Université Paris - Sorbonne Paris IV
UFR de Littérature française et comparée
Master 1 Lettres Modernes Appliquées
Le Voleur de Georges Darien, ou l'apprentissage du vol
littéraire
Gwladys Choisnet
Année scolaire 2013 - 2014
Sous la direction de Mme Sophie Basch
Soutenance le 27 juin 2014
Somm
Introduction
« Le Voleur est une sorte de roman
édifiant à rebours »1(*). Ami lecteurs, vous êtes prévenus :
le livre que nous allons étudier se dérobe sous nos yeux de la
première à la dernière phrase. Il faut le lire, le relire,
puis le relire encore et encore pour commencer à en saisir le sens. Et
là aussi, le bât blesse : Darien, son auteur, s'est fait un
malin plaisir à ne pas transmettre de message clair en écrivant
son roman.
L'écrire ou le voler ? La question est
posée dès la première page, dans l'avant-propos :
« Le livre qu'on va lire, et que je signe, n'est pas de moi. [...] Je
l'ai volé »2(*). La question n'est pas tant de savoir si on doit
croire Darien que de suspendre volontairement notre incrédulité,
et d'entrer dans son mensonge littéraire. Dès lors, nous devons
considérer le personnage de Randal comme une personne à part
entière, qui se frotte aux dures réalités sociales de
cette fin du XIXème siècle.
Le Voleur est paru en 1897, aux éditions
Stock, sans que grand-monde ne paraisse s'y intéresser. Georges Darien
était alors en exil à Londres, après les « lois
scélérates » de 1894 visant à réprimer le
mouvement anarchiste, dont les membres étaient tristement connus pour
commettre des attentats terroristes. Darien collaborait à diverses
revues anarchistes, ce qui lui a valu d'être soupçonné de
sympathies libertaires par la justice française. Classé par son
premier biographe, Auriant3(*), dans la catégorie des écrivains
anarchistes individualistes, Darien a fait l'objet de plusieurs études
littéraires sur les relations entre anarchie et littérature.
On ne peut nier que le personnage naît de souvenirs et
d'interrogations de l'auteur, surtout quand la pensée anarchiste
imprègne à ce point l'écriture romanesque de Darien.
Cependant, ni les épisodes mal connus de la vie de Darien ni ses
convictions anarchistes n'ont, je crois, leur place quand on étudie
le Voleur dans une perspective narratologique. Il faut avoir en
tête l'idée que l'auteur a voulu faire naître un individu,
qui vit par-delà le langage grâce au topos du manuscrit
trouvé (Darien s'incarne en tant que voleur du manuscrit) ; il
s'agit alors d'étudier le parcours soigneusement mis en scène de
cet individu, et de se demander dans quelle mesure l'autobiographie fictive du
voleur est un roman de formation.
Selon Vincent Jouve, « le roman ne peut se passer d'une
illusion référentielle minimale »4(*); le personnage doit faire croire
qu'il existe en dehors du papier. C'est donc sur cet a priori que nous
avons soigneusement étudié le parcours de Georges Randal dans
le Voleur, en voulant mettre au jour une dynamique essentielle dans la
composition du récit : celle de l'apprentissage du vol
littéraire.
Mais d'abord, qu'entendons-nous par « vol
littéraire », ou même
« apprentissage » ? Quand nous étudions un
roman, la question du genre auquel il appartient se pose naturellement à
l'esprit du chercheur. Le roman d'apprentissage est une forme
dérivée du roman de formation du siècle des
Lumières, lui-même héritier des romans picaresques
espagnols du XVIIème siècle.
Il décrit le parcours chaotique d'êtres
malléables soumis aux séductions de la ville, de l'argent et du
pouvoir, et continue de revendiquer une double filiation : celle du roman
picaresque - dont il reprend la structure de voyage ponctué d'aventures,
de rencontres et d'épreuves, mais dont il rejette le style bas au profit
d'un style plus noble - et celle du roman pédagogique des
Lumières, avec lequel il partage une visée d'éducation
sociale, morale, philanthropique.5(*)
Le « vol » est l'« action de soustraire
frauduleusement ce qui appartient à autrui »6(*), mais il désigne aussi le
produit du vol. Pourquoi l'avoir accolé à l'adjectif
« littéraire », quand nous savons que la
littérature est par essence un bien commun, dont le contenu est exclu du
système de propriété matérielle ? L'expression
résume en fait les modalités d'emprunt aux autres genres
romanesques et littéraires dont Le Voleur est
l'archétype. Notre sujet reposait essentiellement au début de
notre étude sur la classification à donner à l'oeuvre de
Darien, ce qui s'est révélé être extrêmement
difficile.
Qu'est-ce qui rend ce roman inclassable ? C'est cette
question qui nous a d'abord poussé à étudier le roman de
Georges Darien, en le comparant à d'autres romans populaires
présentant des personnages de voleurs ou de criminels, tels que
Rocambole, Arsène Lupin ou Fantômas. Pourquoi ne pouvions-nous pas
souligner des parallèles entre ces personnages ? La réponse
peut être résolue en étudiant tout d'abord le format des
aventures respectives de ces voleurs : Randal ne vit que le temps d'un
roman, tandis qu'Arsène Lupin et Fantômas ont à leur actif
des dizaines de volumes retraçant leur plus beaux
« coups ». Hautement charismatique, très
intelligent, capable de faire preuve d'un mépris quasi-aristocratique
comme d'une compassion naturellement humaine, Georges Randal est une figure qui
se détache nécessairement de ses compères. Le roman
appelle immédiatement des comparaisons, notamment pour étudier la
formation du protagoniste et son statut de gentleman-cambrioleur. Mais Randal
est tellement plus qu'un voleur, tandis qu'Arsène Lupin appartient par
essence au monde des masques, de l'aventure et du défi. Lupin est devenu
un mythe, tandis que le statut d'auteur quasi-inconnu de Darien a fait au mieux
de son personnage une référence anarchiste de la Belle Epoque.
Le voleur de Darien n'est pas un personnage habituel :
défictionnalisé dès les premières pages, il est
l'auteur d'un témoignage haineux (à défaut d'être
efficace) de la société de son temps, qui prend des allures de
parodie cynique. Mais contrairement aux narrateur-auteurs fictifs des romans
d'apprentissage qui l'ont précédé, Randal obtient la
libération de sa parole avant sa rédemption. Pas question pour le
voleur d'être pris et de payer pour ses fautes, cela équivaudrait
à une destruction de son individualité. Il s'agit d'écrire
sa rédemption par lui-même, sans l'aide de quiconque. Cet acte
démontre jusqu'où la liberté individuelle peut aller, sous
la plume de Darien ; si l'homme doit souffrir, c'est parce qu'il l'a bien
voulu, et pas sous le coup d'une morale injuste et hypocrite. D'ailleurs,
Randal avoue volontiers au lecteur ses actes (cambriolages, chantage et
meurtre) mais n'admet pas l'immoralité de sa conduite, parce que la
morale est fausse, hypocrite.
C'est donc un roman hybride qui se présente à
nos yeux, qui n'est pas sans influence ni sans postérité. En
empruntant des schémas narratifs propres au roman de formation et des
problématiques sociologiques communes au roman d'apprentissage
réaliste, Darien parvient à dépasser ces deux genres de
roman pour en former un unique. Unique, et pourtant si proche des romans
postmodernes de la deuxième moitié du XXème
siècle : au lieu de la quête moderniste de sens dans un monde
chaotique, les auteurs postmodernes évitent d'en indiquer un, en jouant
avec les attentes du lecteur. Pour saper le contrôle univoque de l'auteur
sur son oeuvre, ils emploient la métafiction n'hésitent pas
à brouiller les frontières entre « littérature
populaire » et « littérature
supérieure », au point qu'il ne soit plus possible de faire la
distinction. Alors, Le Voleur est-il un des premiers romans
postmodernes ? Chez Darien, rien n'est jamais laissé au hasard,
bien que les apparences le laisse penser. En réalité, son roman
est un essai de définition globale de la littérature : il
propose au lecteur de faire son propre chemin dans les arcanes et les
détours qu'emprunte le héros.
« Voulez-vous que vos personnages vivent ? Faites
qu'ils soient libres. »7(*) Chez Darien, seul compte l'individu ; le
personnage, soumis aux règles romanesques, doit prendre son envol
à la fin de ses mémoires pour exister pleinement. Notre
hypothèse de lecture est donc que le Voleur n'est ni un roman
de formation, ni un roman d'apprentissage, mais un roman individualisant. Nous
entendons par « roman individualisant » l'ensemble des
processus de marginalisation du personnage, qui devient peu à peu un
individu complet et transcendé par son témoignage.
Nous étudierons d'abord les caractéristiques du
roman de formation tel qu'on peut les voir en filigrane dans le
Voleur : les thèmes et valeurs sont en partie fidèles
à ceux qu'on peut voir dans les romans de formation qui se multiplient
au XVIIIème siècle, même si Randal ne correspond pas tout
à fait au héros généralement heureux et
intégré. Nous nous demanderons ensuite si le Voleur est
un roman d'apprentissage moderne, qui aurait pour but de montrer
l'indépassable conflit entre la société et le
protagoniste. Enfin, nous verrons que la conclusion de son parcours
coïncide avec la fin de la narration, et que le témoignage qu'il
laisse derrière lui achève sa quête de
l'individualité, dont le lecteur doit se saisir.
I/ Le Voleur se présente comme un roman de
formation individualisant
Les mémoires de Georges Randal reposent sur une
intrigue mêlant aventures et pauses narratives dialoguées. La
composition de ces aventures, ainsi que les valeurs guidant le héros
nous incitent à penser que le Voleur s'apparente au genre du
roman de formation, dont il reprend certains codes littéraires. Mais la
formation du héros ne répond pas exactement aux critères
de définition rigoureux de ce genre : la fin laisse voir un
héros en dysharmonie avec la société.
1) Une intrigue qui reproduit le schéma du roman de
formation des Lumières
- Dynamique du mûrissement
Le Voleur relate une grande partie de la vie du
narrateur, Georges Randal, et s'organise en étapes initiatiques
où il apprend des leçons qui lui seront utiles. Dans Les
années d'apprentissage de Wilhelm Maister, cet apprentissage suit
scrupuleusement trois phases de formation : l'enfance, la jeunesse et la
maturité.
Florence Bancaud-Maenen montre tout d'abord que le roman de
formation comporte un court récit de la naissance du héros :
« C'est souvent avec une étonnante précision que le
narrateur décrit les circonstances exactes de sa naissance, qui
détermine [...] la vie entière du
protagoniste »8(*). Ainsi, dès les premières pages du
roman, Randal déclare sur un ton facétieux : « Je
me présente - très bien (j'en ai conservé l'habitude) - un
matin d'avril, sur le coup de dix heures un quart. »9(*). Cette naissance
prédestine non seulement la vie du héros, qui aura toujours des
habitudes qu'on peut qualifier de bourgeoises, mais son existence même
est privée de sa contingence, elle n'est pas librement choisie. En
effet, les différentes facettes autoritaires et morales de la
société, incarnées par les figures du curé et des
voisins, poussent le couple Randal à concevoir un héritier :
un enfant représente une transmission d'héritage, des valeurs de
la bourgeoisie, une pérennité du nom de famille...
Mes parents ne peuvent plus faire autrement. Tout le monde le
leur dit. On les y pousse de tous les côtés. Mme Dubourg a
laissé entendre à ma mère qu'il était grand
temps ; et ma tante Augustine, en termes voilés, a mis mon
père au pied du mur.
- Comment ? Des gens à leur aise, dans une
situation commerciale superbe, avec une santé florissante, vivre
seuls ? Ne pas avoir d'enfants ? [...]Et la fortune amassée,
où ira-t-elle ? Et les bons exemples à léguer, le
fruit de l'expérience à déposer en main
sûre ?10(*)
Du point de vue de Randal, cette appartenance à la
sphère bourgeoise n'est pas un atout, mais un obstacle à
dépasser. « L'ambition peut permettre au protagoniste
d'échapper à son milieu d'origine »11(*), toujours selon Florence
Bancaud-Maenen. Dans le cas du petit Georges Randal, c'est la clairvoyance
associée à un instinct de révolte qui va lui faire prendre
conscience de sa personnalité qu'une éducation aveugle
institutionnalisée cherche à écraser. La relation
qu'entretient Georges avec ses parents est ambigüe : mélange
d'amour et de mépris qui transparaît dans la façon dont
sont racontées les anecdotes de l'enfance :
Un jour, comme j'étais tout petit, elle me tenait sur ses
genoux quand on est venu lui annoncer qu'une traite souscrite par un client
était demeurée impayée. Elle m'a posé à
terre si rudement que je suis tombé et que j'ai eu le poignet
foulé.12(*)
Le conflit avec la sphère familiale marque la
transition entre l'enfance et la phase de mûrissement de l'individu.
Randal refuse de se conformer aux valeurs de sa classe sociale car ce milieu
délétère est trop aliénant : « on
nous apprend à avoir peur.»13(*). Quitter sa famille permet de ne pas tomber sous la
domination de son oncle, qui lui vole déjà son héritage.
Pour ne pas subir son oppression toute sa vie, Randal cherche une autre figure
d'autorité qui pourra lui prodiguer des conseils, et se tourne ainsi
vers le milieu des marginaux. La rupture avec la famille est consommée
quand il commet son premier vol : symboliquement, il s'exile juste
après son crime en Belgique pour commencer sa vie d'insaisissable.
La phase de mûrissement dans la formation du
héros couvre une longue période, qu'on peut
schématiquement délimiter comme allant du chapitre III au
chapitre XV. Celui-ci marque le milieu exact du roman, ainsi que le point
culminant dans la carrière de Randal. En effet, ce chapitre relate
l'ultime vol, celui de l'identité du nouveau président du
Conseil, rien de moins.
L'une des caractéristiques de cette phase de
mûrissement est de jalonner le parcours du héros d'épreuves
initiatiques, qu'il doit subir ou surmonter. Selon Florence Bancaud-Maenen,
elles « lui permettent, ayant acquis le recul nécessaire, de
dégager de ses expériences des leçons de
vie »14(*). Dans
le cas de Randal, les épreuves initiatiques sont des étapes
anéantissant toute naïveté chez le héros. La
désillusion prend d'abord la forme de la mort : confronté
à l'exécution d'un condamné à la guillotine, le
narrateur prend conscience de la violence du combat dans lequel il est
engagé. Cet épisode provoque l'émergence d'une
volonté politique, qui se révèlera être elle aussi
une désillusion. Bien décidé à troquer sa
passivité initiale face aux discours enflammés de ses mentors
contre un plus grand dynamisme, il rencontre successivement des socialistes et
des anarchistes. « Hélas ! Cette bonne nouvelle
n'était pas bonne, et elle n'était pas nouvelle non
plus »15(*).
C'est la deuxième épreuve initiatique,
analysée par Patrice Teronne : « la stratégie
adoptée [par les socialistes] perpétue l'oppression que subissent
les classes populaires et l'individu en particulier »16(*).
Mais ces épreuves lui apportent une forme de sagesse
(certes teintées de cynisme) et le rendent plus insensible aux
revendications politiques de tout bord : il n'est pas vraiment convaincu
par l'explosif projet de Canonnier. Les critiques contre les mouvements
politiques se font plus virulentes après cette déconvenue, et
notamment la visite de Courbassol à Malenvers, qui est l'objet de
caricatures et de moqueries.
[...]et au dernier soupir du trombone, M. le maire, rouge
jusqu'aux oreilles et fort gêné par son faux col, prononce un
discours que Courbassol écoute le sourire sur les lèvres. M. le
maire rend hommage aux qualités de Courbassol, à ses talents
supérieurs qui l'ont recommandé depuis longtemps au suffrage de
ses concitoyens et le mettent hors de pair, à sa haute intelligence qui
lui fait si bien comprendre que la liberté ne saurait exister sans
l'ordre sous peine de dégénérer en licence ; et
souhaite le voir un jour - et ce jour n'est peut-être pas loin,
Messieurs ! - à la tête du gouvernement.17(*)
Ce discours rapporté à la forme
narrativisée ajoute une distance ironique dans l'énonciation du
narrateur, qui nous fait comprendre que Courbassol est tout l'inverse d'un bon
politicien.
Les épreuves initiatiques peuvent également
prendre la forme de l'amour. Le roman est traversé par de nombreuses
figures féminines, que Randal recroise au gré de la narration. La
première et la plus importante est Charlotte, sa cousine au courage sans
égal : enceinte de Randal et abandonné par lui, elle quitte
son père pour retrouver Randal à Londres. Après la mort de
leur fille et leur trois mois de bonheur à Monte-Carlo, c'est elle qui
prend la décision de partir pour calmer ses angoisses terribles. Randal
apprend de cette relation que son individualité ne peut accepter d'autre
état que la solitude du coeur : après tout, il croit
« qu'il faut se laisser lier par rien, surtout par les serments qu'on
se fait à soi-même »18(*).
Ses autres maîtresses lui apprennent le pouvoir de la
débrouillardise et de la force de la volonté féminine, des
valeurs extrêmement modernes pour une époque qui n'était
pas tendre avec la nature prétendument faible des femmes.
Contrairement aux rencontres amoureuses de Gil Blas, qui doit
en grande partie son ascension sociale au pouvoir qu'il exerce sur les femmes,
Randal ne s'élève pas socialement grâce à elles (il
fait déjà partie de la bourgeoisie, classe sociale dominante aux
mains de laquelle le pouvoir politique est concentré), mais parvient
à rajouter de la crédibilité dans sa supercherie. On peut
considérer que c'est grâce à la rencontre avec Renée
que ses aventures dans la sphère parlementaire commencent.
Le roman utilise l'espace « tantôt pour dire
le désir amoureux, tantôt pour en démontrer l'impossible
satisfaction »19(*). Il est vrai que les relations de Randal sont
toujours entrecoupées de voyages, comme si l'éloignement spatial
était la conséquence logique du sentiment amoureux, qui se
traduit également par des ellipses dans le texte. Par exemple, au
début du chapitre XIX, on apprend qu'il s'est passé un mois entre
le départ d'Hélène et la réception de sa lettre.
Peut-être une manière de cacher au lecteur une
sentimentalité qui semble tant révulser
Randal : «Certaines qualités me feront défaut ?
C'est fort possible. La sentimentalité, par exemple. Non, je ne suis pas
sentimental.»20(*).
Il répugne à afficher trop d'apitoiement sur
soi, et exprime sa peine après le départ de Charlotte en une
phrase très (trop ?) sobre : « Ah, je ne pourrai pas
dire quels ont été mon désespoir et ma peine quand j'ai eu
la certitude du départ de Charlotte »21(*).
Enfin, la phase de `sagesse' du héros, qui correspond
à la dernière partie de la narration en chronologie
linéaire, se caractérise par une complète maîtrise
de sa profession. Tout d'abord, Issacar et Roger lui apprenne les
subtilités matérielles du métier. Il commet son
deuxième vol en compagnie de Roger, chez un « honnête
industriel »22(*) de Bruxelles. Roger lui indique
précisément la marche à suivre :
- Ecoute-moi bien, me murmure-t-il à l'oreille. Nous
allons descendre ; moi, je m'arrêterais au troisième
étage ; toi, tu continueras jusqu'au rez-de-chaussée avec la
lanterne ; tu tireras tout doucement les trois gros verrous que
l'industriel pousse tous les soirs avant de se coucher et tu t'assureras que la
porte d'entrée peut s'ouvrir facilement [...] Allons.23(*)
Ce qui frappe dans cette scène d'initiation, outre la
précision des détails pour décrire le cambriolage en
lui-même, c'est l'adaptabilité de Randal face à la
situation. Les autres cambriolages qu'il effectue ne seront pas décrits
aussi minutieusement car, sous la tutelle de Roger, il a parfaitement compris
dès la première fois comment opérer. Pour appuyer cette
affirmation, nous citerons Randal, qui résume son deuxième
cambriolage à Paris : « Le coup à Paris
était d'une simplicité enfantine ; ce n'a été
qu'un jeu pour moi ; le métier commence à m'entrer dans les
doigts, comme on dit »24(*). Preuve supplémentaire de son habileté,
il effectue ce deuxième cambriolage seul, sans aucune aide pour
préparer sa fuite éventuelle. Randal va donc facilement
s'intégrer dans le monde des voleurs en retenant tous les codes de cette
sphère sociale marginale : ainsi, l'hôtel du roi Salomon
devient un repère spatial constant dans le roman, et ce dès la
première mention : « Aucun voleur chic ne descend
ailleurs à Bruxelles ; excepté quand les affaires l'exigent,
bien entendu. »25(*). Plus Randal mûrit, plus cet hôtel
devient symbole de sédentarité pour lui, comme on peut le voir au
chapitre XXV :
Un établi, des étaux, une petite forge, des
outils de toute sorte accrochés aux murs démontrent
péremptoirement que la maison est une maison bien tenue, confortable,
désireuse de placer à la disposition des voyageurs
spéciaux qui forment sa clientèle toutes les commodités
qu'ils chercheraient en vain ailleurs.26(*)
Nous pouvons donc dégager une dynamique du
mûrissement des aventures de Randal, en tenant compte du processus de
vieillissement physique du héros ainsi que des expériences et des
rencontres auxquelles il fait face. Sans pour autant coller à tout prix
un schéma hiérarchisé d'une formation progressive de
l'individu par-dessus l'intrigue du Voleur, nous voyons une ressemblance
certaine entre son parcours et celui des héros de romans de formation du
XVIIIème siècle, tel Whilem Maister dans le roman éponyme
de Goethe.
- Thématique du voyage
Cependant le héros de Darien a des influences
picaresques explicites : les nombreux déplacements et son
intégration parmi les plus hautes sphères du pouvoir comme parmi
les couches sociales les plus basses font de lui l'égal d'un Lazarillo
de Tormes dans une société beaucoup plus cynique et
cruelle. La thématique du voyage compte pour beaucoup dans la
définition du genre picaresque, ainsi que le montre Florence
Bancaud-Maenen :
Il repose sur un récit d'aventures linéaires,
fortement empreint de la subjectivité du héros, qui traverse
différents univers, surmonte maintes crises et tire de son
expérience du monde une certaine forme de lucidité.27(*)
Le voyage permet non seulement aux héros de
s'affranchir de la structure familiale de base (sa cousine et son oncle) mais
aussi de se reconstruire progressivement une autre petite famille,
incarnée par Roger, sa soeur et ses parents. L'exil volontaire est
également un des incidents perturbateurs qui va mettre en route
l'intrigue : Randal n'aurait jamais rencontré Issacar s'il
n'était pas sorti de chez lui. La narration quasi-linéaire que
met en place Randal dans ses mémoires permet d'observer des
déplacements constants entre trois villes importantes : Paris,
Londres et Bruxelles.
Sans s'appesantir sur le fait que Darien a probablement
séjourné dans ces trois villes28(*), précisons qu'il s'agit là de lieux
symboliques discernables par les défauts et qualités qui leur
sont attribués par le narrateur. Par exemple, Londres est la ville de
tous les possibles, en bien comme en mal : c'est là que Randal peut
écouler son butin grâce à Paternoster, et qu'il sauve Annie
en lui proposant d'être gouvernante dans sa maison. Mais c'est aussi
là qu'il commet un meurtre et qu'il perd sa fille. De plus, Londres est
une ville extrêmement contrôlée, au contraire de Paris qui
accepte bien volontiers les hypocrites aux poches pleines :
Mais j'irais vivre à Paris, tout de même, pour me
distraire ; il me semble que j'ai des lois d'airain qui me compriment le
cerveau ; et l'air de Londres est malsain pour ces
maladies-là.29(*)
Cela m'épouvante, un peu, pourtant, de retourner
à Londres. C'est si laid et si noir, à côté de
Paris !30(*)
Randal crée donc une opposition entre Londres, ville de
l'obscurité grâce à laquelle le crime est rendu possible
mais traqué, et Paris, la Ville Lumière, où toutes les
apparences se doivent d'être brillantes, riches, comme la
société des bourgeois qu'il fréquente chez Renée
Mouratet.
Bruxelles (et plus globalement la Belgique) est un pays de
trahison et de chantage, qui accompagne parfaitement les machinations des
voleurs. L'hôtel du roi Salomon est un lieu emblématique :
représentatif de la microsociété très chaleureuse
des cambrioleurs, il est tenu par un hôtelier qui ne manque jamais
l'occasion de faire une bonne affaire : « Comme vous avez raison
d'avoir des sentiments religieux, monsieur Randal. C'est tellement
nécessaire, dans l'existence ! Nous disons trois bouteilles,
n'est-ce pas ? »31(*)
C'est dans ce pays que Randal manque de se faire attraper,
à Anvers, alors qu'il commet un cambriolage. Enfin, la Belgique est la
terre natale de Geneviève Delpich - ou plutôt Geneviève de
Brabant, comme la surnomme Randal au chapitre XVI. Manipulatrice jusqu'à
l'extrême, elle sait user de ses charmes pour obtenir ce qu'elle veut.
