de fonds, mais c'est un sport phare
qui rapporte beaucoup au gouvernement. L'Afrique du Sud gage sur le rugby
international pour promouvoir le tourisme et développer
l'économie nationale. Pour autant, seule une faible partie de ces fonds
est investie au développement et à l'intégration
nationale.
LES AMBIVALENTES POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET DE
TRANSFORMATION
En 2008, Bantu Holomisa, leader du United Democratic Front
et membre de la commission parlementaire des sports a sollicité en
2008 une commission indépendante pour enquêter sur les processus
de transformation du rugby confrontés à la non-coopération
de certaines provinces. Le fait géographique sud-africain telle que
légué par le système d'apartheid freine
l'intégration nationale et la situation attire l'attention des
politiques et journalistes internationaux, lesquels, 20 ans après la fin
de l'apartheid, évaluent l'avancée de la démocratisation
du sport.
Toutefois, si le rugby, nous l'avons vu, est envisagé
comme un moteur de la transformation sud-africaine, la transformation suppose
la participation des acteurs locaux et régionaux.
Or, nous l'avons vu également, la donne actuelle,
notamment en matière d'accès aux infrastructures, est
insatisfaisante. En outre, la SARU apparaît hésitante entre deux
processus de développement antagonistes.
En effet, d'un côté, aux termes de la Charte de
Transformation de 2006 et de l'Employment Equity Act, la
fédération est censée suivre les règles du
Broad Based Black Economic Empowerment, c'est à dire contribuer
à l'affirmative action et participer à la correction des
inégalités sur le terrain et dans le secteur de l'emploi (dans la
composition de la fédération donc). La logique ici retenue est
donc une politique de redressement et de correctif.
D'un autre côté, la SARU, envisagée comme
une entreprise et donc par définition animée par l'esprit de
lucre, tend à s'inspirer de l'économie sportive
américaine. Elle reste donc
54
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
soucieuse d'assurer ses objectifs financiers et commerciaux en
sacrifiant ipso facto les impératifs sociaux.
La ligne de conduite de la SARU est donc ambivalente,
dictée par ces deux considérations opposées. Deux exemples
illustratifs : la SARU a fait le choix de céder ses droits
télévisés à Supersport, une chaîne
privée payante et donc non accessible à la majorité des
sud-africains, plutôt qu'à la chaîne nationale publique la
South African Broadcasting Corporation. On voit bien comment le
processus de transformation et de démocratisation est entravé.
Autre exemple illustratif, celui du club des jaguars
qui se situe à Durban en territoire coloured et qui
incarne l'ambivalence actuelle des politiques de développement et les
critiques adressées au rugby post unification. Le club des jaguars
est sous pression et en pénurie de moyens, bien loin de
l'idéal de la réunification et du développement. Le club
est fondé en 1987 de la fusion de quatre couloured clubs et
appartient au KwaZulu-Natal Rugby Union. La situation des jaguars est
emplie de paradoxes : après une excellente saison en 2005 les
jaguars sont « victimes de leur succès » et ne sont
pas parvenus à gagner la league en 2007, ils se battent depuis
pour ne pas la quitter. Cette régression s'explique par les carences
financières du club. Les moyens du club sont extrêmement
limités : il ne possède qu'un seul terrain de jeu que se
partagent les équipes séniors, les équipes juniors et les
équipes féminines. Qui plus est, la pression exercée sur
les clubs de rugby Blancs pour déracialiser leurs équipes pousse
ces clubs à voir dans les clubs provinciaux Noirs à potentiel,
comme les Jaguars, un vivier à produits finis Noirs.
Le club a en effet formé des joueurs de haut niveau qui ont grossi les
rangs des Springboks comme J.P Pietersen et Waylon Murray. Ainsi,
être la seule équipe Noire de première league
implique que le programme de transformation se fait à leur
détriment. En effet, pour satisfaire à la politique des
quotas de joueurs Noirs, les clubs à plus importants moyens et
à gouvernance Blanche viennent recruter chez les jaguars
l'excellent Noire. Les Jaguars ne peuvent pas rivaliser avec ces
clubs et perdent leurs jeunes talents.
Pour pouvoir continuer à se développer, le club
a besoin de fournir le transport, l'équipement et des projecteurs
à des joueurs Noirs défavorisés qui ne peuvent pas
participer à leurs propres frais et encore moins à ceux du club.
La question du financement de ces clubs est donc vitale et est l'objectif
principal de la politique de développement. La fédération
provinciale chargée du développement cite souvent le club comme
réussite de son programme tout en octroyant qu'une faible aide
financière, rendant impossible leur progrès. Malheureusement, le
système d'allocation financière de la province de KwaZulu-Natal
dépend du nombre d'équipes constituées par le club. Plus
un club a d'équipes, plus il se voit
55
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
octroyé de ressources financières. Le club des
jaguars, petit club Noir provincial est donc faiblement
financé. Le programme de développement et de transformation a
amalgamé le non-racisme avec le déni de race en ne tenant pas
compte du désavantage historique des clubs Noirs et de la distance
accumulée par les clubs Blancs au fil des années apartheid. Les
petits clubs Noirs provinciaux sont négligés par le mode de
financement du programme.
Ainsi, bien qu'étiqueté development
club, le club des jaguars perd constamment ses meilleurs
éléments - ceux qui sont capables d'assurer son réel
développement - au profit de club plus conséquents et riches.
Pour François Louis, représentant du club, « les clubs
Blancs ne veulent que le produit fini, ils ne veulent pas investir de l'argent
ou des ressources dans le développement des joueurs Noirs. C'est pour
ça qu'il leur est facile de nous les débaucher
»68, c'est la technique du poaching69.
L'équipe des jaguars est ainsi affaiblie par le programme qui
est censé permettre son développement.
Le programme de développement et de transformation
profite aux clubs Blancs qui bénéficient de la manne provinciale
pour acheter les produits finis et démunir des clubs Noirs tels
que les Jaguars. Vingt ans après l'unification, la politique
actuelle semble vouloir favoriser l'émergence d'une classe élite
et l'objectif d'équité de la distribution des ressources semble
obsolète. Pour les chercheurs sud-africains Ashwin Desai et Zain
Nabbi70, la situation actuelle dans le rugby sud-africain prend la
forme de la métaphore du truck and trailer. Truck
représentant le rugby professionnel élite et
trailer les clubs rugby amateur en communauté Noire.
Ainsi, la représentation raciale par des joueurs Noirs
au plus haut niveau du jeu (truck) travestit une situation très
inégalitaire aux niveaux inférieurs (trailer). Alors que
la transformation ne doit pas être concentrée au niveau
élite mais bien par un engagement auprès des écoles de
townships et des petits clubs de rugby à potentiel mais
à faibles moyens comme les jaguars.
