B. Trois voyageurs français du XVI e
siècle : aperçu s biographique s
et contextuel s .
Nous voulons donner ici quelques informations à la fois
simples et essentielles pour cerner un peu mieux la personnalité de nos
auteurs, les manières dont ils sont liés à leur
époque et les contextes de leurs voyages. Nous ne rentrerons pas dans
les détails biographiques et renverrons les lecteurs curieux de ceux-ci
aux plus ou moins rares ouvrages sur la vie des auteurs. L'idée est de
retenir dans cette partie les renseignements qui pourront servir à notre
étude, qui permettront de mieux comprendre la démarche et les
perspectives de chacun des voyageurs, tout en évaluant leur
expérience du voyage avant l'Orient et les buts officiels de leurs
pérégrinations. En conséquence voici quelques points
spécifiques, qui retiendront tout particulièrement notre
attention : les raisons
condition libre, & non point esclaves de noz princes,
comme sont tous ceux, qui sont de l'obeyssance du grand Seigneur. » Jean
Palerne, op.cit., chapitre XIV, p.92.
50 « Estants descendus en terre, les Juifz, qui tiennent
du grand Seigneur toutes les gabelles & fermes de tous les ports de la mer
& rivières de ce quartier là, vinrent visiter nos hardes,
comme leurs compagnons avoient déjà faict à Alexandrie,
pour voir s'il y avoyt chose subjecte à péage ou tribu qu'ils
appellent Caphare... », idem, p.91.
51 C'est-à-dire du « Sultan ».
21
et les contextes du voyage de chacun, l'expérience et
la formation des voyageurs, les conditions de rédactions et de
publication de leurs récits.
1. Jean Palerne (1557-1592) : jeune voyageur du dernier quart
du XVIe siècle.
Commençons par Jean Palerne, qui est le moins connu des
trois voyageurs, son texte est également peu étudié par
rapport à une oeuvre comme celle de Pierre Belon. Résumons les
quelques renseignements que nous avons sur ce personnage52, on sait
qu'il est fils d'un praticien et qu'il fit des études sérieuses,
comme en témoignent ses écrits ornés de citations latines.
À 19 ans, il est secrétaire de François Duc d'Anjou &
d'Alençon (quatrième fils du roi Henri II, frère d'Henri
III) avec lequel il se rendit en diverses régions de France, en
Angleterre et en Espagne : il est donc initié au voyage dès sa
jeunesse. Le motif officiel de son voyage dans l'Empire ottoman est le
pèlerinage à Jérusalem, il rapportera, comme
témoignage de son passage dans la ville sainte, le fameux certificat,
qui était remis aux pèlerins et dont il nous livre une copie dans
son récit53, par ailleurs, il avoue lui même, dans son
récit, une motivation moins religieuse : la curiosité de «
veoir le pays »54. Finalement, nous pouvons avancer une autre
cause, plus officieuse, qui apparait peut être quelque fois à mots
couverts dans son texte : ce serait à la suite de la mort de sa
maitresse, Madeleine Le Gentilhomme55, dont Palerne était
éperdument amoureux, qu'il aurait décidé de voyager,
d'abord en Espagne, ensuite, âgé seulement de 24 ans, au Levant,
où il circulera de 1581 à 1583. Ainsi, le voyage en Orient est
peut-être un moyen pour lui de fuir la tristesse et d'oublier la
déception amoureuse. Les terres envoutantes de l'Orient ne
prennent-elles pas alors la place de la femme aimée, en devenant l'objet
du désir de ce jeune voyageur, qui peut projeter sur ces mondes vastes,
lointains et encore peu connus ses fantasmes ? L'idée est
séduisante, mais il faudrait la tester avec des pistes précises,
comme l'image de la Nature orientale ou les représentations des femmes
du Levant.
52 Nous renvoyons pour de plus amples informations
biographiques à l'Introduction aux
Pérégrinations de Jean Palerne réalisée
par Yvelise Bernard, L'Harmattan, 1991, (pp.12-15) édition sur laquelle
nous avons travaillé, ou encore à l'ouvrage de Claude Longeon,
Écrivains foréziens du XVIe siècle, Centre d'
Études Foréziennes, Saint-Étienne, 1970 (pp.406-417).
