Le voleur de Georges Darien, ou l?apprentissage du vol littéraire( Télécharger le fichier original )par Gwladys Choisnet Université Paris IV - Sorbonne - Master 1 de Lettres Modernes Appliquées 2014 |
Université Paris - Sorbonne Paris IV UFR de Littérature française et comparée Master 1 Lettres Modernes Appliquées Le Voleur de Georges Darien, ou l'apprentissage du vol littéraire Gwladys Choisnet Année scolaire 2013 - 2014 Sous la direction de Mme Sophie Basch Soutenance le 27 juin 2014 Somm Introduction « Le Voleur est une sorte de roman édifiant à rebours »1(*). Ami lecteurs, vous êtes prévenus : le livre que nous allons étudier se dérobe sous nos yeux de la première à la dernière phrase. Il faut le lire, le relire, puis le relire encore et encore pour commencer à en saisir le sens. Et là aussi, le bât blesse : Darien, son auteur, s'est fait un malin plaisir à ne pas transmettre de message clair en écrivant son roman. L'écrire ou le voler ? La question est posée dès la première page, dans l'avant-propos : « Le livre qu'on va lire, et que je signe, n'est pas de moi. [...] Je l'ai volé »2(*). La question n'est pas tant de savoir si on doit croire Darien que de suspendre volontairement notre incrédulité, et d'entrer dans son mensonge littéraire. Dès lors, nous devons considérer le personnage de Randal comme une personne à part entière, qui se frotte aux dures réalités sociales de cette fin du XIXème siècle. Le Voleur est paru en 1897, aux éditions Stock, sans que grand-monde ne paraisse s'y intéresser. Georges Darien était alors en exil à Londres, après les « lois scélérates » de 1894 visant à réprimer le mouvement anarchiste, dont les membres étaient tristement connus pour commettre des attentats terroristes. Darien collaborait à diverses revues anarchistes, ce qui lui a valu d'être soupçonné de sympathies libertaires par la justice française. Classé par son premier biographe, Auriant3(*), dans la catégorie des écrivains anarchistes individualistes, Darien a fait l'objet de plusieurs études littéraires sur les relations entre anarchie et littérature. On ne peut nier que le personnage naît de souvenirs et d'interrogations de l'auteur, surtout quand la pensée anarchiste imprègne à ce point l'écriture romanesque de Darien. Cependant, ni les épisodes mal connus de la vie de Darien ni ses convictions anarchistes n'ont, je crois, leur place quand on étudie le Voleur dans une perspective narratologique. Il faut avoir en tête l'idée que l'auteur a voulu faire naître un individu, qui vit par-delà le langage grâce au topos du manuscrit trouvé (Darien s'incarne en tant que voleur du manuscrit) ; il s'agit alors d'étudier le parcours soigneusement mis en scène de cet individu, et de se demander dans quelle mesure l'autobiographie fictive du voleur est un roman de formation. Selon Vincent Jouve, « le roman ne peut se passer d'une illusion référentielle minimale »4(*); le personnage doit faire croire qu'il existe en dehors du papier. C'est donc sur cet a priori que nous avons soigneusement étudié le parcours de Georges Randal dans le Voleur, en voulant mettre au jour une dynamique essentielle dans la composition du récit : celle de l'apprentissage du vol littéraire. Mais d'abord, qu'entendons-nous par « vol littéraire », ou même « apprentissage » ? Quand nous étudions un roman, la question du genre auquel il appartient se pose naturellement à l'esprit du chercheur. Le roman d'apprentissage est une forme dérivée du roman de formation du siècle des Lumières, lui-même héritier des romans picaresques espagnols du XVIIème siècle. Il décrit le parcours chaotique d'êtres malléables soumis aux séductions de la ville, de l'argent et du pouvoir, et continue de revendiquer une double filiation : celle du roman picaresque - dont il reprend la structure de voyage ponctué d'aventures, de rencontres et d'épreuves, mais dont il rejette le style bas au profit d'un style plus noble - et celle du roman pédagogique des Lumières, avec lequel il partage une visée d'éducation sociale, morale, philanthropique.5(*) Le « vol » est l'« action de soustraire frauduleusement ce qui appartient à autrui »6(*), mais il désigne aussi le produit du vol. Pourquoi l'avoir accolé à l'adjectif « littéraire », quand nous savons que la littérature est par essence un bien commun, dont le contenu est exclu du système de propriété matérielle ? L'expression résume en fait les modalités d'emprunt aux autres genres romanesques et littéraires dont Le Voleur est l'archétype. Notre sujet reposait essentiellement au début de notre étude sur la classification à donner à l'oeuvre de Darien, ce qui s'est révélé être extrêmement difficile. Qu'est-ce qui rend ce roman inclassable ? C'est cette question qui nous a d'abord poussé à étudier le roman de Georges Darien, en le comparant à d'autres romans populaires présentant des personnages de voleurs ou de criminels, tels que Rocambole, Arsène Lupin ou Fantômas. Pourquoi ne pouvions-nous pas souligner des parallèles entre ces personnages ? La réponse peut être résolue en étudiant tout d'abord le format des aventures respectives de ces voleurs : Randal ne vit que le temps d'un roman, tandis qu'Arsène Lupin et Fantômas ont à leur actif des dizaines de volumes retraçant leur plus beaux « coups ». Hautement charismatique, très intelligent, capable de faire preuve d'un mépris quasi-aristocratique comme d'une compassion naturellement humaine, Georges Randal est une figure qui se détache nécessairement de ses compères. Le roman appelle immédiatement des comparaisons, notamment pour étudier la formation du protagoniste et son statut de gentleman-cambrioleur. Mais Randal est tellement plus qu'un voleur, tandis qu'Arsène Lupin appartient par essence au monde des masques, de l'aventure et du défi. Lupin est devenu un mythe, tandis que le statut d'auteur quasi-inconnu de Darien a fait au mieux de son personnage une référence anarchiste de la Belle Epoque. Le voleur de Darien n'est pas un personnage habituel : défictionnalisé dès les premières pages, il est l'auteur d'un témoignage haineux (à défaut d'être efficace) de la société de son temps, qui prend des allures de parodie cynique. Mais contrairement aux narrateur-auteurs fictifs des romans d'apprentissage qui l'ont précédé, Randal obtient la libération de sa parole avant sa rédemption. Pas question pour le voleur d'être pris et de payer pour ses fautes, cela équivaudrait à une destruction de son individualité. Il s'agit d'écrire sa rédemption par lui-même, sans l'aide de quiconque. Cet acte démontre jusqu'où la liberté individuelle peut aller, sous la plume de Darien ; si l'homme doit souffrir, c'est parce qu'il l'a bien voulu, et pas sous le coup d'une morale injuste et hypocrite. D'ailleurs, Randal avoue volontiers au lecteur ses actes (cambriolages, chantage et meurtre) mais n'admet pas l'immoralité de sa conduite, parce que la morale est fausse, hypocrite. C'est donc un roman hybride qui se présente à nos yeux, qui n'est pas sans influence ni sans postérité. En empruntant des schémas narratifs propres au roman de formation et des problématiques sociologiques communes au roman d'apprentissage réaliste, Darien parvient à dépasser ces deux genres de roman pour en former un unique. Unique, et pourtant si proche des romans postmodernes de la deuxième moitié du XXème siècle : au lieu de la quête moderniste de sens dans un monde chaotique, les auteurs postmodernes évitent d'en indiquer un, en jouant avec les attentes du lecteur. Pour saper le contrôle univoque de l'auteur sur son oeuvre, ils emploient la métafiction n'hésitent pas à brouiller les frontières entre « littérature populaire » et « littérature supérieure », au point qu'il ne soit plus possible de faire la distinction. Alors, Le Voleur est-il un des premiers romans postmodernes ? Chez Darien, rien n'est jamais laissé au hasard, bien que les apparences le laisse penser. En réalité, son roman est un essai de définition globale de la littérature : il propose au lecteur de faire son propre chemin dans les arcanes et les détours qu'emprunte le héros. « Voulez-vous que vos personnages vivent ? Faites qu'ils soient libres. »7(*) Chez Darien, seul compte l'individu ; le personnage, soumis aux règles romanesques, doit prendre son envol à la fin de ses mémoires pour exister pleinement. Notre hypothèse de lecture est donc que le Voleur n'est ni un roman de formation, ni un roman d'apprentissage, mais un roman individualisant. Nous entendons par « roman individualisant » l'ensemble des processus de marginalisation du personnage, qui devient peu à peu un individu complet et transcendé par son témoignage. Nous étudierons d'abord les caractéristiques du roman de formation tel qu'on peut les voir en filigrane dans le Voleur : les thèmes et valeurs sont en partie fidèles à ceux qu'on peut voir dans les romans de formation qui se multiplient au XVIIIème siècle, même si Randal ne correspond pas tout à fait au héros généralement heureux et intégré. Nous nous demanderons ensuite si le Voleur est un roman d'apprentissage moderne, qui aurait pour but de montrer l'indépassable conflit entre la société et le protagoniste. Enfin, nous verrons que la conclusion de son parcours coïncide avec la fin de la narration, et que le témoignage qu'il laisse derrière lui achève sa quête de l'individualité, dont le lecteur doit se saisir. I/ Le Voleur se présente comme un roman de formation individualisant Les mémoires de Georges Randal reposent sur une intrigue mêlant aventures et pauses narratives dialoguées. La composition de ces aventures, ainsi que les valeurs guidant le héros nous incitent à penser que le Voleur s'apparente au genre du roman de formation, dont il reprend certains codes littéraires. Mais la formation du héros ne répond pas exactement aux critères de définition rigoureux de ce genre : la fin laisse voir un héros en dysharmonie avec la société. 1) Une intrigue qui reproduit le schéma du roman de formation des Lumières - Dynamique du mûrissement Le Voleur relate une grande partie de la vie du narrateur, Georges Randal, et s'organise en étapes initiatiques où il apprend des leçons qui lui seront utiles. Dans Les années d'apprentissage de Wilhelm Maister, cet apprentissage suit scrupuleusement trois phases de formation : l'enfance, la jeunesse et la maturité. Florence Bancaud-Maenen montre tout d'abord que le roman de formation comporte un court récit de la naissance du héros : « C'est souvent avec une étonnante précision que le narrateur décrit les circonstances exactes de sa naissance, qui détermine [...] la vie entière du protagoniste »8(*). Ainsi, dès les premières pages du roman, Randal déclare sur un ton facétieux : « Je me présente - très bien (j'en ai conservé l'habitude) - un matin d'avril, sur le coup de dix heures un quart. »9(*). Cette naissance prédestine non seulement la vie du héros, qui aura toujours des habitudes qu'on peut qualifier de bourgeoises, mais son existence même est privée de sa contingence, elle n'est pas librement choisie. En effet, les différentes facettes autoritaires et morales de la société, incarnées par les figures du curé et des voisins, poussent le couple Randal à concevoir un héritier : un enfant représente une transmission d'héritage, des valeurs de la bourgeoisie, une pérennité du nom de famille... Mes parents ne peuvent plus faire autrement. Tout le monde le leur dit. On les y pousse de tous les côtés. Mme Dubourg a laissé entendre à ma mère qu'il était grand temps ; et ma tante Augustine, en termes voilés, a mis mon père au pied du mur. - Comment ? Des gens à leur aise, dans une situation commerciale superbe, avec une santé florissante, vivre seuls ? Ne pas avoir d'enfants ? [...]Et la fortune amassée, où ira-t-elle ? Et les bons exemples à léguer, le fruit de l'expérience à déposer en main sûre ?10(*) Du point de vue de Randal, cette appartenance à la sphère bourgeoise n'est pas un atout, mais un obstacle à dépasser. « L'ambition peut permettre au protagoniste d'échapper à son milieu d'origine »11(*), toujours selon Florence Bancaud-Maenen. Dans le cas du petit Georges Randal, c'est la clairvoyance associée à un instinct de révolte qui va lui faire prendre conscience de sa personnalité qu'une éducation aveugle institutionnalisée cherche à écraser. La relation qu'entretient Georges avec ses parents est ambigüe : mélange d'amour et de mépris qui transparaît dans la façon dont sont racontées les anecdotes de l'enfance : Un jour, comme j'étais tout petit, elle me tenait sur ses genoux quand on est venu lui annoncer qu'une traite souscrite par un client était demeurée impayée. Elle m'a posé à terre si rudement que je suis tombé et que j'ai eu le poignet foulé.12(*) Le conflit avec la sphère familiale marque la transition entre l'enfance et la phase de mûrissement de l'individu. Randal refuse de se conformer aux valeurs de sa classe sociale car ce milieu délétère est trop aliénant : « on nous apprend à avoir peur.»13(*). Quitter sa famille permet de ne pas tomber sous la domination de son oncle, qui lui vole déjà son héritage. Pour ne pas subir son oppression toute sa vie, Randal cherche une autre figure d'autorité qui pourra lui prodiguer des conseils, et se tourne ainsi vers le milieu des marginaux. La rupture avec la famille est consommée quand il commet son premier vol : symboliquement, il s'exile juste après son crime en Belgique pour commencer sa vie d'insaisissable. La phase de mûrissement dans la formation du héros couvre une longue période, qu'on peut schématiquement délimiter comme allant du chapitre III au chapitre XV. Celui-ci marque le milieu exact du roman, ainsi que le point culminant dans la carrière de Randal. En effet, ce chapitre relate l'ultime vol, celui de l'identité du nouveau président du Conseil, rien de moins. L'une des caractéristiques de cette phase de mûrissement est de jalonner le parcours du héros d'épreuves initiatiques, qu'il doit subir ou surmonter. Selon Florence Bancaud-Maenen, elles « lui permettent, ayant acquis le recul nécessaire, de dégager de ses expériences des leçons de vie »14(*). Dans le cas de Randal, les épreuves initiatiques sont des étapes anéantissant toute naïveté chez le héros. La désillusion prend d'abord la forme de la mort : confronté à l'exécution d'un condamné à la guillotine, le narrateur prend conscience de la violence du combat dans lequel il est engagé. Cet épisode provoque l'émergence d'une volonté politique, qui se révèlera être elle aussi une désillusion. Bien décidé à troquer sa passivité initiale face aux discours enflammés de ses mentors contre un plus grand dynamisme, il rencontre successivement des socialistes et des anarchistes. « Hélas ! Cette bonne nouvelle n'était pas bonne, et elle n'était pas nouvelle non plus »15(*). C'est la deuxième épreuve initiatique, analysée par Patrice Teronne : « la stratégie adoptée [par les socialistes] perpétue l'oppression que subissent les classes populaires et l'individu en particulier »16(*). Mais ces épreuves lui apportent une forme de sagesse (certes teintées de cynisme) et le rendent plus insensible aux revendications politiques de tout bord : il n'est pas vraiment convaincu par l'explosif projet de Canonnier. Les critiques contre les mouvements politiques se font plus virulentes après cette déconvenue, et notamment la visite de Courbassol à Malenvers, qui est l'objet de caricatures et de moqueries. [...]et au dernier soupir du trombone, M. le maire, rouge jusqu'aux oreilles et fort gêné par son faux col, prononce un discours que Courbassol écoute le sourire sur les lèvres. M. le maire rend hommage aux qualités de Courbassol, à ses talents supérieurs qui l'ont recommandé depuis longtemps au suffrage de ses concitoyens et le mettent hors de pair, à sa haute intelligence qui lui fait si bien comprendre que la liberté ne saurait exister sans l'ordre sous peine de dégénérer en licence ; et souhaite le voir un jour - et ce jour n'est peut-être pas loin, Messieurs ! - à la tête du gouvernement.17(*) Ce discours rapporté à la forme narrativisée ajoute une distance ironique dans l'énonciation du narrateur, qui nous fait comprendre que Courbassol est tout l'inverse d'un bon politicien. Les épreuves initiatiques peuvent également prendre la forme de l'amour. Le roman est traversé par de nombreuses figures féminines, que Randal recroise au gré de la narration. La première et la plus importante est Charlotte, sa cousine au courage sans égal : enceinte de Randal et abandonné par lui, elle quitte son père pour retrouver Randal à Londres. Après la mort de leur fille et leur trois mois de bonheur à Monte-Carlo, c'est elle qui prend la décision de partir pour calmer ses angoisses terribles. Randal apprend de cette relation que son individualité ne peut accepter d'autre état que la solitude du coeur : après tout, il croit « qu'il faut se laisser lier par rien, surtout par les serments qu'on se fait à soi-même »18(*). Ses autres maîtresses lui apprennent le pouvoir de la débrouillardise et de la force de la volonté féminine, des valeurs extrêmement modernes pour une époque qui n'était pas tendre avec la nature prétendument faible des femmes. Contrairement aux rencontres amoureuses de Gil Blas, qui doit en grande partie son ascension sociale au pouvoir qu'il exerce sur les femmes, Randal ne s'élève pas socialement grâce à elles (il fait déjà partie de la bourgeoisie, classe sociale dominante aux mains de laquelle le pouvoir politique est concentré), mais parvient à rajouter de la crédibilité dans sa supercherie. On peut considérer que c'est grâce à la rencontre avec Renée que ses aventures dans la sphère parlementaire commencent. Le roman utilise l'espace « tantôt pour dire le désir amoureux, tantôt pour en démontrer l'impossible satisfaction »19(*). Il est vrai que les relations de Randal sont toujours entrecoupées de voyages, comme si l'éloignement spatial était la conséquence logique du sentiment amoureux, qui se traduit également par des ellipses dans le texte. Par exemple, au début du chapitre XIX, on apprend qu'il s'est passé un mois entre le départ d'Hélène et la réception de sa lettre. Peut-être une manière de cacher au lecteur une sentimentalité qui semble tant révulser Randal : «Certaines qualités me feront défaut ? C'est fort possible. La sentimentalité, par exemple. Non, je ne suis pas sentimental.»20(*). Il répugne à afficher trop d'apitoiement sur soi, et exprime sa peine après le départ de Charlotte en une phrase très (trop ?) sobre : « Ah, je ne pourrai pas dire quels ont été mon désespoir et ma peine quand j'ai eu la certitude du départ de Charlotte »21(*). Enfin, la phase de `sagesse' du héros, qui correspond à la dernière partie de la narration en chronologie linéaire, se caractérise par une complète maîtrise de sa profession. Tout d'abord, Issacar et Roger lui apprenne les subtilités matérielles du métier. Il commet son deuxième vol en compagnie de Roger, chez un « honnête industriel »22(*) de Bruxelles. Roger lui indique précisément la marche à suivre : - Ecoute-moi bien, me murmure-t-il à l'oreille. Nous allons descendre ; moi, je m'arrêterais au troisième étage ; toi, tu continueras jusqu'au rez-de-chaussée avec la lanterne ; tu tireras tout doucement les trois gros verrous que l'industriel pousse tous les soirs avant de se coucher et tu t'assureras que la porte d'entrée peut s'ouvrir facilement [...] Allons.23(*) Ce qui frappe dans cette scène d'initiation, outre la précision des détails pour décrire le cambriolage en lui-même, c'est l'adaptabilité de Randal face à la situation. Les autres cambriolages qu'il effectue ne seront pas décrits aussi minutieusement car, sous la tutelle de Roger, il a parfaitement compris dès la première fois comment opérer. Pour appuyer cette affirmation, nous citerons Randal, qui résume son deuxième cambriolage à Paris : « Le coup à Paris était d'une simplicité enfantine ; ce n'a été qu'un jeu pour moi ; le métier commence à m'entrer dans les doigts, comme on dit »24(*). Preuve supplémentaire de son habileté, il effectue ce deuxième cambriolage seul, sans aucune aide pour préparer sa fuite éventuelle. Randal va donc facilement s'intégrer dans le monde des voleurs en retenant tous les codes de cette sphère sociale marginale : ainsi, l'hôtel du roi Salomon devient un repère spatial constant dans le roman, et ce dès la première mention : « Aucun voleur chic ne descend ailleurs à Bruxelles ; excepté quand les affaires l'exigent, bien entendu. »25(*). Plus Randal mûrit, plus cet hôtel devient symbole de sédentarité pour lui, comme on peut le voir au chapitre XXV : Un établi, des étaux, une petite forge, des outils de toute sorte accrochés aux murs démontrent péremptoirement que la maison est une maison bien tenue, confortable, désireuse de placer à la disposition des voyageurs spéciaux qui forment sa clientèle toutes les commodités qu'ils chercheraient en vain ailleurs.26(*) Nous pouvons donc dégager une dynamique du mûrissement des aventures de Randal, en tenant compte du processus de vieillissement physique du héros ainsi que