LE CAS DES SOUTHERNKING, UN PROCESSUS DE REDISTRIBUTION
GÉOGRAPHIQUE CONTROVERSÉ ET FREINÉ
68 Interview de François Louis, The race to
transform : sport in post-apartheid Africa, Ashwin Desai et Zayn Nabbi
69 Débauchage.
70 The race to transform : sport in post-apartheid
Africa, Ashwin Desai et Zayn Nabbi
56
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
En 2006, dans les débats de transformation et de
développement, est envisagée la création d'une nouvelle
franchise basée à Port Elizabeth et rayonnant jusqu'au Western
Cape et au Lesotho pour le super 14. Le Super 14 est une
compétition internationale qui comprend alors 14 franchises d'Afrique du
Sud, d'Australie et de Nouvelle-Zélande et dont les joueurs sont
sélectionnés parmi les quatorze sélections
régionales ou provinciales concourant à la Currie Cup.
Les franchises attirent joueurs et sponsors et configurent ainsi la
répartition de l'espace national. La géolocalisation des
équipes de rugby est stratégique puisqu'elle hiérarchise
les villes : selon qu'une ville accueille les fédérations
provinciales ou bien la compétition du super 14 et autres
rencontres internationales. La création d'une nouvelle franchise a donc
pour effet de modifier tant la géographie que l'économie
sud-africaine. L'initiative est vivement débattue entre le
ministère sud-africain des sports, la direction des franchises de
super 14 et la SARU.
La nécessité de créer une nouvelle
franchise est justifiée par
l'hétérogénéité de la répartition en
2006 : le super 14 est une compétition internationale hautement
rémunératrice et une partie importante du territoire sud-africain
depuis le Western Cape jusqu'à l'Eastern Cape est ignorée de la
compétition. La situation est dommageable et paradoxale parce que cette
région qui correspond aux anciens bantoustans grouille de jeunes talents
Noirs et est historiquement liée au rugby Noir.
La création d'une franchise dans cette région
permettrait d'assurer le développement d'une communauté Noire
négligée par l'histoire et de valoriser la culture du rugby Noir.
Cette nouvelle franchise permettrait également d'harmoniser la
répartition géographique des franchises au niveau national.
Le développement d'un vivier d'élites Noires au
sein d'une structure financièrement capable permet de tarir le recours
au poaching par les Clubs Blancs des provinces plus riches. Comme nous
l'avons vu avec les jaguars. Dans la région du Western Cape ou
de l'Eastern Cape, les provinces et franchises Blanches afrikaners ou
anglophones qui ont la tradition historique du rugby comme les Natals
ou les Bulls dérobent les meilleurs éléments
Noirs aux clubs qui n'ont pas les moyens financiers de s'aligner. Ces grands
clubs Blancs se conforment aux exigences des quotas de la SARU et du
ministère des Sports en sélectionnant le produit fini.
Cette tactique du poaching, nous l'avons vu, freine les petits clubs
Noirs dans leur développement. L'enjeu est de doter la région
d'une véritable structure rugbystique pour contrecarrer le monopole
Blanc.
Pour les autres fédérations et franchises
provinciales, les Southern Kings représentent donc une menace
à leur hégémonie et à leur mainmise sur la manne
financière du Super 14. La
57
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
SARU est hésitante face à l'inclusion de cette
équipe dans la compétition internationale, incertaine de sa
viabilité économique, elle ne privilégie pas la
nécessité du développement du rugby Noir dans la
région. En outre, la création d'une franchise
supplémentaire n'emporte pas automatiquement création d'une place
supplémentaire pour une nouvelle équipe au sein du Super
14. Les franchises auraient donc dû se partager les cinq places, ce
à quoi les franchises existantes sont évidemment
opposées.
En 2009, lorsque le super 14 devient le super
15, l'espoir renaît de voir la nouvelle franchise sud-africaine
rejoindre la compétition en 2011, mais c'est finalement la franchise
australienne de Melbourne (les Melbourne Rebels) qui est
sélectionnée le 12 novembre 2009, jugée plus sûre
économiquement. Il s'agit du second échec de création
d'une franchise dans la province du cap oriental, après celui
Southern Spears en 2005 trop controversé par l'establishment
sud-africain.
Le 27 janvier 2012, la SARU annonce que les Southern
Kings participent à la saison de super rugby 2013. Les
Kings accèdent à la compétition pour remplacer les
Lions. La fédération sud-africaine instaure alors un
système de promotion relégation entre la franchise
classée dernière et celle qui ne participe pas à la
compétition. En 2016, les Southern King forment donc l'une des
dix-huit franchises de la compétition et représentent l'Eastern
Province.
La répartition géographique sud-africaine
évolue finalement et tente de poursuivre l'objectif de transformation et
de développement. Toutefois, ce processus est enrayé par le
conservatisme et les enjeux financiers. L'évolution est donc lente et
débattue parce qu'elle implique un changement plus profond de la
société : la correction des inégalités
économiques et sociales. La transformation dans le rugby suppose une
nouvelle répartition des espaces et du pouvoir en Afrique du Sud. Il est
aujourd'hui reproché à la SARU d'avoir « procrastiné
» ses décisions au détriment de la transformation, dans un
interview de 2013, Cheeky Watson, le président des Southern
Kings estime que c'était un « un combat de chiens dans les
tranchées »71 d'apporter le Super Rugby
à l'Eastern Cape. Il reproche également à la SARU
d'avoir annoncé la participation des Kings au tournoi de
Super Rugby 2013 en août 2012, ne laissant que cinq mois
à la franchise pour s'organiser et pour recruter d'autres talents. En
effet, toujours selon le président de la franchise, la
non-réactivité de la SARU leur a couté cinq grand joueurs
qui, non assurés de la participation au super rugby, ont
finalement signé ailleurs, ce qui a affaibli l'équipe. En outre,
les Kings ne se voient offrir qu'une seule saison pour faire leurs
preuves et non pas trois ans comme c'est habituellement le cas.
71 SA Rugby, entretien de Cheeky Watson, juillet 2013
: « A dogfight in the trenches »,
58
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
La franchise des Kings incarne
particulièrement l'enjeu de transformation parce que leur fan base
est multi-raciale et très engagée dans le soutien de la
récente franchise. Toujours selon Cheeky Watson, « ce qui est
unique dans cette région c'est que nous avons un support
équitable entre la communauté Noire, coloured et les Blanche, et
c'est la raison pour laquelle c'est un enjeu vital dans la transformation du
rugby national »72.