53 Jean Palerne, op.cit., Chap. LXXVI, p.198-199.
54 J. Palerne, op.cit., « Avant-Propos de l'Autheur »,
p.59.
55 On retrouve cette idée, dans la poésie de
Palerne, voir Auguste Benoit dans son « Introduction » à la
Poésie de Jean Palerne Forézien, Paris, imprimerie
Pillet et Dumoulin, 1884, p.15-16. Notons, après avoir lu de ces
poèmes, que certains font explicitement référence à
cette mort tragique de l'être aimé, par exemple « Complainte
» p.165-166.
22
Par ailleurs, retenons un élément essentiel
à une juste compréhension de son texte : d'après son
projet d'écriture, Palerne ne rédige pas son récit dans
l'idée d'une publication, mais il le destine plutôt à un
cercle restreint de lecteurs, ses amis et ses proches :
« ... de tant de dangers, maladies, craintes &
desespoirs seront exempt ceux de mes amis qui à
leur ayse en lieu et seurté liront ces Observations :
car à autres n'entends-je les communiquer.
»56.
Pourtant, plus de dix ans après sa mort, en octobre
1606, son récit sera publié, par quelqu'un qui demeure inconnu,
à Lyon chez l'éditeur Jean Pillehotte. On sait peu de chose de la
vie de l'auteur à son retour d'Orient, il meurt à l'âge de
35 ans (en 1592) et nous a laissé, outre son récit des
Pérégrinations, un recueil de poèmes qui fut
découvert par hasard dans un grenier de Forez57. Le
manuscrit58 dont est extrait le récit publié, porte la
date de 1584, par conséquent, on peut imaginer que Jean Palerne
écrivit son voyage dès son retour, alors que ces souvenirs
étaient encore frais et son expérience encore vive. Mais, comme
le fait remarquer Yvelise Bernard dans son Introduction au
texte59, nous ignorons si Palerne a rédigé son
manuscrit lui même ou s'il a fait appel au travail d'un scribe, de
même -et c'est encore plus fondamental- nous ignorons s'il est l'auteur
véritable du texte ou s'il fit appel aux services d'un écrivain
professionnel.
2. Nicolas de Nicolay : espion et géographe du
roi.
Nicolas de Nicolay (1517-1583), « sieur d'Arfeuille,
valet de chambre et géographe ordinaire du Roi de France », est
mieux connu que Palerne, car il fit une carrière politique et
diplomatique importante. C'est en 1542, encore jeune homme, que Nicolas de
Nicolay commence ses déplacements sur de longues distances, à
partir de ce moment et pendant près de seize ans, il ne cessera de
voyager. Parmi ces innombrables expériences, rapportons en quelques unes
: le siège de Perpignan 1542, le siège de Nice60 en
1543 (c'est là qu'il participe pour la première fois à
une
56 Jean Palerne, op.cit., « Avant-Propos de l'Autheur »
p.59.
57 Nous avons pu accéder à la version
numérisée de l'édition d'Auguste Benoit, Poésie
de Jean Palerne Forézien, Paris, imprimerie Pillet et Dumoulin,
1884, l'Introduction aux poèmes de Palerne, apporte diverses
informations biographiques et historiques.
58 Le manuscrit, sur lequel a travaillé Y. Bernard pour
son édition, est conservé aux Archives départementales de
Saint-Étienne.
59 op.cit, p.17.