Pour quitter son mari, elle n'hésite pas à se poser en victime
d'un chantage afin d'obtenir l'aide de Randal, qui s'attribue le rôle de
Golo : « me voilà transformé en infâme
Golo ! »32(*). En faisant référence à cette
légende33(*),
Randal crée un parallèle entre la fuite volontaire de
Geneviève Delpich hors de Belgique et l'exil forcé de Sainte
Geneviève dans la forêt, loin de son mari. Il donne l'impression
de réécrire l'histoire en soulignant le contraste entre les
causes de ce voyage. L'important n'es pas tant d'avoir une explication à
donner à cet exil loin de la cellule familiale, mais de continuer
à voyager en se tenant à ses résolutions de départ.
Le voyage permet à l'être d'assumer une autre identité en
toute impunité, sans que personne ne sache la vérité sur
ce qu'il était avant.
« L'instabilité reflète aussi le refus
des certitudes, le désir d'aller toujours plus loin dans la recherche de
l'absolu »34(*).
Comme chez Arsène Lupin, cette philosophie du voyage est présente
chez Randal, ce qui le pousse à ne jamais s'établir dans un
endroit fixe. Il est constamment en mouvement, insaisissable, pour les
personnages secondaires dangereux comme pour les lecteurs. Randal s'invente une
profession d'ingénieur des écluses au début du roman et
garde cette couverture pour justifier ses déplacements incessants :
|...]et nous n'ignorons point que c'est à votre beau
talent d'ingénieur que le monde doit la construction, à
l'étranger il est vrai, de ce magnifique ouvrage d'art... cet aqueduc
[...] à Nothingabout.35(*)
Les voyages sont aussi le vecteur grâce auquel Charlotte
et lui peuvent vivre trois mois de bonheur après la mort de leur enfant.
Ces trois mois ne sont pas pour autant synonyme d'introspection, mais de
« confrontation à des réalités
différentes »36(*) qui parviennent à leur faire surmonter - pour
un temps seulement - la perte douloureuse de leur fille.
Au fur et à mesure, on a l'impression que tous ces
voyages finissent par former une habitude de vie naturelle. Racontées
d'un bout à l'autre au début (on se rappellera l'épisode
avec le Monsieur Jovial et le Monsieur Triste dans le wagon de train37(*)), ils sont à peine
mentionnés à la fin. « Le lendemain, je pars pour
Londres »38(*).
Peut-être est-ce dû au fait que ces déplacements se
retrouvent tous liés les uns aux autres, par des liens de causes
à effets et de réapparition de personnages. Comme le signale
Umberto Eco39(*), la
scène de reconnaissance est un des ressorts narratifs fréquemment
utilisés dans les romans feuilletons. La réapparition d'un
personnage permet de mettre en exergue les changements de temps et d'espace qui
se sont opérés entre la première et la deuxième
rencontre. Par exemple, Margot gagne en assurance entre sa rencontre avec
Randal en tant que bonne des Montareuil et le moment où Randal la
reconnaît sous les traits d'une « cocotte » dans Hyde
Park :
En voilà une là-bas, qui semble une reine, et
qui a laissé échapper un geste d'étonnement en jetant les
yeux sur moi. [...] - Enfin, te voilà ! s'écrie-t-elle en
se précipitant au-devant de moi. Mais d'où sors-tu ?
Où étais-tu ?40(*)
En résumant ses pérégrinations, elle
montre à Randal qu'elle a tracé son chemin dans la bonne
société, en assumant une autre identité :
« Eh bien, mon cher, Marguerite de Vaucouleurs, c'est
moi ! »41(*). Ici aussi, ce voyage vertical à travers les
classes sociales se solde par un changement de personnalité et une
expérience du monde profitable pour Marguerite et Randal: grâce
à son statut de maîtresse de Courbassol, Randal évite
l'enquête gênante qui suit la mort de Renée Mouratet.
On pourrait remarquer que les voyages de Randal ne suivent pas
vraiment une dynamique de progrès propres aux romans de formation du
XVIIIème siècle. Certes, comme nous l'avons montré, chaque
voyage permet « au héros d'agrandir le cercle de ses
potentialités »42(*), mais n'est pas forcément plus instructif que
le précédent. Toujours orienté vers le but poursuivi, la
quête de l'individualité, le voyage échoue à donner
à Randal les réponses qu'il cherche. Il ne parvient à
trouver une sérénité relative que dans une famille de
substitution, celle de Roger-la-Honte :
Voilà de bons parents ! Ils veulent qu'on mange,
qu'on boive, qu'on dorme, qu'on s'amuse et qu'on suive librement sa vocation.
Si tous les parents leur ressemblaient, la famille ne serait pas ce qu'elle
est, pour sûr.43(*)
On s'aperçoit en fait qu'à force d'agrandir le
cercle de ses potentialités, Randal ne sait plus quelle direction
prendre. De là à dire qu'il a trop voyagé, ce serait
porter un jugement négatif sur la fonction du voyage dans sa formation,
alors qu'elle est plutôt positive. Les voyages lui font entrevoir des
existences possibles, tandis que son individualité se construit face
à des modèles dont il s'inspire mais qu'il ne suit pas
entièrement, de peur de perdre son instinct d'être unique.
- Le rôle des mentors
Au début du roman, on découvre que Randal a
perdu ses parents quand il était encore enfant. Des figures
d'autorité et de sagesse vont donc se succéder pour tenter de
remplir ce rôle d'éducateur. C'est d'abord au reste de sa famille
que le jeune Randal est confié. De son grand-père, le jeune
Randal ne retient qu'une ou deux maximes : « il ne faut pas
manger tes ongles parce qu'ils sont à toi »44(*). Plus tard, il
détournera l'autre leitmotiv (« Le code est
formel »45(*))
pour son profit personnel. A cette figure autoritaire bourgeoise s'ajoute celle
de l'oncle, personnage au rôle ambigu pour Randal. Au premier abord, il
semble ne pas remplir son rôle de tuteur correctement, car il vole
l'héritage de Randal. Cependant, il exerce sur lui une fascination
indéniable, qu'on peut apercevoir dans le portrait moral qu'il en
fait :
Il y a quelque chose d'assez effrayant chez mon oncle ;
c'est l'absence complète de tout autre besoin que l'appétit
d'autorité. Tous les autres sentiments n'ont pas été, en
lui, relégués à l'arrière-plan ; ils ont
été extirpés, radicalement ; et ce sont leurs
parodies, jugées utiles, qui sont venues reprendre la place qu'ils
occupaient. Cet âpre désir de domination, qui est l'effet bien
plus que la cause de son avarice, le libère même des griffes des
deux passions qui ont donné naissance à sa cupidité :
l'orgueil, qui le conduirait au mépris ou à l'évaluation
inexacte des forces des autres ; et la luxure, qui l'écarterait
sans cesse de son but par la fascination de la chair. J'ai rarement entendu,
dans ma vie, un homme juger avec autant de bon sens et d'impartialité
les êtres et les choses [...].46(*)
Randal hait sa cupidité et son hypocrisie, mais
reconnait paradoxalement un vrai individu, talentueux et machiavélique,
certes ; et il admire sa volonté farouche d'amasser le plus
d'argent possible sans se soucier de qui que ce soit. Il va même
commencer sa carrière de cambrioleur dans cet état d'esprit.
Je veux être un voleur, sans épithète. Je
vivrai sans travailler et je prendrai aux autres ce qu'ils gagnent ou ce qu'ils
dérobent, exactement comme le font les gouvernants, les
propriétaires et les manieurs de capitaux.47(*)
Mais son oncle n'entre pas dans la définition du mentor
que donne Florence Bancaud-Maenen : « un maître à
penser qui incarne la voix de la raison, de la vertu et de la
sagesse »48(*).
Dans le cas du Voleur, étant donné que tous les codes
moraux sont détournés au profit de la reprise individuelle, on
peut considérer que la raison est l'instinct qui pousse Randal à
la vengeance. De ce fait, les mentors vont être ceux qui vont le guider
non pas vers le droit chemin, mais vers le cambriolage et le chantage. Son
oncle ne peut donc pas être un mentor, puisqu'il lui répète
des conseils complètement opposés à la vision du monde de
Randal : « Le meilleur moyen de réussir aujourd'hui est
encore de s'attacher à quelque chose ou à quelqu'un.
L'indépendance coûte cher »49(*).
La première rencontre avec Issacar, son premier
véritable mentor, est placée sous le signe du
mystère : une ellipse sépare la fin du chapitre II et le
début du chapitre III, si bien qu'on ne saura jamais dans quelles
circonstances Randal a rencontré Issacar. Son éducation aborde
tantôt les aspects matériels de la profession, tantôt les
aspects philosophiques :
Le vieux précepte « tu ne voleras
pas » est excellent ; mais il exige aujourd'hui un
corollaire : « tu ne te laisseras pas voler ». Et dans
quelle mesure faut-il ne pas voler, afin de ne point se laisser voler ?
Croyez-vous que ce soient les Codes qui indiquent la dose ?50(*)
Mais Randal se rend bien vite compte qu'il est
inadéquat, car « incomplet » : il ne peut pas
lui donner des pistes à suivre sur la quête de son
individualité :
C'est un incomplet, un homme qui a des trous en lui, comme on
dit. Apte à formuler exactement une idée, mais impuissant
à la mettre en pratique ; ou bien, capable d'exécuter un
projet, à condition qu'il eût été
préparé et que le hasard seul en eût assuré la
réussite.51(*)
Néanmoins, c'est grâce à lui qu'on peut
observer le cheminement de pensée de Randal, mis en scène dans
des dialogues aux allures de réquisitoire dans le chapitre V.
Il est bien évident que l'homme, en
général, est avide de gains illicites et que le petit nombre de
ceux qui n'ont pas assez d'audace pour agir en pirates, avec des lettres de
marque octroyées par le Code, rêvent de se conduire en forbans. Le
genre humain est admirablement symbolisé, à ce point de vue, par
le trio qui fit semblant d'agoniser, voilà dix-huit siècles, au
sommet du Golgotha : le larron légal à droite, le larron
hors la loi à gauche, et Jésus la bonté même,
représentant la soumission craintive aux pouvoirs constitués, au
milieu. Seulement, quand on a dit cela, on n'a pas dit grand-chose. On a
établi les éléments inaltérables de l'âme
actuelle, mais on a ignoré les diversités extérieures de
son agencement. Il y a fleur et fleur, bien que primordialement, toutes les
parties de la fleur soient des feuilles, et il y a filous et filous, bien que,
par leur fond, tous les hommes soient des fripons.52(*)
Dans cette tirade, on retrouve tous les aspects de la grande
rhétorique : généralisation, affirmation
renforcée par des adverbes, utilisation d'une parabole pour dynamiser
l'argumentaire.
Les beaux discours d'Issacar sont à la base de l'image
du voleur que Randal se construit soigneusement. Il va voir un autre mentor
spirituel : l'abbé Lamargelle. De par son lien avec l'Eglise,
Randal l'écoute attentivement dès le début, même
s'il met du temps à se dévoiler en tant que voleur. C'est bien
l'abbé Lamargelle qui dit précisément à Randal quoi
faire, et où opérer : « j'ai été mis
au courant de votre habileté à enfreindre le deuxième
commandement, et je vous ai préparé une petite
expédition »53(*). L'abbé Lamargelle représente
l'excellence dans l'art de l'hypocrisie : un voleur en soutane est
insoupçonnable, comme il le dit lui-même :
- Si vous pensez ce que vous dites, m'écrié-je
malgré moi, pourquoi portez-vous votre robe ?
- Pour m'en servir ! répond l'abbé en se
levant avec un grand geste. Afin de m'en servir pour moi-même, pour mes
intérêts, pour mes idées - des idées que j'ai et que
je crois grandes, quelques fois ! - Dites donc ! Pourquoi portent-ils
des couronnes, vos rois ? Des armes, vos soldats ? Des toges, vos
professeurs ? Des simarres, vos juges ? Moi qui suis une force, qui
veut être un homme et faire des hommes, il me serait impossible d'exister
si je ne portais pas cette défroque. J'aurais l'air d'exister par
moi-même !54(*)
Il le laisse libre d'aller voir dans les mouvements
socialistes et anarchistes, bien qu'il exprime son scepticisme en leur
capacité à fomenter une vraie révolution :
Autrefois, quand on était las et
dégoûté du monde, on entrait au couvent ; et quand on
avait du bon sens, on y restait. Aujourd'hui, quand on est las et
dégoûté du monde, on entre dans la révolution ;
et lorsqu'on est intelligent, on y sort. Faites ce que vous voudrez. Je
n'empêcherai jamais personne d'agir à sa guise.55(*)
Pour Randal, son mentor n'a pas un rôle
d'éducateur, car il est déjà allé au collège
pour savoir lire, écrire, et compter. Il n'a pas non plus l'obligation
de le guider dans le droit chemin en remplissant sa tête de maximes et de
conseils, comme Mentor dans Les aventures de
Télémaque56(*). Les guides qui vont compter énormément
dans sa vie aventurière sont ceux qui se racontent eux-mêmes, et
qui laissent sa personnalité se développer. Comme Randal est
d'ores et déjà imprégné de valeurs - le sens de la
justice, l'instinct de préservation et de liberté - il ne reste
qu'à lui inculquer un idéal de voleur, afin de le pousser
à ne jamais renoncer à l'équilibre du monde. Le dernier
discours de Lamargelle en est truffé d'exemples : il imagine une
époque où l'Individu se libèrera du poids de la
société par des actes forts, sans peur :
Oui, le jour où l'Individu reparaîtra, reniant
les pactes et déchirant les contrats qui lient les masses sur la dalle
où sont gravés leurs Droits ; le jour où l'Individu,
laissant les rois dire : « Nous voulons », osera
dire : « je veux » ; où,
méconnaissant l'honneur d'être potentat en participation, il
voudra être simplement lui-même, et entièrement ; le
jour où il ne réclamera plus de droits, mais proclamera sa
Force ; ce jour-là sera ton dernier jour, ergastule des Foules
Souveraines où l'on prêche que l'Homme n'est rien et que
l'Humanité, tout ; où la Personnalité meurt, car il
lui est interdit d'avoir des espoirs en dehors d'elle-même ; ton
dernier jour, bagne des Peuples-Rois où les hommes ne sont même
plus des êtres, mais presque des choses - des esprits
désespérés et malsains d'enfants captifs, ravagés
de songes de désert, de rêves dépeuplés et
mornes- ; ton dernier jour, civilisation du despotisme anonyme,
irresponsable, inconscient et implacable - émanation d'une puissance
néfaste et anti-humaine, et que tu ne soupçonnes même
pas !...57(*)
Bizarrement, aucun de ses mentors ne donne l'idée
à Randal de raconter ses mémoires. Il semble que Roger soit le
seul au courant de son projet, et, loin de porter un jugement de valeur sur
celles-ci, il lui fournit une nouvelle aventure à raconter :
« Eh bien, je vais te raconter une petite histoire que tu pourras
sans doute utiliser ; elle est assez cocasse »58(*). Ainsi, son plus grand
accomplissement reste libre de toute influence, et en cela il est significatif
que le credo de Lamargelle (et par extension, celui de Randal) soit
dit au dernier chapitre : « Vous êtes un hypnotisé
et un voleur ; cela ne fait pas un homme. Tâchez d'être un
homme... »59(*).
C'est le seul mot d'ordre que l'abbé lui laisse, or on
s'aperçoit que Randal le suit depuis le début de son existence
racontée ! Tout se passe comme si le personnage qu'il se
crée en racontant ses mémoires était modelé par les
préceptes d'Issacar et de Lamargelle. De nature trompeuse et rebelle
dès son enfance, il cherche sans relâche à se
libérer des chaînes néfastes de la société
représentée par la famille, la loi, le parti politique...
Randal a d'autres mentors : à l'occasion d'une
discussion dans le chapitre VI « Plein Ciel », Roger lui
montre les pouvoirs d'une belle oeuvre d'art :
Je ne sais pas si tu t'en es aperçu, continue Roger ; mais
les toiles des grands maîtres qui illuminent les murs des musées,
les poèmes de pierre où de marbre qui resplendissent sous leurs
voûtes, sont des appels à l'indépendance. Ce sont des cris
vibrants vers la vie belle et libre, des cris pleins de haine et de
dégoût pour les moralités esclavagistes et les
légalités meurtrières.60(*)
Cette éducation esthétique est essentielle pour
Randal, on peut penser que c'est en partie grâce à cela qu'il se
décide à créer sa propre oeuvre d'art, son manuscrit. Ceci
expliquerait pourquoi Roger la Honte est le seul à être au courant
des écrits de Randal, parce qu'il est lié à l'art depuis
sa première rencontre avec lui, depuis son premier vol
même :
Un jour, au Louvre, j'ai volé un tableau. Cela s'est
fait le plus simplement du monde. L'après-midi était
chaude ; les visiteurs étaient rares ; les gardiens prenaient
l'air auprès des fenêtres ouvertes. J'ai décroché
une toile de Lorenzo di Credi, une Vierge qui me plaisait beaucoup ; je
l'ai caché sous un pardessus que j'avais jeté sur mon bras et je
suis sorti sans éveiller l'attention.61(*)
La mère de Roger, elle, va apprendre à Randal
à relativiser sa souffrance et sa haine en lui racontant son
expérience : « Nous sommes plus heureux que nous ne
pourrions le dire, depuis... depuis que nous nous sommes résolus
à ne plus nous laisser guider par des préceptes qui nous
condamnaient à la misère perpétuelle »62(*). Ses pensées pleines de
bon sens empêchent Randal de se précipiter vers la vengeance en
tuant son oncle : « Il faut se faire une raison, et prendre le
monde tel qu'il est - pas trop au sérieux »63(*). Ainsi, il attendra que son
oncle meure naturellement pour rédiger un faux testament et
récolter ce qui reste de sa fortune, tout en se moquant de lui jusqu'au
bout :
En attendant, vous aurez à payer les frais
d'obsèques... - Ils ne seront pas forts élevés. Mon oncle
demande à être conduit au champ du repos dans le corbillard des
pauvres.64(*)
Les nombreux mentors de Randal ont pour rôle de
remplacer ses parents dans leur fonction d'éducateur, en le formant dans
des domaines aussi variés que la philosophie politique, le crochetage de
serrure, l'influence libératrice de la beauté esthétique
et le bon sens populaire. Sans jamais lui prodiguer conseils inhibiteurs et
interdits sanctionnés, ils l'encouragent au dialogue, à l'action
directe et à la création. En somme, ils représentent tous
la famille trop tôt disparue sans son aspect démolisseur de
personnalité.
L'intrigue comporte donc bien des éléments qu'on
retrouve dans les romans de formation, parmi lesquels le mûrissement
progressif du personnage principal, le rôle essentiel du voyage dans la
construction de sa personnalité et l'existence de mentors qui lui
prodiguent des conseils. On peut néanmoins dire que Darien, par
l'intermédiaire de Randal, ne s'identifie jamais complètement
à ce genre de romans : tout est fait pour que Randal s'accomplisse
en passant par le monde criminel, ce qui serait impossible dans un roman de
formation des Lumières où le but avoué est de montrer aux
lecteurs un exemple de citoyen éclairé et intégré
à la société. Nous allons voir par la suite que cette
distorsion continue : Randal ne devient pas le citoyen parfait, mais bien
un individu libre et complet.
2) Des valeurs positives guident le héros
Tout au long de ses mémoires, Randal se fixe des
principes structurant son parcours et sa personnalité. A l'instar
d'Edmond Dantès, sa principale préoccupation est de se venger de
celui qui l'a spolié de son héritage. Mais ce but se double d'une
quête existentielle pour parvenir à construire son
individualité.
- Se faire justice, quitte à employer la loi du
talion
Paradoxalement, en lisant le roman du Voleur, on
découvre un personnage obsédé par la justice, alors qu'on
pouvait s'attendre à un individu, froid, égoïste, qui ne se
soucie jamais de l'injustice qu'il commet en volant autrui. L'idéal de
justice est ce qui le guide constamment : comment Randal le définit
lui-même ?
L'idée de justice est en premier lieu associée
à un souvenir d'enfance : son père donne au chien le pain
d'épice qui lui revenait sous prétexte qu'il l'a
mérité : « Puisqu'il l'a gagné, a
prononcé mon père, qu'il le mange ! »65(*). Le mérite et la
récompense sont des valeurs traditionnellement bourgeoises, qu'on voit
ici poussées dans leur logique jusqu'au ridicule et à la
cruauté : c'est l'enfant qui aurait dû recevoir le pain
d'épice. Cette anecdote fonde d'un côté la
combativité de Randal, résolu à user de tous les moyens
pour vivre heureux, et de l'autre son mépris pour le paternalisme
bourgeois qui croit savoir mieux que tout le monde qui est méritant et
qui ne l'est pas.
Mais la justice est aussi liée à l'image de la
balance, de l'équilibre qui régule la société entre
voleurs et « larrons légaux », comme Randal les
appelle. C'est dans les premiers dialogues entre Issacar et Randal qu'on
retrouve cette idée :
Le vieux précepte : « tu ne voleras
pas » est excellent; mais il exige aujourd'hui un corollaire :
« tu ne te laisseras pas voler. Et dans quelle mesure faut-il ne pas
voler, afin de ne point se laisser voler ? Croyez-vous que ce soient les
Codes qui indiquent la dose ?66(*)
L'équilibre entre les deux parties se trouve
brisé dès que son oncle, le larron légal, vole Randal, le
voleur en devenir. C'est pour le rétablir (et récupérer
son héritage) que Randal se forme au métier de voleur, sous les
préceptes d'Issacar. Il apprend à ses dépens que la
restitution de l'équilibre de départ est un jeu difficile,
où les actions ne sont jamais sans conséquence : le vol chez
les Montareuil, motivé par l'annonce des fiançailles entre sa
cousine Charlotte et Edouard de Montareuil est la cause directe du refus de
l'oncle de la marier à qui que ce soit.
La justice n'est pas non plus l'égalité pour
tous les hommes, pour Randal : il doit exister une élite
d'individus libérés :
Obligatoire ! Tout l'est à présent :
instruction, service militaire, et demain, mariage. Et mieux que
ça : la vaccination. La rage de l'uniformité, de
l'égalité devant l'absurde, poussé jusqu'à
l'empoisonnement physique !67(*)
L'égalité est trop assimilée au
contrôle des foules pour qu'elle représente une valeur positive
pour le héros. Pour Randal, la justice est donc principalement la loi du
talion manipulée avec beaucoup de précautions. La
rétribution du voleur n'est jamais vue comme mauvaise dans le
roman : au contraire, elle est bonne car elle permet de pallier un tant
soit peu à l'injustice que tous les voleurs ont subie : les parents
de Roger ont travaillés toute leur vie sans jamais gagner assez, Ida est
révoltée par les méthodes de boucher des médecins
avorteurs et Hélène s'autorise à tuer son mari pour se
venger de sa belle-mère qui l'a fait violer. Leur vengeance personnelle
les aide à se reconstruire en tant qu'individus : ils ne sont plus
écrasés par la morale et le système et peuvent ainsi
chercher leur bonheur librement. On pourrait même dire qu'ils s'inventent
une autre morale basée sur leur expérience du monde, comme celle
de Mme Voisin :
Mon avis est qu'il faut laisser aux aptitudes toute
liberté de se développer. Je sais bien qu'il y a des lois. Mais,
Monsieur, pourquoi n'y en aurait-il pas ? Le tonnerre existe bien, et les
inondations, et les maladies, et toutes sortes de fléaux. Ce sont des
maux peut-être nécessaires ; propre en tout cas, à
mettre en relief l'industrie et la variété des ressources de
chaque individu.68(*)
La liberté absolue est l'idéal que Randal tente
d'obtenir en se faisant justice. C'est pourquoi même après avoir
repris son héritage lors de la mort de son oncle, il peut
s'arrêter de voler pour vivre, mais pas d'écrire. Il n'a plus
personne à qui rendre « oeil pour oeil, dent pour
dent », mais il a encore quelque chose à reprendre à la
société : sa personnalité.
Il faut que mon caractère soit brisé, meurtri,
enseveli. Si j'en ai besoin plus tard, de mon caractère - pour me
défendre, si je suis riche, et pour attaquer, si je suis pauvre - il
faudra que je l'exhume. [...] Et souvent, il n'y a plus rien derrière la
bière du sépulcre.69(*)
Ecrire permet de se voler une autre existence, de
réparer la faute qui a été faite. On lui a volé son
enfance, mais Randal parviendra quand même à la
réécrire, grâce au sentiment de justice qui lui donne la
force.