Le cas des Souther Kings est donc un indicateur
pertinent du degré d'accomplissement de la politique de la SARU,
tiraillée entre l'objectif de développement et des
considérations plus commerciales.
72 SA Rugby, entretien de Cheeky Watson, juillet 2013
: « What's unique in this region is that we have equal support over
the black, coloured, and white communities, and that's why it's such a vital
cog in the transformation of rugby in this country»
59
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud B - Le football, outil de la cohésion sociale
postapartheid
Le football est le sport le plus joué par la
communauté Noire, il sert d'exutoire face aux frustrations persistantes
héritées du système d'apartheid. Le football permet
à cette communauté Noire, dont la jeunesse est souvent
désoeuvrée et sans espoir, d'aspirer à une place dans une
société à domination Blanche toujours hostile et
inhospitalière.
De surcroît, le football est l'antithèse du
rugby, sport de la domination Blanche, il est donc devenu au fil de l'histoire
sud-africaine le moyen d'affirmation du talent Noir et une source de
fierté et de rayonnement des townships. Le football joue donc
un rôle fondamental dans le processus de rapprochement et de
cohésion sociale en Afrique du Sud. Toutefois, il apparaît qu'il
est aujourd'hui en relatif déclin dans la compétition
internationale et peine à emporter l'intérêt et la passion
nationale. Comme la Coupe du monde de rugby de 1995, le mondial de football
sud-africain de 2010 est chargé de symboles et vecteur d'espoir
d'intégration. Pourtant, six années après le mondial, les
retombées économiques n'ont par permis une plus profonde
intégration et égalité sociales. Le football postapartheid
est toujours au défi des inégalités et de la
stigmatisation.
LA VOCATION HISTORIQUE DU FOOTBALL DANS LA RECONSTRUCTION
SOCIALE
Pour comprendre pourquoi le football est aujourd'hui un outil
fondamental de la reconstruction sociale en Afrique du Sud, il faut rappeler
son histoire nationale.
Le football sud-africain est historiquement lié
à la communauté Noire et est un sport particulièrement
lié à la question de l'apartheid.
Initialement, à la fin du XIXème siècle,
ce sont les soldats, navigateurs et missionnaires britanniques qui ont
importé le football en Afrique du Sud, observés par les locaux.
Le football Noir est ensuite institutionnalisé dans les années
30, toujours en vertu du principe de ségrégation raciale. Le
football est rapidement approprié par la communauté Noire.
Probablement parce qu'il s'agit d'un sport peu couteux et aux règles
claires et accessibles. La création du Bantu Sports Club en
1931 ouvre un espace culturel pour les Noirs, un espace de communauté
où se rencontrent des milliers de joueurs. Entre les années 30 et
les années 50, le football se démocratise et se racialise
même puisqu'il devient le sport le plus pratiqué par la
communauté Noire. Dans cette même période
pré-apartheid, en 1944, à l'initiative du président de
l'ANC A. B. Xuma, un match de football entre équipes sud-africaines
est
60
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
organisé pour célébrer le
31ème anniversaire de l'ANC. Ce match est décrit comme
« le signe réjouissant de la prise de conscience de l'envergure
et de poids de l'Afrique du Sud ». Il s'agit du premier
événement documenté qui fait état des liens entre
le mouvement de libération Noir et le football avant l'apartheid. En
1948, à l'élection du National Party, le rugby incarne le sport
de la domination Blanche et le football le sport Noir de l'insoumission. Dans
les années 50, le football est une pratique tant culturelle que
physique, joué par toutes les classes de la communauté Noire
depuis les centres urbains jusque dans les villages ruraux excentrés.
Pour l'historien Peter Alegi, le football a cette «
remarquable propriété de pénétrer les groupes
les plus pauvres et exploités de la société
»73.
Le football permet aux sud-africains de se forger une
identité collective et d'établir une alternative aux institutions
coloniales et à la ségrégation sociale. Il permet aux
sud-africains Noirs politiquement impuissants de créer un espace de
loisirs et d'interactions qui leur est propre et dont ils décident les
codes.
En 1961, la FIFA prononce un ban contre l'Afrique du Sud, ban
confirmé en 1976 aux jeux de Montréal. Comme nous l'avons vu, le
CIO s'alignera sur cette décision en 1964 en excluant l'Afrique du Sud
des jeux de Tokyo. L'association sud-africaine de football (FASA) comprend un
certain nombre de joueurs Noirs sous l'apartheid mais pratique les
règles de discrimination raciale.
En 1958, lorsque la FASA refuse de composer une équipe
multiraciale à l'occasion de la Coupe d'Afrique des nations,
l'association africaine de football (CAF) annule son affiliation à la
FASA. La revendication anti-apartheid est très précoce dans le
football.
Le football a, plus que tout autre sport, joué un
rôle pionnier et décisif dans le mouvement social.
Soulignons également l'influence des Orlando
Boys, aujourd'hui Orlando Pirates Football Club, dans la
construction de l'identité des townships Noirs et
l'intégration nationale de cette communauté par les succès
sportifs du club. Au début des années 1930, le club est
fondé dans le quartier d'Orlando, près de l'historique banlieue
de Soweto. Orlando est un est un bidonville poussiéreux, sans eau ni
électricité mais qui dispose tout de même de terrains de
football, symbole de l'importance de ce sport pour les résidents. Les
habitants considèrent le football à Orlando, non pas comme un
simple divertissement, mais comme une institution sociale qui renforce les
liens communautaires et permet de réduire l'écart social avec
la
73 Peter C. Alegi, Playing to the gallery ?
Sport, cultural performance and social identity in South Africa 19201945,
« A remarkable ability to penetrate among the poorest and most exploited
group in society ».
61
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
communauté Blanche avoisinante. Notamment grâce
aux victoires du club et au sentiment de fierté qui en découle,
également grâce au développement d'une économie
souterraine par la vente de produits dérivés du club. Les
Orlando Pirates Football Club ne sont pas restés dans la
misère et l'anonymat des townships Noirs.
Leur président, Mogkosinyane développe le
principe du pray-and-play qui fédère autour du jeu une
communauté solidaire. Le club est une structure qui véhicule des
valeurs morales et religieuses et qui donne une alternative sur les gangs de
rue et de la déviance sociale. Ce faisant, les Pirates
dépasse la sphère purement sportive et organise une
coopération interne très organique. Le club organise
également des évènements qui améliorent les
relations entre le club et l'habitant. Les Pirates stimulent
l'intérêt sportif pour développer la communauté. Ce
qui est particulièrement intéressant, c'est qu'en
développant la communauté autour du football, les Pirates
s'implantent nationalement et gravissent les étapes des ligues de
football racialement ségréguées. En 1960, l'organisation
est le meilleur club de football Noir et leurs succès sportifs leur
permettent de prouver l'efficacité du système culturel et social
de communautés Noires défavoriseés et
stigmatisées.