60 Cette opération militaire (qui se compose à
la fois du siège franco-turc de Nice et de l'hivernage de Barberousse
à Toulon) est un moment crucial de l'alliance franco-turque, puisqu'elle
est l'aboutissement concret des premières négociations et des
accords entre le Sultan et le Roi de France. Alors que les français
avaient besoin des Turcs pour se prémunir contre la puissance
dévorante de l'Empire de Charles Quint, les Ottomans avaient besoin des
Français et de leurs ports pour porter la guerre sur les côtes
espagnoles. Mais si le projet fut en effet réalisé, la victoire
escomptée se transforma au contraire en échec et les critiques
dénonçant l' « alliance impie » culminèrent
23
opération menée de concert avec les Turcs), on
peut supposer que cette participation lui a valu une certaine «
qualification » pour le voyage diplomatique en Orient qu'il
réalisera ultérieurement. En 1546, il part pour l'Angleterre dans
le cadre d'une mission « d'espionnage », il est envoyé pour
récupérer des informations de haute importance, ses
qualités de cartographe et de fins diplomates font de lui un agent
précieux de la royauté française. Les informations
géostratégiques et les cartes d'Écosse, qu'il a pu
recopier, vont servir dans le cadre d'une mission militaire et permettre
d'anéantir le parti anglais en Écosse61. Nous citons
cet exemple pour bien avoir en tête le type de missions auxquelles
Nicolay est habitué et les qualités, qui les accompagnent
nécessairement. En effet, même si son récit au Levant ne
relève pas uniquement de l'information diplomatique et
stratégique, l'écriture et le regard que Nicolay porte sur
l'Orient sont en partie conditionnés par ses « perspectives
professionnelles », dont l'exemple d'Écosse nous donne quelque
idée. D'ailleurs, on retrouve certains de ses dons personnels dans son
récit de voyage, par exemple, son talent de dessinateur (indispensable
à tout bon cartographe) est mis au service de la représentation
des habitants de l'Empire ottoman, dont il trace sur place des portraits,
desquels s'inspireront grandement les illustrations de son
livre62
Nicolay reste mystérieux quant aux raisons de sa
délégation auprès de l'ambassadeur d'Aramon en 1551 :
« Et à moi, pour certaines causes, me fut par Sa
Majesté très expressément commandé de lui assister
en tous lieux, tout le long de son voyage »63. Mais la mission
écossaise, que nous avons rappelé ci dessus, nous laisse deviner
les objectifs secrets de son voyage en Orient, qui sera très
orienté sur la récolte d'informations stratégiques
indissociable d'une observation attentive et scrupuleuse des places fortes et
autres lieux-clés de la puissance ottomane en
Méditerranée. La nécessité de disposer de
données objectives sur cette puissante européenne &
méditerranéenne (dont les succès militaires et la
proximité géographique effraient les Européens) explique
en partie ce travail indispensable à la maitrise politique et militaire,
qu'est la reconnaissance des territoires, de leurs configurations naturelles,
de leur organisation et de leurs spécificités. Mentionnons un
exemple assez significatif à cet égard, qui nous renvoie à
la vie de Nicolay ; celui-ci fut chargé, dès 1561, par Catherine
de Médicis d'une tâche sans précédent, à
laquelle il consacrera tout le reste de sa vie sans parvenir à
l'achever64 : procéder à la « visitation et
à ce moment contre le roi de France.
61 Voir notamment l'Introduction de Yérasimos et
Gomez-Géraud à l'édition contemporaine de Nicolay
intitulée Dans l'Empire de Soliman le magnifique, presse du
CNRS, p.10-12 « Agent secret dans l'affaire d'Ecosse ».
62 Nous ne développons pas plus cette idée ici,
car nous le ferons par la suite dans ce travail, lorsqu'il sera question
d'étudier le corpus iconographique qui accompagnent les textes.
63 Nicolas de Nicolay, les Quatre Livres des Navigations et
Pérégrinations, Premier livre, Chap.I, p.56.
64 En effet, il ne viendra pas à bout de ce projet,
mais il achèvera seulement les monumentales descriptions du
diocèse de Bourges (1567), du Bourbonnais (1569), du Lyonnais et du
Beaujolais (1573). La priorité qu'à donné
24
description générale et particulière
» du Royaume de France et « réduire et mettre en volume les
cartes et les descriptions géographiques de chaque province », de
sorte que le roi et sa mère « pourront sans grande peine voir
à l'oeil et toucher au doigt soit dans leur chambre, cabinet ou conseil,
l'assiette, étendue, confins et mesures dudict pays »65.
