Vers une organisation mondiale pour la reconstruction post-catastrophe ?( Télécharger le fichier original )par Laetitia Bornes ENSAPVS - Architecture 2014 |
8.1.2 L'EXPERTISE DE L'ARCHITECTE DANS LA RECONSTRUCTIONPourtant, l'expertise de l'architecte peut s'avérer essentielle, voire indispensable, à une réponse optimale à une situation de crise post-catastrophe, et ce, à toutes les étapes de la réponse (secours des survivants, évaluation des dégâts et des besoins, relogement provisoire, reconstruction durable...) et à toutes les échelles. Les exemples qui suivent sont essentiellement basés sur l'expérience de la fondation Architectes de l'urgence. SECOURS DES SURVIVANTS Aussi étonnant que cela puisse paraître, les compétences d'un architecte peuvent être utiles dès l'étape de secours qui suit un désastre. En effet, dans le cas d'un séisme, ce sont les effondrements d'édifices ou d'ouvrages d'art qui causent de nombreuses victimes. La connaissance du comportement des édifices à une stimulation de type sismique peut permettre de cibler les recherches et d'optimiser les chances de trouver des survivants. Pour Patrick Coulombel, directeur général et directeur technique de la FAU, « Il parait évident, à termes, que des architectes spécialisés dans les actions après catastrophes, notamment les séismes, devront intervenir conjointement avec les équipes de sauvetage et de déblaiement pour sauver des vies. »215(*) EVALUATION DES DÉGÂTS ET DES BESOINS De même, le recours à des spécialistes du bâtiment est essentiel dans l'évaluation des dégâts et des besoins réels. Il s'agit d'élaborer une cartographie de manière rapide et efficace, de manière à pouvoir produire au plus vite une stratégie de restauration optimale et adaptée. Les Architectes de l'urgence, de par leur expérience des situations d'urgence, ont développé une méthode qui combine la cartographie satellite (en partenariat avec UNOSAT) et l'évaluation de terrain au moyen de « codes couleurs ». Le cofondateur de la FAU explique : « En partenariat avec deux agences des Nations Unies - « UN Habitat » et « UNOSAT » - nous [avons travaillé] à un programme nous permettant de sortir des évaluations de terrain incontestables dans les jours et les semaines suivant une catastrophe. Cet objectif commun - donner une information fiable émanant de professionnels du traitement de ce type de catastrophes - s'avère capital pour ne pas perdre de temps, d'énergie et surtout d'argent à cause d'évaluations erronées générant des programmes inadaptés à la réalité de terrain. » 216(*) A Toulouse déjà, dans la gestion de la crise provoquée par l'explosion de AZF, les Architectes de l'urgence avait travaillé aux côtés des pompiers de la ville. Patrick Coulombel témoigne : « un responsable des pompiers de la ville de Toulouse [...] souhaite travailler avec nous. Il avoue que, techniquement, il n'est pas compétent pour les constructions nécessitant une expertise et qu'il ne veut pas prendre de risques pour les habitants des bâtiments qu'il suppose dangereux. »217(*) RELOGEMENT PROVISOIRE Cela peut sembler encore une fois surprenant, mais l'intervention d'architectes et d'urbanistes pour le relogement, même provisoire,des populations sinistrées peut s'avérer particulièrement fructueuse. En effet, même les décisions de cette étape d'urgence doivent être considérées au regard de la reconstruction globale, car elles ont des conséquences considérables sur le long terme : choix de l'établissement de camps ou non, dimensionnement, choix du site, organisation, choix des solutions techniques concernant l'habitat provisoire, prise en compte du risque, utilisation des ressources locales (matériaux, main d'oeuvre, expertise), participation maximale des partenaires locaux et des « bénéficiaires », etc. Dans de tels contextes, des experts de ces thématiques, spécialisés dans la situation d'urgence spécifique, peuvent apporter beaucoup dans la prise de décisions, à l'échelle « du terrain », comme à l'échelle de la stratégie d'ensemble. En 2006, au Pakistan, les Architectes de l'urgence intègrent la reconstruction durable dans la réalisation des abris temporaires : « En partenariat avec UN Habitat, l'agence des Nations Unies spécialisée dans le logement, nous travaillons à la réalisation d'un abri permettant aux sinistrés de passer l'hiver et ensuite de récupérer ces matériaux pour un habitat pérenne. »218(*) Après le séisme de Juin 2006 à Java, la dimension sociale est considérées dans la réalisation des abris d'urgence, des « tentes familiales de dimensions importantes - 25m - permettant de garder le lien familial. »219(*) La réflexion à l'échelle urbaine est indispensable dès la phase d'urgence, ce qui implique l'intervention d'architectes et d'urbanistes dans l'élaboration d'une stratégie globale. La FAU s'efforce de développer un « urbanisme d'urgence » participatif en amenant « la population des zones d'intervention à formuler un plan de développement local pour appréhender, orienter et maîtriser les projets de reconstruction et de développement sur son territoire »220(*). Cet accompagnement passe par la définition d'un « profil de quartier » (données foncières, institutionnelles, géographiques et socio-économiques, cartographie des risques, diagnostic d'impact de la catastrophe), des