des expériences et des rencontres auxquelles il fait face. Sans pour autant coller à tout prix un schéma hiérarchisé d'une formation progressive de l'individu par-dessus l'intrigue du Voleur, nous voyons une ressemblance certaine entre son parcours et celui des héros de romans de formation du XVIIIème siècle, tel Whilem Maister dans le roman éponyme de Goethe. - Thématique du voyage Cependant le héros de Darien a des influences picaresques explicites : les nombreux déplacements et son intégration parmi les plus hautes sphères du pouvoir comme parmi les couches sociales les plus basses font de lui l'égal d'un Lazarillo de Tormes dans une société beaucoup plus cynique et cruelle. La thématique du voyage compte pour beaucoup dans la définition du genre picaresque, ainsi que le montre Florence Bancaud-Maenen : Il repose sur un récit d'aventures linéaires, fortement empreint de la subjectivité du héros, qui traverse différents univers, surmonte maintes crises et tire de son expérience du monde une certaine forme de lucidité.27(*) Le voyage permet non seulement aux héros de s'affranchir de la structure familiale de base (sa cousine et son oncle) mais aussi de se reconstruire progressivement une autre petite famille, incarnée par Roger, sa soeur et ses parents. L'exil volontaire est également un des incidents perturbateurs qui va mettre en route l'intrigue : Randal n'aurait jamais rencontré Issacar s'il n'était pas sorti de chez lui. La narration quasi-linéaire que met en place Randal dans ses mémoires permet d'observer des déplacements constants entre trois villes importantes : Paris, Londres et Bruxelles. Sans s'appesantir sur le fait que Darien a probablement séjourné dans ces trois villes28(*), précisons qu'il s'agit là de lieux symboliques discernables par les défauts et qualités qui leur sont attribués par le narrateur. Par exemple, Londres est la ville de tous les possibles, en bien comme en mal : c'est là que Randal peut écouler son butin grâce à Paternoster, et qu'il sauve Annie en lui proposant d'être gouvernante dans sa maison. Mais c'est aussi là qu'il commet un meurtre et qu'il perd sa fille. De plus, Londres est une ville extrêmement contrôlée, au contraire de Paris qui accepte bien volontiers les hypocrites aux poches pleines : Mais j'irais vivre à Paris, tout de même, pour me distraire ; il me semble que j'ai des lois d'airain qui me compriment le cerveau ; et l'air de Londres est malsain pour ces maladies-là.29(*) Cela m'épouvante, un peu, pourtant, de retourner à Londres. C'est si laid et si noir, à côté de Paris !30(*) Randal crée donc une opposition entre Londres, ville de l'obscurité grâce à laquelle le crime est rendu possible mais traqué, et Paris, la Ville Lumière, où toutes les apparences se doivent d'être brillantes, riches, comme la société des bourgeois qu'il fréquente chez Renée Mouratet. Bruxelles (et plus globalement la Belgique) est un pays de trahison et de chantage, qui accompagne parfaitement les machinations des voleurs. L'hôtel du roi Salomon est un lieu emblématique : représentatif de la microsociété très chaleureuse des cambrioleurs, il est tenu par un hôtelier qui ne manque jamais l'occasion de faire une bonne affaire : « Comme vous avez raison d'avoir des sentiments religieux, monsieur Randal. C'est tellement nécessaire, dans l'existence ! Nous disons trois bouteilles, n'est-ce pas ? »31(*) C'est dans ce pays que Randal manque de se faire attraper, à Anvers, alors qu'il commet un cambriolage. Enfin, la Belgique est la terre natale de Geneviève Delpich - ou plutôt Geneviève de Brabant, comme la surnomme Randal au chapitre XVI. Manipulatrice jusqu'à l'extrême, elle sait user de ses charmes pour obtenir ce qu'elle veut. Pour quitter son mari, elle n'hésite pas à se poser en victime d'un chantage afin d'obtenir l'aide de Randal, qui s'attribue le rôle de Golo : « me voilà transformé en infâme Golo ! »32(*). En faisant référence à cette légende33(*), Randal crée un parallèle entre la fuite volontaire de Geneviève Delpich hors de Belgique et l'exil forcé de Sainte Geneviève dans la forêt, loin de son mari. Il donne l'impression de réécrire l'histoire en soulignant le contraste entre les causes de ce voyage. L'important n'es pas tant d'avoir une explication à donner à cet exil loin de la cellule familiale, mais de continuer à voyager en se tenant à ses résolutions de départ. Le voyage permet à l'être d'assumer une autre identité en toute impunité, sans que personne ne sache la vérité sur ce qu'il était avant. « L'instabilité reflète aussi le refus des certitudes, le désir d'aller toujours plus loin dans la recherche de l'absolu »34(*). Comme chez Arsène Lupin, cette philosophie du voyage est présente chez Randal, ce qui le pousse à ne jamais s'établir dans un endroit fixe. Il est constamment en mouvement, insaisissable, pour les personnages secondaires dangereux comme pour les lecteurs. Randal s'invente une profession d'ingénieur des écluses au début du roman et garde cette couverture pour justifier ses déplacements incessants : |...]et nous n'ignorons point que c'est à votre beau talent d'ingénieur que le monde doit la construction, à l'étranger il est vrai, de ce magnifique ouvrage d'art... cet aqueduc [...] à Nothingabout.35(*) Les voyages sont aussi le vecteur grâce auquel Charlotte et lui peuvent vivre trois mois de bonheur après la mort de leur enfant. Ces trois mois ne sont pas pour autant synonyme d'introspection, mais de « confrontation à des réalités différentes »36(*) qui parviennent à leur faire surmonter - pour un temps seulement - la perte douloureuse de leur fille. Au fur et à mesure, on a l'impression que tous ces voyages finissent par former une habitude de vie naturelle. Racontées d'un bout à l'autre au début (on se rappellera l'épisode avec le Monsieur Jovial et le Monsieur Triste dans le wagon de train37(*)), ils sont à peine mentionnés à la fin. « Le lendemain, je pars pour Londres »38(*). Peut-être est-ce dû au fait que ces déplacements se retrouvent tous liés les uns aux autres, par des liens de causes à effets et de réapparition de personnages. Comme le signale Umberto Eco39(*), la scène de reconnaissance est un des ressorts narratifs fréquemment utilisés dans les romans feuilletons. La réapparition d'un personnage permet de mettre en exergue les changements de temps et d'espace qui se sont opérés entre la première et la deuxième rencontre. Par exemple, Margot gagne en assurance entre sa rencontre avec Randal en tant que bonne des Montareuil et le moment où Randal la reconnaît sous les traits d'une « cocotte » dans Hyde Park : En voilà une là-bas, qui semble une reine, et qui a laissé échapper un geste d'étonnement en jetant les yeux sur moi. [...] - Enfin, te voilà ! s'écrie-t-elle en se précipitant au-devant de moi. Mais d'où sors-tu ? Où étais-tu ?40(*) En résumant ses pérégrinations, elle montre à Randal qu'elle a tracé son chemin dans la bonne société, en assumant une autre identité : « Eh bien, mon cher, Marguerite de Vaucouleurs, c'est moi ! »41(*). Ici aussi, ce voyage vertical à travers les classes sociales se solde par un changement de personnalité et une expérience du monde profitable pour Marguerite et Randal: grâce à son statut de maîtresse de Courbassol, Randal évite l'enquête gênante qui suit la mort de Renée Mouratet. On pourrait remarquer que les voyages de Randal ne suivent pas vraiment une dynamique de progrès propres aux romans de formation du XVIIIème siècle. Certes, comme nous l'avons montré, chaque voyage permet « au héros d'agrandir le cercle de ses potentialités »42(*), mais n'est pas forcément plus instructif que le précédent. Toujours orienté vers le but poursuivi, la quête de l'individualité, le voyage échoue à donner à Randal les réponses qu'il cherche. Il ne parvient à trouver une sérénité relative que dans une famille de substitution, celle de Roger-la-Honte : Voilà de bons parents ! Ils veulent qu'on mange, qu'on boive, qu'on dorme, qu'on s'amuse et qu'on suive librement sa vocation. Si tous les parents leur ressemblaient, la famille ne serait pas ce qu'elle est, pour sûr.43(*) On s'aperçoit en fait qu'à force d'agrandir le cercle de ses potentialités, Randal ne sait plus quelle direction prendre. De là à dire qu'il a trop voyagé, ce serait porter un jugement négatif sur la fonction du voyage dans sa formation, alors qu'elle est plutôt positive. Les voyages lui font entrevoir des existences possibles, tandis que son individualité se construit face à des modèles dont il s'inspire mais qu'il ne suit pas entièrement, de peur de perdre son instinct d'être unique. - Le rôle des mentors Au début du roman, on découvre que Randal a perdu ses parents quand il était encore enfant. Des figures d'autorité et de sagesse vont donc se succéder pour tenter de remplir ce rôle d'éducateur. C'est d'abord au reste de sa famille que le jeune Randal est confié. De son grand-père, le jeune Randal ne retient qu'une ou deux maximes : « il ne faut pas manger tes ongles parce qu'ils sont à toi »44(*). Plus tard, il détournera l'autre leitmotiv (« Le code est formel »45(*)) pour son profit personnel. A cette figure autoritaire bourgeoise s'ajoute celle de l'oncle, personnage au rôle ambigu pour Randal. Au premier abord, il semble ne pas remplir son rôle de tuteur correctement, car il vole l'héritage de Randal. Cependant, il exerce sur lui une fascination indéniable, qu'on peut apercevoir dans le portrait moral qu'il en fait : Il y a quelque chose d'assez effrayant chez mon oncle ; c'est l'absence complète de tout autre besoin que l'appétit d'autorité. Tous les autres sentiments n'ont pas été, en lui, relégués à l'arrière-plan ; ils ont été extirpés, radicalement ; et ce sont leurs parodies, jugées utiles, qui sont venues reprendre la place qu'ils occupaient. Cet âpre désir de domination, qui est l'effet bien plus que la cause de son avarice, le libère même des griffes des deux passions qui ont donné naissance à sa cupidité : l'orgueil, qui le conduirait au mépris ou à l'évaluation inexacte des forces des autres ; et la luxure, qui l'écarterait sans cesse de son but par la fascination de la chair. J'ai rarement entendu, dans ma vie, un homme juger avec autant de bon sens et d'impartialité les êtres et les choses [...].46(*) Randal hait sa cupidité et son hypocrisie, mais reconnait paradoxalement un vrai individu, talentueux et machiavélique, certes ; et il admire sa volonté farouche d'amasser le plus d'argent possible sans se soucier de qui que ce soit. Il va même commencer sa carrière de cambrioleur dans cet état d'esprit. Je veux être un voleur, sans épithète. Je vivrai sans travailler et je prendrai aux autres ce qu'ils gagnent ou ce qu'ils dérobent, exactement comme le font les gouvernants, les propriétaires et les manieurs de capitaux.47(*) Mais son oncle n'entre pas dans la définition du mentor que donne Florence Bancaud-Maenen : « un maître à penser qui incarne la voix de la raison, de la vertu et de la sagesse »48(*). Dans le cas du Voleur, étant donné que tous les codes moraux sont détournés au profit de la reprise individuelle, on peut considérer que la raison est l'instinct qui pousse Randal à la vengeance. De ce fait, les mentors vont être ceux qui vont le guider non pas vers le droit chemin, mais vers le cambriolage et le chantage. Son oncle ne peut donc pas être un mentor, puisqu'il lui répète des conseils complètement opposés à la vision du monde de Randal : « Le meilleur moyen de réussir aujourd'hui est encore de s'attacher à quelque chose ou à quelqu'un. L'indépendance coûte cher »49(*). La première rencontre avec Issacar, son premier véritable mentor, est placée sous le signe du mystère : une ellipse sépare la fin du chapitre II et le début du chapitre III, si bien qu'on ne saura jamais dans quelles circonstances Randal a rencontré Issacar. Son éducation aborde tantôt les aspects matériels de la profession, tantôt les aspects philosophiques : Le vieux précepte « tu ne voleras pas » est excellent ; mais il exige aujourd'hui un corollaire : « tu ne te laisseras pas voler ». Et dans quelle mesure faut-il ne pas voler, afin de ne point se laisser voler ? Croyez-vous que ce soient les Codes qui indiquent la dose ?50(*) Mais Randal se rend bien vite compte qu'il est inadéquat, car « incomplet » : il ne peut pas lui donner des pistes à suivre sur la quête de son individualité : C'est un incomplet, un homme qui a des trous en lui, comme on dit. Apte à formuler exactement une idée, mais impuissant à la mettre en pratique ; ou bien, capable d'exécuter un projet, à condition qu'il eût été préparé et que le hasard seul en eût assuré la réussite.51(*) Néanmoins, c'est grâce à lui qu'on peut observer le cheminement de pensée de Randal, mis en scène dans des dialogues aux allures de réquisitoire dans le chapitre V. Il est bien évident que l'homme, en général, est avide de gains illicites et que le petit nombre de ceux qui n'ont pas assez d'audace pour agir en pirates, avec des lettres de marque octroyées par le Code, rêvent de se conduire en forbans. Le genre humain est admirablement symbolisé, à ce point de vue, par le trio qui fit semblant d'agoniser, voilà dix-huit siècles, au sommet du Golgotha : le larron légal à droite, le larron hors la loi à gauche, et Jésus la bonté même, représentant la soumission craintive aux pouvoirs constitués, au milieu. Seulement, quand on a dit cela, on n'a pas dit grand-chose. On a établi les éléments inaltérables de l'âme actuelle, mais on a ignoré les diversités extérieures de son agencement. Il y a fleur et fleur, bien que primordialement, toutes les parties de la fleur soient des feuilles, et il y a filous et filous, bien que, par leur fond, tous les hommes soient des fripons.52(*) Dans cette tirade, on retrouve tous les aspects de la grande rhétorique : généralisation, affirmation renforcée par des adverbes, utilisation d'une parabole pour dynamiser l'argumentaire. Les beaux discours d'Issacar sont à la base de l'image du voleur que Randal se construit soigneusement. Il va voir un autre mentor spirituel : l'abbé Lamargelle. De par son lien avec l'Eglise, Randal l'écoute attentivement dès le début, même s'il met du temps à se dévoiler en tant que voleur. C'est bien l'abbé Lamargelle qui dit précisément à Randal quoi faire, et où opérer : « j'ai été mis au courant de votre habileté à enfreindre le deuxième commandement, et je vous ai préparé une petite expédition »53(*). L'abbé Lamargelle représente l'excellence dans l'art de l'hypocrisie : un voleur en soutane est insoupçonnable, comme il le dit lui-même : - Si vous pensez ce que vous dites, m'écrié-je malgré moi, pourquoi portez-vous votre robe ? - Pour m'en servir ! répond l'abbé en se levant avec un grand geste. Afin de m'en servir pour moi-même, pour mes intérêts, pour mes idées - des idées que j'ai et que je crois grandes, quelques fois ! - Dites donc ! Pourquoi portent-ils des couronnes, vos rois ? Des armes, vos soldats ? Des toges, vos professeurs ? Des simarres, vos juges ? Moi qui suis une force, qui veut être un homme et faire des hommes, il me serait impossible d'exister si je ne portais pas cette défroque. J'aurais l'air d'exister par moi-même !54(*) Il le laisse libre d'aller voir dans les mouvements socialistes et anarchistes, bien qu'il exprime son scepticisme en leur capacité à fomenter une vraie révolution : Autrefois, quand on était las et dégoûté du monde, on entrait au couvent ; et quand on avait du bon sens, on y restait. Aujourd'hui, quand on est las et dégoûté du monde, on entre dans la révolution ; et lorsqu'on est intelligent, on y sort. Faites ce que vous voudrez. Je n'empêcherai jamais personne d'agir à sa guise.55(*) Pour Randal, son mentor n'a pas un rôle d'éducateur, car il est déjà allé au collège pour savoir lire, écrire, et compter. Il n'a pas non plus l'obligation de le guider dans le droit chemin en remplissant sa tête de maximes et de conseils, comme Mentor dans Les aventures de Télémaque56(*). Les guides qui vont compter énormément dans sa vie aventurière sont ceux qui se racontent eux-mêmes, et qui laissent sa personnalité se développer. Comme Randal est d'ores et déjà imprégné de valeurs - le sens de la justice, l'instinct de préservation et de liberté - il ne reste qu'à lui inculquer un idéal de voleur, afin de le pousser à ne jamais renoncer à l'équilibre du monde. Le dernier discours de Lamargelle en est truffé d'exemples : il imagine une époque où l'Individu se libèrera du poids de la société par des actes forts, sans peur : Oui, le jour où l'Individu reparaîtra, reniant les pactes et déchirant les contrats qui lient les masses sur la dalle où sont gravés leurs Droits ; le jour où l'Individu, laissant les rois dire : « Nous voulons », osera dire : « je veux » ; où, méconnaissant l'honneur d'être potentat en participation, il voudra être simplement lui-même, et entièrement ; le jour où il ne réclamera plus de droits, mais proclamera sa Force ; ce jour-là sera ton dernier jour, ergastule des Foules Souveraines où l'on prêche que l'Homme n'est rien et que l'Humanité, tout ; où la Personnalité meurt, car il lui est interdit d'avoir des espoirs en dehors d'elle-même ; ton dernier jour, bagne des Peuples-Rois où les hommes ne sont même plus des êtres, mais presque des choses - des esprits désespérés et malsains d'enfants captifs, ravagés de songes de désert, de rêves dépeuplés et mornes- ; ton dernier jour, civilisation du despotisme anonyme, irresponsable, inconscient et implacable - émanation d'une puissance néfaste et anti-humaine, et que tu ne soupçonnes même pas !...57(*) Bizarrement, aucun de ses mentors ne donne l'idée à Randal de raconter ses mémoires. Il semble que Roger soit le seul au courant de son projet, et, loin de porter un jugement de valeur sur celles-ci, il lui fournit une nouvelle aventure à raconter : « Eh bien, je vais te raconter une petite histoire que tu pourras sans doute utiliser ; elle est assez cocasse »58(*). Ainsi, son plus grand accomplissement reste libre de toute influence, et en cela il est significatif que le credo de Lamargelle (et par extension, celui de Randal) soit dit au dernier chapitre : « Vous êtes un hypnotisé et un voleur ; cela ne fait pas un homme. Tâchez d'être un homme... »59(*). C'est le seul mot d'ordre que l'abbé lui laisse, or on s'aperçoit que Randal le suit depuis le début de son existence racontée ! Tout se passe comme si le personnage qu'il se crée en racontant ses mémoires était modelé par les préceptes d'Issacar et de Lamargelle. De nature trompeuse et rebelle dès son enfance, il cherche sans relâche à se libérer des chaînes néfastes de la société représentée par la famille, la loi, le parti politique... Randal a d'autres mentors : à l'occasion d'une discussion dans le chapitre VI « Plein Ciel », Roger lui montre les pouvoirs d'une belle oeuvre d'art : Je ne sais pas si tu t'en es aperçu, continue Roger ; mais les toiles des grands maîtres qui illuminent les murs des musées, les poèmes de pierre où de marbre qui resplendissent sous leurs voûtes, sont des appels à l'indépendance. Ce sont des cris vibrants vers la vie belle et libre, des cris pleins de haine et de dégoût pour les moralités esclavagistes et les légalités meurtrières.60(*) Cette éducation esthétique est essentielle pour Randal, on peut penser que c'est en partie grâce à cela qu'il se décide à créer sa propre oeuvre d'art, son manuscrit. Ceci expliquerait pourquoi Roger la Honte est le seul à être au courant des écrits de Randal, parce qu'il est lié à l'art depuis sa première rencontre avec lui, depuis son premier vol même : Un jour, au Louvre, j'ai volé un tableau. Cela s'est fait le plus simplement du monde. L'après-midi était chaude ; les visiteurs étaient rares ; les gardiens prenaient l'air auprès des fenêtres ouvertes. J'ai décroché une toile de Lorenzo di Credi, une Vierge qui me plaisait beaucoup ; je l'ai caché sous un pardessus que j'avais jeté sur mon bras et je suis sorti sans éveiller l'attention.61(*) La mère de Roger, elle, va apprendre à Randal à relativiser sa souffrance et sa haine en lui racontant son expérience : « Nous sommes plus heureux que nous ne pourrions le dire, depuis... depuis que nous nous sommes résolus à ne plus nous laisser guider par des préceptes qui nous condamnaient à la misère perpétuelle »62(*). Ses pensées pleines de bon sens empêchent Randal de se précipiter vers la vengeance en tuant son oncle : « Il faut se faire une raison, et prendre le monde tel qu'il est - pas trop au sérieux »63(*). Ainsi, il attendra que son oncle meure naturellement pour rédiger un faux testament et récolter ce qui reste de sa fortune, tout en se moquant de lui jusqu'au bout : En attendant, vous aurez à payer les frais d'obsèques... - Ils ne seront pas forts élevés. Mon oncle demande à être conduit au champ du repos dans le corbillard des pauvres.64(*) Les nombreux mentors de Randal ont pour rôle de remplacer ses parents dans leur fonction d'éducateur, en le formant dans des domaines aussi variés que la philosophie politique, le crochetage de serrure, l'influence libératrice de la beauté esthétique et le bon sens populaire. Sans jamais lui prodiguer conseils inhibiteurs et interdits sanctionnés, ils l'encouragent au dialogue, à l'action directe et à la création. En somme, ils représentent tous la famille trop tôt disparue sans son aspect démolisseur de personnalité. L'intrigue comporte donc bien des éléments qu'on retrouve dans les romans de formation, parmi lesquels le mûrissement progressif du personnage principal, le rôle essentiel du voyage dans la construction de sa personnalité et l'existence de mentors qui lui prodiguent des conseils. On peut néanmoins dire que Darien, par l'intermédiaire de Randal, ne s'identifie jamais complètement à ce genre de romans : tout est fait pour que Randal s'accomplisse en passant par le monde criminel, ce qui serait impossible dans un roman de formation des Lumières où le but avoué est de montrer aux lecteurs un exemple de citoyen éclairé et intégré à la société. Nous allons voir par la suite que cette distorsion continue : Randal ne devient pas le citoyen parfait, mais bien un individu libre et complet. 