- Eloge de l'action et de l'énergie
Son individualité est intrinsèquement
liée à l'énergie qui l'habite, à la force dont il
est détenteur malgré les efforts de l'éducation pour
l'étouffer :
Le crâne déprimé par le casque d'airain de
la saine philosophie, les pieds alourdis par les brodequins à semelles
de plomb dont me chaussent les moralistes, je pourrais décemment, vers
mon quatrième lustre, me présenter à mes semblables.
J'aurai du savoir-vivre.70(*)
Dans cet extrait, on voit bien que le vocabulaire
employé dépeint un individu qu'on cherche à alourdir,
affaiblir afin de le rendre malléable, manipulable. Au contraire, les
individus qui utilisent la force et glorifie sa puissance sont triomphants,
telle qu'Hélène l'est quand elle songe à prendre sa
revanche.
Oui, dit Hélène [...] Je suis ambitieuse et je
veux me venger du mal qu'on m'a fait. Je suis jeune, je suis belle, je crois
à la force.71(*)
A travers ce portrait de femme extrêmement
indépendante et forte, prête à recourir au meurtre, Randal
se révolte contre la passivité humaine, dont il a de nombreux
exemples sous les yeux. Par exemple, Albert Dubourg, son ami d'enfance, et sa
femme se présentent à ses yeux comme des dominés heureux
de l'être :
Galériens par conviction, tous les deux, l'homme et la
femme, qui ne veulent pas voir les murailles du bagne et qui traînent,
les yeux fixés sur le spectre de la passion menteuse, le boulet de la
bonne entente, la chaîne de la cordialité... Pas de bonheur, dans
la misère ; et pas d'amour. Jamais. Jamais.72(*)
Selon Florence Bancaud-Maenen, en montrant des héros
qui voyagent par mont et par vaux, les romans de formation du XVIIIème
siècle ont le même but avoué. La contemplation du monde
« éloigne du but inhérent à toute
existence : la nécessité d'agir dans le
monde »73(*).
L'action pratique doit mener le protagoniste à sa parfaite
intégration dans le monde qui l'entoure. C'est le cas de Robinson
Crusoé qui reconnaît « selon le principe `aide toi et le
ciel t'aidera' que l'homme doit savoir tirer parti des circonstances pour se
créer lui-même son propre destin »74(*). C'est à travers
l'action directe - le vol, « la propagande par le
fait »75(*)
selon les anarchistes - que Randal fait l'éloge de la force et de
l'instinct, personnalisés sous les traits des magnifiques bêtes
sauvages qu'il voit au zoo :
Ah ! les belles et malheureuses créatures, la
tristesse de leurs regards qui poursuivent, à travers les barreaux des
cages, insouciants de la curiosité ridicule des foules, des visions
d'action et de liberté, de longues paresses et de chasses terribles,
d'affûts patients et de sanglants festins, de luttes amoureuses et de
ruts assouvis... visions de choses qui ne seront jamais plus, de choses dont le
souvenir éveille des colères farouches qui ne s'achèvent
même pas, tellement ils savent, ces animaux martyrs, qu'il leur faudra
mourir là, dans cette prison où ils sentent s'énerver de
jour en jour l'énorme force qui leur est interdit de
dépenser.76(*)
On pourrait y lire un appel à la violence physique
envers la classe bourgeoise, mais ici encore, Randal prend ses distances avec
le terrorisme anarchiste. Il ne s'agit pas d'éliminer tous ceux qui
veulent le soumettre, mais de leur dérober la capacité à
exercer un pouvoir sur lui. Ainsi, Randal se venge en ne volant que le bien le
plus précieux de son oncle : son héritage. De plus, on peut
également lire sous cet angle l'agression à l'encontre de
Paternoster : il ne veut pas le tuer, mais lui voler ses recettes pour
payer le médecin de sa fille. C'est le seul vol à être
motivé par un puissant instinct violent :
C'est une force que je ne connais point, à présent,
qui me pousse sur ses pas. Je le suis de loin, le guette comme le fauve doit
épier sa proie, sans avoir l'air d'attacher ... d'importance à
mon acte.77(*)
On retrouve le thème de l'instinct et de la force, mais
cette force est ensuite bridée par une autre encore plus grande :
la résolution qu'il a prise il y a longtemps de ne tuer personne.
L'idée nette de l'acte à accomplir se
découvre à moi, se précise à l'instant même
où le souvenir de résolutions prises autrefois se présente
à mon esprit : ne pas tuer, ne jamais me livrer à des violences
contre les personnes... Tuer ! Je ne veux pas tuer ; je n'ai pas d'arme,
d'abord. Violence... oui. Il me le faut, le sac que porte Paternoster.78(*)
L'acte qu'il commet est essentiel pour expliquer sa profondeur
psychologique en tant que personnage : fasciné par l'idée de
force destructrice - en termes freudiens, l'instinct de mort - il a
également conscience que ses actes ne doivent pas le mettre en danger,
car une vie dépend de lui, ce soir-là. Ainsi, la mort de
Paternoster est présentée comme un évènement aux
causes et aux conséquences graves : il est
décédé des suites de la blessure infligée par
Randal, qui a pourtant renoncé à le tuer à la
dernière minute. Cela nous donne à penser que d'une façon
ou d'une autre, il allait mourir et la fille de Charlotte et Randal
également. L'idée de destin tragique qui plane dans ces deux
scènes de mort est renforcée par le titre du chapitre du chapitre
XXI, « On n'échappe pas à son destin », ainsi
que par le discours de Lamargelle :
En tout cas, il [le meurtrier de Paternoster] ne prêchait
certainement point ce respect de la vie humaine que les exploiteurs
d'existences prennent pour texte de leurs sermons. Un peu plus de
brutalité, un peu moins d'hypocrisie, il vaut ses contemporains, et ils
le valent. Nous sommes tous bons à mettre dans le même panier,
aujourd'hui, - le panier qu'on capitonne avec de la sciure de bois. - Quel
monde ! Ah ! les enfants qui meurent au berceau sont bien heureux »
79(*)
La capacité à agir est donc bien une valeur
positive, même si elle peut mener l'homme à en affronter un autre.
Cette vision romantique de l'action - romantique parce que quasi-mystique - est
héritière du mouvement anarchiste, ainsi que le montre Patrice
Terrone : « Darien crée une sorte d'héroïsme
barbare, une figure mythique du hors-la-loi »80(*). L'énergie vitale est
elle aussi un don que les individus doivent parvenir à
redécouvrir : elle ne donne pas les moyens de changer le destin des
malheureux qui les entourent, mais de continuer à vivre en homme fort
malgré les souffrances. Cette élite d'individus dont regorge le
roman est clairement constituée des héritiers mythologiques de
Prométhée.
- Guidé par le besoin de reconstruire sa
personnalité, Randal tente d'atteindre l'idéal
prométhéen
L'intertexte prométhéen est extrêmement
présent dans tout le roman, et influence définitivement Randal
quand il doit faire des choix importants. C'est un idéal sublime qui le
guide, sans pour autant l'emprisonner dans des chimères
irréalisables. Prométhée, le premier voleur de
l'humanité, est derrière le voleur idéal qu'Issacar
décrit :
C'est un être à part, complètement à
part, qui existe par lui-même et pour lui-même,
indépendamment de toute règle et de tous statuts. Son seul
rôle dans la civilisation moderne est de l'empêcher absolument de
dépasser le degré d'infamie auquel elle est parvenue ; de lui
interdire toute transformation qui n'aura point pour base la liberté
absolue de l'Individu ; de la bloquer dans sa Cité du Lucre,
jusqu'à ce qu'elle se rende sans conditions, ou qu'elle se
détruise elle-même, comme Numance. Ce rôle, il ne le remplit
pas consciemment, je l'accorde; mais enfin, il le remplit. 81(*)
Il est le régulateur suprême, le juge qui
rétablit l'équilibre non pas par ses mots, mais par ses actions.
Prométhée était le premier voleur : en
dérobant le feu aux dieux pour le donner aux hommes, il a voulu abolir
une inégalité qui n'avait pas lieu d'être, et, ce faisant,
il a transformé le monde des hommes. Tous les voleurs sont ses
successeurs, dotés d'une morale - certes différente de la norme
bourgeoise - et de principes philosophiques solides. Dans une
société dominée par le culte de l'argent (le seul Dieu qui
ait le pouvoir de faire souffrir les hommes), le voleur est un être
impie, iconoclaste, qui n'hésite pas à franchir toutes les
barrières sociales et spatiales pour donner des instruments de
libération aux opprimés.
Pour Issacar et Lamargelle, décrire cet idéal
prométhéen permet d'ancrer leurs actions dans le domaine
spirituel. A la différence d'Arsène Lupin, qui se soucie de son
bien-être et de sa liberté, Randal est vite dépassé
par un absolu inatteignable : celui du voleur-destructeur de la
société. La dimension anarchiste n'est jamais
évoquée dans les nouvelles de Leblanc, mais cela ne leur
ôte pas le point commun qu'elles partagent avec les aventures de
Randal : les voleurs veulent être des modèles, pour
eux-mêmes et pour le monde entier. Devenir un individu affranchi de la
misère et de toutes les conventions sociales tend à être le
but inhérent à la volonté de reconstruire sa
personnalité. Il devient un autre, un voleur, mais il lui reste les
mêmes instincts et talents que son « moi
primitif » : la perspicacité, l'habileté et des
sens quasi surnaturels
Mais, sous la pression de la nécessité, le sens de
l'odorat se développe chez le malfaiteur, acquiert une finesse
remarquable et lui assure la notion des odeurs, des particules impalpables des
corps, dont le commun des mortels ne soupçonne même pas
l'existence. Le voleur, enfant de la nature, sait flairer la présence de
ses contemporains civilisés. 82(*)
Cette perception du monde fait de lui un être à
part, qui transcende la réalité comme l'avait fait
Prométhée en allant chez les dieux. Et finalement, comme lui, il
n'est pas épargné par la souffrance du châtiment qui s'abat
sur lui, la mort de sa fille, mais continue néanmoins à vivre.
La dimension mythologique qui s'ajoute au personnage du voleur
déjà très charismatique (de par son humour, son
intelligence et son sens de la justice) fait de lui un individu complexe et
complet. A la fin de son manuscrit, nous savons qu'il a réussi à
achever sa quête d'identité en devenant un homme. Toute la
subtilité de son être est contenue dans la formule de
Lamargelle :
Vous êtes un hypnotisé et un voleur ; cela
ne fait pas de vous un homme. Tachez d'être un homme.83(*)
Il entend par là que l'idéal du voleur
prométhéen doit en rester un s'il veut vivre pleinement son
individualité : il ne doit accepter « aucun joug,
même celui de la fatalité »84(*). Prédestiné
à être un voleur dès son plus jeune âge, il se
rebelle même contre l'idéal qui l'a guidé jusqu'à la
fin du manuscrit. Il doit se faire homme, et non pas surhomme :
l'idéal prométhéen est dès lors abandonné
puisqu'il n'existe plus de différences entre le commun des mortels et
Randal à la fin du roman.
Projets, rêves, plans ébauchés,
abandonnés, repris et rejetés... J'ai fait autre chose que ce que
je voulais faire ; j'ai fait beaucoup plus et beaucoup moins. Pourquoi ?
Mélange de violence et d'irrésolution, de mélancolie et de
brutalité... un homme. 85(*)
Il n'est plus un héros, il est devenu un personnage de
roman comme un autre ; mais en écrivant ses mémoires, il
acquiert ainsi une intemporalité qu'il n'aurait pas pu avoir s'il
était resté simple - mais excellent - voleur. Il parvient ainsi
à surmonter la contradiction entre son idéal d'action et son
désir d'une vie normale mais libre.
L'on perçoit une évolution du personnage de
Georges Randal tout au long du roman, qui acquiert une formation
individualisante : j'entends par là que toutes ses
péripéties sentimentales et picaresques le poussent à se
libérer des contraintes sociétales pour devenir un voleur
accompli. Mais on peut se demander si cette formation est vraiment
complète à la fin du roman.
3) Une formation positive et complète ?
La question du genre littéraire auquel appartient
Le Voleur s'est posé dès le début de notre
analyse du texte. Outre le fait que le classer dans une catégorie nous
permettrait ensuite de l'analyser selon les codes de cette catégorie,
l'intérêt de cette question était de montrer que le roman
pourrait avoir deux lectures complètement différentes. S'il
s'inspire par moments des romans de formation du XVIIIème siècle,
comme nous l'avons démontré plus haut, il contient trop de
passages teintés d'amertume et d'instabilité pour être
classé avec Les années d'apprentissage de Wilhem
Maister, à la structure tripartite rigoureuse et au
dénouement heureux86(*). En revanche, il pourrait s'apparenter au genre
picaresque ou au roman d'apprentissage, selon la lecture que nous faisons des
évènements qui y sont présentés. Le roman se
conclut sur un statu quo bien amer, et l'on peut se demander si le
parcours de Randal a été source de bonheur et
d'intégrité pour lui.
- Un héros aux capacités hors-normes
Les capacités de Randal en tant que voleur se
remarquent dès son premier vol, et ce d'autant plus que la
société qui l'entoure est corrompue et médiocre. C'est ce
milieu pourrissant sous l'hypocrisie et la cupidité qui met en relief
les bons côtés du personnage, en fin de compte. On s'attendait
à voir un voleur dépourvu de morale ou de respect pour le genre
humain, et on se rend compte qu'il vaut mieux que la grande majorité des
membres de la bonne société bourgeoise, même s'il
prétend le contraire :
On disait autrefois que le voleur avait une maladie de plus que
les autres hommes : la potence ; on peut dire aujourd'hui qu'il a une maladie
de moins : la maladie du respect. Et, ce qu'il y a de plus curieux, c'est que
ce respect qu'il ressent de moins en moins, il l'inspire de plus en plus. ...
de moins en moins87(*)
Randal n'est pas un antihéros, un homme ordinaire et
médiocre comme on peut en croiser dans Madame Bovary ou dans
l'Education Sentimentale de Flaubert. Il est doué dans de
nombreux domaines : doté de la métis
odysséenne, il trompe son oncle en lui faisant croire qu'il accepte de
se laisser voler. Ecrivain hors-pair, il compose un article pour la
« Revue Pénitentiaire » plein d'absurdités
encensé par Jules Mouratet et Edouard Montareuil.
La « Revue Pénitentiaire » a paru ; et mon
article a fait sensation. Je l'avais intitulé : « De l'influence
des tunnels sur la moralité publique. » J'y étudiais
l'action heureuse exercée sur l'esprit de l'homme par le passage soudain
de la lumière aux ténèbres ; j'y montrais comme cette
brusque transition force l'être à rentrer en soi, à se
replier sur lui-même, à réfléchir ; et quels
bienfaisants résultats peuvent souvent être provoqués par
ces méditations aussi subites que forcées.88(*)
Comme Arsène Lupin, il est beau parleur, mais
contrairement à lui, il arrive à dissimuler son ironie mordante
à ses interlocuteurs les moins intelligents. Mais il est surtout
doté de sens quasi-surhumains : d'instinct, il comprend que, face
à son oncle, le silence est le meilleur moyen de lui faire perdre ses
moyens. Dans d'autres occasions, il perçoit immédiatement les
enjeux de la situation, comme quand il se retrouve face à Renée,
qui lui avait caché qu'elle était en fait la femme de son ami
d'enfance, Jules Mouratet :
- Je suis ravie de vous connaître, Monsieur, et mon mari ne
pouvait me faire un plus grand plaisir que de vous engager à nous venir
voir... Les amitiés de collège sont les meilleures... Je serai si
heureuse de pouvoir discuter avec vous certains sujets... Vous ne m'en voudrez
pas de n'avoir pu prendre votre article tout à fait au sérieux ?
Mon mari m'en a déjà grondée, mais... Nous en parlerons
tout à l'heure, si vous voulez bien...
Je m'incline, sans pouvoir trouver une parole, tandis que
Renée - car c'est elle - va recevoir une dame, parée comme une
châsse, qui vient de faire son entrée.89(*)
Même s'il débute dans le métier, on voit
qu'il est déjà très organisé pour planifier ses
cambriolages. En somme, c'est dans le domaine manuel qu'il se
révèle le meilleur : à la fin du roman, il nous
explique en détail la marche à suivre pour cambrioler un
banquier. Grâce aux révélations de ses mentors sur la
corruption de la société bourgeoise, il n'a aucun mal à
démêler le vrai du faux, et peut ainsi réintégrer la
bourgeoisie en toute connaissance, en tirant profit de la moindre occasion.
Cette clairvoyance dont il semble dotée l'aide dans de
nombreuses occasions, et en fait un véritable héros :
« Savoir n'est rien, voir est essentiel parce que la clairvoyance
individualise le personnage, le coupe de la masse informe du troupeau incapable
de penser au-delà des apparences »90(*). Ce don se complète
d'un apprentissage scrupuleux des masques de la bourgeoisie.
- Au-delà du métier de voleur, un apprentissage
des masques et des apparences
La formation de cambrioleur que Randal acquière tout au
long du roman se combine avec un apprentissage de la dissimulation et de la
tromperie. En cela, on peut parler d'un apprentissage de valeurs
négatives du point de vue de la morale ; cependant, ces acquis
aident finalement Randal à se découvrir lui-même.
La dissimulation et la reconnaissance d'un personnage est un
ressort narratif du roman-feuilleton. Ici, ils deviennent obligatoires à
cause de la situation professionnelle du héros : le voleur ne doit
se dévoiler qu'à ses pairs, sous peine d'être
dénoncé. Randal commence donc en premier lieu à entrer
dans le cercle de la dissimulation en suivant le conseil d'Issacar :
J'ai suivi le conseil d'Issacar et je suis ingénieur
[...]. Quand on veut devenir quelqu'un, il faut se faire quelque chose...
Créez-vous ingénieur... 91(*)
Il apprend ensuite à contrôler sa parole :
un voleur ne peut rien admettre librement. C'est ce que Myriam Congoste
explique :
La vie d'un voleur est donc régie par le contrôle
de sa parole ; et celle-ci n'a pas droit de cité. La libérer
lui ferait prendre le risque de la perdre. Il doit être discret, ne pas
attirer l'attention, ni par ce qu'il dit, ni par ce qu'il fait [...].92(*)
De même, quand Lamargelle questionne pour la
première fois Randal sur ses occupations, celui-ci use de sous-entendus
mais ne nie ni n'admet rien.
Le dépit vous a conduit à échafauder des
histoires à dormir debout, que vous avez sans doute fini par prendre au
sérieux ; et vous avez espéré me faire partager votre
crédulité. Je dois vous déclarer que je n'ai aucun
goût pour les fables. Et puis, écoutez : j'ai un piano, comme vous
le remarquiez il n'y a qu'un instant - mais je ne chante pas. Vous comprenez
?93(*)
Chapitre après chapitre, il renforce sa fausse
identité de bon bourgeois en se faisant ingénieur des
écluses, respectable chroniqueur à la Revue
Pénitentiaire puis inspecteur des établissements
pénitentiaires pour le compte du gouvernement. Ce culte du secret est
nécessaire, et renforce également l'imagerie mystérieuse
qu'il cultive. L'apogée de sa carrière d'hypocrite reste la
scène centrale du roman où il répond à la place du
député Courbassol quand on vient lui annoncer qu'il va être
président du Conseil.
- Il faut vous rendre à l'Elysée pour midi. Le
président vous fait appeler pour vous offrir la présidence du
Conseil et le portefeuille de la Justice. Je compte sur votre exactitude,
n'est-ce pas ?
- Humrrr ! 94(*)
C'est l'apogée qui démontre
décidément ses talents pour la supercherie : en effet,
après cet épisode, des personnages vont peu à peu le
démasquer, du moins l'analyser au-delà de l'apparence qu'il
présente. C'est le cas d'Hélène, qui lui dit :
« Vous n'êtes pas fait pour être un
voleur »95(*).
Mais l'apprentissage du masque concerne aussi le déchiffrage du
monde : Randal apprend ainsi à deviner l'hypocrisie des bourgeois.
Le combat contre les faux-semblants l'aide à retrouver son
intégrité perdue sous les coups d'une éducation
aveuglante, qui ne leur apprenait pas la subtilité. Débutant dans
le métier, il se rend compte que l'honnête industriel dont il
cherchait à cambrioler la maison essaie en fait de l'arnaquer.
« C'est un jeune serin nommé Georges Randal,
ingénieur de son état, qui est tout disposé à
remettre entre mes mains deux cent mille francs, ou même trois cent
mille, dans le plus bref délai. J'ai rarement vu un pareil
imbécile ; il se prend au sérieux, ce qui est le plus comique, et
m'a reproché amèrement de faire preuve de partialité
à l'égard de la potasse. »96(*)
Le summum de l'hypocrisie et du jeu des masques est atteint
quand Jules Mouratet, bourgeois respectable mais ambitieux se déguise en
Barbe-Bleu. Le masque révèle en fait sa véritable
identité : c'est un personnage riche, monstrueux, aux principes
cruels. Il est significatif de voir qu'il n'hésite pas à tuer sa
femme dès qu'il apprend son infidélité.
La mascarade en elle-même est moquée par Randal
qui voit très bien derrière les apparences que tous ces gens
s'obstinent à maintenir : « Pour mon compte, je n'ai
jamais éprouvé de surprise à voir un être se
démasquer. C'est toujours le visage que je m'attendais à trouver
sous le masque qui m'est apparu. »97(*)
Randal agit en fait comme un catalyseur qui oblige les
hypocrites à se dévoiler : c'est souvent en restant
silencieux et en laissant parler ses interlocuteurs qu'il devine leur vraie
nature : il en va ainsi pour son oncle, pour Renée Mouratet ou pour
Geneviève : « Quelle sera mon existence, mon Dieu !
... Je le vois bien, il va falloir quitter Bruxelles, m'exiler, partir au loin,
sans parents, sans amis, sans argent... sans
argent....(sic) »98(*)
Au premier abord, les apparences hypocrites et
mystérieuses que revêt Randal peuvent être assimilées
au monde très théâtral des criminels : il s'amuse en
se déguisant en ingénieur respectable, comme le fait
Arsène Lupin en se prenant pour un inspecteur de la brigade
mondaine99(*). Cependant,
cet apprentissage des masques ne paraît pas très positif :
toujours obligé de se cacher, même en compagnie de ses amis
cambrioleurs, il endosse tellement d'identités qu'il finit par ne plus
savoir qui il est : est-il un voleur ou un homme ?
- Un personnage qui peine à s'affranchir de ses doutes
pour devenir un individu complet et intégré
Bien qu'il reprenne les codes du roman de formation
picaresque, le Voleur ne nous donne pas à voir un protagoniste
véritablement accompli, à la fin de son parcours. Il est
intéressant de remarquer que le roman ne s'arrête pas
immédiatement après l'accomplissement de sa vengeance : la
mort de son oncle et le vol de son héritage sont suivi de trois
chapitres comme si sa vengeance était d'une importance moindre à
côté de son apprentissage pour devenir un individu complet et
libre. Dans ces trois chapitres, il doute beaucoup plus et revient sur les
grandes étapes de sa vie.
Ses liaisons amoureuses avec Charlotte et Hélène
sont des histoires d'amour avortées et
délétères : Charlotte est portée disparue et
Hélène refuse de vivre avec lui. Ces amours ne constituent pas
des étapes douloureuses mais révélatrices, comme elles
pourraient l'être dans un roman de formation, mais bien des
déceptions dont il ne peut jamais s'affranchir. Elles ont un goût
d'inachevé qui ne parvient pas à les faire oublier
complètement. Bien trop cynique pour être naïvement
séduit par une femme, Randal va au contraire s'engager dans une relation
courte mais intense avec Geneviève en toute connaissance de cause. Cette
relation est l'exacte opposée de celle qu'il entretient avec
Hélène, faite d'occasions manquées et de
déceptions.
Ce qui se détache clairement dans cette dernière
partie du roman de formation de Randal, c'est un désir de conclure
toutes sortes d'histoires, notamment celle de Roger-la-Honte et de Venise, ou
encore celui de l'abbé Lamargelle, et enfin la sienne. Ainsi, dans les
derniers chapitres nous recroisons quasiment la totalité du personnel du
roman et nous sommes informés du sort qui leur est
réservé. Néanmoins, il se remet constamment en question
après ces rencontres : Roger l'interroge sur son désir de
création et d'héritage, Lamargelle lui enjoint de ne plus voler,
mais de vivre, tout simplement : « Vous n'avez pas de but dans
l'existence ? Continuez. Contentez-vous de vivre pour
vivre. »100(*)
Certains aspects de sa vie ont un goût
d'incomplétude : le manuscrit n'a pas de conclusion satisfaisante
(le dernier chapitre s'intitule « Conclusion Provisoire - comme
toutes les conclusions ») et il n'est même plus entouré
de ses amis voleurs à la fin du roman. Tous ont d'autres buts, d'autres
bonheurs à chercher : Broussaille s'est mise en ménage avec
le vieux M. de Bois-Créault, Ida est responsable d'un centre d'accueil
pour les jeunes mères, Lamargelle est parti voler on ne sait
où...