exercices d'énumération, élaboration d'un plan de restructuration du quartier (services de base, services sociaux, espaces publics, espaces verts, zones d'activités, etc.), et une campagne d'information communautaire. A propos de Haïti, Patrick Coulombel, déplore l'absence de réflexion à l'échelle urbaine : « la stratégie adoptée n'est pas la bonne, on est en train de pérenniser une situation précaire et de réintroduire du bidonville au lieu de favoriser la construction permanente »221(*). Selon lui, « L'exemple de l'urbanisation du camp Corail est le contre-exemple d'une urbanisation non maîtrisée loin des infrastructures économiques et de transports. C'est une urbanisation du type camp de réfugiés traitée comme un camp militaire, alors que c'est la ville que l'on doit construire »222(*). L'absence d'architectes et d'experts compétents en matière de construction peut également prolonger le relogement « provisoire », ou de « transition », ce qui n'est évidemment pas souhaitable. En 2012, deux ans après le séisme d'Haïti, l'IASC (Inter Agency Standing Committee) prévoit de continuer à produire plus de 20 000 abris de « transition » (Transitional Shelters) dans son rapport « Shelter & CCCM Needs Analysis and Response Startegy ». D'après le cofondateur de la FAU, « c'est une erreur magistrale qui va générer du bidonville au lieu de favoriser la reconstruction de la ville », que l'on peut expliquer par « l'autosatisfaction de bon nombre d'organisations qui oeuvrent dans la production d'abris a volontairement occulté [le] volet de reconstruction permanente »223(*), faute de compétences techniques dans ce domaine. Si le relogement dans des abris temporaires et dans des camps est à éviter ou à limiter dans le temps, il est parfois inévitable. Les organisations « actives », qui ont le sens de la réalité du terrain, peuvent également mener des projets de recherche dans le but de réaliser des solutions d'abris temporaires performantes en termes techniques, de coût, d'acheminement, de délai, de montage, etc. C'est le cas de « Abri d'Urgence »,un projet de recherche mené par la FAU dans le but de « se substituer aux abris transitoires lourds, coûteux, dont le montage requiert électricité et équipements spéciaux, et généralement non démontables qui constituent une perte importante de temps, de ressources et d'énergie»224(*). RECONSTRUCTION DURABLE La réhabilitation et la reconstruction durable nécessitent les compétences liées aux professions de l'architecture et de l'urbanisme de manière plus évidente. Après une phase d'analyse de critères variés, il s'agit de mettre en place une stratégie de mitigation des risques tout en veillant à intégrer les spécificités locales, utiliser les ressources locales, favoriser l'économie locale et le transfert de connaissances, et respecter l'environnement. Une reconstruction pérenne ne peut être menée sans « valoriser les savoir-faire de chacun, former la population pour qu'elle soit apte à assurer sa propre reconstruction, créer de l'emploi, utiliser le matériel local et intégrer les principes de développement durable dans tout le procédé de reconstruction. »225(*) Malgré la bonne volonté des ONG « généralistes », seuls des experts de la construction spécialisés dans les risques sont capables de prendre la responsabilité de constructions et de transférer leurs connaissances en matière de mitigation des risques aux professionnels locaux. En 2002 en Afghanistan, Patrick Coulombel constate avec stupeur que des constructions sont réalisées dans l'ignorance des règles de l'art les plus basiques (« réalisation d'une école sans appliquer les règles élémentaires : surcharge de construction, vérification des portances, etc. », « construction de bâtiments sans mesures parasismiques adaptées »226(*)...) : « Je constate que n'importe qui construit un peu n'importe comment : d'évidence lorsqu'il n'y a pas d'architectes ou d'ingénieurs, on sait s'en passer... L'argent publique - celui du contribuable - est dépensé, sous couvert de l'urgence, sans la moindre garantie technique. Il m'apparaît ainsi que le « business humanitaire » permet parfois de faire n'importe quoi en n'ayant que peu de comptes à rendre. Par voie de conséquence, l'intervention de professionnels compétents dans l'humanitaire devient tout à fait indispensable. »227(*) Le manque de compétences techniques implique non seulement des risques de malfaçons, mais aussi de possibles lenteurs, inadmissibles en situation de reconstruction. Au sujet de l'intervention internationale en Indonésie : « D'une façon générale, la reconstruction aurait pu aller beaucoup plus vite si elle avait été entreprise par des professionnels - pas des professionnels de l'humanitaire uniquement, mais bien par des professionnels de la construction... » 228(*) Il peut s'agir également de choix peu pertinents dans la conception même des édifices de la reconstruction : respect des traditions locales, prise en compte du contexte climatique, etc. A Java en 2006, après la phase d'urgence, la FAU mène une « étude typologique permettant de concevoir une maison selon les standards UN, en tenant compte des typologies d'habitat locaux » afin de concevoir « des maisons et pas dans des cabanes en bambous ou des cases faites en tôles, inhabitables compte