2) Des valeurs positives guident le héros Tout au long de ses mémoires, Randal se fixe des principes structurant son parcours et sa personnalité. A l'instar d'Edmond Dantès, sa principale préoccupation est de se venger de celui qui l'a spolié de son héritage. Mais ce but se double d'une quête existentielle pour parvenir à construire son individualité. - Se faire justice, quitte à employer la loi du talion Paradoxalement, en lisant le roman du Voleur, on découvre un personnage obsédé par la justice, alors qu'on pouvait s'attendre à un individu, froid, égoïste, qui ne se soucie jamais de l'injustice qu'il commet en volant autrui. L'idéal de justice est ce qui le guide constamment : comment Randal le définit lui-même ? L'idée de justice est en premier lieu associée à un souvenir d'enfance : son père donne au chien le pain d'épice qui lui revenait sous prétexte qu'il l'a mérité : « Puisqu'il l'a gagné, a prononcé mon père, qu'il le mange ! »65(*). Le mérite et la récompense sont des valeurs traditionnellement bourgeoises, qu'on voit ici poussées dans leur logique jusqu'au ridicule et à la cruauté : c'est l'enfant qui aurait dû recevoir le pain d'épice. Cette anecdote fonde d'un côté la combativité de Randal, résolu à user de tous les moyens pour vivre heureux, et de l'autre son mépris pour le paternalisme bourgeois qui croit savoir mieux que tout le monde qui est méritant et qui ne l'est pas. Mais la justice est aussi liée à l'image de la balance, de l'équilibre qui régule la société entre voleurs et « larrons légaux », comme Randal les appelle. C'est dans les premiers dialogues entre Issacar et Randal qu'on retrouve cette idée : Le vieux précepte : « tu ne voleras pas » est excellent; mais il exige aujourd'hui un corollaire : « tu ne te laisseras pas voler. Et dans quelle mesure faut-il ne pas voler, afin de ne point se laisser voler ? Croyez-vous que ce soient les Codes qui indiquent la dose ?66(*) L'équilibre entre les deux parties se trouve brisé dès que son oncle, le larron légal, vole Randal, le voleur en devenir. C'est pour le rétablir (et récupérer son héritage) que Randal se forme au métier de voleur, sous les préceptes d'Issacar. Il apprend à ses dépens que la restitution de l'équilibre de départ est un jeu difficile, où les actions ne sont jamais sans conséquence : le vol chez les Montareuil, motivé par l'annonce des fiançailles entre sa cousine Charlotte et Edouard de Montareuil est la cause directe du refus de l'oncle de la marier à qui que ce soit. La justice n'est pas non plus l'égalité pour tous les hommes, pour Randal : il doit exister une élite d'individus libérés : Obligatoire ! Tout l'est à présent : instruction, service militaire, et demain, mariage. Et mieux que ça : la vaccination. La rage de l'uniformité, de l'égalité devant l'absurde, poussé jusqu'à l'empoisonnement physique !67(*) L'égalité est trop assimilée au contrôle des foules pour qu'elle représente une valeur positive pour le héros. Pour Randal, la justice est donc principalement la loi du talion manipulée avec beaucoup de précautions. La rétribution du voleur n'est jamais vue comme mauvaise dans le roman : au contraire, elle est bonne car elle permet de pallier un tant soit peu à l'injustice que tous les voleurs ont subie : les parents de Roger ont travaillés toute leur vie sans jamais gagner assez, Ida est révoltée par les méthodes de boucher des médecins avorteurs et Hélène s'autorise à tuer son mari pour se venger de sa belle-mère qui l'a fait violer. Leur vengeance personnelle les aide à se reconstruire en tant qu'individus : ils ne sont plus écrasés par la morale et le système et peuvent ainsi chercher leur bonheur librement. On pourrait même dire qu'ils s'inventent une autre morale basée sur leur expérience du monde, comme celle de Mme Voisin : Mon avis est qu'il faut laisser aux aptitudes toute liberté de se développer. Je sais bien qu'il y a des lois. Mais, Monsieur, pourquoi n'y en aurait-il pas ? Le tonnerre existe bien, et les inondations, et les maladies, et toutes sortes de fléaux. Ce sont des maux peut-être nécessaires ; propre en tout cas, à mettre en relief l'industrie et la variété des ressources de chaque individu.68(*) La liberté absolue est l'idéal que Randal tente d'obtenir en se faisant justice. C'est pourquoi même après avoir repris son héritage lors de la mort de son oncle, il peut s'arrêter de voler pour vivre, mais pas d'écrire. Il n'a plus personne à qui rendre « oeil pour oeil, dent pour dent », mais il a encore quelque chose à reprendre à la société : sa personnalité. Il faut que mon caractère soit brisé, meurtri, enseveli. Si j'en ai besoin plus tard, de mon caractère - pour me défendre, si je suis riche, et pour attaquer, si je suis pauvre - il faudra que je l'exhume. [...] Et souvent, il n'y a plus rien derrière la bière du sépulcre.69(*) Ecrire permet de se voler une autre existence, de réparer la faute qui a été faite. On lui a volé son enfance, mais Randal parviendra quand même à la réécrire, grâce au sentiment de justice qui lui donne la force. - Eloge de l'action et de l'énergie Son individualité est intrinsèquement liée à l'énergie qui l'habite, à la force dont il est détenteur malgré les efforts de l'éducation pour l'étouffer : Le crâne déprimé par le casque d'airain de la saine philosophie, les pieds alourdis par les brodequins à semelles de plomb dont me chaussent les moralistes, je pourrais décemment, vers mon quatrième lustre, me présenter à mes semblables. J'aurai du savoir-vivre.70(*) Dans cet extrait, on voit bien que le vocabulaire employé dépeint un individu qu'on cherche à alourdir, affaiblir afin de le rendre malléable, manipulable. Au contraire, les individus qui utilisent la force et glorifie sa puissance sont triomphants, telle qu'Hélène l'est quand elle songe à prendre sa revanche. Oui, dit Hélène [...] Je suis ambitieuse et je veux me venger du mal qu'on m'a fait. Je suis jeune, je suis belle, je crois à la force.71(*) A travers ce portrait de femme extrêmement indépendante et forte, prête à recourir au meurtre, Randal se révolte contre la passivité humaine, dont il a de nombreux exemples sous les yeux. Par exemple, Albert Dubourg, son ami d'enfance, et sa femme se présentent à ses yeux comme des dominés heureux de l'être : Galériens par conviction, tous les deux, l'homme et la femme, qui ne veulent pas voir les murailles du bagne et qui traînent, les yeux fixés sur le spectre de la passion menteuse, le boulet de la bonne entente, la chaîne de la cordialité... Pas de bonheur, dans la misère ; et pas d'amour. Jamais. Jamais.72(*) Selon Florence Bancaud-Maenen, en montrant des héros qui voyagent par mont et par vaux, les romans de formation du XVIIIème siècle ont le même but avoué. La contemplation du monde « éloigne du but inhérent à toute existence : la nécessité d'agir dans le monde »73(*). L'action pratique doit mener le protagoniste à sa parfaite intégration dans le monde qui l'entoure. C'est le cas de Robinson Crusoé qui reconnaît « selon le principe `aide toi et le ciel t'aidera' que l'homme doit savoir tirer parti des circonstances pour se créer lui-même son propre destin »74(*). C'est à travers l'action directe - le vol, « la propagande par le fait »75(*) selon les anarchistes - que Randal fait l'éloge de la force et de l'instinct, personnalisés sous les traits des magnifiques bêtes sauvages qu'il voit au zoo : Ah ! les belles et malheureuses créatures, la tristesse de leurs regards qui poursuivent, à travers les barreaux des cages, insouciants de la curiosité ridicule des foules, des visions d'action et de liberté, de longues paresses et de chasses terribles, d'affûts patients et de sanglants festins, de luttes amoureuses et de ruts assouvis... visions de choses qui ne seront jamais plus, de choses dont le souvenir éveille des colères farouches qui ne s'achèvent même pas, tellement ils savent, ces animaux martyrs, qu'il leur faudra mourir là, dans cette prison où ils sentent s'énerver de jour en jour l'énorme force qui leur est interdit de dépenser.76(*) On pourrait y lire un appel à la violence physique envers la classe bourgeoise, mais ici encore, Randal prend ses distances avec le terrorisme anarchiste. Il ne s'agit pas d'éliminer tous ceux qui veulent le soumettre, mais de leur dérober la capacité à exercer un pouvoir sur lui. Ainsi, Randal se venge en ne volant que le bien le plus précieux de son oncle : son héritage. De plus, on peut également lire sous cet angle l'agression à l'encontre de Paternoster : il ne veut pas le tuer, mais lui voler ses recettes pour payer le médecin de sa fille. C'est le seul vol à être motivé par un puissant instinct violent : C'est une force que je ne connais point, à présent, qui me pousse sur ses pas. Je le suis de loin, le guette comme le fauve doit épier sa proie, sans avoir l'air d'attacher ... d'importance à mon acte.77(*) On retrouve le thème de l'instinct et de la force, mais cette force est ensuite bridée par une autre encore plus grande : la résolution qu'il a prise il y a longtemps de ne tuer personne. L'idée nette de l'acte à accomplir se découvre à moi, se précise à l'instant même où le souvenir de résolutions prises autrefois se présente à mon esprit : ne pas tuer, ne jamais me livrer à des violences contre les personnes... Tuer ! Je ne veux pas tuer ; je n'ai pas d'arme, d'abord. Violence... oui. Il me le faut, le sac que porte Paternoster.78(*) L'acte qu'il commet est essentiel pour expliquer sa profondeur psychologique en tant que personnage : fasciné par l'idée de force destructrice - en termes freudiens, l'instinct de mort - il a également conscience que ses actes ne doivent pas le mettre en danger, car une vie dépend de lui, ce soir-là. Ainsi, la mort de Paternoster est présentée comme un évènement aux causes et aux conséquences graves : il est décédé des suites de la blessure infligée par Randal, qui a pourtant renoncé à le tuer à la dernière minute. Cela nous donne à penser que d'une façon ou d'une autre, il allait mourir et la fille de Charlotte et Randal également. L'idée de destin tragique qui plane dans ces deux scènes de mort est renforcée par le titre du chapitre du chapitre XXI, « On n'échappe pas à son destin », ainsi que par le discours de Lamargelle : En tout cas, il [le meurtrier de Paternoster] ne prêchait certainement point ce respect de la vie humaine que les exploiteurs d'existences prennent pour texte de leurs sermons. Un peu plus de brutalité, un peu moins d'hypocrisie, il vaut ses contemporains, et ils le valent. Nous sommes tous bons à mettre dans le même panier, aujourd'hui, - le panier qu'on capitonne avec de la sciure de bois. - Quel monde ! Ah ! les enfants qui meurent au berceau sont bien heureux » 79(*) La capacité à agir est donc bien une valeur positive, même si elle peut mener l'homme à en affronter un autre. Cette vision romantique de l'action - romantique parce que quasi-mystique - est héritière du mouvement anarchiste, ainsi que le montre Patrice Terrone : « Darien crée une sorte d'héroïsme barbare, une figure mythique du hors-la-loi »80(*). L'énergie vitale est elle aussi un don que les individus doivent parvenir à redécouvrir : elle ne donne pas les moyens de changer le destin des malheureux qui les entourent, mais de continuer à vivre en homme fort malgré les souffrances. Cette élite d'individus dont regorge le roman est clairement constituée des héritiers mythologiques de Prométhée. - Guidé par le besoin de reconstruire sa personnalité, Randal tente d'atteindre l'idéal prométhéen L'intertexte prométhéen est extrêmement présent dans tout le roman, et influence définitivement Randal quand il doit faire des choix importants. C'est un idéal sublime qui le guide, sans pour autant l'emprisonner dans des chimères irréalisables. Prométhée, le premier voleur de l'humanité, est derrière le voleur idéal qu'Issacar décrit : C'est un être à part, complètement à part, qui existe par lui-même et pour lui-même, indépendamment de toute règle et de tous statuts. Son seul rôle dans la civilisation moderne est de l'empêcher absolument de dépasser le degré d'infamie auquel elle est parvenue ; de lui interdire toute transformation qui n'aura point pour base la liberté absolue de l'Individu ; de la bloquer dans sa Cité du Lucre, jusqu'à ce qu'elle se rende sans conditions, ou qu'elle se détruise elle-même, comme Numance. Ce rôle, il ne le remplit pas consciemment, je l'accorde; mais enfin, il le remplit. 81(*) Il est le régulateur suprême, le juge qui rétablit l'équilibre non pas par ses mots, mais par ses actions. Prométhée était le premier voleur : en dérobant le feu aux dieux pour le donner aux hommes, il a voulu abolir une inégalité qui n'avait pas lieu d'être, et, ce faisant, il a transformé le monde des hommes. Tous les voleurs sont ses successeurs, dotés d'une morale - certes différente de la norme bourgeoise - et de principes philosophiques solides. Dans une société dominée par le culte de l'argent (le seul Dieu qui ait le pouvoir de faire souffrir les hommes), le voleur est un être impie, iconoclaste, qui n'hésite pas à franchir toutes les barrières sociales et spatiales pour donner des instruments de libération aux opprimés. Pour Issacar et Lamargelle, décrire cet idéal prométhéen permet d'ancrer leurs actions dans le domaine spirituel. A la différence d'Arsène Lupin, qui se soucie de son bien-être et de sa liberté, Randal est vite dépassé par un absolu inatteignable : celui du voleur-destructeur de la société. La dimension anarchiste n'est jamais évoquée dans les nouvelles de Leblanc, mais cela ne leur ôte pas le point commun qu'elles partagent avec les aventures de Randal : les voleurs veulent être des modèles, pour eux-mêmes et pour le monde entier. Devenir un individu affranchi de la misère et de toutes les conventions sociales tend à être le but inhérent à la volonté de reconstruire sa personnalité. Il devient un autre, un voleur, mais il lui reste les mêmes instincts et talents que son « moi primitif » : la perspicacité, l'habileté et des sens quasi surnaturels Mais, sous la pression de la nécessité, le sens de l'odorat se développe chez le malfaiteur, acquiert une finesse remarquable et lui assure la notion des odeurs, des particules impalpables des corps, dont le commun des mortels ne soupçonne même pas l'existence. Le voleur, enfant de la nature, sait flairer la présence de ses contemporains civilisés. 82(*) Cette perception du monde fait de lui un être à part, qui transcende la réalité comme l'avait fait Prométhée en allant chez les dieux. Et finalement, comme lui, il n'est pas épargné par la souffrance du châtiment qui s'abat sur lui, la mort de sa fille, mais continue néanmoins à vivre. La dimension mythologique qui s'ajoute au personnage du voleur déjà très charismatique (de par son humour, son intelligence et son sens de la justice) fait de lui un individu complexe et complet. A la fin de son manuscrit, nous savons qu'il a réussi à achever sa quête d'identité en devenant un homme. Toute la subtilité de son être est contenue dans la formule de Lamargelle : Vous êtes un hypnotisé et un voleur ; cela ne fait pas de vous un homme. Tachez d'être un homme.83(*) Il entend par là que l'idéal du voleur prométhéen doit en rester un s'il veut vivre pleinement son individualité : il ne doit accepter « aucun joug, même celui de la fatalité »84(*). Prédestiné à être un voleur dès son plus jeune âge, il se rebelle même contre l'idéal qui l'a guidé jusqu'à la fin du manuscrit. Il doit se faire homme, et non pas surhomme : l'idéal prométhéen est dès lors abandonné puisqu'il n'existe plus de différences entre le commun des mortels et Randal à la fin du roman. Projets, rêves, plans ébauchés, abandonnés, repris et rejetés... J'ai fait autre chose que ce que je voulais faire ; j'ai fait beaucoup plus et beaucoup moins. Pourquoi ? Mélange de violence et d'irrésolution, de mélancolie et de brutalité... un homme. 85(*) Il n'est plus un héros, il est devenu un personnage de roman comme un autre ; mais en écrivant ses mémoires, il acquiert ainsi une intemporalité qu'il n'aurait pas pu avoir s'il était resté simple - mais excellent - voleur. Il parvient ainsi à surmonter la contradiction entre son idéal d'action et son désir d'une vie normale mais libre. L'on perçoit une évolution du personnage de Georges Randal tout au long du roman, qui acquiert une formation individualisante : j'entends par là que toutes ses péripéties sentimentales et picaresques le poussent à se libérer des contraintes sociétales pour devenir un voleur accompli. Mais on peut se demander si cette formation est vraiment complète à la fin du roman. 3) Une formation positive et complète ? La question du genre littéraire auquel appartient Le Voleur s'est posé dès le début de notre analyse du texte. Outre le fait que le classer dans une catégorie nous permettrait ensuite de l'analyser selon les codes de cette catégorie, l'intérêt de cette question était de montrer que le roman pourrait avoir deux lectures complètement différentes. S'il s'inspire par moments des romans de formation du XVIIIème siècle, comme nous l'avons démontré plus haut, il contient trop de passages teintés d'amertume et d'instabilité pour être classé avec Les années d'apprentissage de Wilhem Maister, à la structure tripartite rigoureuse et au dénouement heureux86(*). En revanche, il pourrait s'apparenter au genre picaresque ou au roman d'apprentissage, selon la lecture que nous faisons des évènements qui y sont présentés. Le roman se conclut sur un statu quo bien amer, et l'on peut se demander si le parcours de Randal a été source de bonheur et d'intégrité pour lui. - Un héros aux capacités hors-normes Les capacités de Randal en tant que voleur se remarquent dès son premier vol, et ce d'autant plus que la société qui l'entoure est corrompue et médiocre. C'est ce milieu pourrissant sous l'hypocrisie et la cupidité qui met en relief les bons côtés du personnage, en fin de compte. On s'attendait à voir un voleur dépourvu de morale ou de respect pour le genre humain, et on se rend compte qu'il vaut mieux que la grande majorité des membres de la bonne société bourgeoise, même s'il prétend le contraire : On disait autrefois que le voleur avait une maladie de plus que les autres hommes : la potence ; on peut dire aujourd'hui qu'il a une maladie de moins : la maladie du respect. Et, ce qu'il y a de plus curieux, c'est que ce respect qu'il ressent de moins en moins, il l'inspire de plus en plus. ... de moins en moins87(*) Randal n'est pas un antihéros, un homme ordinaire et médiocre comme on peut en croiser dans Madame Bovary ou dans l'Education Sentimentale de Flaubert. Il est doué dans de nombreux domaines : doté de la métis odysséenne, il trompe son oncle en lui faisant croire qu'il accepte de se laisser voler. Ecrivain hors-pair, il compose un article pour la « Revue Pénitentiaire » plein d'absurdités encensé par Jules Mouratet et Edouard Montareuil. La « Revue Pénitentiaire » a paru ; et mon article a fait sensation. Je l'avais intitulé : « De l'influence des tunnels sur la moralité publique. » J'y étudiais l'action heureuse exercée sur l'esprit de l'homme par le passage soudain de la lumière aux ténèbres ; j'y montrais comme cette brusque transition force l'être à rentrer en soi, à se replier sur lui-même, à réfléchir ; et quels bienfaisants résultats peuvent souvent être provoqués par ces méditations aussi subites que forcées.88(*) Comme Arsène Lupin, il est beau parleur, mais contrairement à lui, il arrive à dissimuler son ironie mordante à ses interlocuteurs les moins intelligents. Mais il est surtout doté de sens quasi-surhumains : d'instinct, il comprend que, face à son oncle, le silence est le meilleur moyen de lui faire perdre ses moyens. Dans d'autres occasions, il perçoit immédiatement les enjeux de la situation, comme quand il se retrouve face à Renée, qui lui avait caché qu'elle était en fait la femme de son ami d'enfance, Jules Mouratet : - Je suis ravie de vous connaître, Monsieur, et mon mari ne pouvait me faire un plus grand plaisir que de vous engager à nous venir voir... Les amitiés de collège sont les meilleures... Je serai si heureuse de pouvoir discuter avec vous certains sujets... Vous ne m'en voudrez pas de n'avoir pu prendre votre article tout à fait au sérieux ? Mon mari m'en a déjà grondée, mais... Nous en parlerons tout à l'heure, si vous voulez bien... Je m'incline, sans pouvoir trouver une parole, tandis que Renée - car c'est elle - va recevoir une dame, parée comme une châsse, qui vient de faire son entrée.89(*) Même s'il débute dans le métier, on voit qu'il est déjà très organisé pour planifier ses cambriolages. En somme, c'est dans le domaine manuel qu'il se révèle le meilleur : à la fin du roman, il nous explique en détail la marche à suivre pour cambrioler un banquier. Grâce aux révélations de ses mentors sur la corruption de la société bourgeoise, il n'a aucun mal à démêler le vrai du faux, et peut ainsi réintégrer la bourgeoisie en toute connaissance, en tirant profit de la moindre occasion. Cette clairvoyance dont il semble dotée l'aide dans de nombreuses occasions, et en fait un véritable héros : « Savoir n'est rien, voir est essentiel parce que la clairvoyance individualise le personnage, le coupe de la masse informe du troupeau incapable de penser au-delà des apparences »90(*). Ce don se complète d'un apprentissage scrupuleux des masques de la bourgeoisie. - Au-delà du métier de voleur, un apprentissage des masques et des apparences La formation de cambrioleur que Randal acquière tout au long du roman se combine avec un apprentissage de la dissimulation et de la tromperie. En cela, on peut parler d'un apprentissage de valeurs négatives du point de vue de la morale ; cependant, ces acquis aident finalement Randal à se découvrir lui-même. La dissimulation et la reconnaissance d'un personnage est un ressort narratif du roman-feuilleton. Ici, ils deviennent obligatoires à cause de la situation professionnelle du héros : le voleur ne doit se dévoiler qu'à ses pairs, sous peine d'être dénoncé. Randal commence donc en premier lieu à entrer dans le cercle de la dissimulation en suivant le conseil d'Issacar : J'ai suivi le conseil d'Issacar et je suis ingénieur [...]