Seul Randal ne parvient pas à nous dire dans quelle
direction continuera-t-il à vivre : « que faire de son
énergie ? Que faire de sa force ? »101(*). A la différence d'un
roman de formation, où ces deux questions auraient été
résolues, ou d'un roman picaresque, où une dimension moralisante
s'y serait ajoutée, la conclusion du roman de Randal semble être
une simple étape de plus dans la formation du protagoniste : il
nous indique qu'il va continuer à vivre en ne volant plus mais en
continuant à revoir ses amis cambrioleurs. En fin de compte, ce passage
à une vie semi-honnête nous semble être un pas de plus vers
un le bonheur qu'il continue de chercher. Le lecteur est assuré que sa
quête continue, mais s'en voit refuser la transcription dans le
roman : Randal est parvenu à prendre une décision en
abandonnant son manuscrit.
C'est un acte fondateur d'une autre vie en dehors des pages de
son autobiographie ; c'est aussi un acte qui fait du personnage de Randal
un individu à part entière qui refuse tout contrôle,
même celui du créateur sur son personnage. Il se débarrasse
de cette dernière chaîne alors qu'une partie de sa formation reste
en suspens : après tout, il n'est pas un citoyen
éclairé vivant en harmonie dans la société, mais un
être qui est contraint de se déguiser en bourgeois honnête
pour rester libre.
Après avoir étudié la mise en place de
l'intrigue, l'interaction de Randal dans la société, et la
conclusion du roman, nous pouvons affirmer que Le Voleur emprunte les
codes narratifs du roman de formation des Lumières tout en les modifiant
subtilement. Le mûrissement psychologique du héros ne le pousse
pas à s'intégrer à la société, mais bien
à continuer à vivre en marge, en compagnie des criminels qui
l'ont formé manuellement à l'art du cambriolage. Ses mentors,
à l'instar de l'abbé Faria dans le Comte de
Monte-Cristo, sont de véritables guides pour l'aider à
comprendre le monde des voleurs, mais ne lui transmettent en aucun cas une
forme de sagesse sur le monde : c'est à Randal d'effectuer seul son
cheminement de pensée. Poussé par des valeurs et une
énergie impressionnante, il tente de chercher l'accomplissement en
devenant un voleur prométhéen, destructeur d'un ordre social
figé par les conventions. Mais cette quête ne se solde par aucun
apprentissage sur lui-même ; si sa formation a une action positive
sur la vengeance qu'il cherchait à exercer sur son oncle, elle le pousse
à s'interroger sur son accomplissement personnel et son identité.
Ces doutes font de lui non pas un héritier des protagonistes picaresques
- qui ont des certitudes cyniques sur la vie et leur ascension dans la
société - mais bien un héros moderne, en conflit permanent
avec le monde qui l'entoure.
II / Le roman présente un monde
déformé et un personnage en perte de sens
Le roman présente un monde déformé,
monstrueux et un personnage en perte de sens. A bien des égards, nous
pouvons montrer que le Voleur est bien un roman d'apprentissage
réaliste dans la même veine que l'Education Sentimentale
ou Les Grandes Espérances. La tonalité pessimiste du
roman et le sentiment d'inachèvement qui nous est laissé à
la fin nous permettent de penser qu'il faut l'analyser selon des
problématiques propres au roman de formation individuelle, tel que le
définit Florence Bancaud-Maenen :
Face à l'éclatement des valeurs, à
l'éparpillement du sujet et à la perte de sens, le roman
démontre ici que l'identité et la réalité
même de l'individu pose problème : il y devient un homme sans
qualités, perd définitivement toute capacité à agir
dans le monde et à trouver une forme quelconque d'harmonie et de
bonheur.102(*)
C'est par le conflit entre un individu et le monde que
commence et finit le roman, et l'éclatement du sujet contamine toutes
les facettes de l'univers crée par Randal : un personnage en crise,
pur produit d'une société décadente, écrit ses
mémoires à la composition hybride et au ton résolument
étrange.
1) Une société décadente
Le monde dans lequel Randal évolue est rongé de
tous côtés par l'avidité et la cruauté des hommes
qui l'habitent. En plein mouvement décadentiste103(*), Darien nous décrit
une civilisation héritière des Lumières qui se languit
d'un passé mythique lointain où les valeurs n'étaient pas
encore corrompues par l'argent et qui n'a qu'une hâte : que cette
époque se termine vite pour en voir arriver une autre, meilleure. Mais
l'agonie est longue, et on retrouve dans le manuscrit de Randal des
thèmes chers aux décadentistes : l'opposition nature et
culture, la société moribonde qui se referme de plus en plus sur
elle-même, l'éclatement du sujet.
- Nature et culture
Dans tout le roman, on observe une opposition constante entre
le monde de la nature et de la culture. Héritière du cynisme
antique, cette vision du monde conçoit la nature comme un idéal
de vérité : rien ne bride la violence et l'animalité
qui l'accompagnent. Ainsi, pour Randal, les enfants sont par essence des
êtres guidés par leurs instincts. Comme les
« êtres primitifs », des sentiments violents et
criminels sont à la base de chacune de leurs actions.
Randal les voit par conséquent comme de purs individus,
qui ne sont bridés ni par la raison ni par les conventions sociales.
C'est par l'éducation restrictive que l'enfant va entrer dans le monde
mauvais de la culture et des conventions. Contrairement aux penseurs des
Lumières pour qui l'éducation est le seul moyen de lutter contre
l'obscurantisme et la soumission au tyran, Randal pense que l'acculturation
produite par l'école de la IIIème République transforme
des êtres purs en hypocrites peureux :
Éducation. La chasse aux instincts. On me reproche mes
défauts ; on me fait honte de mes imperfections. Je ne dois pas
être comme je suis, mais comme il faut. Pourquoi faut-il ?... On
m'incite à suivre les bons exemples ; parce qu'il n'y a que les mauvais
qui vous décident à agir. On m'apprend à ne pas tromper
les autres ; mais point à ne pas me laisser tromper. On m'inocule la
raison - ils appellent ça comme ça - juste à la place du
coeur. Mes sentiments violents sont criminels, ou au moins
déplacés ; on m'enseigne à les dissimuler.104(*)
On endort les individus sous une masse de savoirs inutiles
tandis que la raison et la froide logique sont érigées en valeurs
essentielles. Mais même enfant éduqué, Randal refuse de
réfléchir avant d'agir : il vole par instinct le Code de son
oncle. Plus tard, il se surnomme le « Barbare de la
Décadence »105(*) et se compare aux grands fauves enfermés dans
les cages du zoo. Dans un passage spécifique, on s'aperçoit que
Randal conçoit la nature comme état d'harmonie et de force, comme
le mouvement romantique l'a fait, bien que le passage ne reflète pas son
état d'âme.
J'ai gagné le bord d'une rivière qui coule sous des
arbres, et je me suis assis dans l'herbe. De fins rayons de soleil, qui percent
le feuillage épais, semblent semer des pièces d'or sur le tapis
vert du gazon. Les oiseaux, qui ont vu ça, chantent narquoisement dans
les branches et les bourdonnants élytres des insectes font entendre
comme un ricanement. Elles peuvent se moquer de l'homme, ces jolies
créatures qui vivent libres, de l'homme qui ne comprend plus la nature
et ne sait même plus la voir, de l'homme qui se martyrise et se tue
à ramasser, dans la fange, des richesses plus fugitives et plus
illusoires peut-être que celles que crée cette lumière qui
joue sur l'ombre au gré du vent...106(*)
Cette escapade dans un lieu bucolique, calme et
ensoleillé correspond aussi à une pause dans la narration, le
temps de faire ressentir au lecteur toute la beauté de la nature, en
opposition avec la ville. Patrice Terrone l'analyse très
justement : « Le nom de Malenvers figure les méfaits de
la société, le mal social, qui est à l'envers de ce
qu'elle affiche : elle se pare d'une beauté artificielle pour
recevoir Courbassol. »107(*)
Néanmoins, cette opposition la bonne nature et la
mauvaise culture ne tombe pas dans le manichéisme : il existe des
êtres cultivés libres et bons (en tout cas, du point de vue de
Randal) comme Lamargelle, et des êtres à l'instinct
foncièrement mauvais, comme son oncle, guidé par la
cupidité. Au fur et à mesure, l'opposition devient même de
plus en plus subtile : l'éducation, si elle n'est pas
enseignée par des maîtres d'école-bourreaux est un don que
l'enfant doit recevoir à sa manière.
Pour Randal, la culture ne doit pas s'opposer aux instincts
naturels mais les accompagner. C'est la culture, venue naturellement vers
l'être qui ajoute une valeur à l'individu. L'élève
doit être mis en mesure de s'approprier et d'intégrer des
connaissances qui lui sont transmises pour ses fins individuelles. Comme on le
voit dans le cas de Roger la Honte, sa fascination pour les oeuvres d'art n'est
pas le résultat d'une éducation esthétique, mais bien d'un
choix motivé :
Moi, je ne savais que faire. Je me sentais attiré
fortement vers la peinture : mais elle exige des études longues et
coûteuses. Comment trouver le moyen de les entreprendre ? Je savais mes
parents peu disposés à m'aider... Et j'échafaudais projet
sur projet, plan sur plan, principalement dans les galeries des musées
où j'aimais déjà à promener mes pensées,
comme je l'aime encore aujourd'hui.108(*)
On peut même dire que c'est cette culture qui en fait un
individu complet, heureux : à la fin du roman, il est en effet
décidé à partir à Venise pour enfin voir son
rêve d'artiste peintre, contrairement à Randal qui n'a pas encore
trouvé ce qui lui manquait pour atteindre le bonheur.
En opposant nature et culture, Randal nous montre que l'homme
moderne a perdu une partie de sa bonté primitive et de sa
singularité. Seuls les individus peuvent vivre en accord avec leur
nature instinctive, tandis que les autres hommes ne sont que des rouages d'une
société monstrueuse qui les dépasse.
- Aliénation de la société
Le monde dans lequel vit Randal est peuplé d'hommes
aliénés : la seule exception notable étant les
quelques individus qui sont parvenus à s'affranchir de règles
établies. Des personnages aux vices cachés ou aux pulsions
transgressives, Randal en rencontre partout : après tout,
« la névrose est la maladie de
l'époque »109(*). Son oncle, en premier lieu, est un être
aliéné par sa culpabilité : il finit par se
transformer en un homme d'une autre époque, un baron solitaire et
triste du Moyen Age110(*). Il vend sa fille en mariage à un
héritier bourgeois puis accuse Mme de Montareuil d'avoir
cédé à ses « passions basses », ses
« appétits déréglés »111(*), ce qui est le comble pour
un homme tel que lui. Ajoutons aussi le Monsieur Jovial, rendu inhumain
à force d'être trop philanthrope : durant le voyage en train
qu'il partage avec Randal, il dépeint une société
dystopique112(*)
où l'harmonie et le bonheur du plus grand nombre priment sur les
intérêts particuliers et les désirs des individus.
Un philanthrope qui indiquerait le moyen de donner à
chacun le salaire dû à ses mérites et qui établirait
ainsi, d'un bout à l'autre de l'échelle sociale, l'harmonie la
plus fraternelle. Il faudrait commencer par diviser les citoyens
français en deux catégories : dans l'une, ceux qui payent les
impôts directs ; dans l'autre, ceux qui ne payent que les impôts
indirects. Les premiers sont des gens respectables, propriétaires,
possédants, qu'il convient de laisser jouir en paix de tous les
privilèges dont ils sont dignes. Les seconds, par le fait même de
leur indigence, sont suspects et sujets à caution. Ceux-là, il
faudrait les soumettre d'abord, sans distinction d'âge ni de sexe, aux
mensurations anthropométriques ; les mesurer, les toiser, les
photographier ; soyez tranquille, les gens qui ont la conscience nette ne
redoutent point ces choses-là. Après quoi, l'on ferait un triage
; d'un côté, les bons ; de l'autre, les mauvais, Ces derniers,
écume de la population, racaille indigne de toute pitié, ouvriers
sans ouvrage, employés sans travail, gibier de potence toujours
porté à mal faire, danger permanent pour le bon fonctionnement de
la Société, seraient retirés une fois pour toutes de la
circulation. On les enfermerait dans de grands Ateliers de Bienfaisance
établis, soit en France, soit aux colonies [...].113(*)
Ce discours eugénique, qui se veut celui d'un
philanthrope, mais qui est aliéné par la nécessité
du contrôle des masses, du scientisme et de la production industrielle,
n'est pas sans rappeler celui qui sera tenu quelques décennies plus tard
par les théoriciens du nazisme.
Enfin, deux portraits de femmes illustrent cette
société obsédée par l'argent et le paraître,
au point de sombrer dans la folie et de se perdre. Renée Mouratet est un
personnage sympathique de prime abord : ne préférant pas se
soumettre à la tyrannie financière de son mari, elle donne
quelques « tuyaux » à Randal et ses amis. Mais son
goût pour le luxe et l'aventure la rend orgueilleuse : elle prend un
amant et se fait tuer par son mari. Elle avait perdu de vue les
conséquences de ses actes tout en voulant goûter au risque de trop
près. Son décès tragique frappe durement Randal :
« cette petite Renée, folle et dépravée, comme
son époque, mais d'une si vive innocence ; Oh ! pauvre petit
oiseau ! »114(*).
Geneviève est la seule connaissance de Randal qui soit
vraiment antipathique : « she is a thorough villainess, not a
virtuous dame preyed on by an evil Golo »115(*) explique Redfern en
faisant référence au surnom que lui donne Randal dans le titre du
chapitre XXVI : Geneviève de Brabant. Sa duplicité et ses
mensonges constants sont un des symptômes de sa névrose, selon
l'abbé Lamargelle : « tous les instincts ont
été tellement refoulés qu'ils ne peuvent revenir à
leur plan normal que par des écarts
insensés »116(*). Elle est tout simplement le produit d'une
époque qui martyrise les instincts considérés comme
mauvais et excite le narcissisme orgueilleux et la cupidité. Cette
atmosphère décadente aux allures apocalyptiques pèse sur
tous les individus en devenir, dont justement Randal.
- La décadence touche même le
héros
Pour mettre en valeur cette décadence, Randal se
compare au voleur d'autrefois
Autrefois, paraît-il, les voleurs se distinguaient, dans
les milieux qu'ils fréquentaient, par leur exubérance, leur
surexcitation, leur âpreté de jouissance nerveuse. On sentait
qu'ils volaient leur liberté. Ils se disaient d'« anciens
honnêtes gens », ce qui laissait supposer qu'ils se souvenaient
confusément, mais douloureusement, de leur honnêteté -
à peu près comme des damnés se rappelleraient les choses
de la terre.117(*)
Cette nostalgie d'un âge d'or du vol et de la piraterie
accompagne le sentiment que l'époque est arrivée à sa fin,
qu'il n'y a plus de progrès possible. Certaines idées et
caractéristiques font de Randal un vrai dandy décadent,
regrettant un Moyen Age romantique fantasmé, où le hors la loi
était respecté pour son rôle de régulateur, et
n'était pas considéré comme un « invalide
moral »118(*)
Il est conscient d'être à la fin d'un monde
aliéné car il décrit le voleur comme « le
dernier représentant, abâtardi si l'on y tient, de la conscience
individuelle »119(*). Abâtardi par le temps et les croisements
entre voleurs et bourgeois, car au départ, tous les voleurs mythiques ne
sont que des hors-la-loi marginaux, tandis que lui est devenu un bourgeois
voleur comme les autres. La société est tellement corrompue qu'il
est devenu impossible de distinguer le voleur du capitaliste, or, Randal
s'aperçoit qu'il est les deux. Par moments, le vol n'est plus investi
d'une dimension prométhéenne et salvatrice, mais bien d'une
cupidité digne de celle de son oncle :
J'ai peur d'être un pauvre - et j'aime l'argent, Oui,
j'aime l'argent ; je n'aime que ça. C'est l'argent seul, je l'ai assez
entendu dire, qui peut épargner toutes les souffrances et donner tous
les bonheurs ; c'est l'argent seul qui ouvre la porte de la vie, cette porte au
seuil de laquelle les déshérités végètent ;
c'est l'argent seul qui donne la liberté. J'aime l'argent.120(*)
Il se découvre profondément influencé par
ce besoin bourgeois d'amasser l'argent pour devenir quelqu'un : pour lui,
la propriété est d'abord émancipatrice, donc le vol l'est
aussi. La redistribution de la propriété passe par l'utilisation
du système déjà établi, et sa reproduction en
négatif
Nous pouvons nous en apercevoir en comparant deux
scènes d'arnaque : dans l'une, un honnête industriel tente
d'arnaquer Randal, et dans l'autre, Paternoster lui rachète à un
prix dérisoire les actions qu'il vient de voler chez ce même
industriel.
Seul l'individu qui agit sans reproduire la corruption de la
société peut proposer une vraie libération, selon Randal.
L'abbé Lamargelle l'appuie : il prédit, tel l'apôtre
de l'Apocalypse, la venue de la fin des temps dans son dernier discours
à Randal
Notre époque est tellement abjecte, elle a pris si
lâchement le deuil de sa volonté, notre vie est tellement
lamentable, cette vie sans ardeur, sans générosité, sans
haine, sans amour et sans idées, que peut-être
écouterait-on un apôtre - un apôtre qui aurait la
volonté, la volonté tenace de se faire entendre. - Un
apôtre serait un Individu, d'abord - l'Individu qui a disparu. - Le jour
où il renaîtra, quel qu'il puisse être et d'où qu'il
vienne, qu'il soit l'Amour ou qu'il soit la Haine, qu'il étende les bras
ou que sa main tienne un sabre, l'univers actuel sera balayé comme une
aire au souffle de sa voix et un monde nouveau s'épanouira sous ses
pas.121(*)
En attendant la fin de cette civilisation et le début
d'une autre, Randal navigue dans un monde où rien n'est ni tout à
fait blanc, ni tout à fait noir. La peinture de la société
décadente se fait d'abord à travers des figures de la
corruption, comme si c'était la responsabilité de chacun qui
était engagée dans ce déclin. La perte d'une essence
sauvage, ensevelie sous les conventions sociales, est à l'origine de ce
monde névrosé. Randal essaye tant bien que mal d'y
remédier en se mettant en quête d'une liberté non pas
civile, comme celle préconisée par Rousseau, mais naturelle.
Dans un monde sans repères permanents, comment son personnage peut-il
être intègre et intégré ?
2) Un personnage en crise
Le personnage en crise est l'un des moyens de définir
ce qu'est un roman d'apprentissage. Dans le Voleur, Randal parcours
le monde, certes, mais va de désillusion en désillusion
jusqu'à l'abandon de la révolte. L'amertume et le pessimisme dont
il fait preuve en font un personnage en crise cynique et
désenchanté comme le seront ses héritiers : le
héros d'A Rebours d'Huysmans, Gilles de Drieu la Rochelle dans
son roman éponyme, Aurélien dans celui d'Aragon.
- Un avenir flou pour Randal
L'avenir de Randal est flou de part et d'autre du roman :
né alors que le baromètre était changeant122(*), il refuse la
prédestination et se fait voleur uniquement parce qu'il aime l'argent.
Contrairement à Arsène Lupin, dont les aventures ne sont jamais
vraiment finies car elles sont indissociables de sa vie, Randal abandonne sa
carrière à la fin du roman, qui se conclue sur la grande
question existentielle : « que faire de son
énergie ? »123(*). Rien n'a de fin définitive, lors de la
conclusion du roman, ce qui fait qu'en tant que lecteur, nous sommes
insatisfaits de nous voir refuser la fin tant attendue des aventures de Randal.
Le lecteur a fait des prévisions sur le devenir de cette figure
romanesque, dont l'esprit picaresque se heurte à l'esprit de pouvoir,
et l'abandon de sa carrière et de son manuscrit est d'autant plus
frustrant que Randal ne se donne pas d'autres objectifs.
Mais cette « non-fin » forme en fait un
tout cohérent avec son caractère et son parcours : il se
remet en question en permanence et ne peut être sûr de rien de peur
d'être prisonnier de ses propres convictions, comme l'est Charlotte, par
exemple :
Si ! je te repousserai si tu es assez faible pour ne point
agir ce que tu penses, car tu sais bien que j'ai raison. Je serai ce que je
veux être ! Et je resterai seul si tu n'es pas assez forte pour me
suivre.124(*)
Nous l'avons vu, aucun des personnages secondaires ne lui fait
vraiment d'adieux, comme si un éventuel retour vers son métier
n'était pas impossible. Certes il ne le souhaite pas, mais il
s'interroge alors sur ce qu'il va faire à la place. Il n'est pas pour
autant perdu dans la masse, il a toujours sa voix propre pour éviter de
s'identifier aux bourgeois qui l'entourent. Après tout ce qu'il a
vécu, il se distingue de la classe sociale d'où il est
venu : « ce qui distingue l'individu de la masse, c'est la
conscience qu'il a de la vanité du devoir, et la force qu'il en retire
pour donner l'illusion d'être ce que l'on attend de lui tout en
préservant son indépendance »125(*). Hélas, cette
conscience est peut-être le seul acquis de son apprentissage : ses
indécisions font de lui un personnage en crise qui va mettre en place
une esthétique de l'inachèvement dans son oeuvre. L'amour et la
politique sont exclus du champ des possibles : ils ne peuvent faire
oublier la condition sauvage de l'individu en lutte, et ne sont en aucun cas
des remèdes face au vertige qui s'empare de Randal quand il constate une
profonde perte de sens.
Le roman s'est appliqué à considérer
comme positifs les choix que lui laisse sa liberté : au
début du roman, le titre du chapitre II « le coeur d'un homme
vierge est un vase profond »126(*), peut symboliser toutes les potentialités qui
existent en l'homme vierge, l'homme neuf. Mais cette liberté infinie
peut également le condamner à rejeter ces potentialités
les unes après les autres
- Un itinéraire en boucle fermée
Quand nous lisons le roman, on peut se demander si
l'itinéraire qu'a suivi Randal n'était pas un parcours en boucle
fermée. Les répétitions et les scènes
déjà vues sont nombreuses, d'où ce sentiment
d'éternel recommencement que nous laisse la « conclusion
provisoire - comme toutes les conclusions ». En amour, il subit deux
échecs et finit abandonné de Charlotte et d'Hélène,
qu'il a rencontrées non pas une mais deux fois pour chacune d'entre
elles.
En politique, il s'est confronté aux mouvements
socialiste et anarchiste, après avoir pris conscience de l'extrême
cruauté de la société en regardant l'exécution d'un
innocent à la guillotine. Sa révolte prend appui sur un
schéma manichéen, séparant distinctement les
opprimés des oppresseurs. Les deux passages qui racontent la rencontre
entre Randal et des représentants du socialisme, puis deux
théoriciens de l'anarchisme, ont une construction méthodiquement
parallèle (voir pour cela la fin du chapitre XI et chapitre XII), comme
pour signifier que l'amalgame entre ces deux courants politiques, pourtant
très différents, est possible. Plein d'espoir avant cette
rencontre, Randal en tire un bilan amer au chapitre XIII : « Ces
socialistes, ces anarchistes !... Aucun qui agisse en socialiste; pas un qui
vive en anarchiste... Tout ça finira dans le purin
bourgeois....»127(*). En effet, il se rend compte que la révolte
socialiste est récupérée par des parlementaires bourgeois,
soucieux de ne pas tomber dans les excès violents de la
révolution. Jeanine Feys analyse cette
récupération :
Les changements qu'engendreraient le passage du capitalisme au
socialisme ne seraient que nominaux. La conquête des pouvoirs publics par
les socialistes ne consisterait qu'à substituer les profiteurs à
d'autres profiteurs. 128(*)
La désillusion de Randal est grande quand il comprend
que les anarchistes sont également des faux prophètes de la
révolution : Balon et Tamalsco affichent des théories
antithétiques de son action. « Le mot d'ordre de l'Anarchie
doit être : Bonne volonté et
Fraternité. »129(*) : cette phrase contient en un paradoxe risible
la passivité de l'anarchisme dont Darien se fait le critique. L'anarchie
abolit l'ordre et proclame la volonté suprême de l'individu,
qu'elle soit bonne ou non. Cela nous montre à quel point le courant
politique est vidé de sa substance révolutionnaire par ceux qui
refusent la propagande par le fait, qui s'enferment dans une pensée
unique, et qui deviennent par conséquent des faibles opprimés
sans force de résistance. Randal n'est pas plus avancé
qu'avant : sans appartenance politique, il agit seulement pour
lui-même. Mais là encore, sa révolte personnelle n'est pas
efficace, puisqu'elle est solitaire et masquée. Les épreuves ne
lui ont apportés aucune révélation, il n'a pas
changé.