tenu de la chaleur ».229(*) L'objectif est de se montrer « performants dans la gestion de l'urgence, [...] de répondre intelligemment en apportant de réelles solutions dans le cas d'un développement durable et cela en utilisant des matériaux locaux ainsi que le savoir-faire incontestable des populations »230(*). L'intervention de professionnels du bâtiment dans diverses situations d'urgence nourrit également leurs connaissances, et permet de développer une expertise de la reconstruction post-catastrophe. Il affirme, à propos du tremblement de terre survenu en Algérie en 2003 : « Forts de cet enrichissement technique et humain et de l'analyse des catastrophes comme celles-ci, nous avons acquis au fur et à mesure des séismes une réelle expertise, une connaissance du comportement des constructions. »231(*) PARTICIPATION ET FORMATION Le succès d'une reconstruction durable réside dans la participation des acteurs locaux : d'une part, des victimes du désastre de manière générale, d'autre part, des professionnels de la construction locaux. Il s'agit de progressivement « passer le relais » à la population locale, pour qu'à terme, elle conduise sa propre reconstruction. Tout d'abord, cette implication permet aux victimes de la catastrophe de se reconstruire un futur et de se l'approprier. Cette démarche peut être considérée comme psychologiquement bénéfique : elle rompt avec l'assistanat, et évite que les « bénéficiaires » ne soient spectateur de leur reconstruction, ne se sentent exclus des décisions qui concernent leur propre avenir. De plus, l'implication et la rémunération des acteurs locaux injecte les financements et dons directement dans l'économie du pays : les acteurs de l'aide internationale doivent éviter, dans la mesure du possible, de se positionner comme des entrepreneurs. Il existe différents moyens de faire participer la population locale, plus ou moins adaptés aux différentes situations et contraintes : le « cash for work », l'appel aux « contractors » en font partie. Ce sont les moyens qu'ont utilisé les Architectes de l'urgence en Indonésie : « Toute la partie construction est effectuée selon deux grands principes : le « cash for work » (argent contre travail) ou l'utilisation de « contractors » (entreprises). [...] Si l'on tient compte de la qualité du travail à réaliser, des délais de fabrication ou de mise en oeuvre ainsi que du coût final des constructions, contrairement à ce que l'on pourrait penser, faire travailler directement des entreprises - après un appel d'offres - se révèle une solution tout à fait acceptable. Toutes les entreprises travaillant pour nous ont l'obligation d'embauche du personnel local directement touché par le tsunami. Cette constante nous permet, au-delà de l'aspect constructif, de faire vivre les gens en leur donnant du travail. Techniquement et en termes d'approvisionnements en matériaux, faire travailler des ouvriers sous notre responsabilité directe constitue un travail considérable. »232(*) C'est également dans cet esprit qu'intervient l'association Entrepreneurs du monde : ses missions d' « entreprenariat social » ont pour vocation de former des artisans, de les accompagner dans la création de petites entreprises et dans la commercialisation de leurs produits, afin de leur permettre d'accéder à l'indépendance financière. Enfin, plus loin que la formation de nouveaux artisans ou professionnels du bâtiment, il s'agit de compléter les connaissances des professionnels locaux aux techniques de réduction des risques : Sensibilisation aux risques et formation aux techniques anti-sinistres éprouvées. Accompagnement dans le développement de nouvelles techniques de construction qui intègrent la réduction des risques tout en tenant compte des traditions et ressources locales. * 215 Source : COULOMBEL Patrick (2007), Architectes de l'urgence, L'Harmattan, Paris, p154 * 216 Source : COULOMBEL Patrick (2007), Architectes de l'urgence, L'Harmattan, Paris, p165 * 217 Source : COULOMBEL Patrick (2007), Architectes de l'urgence, L'Harmattan, Paris, p54 * 218 Source : COULOMBEL Patrick (2007), Architectes de l'urgence, L'Harmattan, Paris, p163 * 219 Source : COULOMBEL Patrick (2007), Architectes de l'urgence, L'Harmattan, Paris, p169 * 220Source : http://www.archi-urgent.com * 221Source : COULOMBEL Patrick, La Reconstruction en Haïti au point mort !, dans le Communiqué de presse du 9 janvier 2011, www.archi-urgent.com * 222 Source : COULOMBEL Patrick, Haïti : Stratégie de reconstruction scandaleuse, dans le Communiqué de presse du 14 mars 2012, www.archi-urgent.com * 223idem * 224Source : http://www.archi-urgent.com * 225Source : http://www.archi-urgent.com * 226 Source : COULOMBEL Patrick (2007), Architectes de l'urgence, L'Harmattan, Paris, p69 * 227idem * 228 Source : COULOMBEL Patrick (2007), Architectes de l'urgence, L'Harmattan, Paris, p143 * 229 Source : COULOMBEL Patrick (2007), Architectes de l'urgence, L'Harmattan, Paris, p170-171 * 230 Source : COULOMBEL Patrick (2007), Architectes de l'urgence, L'Harmattan, Paris, p142 * 231 Source : COULOMBEL Patrick (2007), Architectes de l'urgence, L'Harmattan, Paris, p92 * 232 Source : COULOMBEL Patrick (2007), Architectes de l'urgence, L'Harmattan, Paris, p140 |
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