. Quand on veut devenir quelqu'un, il faut se faire quelque chose... Créez-vous ingénieur... 91(*) Il apprend ensuite à contrôler sa parole : un voleur ne peut rien admettre librement. C'est ce que Myriam Congoste explique : La vie d'un voleur est donc régie par le contrôle de sa parole ; et celle-ci n'a pas droit de cité. La libérer lui ferait prendre le risque de la perdre. Il doit être discret, ne pas attirer l'attention, ni par ce qu'il dit, ni par ce qu'il fait [...].92(*) De même, quand Lamargelle questionne pour la première fois Randal sur ses occupations, celui-ci use de sous-entendus mais ne nie ni n'admet rien. Le dépit vous a conduit à échafauder des histoires à dormir debout, que vous avez sans doute fini par prendre au sérieux ; et vous avez espéré me faire partager votre crédulité. Je dois vous déclarer que je n'ai aucun goût pour les fables. Et puis, écoutez : j'ai un piano, comme vous le remarquiez il n'y a qu'un instant - mais je ne chante pas. Vous comprenez ?93(*) Chapitre après chapitre, il renforce sa fausse identité de bon bourgeois en se faisant ingénieur des écluses, respectable chroniqueur à la Revue Pénitentiaire puis inspecteur des établissements pénitentiaires pour le compte du gouvernement. Ce culte du secret est nécessaire, et renforce également l'imagerie mystérieuse qu'il cultive. L'apogée de sa carrière d'hypocrite reste la scène centrale du roman où il répond à la place du député Courbassol quand on vient lui annoncer qu'il va être président du Conseil. - Il faut vous rendre à l'Elysée pour midi. Le président vous fait appeler pour vous offrir la présidence du Conseil et le portefeuille de la Justice. Je compte sur votre exactitude, n'est-ce pas ? - Humrrr ! 94(*) C'est l'apogée qui démontre décidément ses talents pour la supercherie : en effet, après cet épisode, des personnages vont peu à peu le démasquer, du moins l'analyser au-delà de l'apparence qu'il présente. C'est le cas d'Hélène, qui lui dit : « Vous n'êtes pas fait pour être un voleur »95(*). Mais l'apprentissage du masque concerne aussi le déchiffrage du monde : Randal apprend ainsi à deviner l'hypocrisie des bourgeois. Le combat contre les faux-semblants l'aide à retrouver son intégrité perdue sous les coups d'une éducation aveuglante, qui ne leur apprenait pas la subtilité. Débutant dans le métier, il se rend compte que l'honnête industriel dont il cherchait à cambrioler la maison essaie en fait de l'arnaquer. « C'est un jeune serin nommé Georges Randal, ingénieur de son état, qui est tout disposé à remettre entre mes mains deux cent mille francs, ou même trois cent mille, dans le plus bref délai. J'ai rarement vu un pareil imbécile ; il se prend au sérieux, ce qui est le plus comique, et m'a reproché amèrement de faire preuve de partialité à l'égard de la potasse. »96(*) Le summum de l'hypocrisie et du jeu des masques est atteint quand Jules Mouratet, bourgeois respectable mais ambitieux se déguise en Barbe-Bleu. Le masque révèle en fait sa véritable identité : c'est un personnage riche, monstrueux, aux principes cruels. Il est significatif de voir qu'il n'hésite pas à tuer sa femme dès qu'il apprend son infidélité. La mascarade en elle-même est moquée par Randal qui voit très bien derrière les apparences que tous ces gens s'obstinent à maintenir : « Pour mon compte, je n'ai jamais éprouvé de surprise à voir un être se démasquer. C'est toujours le visage que je m'attendais à trouver sous le masque qui m'est apparu. »97(*) Randal agit en fait comme un catalyseur qui oblige les hypocrites à se dévoiler : c'est souvent en restant silencieux et en laissant parler ses interlocuteurs qu'il devine leur vraie nature : il en va ainsi pour son oncle, pour Renée Mouratet ou pour Geneviève : « Quelle sera mon existence, mon Dieu ! ... Je le vois bien, il va falloir quitter Bruxelles, m'exiler, partir au loin, sans parents, sans amis, sans argent... sans argent....(sic) »98(*) Au premier abord, les apparences hypocrites et mystérieuses que revêt Randal peuvent être assimilées au monde très théâtral des criminels : il s'amuse en se déguisant en ingénieur respectable, comme le fait Arsène Lupin en se prenant pour un inspecteur de la brigade mondaine99(*). Cependant, cet apprentissage des masques ne paraît pas très positif : toujours obligé de se cacher, même en compagnie de ses amis cambrioleurs, il endosse tellement d'identités qu'il finit par ne plus savoir qui il est : est-il un voleur ou un homme ? - Un personnage qui peine à s'affranchir de ses doutes pour devenir un individu complet et intégré Bien qu'il reprenne les codes du roman de formation picaresque, le Voleur ne nous donne pas à voir un protagoniste véritablement accompli, à la fin de son parcours. Il est intéressant de remarquer que le roman ne s'arrête pas immédiatement après l'accomplissement de sa vengeance : la mort de son oncle et le vol de son héritage sont suivi de trois chapitres comme si sa vengeance était d'une importance moindre à côté de son apprentissage pour devenir un individu complet et libre. Dans ces trois chapitres, il doute beaucoup plus et revient sur les grandes étapes de sa vie. Ses liaisons amoureuses avec Charlotte et Hélène sont des histoires d'amour avortées et délétères : Charlotte est portée disparue et Hélène refuse de vivre avec lui. Ces amours ne constituent pas des étapes douloureuses mais révélatrices, comme elles pourraient l'être dans un roman de formation, mais bien des déceptions dont il ne peut jamais s'affranchir. Elles ont un goût d'inachevé qui ne parvient pas à les faire oublier complètement. Bien trop cynique pour être naïvement séduit par une femme, Randal va au contraire s'engager dans une relation courte mais intense avec Geneviève en toute connaissance de cause. Cette relation est l'exacte opposée de celle qu'il entretient avec Hélène, faite d'occasions manquées et de déceptions. Ce qui se détache clairement dans cette dernière partie du roman de formation de Randal, c'est un désir de conclure toutes sortes d'histoires, notamment celle de Roger-la-Honte et de Venise, ou encore celui de l'abbé Lamargelle, et enfin la sienne. Ainsi, dans les derniers chapitres nous recroisons quasiment la totalité du personnel du roman et nous sommes informés du sort qui leur est réservé. Néanmoins, il se remet constamment en question après ces rencontres : Roger l'interroge sur son désir de création et d'héritage, Lamargelle lui enjoint de ne plus voler, mais de vivre, tout simplement : « Vous n'avez pas de but dans l'existence ? Continuez. Contentez-vous de vivre pour vivre. »100(*) Certains aspects de sa vie ont un goût d'incomplétude : le manuscrit n'a pas de conclusion satisfaisante (le dernier chapitre s'intitule « Conclusion Provisoire - comme toutes les conclusions ») et il n'est même plus entouré de ses amis voleurs à la fin du roman. Tous ont d'autres buts, d'autres bonheurs à chercher : Broussaille s'est mise en ménage avec le vieux M. de Bois-Créault, Ida est responsable d'un centre d'accueil pour les jeunes mères, Lamargelle est parti voler on ne sait où... Seul Randal ne parvient pas à nous dire dans quelle direction continuera-t-il à vivre : « que faire de son énergie ? Que faire de sa force ? »101(*). A la différence d'un roman de formation, où ces deux questions auraient été résolues, ou d'un roman picaresque, où une dimension moralisante s'y serait ajoutée, la conclusion du roman de Randal semble être une simple étape de plus dans la formation du protagoniste : il nous indique qu'il va continuer à vivre en ne volant plus mais en continuant à revoir ses amis cambrioleurs. En fin de compte, ce passage à une vie semi-honnête nous semble être un pas de plus vers un le bonheur qu'il continue de chercher. Le lecteur est assuré que sa quête continue, mais s'en voit refuser la transcription dans le roman : Randal est parvenu à prendre une décision en abandonnant son manuscrit. C'est un acte fondateur d'une autre vie en dehors des pages de son autobiographie ; c'est aussi un acte qui fait du personnage de Randal un individu à part entière qui refuse tout contrôle, même celui du créateur sur son personnage. Il se débarrasse de cette dernière chaîne alors qu'une partie de sa formation reste en suspens : après tout, il n'est pas un citoyen éclairé vivant en harmonie dans la société, mais un être qui est contraint de se déguiser en bourgeois honnête pour rester libre. Après avoir étudié la mise en place de l'intrigue, l'interaction de Randal dans la société, et la conclusion du roman, nous pouvons affirmer que Le Voleur emprunte les codes narratifs du roman de formation des Lumières tout en les modifiant subtilement. Le mûrissement psychologique du héros ne le pousse pas à s'intégrer à la société, mais bien à continuer à vivre en marge, en compagnie des criminels qui l'ont formé manuellement à l'art du cambriolage. Ses mentors, à l'instar de l'abbé Faria dans le Comte de Monte-Cristo, sont de véritables guides pour l'aider à comprendre le monde des voleurs, mais ne lui transmettent en aucun cas une forme de sagesse sur le monde : c'est à Randal d'effectuer seul son cheminement de pensée. Poussé par des valeurs et une énergie impressionnante, il tente de chercher l'accomplissement en devenant un voleur prométhéen, destructeur d'un ordre social figé par les conventions. Mais cette quête ne se solde par aucun apprentissage sur lui-même ; si sa formation a une action positive sur la vengeance qu'il cherchait à exercer sur son oncle, elle le pousse à s'interroger sur son accomplissement personnel et son identité. Ces doutes font de lui non pas un héritier des protagonistes picaresques - qui ont des certitudes cyniques sur la vie et leur ascension dans la société - mais bien un héros moderne, en conflit permanent avec le monde qui l'entoure. II / Le roman présente un monde déformé et un personnage en perte de sens Le roman présente un monde déformé, monstrueux et un personnage en perte de sens. A bien des égards, nous pouvons montrer que le Voleur est bien un roman d'apprentissage réaliste dans la même veine que l'Education Sentimentale ou Les Grandes Espérances. La tonalité pessimiste du roman et le sentiment d'inachèvement qui nous est laissé à la fin nous permettent de penser qu'il faut l'analyser selon des problématiques propres au roman de formation individuelle, tel que le définit Florence Bancaud-Maenen : Face à l'éclatement des valeurs, à l'éparpillement du sujet et à la perte de sens, le roman démontre ici que l'identité et la réalité même de l'individu pose problème : il y devient un homme sans qualités, perd définitivement toute capacité à agir dans le monde et à trouver une forme quelconque d'harmonie et de bonheur.102(*) C'est par le conflit entre un individu et le monde que commence et finit le roman, et l'éclatement du sujet contamine toutes les facettes de l'univers crée par Randal : un personnage en crise, pur produit d'une société décadente, écrit ses mémoires à la composition hybride et au ton résolument étrange. 1) Une société décadente Le monde dans lequel Randal évolue est rongé de tous côtés par l'avidité et la cruauté des hommes qui l'habitent. En plein mouvement décadentiste103(*), Darien nous décrit une civilisation héritière des Lumières qui se languit d'un passé mythique lointain où les valeurs n'étaient pas encore corrompues par l'argent et qui n'a qu'une hâte : que cette époque se termine vite pour en voir arriver une autre, meilleure. Mais l'agonie est longue, et on retrouve dans le manuscrit de Randal des thèmes chers aux décadentistes : l'opposition nature et culture, la société moribonde qui se referme de plus en plus sur elle-même, l'éclatement du sujet. - Nature et culture Dans tout le roman, on observe une opposition constante entre le monde de la nature et de la culture. Héritière du cynisme antique, cette vision du monde conçoit la nature comme un idéal de vérité : rien ne bride la violence et l'animalité qui l'accompagnent. Ainsi, pour Randal, les enfants sont par essence des êtres guidés par leurs instincts. Comme les « êtres primitifs », des sentiments violents et criminels sont à la base de chacune de leurs actions. Randal les voit par conséquent comme de purs individus, qui ne sont bridés ni par la raison ni par les conventions sociales. C'est par l'éducation restrictive que l'enfant va entrer dans le monde mauvais de la culture et des conventions. Contrairement aux penseurs des Lumières pour qui l'éducation est le seul moyen de lutter contre l'obscurantisme et la soumission au tyran, Randal pense que l'acculturation produite par l'école de la IIIème République transforme des êtres purs en hypocrites peureux : Éducation. La chasse aux instincts. On me reproche mes défauts ; on me fait honte de mes imperfections. Je ne dois pas être comme je suis, mais comme il faut. Pourquoi faut-il ?... On m'incite à suivre les bons exemples ; parce qu'il n'y a que les mauvais qui vous décident à agir. On m'apprend à ne pas tromper les autres ; mais point à ne pas me laisser tromper. On m'inocule la raison - ils appellent ça comme ça - juste à la place du coeur. Mes sentiments violents sont criminels, ou au moins déplacés ; on m'enseigne à les dissimuler.104(*) On endort les individus sous une masse de savoirs inutiles tandis que la raison et la froide logique sont érigées en valeurs essentielles. Mais même enfant éduqué, Randal refuse de réfléchir avant d'agir : il vole par instinct le Code de son oncle. Plus tard, il se surnomme le « Barbare de la Décadence »105(*) et se compare aux grands fauves enfermés dans les cages du zoo. Dans un passage spécifique, on s'aperçoit que Randal conçoit la nature comme état d'harmonie et de force, comme le mouvement romantique l'a fait, bien que le passage ne reflète pas son état d'âme. J'ai gagné le bord d'une rivière qui coule sous des arbres, et je me suis assis dans l'herbe. De fins rayons de soleil, qui percent le feuillage épais, semblent semer des pièces d'or sur le tapis vert du gazon. Les oiseaux, qui ont vu ça, chantent narquoisement dans les branches et les bourdonnants élytres des insectes font entendre comme un ricanement. Elles peuvent se moquer de l'homme, ces jolies créatures qui vivent libres, de l'homme qui ne comprend plus la nature et ne sait même plus la voir, de l'homme qui se martyrise et se tue à ramasser, dans la fange, des richesses plus fugitives et plus illusoires peut-être que celles que crée cette lumière qui joue sur l'ombre au gré du vent...106(*) Cette escapade dans un lieu bucolique, calme et ensoleillé correspond aussi à une pause dans la narration, le temps de faire ressentir au lecteur toute la beauté de la nature, en opposition avec la ville. Patrice Terrone l'analyse très justement : « Le nom de Malenvers figure les méfaits de la société, le mal social, qui est à l'envers de ce qu'elle affiche : elle se pare d'une beauté artificielle pour recevoir Courbassol. »107(*) Néanmoins, cette opposition la bonne nature et la mauvaise culture ne tombe pas dans le manichéisme : il existe des êtres cultivés libres et bons (en tout cas, du point de vue de Randal) comme Lamargelle, et des êtres à l'instinct foncièrement mauvais, comme son oncle, guidé par la cupidité. Au fur et à mesure, l'opposition devient même de plus en plus subtile : l'éducation, si elle n'est pas enseignée par des maîtres d'école-bourreaux est un don que l'enfant doit recevoir à sa manière. Pour Randal, la culture ne doit pas s'opposer aux instincts naturels mais les accompagner. C'est la culture, venue naturellement vers l'être qui ajoute une valeur à l'individu. L'élève doit être mis en mesure de s'approprier et d'intégrer des connaissances qui lui sont transmises pour ses fins individuelles. Comme on le voit dans le cas de Roger la Honte, sa fascination pour les oeuvres d'art n'est pas le résultat d'une éducation esthétique, mais bien d'un choix motivé : Moi, je ne savais que faire. Je me sentais attiré fortement vers la peinture : mais elle exige des études longues et coûteuses. Comment trouver le moyen de les entreprendre ? Je savais mes parents peu disposés à m'aider... Et j'échafaudais projet sur projet, plan sur plan, principalement dans les galeries des musées où j'aimais déjà à promener mes pensées, comme je l'aime encore aujourd'hui.108(*) On peut même dire que c'est cette culture qui en fait un individu complet, heureux : à la fin du roman, il est en effet décidé à partir à Venise pour enfin voir son rêve d'artiste peintre, contrairement à Randal qui n'a pas encore trouvé ce qui lui manquait pour atteindre le bonheur. En opposant nature et culture, Randal nous montre que l'homme moderne a perdu une partie de sa bonté primitive et de sa singularité. Seuls les individus peuvent vivre en accord avec leur nature instinctive, tandis que les autres hommes ne sont que des rouages d'une société monstrueuse qui les dépasse. - Aliénation de la société Le monde dans lequel vit Randal est peuplé d'hommes aliénés : la seule exception notable étant les quelques individus qui sont parvenus à s'affranchir de règles établies. Des personnages aux vices cachés ou aux pulsions transgressives, Randal en rencontre partout : après tout, « la névrose est la maladie de l'époque »109(*). Son oncle, en premier lieu, est un être aliéné par sa culpabilité : il finit par se transformer en un homme d'une autre époque, un baron solitaire et triste du Moyen Age110(*). Il vend sa fille en mariage à un héritier bourgeois puis accuse Mme de Montareuil d'avoir cédé à ses « passions basses », ses « appétits déréglés »111(*), ce qui est le comble pour un homme tel que lui. Ajoutons aussi le Monsieur Jovial, rendu inhumain à force d'être trop philanthrope : durant le voyage en train qu'il partage avec Randal, il dépeint une société dystopique112(*) où l'harmonie et le bonheur du plus grand nombre priment sur les intérêts particuliers et les désirs des individus. Un philanthrope qui indiquerait le moyen de donner à chacun le salaire dû à ses mérites et qui établirait ainsi, d'un bout à l'autre de l'échelle sociale, l'harmonie la plus fraternelle. Il faudrait commencer par diviser les citoyens français en deux catégories : dans l'une, ceux qui payent les impôts directs ; dans l'autre, ceux qui ne payent que les impôts indirects. Les premiers sont des gens respectables, propriétaires, possédants, qu'il convient de laisser jouir en paix de tous les privilèges dont ils sont dignes. Les seconds, par le fait même de leur indigence, sont suspects et sujets à caution. Ceux-là, il faudrait les soumettre d'abord, sans distinction d'âge ni de sexe, aux mensurations anthropométriques ; les mesurer, les toiser, les photographier ; soyez tranquille, les gens qui ont la conscience nette