Enfin, sa vengeance même est une issue sans fin,
puisqu'après la mort de son oncle, il continue à vivre en
révolté solitaire, et se demande constamment comment agir. Sa
reconquête du moi est une recherche sans fin sur lui-même : il
sait d'où il vient, dans quel milieu social on l'a éduqué,
mais se refuse à savoir où il va, de peur de redevenir simple
bourgeois : « pour répondre de l'avenir, il faudrait
qu'il ne fut pas possible d'interroger le passé »130(*).
Après avoir écrit le roman de sa vie, il se rend
compte qu'il est prisonnier de sa propre temporalité circulaire, et
cherche à piéger le lecteur dans cette même boucle en
faisant ressurgir des personnages et des détails récurrents.
Tout est lié à la fin du roman, les existences
se sont entrecroisés, les prophéties ont eu lieu : Armant de
Bois-Créault, fils de Mme de Bois Créault qui a recueilli
Hélène Canonnier, s'est fait tuer par Jules Mouratet, ami
d'enfance de Randal, parce qu'il était l'amant de sa femme Renée
qui donnait des « tuyaux » à Canonnier pour assurer
son train de vie131(*).
D'où ce sentiment d'avoir déjà tout vu, qui nous rapproche
de l'état d'esprit de Randal, pris de lassitude. Même les voleurs
l'ont déçu : ils ne valent pas mieux que les bourgeois et
sont finalement leurs complices nécessaires pour accumuler les
richesses.
C'est ainsi que Randal quitte son métier, dans un
dernier geste d'abandon qui succède à bien d'autres.
- Cheminement vers la destruction et l'abandon
Une fois de plus, le Voleur est comme un roman
paradoxal : son héros fait l'apologie de la reprise individuelle
mais abandonne bien des choses en chemin. Les motifs de la destruction et de
l'abandon sont très présents dans la deuxième
moitié du roman, à partir du moment où il fait le deuil de
ses velléités politiques. Nous avons déjà vu que le
meurtre de Paternoster représente le franchissement d'un interdit, aussi
bien du côté de Randal personnage que du côté de
Randal narrateur, qui, jusqu'alors, n'avait pas mis en action la violence des
instincts qui le pousse au meurtre. La destruction d'une vie - d'un individu,
devrions-nous dire, car si Paternoster est un receleur pingre, il est au moins
un homme libre -s'accompagne alors de la destruction du reste de la morale
chrétienne qui le retenait d'être un « Barbare de la
Décadence ». Il aurait pu choisir de ne pas raconter son geste
selon une logique de cause à effet : au contraire, il se targue
d'être parvenu à agir en « franc
sauvage »132(*). Cependant, c'est un geste fondateur pour lui :
il se rend compte qu'il ne peut plus être détaché du monde,
puisqu'il participe à sa cruauté et sa laideur
dissimulées.
C'est en réfléchissant au deuxième
meurtre survenu sous ses yeux - celui de Renée Mouratet,
perpétué par son époux trompé - qu'il
s'aperçoit que la fin d'une existence ne repose sur rien d'autre qu'une
« stupidité tragique »133(*). Cette prise de conscience
va le pousser peu à peu à renoncer à sa vocation de
cambrioleur. En plus d'avoir laissé partir Charlotte et
Hélène sans chercher à les retenir, il abandonne la
profession en même temps que son manuscrit, « comme si
écrire et voler était la même chose »134(*). Ce geste est symbolique, ce
n'est ni un don, ni un héritage, mais bien une coupure définitive
avec une partie de lui-même. Pourquoi ces deux abandons ? Le
manuscrit et sa profession avaient pris tellement de place dans sa vie d'homme
que Randal se savait être une caricature aux yeux d'autrui : un
écrivaillon de talent à qui l'on confie de la matière
littéraire (Roger et Courbassol lui fournissent de quoi écrire)
et un cambrioleur qui peine à s'affranchir des clichés
d'aventuriers (Renée et Geneviève étaient attirées
par le gentleman-cambrioleur qu'il ne représente pas vraiment,
pourtant). Mais Randal ne veut pas être prisonnier du regard des autres,
de ce que les observateurs ont décidé qu'il serait :
« ma vie [...] ne sera point sûrement, ce que j'aurai
désiré qu'elle fût. Mais elle ne sera pas ce qu'on aurait
voulu qu'elle eût été ! »135(*). Ainsi, dans une
dernière volonté avant de devenir un individu complet, il
opère un dernier retournement et prive le lecteur de ses deux
accomplissements : le voleur et l'écrivain. Peut-être
n'est-il que ça, mais il ne l'est que « par lui-même et
pour lui-même, indépendamment de toute règle et de tous
statuts. »136(*). Si nous
sommes des lecteurs optimistes, nous souhaitons voir en l'abandon du manuscrit
et du métier un dernier geste profondément individualiste,
cohérent avec toute la pensée intransigeante qu'il a
développée dans son roman, donc une victoire (peut-être la
seule) pour l'homme qu'il est devenu.
Georges Randal est un personnage en conflit avec le monde qui
l'entoure : son avenir est indéfini, tout comme sa position dans le
monde. Bien loin de s'adapter à la cruauté de la
société, il ne cesse de se remettre en question, effectuant ainsi
un cheminement vers la destruction de son manuscrit inachevé.
« La discordance l'emporte sur la concordance »137(*) : le narrateur joue sur
l'écriture pour transmettre malgré tout cette suite de
désillusions et d'échecs.
3) Une écriture postmoderne ?
Pour déterminer ce qu'est la littérature
postmoderne, nous nous référons à la définition
qu'en a donnée Marc Gontard :
Tandis que la modernité affirme un universel (unique,
par définition), la postmodernité se fonde sur une
réalité discontinue, fragmentée, archipélique,
modulaire où la seule temporalité est celle de l'instant
présent, où le sujet lui-même décentré
découvre l'altérité à soi, où à
l'identité-racine, exclusive de l'autre, fait place à
l'identité-rhizome, le métissage, la créolisation
[...]. 138(*)
Si l'on peut affirmer que le Voleur n'est pas un
roman héritier des romans de formation des Lumières, puisqu'il
présente un personnage en conflit constant avec le monde, on peut se
demander alors si le roman relate bien un apprentissage existentiel dans une
société décadente. Cette société, que l'on
qualifiera résolument de moderne, ne s'accorde jamais avec le personnage
en crise, tandis que lui-même fait preuve d'une telle ironie et d'une
telle clairvoyance en la décrivant qu'on peut interroger le
caractère postmoderne de son écriture.
- L'ironie et l'absurde montrent le pessimisme du narrateur
et la perte de foi en une littérature efficace.
Le narrateur fait preuve d'une ironie très noire pour
raconter ses aventures, et ce dès les premières pages :
Et là-dessus, si vous voulez bien, nous allons passer
plusieurs années. [...]On vient de loin, tous les ans, pour me voir
couronner de papier vert, et même de papier doré ; le ban et
l'arrière-ban des parents sont convoqués pour la circonstance.
Solennité majestueuse ! Cérémonie imposante ! La robe d'un
professeur enfante un discours latin et les broderies d'un fonctionnaire
étincellent sur un discours français.139(*)
Cette anecdote est bien représentative de la
façon dont va se dérouler le récit par la suite :
enchaînant ellipses temporelles et discours soudainement interrompus, le
narrateur ne se préoccupe pas vraiment de la linéarité de
son travail, ni de la bonne manière de transmettre son sentiment de
révolte au lecteur. En cela, il fait preuve d'une esthétique
postmoderniste, où la capacité de rire de tout prend le pas sur
la volonté de transmettre un message. On peut le voir quand Randal se
moque des écrivains réalistes en refusant de décrire
Malenvers :
Comment est-elle, cette ville-là ? Si vous voulez le
savoir, faites comme moi ; allez-y. Ou bien, lisez un roman naturaliste ; vous
êtes sûrs d'y trouver quinze pages à la file qui peuvent
s'appliquer à Malenvers. Moi, je ne fais pas de descriptions ; je ne
sais pas. Si j'avais su faire les descriptions, je ne me serais pas mis
voleur.140(*)
Ce qui l'intéresse, ce n'est pas la description
réaliste et orientée à la manière de Balzac (voir
pour cela la célèbre description de la pension Vauquier dans le
Père Goriot141(*)), mais bien la réalité brute,
déconstruite et cachée, telle qu'elle se présente à
l'esprit de l'individu.
De même, les nombreuse hyperboles, l'usage des
comparaisons, et la caricature de certains personnages grossissent
exagérément certains détails jusqu'à l'absurde. Par
exemple, Armand de Bois-Créault est décrit ainsi :
Mouratet parvient à me serrer la main et à me
présenter à l'adultère mâle. Un bellâtre,
insignifiant, prétentieux et insipide ; un homme dont les moustaches
sont partout et le reste nulle part.142(*)
Ces caricatures sont l'expression d'un humour qui refuse le
côté mélodramatique de ses aventures : il s'agit de
s'amuser en donnant à voir un personnage en prise avec un monde cruel.
A part montrer une perte de foi en une littérature
efficace, comme les romans à thèse, l'ironie et l'absurde n'ont
d'autres fonctions que de faire rire le lecteur, à défaut de
pouvoir le faire pleurer grâce à son humour. Randal se
présente à nos yeux comme un personnage désinvolte,
surplombant le monde qui l'entoure, et non pas en héros d'un roman de
formation sociale, en prise aux difficultés de la vie comme le serait
Fabrice dans La chartreuse de Parme.
- Un personnage trop clairvoyant pour être à son
aise avec ses contemporains.
La différence qu'opère Randal avec les autres
témoignages de son époque, c'est qu'il se place en
décalage complet par rapport à la mentalité de ses
contemporains. Certes, il observe de près le triomphe du positivisme
scientiste, la massification de l'instruction républicaine, et le
développement de la presse, et il ne remet pas en cause les
conséquences qui en résulte, mais il nous met en garde contre
l'utilisation néfaste des idées de progrès et d'ordre qui
les accompagnent.
Obligatoire ! Tout l'est à présent : instruction,
service militaire, et demain, mariage. Et mieux que ça : la vaccination.
La rage de l'uniformité, de l'égalité devant l'absurde,
poussée jusqu'à l'empoisonnement physique !143(*)
Etant anarchiste individualiste, il s'élève
contre toutes les lois qui soumettent l'individu, qui les répertorient
pour le contrôler. « Le combat n'est pas celui du peuple
contre la bourgeoisie mais celui de l'individu contre une société
dominée par la bourgeoisie »144(*) : la différence est de taille. Il ne
s'agit pas d'adopter certaines idées des anarchistes ou communistes
utopiques, mais bien de marquer l'action d'un seul individu contre une
entité constituée d'individus. Il doit s'affranchir de tous les
aspects de cette société moderne qui pèsent trop
lourdement sur sa personnalité.
Voilà d'où vient son mal-être, son
décalage avec ses contemporains : de par sa perception hors du
commun que lui a donnée son éducation de voleur, il est devenu un
être clairvoyant qui sait tirer la vérité de chaque chose.
C'est pourquoi certaines de ses réflexions nous semblent
extrêmement modernes, ou tout du moins nouvelles pour l'époque.
Par exemple, ses propos sur la place des femmes dans la
société paraissent avant-gardistes, alors que le mouvement des
suffragettes débute à peine dans les années 1880 :
« Une femme peut arracher ses premiers cheveux blancs, en France,
avant d'avoir une volonté. »145(*)
Un personnage trop moderne pour sa modernité :
voilà ce qu'est Randal. Il est déjà en avance sur les
critiques qui s'abattent sur cette Belle Epoque, tout en contraste : par
certains côtés, il rappelle des écrivains des années
30, comme Drieu La Rochelle, qui s'opposent à cette modernité.
Sans compter qu'il n'y aura pas de révolutions socialistes pacifiques
promises par les parlementaires, mais bien des dictatures totalitaires,
préfigurées par le refus d'une opposition violente :
Je leur ai entendu recommander le calme et le sang-froid, le
silence devant les provocations gouvernementales, le respect de la
légalité...Et le bon peuple, « la matière
électorale », a applaudi. Alors, ils ont déclaré
que l'idée de grève générale était une
idée réactionnaire. Et le bon peuple a applaudi encore plus
fort146(*)
Cette compréhension instantanée des enjeux des
évènements auxquels il assiste fait de lui un personnage
éloigné de la modernité littéraire, qui elle,
constate une perte de sens tout en voulant redéfinir sérieusement
les problématiques qui gouvernent le monde. Randal se moque bien de tout
ça : il cherche juste à vivre en ne prenant pas le monde
« trop au sérieux »147(*).
Le personnage a donc des aspects postmodernistes : il ne
met pas en valeur ses idées avant-gardistes, mais les incluent
naturellement dans un système de narration qui donne la part belle
à des parodies de la littérature populaire.
- Tout n'est que parodie et faux-semblant : comment
Randal peut-il devenir un homme s'il n'est qu'une parodie de voleur ?
Par un jeu de mise en abyme, Randal se moque de sa propre
histoire en empruntant des traits narratifs au roman-feuilleton. Tout d'abord,
le titre des chapitres permet de créer un effet de fausse annonce sur le
lecteur, qui doit lire le chapitre jusqu'au bout avant de comprendre la
signification. Par exemple, le chapitre « Evènements
complètement inattendus » relate le cambriolage à
Anvers, où Randal manque de se faire prendre : on pourrait croire
que c'est cela qui est complètement inattendu, mais c'est en fait
l'arrivée de Charlotte à la toute fin du chapitre, qui surprend
Randal et le lecteur.
Au fur et à mesure que ses aventures se poursuivent,
Randal prend plus de distance avec son métier. Cette autodérision
cible surtout la représentation romantique du voleur qu'a le public
qu'il vole. Elle commence par une évocation du potentiel
séducteur du criminel, moqué par Ida :
Ecoute, si tu pouvais écrire sur ton chapeau : « Je
suis un voleur » en lettres visibles seulement pour l'éternel
féminin, et si tu allais ensuite faire un tour au Bois et sur le
boulevard, les facteurs gémiraient le lendemain matin sous le poids des
déclarations d'amour qu'ils auraient à
t'apporter !148(*).
Nous rencontrons ensuite Renée, qui est l'illustration
de la femme bourgeoise fascinée par les criminels : « Et
dire que vous avez peut-être une pince-monseigneur dans votre poche !
C'est à faire trembler... Mais votre profession est tellement romanesque
! Comme elle me plairait, si j'étais homme ! Vous devez avoir eu des tas
d'aventures? »149(*). Geneviève réagira plus tard de la
même façon : « c'est un bien vilain métier
que vous faites là, Monsieur, me dit-elle. Mais comme c'est
intéressant ! »150(*).
Même à la fin du roman, il se prend au jeu de
cette parodie de voleur qui séduit les femmes de ses victimes. Pourtant,
quand il nous annonce son projet littéraire (créant ainsi une
distorsion métatextuelle dans la narration), il déclare vouloir
montrer « la vérité sans voiles » :
« on se fait généralement une fausse idée du
criminel. Les écrivains l'ont idéalisé afin, je crois, de
décourager les honnêtes gens. Mais le temps des légendes
est passé »151(*). Or, le voilà qui se grime en monte-en-l'air
surdoué et séducteur durant la majeure partie de sa
carrière. Cette ambiguïté de caractère, entre
faux-semblant et vérité nue, peut se voir comme une
caractéristique postmoderne du personnage : il veut être un
individu échappant à toute influence, mais ne peut
résister à honorer la culture populaire qui a fait de ce qu'il
est un archétype. C'est par de nombreuses références aux
bandits de grands chemins, aux « voleurs d'autrefois » et
autres maîtres criminels charismatiques que Randal se construit
soigneusement une image de gentleman-cambrioleur152(*) pour mieux la
détruire ensuite.
Le beau secrétaire est dans un piteux état, par
exemple ; son bois précieux est déshonoré de larges plaies
et de profondes entailles, flétri des meurtrissures du ciseau et des
éraflures de la pince ; les tiroirs gisent à terre, avec leurs
serrures arrachées, leurs secrets découverts au grand
détriment des bijoux de ces dames [...]. Ce qui m'ennuie, c'est d'avoir
tracassé ainsi un meuble aussi magnifique ; je suis assez disposé
à me traiter de Vandale.
Allons, un peu de philosophie ! Forcer une serrure, c'est briser
une idole.153(*)
Comme pour signifier qu'il ne peut devenir un homme s'il n'est
lui-même qu'une parodie de voleur, il s'amuse à perdre le lecteur
entre vantardise et mésestime de soi. Ce que nous disent ces parodies et
imitations, c'est que son métier n'est pas aussi naturel pour lui qu'il
le voudrait: à la fin du roman, juste après avoir commencé
ses mémoires, il se rend compte de la vanité de sa vie, et change
d'occupation, sinon de vocation. Le romanesque le dispute à la
vérité sordide, pour éviter de s'identifier à une
esthétique quelconque. Or, plus le genre est défini, plus ses
lois orientent normalement le devenir des êtres de fiction. Ici, comme
nous avons affaire à plusieurs genres en même temps, via
l'esthétique postmoderne, et par conséquent, l'avenir de Randal
est vague. Néanmoins, ce qui compte dans l'écriture de ses
mémoires, c'est d'allier au mieux expression de soi et exigence du
masque.
« Si d'autres astres sont habités, les
êtres qui y vivent voient rayonner notre planète, notre
planète si infâme, si hideuse et si noire - ils la voient rayonner
de l'éclat des diamants purs»154(*) : ainsi pourrait-on définir le monde
dans lequel évolue Randal : brillant de façade, mais
corrompu dans le fond. Tout y est déformé : la culture
devient pernicieuse car contrainte, les hommes sont dénaturés,
les voleurs sont des bourgeois, et le narrateur altère son propos
révolutionnaire en puisant volontiers dans l'imagerie romanesque.
Randal ne parvient pas à écrire le sens que doit prendre sa vie
libre : ses mémoires appartiennent donc au genre du roman de la
désillusion. L'unité et l'identité mêmes de
l'individu Randal posent problème : le sujet est en dysharmonie
avec le monde et perd sa capacité à agir quand il abandonne son
manuscrit. Dès lors, comment devons-nous comprendre le roman du
Voleur ?
III/ Comprendre le Voleur : l'écriture
de l'être achève l'individu
« La seule question qui reste à
résoudre, aujourd'hui, c'est celle du Voleur ; il est vrai qu'elle les
contient toutes, les questions.»155(*). Le Voleur est un roman
incompréhensible si l'on ne prend pas en compte la manière dont
il est écrit, indissociable du contenu. C'est à la fin du roman
que l'on prend conscience de ce que l'on a lu : non pas des
mémoires de voleur, mais bien un apprentissage littéraire.
En achevant d'écrire, le narrateur achève
également son apprentissage, qui lui a donné des raisons
d'être et de continuer, « tout simplement »156(*). Le Voleur fait preuve d'une
narration complexe : en effet, la temporalité chronologique de sa
vie se mêle à la temporalité de l'écriture qui
jette un regard rétrospectif, comme dans toutes les autobiographies. La
différence de temporalité est très difficile à
déceler : les deux personnalités du Voleur - celles du
passé et celles du présent - se confondent pour former un
individu complet.
Pourquoi avoir pris la décision d'écrire ?
Bien qu'il en expose les raisons157(*), nous pouvons voir que l'écriture a de
multiples finalités.
1) Ecrire pour ne pas perdre son énergie vitale :
Randal cherche à réorienter sa vie.
Patrice Terrone explique pourquoi le retour sur soi par le
biais de l'écriture autobiographique est si important :
« L'écriture n'a de valeur que si elle permet d'avoir prise
sur le monde et de donner à l'individu l'occasion de libérer
toutes les énergies, tous les instincts qui sont en lui et qui sont
étouffés par l'ordre social »158(*). L'énergie vitale est
une notion importante pour Randal : nous avons vu que l'être
primitif perdait peu à peu la sienne sous les restrictions de
l'éducation bourgeoise. C'est l'écriture qui va sauvegarder cette
énergie en lui permettant de redynamiser son être, d'une part en
utilisant une narration homodiégétique qui surexpose le moi, et
d'autre part en s'efforçant de réécrire sa vie
entière, en commençant par son passé.
- Témoigner de son cheminement de pensée :
il faut se libérer de tous les faux idéaux
« En fin de compte, un expérience bien faite
vaut bien une démonstration »159(*), disait Claude Levi-Strauss.
Les mémoires permettent, dans une perspective empirique postulant que
l'homme se construit à partir d'une expérience sensuelle et
émotive, de suivre pas à pas le développement de sa
personnalité. Elles incarnent la voix d'une conscience qui propose un
regard rétrospectif. Randal doit d'abord témoigner de son
cheminement de pensée et s'apercevoir de ses erreurs : en
retournant voir comment son ancien moi a réagi en étant
confronté à des idéaux trompeurs, il effectue un processus
de catharsis160(*) pour
lui-même et pour le lecteur.
La résistance à l'oppression bourgeoise, Randal
la conçoit en premier lieu dans l'illégalité. Dans un
geste de défi envers la société qui l'a
dépouillé de son enfance et de son héritage, il veut
voler. Il pense que la reprise individuelle va améliorer son quotidien,
et qu'elle va surtout lui permettre de s'affranchir de son milieu d'origine.
Toutes ces raisons le poussent à accomplir son premier vol, par
accident, sans penser au sens économique du vol : il profite des
circonstances favorables pour dérober les bijoux de Mme de Montareuil,
la future belle-mère de Charlotte. Par la suite, introduit dans le monde
des voleurs par Issacar, il continue d'amasser ses petits butins, en leur
accordant une signification de redistribution équitable des
richesses.
Comme nous l'avons vu, le vol ne lui suffit pas : Randal
a besoin de trouver une explication et surtout une solution après avoir
assisté à l'exécution d'un innocent. Il se tourne donc
vers les mouvements politiques marginaux : les socialistes et les
anarchistes, qui se révèlent être de fausses solutions.
En effet, grâce à la tournure comico-tragique que
prend la rencontre du socialisme et de l'anarchisme, on rit de ses erreurs en
même temps que lui, qui l'évoque rétrospectivement :
« hélas, la nouvelle n'était pas bonne, et elle
n'était pas nouvelle non plus »161(*).
Ce bilan nous montre deux choses : d'une part, Georges
Randal croyait vraiment aux révolutions socialistes et anarchistes, et
il n'exprime sa désillusion qu'à travers une phrase lapidaire et
méprisante, qui rapproche les pontes du socialisme de faux
prophètes. D'autre part, on prend conscience également de la
désillusion du personnage : alors que tout nous indiquait
auparavant que ce roman allait mêler esthétique picaresque et
anarchisme, nous voilà soudainement confrontés à une
idéologie ridicule qui oppresse l'individu.
Mais quand il écrit les derniers chapitres de ses
mémoires, il a pris conscience que la reprise individuelle pourrait bien
aussi être un idéal fallacieux. Au lieu de transformer le monde
comme il le devrait, le cambriolage est prétexte à des trafics
capitalistes entre larrons légaux et criminels. Ce nouveau point de vue
éclaire rétrospectivement quelques passages où ce
parallèle entre les bourgeois cupides et les voleurs avides est
illustré, comme cette réflexion de Randal :
Ignominie d'un côté ; infamie de l'autre. Tout se
tient et tout arrive à se confondre. Est-ce la cocotte qui a perverti
l'honnête femme, ou l'honnête femme la cocotte ? Est-ce le voleur
qui a dépravé l'honnête homme ou l'honnête homme qui
a produit le voleur ?... Vie abjecte, qu'elle soit avouée ou clandestine
; plaisirs bas, qu'ils soient cachés ou manifestes... Quelle
différence, entre une orgie bourgeoise et une ripaille d'escarpes ?
162(*)
On peut d'ailleurs établir un parallèle entre
les personnages de Paternoster et Urbain Randal, basé sur leur
mesquinerie, leur cupidité et la façon dont ils essayent
d'arnaquer Randal avant que celui-ci ne se venge.
Finalement, « on est toujours volé par
quelqu'un »163(*) : il ne trouve pas la liberté absolue
dont il se mettait en quête au début de son apprentissage. La
seule marge de manoeuvre dont il dispose à la fin du roman, c'est celle
que lui laisse sa conscience d'avoir été trompé par trois
remèdes (qu'il pensait efficaces) au monde malade.