Le développement spectaculaire du football et la
réaction politique croissante de ségrégation raciale et de
l'indigence des infrastructures dans les quartiers Noirs mises à
disposition par le gouvernement rappelle que sport et politique sont
indissociables. Les défis liés à l'apartheid souligne
l'importance du rôle du football Noir, sport le plus controversé
dans la période pré-apartheid en Afrique du Sud. Le football Noir
est un terrain de combat et d'affirmation politique.
Le risque lié à l'adhésion à des
organisations politiques interdites pousse les Noirs sud-africains à
adhérer à des clubs sportifs. Ainsi, la participation à
une organisation sportive de township dans les années 1960-1970
dénote une forte implication politique. Citons par exemple l'existence
du Mandela United Club, gang organisé qui sous couvert
d'être une simple organisation sportive regroupe en fait des leaders
politiques et syndicaux de l'ANC. En 1994, à l'abolition de l'apartheid,
l'équipe des Bafana-Bafana est constituée.
L'universitaire Charles Korr souligne d'ailleurs le rôle
prépondérant du football dans la lutte contre l'apartheid. En
examinant les archives de Robben Island (île sur laquelle se
située la prison qui a enfermé Nelson Mandela et plus de 3000
autre prisonniers politiques), Chares Korr découvre l'organisation de
championnats de résistance civile sur l'île :
la Makana Football Association qui organisait ces
tournois de 1960 à 1991. Au total, 1400 hommes participent à ces
tournois et se chargent intégralement de l'organisation
préférant entamer une grève de la faim plutôt que de
céder du terrain à l'administration pénitentiaire.
62
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
Pour Charles Korr, « ils se servirent du football
comme une tactique et comme symbole de résistance contre l'apartheid
Blanc, grâce à eux, le football fût plus que simplement un
jeu ». Nelson Mandela est strictement surveillé et ne peut pas
participer à ces matchs mais il comprend alors le rôle
déterminant du football et il se servira de cet argument dans sa
campagne d'attribution du Mondial de 2010.
Pour l'universitaire Denis Müller, le football
sud-africain est un outil mental et éducatif de résilience, de
désobéissance civile et de lutte politico-juridique : «
affirmer l'autonomie et l'universalité des règles du jeu,
c'était signifier le caractère ethniquement hors-la-loi de
l'apartheid et anticiper la révolution non-violente
»74.
Au Cap, l'ONG Children's Resource, fondée par
Marcus Salomon un coloured ancien de Robben Island, oeuvre à
permettre la reconstruction sociale par la pratique sportive chez les enfants.
Pour le fondateur, les enfants sont des agents potentiels de changement et
forment le groupe le plus vulnérable de la société
sud-africaine. Il souligne en outre que le football détient une grande
importance éducative pour la construction de l'identité sociale
des nouvelles générations.
Ainsi, le football, plus que le rugby sport Blanc et
aliénant, participe au mouvement de protestation sociale parce
qu'il exprime l'opinion des Noirs et du monde ouvrier.
Les représentants politiques ont pris conscience du
rôle émancipateur du football se sont appropriés le sport
par des relations très étroites avec le club et l'équipe
nationale.
74 Denis Müller, Pulsions de victoire et
passion de justice. Un petit coup de projecteur 3 ans avant les championnats du
monde de football en Afrique du Sud (2010), Revue d'éthique et de
théologie morale 2007/4 (N°247) p. 53-64
63
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
LE CAS DU FOOTBALL DANS LE TOWNSHIP DE KAYAMANDI,
L'AFFIRMATION SOCIALE ET CULTURELLE PAR LE FOOTBALL
L'engouement pour le football permet de développer une
économie dans les townships, par la vente de produits
commerciaux liés aux équipes, et il permet également de
développer la cohésion sociale autour de rencontres et d'un
enthousiasme commun et identitaire.
Deux chercheurs, Pascal Duret et Sylvain
Cubizolles75, ont enquêté sur la réalité
de l'impact attendu du sport sur la cohésion sociale et
l'intégration identitaire. Les recherches de terrain ont
été effectuées dans le township de Kayamandi,
situé à la périphérie de Stellenbosch (Cap
Occidental). Stellenbosch est une ville emblématique de la
communauté Blanche afrikaner et est encore très marquée
par le régime ségrégationniste de l'apartheid. En effet,
la réalité territoriale est encore au confinement spatial et la
fin de l'apartheid n'a pas permis un flux massif depuis les townships
vers les centres urbains. Kayamandi est ainsi l'un des quartiers les plus
pauvres de Stellenbosch et est fortement peuplé avec 31000 habitants et
des revenus mensuels très bas avec 612R mensuels (60 euros) et dont
seulement 1% de la population fréquente l'université.
Les quelques associations sportives de Kayamandi (boxe,
cricket, rugby, netball et football) ne dépendent pas de la
municipalité et seuls quelques clubs de football du quartier sont
affiliés à la SAFA. Ainsi, 15 clubs de football de Kayamandi
jouent dans le championnat réglementaire ouvert par la SAFA en 2006, 4
d'entre eux sont en division régionale et les 11 restants sont en
division municipale. Le township compte trois clubs phares se
retrouvant dans les équipes victorieuses de la compétition chaque
année : le Mighty 5 Star FC, le Hotspurs FC et le Mighty Peace
FC.
Ces équipes participent à des championnats
multiethniques et sont la fierté sportive du township et de sa
communauté. Les habitants du township sont pour la plupart de
fervents supporters des compétitions de leurs clubs de football stars.
Il existe une véritable culture du football qui permet la
cohésion du township et le divertissement de ses habitants.
Les chercheurs insistent sur la nécessité de
prendre en compte le contexte et les relations spécifiques
qu'entretiennent les townships Noirs avec la communauté Blanche
avoisinante pour appréhender les fonctions du football. Dans le cas du
township de Kayamandi, La communauté Noire est
considérée comme la dernière arrivée et donc moins
légitime. En
75 Sport and social cohesion in a
provincial town in South Africa : The case of a tourism project and social
development trhough football, Sylvain Cubiziolles, Review for sociology of
sport, 2015 et Sport, rivalité et solidarité dans les ghettos
: le cas du football dans le township de Kayamandi, Pascal Duret, Sylvain
Cubizolles, Presse universitaire de France, 2010.
64
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
effet, son installation est tardive puisque elle est
arrivée en 1955 dans une ville de culture Blanche fondée
très précocement en 1679, au début de la colonisation.