ne redoutent point ces choses-là. Après quoi, l'on ferait un triage ; d'un côté, les bons ; de l'autre, les mauvais, Ces derniers, écume de la population, racaille indigne de toute pitié, ouvriers sans ouvrage, employés sans travail, gibier de potence toujours porté à mal faire, danger permanent pour le bon fonctionnement de la Société, seraient retirés une fois pour toutes de la circulation. On les enfermerait dans de grands Ateliers de Bienfaisance établis, soit en France, soit aux colonies [...].113(*) Ce discours eugénique, qui se veut celui d'un philanthrope, mais qui est aliéné par la nécessité du contrôle des masses, du scientisme et de la production industrielle, n'est pas sans rappeler celui qui sera tenu quelques décennies plus tard par les théoriciens du nazisme. Enfin, deux portraits de femmes illustrent cette société obsédée par l'argent et le paraître, au point de sombrer dans la folie et de se perdre. Renée Mouratet est un personnage sympathique de prime abord : ne préférant pas se soumettre à la tyrannie financière de son mari, elle donne quelques « tuyaux » à Randal et ses amis. Mais son goût pour le luxe et l'aventure la rend orgueilleuse : elle prend un amant et se fait tuer par son mari. Elle avait perdu de vue les conséquences de ses actes tout en voulant goûter au risque de trop près. Son décès tragique frappe durement Randal : « cette petite Renée, folle et dépravée, comme son époque, mais d'une si vive innocence ; Oh ! pauvre petit oiseau ! »114(*). Geneviève est la seule connaissance de Randal qui soit vraiment antipathique : « she is a thorough villainess, not a virtuous dame preyed on by an evil Golo »115(*) explique Redfern en faisant référence au surnom que lui donne Randal dans le titre du chapitre XXVI : Geneviève de Brabant. Sa duplicité et ses mensonges constants sont un des symptômes de sa névrose, selon l'abbé Lamargelle : « tous les instincts ont été tellement refoulés qu'ils ne peuvent revenir à leur plan normal que par des écarts insensés »116(*). Elle est tout simplement le produit d'une époque qui martyrise les instincts considérés comme mauvais et excite le narcissisme orgueilleux et la cupidité. Cette atmosphère décadente aux allures apocalyptiques pèse sur tous les individus en devenir, dont justement Randal. - La décadence touche même le héros Pour mettre en valeur cette décadence, Randal se compare au voleur d'autrefois Autrefois, paraît-il, les voleurs se distinguaient, dans les milieux qu'ils fréquentaient, par leur exubérance, leur surexcitation, leur âpreté de jouissance nerveuse. On sentait qu'ils volaient leur liberté. Ils se disaient d'« anciens honnêtes gens », ce qui laissait supposer qu'ils se souvenaient confusément, mais douloureusement, de leur honnêteté - à peu près comme des damnés se rappelleraient les choses de la terre.117(*) Cette nostalgie d'un âge d'or du vol et de la piraterie accompagne le sentiment que l'époque est arrivée à sa fin, qu'il n'y a plus de progrès possible. Certaines idées et caractéristiques font de Randal un vrai dandy décadent, regrettant un Moyen Age romantique fantasmé, où le hors la loi était respecté pour son rôle de régulateur, et n'était pas considéré comme un « invalide moral »118(*) Il est conscient d'être à la fin d'un monde aliéné car il décrit le voleur comme « le dernier représentant, abâtardi si l'on y tient, de la conscience individuelle »119(*). Abâtardi par le temps et les croisements entre voleurs et bourgeois, car au départ, tous les voleurs mythiques ne sont que des hors-la-loi marginaux, tandis que lui est devenu un bourgeois voleur comme les autres. La société est tellement corrompue qu'il est devenu impossible de distinguer le voleur du capitaliste, or, Randal s'aperçoit qu'il est les deux. Par moments, le vol n'est plus investi d'une dimension prométhéenne et salvatrice, mais bien d'une cupidité digne de celle de son oncle : J'ai peur d'être un pauvre - et j'aime l'argent, Oui, j'aime l'argent ; je n'aime que ça. C'est l'argent seul, je l'ai assez entendu dire, qui peut épargner toutes les souffrances et donner tous les bonheurs ; c'est l'argent seul qui ouvre la porte de la vie, cette porte au seuil de laquelle les déshérités végètent ; c'est l'argent seul qui donne la liberté. J'aime l'argent.120(*) Il se découvre profondément influencé par ce besoin bourgeois d'amasser l'argent pour devenir quelqu'un : pour lui, la propriété est d'abord émancipatrice, donc le vol l'est aussi. La redistribution de la propriété passe par l'utilisation du système déjà établi, et sa reproduction en négatif Nous pouvons nous en apercevoir en comparant deux scènes d'arnaque : dans l'une, un honnête industriel tente d'arnaquer Randal, et dans l'autre, Paternoster lui rachète à un prix dérisoire les actions qu'il vient de voler chez ce même industriel. Seul l'individu qui agit sans reproduire la corruption de la société peut proposer une vraie libération, selon Randal. L'abbé Lamargelle l'appuie : il prédit, tel l'apôtre de l'Apocalypse, la venue de la fin des temps dans son dernier discours à Randal Notre époque est tellement abjecte, elle a pris si lâchement le deuil de sa volonté, notre vie est tellement lamentable, cette vie sans ardeur, sans générosité, sans haine, sans amour et sans idées, que peut-être écouterait-on un apôtre - un apôtre qui aurait la volonté, la volonté tenace de se faire entendre. - Un apôtre serait un Individu, d'abord - l'Individu qui a disparu. - Le jour où il renaîtra, quel qu'il puisse être et d'où qu'il vienne, qu'il soit l'Amour ou qu'il soit la Haine, qu'il étende les bras ou que sa main tienne un sabre, l'univers actuel sera balayé comme une aire au souffle de sa voix et un monde nouveau s'épanouira sous ses pas.121(*) En attendant la fin de cette civilisation et le début d'une autre, Randal navigue dans un monde où rien n'est ni tout à fait blanc, ni tout à fait noir. La peinture de la société décadente se fait d'abord à travers des figures de la corruption, comme si c'était la responsabilité de chacun qui était engagée dans ce déclin. La perte d'une essence sauvage, ensevelie sous les conventions sociales, est à l'origine de ce monde névrosé. Randal essaye tant bien que mal d'y remédier en se mettant en quête d'une liberté non pas civile, comme celle préconisée par Rousseau, mais naturelle. Dans un monde sans repères permanents, comment son personnage peut-il être intègre et intégré ? 2) Un personnage en crise Le personnage en crise est l'un des moyens de définir ce qu'est un roman d'apprentissage. Dans le Voleur, Randal parcours le monde, certes, mais va de désillusion en désillusion jusqu'à l'abandon de la révolte. L'amertume et le pessimisme dont il fait preuve en font un personnage en crise cynique et désenchanté comme le seront ses héritiers : le héros d'A Rebours d'Huysmans, Gilles de Drieu la Rochelle dans son roman éponyme, Aurélien dans celui d'Aragon. - Un avenir flou pour Randal L'avenir de Randal est flou de part et d'autre du roman : né alors que le baromètre était changeant122(*), il refuse la prédestination et se fait voleur uniquement parce qu'il aime l'argent. Contrairement à Arsène Lupin, dont les aventures ne sont jamais vraiment finies car elles sont indissociables de sa vie, Randal abandonne sa carrière à la fin du roman, qui se conclue sur la grande question existentielle : « que faire de son énergie ? »123(*). Rien n'a de fin définitive, lors de la conclusion du roman, ce qui fait qu'en tant que lecteur, nous sommes insatisfaits de nous voir refuser la fin tant attendue des aventures de Randal. Le lecteur a fait des prévisions sur le devenir de cette figure romanesque, dont l'esprit picaresque se heurte à l'esprit de pouvoir, et l'abandon de sa carrière et de son manuscrit est d'autant plus frustrant que Randal ne se donne pas d'autres objectifs. Mais cette « non-fin » forme en fait un tout cohérent avec son caractère et son parcours : il se remet en question en permanence et ne peut être sûr de rien de peur d'être prisonnier de ses propres convictions, comme l'est Charlotte, par exemple : Si ! je te repousserai si tu es assez faible pour ne point agir ce que tu penses, car tu sais bien que j'ai raison. Je serai ce que je veux être ! Et je resterai seul si tu n'es pas assez forte pour me suivre.124(*) Nous l'avons vu, aucun des personnages secondaires ne lui fait vraiment d'adieux, comme si un éventuel retour vers son métier n'était pas impossible. Certes il ne le souhaite pas, mais il s'interroge alors sur ce qu'il va faire à la place. Il n'est pas pour autant perdu dans la masse, il a toujours sa voix propre pour éviter de s'identifier aux bourgeois qui l'entourent. Après tout ce qu'il a vécu, il se distingue de la classe sociale d'où il est venu : « ce qui distingue l'individu de la masse, c'est la conscience qu'il a de la vanité du devoir, et la force qu'il en retire pour donner l'illusion d'être ce que l'on attend de lui tout en préservant son indépendance »125(*). Hélas, cette conscience est peut-être le seul acquis de son apprentissage : ses indécisions font de lui un personnage en crise qui va mettre en place une esthétique de l'inachèvement dans son oeuvre. L'amour et la politique sont exclus du champ des possibles : ils ne peuvent faire oublier la condition sauvage de l'individu en lutte, et ne sont en aucun cas des remèdes face au vertige qui s'empare de Randal quand il constate une profonde perte de sens. Le roman s'est appliqué à considérer comme positifs les choix que lui laisse sa liberté : au début du roman, le titre du chapitre II « le coeur d'un homme vierge est un vase profond »126(*), peut symboliser toutes les potentialités qui existent en l'homme vierge, l'homme neuf. Mais cette liberté infinie peut également le condamner à rejeter ces potentialités les unes après les autres - Un itinéraire en boucle fermée Quand nous lisons le roman, on peut se demander si l'itinéraire qu'a suivi Randal n'était pas un parcours en boucle fermée. Les répétitions et les scènes déjà vues sont nombreuses, d'où ce sentiment d'éternel recommencement que nous laisse la « conclusion provisoire - comme toutes les conclusions ». En amour, il subit deux échecs et finit abandonné de Charlotte et d'Hélène, qu'il a rencontrées non pas une mais deux fois pour chacune d'entre elles. En politique, il s'est confronté aux mouvements socialiste et anarchiste, après avoir pris conscience de l'extrême cruauté de la société en regardant l'exécution d'un innocent à la guillotine. Sa révolte prend appui sur un schéma manichéen, séparant distinctement les opprimés des oppresseurs. Les deux passages qui racontent la rencontre entre Randal et des représentants du socialisme, puis deux théoriciens de l'anarchisme, ont une construction méthodiquement parallèle (voir pour cela la fin du chapitre XI et chapitre XII), comme pour signifier que l'amalgame entre ces deux courants politiques, pourtant très différents, est possible. Plein d'espoir avant cette rencontre, Randal en tire un bilan amer au chapitre XIII : « Ces socialistes, ces anarchistes !... Aucun qui agisse en socialiste; pas un qui vive en anarchiste... Tout ça finira dans le purin bourgeois....»127(*). En effet, il se rend compte que la révolte socialiste est récupérée par des parlementaires bourgeois, soucieux de ne pas tomber dans les excès violents de la révolution. Jeanine Feys analyse cette récupération : Les changements qu'engendreraient le passage du capitalisme au socialisme ne seraient que nominaux. La conquête des pouvoirs publics par les socialistes ne consisterait qu'à substituer les profiteurs à d'autres profiteurs. 128(*) La désillusion de Randal est grande quand il comprend que les anarchistes sont également des faux prophètes de la révolution : Balon et Tamalsco affichent des théories antithétiques de son action. « Le mot d'ordre de l'Anarchie doit être : Bonne volonté et Fraternité. »129(*) : cette phrase contient en un paradoxe risible la passivité de l'anarchisme dont Darien se fait le critique. L'anarchie abolit l'ordre et proclame la volonté suprême de l'individu, qu'elle soit bonne ou non. Cela nous montre à quel point le courant politique est vidé de sa substance révolutionnaire par ceux qui refusent la propagande par le fait, qui s'enferment dans une pensée unique, et qui deviennent par conséquent des faibles opprimés sans force de résistance. Randal n'est pas plus avancé qu'avant : sans appartenance politique, il agit seulement pour lui-même. Mais là encore, sa révolte personnelle n'est pas efficace, puisqu'elle est solitaire et masquée. Les épreuves ne lui ont apportés aucune révélation, il n'a pas changé. Enfin, sa vengeance même est une issue sans fin, puisqu'après la mort de son oncle, il continue à vivre en révolté solitaire, et se demande constamment comment agir. Sa reconquête du moi est une recherche sans fin sur lui-même : il sait d'où il vient, dans quel milieu social on l'a éduqué, mais se refuse à savoir où il va, de peur de redevenir simple bourgeois : « pour répondre de l'avenir, il faudrait qu'il ne fut pas possible d'interroger le passé »130(*). Après avoir écrit le roman de sa vie, il se rend compte qu'il est prisonnier de sa propre temporalité circulaire, et cherche à piéger le lecteur dans cette même boucle en faisant ressurgir des personnages et des détails récurrents. Tout est lié à la fin du roman, les existences se sont entrecroisés, les prophéties ont eu lieu : Armant de Bois-Créault, fils de Mme de Bois Créault qui a recueilli Hélène Canonnier, s'est fait tuer par Jules Mouratet, ami d'enfance de Randal, parce qu'il était l'amant de sa femme Renée qui donnait des « tuyaux » à Canonnier pour assurer son train de vie131(*). D'où ce sentiment d'avoir déjà tout vu, qui nous rapproche de l'état d'esprit de Randal, pris de lassitude. Même les voleurs l'ont déçu : ils ne valent pas mieux que les bourgeois et sont finalement leurs complices nécessaires pour accumuler les richesses. C'est ainsi que Randal quitte son métier, dans un dernier geste d'abandon qui succède à bien d'autres. - Cheminement vers la destruction et l'abandon Une fois de plus, le Voleur est comme un roman paradoxal : son héros fait l'apologie de la reprise individuelle mais abandonne bien des choses en chemin. Les motifs de la destruction et de l'abandon sont très présents dans la deuxième moitié du roman, à partir du moment où il fait le deuil de ses velléités politiques. Nous avons déjà vu que le meurtre de Paternoster représente le franchissement d'un interdit, aussi bien du côté de Randal personnage que du côté de Randal narrateur, qui, jusqu'alors, n'avait pas mis en action la violence des instincts qui le pousse au meurtre. La destruction d'une vie - d'un individu, devrions-nous dire, car si Paternoster est un receleur pingre, il est au moins un homme libre -s'accompagne alors de la destruction du reste de la morale chrétienne qui le retenait d'être un « Barbare de la Décadence ». Il aurait pu choisir de ne pas raconter son geste selon une logique de cause à effet : au contraire, il se targue d'être parvenu à agir en « franc sauvage »132(*). Cependant, c'est un geste fondateur pour lui : il se rend compte qu'il ne peut plus être détaché du monde, puisqu'il participe à sa cruauté et sa laideur dissimulées. C'est en réfléchissant au deuxième meurtre survenu sous ses yeux - celui de Renée Mouratet, perpétué par son époux trompé - qu'il s'aperçoit que la fin d'une existence ne repose sur rien d'autre qu'une « stupidité tragique »133(*). Cette prise de conscience va le pousser peu à peu à renoncer à sa vocation de cambrioleur. En plus d'avoir laissé partir Charlotte et Hélène sans chercher à les retenir, il abandonne la profession en même temps que son manuscrit, « comme si écrire et voler était la même chose »134(*). Ce geste est symbolique, ce n'est ni un don, ni un héritage, mais bien une coupure définitive avec une partie de lui-même. Pourquoi ces deux abandons ? Le manuscrit et sa profession avaient pris tellement de place dans sa vie d'homme que Randal se savait être une caricature aux yeux d'autrui : un écrivaillon de talent à qui l'on confie de la matière littéraire (Roger et Courbassol lui fournissent de quoi écrire) et un cambrioleur qui peine à s'affranchir des clichés d'aventuriers (Renée et Geneviève étaient attirées par le gentleman-cambrioleur qu'il ne représente pas vraiment, pourtant). Mais Randal ne veut pas être prisonnier du regard des autres, de ce que les observateurs ont décidé qu'il serait : « ma vie [...] ne sera point sûrement, ce que j'aurai désiré qu'elle fût. Mais elle ne sera pas ce qu'on aurait voulu qu'elle eût été ! »135(*). Ainsi, dans une dernière volonté avant de devenir un individu complet, il opère un dernier retournement et prive le lecteur de ses deux accomplissements : le voleur et l'écrivain. Peut-être n'est-il que ça, mais il ne l'est que « par lui-même et pour lui-même, indépendamment de toute règle et de tous statuts. »136(*). Si nous sommes des lecteurs optimistes, nous souhaitons voir en l'abandon du manuscrit et du métier un dernier geste profondément individualiste, cohérent avec toute la pensée intransigeante qu'il a développée dans son roman, donc une victoire (peut-être la seule) pour l'homme qu'il est devenu. Georges Randal est un personnage en conflit avec le monde qui l'entoure : son avenir est indéfini, tout comme sa position dans le monde. Bien loin de s'adapter à la cruauté de la société, il ne cesse de se remettre en question, effectuant ainsi un cheminement vers la destruction de son manuscrit inachevé. « La discordance l'emporte sur la concordance »137(*) : le narrateur joue sur l'écriture pour transmettre malgré tout cette suite de désillusions et d'échecs. 3) Une écriture postmoderne ? Pour déterminer ce qu'est la littérature postmoderne, nous nous référons à la définition qu'en a donnée Marc Gontard : Tandis que la modernité affirme un universel (unique, par définition), la postmodernité se fonde sur une réalité discontinue, fragmentée, archipélique, modulaire où la seule temporalité est celle de l'instant présent, où le sujet lui-même décentré découvre l'altérité à soi, où à l'identité-racine, exclusive de l'autre, fait place à l'identité-rhizome, le métissage, la créolisation [...]. 