Randal a donc échoué à trouver un
idéal qui le rende heureux et complet, mais il a aussi
opéré un questionnement sur lui-même qui lui permet d'en
être conscient. « Ce n'est pas désagréable
d'exécuter un programme, quand on le sait
grotesque »164(*).
De l'enfance à l'âge adulte, le cheminement de
pensée de Randal nous est raconté en entier, car omettre ses
erreurs serait une altération de son personnage, de ce qu'il est au
moment où il raconte l'histoire. Pour ne pas dénaturer son
énergie vitale, il faut donc tout raconter, en commençant par le
commencement.
- Le retour à l'enfance obéit à une
volonté de libération de son passé
Le Voleur tente de reconstruire son passé en fonction
d'un sens qu'il veut donner à sa vie. La nouvelle énergie dont il
est doté après avoir pris la décision de commencer son
autobiographie lui permet d'écrire les chapitres consacrés
à son enfance dans une perspective de réappropriation de son moi
primitif. C'est presque un cheminement psychanalytique qu'il effectue, puisque
parler de son enfance et de ses parents lui offre l'occasion de
réinterpréter quelques souvenirs, notamment celui où son
père l'emmène voir Gambetta :
- Que son exemple te serve de leçon, reprend mon
père. Avec de l'économie et en faisant son droit, on peut
aujourd'hui arriver à tout. Il dépend de toi de monter aussi haut
que lui.
Je crois que j'aurais peur, en ballon. Du reste, bien que je ne
l'avoue qu'à moi-même, j'ai été très
désillusionné. Le Gambetta que j'ai vu n'est point celui que
j'espérais voir.165(*)
En mettant à distance ce souvenir par le biais de
l'humour - le décalage entre le sens figuré et l'enfant qui
comprend tout littéralement - il reprend emprise sur lui-même.
J'entends par là que lorsqu'il a vécu ces
évènements dans la temporalité du passé, leur
portée lui a été enlevée par l'éducation
stricte qu'il a reçu ensuite, qui refusait la romantisation du
vécu : « Je regarderai passer ma vie derrière le
carreau brouillé des conventions hypocrites, avec permission de la
romantiser un peu, mais défense de la vivre. »166(*)
Or ce qu'est en train de nous faire savoir Randal en incluant
ces anecdotes dans une trame narrative, c'est qu'il peut libérer
grâce à sa force de volonté son ancienne existence d'enfant
de toutes les restrictions imposées. La transformation de la
réalité en fiction permet en effet le franchissement d'un
interdit ; par conséquent, cet interdit n'a plus qu'une fonction
décorative : il est juste là pour prouver que
l'énergie qu'a mise Randal dans son oeuvre dépasse les illusions
dont il a été bercé. L'homme a accompli ce qui avait
été interdit à l'enfant, c'est-à-dire le droit de
créer une réalité fictive.
Nous touchons ici au coeur la problématique
littéraire du roman : comment distinguer fiction et réel
dans ces aventures rocambolesques ? En effet, pour le Randal
écrivain, l'écriture narrative du moi projette automatiquement
une intrigue sur les évènements vécus, réels :
tel est le sens qu'on peut déceler dans ce passage :
Une fois, elle [sa mère] m'a récompensé
parce que j'avais répondu à un vieux mendiant qui venait demander
l'aumône à la grille : « Allez donc travailler,
fainéant ; vous ferez mieux ». - C'est très bien,
mon enfant, m'a-t-elle dit. Le travail est le seul remède à la
misère et empêche bien des mauvaises actions ; quand on
travaille, on ne pense pas à faire du mal à autrui. »
Et elle m'a donné une petite carabine avec laquelle on peut facilement
tuer des oiseaux.167(*)
Ici, l'écriture de Randal prouve qu'on peut
parfaitement romancer la réalité sans perdre de vue la vraie
nature de l'être : dans l'extrait, tout est fait pour que la chute
soit brutale, en contraste complet avec l'idée de douceur maternelle qui
doit normalement accompagner l'évocation de sa mère. Le raccourci
elliptique emprunté entre les deux dernières phrases qui
composent l'extrait est une manipulation textuelle accomplie par Randal
adulte, qui veut libérer ce souvenir en y incluant une signification
rétrospective.
Par ailleurs, le retour à l'enfance est fait pour
donner une dynamique au récit autant qu'il sert à libérer
l'adulte. « La narration a des accents de
confession »168(*), selon Patrice Terrone : le dévoilement
des pensées et des actions que réprouverait la morale autorise
une confrontation entre le moi primitif et la conscience du lecteur,
obligée d'adhérer aux propos de Randal par l'utilisation de la
première personne.
Enfin, l'emploi du présent de narration met le
narrateur en position de retrouver son moi d'enfant, si essentiel à sa
reconstruction d'adulte. En effet, l'emploi de ce temps agit comme un lien
entre la situation d'énonciation présente, quand Randal
écrit, et le passé, qui devient par conséquent presque
contemporain.
Ces processus interviennent bien sûr en relation avec
l'écriture autobiographique, qui exige un retour à l'enfance pour
mieux justifier le développement de la personnalité du narrateur
- auteur.
- La fiction devient un moteur de réflexion sur le
développement de l'individu.
Pour ne pas perdre son énergie vitale, nous venons de
voir qu'il est essentiel pour Randal de repenser son histoire en
débutant par l'époque où l'être primitif
était encore un barbare sauvage. Passé le point où il est
enseveli sous les codes de bonne conduite et la morale chrétienne, il
s'agit alors d'utiliser la fiction pour repenser le développement de son
individu.
L'écriture est un moyen de transcender la
réalité, comme le fait lui-même Randal au début du
roman en grossissant les aspects les plus sombres de son
éducation :
Eh ! bien, l'enfant, l'enfant qui souffre, a ces yeux-là.
Des yeux qui grossissent les gens qu'il déteste ; qui, en outrant ce
qu'il connaît d'exécrable en eux, lui font apercevoir
confusément, mais sûrement, les ignominies qu'il en ignore ; des
yeux qui ne distinguent pas les détails, sans doute, mais qui lui
représentent l'être abhorré dans toute la truculence de son
infamie et l'amplitude de sa méchanceté - qui le lui rendent
physiquement répulsif.169(*)
Pour mettre en exergue toute la laideur du monde qui
l'entoure, Randal a donc recours à des ficelles narratives, des
détails surprenants, et des registres mélodramatiques propres au
roman-feuilleton.
Un soir, j'étais seul chez moi [...]. Je lisais un roman,
[...] lorsque j'entendis résonner le marteau de la porte
d'entrée. Un instant après, la voix d'Annie protestant contre
l'invasion de mon domicile parvint jusqu'à moi et un pas lourd fit
craquer les marches de l'escalier. Je me levais du divan sur lequel
j'étais étendu lorsque la porte du salon s'ouvrit à
moitié ; et, par l'entrebâillement, je vis passer une tête
bronzée et une main qui faisait des gestes.
Quelle était cette main ? Quelle était cette
tête ?170(*)
Ce sont les toutes dernières lignes du chapitre VIII,
qui amènent une forte tension dramatique, retombant aussitôt avec
l'apport de la réponse dans le chapitre suivant, de l'autre
côté de la page. Pour nous, lecteurs contemporains, cela nous
semble évident, mais il faut se souvenir que les romans feuilletons
étaient au départ publiés par morceaux dans les journaux,
et qu'il pouvait s'écouler parfois une ou deux semaines entre deux
publications. C'est pourquoi les auteurs avaient retour à des
procédés bien connus, tels que les retournements d'intrigue, la
montée du suspense ou une révélation énigmatique
sur un personnage.
On peut s'interroger sur le but de ces manoeuvres :
Randal est clairement en train d'arranger la réalité à sa
manière, mais le fait que le lecteur puisse s'en apercevoir transforme
alors l'écriture en un terrain d'observation. En effet, plus la
réalité se mêle au monde du feuilleton, plus on
s'aperçoit que Randal remet en question son identité, son but et
son bonheur. L'on peut alors affirmer que la fiction devient le moteur de la
réflexion sur l'individu : qui est-il vraiment, s'il s'amuse
à se grimer aux yeux d'autrui ? De plus, l'écriture de ses
mémoires est précédé par plusieurs autres
expériences d'écriture qui elles aussi le poussent à
s'interroger et à dégager des pistes pour s'accomplir. Quand il
écrit son article sur « l'influence des tunnels sur la
moralité publique », il manie le sarcasme à la
perfection en faisant croire à Edouard de Montareuil et au criminaliste
qu'il s'agit d'une vraie théorie. Mais quand le lecteur averti relit une
deuxième fois ce passage, il le fait entrer en résonnance avec un
autre passage plus loin dans le roman, lorsqu'Hélène et Randal
s'enfuient loin de Bruxelles :
- Écoutez, dit-elle en se serrant contre moi ;
écoutez et répondez- moi : Croyez-vous que je fasse bien d'agir
comme je veux le faire ? Pour moi-même, j'entends. Croyez-vous que je
fasse bien ? Il m'a semblé voir tout mon avenir, tout à l'heure,
quand nous passions à toute vitesse dans ces chemins sombres que
rougissaient devant nous les rayons des lanternes. Ce sera ma vie, cela. Une
course effrénée dans l'inconnu, avec les reflets sanglants de la
colère et de la haine pour montrer la route, à mesure que
j'avancerai. Ne pensez-vous pas que ce sera horrible ?171(*)
Après tout, selon Randal qui s'exprime dans La
Revue Pénitentiaire, l'obscurité de la nuit est bien propice
à un retour sur soi, une réflexion sur ses objectifs :
J'y étudiais l'action heureuse exercée sur l'esprit
de l'homme par le passage soudain de la lumière aux
ténèbres ; j'y montrais comme cette brusque transition force
l'être à rentrer en soi, à se replier sur lui-même,
à réfléchir ; et quels bienfaisants résultats
peuvent souvent être provoqués par ces méditations aussi
subites que forcées.172(*)
Après cette expérience, dont seul le lecteur
peut tirer des conclusions (celles de Randal ne sont pas écrites), on
comprend que Randal ressent le besoin d'écrire pour transcender son
être et y trouver une énergie et un caractère qu'il croyait
depuis longtemps perdus. Il lui faut plonger dans les souvenirs et les
retravailler pour parvenir à se montrer tel qu'il est.
Cette expérience vitale est la seule qu'il puisse
achever en alliant son individualisme libertaire et son ironie mordante.
L'écriture est ainsi sa seule ressource pour prouver qu'il a
réussi à retrouver sa liberté.
2) Entre révélation et opacité du
personnage, écrire lui permet de devenir enfin un homme libre
L'écriture est le dévoilement des crimes du
voleur, condamné, comme le montre Myriam Congoste, aux silences et
à la négation par le non-dit. Ce qu'il faut comprendre quand il
s'expose enfin au grand jour, c'est qu'il admet qu'il est bien coupable de
l'acte de voler, mais qu'il n'est pas coupable selon la morale commune.
Il ne cesse de justifier ses actes, même à la fin
du roman : malgré le fait que la reprise individuelle n'est pas le
moyen de trouver le bonheur, il ne regrette aucun de ses actes. Le regret
serait pour lui une barrière qui l'empêcherait d'écrire ce
dont il a besoin : il doit raconter « la vérité
sans voiles »173(*) dans le but de se révéler aux lecteurs
et à lui-même. Cependant, cette vérité demeure
opaque pour nous, lecteurs : elle est à la fois synonyme de
libération - car c'en est une : il se libère enfin du poids
du silence - et d'enfermement dans une conscience par essence très
différente de la nôtre, ce qui fait alors de lui un reflet unique
du monde duquel il témoigne.
- Rendre compte des mécanismes de la
société corrompue afin que le lecteur acquière une
clairvoyance.
Ses mémoires sont d'abord un témoignage direct
sur la société de son temps. En tant que lecteur, nous pouvons
nous dire que puisque la focalisation est interne, la vision du monde est
forcément subjective, que Randal prend parti pour les
opprimés.
Cependant, le narrateur est plus subtil : point de
manichéisme dans le roman, mais bien un compte-rendu très
clairvoyant des mécanismes de production et de distribution de la
richesse dans une société cupide et avare. Le dévoilement
des péchés de la société passe obligatoirement par
une écriture à la plume trempée dans du vitriol. Les
nombreuses caricatures sont autant d'occasions de mettre au grand jour les
travers des larrons en tout genre, et constituent des trésors de
langage.
Les personnalités les plus diverses se coudoient dans les
deux salons. Leur énumération serait fastidieuse ; cependant, je
regretterais de ne pas citer un vieux général et son jeune aide
de camp, des diplomates exotiques, une femme de lettres, un pianiste croate, un
quart d'agent de change, la moitié d'un couple titré en Portugal
et une princesse russe tout entière, un journaliste méridional et
un poète belge, des députés et des fonctionnaires
flanqués de leurs épouses légitimes, un agitateur
irlandais, une veuve et trois divorcées, un partisan du
bimétallisme, et un nombre respectable d'Israélites.174(*)
Cette légèreté apparente
révèle des associations improbables entre des membres de la
société très différents : et pourtant, Randal
n'hésite pas à les regrouper dans une même
énumération, comme pour dire que tous sont coulés dans le
même moule : celui de l'inféodation à la morale et de
la fourberie secrète. Il leur ôte à tous le masque de la
belle apparence afin de laisser le lecteur juger du résultat.
L'art de la caricature est une fenêtre vers
« la vérité sans voiles », qu'il cherche
à révéler en écrivant ses mémoires. Il doit
donner le don de clairvoyance à ses lecteurs. La peinture de la
société ne doit pas être exacte ni exhaustive, comme dans
des romans naturalistes et réalistes, mais les aperçus que Randal
nous donne parviennent à reconstituer une vision du monde complexe.
C'est à nous, lecteurs, de relier les indices un à un, car le
processus de lecture est également un jeu de dévoilement
progressif et de libération.
« Le lecteur doit rire vite s'il ne veut pas
pleurer, car ce spectacle est celui qu'il contemple sans le voir et qu'il anime
dans la réalité »175(*) : la critique extrêmement violente de la
société développée via le personnel fourni
en arrière-plan dans l'intrigue est également un moyen, pour
Randal, de s'individualiser en montrant son mépris et sa
supériorité.
Cependant, à la fin du roman, on s'aperçoit que
Randal trahit cette image hautaine de lui-même :
J'ai voulu vivre à ma guise, et je n'y ai pas
réussi souvent, j'ai fait beaucoup de mal à mes semblables,
comme les autres ; et même un peu de bien, comme les autres
; le tout sans grande raison et parfois malgré moi, comme les
autres.176(*)
Cette réflexion pose les bases d'une interrogation
finale : nous pouvons nous demander s'il s'apparente au commun des
mortels, misérables parce que trop humains, pour signifier qu'il reste
encore des zones d'ombres sur son identité. En restant en retrait, avec
le reste de ses contemporains, il évite l'ascension vers
l'intégrité de sa personnalité et la reconnaissance de son
statut d'écrivain, qui en fait un être à part. Sa
rédemption, qui est liée à sa libération, doit
pourtant passer par la révélation de ce qu'il a été
durant une partie de sa vie.
- L'éclatement de sa personnalité fait de lui un
être opaque, mais libre.
Randal ne raisonne pas en termes de torts, mais bien de
liberté. Pour devenir un homme libre, il doit admettre ce qu'il
est : un personnage à faces multiples. Nous avons
déjà vu qu'il endosse de fausses identités à
plusieurs reprises. Le Voleur raconte en fait la reconquête de
l'identité : dès le départ, très
affirmée chez l'enfant, elle est ensevelie sous une éducation
contraignante. Puis, lorsqu'il se crée un faux métier
d'ingénieur des écluses, il déforme la
réalité pour échapper aux lois. Comme le démontre
Didier Blonde, cela lui donne « la possibilité de vivre
plusieurs vies en une, successivement et simultanément », et
de « multiplier son existence. »177(*)
De plus, dans le jeu de narration rétrospective mise en
place, il existe trois Georges Randal : celui qui participe à
l'histoire (le personnage), celui qui la raconte (le narrateur) et celui qui
l'écrit (l'auteur). Tous trois empruntent la voix narrative à la
première personne, mettant le lecteur en position de faiblesse pour
percevoir et comprendre entièrement Randal. Vincent-Jouve montre que
dans le récit à la première personne, « le
héros-narrateur est rarement amené à faire son
propre portrait »178(*), et que par conséquent,
l'indétermination du personnage principal est inversement
proportionnelle à la créativité du lecteur, qui doit
deviner à travers la façon dont il se raconte.
C'est donc en écrivant son histoire en y faisant
référence constamment que l'identité de Randal peut
être déterminée comme multiple : elle n'a
été que partiellement détruite par le savoir-vivre qu'on
lui a inculqué. Et s'il agit en dehors de soi, c'est pour mieux
libérer sa personnalité :
On agit en dehors de soi, sans la compréhension des actes
qu'on accomplit, sans la conception de leurs résultats [...].On semble
exister hors de la vie réelle, hors du rêve même - dans le
cauchemar.179(*)
Cependant, ces identités multiples sont
extrêmement difficiles à décerner pour le lecteur :
les propos de Randal font échos avec la dualité d'identité
qui réside en chacun de nous, mais sa personnalité
éclatée est insaisissable pour nous comme pour lui-même
durant la majeure partie du roman :
J'aurais mieux fait, certainement, de ne pas aller voir
Hélène. J'y ai été, poussé par une force
qu'une autre force semblait désavouer en moi, machinalement, lourdement
incertain du résultat d'une tentative que je risquais presque
malgré moi, avec une sorte de conviction désespérée
de l'inutilité de l'effort.180(*)
C'est seulement en achevant d'écrire que tous les
« je » se retrouvent, et que l'identité du voleur se
confond avec celle de l'écrivain. Tout se passe comme si les multiples
existences de Randal se rassemblaient en une seule à la fin du
roman : celle de l'écrivain qui agit dans son monde. Il devient
donc un être libre d'agir à sa guise ; néanmoins sa
liberté est si grande qu'il en devient insaisissable et opaque. Le
problème qui se pose avec cette notion d'entière liberté,
c'est qu'on ne peut pas le comprendre dans sa totalité, puisque le
comprendre serait un début de possession du personnage. Le lecteur doit
donc suivre l'exemple de Randal, et chercher dans ses identités ce qui
est à la base de l'individu libre.
- L'écriture de l'être et du monde est
individualisante
Randal naît marginal et le reste, car il adopte une
position d'anomie181(*)
et de déviation vis-à-vis de la société. Il n'a
aucun ou peu de liens avec son lieu d'origine, avec sa famille, avec la
communauté politique, avec l'église. Il n'a aucune contrainte et
responsabilité sociales. Comme Arsène Lupin, il « porte
l'individualisation à son maximum en refusant toute influence et toute
obligation en devenant son seul maître »182(*)
Il n'est contrôlé par rien, il
« n'accepte aucun joug, même celui de la
fatalité »183(*), qui nous est annoncée en filigrane
dès les premières pages :
Ma mère avait raison, je l'ai vu depuis. C'est tout
à fait ridicule, de demander où mènent les chemins. Ils
vous conduisent toujours où vous devez aller.184(*)
Il se libère de cette fatalité contraignante en
choisissant de ne plus voler au tout dernier chapitre.
Il se décrit donc en devenant un personnage unique en
son genre : le récit passé au filtre de la focalisation
interne nous donne un protagoniste vraiment singulier, car solitaire. Nous
n'avons affaire qu'à lui, bien que les discours d'Issacar, de Lamargelle
et autres nous offre un aperçu de leurs réflexions. Cette voix
refuse de se fondre dans la masse des hommes ordinaires, ce qui est
montré par le langage qu'elle emploie. Jusqu'à la fin,
l'opposition est présente : « les autres »,
« mes semblables »185(*) désignent les êtres proches de Randal,
sans qu'il leur soit lié. La revendication de l'identité libre
passe en effet par une inexorable solitude, même dans l'écriture.
En effet, le voleur recrée un univers selon une logique qui est
dissimulée aux autres hommes, qui n'appartient qu'à lui et qui
s'oppose à celle qu'il détruit. Et son personnage devient alors
paradoxal : tout en étant un reflet unique au monde, il est aussi
un porte-voix des complaintes universelles, celles des milliers de
« je » qui peinent à se trouver.
3. Ecrire pour laisser un témoignage artistique et
intemporel : le vol et l'écriture sont deux formes d'art
Le Voleur contient de nombreuses allusions aux pouvoirs de la
littérature et de l'art en général : il met ainsi en
abyme les intentions explicites de l'auteur du manuscrit. Il veut donner
librement un témoignage artistique (donc intemporel) en guise d'exemple.
Mais de quel modèle se fait-il l'annonciateur ? Randal veut en fait
inciter le lecteur à agir, à s'approprier son manuscrit
jusqu'à en individualiser le contenu. En quelque sorte, le
Voleur est un vol littéraire écrit pour des voleurs de
littérature.
- L'héritage de Randal : quelles impressions sur
le lecteur, et dans quel but ?
L'héritage que laisse Randal ne se concrétise
pas sous la forme d'un enfant, mais d'un manuscrit. Il y introduit donc une
problématique essentielle : l'art contient en lui-même une
possibilité d'agir sur autrui.
Randal ne cherche jamais à influencer ses
lecteurs ; certes, il prend parti pour les voleurs, les victimes
d'injustice et les criminels, mais il ne cache pas non plus son mépris
pour les faibles, les indigents satisfaits de leur pauvre sort. Roger
décrit ainsi les « serfs de l'argent » qui
contemplent les oeuvres d'art du Louvre :
Leur esprit n'est point écrasé sous la puissance
des oeuvres qu'ils ne peuvent analyser et qu'ils ne comprennent même pas
; mais ils ont eu la vision fugitive de choses belles qui ont existé et
qui existent ; ils ont eu la sensation éphémère de la
possibilité d'une vie libre et splendide qui pourrait être la leur
et qu'ils n'auront jamais, jamais, qu'ils savent qu'ils ne peuvent pas avoir,
et qu'il leur est interdit de rêver. Car ils sont les damnés qui
doivent croire, dans les tourments de leur géhenne, à
l'impossibilité des paradis ; qui doivent prendre - sous peine
d'affranchissement immédiat - la vérité pour l'erreur et
les réalités pour les chimères...186(*)
Il s'agit de donner une impulsion libertaire au spectateur de
sa « comédie sinistre »187(*), en lui donnant à
contempler la beauté d'actes libres. Ce que présente Roger
constitue finalement une des clefs pour interpréter le
Voleur : l'art est à la base de notre indignation et
« toute indignation est déjà un projet
d'acte »188(*). La littérature doit chercher à
provoquer constamment ce sentiment, en employant n'importe quels moyens.
L'important n'est pas de faire le bilan de sa lecture -
contemplation, mais d'agir d'instinct tout de suite après, comme la fait
Roger en décrochant le tableau de la Vierge.
Enfin, Randal se donne pour but d'être un
écrivain en marge du paysage littéraire qui l'entoure :
On dit qu'il y a des auteurs si intéressants, aujourd'hui
! qui vous font voir la vie telle qu'elle est et qui sont arrivés
à démonter le mécanisme des âmes avec une
précision d'horlogers.
- Oui ; ils sont de deux sortes : ceux qui aident à
tourner la meule qui broie les hommes et leur volonté ; et ceux qui
chantent la complainte des écrasés. En somme, ils écrivent
l'histoire de la civilisation.189(*)
Randal offre donc une troisième voie : celle du
roman ouvert, qui se déchiffre individuellement. Cette troisième
solution est hors-la-loi, puisqu'elle se construit en volant à d'autres
genres romanesque leurs aspects les plus utiles au but que Randal s'est
donné. Par exemple, le registre mélodramatique est mis en relief
dans les nombreux stéréotypes, mystères, coïncidences
et phénomènes de justice poétique. Pour W.D. Redfern,
« as well as Randal's self-questionings, the whole novel critically
watches itself taking shape and comments ironically on its own profusion of
melodrama, on which the stock ingredients are indubitably present and active.
»190(*)
Contrairement aux romans feuilletons populaires, dont la
fonction divertissante affaiblit le pouvoir de la fiction en imposant un seul
sens de lecture, les aventures rocambolesques au ton parodique de Randal ont
pour but de pousser le lecteur dans ses retranchements : à chaque
page, on doit se demander quelle est la finalité de tout cela.
A la fin, justement, le lecteur se voit refuser le bilan des
pérégrinations qui aurait donné un sens clair à la
lecture : pour retrouver ce sens, nous devons nous tourner vers
l'Avant-Propos, ce qui fait de notre lecture un cycle
d'interprétation.