Ce projet démesuré mériterait à lui seul toute une
analyse, car il est assez représentatif des liens qui unissent
domination politique et projet géographique ou cartographique ; en
effet, le souverain se doit avant tout de bien connaitre ses territoires pour
être capable de les administrer correctement66. Ainsi, nous
affirmons clairement, dès ce début de travail, la dimension
politique et stratégique que peuvent avoir les récits de voyage
en Orient, surtout lorsqu'on met en lien ceux-ci avec le contexte de la grande
avancée territoriale des Ottomans (jusqu'à Vienne), et avec la
peur que pouvait causer « le Turc » en Europe. Le Sultan apparaissait
en ce milieu de XVIe siècle, certes comme un allié du
jour pour la France, mais qui restait, tout de même, un ennemi potentiel
si ce n'est un adversaire redoutable : les comptes rendus géographiques
et les données rapportées par les voyageurs pourraient servir un
jour à s'en protéger67. Même si une partie de
celles-ci ressortent de son livre, la majorité des informations que
Nicolay a pu ramener ont du être réservées au cercle
restreint des élites politiques de l'époque. Par ailleurs, il
faut souligner que son projet d'écriture émerge peu après
son retour, comme le prouve le privilège royal qu'il obtient dès
155568, son récit est pourtant rédigé et
édité bien après le voyage réel, puisqu'il sort des
presses en 1567. Cette distance temporelle très forte, qui sépare
l'expérience viatique de la rédaction du récit qui est
censé en rendre compte, est un élément central à
garder sans cesse à l'esprit, pour appréhender correctement le
récit de Nicolay, cette donnée fondamentale va par exemple
permettre d'expliquer, en grande partie, le peu de place que tient
l'expérience vécue et personnelle dans son ouvrage.
D'autre part, ce texte a pour fonction notable de disculper
son auteur de son implication active dans l'alliance franco-turque, qui
était assez mal vue à l'époque en France (et plus encore
en
Nicolay à ce travail commandé par le pouvoir
royal, peut expliquer en partie le retard qu'à pris la rédaction
et l'édition de son récit de voyage dans l'Empire ottoman.
65 Propos rapportés dans l'Introduction au
récit de voyage de Nicolay dans l'édition de S. Yérasimos
déjà citée, p.26.
66 D'ailleurs, il nous semble qu'on pourrait rattacher ce projet
initié par Catherine de Médicis à sa démarche
politique du « grand tour de France » de la cour et
du jeune roi (du 24 janvier 1564 au 1er mai 1566), qui lui aussi
d'une certaine manière visait à connaitre les provinces et
surtout, pour le pouvoir, à se faire reconnaitre sur le vaste territoire
du Royaume de France.
67 Comme l'affirme Fernand Braudel, op.cit. : « si les
États chrétiens entretiennent, dans le Levant, des services
d'espionnage importants, ce n'est pas seulement par crainte, c'est aussi pour
mesurer avec exactitude le danger qui menace et y proportionner l'effort de la
défense. », tome 2., 7... « La guerre défensive
face aux Balkans », p.172.
68 Privilège qui nous en dit un peu plus sur les
intentions premières de l'auteur qui l'obtient pour la publication de
plusieurs livres : « les uns de la diversité des habits
accoutumés auxdits pays, les autres des cérémonies de
Levant, l'origine des Ottomans et l'ordre étant de la maison du grand
Turc... » en fait le récit de voyage de Nicolay nous apparait comme
une synthèse de ces thèmes particuliers, qu'il voulait au
départ décliner dans différents livres.
25
Europe). Dans cette perspective, il n'est pas étonnant
qu'à plusieurs reprises l'oeuvre de Nicolay tourne au discours virulent
contre « les Infidèles », qui témoigne -implicitement
de ce fait- en la faveur de l'orthodoxie de l'auteur et ôte tout
soupçon sur un passé peut être un peu trop sympathisant
avec les musulmans aux yeux de certains69. Relevons, pour finir, que
Nicolay promet, à plusieurs reprises dans son texte, une suite aux
Quatre premiers livres des Navigations et
Pérégrinations orientales, qui resteront pourtant les seuls
qu'il écrira sur le sujet. Voyons à présent un
contemporain du sieur Nicolay, Pierre Belon du Mans.
Portrait de Pierre Belon du Mans âgé de 36 ans,
présent en tête des Observations de plusieurs
singularités, éditions de 1553 et 1555.