Ensuite, la communauté Noire de Kayamandi connaît une forte
croissance au rythme de 9,3% par an. Les Blancs craignent ainsi que
Stellenbosch, par extension démographique, devienne une ville à
majorité Noire. Par conséquent, les habitants du
township, conscient de l'hostilité des Blancs, sortent le moins
possible de leurs limites spatiales. On est toujours loin de l'idéal de
« rainbow nation » de Nelson Mandela.
Les valeurs véhiculées par les trois principaux
clubs sont différentes (discipline communautaire chez les Mighty 5
Star, virilité chez les Hotspurs et développement
des amitiés chez les Mighty Peace) et distinguent les membres
du township. Toutefois, le football apparaît comme un sport
unificateur qui transcende ces appartenances respectives. En effet, pendant les
matchs, il n'y pas d'engagement partisan mais le soutien global du quartier
dans son ensemble. Il est ainsi fréquent que, parmi les spectateurs, les
supporters d'autres clubs de Kayamandi finissent par encourager l'équipe
maison contre un adversaire commun et extérieur.
Pour le chercheur Christian Bomberger, être supporteur
permet au spectateur de s'envisager comme acteur du drame à l'issue
incertaine qui se joue devant eux et ce malgré les clivages ethniques.
Le match de football permet de vivre collectivement les émotions et
d'exprimer des oppositions à la vie quotidienne.
En outre, même lorsque les clubs du township
s'affrontent entre eux en interne, il n'y pas de surenchère
démonstrative et la rivalité reste contenue pour ne pas
altérer la dignité collective du township. Les matchs de
football ne suivent aucun rituel, pas de chant d'encouragement ou de victoire,
ces matchs ne sont d'ailleurs encadrés par aucun service d'ordre et
aucun débordement n'est jamais déploré. Le football dans
les communautés Noire sud-africaine est un vecteur de respect qui
dépasse les passions et les attachements partisans. La cohésion
sociale est particulièrement forte et balaie les divisions internes : ce
qui importe par-dessus tout c'est l'attachement au township et
l'unité de ses résidents.
En revanche, lors des rencontres extérieures du
township, les supporters renouent avec un comportement partisan.
Lorsque l'une des trois principales équipes de Kayamandi affronte un
adversaire Blanc ou couloured, alors elle est encouragée avec
véhémence pour atténuer la crainte liée à
l'hostilité de la communauté dominante liée à leur
présence. Lors des affrontements sportifs contre les Blancs ou les
couloured, les résidents du township
réaffirment leur identité africaine en utilisant leur langue
bien que l'ensemble des joueurs maitrise l'afrikaans. Les chants traditionnels
apparaissent comme une revendication de leur
65
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
culture originelle et de leur indépendance. Les
équipes Noires sont toujours largement stigmatisées par la
communauté Blanche et les matchs de football leur permettent de
contester sur le terrain cette stigmatisation raciale.
Ainsi, au sein des townships, le football permet une
intégration des joueurs et des supporters sur la base commune de la
fierté ethnique et de la réussite. La compétition de
football sert à bâtir l'honneur de l'ensemble de la
communauté. Le football permet aux communautés Noires la
cohésion sociale et la revendication culturelle et une certaine
stratégie de reconnaissance. Bien que le football puissent être
appréhendé comme entretenant la distinction voire la division
préexistantes entre la communauté Blanche et la communauté
Noire, le football permet toutefois d'assurer la coexistence pacifique et
l'interaction de ces groupes sur un terrain et dans le respect de tous les
acteurs.
Cette fonction régulatrice du football sud-africain est
observable dans l'ensemble des townships disposant de clubs, tels que
(non limitativement) : Inanda et Umlazi près de Durban, Tembisa dans la
province du Gauteng, Kilptuit et Moroka près de Soweto et Khayelitsha
près du Cap.
66
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
LA COUPE DU MONDE SUD-AFRICAINE DE 2010, ENTRE ESPOIR ET
CONTROVERSE
« Le vainqueur est l'Afrique. Le vainqueur est le
football ». Ce sont les paroles du président de la FIFA,
Joseph Sepp Blatter, prononcées au World Trade Center de Zurich, le 15
mai 2004. Il annoncera peu après que c'est que l'Afrique du Sud qui
héberge la Coupe du monde de 2010.
L'opportunité est immense puisque la Coupe
représente la compétition la plus importante et
médiatisée avec les Jeu Olympiques et intervient en pleine crise
du miracle sud-africain. Il s'agit donc d'une opportunité plus
politique que sportive.
Sur le plan politique donc, c'est l'occasion pour l'Afrique du
Sud d'être une vitrine de ses progrès sociaux et politiques pour
la communauté internationale et de jouer dans la cour des puissances
émergentes. Il appartient alors à l'Afrique du Sud de prouver
qu'elle peut prétendre à être traitée sur un pied
d'égalité avec le Brésil et l'Inde.
En outre, la nation hôte, nous l'avons vu, n'est
toujours pas en paix avec elle-même et le mondial est un exercice de
catharsis nationale76.
Pour reprendre la belle formule d'Eric Worby, universitaire
sud-africain, le mondial sud-africain est « une manière
pragmatique de transformer chaque match et la volonté de changement
social en une politique et une philosophie de l'espoir
»77.
La Coupe du monde de 2010 en Afrique du Sud est
annoncée comme un tournant symbolique pour le pays hôte et, plus
largement, pour l'ensemble du continent africain stigmatisé par
l'afro-pessimisme. L'Afrique est, à cette occasion, au centre de la
scène internationale.
Sur le plan économique, il s'agit pour le gouvernement
sud-africain de démontrer la légitimité de se
modèle de développement économique. L'Afrique du Sud doit
parvenir à relever le défi en transformant cet
événement sportif en gains économiques et sociaux de long
terme pour la nation.
À nouveau, les liens entre le football et la fin de
l'apartheid sont très forts. Danny Jordaan, le directeur du
comité organisateur sud-africain rappelle que la mascotte mondiale,
Zakumi (un léopard jaune et vert), est née en 1994, « la
même année que la démocratie sud-africaine ».
Pour que l'Afrique du Sud accueille la Coupe du monde, Danny Jordaan a
comparé la
76 Selon l'expression de Thierry Vircoulon, chercheur
associé à l'IFRI, La Coupe du monde 2010 ou l'Afrique du Sud
dans un miroir, Géoéconomie, été 2010.
77 Eric Worby, The Play of race in a field of
urban desire, soccer and spontaneity in post-apartheid Johannesburg, « To
invoke in a way of pragmatically translating everyday play into social
aspiration and elevation into a politics and philosophy of hope ».