138(*) Si l'on peut affirmer que le Voleur n'est pas un roman héritier des romans de formation des Lumières, puisqu'il présente un personnage en conflit constant avec le monde, on peut se demander alors si le roman relate bien un apprentissage existentiel dans une société décadente. Cette société, que l'on qualifiera résolument de moderne, ne s'accorde jamais avec le personnage en crise, tandis que lui-même fait preuve d'une telle ironie et d'une telle clairvoyance en la décrivant qu'on peut interroger le caractère postmoderne de son écriture. - L'ironie et l'absurde montrent le pessimisme du narrateur et la perte de foi en une littérature efficace. Le narrateur fait preuve d'une ironie très noire pour raconter ses aventures, et ce dès les premières pages : Et là-dessus, si vous voulez bien, nous allons passer plusieurs années. [...]On vient de loin, tous les ans, pour me voir couronner de papier vert, et même de papier doré ; le ban et l'arrière-ban des parents sont convoqués pour la circonstance. Solennité majestueuse ! Cérémonie imposante ! La robe d'un professeur enfante un discours latin et les broderies d'un fonctionnaire étincellent sur un discours français.139(*) Cette anecdote est bien représentative de la façon dont va se dérouler le récit par la suite : enchaînant ellipses temporelles et discours soudainement interrompus, le narrateur ne se préoccupe pas vraiment de la linéarité de son travail, ni de la bonne manière de transmettre son sentiment de révolte au lecteur. En cela, il fait preuve d'une esthétique postmoderniste, où la capacité de rire de tout prend le pas sur la volonté de transmettre un message. On peut le voir quand Randal se moque des écrivains réalistes en refusant de décrire Malenvers : Comment est-elle, cette ville-là ? Si vous voulez le savoir, faites comme moi ; allez-y. Ou bien, lisez un roman naturaliste ; vous êtes sûrs d'y trouver quinze pages à la file qui peuvent s'appliquer à Malenvers. Moi, je ne fais pas de descriptions ; je ne sais pas. Si j'avais su faire les descriptions, je ne me serais pas mis voleur.140(*) Ce qui l'intéresse, ce n'est pas la description réaliste et orientée à la manière de Balzac (voir pour cela la célèbre description de la pension Vauquier dans le Père Goriot141(*)), mais bien la réalité brute, déconstruite et cachée, telle qu'elle se présente à l'esprit de l'individu. De même, les nombreuse hyperboles, l'usage des comparaisons, et la caricature de certains personnages grossissent exagérément certains détails jusqu'à l'absurde. Par exemple, Armand de Bois-Créault est décrit ainsi : Mouratet parvient à me serrer la main et à me présenter à l'adultère mâle. Un bellâtre, insignifiant, prétentieux et insipide ; un homme dont les moustaches sont partout et le reste nulle part.142(*) Ces caricatures sont l'expression d'un humour qui refuse le côté mélodramatique de ses aventures : il s'agit de s'amuser en donnant à voir un personnage en prise avec un monde cruel. A part montrer une perte de foi en une littérature efficace, comme les romans à thèse, l'ironie et l'absurde n'ont d'autres fonctions que de faire rire le lecteur, à défaut de pouvoir le faire pleurer grâce à son humour. Randal se présente à nos yeux comme un personnage désinvolte, surplombant le monde qui l'entoure, et non pas en héros d'un roman de formation sociale, en prise aux difficultés de la vie comme le serait Fabrice dans La chartreuse de Parme. - Un personnage trop clairvoyant pour être à son aise avec ses contemporains. La différence qu'opère Randal avec les autres témoignages de son époque, c'est qu'il se place en décalage complet par rapport à la mentalité de ses contemporains. Certes, il observe de près le triomphe du positivisme scientiste, la massification de l'instruction républicaine, et le développement de la presse, et il ne remet pas en cause les conséquences qui en résulte, mais il nous met en garde contre l'utilisation néfaste des idées de progrès et d'ordre qui les accompagnent. Obligatoire ! Tout l'est à présent : instruction, service militaire, et demain, mariage. Et mieux que ça : la vaccination. La rage de l'uniformité, de l'égalité devant l'absurde, poussée jusqu'à l'empoisonnement physique !143(*) Etant anarchiste individualiste, il s'élève contre toutes les lois qui soumettent l'individu, qui les répertorient pour le contrôler. « Le combat n'est pas celui du peuple contre la bourgeoisie mais celui de l'individu contre une société dominée par la bourgeoisie »144(*) : la différence est de taille. Il ne s'agit pas d'adopter certaines idées des anarchistes ou communistes utopiques, mais bien de marquer l'action d'un seul individu contre une entité constituée d'individus. Il doit s'affranchir de tous les aspects de cette société moderne qui pèsent trop lourdement sur sa personnalité. Voilà d'où vient son mal-être, son décalage avec ses contemporains : de par sa perception hors du commun que lui a donnée son éducation de voleur, il est devenu un être clairvoyant qui sait tirer la vérité de chaque chose. C'est pourquoi certaines de ses réflexions nous semblent extrêmement modernes, ou tout du moins nouvelles pour l'époque. Par exemple, ses propos sur la place des femmes dans la société paraissent avant-gardistes, alors que le mouvement des suffragettes débute à peine dans les années 1880 : « Une femme peut arracher ses premiers cheveux blancs, en France, avant d'avoir une volonté. »145(*) Un personnage trop moderne pour sa modernité : voilà ce qu'est Randal. Il est déjà en avance sur les critiques qui s'abattent sur cette Belle Epoque, tout en contraste : par certains côtés, il rappelle des écrivains des années 30, comme Drieu La Rochelle, qui s'opposent à cette modernité. Sans compter qu'il n'y aura pas de révolutions socialistes pacifiques promises par les parlementaires, mais bien des dictatures totalitaires, préfigurées par le refus d'une opposition violente : Je leur ai entendu recommander le calme et le sang-froid, le silence devant les provocations gouvernementales, le respect de la légalité...Et le bon peuple, « la matière électorale », a applaudi. Alors, ils ont déclaré que l'idée de grève générale était une idée réactionnaire. Et le bon peuple a applaudi encore plus fort146(*) Cette compréhension instantanée des enjeux des évènements auxquels il assiste fait de lui un personnage éloigné de la modernité littéraire, qui elle, constate une perte de sens tout en voulant redéfinir sérieusement les problématiques qui gouvernent le monde. Randal se moque bien de tout ça : il cherche juste à vivre en ne prenant pas le monde « trop au sérieux »147(*). Le personnage a donc des aspects postmodernistes : il ne met pas en valeur ses idées avant-gardistes, mais les incluent naturellement dans un système de narration qui donne la part belle à des parodies de la littérature populaire. - Tout n'est que parodie et faux-semblant : comment Randal peut-il devenir un homme s'il n'est qu'une parodie de voleur ? Par un jeu de mise en abyme, Randal se moque de sa propre histoire en empruntant des traits narratifs au roman-feuilleton. Tout d'abord, le titre des chapitres permet de créer un effet de fausse annonce sur le lecteur, qui doit lire le chapitre jusqu'au bout avant de comprendre la signification. Par exemple, le chapitre « Evènements complètement inattendus » relate le cambriolage à Anvers, où Randal manque de se faire prendre : on pourrait croire que c'est cela qui est complètement inattendu, mais c'est en fait l'arrivée de Charlotte à la toute fin du chapitre, qui surprend Randal et le lecteur. Au fur et à mesure que ses aventures se poursuivent, Randal prend plus de distance avec son métier. Cette autodérision cible surtout la représentation romantique du voleur qu'a le public qu'il vole. Elle commence par une évocation du potentiel séducteur du criminel, moqué par Ida : Ecoute, si tu pouvais écrire sur ton chapeau : « Je suis un voleur » en lettres visibles seulement pour l'éternel féminin, et si tu allais ensuite faire un tour au Bois et sur le boulevard, les facteurs gémiraient le lendemain matin sous le poids des déclarations d'amour qu'ils auraient à t'apporter !148(*). Nous rencontrons ensuite Renée, qui est l'illustration de la femme bourgeoise fascinée par les criminels : « Et dire que vous avez peut-être une pince-monseigneur dans votre poche ! C'est à faire trembler... Mais votre profession est tellement romanesque ! Comme elle me plairait, si j'étais homme ! Vous devez avoir eu des tas d'aventures? »149(*). Geneviève réagira plus tard de la même façon : « c'est un bien vilain métier que vous faites là, Monsieur, me dit-elle. Mais comme c'est intéressant ! »150(*). Même à la fin du roman, il se prend au jeu de cette parodie de voleur qui séduit les femmes de ses victimes. Pourtant, quand il nous annonce son projet littéraire (créant ainsi une distorsion métatextuelle dans la narration), il déclare vouloir montrer « la vérité sans voiles » : « on se fait généralement une fausse idée du criminel. Les écrivains l'ont idéalisé afin, je crois, de décourager les honnêtes gens. Mais le temps des légendes est passé »151(*). Or, le voilà qui se grime en monte-en-l'air surdoué et séducteur durant la majeure partie de sa carrière. Cette ambiguïté de caractère, entre faux-semblant et vérité nue, peut se voir comme une caractéristique postmoderne du personnage : il veut être un individu échappant à toute influence, mais ne peut résister à honorer la culture populaire qui a fait de ce qu'il est un archétype. C'est par de nombreuses références aux bandits de grands chemins, aux « voleurs d'autrefois » et autres maîtres criminels charismatiques que Randal se construit soigneusement une image de gentleman-cambrioleur152(*) pour mieux la détruire ensuite. Le beau secrétaire est dans un piteux état, par exemple ; son bois précieux est déshonoré de larges plaies et de profondes entailles, flétri des meurtrissures du ciseau et des éraflures de la pince ; les tiroirs gisent à terre, avec leurs serrures arrachées, leurs secrets découverts au grand détriment des bijoux de ces dames [...]. Ce qui m'ennuie, c'est d'avoir tracassé ainsi un meuble aussi magnifique ; je suis assez disposé à me traiter de Vandale. Allons, un peu de philosophie ! Forcer une serrure, c'est briser une idole.153(*) Comme pour signifier qu'il ne peut devenir un homme s'il n'est lui-même qu'une parodie de voleur, il s'amuse à perdre le lecteur entre vantardise et mésestime de soi. Ce que nous disent ces parodies et imitations, c'est que son métier n'est pas aussi naturel pour lui qu'il le voudrait: à la fin du roman, juste après avoir commencé ses mémoires, il se rend compte de la vanité de sa vie, et change d'occupation, sinon de vocation. Le romanesque le dispute à la vérité sordide, pour éviter de s'identifier à une esthétique quelconque. Or, plus le genre est défini, plus ses lois orientent normalement le devenir des êtres de fiction. Ici, comme nous avons affaire à plusieurs genres en même temps, via l'esthétique postmoderne, et par conséquent, l'avenir de Randal est vague. Néanmoins, ce qui compte dans l'écriture de ses mémoires, c'est d'allier au mieux expression de soi et exigence du masque. « Si d'autres astres sont habités, les êtres qui y vivent voient rayonner notre planète, notre planète si infâme, si hideuse et si noire - ils la voient rayonner de l'éclat des diamants purs»154(*) : ainsi pourrait-on définir le monde dans lequel évolue Randal : brillant de façade, mais corrompu dans le fond. Tout y est déformé : la culture devient pernicieuse car contrainte, les hommes sont dénaturés, les voleurs sont des bourgeois, et le narrateur altère son propos révolutionnaire en puisant volontiers dans l'imagerie romanesque. Randal ne parvient pas à écrire le sens que doit prendre sa vie libre : ses mémoires appartiennent donc au genre du roman de la désillusion. L'unité et l'identité mêmes de l'individu Randal posent problème : le sujet est en dysharmonie avec le monde et perd sa capacité à agir quand il abandonne son manuscrit. Dès lors, comment devons-nous comprendre le roman du Voleur ? III/ Comprendre le Voleur : l'écriture de l'être achève l'individu « La seule question qui reste à résoudre, aujourd'hui, c'est celle du Voleur ; il est vrai qu'elle les contient toutes, les questions.»155(*). Le Voleur est un roman incompréhensible si l'on ne prend pas en compte la manière dont il est écrit, indissociable du contenu. C'est à la fin du roman que l'on prend conscience de ce que l'on a lu : non pas des mémoires de voleur, mais bien un apprentissage littéraire. En achevant d'écrire, le narrateur achève également son apprentissage, qui lui a donné des raisons d'être et de continuer, « tout simplement »156(*). Le Voleur fait preuve d'une narration complexe : en effet, la temporalité chronologique de sa vie se mêle à la temporalité de l'écriture qui jette un regard rétrospectif, comme dans toutes les autobiographies. La différence de temporalité est très difficile à déceler : les deux personnalités du Voleur - celles du passé et celles du présent - se confondent pour former un individu complet. Pourquoi avoir pris la décision d'écrire ? Bien qu'il en expose les raisons157(*), nous pouvons voir que l'écriture a de multiples finalités. 1) Ecrire pour ne pas perdre son énergie vitale : Randal cherche à réorienter sa vie. Patrice Terrone explique pourquoi le retour sur soi par le biais de l'écriture autobiographique est si important : « L'écriture n'a de valeur que si elle permet d'avoir prise sur le monde et de donner à l'individu l'occasion de libérer toutes les énergies, tous les instincts qui sont en lui et qui sont étouffés par l'ordre social »158(*). L'énergie vitale est une notion importante pour Randal : nous avons vu que l'être primitif perdait peu à peu la sienne sous les restrictions de l'éducation bourgeoise. C'est l'écriture qui va sauvegarder cette énergie en lui permettant de redynamiser son être, d'une part en utilisant une narration homodiégétique qui surexpose le moi, et d'autre part en s'efforçant de réécrire sa vie entière, en commençant par son passé. - Témoigner de son cheminement de pensée : il faut se libérer de tous les faux idéaux « En fin de compte, un expérience bien faite vaut bien une démonstration »159(*), disait Claude Levi-Strauss. Les mémoires permettent, dans une perspective empirique postulant que l'homme se construit à partir d'une expérience sensuelle et émotive, de suivre pas à pas le développement de sa personnalité. Elles incarnent la voix d'une conscience qui propose un regard rétrospectif. Randal doit d'abord témoigner de son cheminement de pensée et s'apercevoir de ses erreurs : en retournant voir comment son ancien moi a réagi en étant confronté à des idéaux trompeurs, il effectue un processus de catharsis160(*) pour lui-même et pour le lecteur. La résistance à l'oppression bourgeoise, Randal la conçoit en premier lieu dans l'illégalité. Dans un geste de défi envers la société qui l'a dépouillé de son enfance et de son héritage, il veut voler. Il pense que la reprise individuelle va améliorer son quotidien, et qu'elle va surtout lui permettre de s'affranchir de son milieu d'origine. Toutes ces raisons le poussent à accomplir son premier vol, par accident, sans penser au sens économique du vol : il profite des circonstances favorables pour dérober les bijoux de Mme de Montareuil, la future belle-mère de Charlotte. Par la suite, introduit dans le monde des voleurs par Issacar, il continue d'amasser ses petits butins, en leur accordant une signification de redistribution équitable des richesses. Comme nous l'avons vu, le vol ne lui suffit pas : Randal a besoin de trouver une explication et surtout une solution après avoir assisté à l'exécution d'un innocent. Il se tourne donc vers les mouvements politiques marginaux : les socialistes et les anarchistes, qui se révèlent être de fausses solutions. En effet, grâce à la tournure comico-tragique que prend la rencontre du socialisme et de l'anarchisme, on rit de ses erreurs en même temps que lui, qui l'évoque rétrospectivement : « hélas, la nouvelle n'était pas bonne, et elle n'était pas nouvelle non plus »161(*). Ce bilan nous montre deux choses : d'une part, Georges Randal croyait vraiment aux révolutions socialistes et anarchistes, et il n'exprime sa désillusion qu'à travers une phrase lapidaire et méprisante, qui rapproche les pontes du socialisme de faux prophètes. D'autre part, on prend conscience également de la désillusion du personnage : alors que tout nous indiquait auparavant que ce roman allait mêler esthétique picaresque et anarchisme, nous voilà soudainement confrontés à une idéologie ridicule qui oppresse l'individu. Mais quand il écrit les derniers chapitres de ses mémoires, il a pris conscience que la reprise individuelle pourrait bien aussi être un idéal fallacieux. Au lieu de transformer le monde comme il le devrait, le cambriolage est prétexte à des trafics capitalistes entre larrons légaux et criminels. Ce nouveau point de vue éclaire rétrospectivement quelques passages où ce parallèle entre les bourgeois cupides et les voleurs avides est illustré, comme cette réflexion de Randal : Ignominie d'un côté ; infamie de l'autre. Tout se tient et tout arrive à se confondre. Est-ce la cocotte qui a perverti l'honnête femme, ou l'honnête femme la cocotte ? Est-ce le voleur qui a dépravé l'honnête homme ou l'honnête homme qui a produit le voleur ?... Vie abjecte, qu'elle soit avouée ou clandestine ; plaisirs bas, qu'ils soient cachés ou manifestes... Quelle différence, entre une orgie bourgeoise et une ripaille d'escarpes ? 162(*) On peut d'ailleurs établir un parallèle entre les personnages de Paternoster et Urbain Randal, basé sur leur mesquinerie, leur cupidité et la façon dont ils essayent d'arnaquer Randal avant que celui-ci ne se venge. Finalement, « on est toujours volé par quelqu'un »163(*) : il ne trouve pas la liberté absolue dont il se mettait en quête au début de son apprentissage. La seule marge de manoeuvre dont il dispose à la fin du roman, c'est celle que lui laisse sa conscience d'avoir été trompé par trois remèdes (qu'il pensait efficaces) au monde malade. Randal a donc échoué à trouver un idéal qui le rende heureux et complet, mais il a aussi opéré un questionnement sur lui-même qui lui permet d'en être conscient. « Ce n'est pas désagréable d'exécuter un programme, quand on le sait grotesque »164(*). De l'enfance à l'âge adulte, le cheminement de pensée de Randal nous est raconté en entier, car omettre ses erreurs serait une altération de son personnage, de ce qu'il est au moment où il raconte l'histoire. Pour ne pas dénaturer son énergie vitale, il faut donc tout raconter, en commençant par le commencement. - Le retour à l'enfance obéit à une volonté de libération de son passé Le Voleur tente de reconstruire son passé en fonction d'un sens qu'il veut donner à sa vie. La nouvelle énergie dont il est doté après avoir pris la décision de commencer son autobiographie lui permet d'écrire les chapitres consacrés à son enfance dans une perspective de réappropriation de son moi primitif. C'est presque un cheminement psychanalytique qu'il effectue, puisque parler de son enfance et de ses parents lui offre l'occasion de réinterpréter quelques souvenirs, notamment celui où son père l'emmène voir Gambetta : - Que son exemple te serve de leçon, reprend mon père. Avec de l'économie et en faisant son droit, on peut aujourd'hui arriver à tout. Il dépend de toi de monter aussi haut que lui. Je crois que j'aurais peur, en ballon. Du reste, bien que je ne l'avoue qu'à moi-même, j'ai été très désillusionné. Le Gambetta que j'ai vu n'est point celui que j'espérais voir.165(*) En mettant à distance ce souvenir par le biais de l'humour - le décalage entre le sens figuré et l'enfant qui comprend tout littéralement - il reprend emprise sur lui-même. J'entends par là que lorsqu'il a vécu ces évènements dans la temporalité du passé, leur portée lui a été enlevée par l'éducation stricte qu'il a reçu ensuite, qui refusait la romantisation du vécu : « Je regarderai passer ma vie derrière le carreau brouillé des conventions hypocrites, avec permission de la romantiser un peu, mais défense de la vivre. »166(*) Or ce qu'est en train de nous faire savoir Randal en incluant ces anecdotes dans une trame narrative, c'est qu'il peut libérer grâce à sa force de volonté son ancienne existence d'enfant de toutes les restrictions imposées. La transformation de la réalité en fiction permet en effet le franchissement d'un interdit ; par conséquent, cet interdit n'a plus qu'une fonction décorative : il est juste là pour prouver que l'énergie qu'a mise Randal dans son oeuvre dépasse les illusions dont il a été bercé. L'homme a accompli ce qui avait été interdit à l'enfant, c'est-à-dire le droit de créer une réalité fictive. Nous touchons ici au coeur la problématique littéraire du roman : comment distinguer fiction et réel dans ces aventures rocambolesques ? En effet, pour le Randal écrivain, l'écriture narrative du moi projette automatiquement une intrigue sur les évènements vécus, réels : tel est le sens qu'on peut déceler dans ce passage : Une fois, elle [sa mère] m'a récompensé parce que j'avais répondu à un vieux mendiant qui venait demander l'aumône à la grille : « Allez donc travailler, fainéant ; vous ferez mieux ». - C'est très bien, mon enfant, m'a-t-elle dit. Le travail est le seul remède à la misère et empêche bien des mauvaises actions ; quand on travaille, on ne pense pas à faire du mal à autrui. » Et elle m'a donné une petite carabine avec laquelle on peut facilement tuer des oiseaux.167(*) Ici, l'écriture de Randal prouve qu'on peut parfaitement romancer la réalité sans perdre de vue la vraie nature de l'être : dans l'extrait, tout est fait pour que la chute soit brutale, en contraste complet avec l'idée de douceur maternelle qui doit normalement accompagner l'évocation de sa mère. Le raccourci elliptique emprunté entre les deux dernières phrases qui composent l'extrait est une manipulation textuelle accomplie par Randal adulte, qui veut libérer ce souvenir en y incluant une signification rétrospective. Par ailleurs, le retour à l'enfance est fait pour donner une dynamique au récit autant qu'il sert à libérer l'adulte. « La narration a des accents de confession »168(*), selon Patrice Terrone : le dévoilement des pensées et des actions que réprouverait la morale autorise une confrontation entre le moi primitif et la conscience du lecteur, obligée d'adhérer aux propos de Randal par l'utilisation de la première personne. Enfin, l'emploi du présent de narration met le narrateur en position de retrouver son moi d'enfant, si essentiel à sa reconstruction d'adulte. En effet, l'emploi de ce temps agit comme un lien entre la situation d'énonciation présente, quand Randal écrit, et le passé, qui devient par conséquent presque contemporain. Ces processus interviennent bien sûr en relation avec l'écriture autobiographique, qui exige un retour à l'enfance pour mieux justifier le développement de la personnalité du narrateur - auteur. - La fiction devient un moteur de réflexion sur le développement de l'individu. Pour ne pas perdre son énergie vitale, nous venons de voir qu'il est essentiel pour Randal de repenser son histoire en débutant par l'époque où l'être primitif était encore un barbare sauvage. Passé le point où il est enseveli sous les codes de bonne conduite et la morale chrétienne, il s'agit alors d'utiliser la fiction pour repenser le développement de son individu. L'écriture est un moyen de transcender la réalité, comme le fait lui-même Randal au début du roman en grossissant les aspects les plus sombres de son éducation : Eh ! bien, l'enfant, l'enfant qui souffre, a ces yeux-là. Des yeux qui grossissent les gens qu'il déteste ; qui, en outrant ce qu'il connaît d'exécrable en eux, lui font apercevoir confusément, mais sûrement, les ignominies qu'il en ignore ; des yeux qui ne distinguent pas les détails, sans doute, mais qui lui représentent l'être abhorré dans toute la truculence de son infamie et l'amplitude de sa méchanceté - qui le lui rendent physiquement répulsif.169(*) Pour mettre en exergue toute la laideur du monde qui l'entoure, Randal a donc recours à des ficelles narratives, des détails surprenants, et des registres mélodramatiques propres au roman-feuilleton. Un soir, j'étais seul chez moi [...]