- Le cycle du vol littéraire : le voleur redonne
leur liberté aux lecteurs.
L' « Avant-Propos » est signé
par Georges Darien, qui raconte comment il a découvert ce manuscrit dans
une chambre d'hôtel, à Bruxelles. Cette préface de type
auctorial dénégatif191(*) (selon la terminologie de Gérard Genette)
utilise le topos du manuscrit trouvé, qu'on retrouve dans de nombreuses
préfaces de roman de formation au XVIIIème siècle, comme
l'a montré Christian Angelet :
Les récits qui recourent à la préface
fictionnelle et au topos du manuscrit trouvé se chiffrent par centaines.
[...] La conscience, fréquemment affichée, du caractère
artificiel du topos porte à croire que tout texte annonçant un
manuscrit trouvé, ou volé ou sauvé des flammes
était spontanément perçu par le lecteur comme un signal de
la fiction. 192(*)
Ici, Darien nous fait croire que Randal est le
véritable auteur de ses mémoires autobiographiques, et que
lui-même en est l'éditeur. Mais le plus intéressant est de
constater comment Darien s'est procuré ce manuscrit : il l'a
d'abord trouvé, puis l'a lu, avant de décider de le voler :
La situation est embarrassante. Comment en sortir ? Eh ! bien, le
manuscrit lui-même m'en donne le moyen. Lequel ? Vous le verrez. Mais je
viens de relire les dernières pages - et je me suis
décidé. - Je le garde, le manuscrit. Je le garde ou, plutôt
? je le vole - comme je l'ai écrit plus haut et comme l'avait
écrit, d'avance, le sieur Randal. - Tant pis pour lui ; tant pis pour
moi.193(*)
Ce sont les derniers propos du Voleur qui le
décide à dérober le manuscrit, mais également le
roman dans son entier. L'avant-propos répond en fait à la fin du
roman, et en inventant un faux auteur au manuscrit, Darien veut nous persuader
que c'est la fin du roman (écrite un jour avant qu'il ne le
`découvre') qui répond à l'avant-propos, chose
invraisemblable si on songe aux derniers mots de Randal
Je vais le laisser ici, dans ce sac où sont mes outils,
ces ferrailles de cambrioleur qui ne me serviront plus. Oui, je vais le mettre
là. On l'utilisera pour allumer le feu. Ou bien - qui sait ? -
peut-être qu'un honnête homme d'écrivain, fourvoyé
ici par mégarde, le trouvera, l'emportera, le publiera et se fera une
réputation avec.194(*)
Cette préface introduit le lecteur dans un cycle de
lecture et de vol, dont il ne peut s'échapper sauf s'il agit par
lui-même. C'est ce que fait Randal après avoir terminé son
manuscrit : il l'achève alors qu'il ne veut pas en finir, lui,
qu'il ne veut pas en rester prisonnier. Sur une dernière pirouette
tragique : « ah, chienne de vie ! »195(*), il va donc
s'échapper de son propre manuscrit pour continuer de vivre en être
libre.
Ce que souhaitent Darien et son double littéraire
Randal, c'est de commencer un cycle infini de libération des lecteurs,
qui doivent voler leur propre lecture. La voler, car la signification
évidente de cette lecture nous est refusé par Randal et par
Darien, qui ne tire aucune conclusion sur son expérience de lecteur
clandestin.
Ce que nous indique également cette préface,
c'est que le souci d'authenticité du témoignage se confond avec
la volonté affichée de Darien de se mettre en marge de la
littérature. Si nous acceptons le fait que Randal est l'auteur de ses
mémoires, cela veut donc dire que l'illusion romanesque n'existe pas
dans le Voleur, et que « la réalité qui passe
par le crible d'un esprit qui refuse de s'y soumettre et la déforme
volontairement »196(*) est donc plus puissante que tous les romans
feuilletons dont il se moque. Le lecteur doit donc faire de même :
en lisant, il doit déformer la réalité en la passant au
crible de son esprit, afin de comprendre l'intégralité du
Voleur.
Enfin, pour conforter notre hypothèse de lecture sur le
cycle de libération des lecteurs, un indice supplémentaire nous
est donné dans le titre du roman, tout simplement : le
Voleur pourrait désigner aussi bien Randal que Darien, voire
même tous les lecteurs suivants, qui doivent non pas
« moraliser à tour de bras », mais agir dès
la fin de leur lecture. Ce pronom généralisant nous laisse
à penser que le roman ne veut exclure aucune hypothèse de
lecture, pour ne pas enfermer le lecteur. A l'intérieur-même du
roman, le narrateur nous laisse des indications ténues pour que nous
saisissions notre propre lecture.
- La double lecture du monde et du manuscrit :
l'écriture et la lecture sont des détournements
Le texte est une construction : sachant cela, et sachant que
le lecteur sait cela, Georges Darien joue avec les références
à son propre texte qu'il inclut dans son oeuvre. Ces
références métatextuelles sont utilisées par le
lecteur pour deviner la stratégie narrative de l'auteur, mais l'auteur
le sait.
C'est pourquoi le Voleur contient des indications sur
la double lecture du manuscrit et du monde qu'il crée. Le refus de
l'illusion romanesque contenu dans la préface nous indique que nous ne
pouvons pas tirer de notre lecture des leçons morales manifestes :
rien n'est fait pour faciliter la transparence, au contraire.
Le lecteur et Randal sont des compagnons d'aventures,
engagés dans un monde sans repère par un narrateur qui en sait
déjà long sur l'existence. Ils doivent en déchiffrer les
usages complexes, tandis que la narration s'attache aussi à montrer
qu'une double lecture est possible.
Le jeu sur les apparences et le masque renforce la
problématique du vol littéraire. Le manuscrit nous projette dans
un monde extrêmement complexe qui n'est pas ce qu'il semble au premier
abord. Ce discours est inséré au moyen des changements
d'identité de Randal, de Margot, de Canonnier, mais aussi des bourgeois
déguisés lors de la mascarade : nous pouvons y voir une
lecture métatextuelle : sous le décor chargé des
costumes, dont est revêtu le personnage, qui correspondrait à la
parodie de roman-feuilleton populaire, se cache la personne véritable,
qui correspondrait au propos sur la littérature individualisante. Et
cependant, l'un ne va pas sans l'autre et le « masque
révèle plus qu'il ne cache »: la vérité
ne peut être observé qu'à travers la parodie, l'humour et
l'intrigue fantasque qui aident à sa révélation.
Et le chef-d'oeuvre est individuel, aussi, dans son expression ;
il existe par lui-même et, tout en existant pour tous, il sait n'exister
que pour un ; ce qu'il a à dire, il le dit dans la langue de celui qui
l'écoute, de celui qui sait l'écouter. Il est une protestation
véhémente et superbe de la Liberté et de la Beauté
contre la Laideur et la Servitude ; et l'homme, quelles que soient la hideur
qui le défigure et la servitude qui pèse sur lui, peut entendre,
s'il le veut, comme il faut qu'il l'entende, cette voix qui chante la grandeur
de l'Individu et la haute majesté de la Nature ; cette voix fière
qui étouffe les bégaiements honteux des bandes de pleutres qui
font les lois et des troupeaux de couards qui leur obéissent.197(*)
Ainsi averti, le lecteur doit se méfier des
constructions textuelles en tout genre, qui sont autant d'obstacle à la
compréhension du texte. La clairvoyance, dont se targue d'être
doté Randal, doit être déjà développée
chez le lecteur. Patrice Terrone montre que « seule une élite
de lecteur peut comprendre au-delà de l'apparence »198(*). Par exemple, dans un
passage qui intervient très tôt, le lecteur peut déceler
une double lecture :
- Tu lis le Code ! Ça t'amuse, de lire le Code ? Ça
t'intéresse ?
Je fais un geste vague. Ça ne m'amuse pas, certainement :
mais ça m'intéresserait sans aucun doute, si l'on me laissait
continuer. Telle est, du moins, mon opinion. Opinion sans valeur, mon
grand-père me le démontre immédiatement.
- Pour lire le Code, mon ami, il ne suffit pas de savoir lire ;
il faut savoir lire le Code. Ce qu'il faut lire, dans ce livre-là, ce
n'est pas le noir, l'imprimé ; c'est le blanc, c'est ça...
Et il pose son doigt sur la marge.199(*)
Il y aurait ici, outre le souvenir d'enfance qui entre en
résonnance avec les lois du Code Civil que le voleur brise
allègrement une fois adulte, une interprétation de la lecture
intelligente. L'analyse de Patrice Terrone le démontre :
« il y aurait en somme une lecture superficielle, celle des mots, de
l'histoire et une lecture en profondeur, celle de la
marge »200(*).
En écrivant sa propre histoire, Randal fait de son
témoignage un engagement pour lui-même et pour ses lecteurs en
faveur d'une littérature sélective. Nous découvrons le
monde en même temps que son personnage, et nous comprenons que nous
devons chercher la vérité au-delà des apparences
trompeuses. Il nous faut agir, et, comme Darien, qui a fait du vol un objet
littéraire, voler notre propre signification.
Conclusion
« Le Voleur est un roman à
idées où on méprise les idées »201(*) : le lecteur qui
souhaite trouver dans l'oeuvre de Georges Darien une revendication anarchiste
sera déçu. Certes, cette revendication existe, mais elle est
remise en doute puis abandonnée par le protagoniste : il ne sert
à rien de se battre contre un monde décadent, il faut juste y
faire son chemin le mieux possible afin de se connaître soi-même.
Cette philosophie de vie aux racines socratiques n'est même pas un dogme
de conduite, puisqu'elle emprisonnerait l'individu si c'était le cas.
Elle est juste le résultat des pérégrinations diverses du
voleur, entre apprentissage et désenchantement.
Il nous faut donc envisager l'idée que Le
Voleur n'ait ni de signification politique ni de critique
sociétale ; cela ne veut pas dire pour autant qu'il soit sans
valeur littéraire. La langue qu'emploie Darien est magnifique et
magnifiée par son propos sur la littérature. Randal devient
son double littéraire et incarne sa conviction que la littérature
est un vol, et que cet acte n'est pas illégal, mais nécessaire
pour que se libère l'individu, le « barbare de la
décadence »202(*) qui est en chacun de nous.
« Le Voleur est le cadre d'une expérience
existentielle double : celle de Randal comme personnage qui se
découvre par le vol, et celle de Randal narrateur qui recherche son moi
à travers l'existence autobiographique »203(*), résume ainsi Valia
Gréau. Pour nous, cette expérience individuelle est triple si
elle étudiée du point de vue du lecteur : l'expérience est
aussi celle du lecteur qui apprend à se méfier des conventions
littéraires et à lire dans la marge : en somme, de faire son
apprentissage du vol littéraire.
Il n'est donc pas étonnant que cette perspective
métatextuelle ait intéressé les surréalistes,
premiers auteurs à se servir de la littérature pour atteindre un
état « hors de la vie réelle, hors du rêve
même »204(*). C'est André Breton qui signera un article
introduit en guise de préface dans la première
réédition du Voleur, en 1955, intitulé
« Darien Le Maudit ». La postérité du roman
est facilitée grâce à ses problématiques
sociétales extrêmement contemporaines, mais surtout grâce au
regard intemporel qu'il nous propose de jeter sur la littérature.
Annexes
Sommaire
Introduction.............................................................................................p
2
I/ Le roman du voleur est un roman de formation
individualisante.........................p 6
1) Une intrigue qui reproduit le schéma du roman de
formation des Lumières............p 6
o Dynamique
du mûrissement...............................................................p
6
o Thématique du
voyage.....................................................................p 11
o Le rôle des
mentors.......................................................................p
14
2) Des valeurs positives guident le
héros......................................................p 19
o Se faire justice, quitte à employer la loi du
talion.....................................p 19
o Eloge de l'action et de
l'énergie.........................................................p
21
o Guidé par le besoin de reconstruire sa
personnalité, Randal tente d'atteindre l'idéal
prométhéen.................................................................................p
23
3) Une formation positive et
complète ?........................................................................p
25
o Un héros aux capacités
hors-normes...................................................p 26
o Au-delà du métier de voleur, un apprentissage du
masque et des apparences.....p 27
o Un personnage qui peine à s'affranchir de ses doutes
pour devenir un individu complet et
intégré............................................................................................p
29
II/Le roman présente un monde
déformé et un personnage en perte de sens.............p 32
1) Une société
décadente........................................................................p
32
o Nature et
culture........................................................................................p
33
o Aliénation de la
société.........................................................................p
34
o Une décadence qui touche même le
héros...........................................................p 36
2) Un personnage en
crise.......................................................................p
38
o Un avenir flou pour
Randal..................................................................................
p38
o Un itinéraire en boucle
fermée...................................................................p
39
o Cheminement vers la destruction et l'abandon
.......................................p 41
3) Une écriture
post-moderne ?......................................................................................p
42
o L'ironie et l'absurde montre le pessimisme du narrateur, la
perte de la foi en une littérature
efficace................................................................p 43
o Un personnage trop clairvoyant pour être à son
aise avec ses
contemporains.................................................................................................p
44
o Tout n'est que parodie et faux-semblant : comment Randal
peut-il devenir un homme s'il n'est qu'une parodie de
voleur ?.................................................p 45
III/ Comprendre le Voleur : l'écriture de
l'être achève l'individu................................p 48
1) Ecrire pour ne pas perdre son énergie vitale :
Randal cherche à réorienter sa vie.....p 48
o Témoigner de son cheminement de pensée : il
faut se libérer de tous les faux idéaux
.................................................................................................p
49
o Le retour à l'enfance obéit à une
volonté de libération de son
passé..........................................................................................................p
51
o La fiction devient un moteur de réflexion sur le
développement de
l'individu.......................................................................................................
p 53
2) Entre révélation et opacité du
personnage, écrire lui permet de devenir enfin un homme
libre......................................................................................................p
54
o Rendre compte des mécanismes de la société
corrompue afin que le lecteur acquière une
clairvoyance................................................................p
55
o L'éclatement de sa personnalité fait de lui un
être opaque, mais
libre......................................................................................................p
56
o L'écriture de l'être et du monde est
individualisante....................................p 58
3) Ecrire pour laisser en héritage un témoignage
artistique et intemporel : le vol est l'écriture, ce sont deux
formes d'art. ......................................................p 59
o L'héritage de Randal : quelles impressions sur le
lecteur, et dans quel but ?p 59
o Le cycle du vol littéraire : le voleur redonne leur
liberté aux lecteurs.........p 61
o La double lecture du monde et du manuscrit :
l'écriture et la lecture sont des
détournements........................................................................p
62
Conclusion...............................................................................................p
65
Annexes.................................................................................................p
66
Sommaire................................................................................................p
68
Bibliographie...........................................................................................p
71
Bibliographie
critique................................................................................p
75
Bibliographie
I/ Éditions du Voleur
- Le Voleur, Paris, Pierre-Victor Stock, 1897. Edition
originale.
- Le Voleur, Sceaux, Jean-Jacques Pauvert, 1955.
- Le Voleur, Paris, Julliard, collection
« Littérature », 1964. Précédé
de « Darien le maudit » par André Breton et d'une
note biographique de Jean-Jacques Pauvert.
- Le Voleur, Paris, Union Générale
d'Editions, collection 10/18, 1970 (même préface et note).
- Le Voleur, Paris, Jean-Jacques Pauvert, collection
blanche, 1972 (même préface et note).
- Le Voleur, Paris, Gallimard, collection Folio, 1987.
Édition présentée et annotée par Patrick
Besnier.
- Le Voleur, Paris, Seuil, 1994. Postface et notes de Pierre
Masson
- Voleurs !, Paris, éditions Omnibus, 2005
compilations de sept romans de Georges Darien (Biribi, Bas les
Coeurs !, Le Voleur, L'Epaulette, Les
Pharisiens, Gottlieb Krumm, La Belle France) avec
préface de Jean-Jacques Pauvert.
- Le Voleur, Les Editions de Londres, 2012. Edition
numérique, précédée d'une préface et d'une
courte biographie par les Editions de Londres.
II/ Bibliographie primaire
- ANGELET Christian, Recueil de préfaces du roman du
XVIIIème siècle, volume II (1751-1800), Louvain, Presses
universitaires de Louvain, 2003, préfacé par Christian
Angelet.
- AURIANT, Darien ou l'inhumaine comédie, Paris,
Jérôme Martineau, 1962.
- BANCAUD-MAENEN Florence, Le roman de formation au
XVIIIème siècle en Europe, Paris, Nathan, collection 128,
1998.
- BOSC David, Georges Darien, Paris, éditions
Sulliver, 1996.
- CONGOSTE, Myriam, Le Vol et la Morale, Toulouse,
Anacharsis Editions, coll. Les Ethnographiques, 2012.
- FEYS Jeanine, La représentation de la
société dans les romans de Georges Darien, thèse de
doctorat dactylographiée : littérature française.
Sous la direction de Pierre Albouy, Université Paris Diderot Paris 7,
1974.
- GREAU Valia, Darien et l'anarchisme littéraire,
Tusson, Du Lérot, 2002.
- HENRY Dorothée, Arsène Lupin,
gentleman-cambrioleur : un nouveau type de personnage ?,
Thèse de doctorat : littérature française. Sous la
direction de Daniel Compère, Paris III, 2007.
- JOUVE Vincent, L'Effet-personnage dans le roman,
Paris, PUF, 1992.
- REDFERN W. D., Georges Darien: Robbery and Private
Enterprise, Amsterdam, Rodopi, 1985.
- TERRONE Patrice, L'individu dans l'oeuvre romanesque de
Georges Darien,
Thèse
de
doctorat :
littérature française. Sous la direction de Pierre Glaudes,
Grenoble
3,
1992.
III/ Bibliographie secondaire
- ANONYME, La vie de Lazarillo de Tormes, Paris,
Aubier Flammarion, 1968. Edition Bilingue espagnol-français.
- BLONDE Didier, les voleurs de visage,
- CITTI Pierre, Contre la décadence, Paris,
Presses Universitaires de France, 1987,p 147.
- DE BALZAC Honoré, le père Goriot, Paris,
Gallimard, coll. Folio, 1971.
- DEMORIS René, Le roman à la première
personne du Classicisme aux Lumières, Genève, Librairie
Droz, 2002.
- ECO Umberto, Il superuomo di massa, Milan, Cooperativa
Scrittori,
1976. Edition
française : De Superman au surhomme, Paris, Grasset,
collection « Littérature », traduction
française de Myriem Bouzaher, 1993.
- ENGELIBERT Jean-Paul, Apocalypses sans royaume (politique
des fictions de la fin du monde), Classiques Garnier, Paris, 2013.
- FENELON, Les aventures de Télémaque,
Paris, Gallimard, collection Folio classique, 1995. Préface et
annotations de Jacques Le Brun.
- FLAHAULT François, Entre émancipation et
destruction, Les fondements de l'idéal prométhéen, in
Communications, 2005, n°78.
- FRIGERIO Vittorio, Les fils de Monte-Cristo, Limoges,
Presses de l'Université de Limoges (PULIM), 2002.
- GENETTE Gérard, Seuils, Paris, Seuil,
collection Poétique, Paris, 1987
- GOETHE, Les années d'apprentissage de Wilhem
Maister, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1999. Préfacé par
Bernard Lortholary.
- KALIFA Dominique, L'encre et le sang,
Récits de crimes et société à la Belle
Époque, Paris, Fayard, 1995.
- LEBLANC Maurice, Victor, de la Brigade Mondaine,
Paris, Le Livre de Poche, 1971.
- LEBLANC Maurice, l'Arrestation d'Arsène Lupin,
Paris, Le Livre de Poche, collection Les classiques d'aujourd'hui,
1997.
- LEVI-STRAUSS Claude, Anthropologie structurale, Paris,
Plon, 1958, p 137.
- MARQUEZE - POUEY Louis, Le Mouvement décadent en
France, Paris, PUF,ý 1986.
- PIA Pascal, « Georges Darien et Le
Voleur », in Les Lettres Nouvelles, septembre
1995.
- RICOEUR Paul, « la configuration du temps dans le
récit de fiction », in Temps et récit II,
Paris, Seuil, 1984.
- RUAUD André-François, Les nombreuses vies
d'Arsène Lupin, Montélimar, Les Moutons Electriques,
collection « Bibliothèque rouge », 2008.
- TERRONE Patrice, « Peuple et individu dans l'oeuvre
de Georges Darien », in Peuple, mythe et histoire, textes
réunis et présentés par Alain Pessin et Simone
Bernard-Griffiths, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1997, pp
51-64.
- TERRONE Patrice, « Les marges de Georges
Darien », in Littérature et anarchie, textes
réunis et présentés par Patrice Terrone et Alain Pessin,
Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998, pp 337-348.
Bibliographie critique
Cette bibliographie critique contient à la fois des
thèses consacrées à George Darien et des ouvrages qui
m'ont été fort utiles pour former quelques idées, mais qui
ne sont pas des études littéraires à proprement parler.
Par ailleurs, les études consacrées au roman Le Voleur
de Georges Darien sont toutes incluses dans des thèses plus
généralistes sur le romancier. Je les ai lues en entier, et j'ai
donc écrit ma critique sur la totalité de ces thèses, et
non sur des passages consacrés au seul Voleur.
- FEYS Jeanine, La représentation de la
société dans les romans de Georges Darien, thèse de
doctorat dactylographiée : littérature française.
Sous la direction de Pierre Albouy, Université Paris Diderot Paris 7,
1974.
Cette thèse se veut dotée d'une perspective
clairement sociologique dans son approche des oeuvres romanesques de Darien.
Etude littéraire pionnière dans ce domaine (Darien n'avait fait
l'objet que d'une seule biographie par Auriant en 1955), on ne peut donc pas
lui reprocher un manque de sources critiques. Par contre, elle
privilégie largement les citations des romans étudiés et
des analyses paraphrastiques de celles-ci plutôt que d'avoir des
problématiques développés en profondeur sur l'ensemble de
sa thèse. La première partie, intitulée « Les
romans et le réel » « vérifie » les
faits relatés dans chaque roman de Darien : faire la liste des
évènements en arrière-plan ne me paraît pas
essentiel quand on étudie de la fiction romanesque, c'est-à-dire
un univers créé par le romancier qui s'inspire en partie
seulement de la société de son temps. Comme Jeanine Feys le dit
elle-même : « cet ouvrage [Le Voleur] prend ses
distances avec le réel et n'entretient avec lui que des rapports
épisodiques ». La deuxième partie, « la
vision sociale de Darien » est consacrée aux réflexions
développées par Darien sur certaines institutions, comme
l'armée, l'Eglise, la bourgeoisie parlementaire et financière.
Elle fait du Voleur le roman d'une révolte contre ces
instances, si bien qu'il devient, sous la plume de Jeanine Feys, une succession
de micro-conflits. Cette partie m'apparaît être un catalogue de
petites synthèses sur les différents aspects de la
société dans les romans de Georges Darien, plutôt qu'une
réflexion argumentée courant sur la longueur.
Dans la troisième partie, intitulée
« L'individu et la société », elle analyse la
symbolique des passages relatifs à l'enfance et aux interdits sociaux.
Le Voleur n'est plus beaucoup cité, si ce n'est pour commenter les
images métaphoriques qui illustreraient la morale bourgeoise
chrétienne dans un monde social figé et pétrifié
(sic). L'ensemble de la thèse me paraît avoir un parti
pris teinté de marxisme anticlérical, conduisant à des
amalgames entre bourgeoisie et Eglise catholique (voir notamment la fin de la
deuxième partie et la conclusion de la thèse : Darien a 3
fondamentaux dans ses romans : « une exigence morale rigoureuse,
un patriotisme intransigeant et ardent, et enfin une haine profonde,
protestante, dirions-nous, contre l'Eglise catholique, apostolique et
romaine »), alors que Darien critiquait toutes formes de pouvoirs
religieux conduisant à l'oppression de l'individu au prétexte du
bien commun, qu'ils soient catholiques ou protestants.
- TERRONE Patrice, L'Individu dans l'oeuvre romanesque de
Georges Darien,
thèse
de
doctorat
sous la direction de Pierre Glaudes,
Grenoble
3,
1992.