67
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
« lutte » pour la candidature sud-africaine à
la lutte de l'Afrique du Sud contre le gouvernement de
l'apartheid78.
La candidature de l'Afrique du Sud au mondial de 2006
n'aboutit pas puisque, et cette décision est controversée, c'est
l'Allemagne qui est finalement désignée. Le gouvernement
sud-africain interprète cet échec comme le refus de la FIFA de
soutenir le football africain. Le président de l'époque, Thabo
Mbeki, annonce dès la publication du refus « nous gagnerons la
prochaine fois », il précise également sur la Coupe du
monde invite à un « voyage d'espoir pour l'Afrique du Sud,
l'Afrique et le monde »79. La Coupe du monde est donc
perçue comme le moyen de permettre la renaissance sud-africaine.
Quatre années plus tard, la FIFA sélectionne
l'Afrique du Sud pour héberger la Coupe du monde de 2010. Tant la FIFA
que les dirigeants politiques ont conscience des sentiments nationaux
suscités par le football. Lors de son discours du nouvel an 2010 le
président Jacob Zuma annonce que 2010 sera l'année la plus
importante de l'histoire sud-africaine depuis 1994 puisqu'elle permettra de
réitérer l'engagement pour l'unité et la construction
nationale : l'année pendant laquelle les sud-africains s'unissent pour
accueillir la Coupe du monde et assurer la promotion internationale de leur
pays80.
En outre, la FIFA annonce en 2008 que l'édition 2010 de
la Coupe serait encore plus profitable que les précédentes.
Toutefois, l'opinion publique est divisée quant à
l'opportunité réelle de la Coupe.
Toutefois, certains observateurs doutent des
bénéfices économiques et des retombées sociales
notamment sur l'emploi de l'événement, en raison des lourds
investissements touristiques et de la construction et adaptation des
infrastructures au détriment des programmes sociaux.
Le journaliste Christophe Merrett, spécialiste de la
politique du sport en Afrique du Sud, qualifie la politique de la FIFA de
« nouvelle forme de colonialisme » 81 qui fait de l'Afrique
du Sud une scène sur laquelle se joue un événement
hautement médiatique et lucratif. Il estime que les médias se
servent de l'événement pour participer au mythe de
l'intégration nationale par le sport mais qu'en réalité
seuls les Blancs et les élites politico-économiques profiteront
des retombées économiques et des nouvelles infrastructures.
78 Danny Jordan, « Couloured footballer to
world cup main team », The Guardian, 4 mars 2010
79 Thabo Mbeki, Presentation of the President of South
Africa to the FIFA executive committee « it is a tragic day that their
message and ours did not succeed to convince the majority on the Fifa executive
that Africa's time has come, next time we will win (...)it is an African
journey of hope, for South Africa, Africa and the
world».
80 « 2010 New Year's message to the nation by President
JG Zuma » 31 décembre 2009
81 Chritsopher Merrett, « The world cup : we
don't need it », APDUSA Views, 11 novembre 2009 « A new
shape of neocolnialism ».
68
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
Pour d'autres, la dimension symbolique est plus forte que la
controverse : pour l'universitaire de Western Cape Ciraj Rassol, jouer au Green
Point Common du Cap permet de rendre justice à l'histoire puisque ce
terrain était, sous l'apartheid, réservé aux
équipes Noires jusqu'à leur expulsion en 196082.
Rappelons également que le Soccer City où est
donné le coup d'envoi est situé juste à côté
de Soweto, c'est donc un grand symbole pour l'Afrique du Sud.
Toutefois, si la symbolique est effectivement forte, les
conséquences économiques et sociales réelles du mondial
à moyen terme semble donner raison à ses détracteurs.
Tant par la FIFA que par le gouvernement sud-africain, la
Coupe de football est annoncée comme un catalyseur de progrès
social et de construction nationale autour « d'un langage universel
» mais le bilan social et politique est moins enthousiasmant.
L'Afrique du Sud a accueilli 309000 touristes à
l'occasion de la Coupe du monde et ceux-ci ont dépensé
près de 400 millions de dollars. Les études de l'impact de la
compétition arrivent à un consensus : l'effet positif de la Coupe
de 2010 a eu des effets positifs de court terme et limités.
À l'issue de la compétition, l'Afrique du Sud
chiffre 2,1 millions d'euros de pertes Le gouvernement a annoncé un
surplus de croissance de 0,4 point de la croissance du PIB mais cette
croissance est contredite par d'autres études. Les retombées
économiques sont limitées alors que le coût de
l'organisation et de l'amélioration et construction d'infrastructures a
coûté 4,4 milliards de dollars dont près d'1 milliard pour
les stades du Cap et de Durban, ce qui charge au contribuable 100 dollar de
participation.
La FIFA a fait pression sur le gouvernement pour investir. En
effet, alors qu'il était initialement prévu de rénover le
stade de Newlands au Cap pour 25 millions de dollars, la FIFA a insisté
pour la construction du stade de Green Point dont la réalisation s'est
élevée à 400 millions de dollars.
Après déduction des recettes touristiques, le
stade a couté 300 millions de dollars au contribuable sud-africain.
À Durban, le dossier de candidature prévoyait de rénover
le stade de rugby pour 7 millions de dollars, la FIFA a insisté et
obtenu la construction d'un state pour 300 millions de dollars.
Ces faramineuses constructions sont d'autant plus
dénoncées et problématiques que le gouvernement de Thabo
Mbeki est fréquemment condamné pour corruption pour passations
82 « Das ist ein Akt historicher Gerechtigkeit
», entretien avec Ciraj Rassool par Adrien reymond, Basler Zeitung,
28 janvier 2010.
69
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
de marchés publics. Le coût final réel de
la construction et de la rénovation des stades a été
multiplié par huit depuis les estimations initiales.
Dans le film « Farenheit 2010 »,
censuré par les trois principaux diffuseurs d'Afrique du Sud, le
documentariste Craig Tanner questionne la légitimité de la
construction de ces nouveaux stades alors que les équipements
étaient adéquats pour accueillir la Coupe du monde rugby en 1995
et que les programmes sociaux ont un urgent besoin de financement. Rappelons
qu'en 2010, 12 millions de sud-africains vivent dans la rue. Pour le
documentariste, il s'agit là d'un énième
détournement de fonds publics par le gouvernement sud-africain.
D'ailleurs, en 2008, Jimmy Mohlala, vice-président de
la Fédération sud-africaine de football, lance l'alerte et
révèle de sérieuses irrégularités dans
l'appel d'offre pour la construction du stade MBondela. Il est assassiné
en 2009.