3. Pierre Belon (1517- 1564) : modèle du
naturaliste du XVIe siècle & savant assez typique de la
Renaissance
Pierre Belon est né vers 1517, dans un hameau de la
campagne sarthoise, il est d'origine modeste, mais plusieurs protecteurs lui
permettront d'épanouir son gout et ses aptitudes pour les
matières « scientifiques ». Il est d'abord élève
apothicaire sous la protection du cardinal de Clermont, puis apothicaire, vers
1538, au service de R. Du Bellay (évêque du Mans et frère
du célèbre poète). Il perfectionne ensuite sa connaissance
des plantes et des pierres en étudiant à l'Université de
Wittenberg, où il suivra les cours de botanique et de minéralogie
de Valerius Cordus (1515-1544), qui devient rapidement son maitre, il
accompagne ce professeur très renommé dans ses voyages
d'observation à travers l'Europe. Cet élément n'est pas
anodin, puisque c'est là les premières expériences
viatiques de Belon où se mêlent déjà le voyage et la
quête de connaissances. De plus, ces voyages en Europe centrale et ses
études en Allemagne l'amenèrent à maitriser plusieurs
langues, aptitude très appréciable, qui lui permit d'être
ponctuellement envoyé en tant que délégué
diplomatique, lorsqu'il rentre en France et se met au service du cardinal de
Tournon (en 1542). Ce dernier était le grand protecteur et
mécène de Pierre Belon, qui lui dédie ses
Observations70. Belon continue par la suite ses
études avec une formation
69 Prenons cette idée comme une piste un peu
grossière, que nous nuancerons par la suite de ce travail, lorsque nous
étudierons plus spécifiquement ces rapports ambigües des
voyageurs avec les Turcs et le monde ottoman.
70 Voir les premiers mots de la première page de son
ouvrage, dans l'épitre dédicatoire à son protecteur,
où Belon le présente ainsi : « Au très illustre et
révérendissime seigneur, François Cardinal de Tournon,
singulier et libéral
26
en médecine à Paris, tout en menant des missions
diplomatiques pour son protecteur en Allemagne et en Suisse (1542-1543), en
Italie (1544), avant de partir en Orient à la fin de l'année 1546
: ses qualités d'observateur et de savant lui permettront d'être
attaché à l'ambassade de M. d'Aramon. Après son voyage au
Levant, il se rend en Italie, puis en Angleterre avant de se fixer à
l'Abbaye de Saint-Germain pour se consacrer à la rédaction de ses
ouvrages, il rédige les Observations à partir de ses
abondantes notes de voyage et il les fait publier en 1553. Mais ne croyons pas
qu'après cela Pierre Belon se transforma en sédentaire, car en
1555-1556, il repart sur les routes en Italie et en Suisse à la
recherche de jeunes pousses et de graines d'espèces
végétales singulières destinées aux jardins
royaux71. De même que pour le voyage, Belon n'arrête pas
ses études, puisqu'en 1557 il est reçu bachelier à la
Faculté de Médecine et qu'en 1560 il y obtient le grade de
licencié. Le message est clair, en adéquation avec les
convictions du personnage, sa vie devient un exemple et un témoignage,
au sens où, pour Belon, l'étude n'est jamais terminée, de
même, que la quête du savoir n'est jamais achevée une fois
pour toute : c'est comme si la vie elle même était une
étude infinie, un voyage jamais terminé. On peut donc conclure
à une vie de voyage et d'étude, les deux étant intimement
liés dans l'existence et l'oeuvre de Belon. Venons en donc à
cette dernière, qui est remarquable pour l'époque et qui lui
permit à la fois d'être reconnu de son vivant et de passer
à la postérité. Commençons par le texte
utilisé et étudié dans le cadre de ce mémoire : les
Observations de plusieurs singularités et choses mémorables
trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie
& autres pays étranges. Cet ouvrage fut un succès
littéraire et éditorial à l'époque, comme en
témoignent les nombreuses rééditions du vivant de l'auteur
: quatre éditions en l'espace de deux ans (1553-1555), trois à
Paris et une à Anvers, ces rééditions permettent à
l'auteur de rectifier des erreurs, d'augmenter son texte de certains passages
et illustrations, et surtout, changement de taille, de s'exprimer à la
première personne du pluriel au lieu de la première du singulier,
qui était la règle dans la première édition. Par la
suite, son oeuvre connaitra d'autres rééditions (notamment en
1558 à Paris) et même une traduction en latin par Charles
l'Escluse (1559). Un autre élément qui prouve le succès de
ses Observations sont les reprises de certains passages de celles-ci
jusqu'au XVIIIe siècle, dans des livres aux sujets
spécifiques72. Outre ses Observations, l'oeuvre de
Pierre Belon est vaste et nous ne voulons pas ici en donner un aperçu
exhaustif, nous reviendrons sur celle-ci par la suite, mais disons pour le
moment qu'elle est « pluridisciplinaire »73, au sens
où elle relève de la
mécène des hommes studieux de vertus. »
p.51.