Patrice Terrone a écrit une étude toute en
finesse des oeuvres romanesques de Darien, ou le Voleur occupe une
place importante. Sa première partie étudie le personnage qu'est
Darien : comment l'auteur se met en scène dans ses romans, comment
il donne à ses personnages certains de ses traits de caractère ou
certains souvenirs d'enfance. La deuxième partie étudie
l'idéologie individualiste anarchiste qui imprègne ses
oeuvres : en présentant d'abord les sources de sa pensée
anarchiste (Proudhon et Stirner), Patrice Terrone expose les divergences
d'idéologie apparaissant dans ses romans. Darien veut être
à tout prix libre de toute influence, et pousse ses héros
à faire de même. Sa troisième partie étudie
l'écriture de Darien, et donne des propositions pertinentes pour
expliquer l'ironie mordante ou la préface étonnante que l'on
retrouve dans le Voleur. On pourrait reprocher à Terrone de
vouloir à tout prix déceler des velléités
révolutionnaires derrière chaque phrases de Darien
(« à quoi bon annoncer la fin d'une société
décadente si Darien ne propose pas d'alternative? » est une
critique que l'on retrouve souvent) mais sa thèse offre par ailleurs une
étude complète et très enrichissante sur l'écrivain
inclassable qu'est Georges Darien.
- GREAU Valia, Darien et l'anarchisme littéraire,
Tusson, Du Lérot, 2002.
Contrairement aux études de patrice Terrone et Jeanine
Feys, qui privilégient l'analyse de l'oeuvre romanesque selon un point
de vue thématique, cette étude propose un regard
sociologico-historique sur tous les écrits de Darien : la
thèse découpe chronologiquement sa vie et observe son engagement
anarchiste au travers du témoignage que constituent ses écrits
(romans, pièces de théâtres, pamphlets, brochures, articles
de presse, et correspondance personnelle). Du jeune libertaire à
l'écrivain individualiste, en passant par le militant anarchiste, Valia
Gréau analyse précisément les subtilités de la
pensée anarchisante de Darien. Elle fait du Voleur une étape
importante dans son engagement anarchiste : pour elle, ce roman marque le
début de la critique de l'anarchisme. En effet, Darien finit par prendre
ses distances avec le courant politique, tout en revendiquant (comme Randal,
son « double littéraire ») une liberté
extrême, allant jusqu'à caricaturer un théoricien
anarchiste dans les pages du Voleur. Elle consacre une sous-partie sur la
finalité du roman et de la révolte de Randal, en
démontrant que si le Voleur parvient à se libérer et
à trouver sa rédemption, c'est parce qu'il s'est mis à
écrire ses mémoires
- REDFERN W. D., Georges Darien: Robbery and Private
Enterprise, Amsterdam, Rodopi, 1985.
Chaque partie de cet ouvrage anglais est consacrée
à un roman : on peut regretter que cette disposition interdise des
comparaisons entre les oeuvres de Darien, mais Redfern peut ainsi se concentrer
sur tous les aspects du Voleur quand celui-ci est abordé. Le
chapitre qui lui est consacré s'intitule : « Two-way
robbery : le Voleur » L'analyse est construite
linéairement, et est brillamment ponctuée de citations
appropriées ; elle allie explications littéraires et historiques
pour montrer à quel point ce roman regorge de symboles et de lectures
ambivalentes. Seul bémol à apporter : Redfern dresse un
catalogue des personnages masculins puis féminins, mais ne propose pas
une étude transversale pour démontrer comment ils sont tous
liés au protagoniste. Vers la fin de son étude, Redfern propose
une idée très intéressante sur la fonction du narrateur
dans le roman : « Robbery, in this novel, is practised also on
the reader : he is relieved of his breath and his
expectations. »205(*) (p 153).Il montre en fait que l'écriture de
Randal se veut une osmose entre son passé et son présent :
il se met en scène dans ses mémoires pour s'inventer une autre
personnalité littéraire. La conclusion de l'étude
s'attache à explorer toutes les facettes du personnage de Randal, en
dessinant des comparaisons avec les écrivains influencés par
Darien, comme Gide, Sartre, Genet, et bien sûr Maurice Leblanc et
Hormung, créateur de Raffles206(*). Il en fait donc un écrivain
profondément attaché à démêler les
problématiques de son époque, comme tous les autres
écrivains réalistes qu'il cite.
- CONGOSTE, Myriam, Le Vol et la Morale, Toulouse,
Anacharsis Editions, coll. Les Ethnographiques, 2012.
Il s'agit d'une enquête anthropologique mené dans
la banlieue de Bordeaux, centrée sur un voleur nommé Youchka.
Pour donner à son enquête anthropologique une ouverture
littéraire et mythique, l'auteur propose une comparaison entre son
voleur, celui de Darien et de Jean Genet. « L'oeuvre de deux
romanciers, qui ont remarquablement décrit dans un cadre fictif ce
à quoi j'étais confronté dans la réalité,
m'aidera à ébaucher le portrait du voleur qu'est
Youchka »207(*) . Si la comparaison paraît un peu trop
rapide (rapidité parfaitement compréhensible : après
tout, nous sommes là pour lire le quotidien de Youchka, pas celui de
personnages fictifs), elle a le mérite d'ouvrir sur des
réflexions pertinentes quant à la parole du voleur, son sens de
la communauté et son rapport à la morale, réflexions dont
je me suis inspiré pour les appliquer au roman de Darien. La
modernité de sa pensée est d'ailleurs démontrée par
Myriam Congoste : « 'Mais entendons-nous bien... Et puis,
à quoi sert-il que l'on s'entende ?'208(*) Voilà une phrase que
j'aurais pu prononcer à chaque fois que je rencontrais Youchka et qu'il
était question entre nous de prendre en compte la version de celui qui
est volé, ou d'évaluer le problème que pose le vol
à la société dans son ensemble »209(*). C'est cette
modernité qui fait tout l'intérêt pour cette anthropologue,
et pour tous les lecteurs de Darien aujourd'hui.
- HENRY Dorothée, Arsène Lupin,
gentleman-cambrioleur : un nouveau type de personnage ?,
Thèse de doctorat : littérature française. Sous la
direction de Daniel Compère, Paris III, 2007.
Cet ouvrage propose un panorama complet des romans
d'Arsène Lupin, et s'interroge dans un premier temps sur ses
influences : le Voleur de Darien y est comparé au
légendaire gentleman- cambrioleur. Seul huit ans séparent Le
Voleur de la première nouvelle où apparaît
Arsène Lupin, et il est très difficile de dire si Maurice Leblanc
avait lu Darien. Pour Dorothée Henry, Georges Randal marque un tournant
littéraire : c'est une figure crée de toute pièces,
mêlant anarchisme et dandysme, qui revendique l'action illégale
comme moyen de survie. Contrairement à Darien, Maurice Leblanc se
voulait détaché de toute considération politique (le mot
« anarchie » est soigneusement évité dans les
romans et nouvelles qui composent l'univers d'Arsène Lupin), et donne
à voir par comparaison un Georges Randal précurseur du type du
gentleman-cambrioleur. Sa désinvolture et son individualité
extrême le rapproche du légendaire Arsène Lupin, mais sa
révolte et la fin de ses mémoires - que Dorothée Henry
dépeint comme pessimiste - le rende sensiblement différent. Des
réflexions très enrichissantes sur l'identité multiple du
voleur et sa capacité à se grimer sont exposées. Le reste
de l'ouvrage est consacré à la définition du type du
gentleman-cambrioleur et aux héritiers de Lupin.
- BANCAUD-MAENEN Florence, Le roman de formation au
XVIIIème siècle en Europe, Paris, Nathan, collection 128,
1998.
Destiné à un public plus large que les ouvrages
précédemment cités, cette étude propose une
présentation des schémas, thèmes et problématiques
traitées dans une dizaines de romans de formation datant du
siècle des Lumières, Je m'y suis référé
surtout dans ma première partie pour montrer combien Randal était
l'héritier des héros picaresques de ce sous-genre, au moins pour
l'image de lui-même qu'il projette dans sa narration. L'ouvrage se
conclut par un rapide panorama sur les genres héritiers du roman de
formation : le roman d'apprentissage, type les Illusions perdues,
et le roman de formation personnelle du XXème siècle, type A
Rebours, de Hyusmans.
- BOSC David, Georges Darien, Paris ,
éditions Sulliver, 1996.
Cette biographie de Darien a pour but d'analyser en profondeur
l'idéologie de l'écrivain, en relation avec ses croyances
religieuses et politiques. David Bosc fait tout d'abord un constat de la
situation historique et politique de l'époque de Darien, puis s'attache
à reconstruire la vie de Darien selon deux problématiques :
dans la première partie, c'est la révolte qui prime, et dans la
deuxième, la vision prophétique du monde. Cette analyse a pour
avantage de mêler des évènements dans la vie de Darien avec
des passages pris dans ses romans : Bosc mène une enquête
conjointe sur les racines de l'idéologie de Darien et sur celles des
personnages qu'il a créés. Parfois confuse, cette analyse
mène à des raisonnements aux accents presques mystiques,
notamment dans la deuxième partie. Néanmoins, elle a l'audace de
relire sa vie à contre-courant des autres biographies dont Darien a fait
l'objet (celle d'Auriant est citée à de nombreuses reprises). Les
références à la vie littéraire et philosophique de
son époque, ainsi qu'aux croyances protestantes et
révolutionnaires sont très riches, et m'ont été
utiles pour comprendre le système de pensée de Randal.
* 1 Pascal Pia, « Georges Darien
et Le Voleur », in Les Lettres Nouvelles,
septembre 1995, p 307.
* 2 Le Voleur, p 27. Toutes notes
relatives au roman sont issues de l'édition suivante : Le
Voleur, Paris, Gallimard, collection Folio, 1987. Édition
présentée et annotée par Patrick Besnier.
* 3 Dont le vrai nom est Alexandre
Hadjivassiliou. Voir en bibliographie.
* 4 L'effet personnage dans le
roman, p 9. Voir référence complète en
bibliographie.
* 5 Florence Bancaud-Maenen, Le roman
de formation au XVIIIème siècle, p 111. Voir
référence complète en bibliographie.
* 6 Définition extraite du Petit
Larrousse Illustré, Paris, Larrouse, 2004.
* 7 Jean-Paul Sartre, M.
François Mauriac et la liberté, NRF n° 305, 1939.
* 8 Le roman d'initiation au
XVIIIème siècle, p 54.
* 9 Le Voleur, p 36.
* 10 Le Voleur, p36.
* 11 Le roman d'initiation au
XVIIIème siècle, p 56.
* 12 Le Voleur, p41.
* 13 Id, p 51.
* 14 Le Voleur, p 61.
* 15 Id, p 214.
* 16 Patrice Terrone, L'individu dans
l'oeuvre romanesque de Georges Darien, p 269. Référence
complète en bibliographie.
* 17 Le Voleur, p 256.
* 18 Le Voleur, p 396.
* 19 Le roman d'initiation au
XVIIIème siècle, p 63.
* 20 Le Voleur, p 424.
* 21 Id, p 382 - 383.
* 22 Id, p117.
* 23 Le Voleur, p136.
* 24 Id, p173.
* 25 Id, p 124.
* 26 Id, p 430.
* 27 Le roman d'initiation au
XVIIIème siècle, p 41.
* 28 Voir la chronologie établie
dans l'édition Folio, p 483.
* 29 Le Voleur, p 229.
* 30 Id, p 252.
* 31 Le Voleur, p 431.
* 32 Id, p 458.
* 33 L'histoire de Geneviève de
Brabant remonte au Moyen-Age : Geneviève était
l'épouse du palatin Siffroi. Marié depuis quelque temps, mais
n'ayant pas encore d'enfants, le
palatin dut la
quitter pour rejoindre Charles et son armée. Geneviève,
enceinte le jour du départ de son mari mais sans qu'elle le sût
encore, fut confiée à l'intendant Golo. Celui-ci n'étant
pas parvenu à la séduire, il la dénonça en
affirmant qu'elle venait de donner le jour au fruit d'un adultère. Par
courrier, Siffroi ordonna à Golo de faire noyer la mère et
l'enfant.
L'intendant livra les deux victimes à des domestiques,
qui, parvenus dans une forêt voisine, furent émus et attendris.
Ils résolurent de leur laisser la vie et de les abandonner dans ce lieu
sauvage. Pendant plusieurs années, Geneviève et son enfant
survécurent dans la forêt grâce au lait d'une biche qui
s'attacha à eux. Un jour, lors d'une chasse, Siffroi parvint
jusqu'à la grotte où vivait Geneviève. Devant le
caractère miraculeux de cette rencontre, il comprit la
vérité et fit exécuter son intendant Golo. À
l'emplacement où elle fut retrouvée, et en remerciement pour sa
protection, Geneviève de Brabant fit ériger une chapelle en
l'honneur de la
Vierge.
Source :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5745520t/f125.image
[consulté le 14/06/14]
* 34 L'individu dans l'oeuvre
romanesque de Georges Darien, p 397.
* 35 Le Voleur, p 464.
* 36 L'individu dans l'oeuvre
romanesque de Georges Darien, p 397.
* 37 Le Voleur, p 194 à
205.
* 38 Id, p 442.
* 39 « En
général, dans le roman-feuilleton, la reconnaissance,
considérée comme ressort essentiel de l'intrigue, est
répétée jusqu'à l'excès » :
Umberto Eco, de Superman au surhomme, p 32. Voir
référence complète en bibliographie.
* 40 Le Voleur, p 252-253.
* 41 Id, p 254
* 42 Le roman d'initiation au
XVIIIème siècle, p38.
* 43 Le Voleur, p 390.
* 44 Id, p 42.
* 45 Ibid.
* 46 Le Voleur, p 69-70.
* 47 Id, p 99.
* 48 Le roman de formation au
XVIIIème siècle, p 58.
* 49 Le Voleur, p 77.
* 50 Id, p 63.
* 51 Id, p 65.
* 52 Le Voleur, p 104.
* 53 Id, p 186.
* 54 Id, p 476.
* 55 Id, p 214.
* 56 Le roman est d'ailleurs cité
par Lamargelle, qui rapporte à son propos une anecdote ô combien
ironique : « Je vais vous citer un simple fait dont le
caractère symbolique ne vous échappera pas : la maison dans
laquelle Fénelon écrivit Télémaque, sur la Petite
Place, à Versailles, est aujourd'hui un lupanar. » Le
Voleur, p 184.
* 57 Le Voleur, p 478.
* 58 Id, p 426.
* 59 Id, p 479.
* 60 Le Voleur, p 128.
* 61 Id, p 129-130.
* 62 Id, p 390.
* 63 Id, p 391.
* 64 Id, p 451.
* 65 Le Voleur, p 38.
* 66 Le Voleur, p 63.
* 67 Id, p 64.
* 68 Id, p 391.
* 69 Le Voleur, p 52.
* 70 Id, p 51.
* 71 Id, p 314-315.
* 72 Id, p 349.
* 73 Le roman de formation au
XVIIIème siècle, p 96.
* 74 Le roman de formation au
XVIIIème siècle, p 98.
* 75 Cette expression fut utilisée
pour la première fois par les anarchistes au cours du congrès de
Londres en 1881 : elle désignait l'ensemble des actes punitifs
à l'encontre des classes sociales dominantes. Cf p 180 à 200 de
Valia Gréau, Darien et l'anarchisme littéraire. Voir
référence complète en bibliographie.
* 76 Le Voleur, p190
* 77 Id, p360.
* 78 Id, p361
* 79 Le Voleur, p368
* 80 L'individu dans l'oeuvre
romanesque de Darien, p 212.
* 81 Le Voleur, p107
* 82 Le Voleur, p 206.
* 83 Id, p 479.
* 84 Id, p 111.
* 85 Le Voleur, p 383 - 384.
* 86 Le roman de formation du
XVIIIème siècle, p 123.
* 87 Le Voleur, p 109.
* 88 Id, p242-243.
* 89 Id, p 246 - 247.
* 90 L'individu dans les romans de
Georges Darien, p 402.
* 91 Le Voleur, p 60-61.
* 92 Myriam Congoste, Le vol et la
morale, p80. Référence complète en bibliographie.
* 93 Le Voleur, p 182.
* 94 Id, p 289 - 290.
* 95 Id, p 319.
* 96 Id, p 127.
* 97 Le Voleur, p 414.
* 98 Id, p 438-39.
* 99 Maurice Leblanc, Victor, de la
Brigade Mondaine, Paris, Le Livre de Poche, 1971.
* 100 Le Voleur, p 473.
* 101 Id, p 480.
* 102 Le roman de formation au
XVIIIème siècle, p 111.
* 103 L'idée de
« décadence » apparaît
dès le
Second Empire,
où l'on parle de « déclin ». L'
humiliation
de la défaite de 1871 et la
Commune sont
présentées, par de nombreux écrivains et artistes comme la
fin d'un monde. Marqué dès
1884 par la parution
du Crépuscule des Dieux d'
Élémir
Bourges et d`
À
rebours de
Joris-Karl
Huysmans, le mouvement se définit par sa
« désespérance teintée d'humour et volontiers
provocatrice ». Voir Louis Marquèze-Pouey, Le
Mouvement décadent en France, Paris, PUF,ý 1986.
* 104 Le Voleur, p 51.
* 105 Id, p 172.
* 106 Id, p 260.
* 107 L'individu dans l'oeuvre
romanesque de Darien, p 186 - 187.
* 108 Le Voleur, p 127.
* 109 Le Voleur, p 246. Cette
phrase est d'autant plus subtile qu'elle peut se comprendre de deux
manières : ou bien la névrose est une maladie couramment
répandue à son époque, ou bien l'époque est
névrosée.
* 110 Id, p 71.
* 111 Id, p 85.
* 112 La dystopie un récit de
fiction dépeignant une société imaginaire organisée
de telle façon qu'elle empêche ses membres d'atteindre le bonheur.
Elle prend souvent la forme d'une dictature sans égart pour les
libertés fondamentales. Voir à ce sujet Jean-Paul
Engélibert, Apocalypses sans royaume (politique des fictions de la
fin du monde), Classiques Garnier, Paris, 2013.
* 113 Le Voleur, p 199 - 200.
* 114 Le Voleur, p 417.
* 115 « Elle est d'une
méchanceté extrême, et n'est pas une dame vertueuse victime
d'un vilain Golo » Walter Redfern, Georges Darien, Robbery and
Private Enterprise, p 148. Nous avons effectué toutes les
traductions des citations de cet ouvrage.
* 116 Le Voleur, p 458.
* 117 Id, p 340 - 341.
* 118 Id, p 238.
* 119 Id, p 108.
* 120 Le Voleur, p 49.
* 121 Id, p 477.
* 122 « - Je m'en [la naissance
de Randal] souviendrai toute ma vie, disait plus tard Aglaé, la
cuisinière ; il faisait un temps magnifique et le baromètre
marquait : variable. Quel présage ! » Le Voleur, p
36.
* 123 Id, p 480.
* 124 Id, p 101.
* 125 L'individu dans l'oeuvre
romanesque de Georges Darien, p 414.
* 126 Le Voleur, p 48.
* 127 Id, p 228.
* 128 La représentation de la
société dans les romans de Georges Darien, p 83.
Référence complète en bibliographie.
* 129 Le Voleur, p 224.
* 130 Id, p 479.
* 131 Voir annexe n°1.
* 132 Le Voleur, p 369.
* 133 Id, p 418.
* 134 Préface de Patrick Besnier
dans l'édition Folio.
* 135 Le Voleur, p 113
* 136 Id, p 107.
* 137 Paul Ricoeur, Temps et
récit II, « la configuration du temps dans le
récit de fiction », Paris, Seuil, 1984.
* 138 « Le postmodernisme en
France : définition, critères,
périodisation », article paru dans Le temps des lettres,
quelles périodisations pour l'histoire de la littérature
française du XXème siècle ? , sous la direction
de Michèle Touret et Francine Dugast-Portes, Rennes : Presses
Universitaires de Rennes, collection Interférences, 2001, p 283-284.
* 139 Le Voleur, p 36.
* 140 Id, p 255-56.
* 141 Honoré de Balzac, le
père Goriot, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1971, p 23 à
28.
* 142 Le Voleur, p 402.
* 143 Le Voleur, p 64.
* 144 L'individu dans l'oeuvre
romanesque de Georges Darien, p79.
* 145 Le Voleur, p 94.
* 146 Id, p 215
* 147 Id, p 391.
* 148 Le Voleur, p 162.
* 149 Id, p 169.
* 150 Id, p 438.
* 151 Id, p 422.
* 152 Le terme est anachronique ici,
puisqu'il est employé pour la première apparition d'Arsène
Lupin dans la nouvelle de Maurice Leblanc l'Arrestation d'Arsène
Lupin. Voir à ce sujet Dorothée Henry, Arsène
Lupin, gentleman-cambrioleur : un nouveau type de personnage? .
Référence complète en bibliographie.
* 153 Le Voleur, p 207 - 208.
* 154 Id, p 419.
* 155 Le Voleur, p 240.
* 156 Id, p 473.
* 157 « Les raisons qui me
poussent sont pures. Je sais que le commerce, dans ses grandes lignes, tend
à reprendre sa forme première : l'échange. Tous les
économistes sont d'accord là-dessus. Donc, si après avoir
fait pleurer mes contemporains je parviens à les amuser, j'aurai agi en
commerçant opérant sur de grandes ligues, et je ne leur devrai
plus rien. D'autre part, je ne serai pas fâché de montrer, une
bonne fois, ce que c'est qu'un voleur. » Id, p 422.
* 158 L'individu dans l'oeuvre
romanesque de Darien, p 81.
* 159 Claude Levi-Strauss,
Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p 137.
* 160 « katharsis »
désigne en grec l'épuration. Utilisé par Aristote au
chapitre six de La Poétique, cette notion concerne la
tragédie : en donnant à voir le résultat funeste des
passions destructrices, le spectacle tragique purgerait le spectateur de ces
mêmes passions.
* 161 Le Voleur, p 214
* 162, Id, p 339.
* 163 Id, p 480.
* 164 Le Voleur, p 54.
* 165 Id, p 40 - 41.
* 166 Id, p 51.
* 167 Le Voleur, p 41 - 42.
* 168 L'individu dans l'oeuvre
romanesque de Georges Darien, p 116 - 117.
* 169 Le Voleur, p 49.
* 170 Id, p 179. Ce sont les
toutes dernières lignes du chapitre VIII.
* 171 Le Voleur, p 318.
* 172 Id, p 242.
* 173 Le Voleur, p 422.
* 174 Id, p 248.
* 175 L'individu dans l'oeuvre
romanesque de Georges Darien, p 452.
* 176 Le Voleur, p 480.
* 177 Didier Blonde, Les voleurs de
visage, p 109. Référence complète en bibliographie.
* 178 Vincent Jouve,
l'Effet-personnage dans le roman, p 50 - 51.
* 179 Le Voleur, p 370.
* 180 Id, p 469.
* 181 L'anomie est
« l'état de désorganisation, de déstructuration
d'un groupe, d'une société, dû à la disparition
partielle ou totale des valeurs et des normes communes à ses
membres », selon le Petit Larousse illustré de
2004.
* 182 Dorothée Henry,
Arsène Lupin gentleman-cambrioleur : un nouveau type de
personnage ? p 28.
* 183 Le Voleur, p 111.
* 184 Id, p 42.
* 185 Id, p 480.
* 186 Le Voleur, p 129.
* 187 Id, p 329.
* 188 Le Voleur, p 89.
* 189 Id, p 300.
* 190 « Outre les remises en
questions de Randal, le roman tout entier se regarde prendre forme et commente
ironiquement sa profusion de mélodrame, d'où le stock des
ingrédients est présent et indubitablement actif ».
Georges Darien, Robbery and Private Enterprise, p 154.
* 191 « La préface
auctoriale dénégative est authentique au sens
précédemment défini (son auteur, même si anonyme ou
pseudonyme, est bien celui qu'il prétend être), mais elle n'est
pas sérieuse dans son discours, puisque son auteur y prétend
n'être pas l'auteur du texte, qu'il reconnaîtra plus tard
être, et qu'il est presque toujours de façon manifeste »
Gérard Genette, Seuils, p 257. Référence
complète en bibliographie.
* 192 Christian Angelet, Recueil de
préfaces du roman du XVIIIème siècle, p 12.
Référence complète en bibliographie.
* 193 Le Voleur, p 31.
* 194 Id, p 480.
* 195 Le Voleur, p 480.
* 196 L'individu dans l'oeuvre
romanesque de Georges Darien, p 425.
* 197 Le Voleur, p 128.
* 198 L'individu dans l'oeuvre
romanesque de Darien, p 471.
* 199 Le Voleur, p 44.
* 200 L'individu dans l'oeuvre
romanesque de Darien, p 192.
* 201 Pierre Citti, Contre la
décadence, Paris, Presses Universitaires de France, 1987,p 147.
* 202 Le Voleur, p 172.
* 203 Darien et l'anarchisme
littéraire, p 269.
* 204 Le Voleur, p 370.
* 205 « Dans le roman, le vol
s'exerce également à l'encontre du lecteur : son souffle et
ses attentes sont coupés court ».
* 206E.W.Hornung, Raffles, Penguin,
1976.
* 207 p 101.
* 208 Le Voleur, p 341.
* 209 Le vol et la morale,
p104.