. Je lisais un roman, [...] lorsque j'entendis résonner le marteau de la porte d'entrée. Un instant après, la voix d'Annie protestant contre l'invasion de mon domicile parvint jusqu'à moi et un pas lourd fit craquer les marches de l'escalier. Je me levais du divan sur lequel j'étais étendu lorsque la porte du salon s'ouvrit à moitié ; et, par l'entrebâillement, je vis passer une tête bronzée et une main qui faisait des gestes. Quelle était cette main ? Quelle était cette tête ?170(*) Ce sont les toutes dernières lignes du chapitre VIII, qui amènent une forte tension dramatique, retombant aussitôt avec l'apport de la réponse dans le chapitre suivant, de l'autre côté de la page. Pour nous, lecteurs contemporains, cela nous semble évident, mais il faut se souvenir que les romans feuilletons étaient au départ publiés par morceaux dans les journaux, et qu'il pouvait s'écouler parfois une ou deux semaines entre deux publications. C'est pourquoi les auteurs avaient retour à des procédés bien connus, tels que les retournements d'intrigue, la montée du suspense ou une révélation énigmatique sur un personnage. On peut s'interroger sur le but de ces manoeuvres : Randal est clairement en train d'arranger la réalité à sa manière, mais le fait que le lecteur puisse s'en apercevoir transforme alors l'écriture en un terrain d'observation. En effet, plus la réalité se mêle au monde du feuilleton, plus on s'aperçoit que Randal remet en question son identité, son but et son bonheur. L'on peut alors affirmer que la fiction devient le moteur de la réflexion sur l'individu : qui est-il vraiment, s'il s'amuse à se grimer aux yeux d'autrui ? De plus, l'écriture de ses mémoires est précédé par plusieurs autres expériences d'écriture qui elles aussi le poussent à s'interroger et à dégager des pistes pour s'accomplir. Quand il écrit son article sur « l'influence des tunnels sur la moralité publique », il manie le sarcasme à la perfection en faisant croire à Edouard de Montareuil et au criminaliste qu'il s'agit d'une vraie théorie. Mais quand le lecteur averti relit une deuxième fois ce passage, il le fait entrer en résonnance avec un autre passage plus loin dans le roman, lorsqu'Hélène et Randal s'enfuient loin de Bruxelles : - Écoutez, dit-elle en se serrant contre moi ; écoutez et répondez- moi : Croyez-vous que je fasse bien d'agir comme je veux le faire ? Pour moi-même, j'entends. Croyez-vous que je fasse bien ? Il m'a semblé voir tout mon avenir, tout à l'heure, quand nous passions à toute vitesse dans ces chemins sombres que rougissaient devant nous les rayons des lanternes. Ce sera ma vie, cela. Une course effrénée dans l'inconnu, avec les reflets sanglants de la colère et de la haine pour montrer la route, à mesure que j'avancerai. Ne pensez-vous pas que ce sera horrible ?171(*) Après tout, selon Randal qui s'exprime dans La Revue Pénitentiaire, l'obscurité de la nuit est bien propice à un retour sur soi, une réflexion sur ses objectifs : J'y étudiais l'action heureuse exercée sur l'esprit de l'homme par le passage soudain de la lumière aux ténèbres ; j'y montrais comme cette brusque transition force l'être à rentrer en soi, à se replier sur lui-même, à réfléchir ; et quels bienfaisants résultats peuvent souvent être provoqués par ces méditations aussi subites que forcées.172(*) Après cette expérience, dont seul le lecteur peut tirer des conclusions (celles de Randal ne sont pas écrites), on comprend que Randal ressent le besoin d'écrire pour transcender son être et y trouver une énergie et un caractère qu'il croyait depuis longtemps perdus. Il lui faut plonger dans les souvenirs et les retravailler pour parvenir à se montrer tel qu'il est. Cette expérience vitale est la seule qu'il puisse achever en alliant son individualisme libertaire et son ironie mordante. L'écriture est ainsi sa seule ressource pour prouver qu'il a réussi à retrouver sa liberté. 2) Entre révélation et opacité du personnage, écrire lui permet de devenir enfin un homme libre L'écriture est le dévoilement des crimes du voleur, condamné, comme le montre Myriam Congoste, aux silences et à la négation par le non-dit. Ce qu'il faut comprendre quand il s'expose enfin au grand jour, c'est qu'il admet qu'il est bien coupable de l'acte de voler, mais qu'il n'est pas coupable selon la morale commune. Il ne cesse de justifier ses actes, même à la fin du roman : malgré le fait que la reprise individuelle n'est pas le moyen de trouver le bonheur, il ne regrette aucun de ses actes. Le regret serait pour lui une barrière qui l'empêcherait d'écrire ce dont il a besoin : il doit raconter « la vérité sans voiles »173(*) dans le but de se révéler aux lecteurs et à lui-même. Cependant, cette vérité demeure opaque pour nous, lecteurs : elle est à la fois synonyme de libération - car c'en est une : il se libère enfin du poids du silence - et d'enfermement dans une conscience par essence très différente de la nôtre, ce qui fait alors de lui un reflet unique du monde duquel il témoigne. - Rendre compte des mécanismes de la société corrompue afin que le lecteur acquière une clairvoyance. Ses mémoires sont d'abord un témoignage direct sur la société de son temps. En tant que lecteur, nous pouvons nous dire que puisque la focalisation est interne, la vision du monde est forcément subjective, que Randal prend parti pour les opprimés. Cependant, le narrateur est plus subtil : point de manichéisme dans le roman, mais bien un compte-rendu très clairvoyant des mécanismes de production et de distribution de la richesse dans une société cupide et avare. Le dévoilement des péchés de la société passe obligatoirement par une écriture à la plume trempée dans du vitriol. Les nombreuses caricatures sont autant d'occasions de mettre au grand jour les travers des larrons en tout genre, et constituent des trésors de langage. Les personnalités les plus diverses se coudoient dans les deux salons. Leur énumération serait fastidieuse ; cependant, je regretterais de ne pas citer un vieux général et son jeune aide de camp, des diplomates exotiques, une femme de lettres, un pianiste croate, un quart d'agent de change, la moitié d'un couple titré en Portugal et une princesse russe tout entière, un journaliste méridional et un poète belge, des députés et des fonctionnaires flanqués de leurs épouses légitimes, un agitateur irlandais, une veuve et trois divorcées, un partisan du bimétallisme, et un nombre respectable d'Israélites.174(*) Cette légèreté apparente révèle des associations improbables entre des membres de la société très différents : et pourtant, Randal n'hésite pas à les regrouper dans une même énumération, comme pour dire que tous sont coulés dans le même moule : celui de l'inféodation à la morale et de la fourberie secrète. Il leur ôte à tous le masque de la belle apparence afin de laisser le lecteur juger du résultat. L'art de la caricature est une fenêtre vers « la vérité sans voiles », qu'il cherche à révéler en écrivant ses mémoires. Il doit donner le don de clairvoyance à ses lecteurs. La peinture de la société ne doit pas être exacte ni exhaustive, comme dans des romans naturalistes et réalistes, mais les aperçus que Randal nous donne parviennent à reconstituer une vision du monde complexe. C'est à nous, lecteurs, de relier les indices un à un, car le processus de lecture est également un jeu de dévoilement progressif et de libération. « Le lecteur doit rire vite s'il ne veut pas pleurer, car ce spectacle est celui qu'il contemple sans le voir et qu'il anime dans la réalité »175(*) : la critique extrêmement violente de la société développée via le personnel fourni en arrière-plan dans l'intrigue est également un moyen, pour Randal, de s'individualiser en montrant son mépris et sa supériorité. Cependant, à la fin du roman, on s'aperçoit que Randal trahit cette image hautaine de lui-même : J'ai voulu vivre à ma guise, et je n'y ai pas réussi souvent, j'ai fait beaucoup de mal à mes semblables, comme les autres ; et même un peu de bien, comme les autres ; le tout sans grande raison et parfois malgré moi, comme les autres.176(*) Cette réflexion pose les bases d'une interrogation finale : nous pouvons nous demander s'il s'apparente au commun des mortels, misérables parce que trop humains, pour signifier qu'il reste encore des zones d'ombres sur son identité. En restant en retrait, avec le reste de ses contemporains, il évite l'ascension vers l'intégrité de sa personnalité et la reconnaissance de son statut d'écrivain, qui en fait un être à part. Sa rédemption, qui est liée à sa libération, doit pourtant passer par la révélation de ce qu'il a été durant une partie de sa vie. - L'éclatement de sa personnalité fait de lui un être opaque, mais libre. Randal ne raisonne pas en termes de torts, mais bien de liberté. Pour devenir un homme libre, il doit admettre ce qu'il est : un personnage à faces multiples. Nous avons déjà vu qu'il endosse de fausses identités à plusieurs reprises. Le Voleur raconte en fait la reconquête de l'identité : dès le départ, très affirmée chez l'enfant, elle est ensevelie sous une éducation contraignante. Puis, lorsqu'il se crée un faux métier d'ingénieur des écluses, il déforme la réalité pour échapper aux lois. Comme le démontre Didier Blonde, cela lui donne « la possibilité de vivre plusieurs vies en une, successivement et simultanément », et de « multiplier son existence. »177(*) De plus, dans le jeu de narration rétrospective mise en place, il existe trois Georges Randal : celui qui participe à l'histoire (le personnage), celui qui la raconte (le narrateur) et celui qui l'écrit (l'auteur). Tous trois empruntent la voix narrative à la première personne, mettant le lecteur en position de faiblesse pour percevoir et comprendre entièrement Randal. Vincent-Jouve montre que dans le récit à la première personne, « le héros-narrateur est rarement amené à faire son propre portrait »178(*), et que par conséquent, l'indétermination du personnage principal est inversement proportionnelle à la créativité du lecteur, qui doit deviner à travers la façon dont il se raconte. C'est donc en écrivant son histoire en y faisant référence constamment que l'identité de Randal peut être déterminée comme multiple : elle n'a été que partiellement détruite par le savoir-vivre qu'on lui a inculqué. Et s'il agit en dehors de soi, c'est pour mieux libérer sa personnalité : On agit en dehors de soi, sans la compréhension des actes qu'on accomplit, sans la conception de leurs résultats [...].On semble exister hors de la vie réelle, hors du rêve même - dans le cauchemar.179(*) Cependant, ces identités multiples sont extrêmement difficiles à décerner pour le lecteur : les propos de Randal font échos avec la dualité d'identité qui réside en chacun de nous, mais sa personnalité éclatée est insaisissable pour nous comme pour lui-même durant la majeure partie du roman : J'aurais mieux fait, certainement, de ne pas aller voir Hélène. J'y ai été, poussé par une force qu'une autre force semblait désavouer en moi, machinalement, lourdement incertain du résultat d'une tentative que je risquais presque malgré moi, avec une sorte de conviction désespérée de l'inutilité de l'effort.180(*) C'est seulement en achevant d'écrire que tous les « je » se retrouvent, et que l'identité du voleur se confond avec celle de l'écrivain. Tout se passe comme si les multiples existences de Randal se rassemblaient en une seule à la fin du roman : celle de l'écrivain qui agit dans son monde. Il devient donc un être libre d'agir à sa guise ; néanmoins sa liberté est si grande qu'il en devient insaisissable et opaque. Le problème qui se pose avec cette notion d'entière liberté, c'est qu'on ne peut pas le comprendre dans sa totalité, puisque le comprendre serait un début de possession du personnage. Le lecteur doit donc suivre l'exemple de Randal, et chercher dans ses identités ce qui est à la base de l'individu libre. - L'écriture de l'être et du monde est individualisante Randal naît marginal et le reste, car il adopte une position d'anomie181(*) et de déviation vis-à-vis de la société. Il n'a aucun ou peu de liens avec son lieu d'origine, avec sa famille, avec la communauté politique, avec l'église. Il n'a aucune contrainte et responsabilité sociales. Comme Arsène Lupin, il « porte l'individualisation à son maximum en refusant toute influence et toute obligation en devenant son seul maître »182(*) Il n'est contrôlé par rien, il « n'accepte aucun joug, même celui de la fatalité »183(*), qui nous est annoncée en filigrane dès les premières pages : Ma mère avait raison, je l'ai vu depuis. C'est tout à fait ridicule, de demander où mènent les chemins. Ils vous conduisent toujours où vous devez aller.184(*) Il se libère de cette fatalité contraignante en choisissant de ne plus voler au tout dernier chapitre. Il se décrit donc en devenant un personnage unique en son genre : le récit passé au filtre de la focalisation interne nous donne un protagoniste vraiment singulier, car solitaire. Nous n'avons affaire qu'à lui, bien que les discours d'Issacar, de Lamargelle et autres nous offre un aperçu de leurs réflexions. Cette voix refuse de se fondre dans la masse des hommes ordinaires, ce qui est montré par le langage qu'elle emploie. Jusqu'à la fin, l'opposition est présente : « les autres », « mes semblables »185(*) désignent les êtres proches de Randal, sans qu'il leur soit lié. La revendication de l'identité libre passe en effet par une inexorable solitude, même dans l'écriture. En effet, le voleur recrée un univers selon une logique qui est dissimulée aux autres hommes, qui n'appartient qu'à lui et qui s'oppose à celle qu'il détruit. Et son personnage devient alors paradoxal : tout en étant un reflet unique au monde, il est aussi un porte-voix des complaintes universelles, celles des milliers de « je » qui peinent à se trouver. 3. Ecrire pour laisser un témoignage artistique et intemporel : le vol et l'écriture sont deux formes d'art Le Voleur contient de nombreuses allusions aux pouvoirs de la littérature et de l'art en général : il met ainsi en abyme les intentions explicites de l'auteur du manuscrit. Il veut donner librement un témoignage artistique (donc intemporel) en guise d'exemple. Mais de quel modèle se fait-il l'annonciateur ? Randal veut en fait inciter le lecteur à agir, à s'approprier son manuscrit jusqu'à en individualiser le contenu. En quelque sorte, le Voleur est un vol littéraire écrit pour des voleurs de littérature. - L'héritage de Randal : quelles impressions sur le lecteur, et dans quel but ? L'héritage que laisse Randal ne se concrétise pas sous la forme d'un enfant, mais d'un manuscrit. Il y introduit donc une problématique essentielle : l'art contient en lui-même une possibilité d'agir sur autrui. Randal ne cherche jamais à influencer ses lecteurs ; certes, il prend parti pour les voleurs, les victimes d'injustice et les criminels, mais il ne cache pas non plus son mépris pour les faibles, les indigents satisfaits de leur pauvre sort. Roger décrit ainsi les « serfs de l'argent » qui contemplent les oeuvres d'art du Louvre : Leur esprit n'est point écrasé sous la puissance des oeuvres qu'ils ne peuvent analyser et qu'ils ne comprennent même pas ; mais ils ont eu la vision fugitive de choses belles qui ont existé et qui existent ; ils ont eu la sensation éphémère de la possibilité d'une vie libre et splendide qui pourrait être la leur et qu'ils n'auront jamais, jamais, qu'ils savent qu'ils ne peuvent pas avoir, et qu'il leur est interdit de rêver. Car ils sont les damnés qui doivent croire, dans les tourments de leur géhenne, à l'impossibilité des paradis ; qui doivent prendre - sous peine d'affranchissement immédiat - la vérité pour l'erreur et les réalités pour les chimères...186(*) Il s'agit de donner une impulsion libertaire au spectateur de sa « comédie sinistre »187(*), en lui donnant à contempler la beauté d'actes libres. Ce que présente Roger constitue finalement une des clefs pour interpréter le Voleur : l'art est à la base de notre indignation et « toute indignation est déjà un projet d'acte »188(*). La littérature doit chercher à provoquer constamment ce sentiment, en employant n'importe quels moyens. L'important n'est pas de faire le bilan de sa lecture - contemplation, mais d'agir d'instinct tout de suite après, comme la fait Roger en décrochant le tableau de la Vierge. Enfin, Randal se donne pour but d'être un écrivain en marge du paysage littéraire qui l'entoure : On dit qu'il y a des auteurs si intéressants, aujourd'hui ! qui vous font voir la vie telle qu'elle est et qui sont arrivés à démonter le mécanisme des âmes avec une précision d'horlogers. - Oui ; ils sont de deux sortes : ceux qui aident à tourner la meule qui broie les hommes et leur volonté ; et ceux qui chantent la complainte des écrasés. En somme, ils écrivent l'histoire de la civilisation.189(*) Randal offre donc une troisième voie : celle du roman ouvert, qui se déchiffre individuellement. Cette troisième solution est hors-la-loi, puisqu'elle se construit en volant à d'autres genres romanesque leurs aspects les plus utiles au but que Randal s'est donné. Par exemple, le registre mélodramatique est mis en relief dans les nombreux stéréotypes, mystères, coïncidences et phénomènes de justice poétique. Pour W.D. Redfern, « as well as Randal's self-questionings, the whole novel critically watches itself taking shape and comments ironically on its own profusion of melodrama, on which the stock ingredients are indubitably present and active. »190(*) Contrairement aux romans feuilletons populaires, dont la fonction divertissante affaiblit le pouvoir de la fiction en imposant un seul sens de lecture, les aventures rocambolesques au ton parodique de Randal ont pour but de pousser le lecteur dans ses retranchements : à chaque page, on doit se demander quelle est la finalité de tout cela. A la fin, justement, le lecteur se voit refuser le bilan des pérégrinations qui aurait donné un sens clair à la lecture : pour retrouver ce sens, nous devons nous tourner vers l'Avant-Propos, ce qui fait de notre lecture un cycle d'interprétation. - Le cycle du vol littéraire : le voleur redonne leur liberté aux lecteurs. L' « Avant-Propos » est signé par Georges Darien, qui raconte comment il a découvert ce manuscrit dans une chambre d'hôtel, à Bruxelles. Cette préface de type auctorial dénégatif191(*) (selon la terminologie de Gérard Genette) utilise le topos du manuscrit trouvé, qu'on retrouve dans de nombreuses préfaces de roman de formation au XVIIIème siècle, comme l'a montré Christian Angelet : Les récits qui recourent à la préface fictionnelle et au topos du manuscrit trouvé se chiffrent par centaines. [...] La conscience, fréquemment affichée, du caractère artificiel du topos porte à croire que tout texte annonçant un manuscrit trouvé, ou volé ou sauvé des flammes était spontanément perçu par le lecteur comme un signal de la fiction. 