71 Céline Anger, travail en vue d'une édition
critique des Observations de P. Belon, mémoire, 1987-88,
C.E.S.R., I. L'Homme.
72 Par exemple, dans l'Histoire du Baulme d'Alpin
(1619), les Histoires prodigieuses de Boaistuau (1560), etc. Voir
Céline Anger, op.cit. (II. L'oeuvre).
73 Nous mettons le mot entre guillemets, car cette notion
n'est pas nécessairement adaptée pour parler du XVIe
siècle, au sens où la division contemporaine de la connaissance
en secteurs spécialisés n'allait pas de soi, même si elle
était probablement en germe. De plus, Pierre Belon, bien que
spécialisé dans les domaines que nous
27
botanique, de la zoologie, de l'archéologie aussi bien
que de l'Histoire, il est intéressant de remarquer que le livre des
Observations est une synthèse de ces différents
domaines, c'est l'ouvrage le plus général de Belon, qui par la
suite consacrera chacun de ses livres à des thèmes
spécifiques. C'est ce mélange qui rend l'ouvrage de
Belon si vivant et intéressant à lire et à étudier
; comme nous le préciserons par la suite, les matériaux de ce
livre sont divers sans qu'il manque, pour autant, de cohérence et
d'unité.
Au, cette présentation des auteurs nous amène
à retenir plusieurs éléments. D'abord, Jean Palerne se
distingue des deux autres voyageurs, par le moment de son voyage
(postérieur), par le caractère moins officiel de celui-ci et par
les destinataires de son texte (restreints). Ce jeune voyageur a pour point
commun avec Belon de rédiger son voyage peu de temps après son
expérience, ce qui donne un texte assez vif, plus nourris de
l'expérience personnelle que de la bibliothèque de voyage,
à l'inverse Nicolay rédige son voyage plus de dix ans
après l'avoir vécu, ce qui implique une bien moindre importance
du vécu dans la composition du récit. Par ailleurs, le
succès de leurs ouvrages rapprochent Pierre Belon & Nicolay, alors
que Palerne est un auteur mineur pour l'époque, les deux autres
influenceront durablement les représentations de l'Orient et les
récits ultérieurs. Les différences entre ces trois auteurs
se situent en grande partie au niveau de leur formation personnelle et de leurs
intérêts. Certes, Belon & Nicolay, Palerne dans une mesure
peut-être moindre, partage un socle commun de culture
générale (notamment pour ce qui est de l'amour de
l'Antiquité & des belles lettres, de leur aspiration à la
découverte du monde), mais Nicolay reste avant tout un observateur des
hommes, des sociétés, des territoires géographiques ;
alors que Belon est en premier lieu un « naturaliste », qui
relèvera scrupuleusement les plantes et les espèces animales, il
s'intéressera également aux hommes et à leurs cultures,
mais dans des perspectives où ceux-ci sont très liés
à leurs environnements naturels et présentés avec leurs
savoirs-faire. Enfin, un des grands points communs de nos trois auteurs est,
comme nous allons le voir à présent, la relative similitude des
lieux qu'ils visitent. Cette identité du référent va
permettre des comparaisons entre les trois auteurs, prenons donc le temps de
situer les voyageurs en terres ottomanes, de recomposer le déroulement
de leurs périples.
qualifions aujourd'hui des « sciences naturelles »,
fait figure d'un homme de connaissance très universaliste dans ses
intérêts et préoccupations, à cet égard, si
on nous autorisait un anachronisme on pourrait affirmer que Pierre Belon se
rapproche beaucoup de la figure d' « Homme des Lumières », car
son savoir ne se restreint pas un seul domaine, il étudie les aspects
techniques les plus concrets comme des problèmes plus
généraux liés à l'Histoire ou la méthode
scientifique. Le caractère très ouvert de sa curiosité
confirme cette idée au sens où nous le verrons
s'intéresser aux animaux, aux plantes, mais aussi aux
sociétés et aux moeurs, qu'il sera amené à
rencontrer au cours de ses pérégrinations.
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