Le mondial terminé, le bénéfice des cinq
principales entreprises de construction a augmenté de 1300%. Les
nouveaux stades, disproportionnés et trop couteux à l'entretien,
ne peuvent plus être utilisés. Pour exemple, l'entretien du
Soccer City Stadium est estimé à 2 millions d'euros par
an.
Concernant l'emploi, la Coupe n'a pas durablement crée
de postes et à la fin de juillet 2010, le nombre d'emploi a
diminué de 4,7% par rapport à juillet 2009. Les quelques emplois
crées sont des emplois précaires et mal
rémunérés, les conditions de travail sont d'ailleurs
dénoncées.
Quant aux commerces locaux, l'événement ne
semble pas leur avoir profité non plus puisque la FIFA et ses sponsors
ont conclu des contrats d'exclusivité commerciale portant sur les zones
avoisinant les stades. En vertu de ces contrats, dans un rayon de 1 km autour
des stades, seuls les partenaires officiels sont autorisés à
vendre. Les petits vendeurs sont lésés par ces contrats
d'exclusivité commerciale et ne peuvent pas bénéficier de
l'attractivité du mondial.
Enfin, en terme de progrès démocratique, le
bilan est également déplorable. La FIFA, très soucieuse de
son image, a posé de sévères restrictions aux journalistes
locaux et donc des atteintes aux libertés fondamentales. Les trois
principaux groupes de média ont dénoncé la violation de la
liberté de la presse commise par la FIFA.
Le travail des journalistes doit être consensuel :
promouvoir la Coupe du monde et ne pas diffuser de message négatif.
Selon Pierre de Vos, professeur de droit constitutionnel à
l'université du Western Cape, « les conditions (posées
par la Fifa en matière de couverture
70
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
médiatique) sont plus que probablement
anticonstitutionnelles »83. Cette atteinte est d'autant
plus grave que la démocratie en Afrique du Sud est récente et
fragile, le respect des droits fondamentaux devrait y être une
priorité.
En outre, comme lors des jeux de Pékin et la campagne
de « nettoyage sociale » qui les a accompagnés, au Cap, plus
de 6000 personnes ont été déplacées de force et
3000 habitations de rues détruites pour éloigner les
démunis de la vue des touristes et des médias internationaux.
Rappelons également que seuls 11 300 billets ont
été vendus à des habitants locaux, soit 77% de moins que
ce qui été annoncé. Les contribuables sud-africains
doivent donc assumer, aujourd'hui encore, la lourde dette d'une
compétition à la quelle la plupart n'a même pas pu
assister.
Le bilan de la Coupe du monde de 2010 en terme de
développement économique, de construction nationale et de
progrès social est accablant. Malgré la politique volontariste du
gouvernement, l'événement ne dépasse par les fractures
sociales et les tensions politiques. La récente période post
Coupe du monde indique que, passé l'effet de symbolique et de
catharsis nationale, l'Afrique du Sud est poursuivie par ses vieux
démons : le racisme, l'inégalité sociale, le scandale
politique et la crise économique.
LES PERSPECTIVES DE L'UNITÉ SUD-AFRICAINE AUTOUR DU
FOOTBALL
Aujourd'hui, l'équipe nationale des Bafana Bafana
est majoritairement composée de joueurs issus de trois
équipes sowetanes : les Moroka Swallows, les Orlando
Pirates et les Kaizer Chiefs. Le football sud-africain, nous
l'avons vu, s'est construit autour de l'identité urbaine Noire
sud-africaine. Les Bafana Bafana remportent à domicile la Coupe
d'Afrique des Nations (CAN) en 1996. L'équipe des Orlando Pirates
devient alors championne d'Afrique et est la fierté des
sud-africains issus des townships.
Toutefois, les footballers sud-africains peinent à
évoluer au sein des premières divisions des grands championnats :
seule une trentaine de joueurs joue à haut niveau en Europe, et
seulement en première division et habituée au banc de touche.
C'est une faible proportion en comparaison du nombre de
joueurs issus de l'Afrique de l'Ouest et évoluant dans des clubs
européens (une centaine de joueurs par pays,
83 Constitutionnally speaking, Pierre de Vos,
17 June 2010, site internet consulté le 12 septembre 2016 (
http://constitutionallyspeaking.co.za/on-the-fifa-world-cup-by-laws/)
71
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
majoritairement du Cameroun, du Sénégal, de la
Côte d'Ivoire et une cinquantaine du Congo et de la Guinée).
Ce qui est reproché aux joueurs sud-africains c'est
leur style de jeu hérité des townships, leur jeu est
jugé trop « personnel, sensationnaliste et pas assez scorant
». En outre, les experts européens estiment que les
championnats sud-africains font l'objet d'une médiatisation
exagérée et discréditante et qu'ils ne sont pas
suffisamment accessibles depuis l'étranger. Force est de constater que
les quelques succès footballistiques depuis les années 1990
jusqu'à aujourd'hui n'emporte que faiblement l'intérêt de
la communauté Blanche. La situation est donc assez
éloignée de l'idéal de réconciliation nationale
affiché par les responsables politiques. Comme nous l'avons vu, le
football porte de fortes barrières identitaires.
Le football sud-africain apparaît aujourd'hui encore
comme un sport Noir.
Lors des matches de football, on dénombre très
peu voire aucun supporteur Blanc, aucun joueur Blanc non plus. Seule exception,
lors de la rencontre avec le club de Manchester United contre les deux
équipes sowetanes en 2008 à Ellis Park, de nombreux sud-africains
font alors le déplacement. Interrogé sur le faible engouement des
Blancs pour le football, le porte-paroles de la South African Football
Association, Maryo Senyane déplore « je ne sais pas
pourquoi la majorité des sud-africains Blancs ne vont pas soutenir les
équipes locales »84.
Les préjugés raciaux sont encore bien
ancrés chez les afrikaners, un responsable de la sécurité
du chantier du Mabhida Stadium de Durban, lui aussi interrogé explique
« je n'aime pas ce sport, je n'ai jamais vu un match et je n'en
connais même pas les règles. Au football, il n'y a que les Noirs
sur le terrain, le niveau est faible, notre équipe nationale est sans
intérêt »85.
Le déclin sportif du football sud-africain explique
aussi sa perte de soutien national. Le football sud-africain connaît le
succès dans les années 1990. En 1996 l'Afrique du Sud est alors
classée 19ème au niveau mondial selon le classement de
la FIFA. Depuis 2002, l'équipe est sur le déclin, elle chute dans
le classement pour atteindre aujourd'hui la 62ème
place86. Les Bafana Bafana n'ont pas atteint la finale
depuis la Coupe des Nations Africaines (CAN) de 1998 au Burkina Faso. En 2016,
les Bafana Bafana ne parviennent même pas à se qualifier
pour la CAN de 2017.