192(*) Ici, Darien nous fait croire que Randal est le véritable auteur de ses mémoires autobiographiques, et que lui-même en est l'éditeur. Mais le plus intéressant est de constater comment Darien s'est procuré ce manuscrit : il l'a d'abord trouvé, puis l'a lu, avant de décider de le voler : La situation est embarrassante. Comment en sortir ? Eh ! bien, le manuscrit lui-même m'en donne le moyen. Lequel ? Vous le verrez. Mais je viens de relire les dernières pages - et je me suis décidé. - Je le garde, le manuscrit. Je le garde ou, plutôt ? je le vole - comme je l'ai écrit plus haut et comme l'avait écrit, d'avance, le sieur Randal. - Tant pis pour lui ; tant pis pour moi.193(*) Ce sont les derniers propos du Voleur qui le décide à dérober le manuscrit, mais également le roman dans son entier. L'avant-propos répond en fait à la fin du roman, et en inventant un faux auteur au manuscrit, Darien veut nous persuader que c'est la fin du roman (écrite un jour avant qu'il ne le `découvre') qui répond à l'avant-propos, chose invraisemblable si on songe aux derniers mots de Randal Je vais le laisser ici, dans ce sac où sont mes outils, ces ferrailles de cambrioleur qui ne me serviront plus. Oui, je vais le mettre là. On l'utilisera pour allumer le feu. Ou bien - qui sait ? - peut-être qu'un honnête homme d'écrivain, fourvoyé ici par mégarde, le trouvera, l'emportera, le publiera et se fera une réputation avec.194(*) Cette préface introduit le lecteur dans un cycle de lecture et de vol, dont il ne peut s'échapper sauf s'il agit par lui-même. C'est ce que fait Randal après avoir terminé son manuscrit : il l'achève alors qu'il ne veut pas en finir, lui, qu'il ne veut pas en rester prisonnier. Sur une dernière pirouette tragique : « ah, chienne de vie ! »195(*), il va donc s'échapper de son propre manuscrit pour continuer de vivre en être libre. Ce que souhaitent Darien et son double littéraire Randal, c'est de commencer un cycle infini de libération des lecteurs, qui doivent voler leur propre lecture. La voler, car la signification évidente de cette lecture nous est refusé par Randal et par Darien, qui ne tire aucune conclusion sur son expérience de lecteur clandestin. Ce que nous indique également cette préface, c'est que le souci d'authenticité du témoignage se confond avec la volonté affichée de Darien de se mettre en marge de la littérature. Si nous acceptons le fait que Randal est l'auteur de ses mémoires, cela veut donc dire que l'illusion romanesque n'existe pas dans le Voleur, et que « la réalité qui passe par le crible d'un esprit qui refuse de s'y soumettre et la déforme volontairement »196(*) est donc plus puissante que tous les romans feuilletons dont il se moque. Le lecteur doit donc faire de même : en lisant, il doit déformer la réalité en la passant au crible de son esprit, afin de comprendre l'intégralité du Voleur. Enfin, pour conforter notre hypothèse de lecture sur le cycle de libération des lecteurs, un indice supplémentaire nous est donné dans le titre du roman, tout simplement : le Voleur pourrait désigner aussi bien Randal que Darien, voire même tous les lecteurs suivants, qui doivent non pas « moraliser à tour de bras », mais agir dès la fin de leur lecture. Ce pronom généralisant nous laisse à penser que le roman ne veut exclure aucune hypothèse de lecture, pour ne pas enfermer le lecteur. A l'intérieur-même du roman, le narrateur nous laisse des indications ténues pour que nous saisissions notre propre lecture. - La double lecture du monde et du manuscrit : l'écriture et la lecture sont des détournements Le texte est une construction : sachant cela, et sachant que le lecteur sait cela, Georges Darien joue avec les références à son propre texte qu'il inclut dans son oeuvre. Ces références métatextuelles sont utilisées par le lecteur pour deviner la stratégie narrative de l'auteur, mais l'auteur le sait. C'est pourquoi le Voleur contient des indications sur la double lecture du manuscrit et du monde qu'il crée. Le refus de l'illusion romanesque contenu dans la préface nous indique que nous ne pouvons pas tirer de notre lecture des leçons morales manifestes : rien n'est fait pour faciliter la transparence, au contraire. Le lecteur et Randal sont des compagnons d'aventures, engagés dans un monde sans repère par un narrateur qui en sait déjà long sur l'existence. Ils doivent en déchiffrer les usages complexes, tandis que la narration s'attache aussi à montrer qu'une double lecture est possible. Le jeu sur les apparences et le masque renforce la problématique du vol littéraire. Le manuscrit nous projette dans un monde extrêmement complexe qui n'est pas ce qu'il semble au premier abord. Ce discours est inséré au moyen des changements d'identité de Randal, de Margot, de Canonnier, mais aussi des bourgeois déguisés lors de la mascarade : nous pouvons y voir une lecture métatextuelle : sous le décor chargé des costumes, dont est revêtu le personnage, qui correspondrait à la parodie de roman-feuilleton populaire, se cache la personne véritable, qui correspondrait au propos sur la littérature individualisante. Et cependant, l'un ne va pas sans l'autre et le « masque révèle plus qu'il ne cache »: la vérité ne peut être observé qu'à travers la parodie, l'humour et l'intrigue fantasque qui aident à sa révélation. Et le chef-d'oeuvre est individuel, aussi, dans son expression ; il existe par lui-même et, tout en existant pour tous, il sait n'exister que pour un ; ce qu'il a à dire, il le dit dans la langue de celui qui l'écoute, de celui qui sait l'écouter. Il est une protestation véhémente et superbe de la Liberté et de la Beauté contre la Laideur et la Servitude ; et l'homme, quelles que soient la hideur qui le défigure et la servitude qui pèse sur lui, peut entendre, s'il le veut, comme il faut qu'il l'entende, cette voix qui chante la grandeur de l'Individu et la haute majesté de la Nature ; cette voix fière qui étouffe les bégaiements honteux des bandes de pleutres qui font les lois et des troupeaux de couards qui leur obéissent.197(*) Ainsi averti, le lecteur doit se méfier des constructions textuelles en tout genre, qui sont autant d'obstacle à la compréhension du texte. La clairvoyance, dont se targue d'être doté Randal, doit être déjà développée chez le lecteur. Patrice Terrone montre que « seule une élite de lecteur peut comprendre au-delà de l'apparence »198(*). Par exemple, dans un passage qui intervient très tôt, le lecteur peut déceler une double lecture : - Tu lis le Code ! Ça t'amuse, de lire le Code ? Ça t'intéresse ? Je fais un geste vague. Ça ne m'amuse pas, certainement : mais ça m'intéresserait sans aucun doute, si l'on me laissait continuer. Telle est, du moins, mon opinion. Opinion sans valeur, mon grand-père me le démontre immédiatement. - Pour lire le Code, mon ami, il ne suffit pas de savoir lire ; il faut savoir lire le Code. Ce qu'il faut lire, dans ce livre-là, ce n'est pas le noir, l'imprimé ; c'est le blanc, c'est ça... Et il pose son doigt sur la marge.199(*) Il y aurait ici, outre le souvenir d'enfance qui entre en résonnance avec les lois du Code Civil que le voleur brise allègrement une fois adulte, une interprétation de la lecture intelligente. L'analyse de Patrice Terrone le démontre : « il y aurait en somme une lecture superficielle, celle des mots, de l'histoire et une lecture en profondeur, celle de la marge »200(*). En écrivant sa propre histoire, Randal fait de son témoignage un engagement pour lui-même et pour ses lecteurs en faveur d'une littérature sélective. Nous découvrons le monde en même temps que son personnage, et nous comprenons que nous devons chercher la vérité au-delà des apparences trompeuses. Il nous faut agir, et, comme Darien, qui a fait du vol un objet littéraire, voler notre propre signification. Conclusion« Le Voleur est un roman à idées où on méprise les idées »201(*) : le lecteur qui souhaite trouver dans l'oeuvre de Georges Darien une revendication anarchiste sera déçu. Certes, cette revendication existe, mais elle est remise en doute puis abandonnée par le protagoniste : il ne sert à rien de se battre contre un monde décadent, il faut juste y faire son chemin le mieux possible afin de se connaître soi-même. Cette philosophie de vie aux racines socratiques n'est même pas un dogme de conduite, puisqu'elle emprisonnerait l'individu si c'était le cas. Elle est juste le résultat des pérégrinations diverses du voleur, entre apprentissage et désenchantement. Il nous faut donc envisager l'idée que Le Voleur n'ait ni de signification politique ni de critique sociétale ; cela ne veut pas dire pour autant qu'il soit sans valeur littéraire. La langue qu'emploie Darien est magnifique et magnifiée par son propos sur la littérature. Randal devient son double littéraire et incarne sa conviction que la littérature est un vol, et que cet acte n'est pas illégal, mais nécessaire pour que se libère l'individu, le « barbare de la décadence »202(*) qui est en chacun de nous. « Le Voleur est le cadre d'une expérience existentielle double : celle de Randal comme personnage qui se découvre par le vol, et celle de Randal narrateur qui recherche son moi à travers l'existence autobiographique »203(*), résume ainsi Valia Gréau. Pour nous, cette expérience individuelle est triple si elle étudiée du point de vue du lecteur : l'expérience est aussi celle du lecteur qui apprend à se méfier des conventions littéraires et à lire dans la marge : en somme, de faire son apprentissage du vol littéraire. Il n'est donc pas étonnant que cette perspective métatextuelle ait intéressé les surréalistes, premiers auteurs à se servir de la littérature pour atteindre un état « hors de la vie réelle, hors du rêve même »204(*). C'est André Breton qui signera un article introduit en guise de préface dans la première réédition du Voleur, en 1955, intitulé « Darien Le Maudit ». La postérité du roman est facilitée grâce à ses problématiques sociétales extrêmement contemporaines, mais surtout grâce au regard intemporel qu'il nous propose de jeter sur la littérature. * 1 Pascal Pia, « Georges Darien et Le Voleur », in Les Lettres Nouvelles, septembre 1995, p 307. * 2 Le Voleur, p 27. Toutes notes relatives au roman sont issues de l'édition suivante : Le Voleur, Paris, Gallimard, collection Folio, 1987. Édition présentée et annotée par Patrick Besnier. * 3 Dont le vrai nom est Alexandre Hadjivassiliou. Voir en bibliographie. * 4 L'effet personnage dans le roman, p 9. Voir référence complète en bibliographie. * 5 Florence Bancaud-Maenen, Le roman de formation au XVIIIème siècle, p 111. Voir référence complète en bibliographie. * 6 Définition extraite du Petit Larrousse Illustré, Paris, Larrouse, 2004. * 7 Jean-Paul Sartre, M. François Mauriac et la liberté, NRF n° 305, 1939. * 8 Le roman d'initiation au XVIIIème siècle, p 54. * 9 Le Voleur, p 36. * 10 Le Voleur, p36. * 11 Le roman d'initiation au XVIIIème siècle, p 56. * 12 Le Voleur, p41. * 13 Id, p 51. * 14 Le Voleur, p 61. * 15 Id, p 214. * 16 Patrice Terrone, L'individu dans l'oeuvre romanesque de Georges Darien, p 269. Référence complète en bibliographie. * 17 Le Voleur, p 256. * 18 Le Voleur, p 396. * 19 Le roman d'initiation au XVIIIème siècle, p 63. * 20 Le Voleur, p 424. * 21 Id, p 382 - 383. * 22 Id, p117. * 23 Le Voleur, p136. * 24 Id, p173. * 25 Id, p 124. * 26 Id, p 430. * 27 Le roman d'initiation au XVIIIème siècle, p 41. * 28 Voir la chronologie établie dans l'édition Folio, p 483. * 29 Le Voleur, p 229. * 30 Id, p 252. * 31 Le Voleur, p 431. * 32 Id, p 458. * 33 L'histoire de Geneviève de Brabant remonte au Moyen-Age : Geneviève était l'épouse du palatin Siffroi. Marié depuis quelque temps, mais n'ayant pas encore d'enfants, le palatin dut la quitter pour rejoindre Charles et son armée. Geneviève, enceinte le jour du départ de son mari mais sans qu'elle le sût encore, fut confiée à l'intendant Golo. Celui-ci n'étant pas parvenu à la séduire, il la dénonça en affirmant qu'elle venait de donner le jour au fruit d'un adultère. Par courrier, Siffroi ordonna à Golo de faire noyer la mère et l'enfant. L'intendant livra les deux victimes à des domestiques, qui, parvenus dans une forêt voisine, furent émus et attendris. Ils résolurent de leur laisser la vie et de les abandonner dans ce lieu sauvage. Pendant plusieurs années, Geneviève et son enfant survécurent dans la forêt grâce au lait d'une biche qui s'attacha à eux. Un jour, lors d'une chasse, Siffroi parvint jusqu'à la grotte où vivait Geneviève. Devant le caractère miraculeux de cette rencontre, il comprit la vérité et fit exécuter son intendant Golo. À l'emplacement où elle fut retrouvée, et en remerciement pour sa protection, Geneviève de Brabant fit ériger une chapelle en l'honneur de la Vierge. Source : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5745520t/f125.image [consulté le 14/06/14] * 34 L'individu dans l'oeuvre romanesque de Georges Darien, p 397. * 35 Le Voleur, p 464. * 36 L'individu dans l'oeuvre romanesque de Georges Darien, p 397. * 37 Le Voleur, p 194 à 205. * 38 Id, p 442. * 39 « En général, dans le roman-feuilleton, la reconnaissance, considérée comme ressort essentiel de l'intrigue, est répétée jusqu'à l'excès » : Umberto Eco, de Superman au surhomme, p 32. Voir référence complète en bibliographie. * 40 Le Voleur, p 252-253. * 41 Id, p 254 * 42 Le roman d'initiation au XVIIIème siècle, p38. * 43 Le Voleur, p 390. * 44 Id, p 42. * 45 Ibid. * 46 Le Voleur, p 69-70. * 47 Id, p 99. * 48 Le roman de formation au XVIIIème siècle, p 58. * 49 Le Voleur, p 77. * 50 Id, p 63. * 51 Id, p 65. * 52 Le Voleur, p 104. * 53 Id, p 186. * 54 Id, p 476. * 55 Id, p 214. * 56 Le roman est d'ailleurs cité par Lamargelle, qui rapporte à son propos une anecdote ô combien ironique : « Je vais vous citer un simple fait dont le caractère symbolique ne vous échappera pas : la maison dans laquelle Fénelon écrivit Télémaque, sur la Petite Place, à Versailles, est aujourd'hui un lupanar. » Le Voleur, p 184. * 57 Le Voleur, p 478. * 58 Id, p 426. * 59 Id, p 479. * 60 Le Voleur, p 128. * 61 Id, p 129-130. * 62 Id, p 390. * 63 Id, p 391. * 64 Id, p 451. * 65 Le Voleur, p 38. * 66 Le Voleur, p 63. * 67 Id, p 64. * 68 Id, p 391. * 69 Le Voleur, p 52. * 70 Id, p 51. * 71 Id, p 314-315. * 72 Id, p 349. * 73 Le roman de formation au XVIIIème siècle, p 96. * 74 Le roman de formation au XVIIIème siècle, p 98. * 75 Cette expression fut utilisée pour la première fois par les anarchistes au cours du congrès de Londres en 1881 : elle désignait l'ensemble des actes punitifs à l'encontre des classes sociales dominantes. Cf p 180 à 200 de Valia Gréau, Darien et l'anarchisme littéraire. Voir référence complète en bibliographie. * 76 Le Voleur, p190 * 77 Id, p360. * 78 Id, p361 * 79 Le Voleur, p368 * 80 L'individu dans l'oeuvre romanesque de Darien, p 212. * 81 Le Voleur, p107 * 82 Le Voleur, p 206. * 83 Id, p 479. * 84 Id, p 111. * 85 Le Voleur, p 383 - 384. * 86 Le roman de formation du XVIIIème siècle, p 123. * 87 Le Voleur, p 109. * 88 Id, p242-243. * 89 Id, p 246 - 247. * 90 L'individu dans les romans de Georges Darien, p 402. * 91 Le Voleur, p 60-61. * 92 Myriam Congoste, Le vol et la morale, p80. Référence complète en bibliographie. * 93 Le Voleur, p 182. * 94 Id, p 289 - 290. * 95 Id, p 319. * 96 Id, p 127. * 97 Le Voleur, p 414. * 98 Id, p 438-39. * 99 Maurice Leblanc, Victor, de la Brigade Mondaine, Paris, Le Livre de Poche, 1971. * 100 Le Voleur, p 473. * 101 Id, p 480. * 102 Le roman de formation au XVIIIème siècle, p 111. * 103 L'idée de « décadence » apparaît dès le Second Empire, où l'on parle de « déclin ». L' humiliation de la défaite de 1871 et la Commune sont présentées, par de nombreux écrivains et artistes comme la fin d'un monde. Marqué dès 1884 par la parution du Crépuscule des Dieux d' Élémir Bourges et d` À rebours de Joris-Karl Huysmans, le mouvement se définit par sa « désespérance teintée d'humour et volontiers provocatrice ». Voir Louis Marquèze-Pouey, Le Mouvement décadent en France, Paris, PUF,ý 1986. * 104 Le Voleur, p 51. * 105 Id, p 172. * 106 Id, p 260. * 107 L'individu dans l'oeuvre romanesque de Darien, p 186 - 187. * 108 Le Voleur, p 127. * 109 Le Voleur, p 246. Cette phrase est d'autant plus subtile qu'elle peut se comprendre de deux manières : ou bien la névrose est une maladie couramment répandue à son époque, ou bien l'époque est névrosée. * 110 Id, p 71. * 111 Id, p 85. * 112 La dystopie un récit de fiction dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu'elle empêche ses membres d'atteindre le bonheur. Elle prend souvent la forme d'une dictature sans égart pour les libertés fondamentales. Voir à ce sujet Jean-Paul Engélibert, Apocalypses sans royaume (politique des fictions de la fin du monde), Classiques Garnier, Paris, 2013. * 113 Le Voleur, p 199 - 200. * 114 Le Voleur, p 417. * 115 « Elle est d'une méchanceté extrême, et n'est pas une dame vertueuse victime d'un vilain Golo » Walter Redfern, Georges Darien, Robbery and Private Enterprise, p 148. Nous avons effectué toutes les traductions des citations de cet ouvrage. * 116 Le Voleur, p 458. * 117 Id, p 340 - 341. * 118 Id, p 238. * 119 Id, p 108. * 120 Le Voleur, p 49. * 121 Id, p 477. * 122 « - Je m'en [la naissance de Randal] souviendrai toute ma vie, disait plus tard Aglaé, la cuisinière ; il faisait un temps magnifique et le baromètre marquait : variable. Quel présage ! » Le Voleur, p 36. * 123 Id, p 480. * 124 Id, p 101. * 125 L'individu dans l'oeuvre romanesque de Georges Darien, p 414. * 126 Le Voleur, p 48. * 127 Id, p 228. * 128 La représentation de la société dans les romans de Georges Darien, p 83. Référence complète en bibliographie. * 129 Le Voleur, p 224. * 130 Id, p 479. * 131 Voir annexe n°1. * 132 Le Voleur, p 369. * 133 Id, p 418. * 134 Préface de Patrick Besnier dans l'édition Folio. * 135 Le Voleur, p 113 * 136 Id, p 107. * 137 Paul Ricoeur, Temps et récit II, « la configuration du temps dans le récit de fiction », Paris, Seuil, 1984. * 138 « Le postmodernisme en France : définition, critères, périodisation », article paru dans Le temps des lettres, quelles périodisations pour l'histoire de la littérature française du XXème siècle ? , sous la direction de Michèle Touret et Francine Dugast-Portes, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, collection Interférences, 2001, p 283-284. * 139 Le Voleur, p 36. * 140 Id, p 255-56. * 141 Honoré de Balzac, le père Goriot, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1971, p 23 à 28. * 142 Le Voleur, p 402. * 143 Le Voleur, p 64. * 144 L'individu dans l'oeuvre romanesque de Georges Darien, p79. * 145 Le Voleur, p 94. * 146 Id, p 215 * 147 Id, p 391. * 148 Le Voleur, p 162. * 149 Id, p 169. * 150 Id, p 438. * 151 Id, p 422. * 152 Le terme est anachronique ici, puisqu'il est employé pour la première apparition d'Arsène Lupin dans la nouvelle de Maurice Leblanc l'Arrestation d'Arsène Lupin. Voir à ce sujet Dorothée Henry, Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur : un nouveau type de personnage? . Référence complète en bibliographie. * 153 Le Voleur, p 207 - 208. * 154 Id, p 419. * 155 Le Voleur, p 240. * 156 Id, p 473. * 157 « Les raisons qui me poussent sont pures. Je sais que le commerce, dans ses grandes lignes, tend à reprendre sa forme première : l'échange. Tous les économistes sont d'accord là-dessus. Donc, si après avoir fait pleurer mes contemporains je parviens à les amuser, j'aurai agi en commerçant opérant sur de grandes ligues, et je ne leur devrai plus rien. D'autre part, je ne serai pas fâché de montrer, une bonne fois, ce que c'est qu'un voleur. » Id, p 422. * 158 L'individu dans l'oeuvre romanesque de Darien, p 81. * 159 Claude Levi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p 137. * 160 « katharsis » désigne en grec l'épuration. Utilisé par Aristote au chapitre six de La Poétique, cette notion concerne la tragédie : en donnant à voir le résultat funeste des passions destructrices, le spectacle tragique purgerait le spectateur de ces mêmes passions. * 161 Le Voleur, p 214 * 162, Id, p 339. * 163 Id, p 480. * 164 Le Voleur, p 54. * 165 Id, p 40 - 41. * 166 Id, p 51. * 167 Le Voleur, p 41 - 42. * 168 L'individu dans l'oeuvre romanesque de Georges Darien, p 116 - 117. * 169 Le Voleur, p 49. * 170 Id, p 179. Ce sont les toutes dernières lignes du chapitre VIII. * 171 Le Voleur, p 318. * 172 Id, p 242. * 173 Le Voleur, p 422. * 174 Id, p 248. * 175 L'individu dans l'oeuvre romanesque de Georges Darien, p 452. * 176 Le Voleur, p 480. * 177 Didier Blonde, Les voleurs de visage, p 109. Référence complète en bibliographie. * 178 Vincent Jouve, l'Effet-personnage dans le roman, p 50 - 51. * 179 Le Voleur, p 370. * 180 Id, p 469. * 181 L'anomie est « l'état de désorganisation, de déstructuration d'un groupe, d'une société, dû à la disparition partielle ou totale des valeurs et des normes communes à ses membres », selon le Petit Larousse illustré de 2004. * 182 Dorothée Henry, Arsène Lupin gentleman-cambrioleur : un nouveau type de personnage ? p 28. * 183 Le Voleur, p 111. * 184 Id, p 42. * 185 Id, p 480. * 186 Le Voleur, p 129. * 187 Id, p 329. * 188 Le Voleur, p 89. * 189 Id, p 300. * 190 « Outre les remises en questions de Randal, le roman tout entier se regarde prendre forme et commente ironiquement sa profusion de mélodrame, d'où le stock des ingrédients est présent et indubitablement actif ». Georges Darien, Robbery and Private Enterprise, p 154. * 191 « La préface auctoriale dénégative est authentique au sens précédemment défini (son auteur, même si anonyme ou pseudonyme, est bien celui qu'il prétend être), mais elle n'est pas sérieuse dans son discours, puisque son auteur y prétend n'être pas l'auteur du texte, qu'il reconnaîtra plus tard être, et qu'il est presque toujours de façon manifeste » Gérard Genette, Seuils, p 257. Référence complète en bibliographie. * 192 Christian Angelet, Recueil de préfaces du roman du XVIIIème siècle, p 12. Référence complète en bibliographie. * 193 Le Voleur, p 31. * 194 Id, p 480. * 195 Le Voleur, p 480. * 196 L'individu dans l'oeuvre romanesque de Georges Darien, p 425. * 197 Le Voleur, p 128. * 198 L'individu dans l'oeuvre romanesque de Darien, p 471. * 199 Le Voleur, p 44. * 200 L'individu dans l'oeuvre romanesque de Darien, p 192. * 201 Pierre Citti, Contre la décadence, Paris, Presses Universitaires de France, 1987,p 147. * 202 Le Voleur, p 172. * 203 Darien et l'anarchisme littéraire, p 269. * 204 Le Voleur, p 370. |
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