L'équipe sud-africaine participera dès le 8
octobre aux matchs de qualification pour la Coupe du monde de Russie en 2018.
L'équipe nationale entend rassembler et fidéliser les sud-
84 Le Monde, Paris, site internet
consulté le 07/06/2009 (
www.lemonde.fr)
85 Le Monde, Paris, site internet
consulté le 11/05/2009 (
www.lemonde.fr)
86 Classement de la FIFA, site internet
consulté le 28/09/2016 (
www.fr.fifa.com/fifa-world-ranking/associations/association=rsa/men/index.html)
72
Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
africains et se qualifier pour le mondial et surtout
convaincre et toucher la communauté Blanche, jusqu'à
présent relativement indifférente au football sud-africain.
Cet objectif semble compromis au regard des dernières
performances sportives de l'équipe et de l'identité des
townships qui leur est indissociable et qui est très
éloignée de la réalité et des préoccupations
des suburbs Blancs. Au-delà de la réussite sportive,
c'est le succès de l'organisation Noire et les progrès de
l'Afrique du Sud dans son ensemble dont le monde se fait l'arbitre. Il s'agit
donc dans un objectif primaire pour l'équipe qui doit encore prouver sa
légitimité tant sportive qu'identitaire sur les terrains.
L'unité nationale reste à jouer en Afrique du Sud.
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Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en
Afrique du Sud
CONCLUSION
Au terme de cette étude, il apparaît que le sport
est un domaine sacré en Afrique du Sud, parce qu'il est inextricablement
lié à la constitution de sa nation et qu'il permet son
rayonnement international. Le sport est l'instrument du changement politique en
Afrique du Sud. Par l'exclusion sportive de l'Afrique du Sud apartheid, la
communauté internationale et l'African National Congress ont
acculé le pays jusqu'à ce que ses dirigeants soient contraints de
céder. Ainsi, le sport, outil de pression, a permis de passer du
régime politique de l'apartheid, régime colonialiste de
ségrégation raciale, à un régime
démocratique égalitaire.
Le sport joue donc indéniablement un rôle
puissant et salvateur en Afrique du Sud. Le gouvernement de l'African
National Congress porté au pouvoir à la chute de l'apartheid
appréhende donc le sport comme un outil d'inclusion et
d'intégration de la communauté Noire.
Le sport, de manière symbolique, permet de rassembler
la nation pour les grands évènements sportifs du pays et
reflète l'image d'une rainbow nation unifiée et
pacifiée. C'est le cas lors de la Coupe du Monde de rugby de 1995 et
lors de la Coupe du Monde de football de 2010. Mais il s'agit d'une
unité ponctuelle et de façade, au détriment d'une
réelle et pérenne transformation sociale. L'Afrique du Sud est
toujours profondément inégalitaire et divisée entre les
différentes communautés raciales qui la composent. Par extension,
le sport sud-africain est toujours très identitaire et stigmatisant.
Le gouvernement de l'African National Congress qui
est au pouvoir de manière ininterrompue depuis la fin de l'apartheid n'a
pas su s'affranchir des vestiges de l'apartheid et a orienté sa
politique vers un modèle économique incompatible avec son
objectif social. La libéralisation de l'économie sud-africaine,
peu réaliste, est un échec économique et une entrave
supplémentaire au développement social. Le président
sud-africain actuel, Jacob Zuma, et son gouvernement, sont en perte de sens et
de crédibilité. Avec eux, c'est le parti historique de la
transformation tout entier qui est sur le déclin.
Gardons espoir, le sport peut continuer à assurer le
changement politique et social en Afrique du Sud, mais c'est à la
condition que les dirigeants sud-africains adoptent des politiques claires,
univoques et fermes en ce sens. L'abandon de l'affirmative action qui
continue de stigmatiser la communauté sportive Noire et qui fait de leur
présence sur le terrain l'objet
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Afrique du Sud
d'une contrainte légale devrait être
envisagé. Il serait judicieux de valoriser le mérite et
l'égalité de traitement des joueurs. En outre, les
retombées économiques des grands évènements
sportifs et de la compétition internationale devraient être
partagés efficacement à travers un système de
redistribution sociale. L'État sud-africain devrait profiter de cette
manne financière pour améliorer les infrastructures sportives et
les écoles des townships, pour ainsi lutter contre la
ségrégation spatiale et permettre le développement des
communautés défavorisées. Il s'agit également de
fournir des moyens aux clubs des townships pour qu'ils puissent
fédérer leur communauté, assurer la formation voire la
professionnalisation de leurs joueurs et, à leur tour, profiter du
succès sportifs des joueurs par-eux formés.
Les clubs tant de provinces que de townships jouent
un rôle crucial dans la cohésion sociale et le
développement économique.
Cette logique de redistribution équitable implique que
le gouvernement sud-africain rompe avec son approche commerciale et
vénale du sport. L'approche actuellement retenue est opposée
à l'objectif de développement. Il s'agit donc de renouer avec
l'idéal sud-africain de Nelson Mandela, d'égalité, de
tolérance et de mixité raciale en se recentrant sur des objectifs
stratégiques de développement et d'intégration.
Pour reprendre un auteur sud-africain engagé dans lutte
contre l'apartheid « the importance of sport and change in South
Africa becomes apparent only with the realization than sport is a reflection of
the total society in South Africa ».87 La transformation
sportive est toujours attendue et souhaitée en Afrique du Sud, parce que
par et à travers lui c'est la société toute entière
qui se mue.
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87 Richard E. Lapchick, Apartheid and the Politics
of Sport, 1976
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BIBLIOGRAPHIE
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Afrique du Sud
Annexe 1 - Photographie d'un stade sud-africain sous
l'apartheid
Annexe 2 - Terrain de cricket pour Blancs dans les
années 1960
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ANNEXES
Annexe 3 - « Terrain de football » dans un township
Noir dans les années 1960
Annexe 4 - Photographie de l'équipe rugby lors de la Coupe
du Monde de rugby de 1995
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Annexe 5 - Photographie de Nelson Mandela et de François
Pienaar à Coupe du Monde
de rugby en 1995
Annexe 6 - Photographie de l'équipe de rugby
jugée « trop Blanche » par le ministre sud-africain
des sports en avril 2016
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Annexe 7 - Photographie d'un match de football de rue dans le
township de Soweto quelques mois avant le mondial de 2010
Annexe 8 - Photographie de l'équipe de football
sud-africaine en 2016
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