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C.E.S.R
Université Français Rabelais
Mémoire de Master 1ère
Année
P érégrinations dans l'Empire
ottoman :
récits & voyageurs français de
la seconde moitié du
XVI e siècle.
Paul Belton
Directrice de recherches : Mme. Florence
Alazard Membres du jury : Mme. Florence Alazard & M. Laurent
Gerbier
Mémoire rédigé dans le cadre du
Master 1 mention « Renaissance » ( 2010-2011 ), soutenu le 20 juin
20 11, à Tours .
2
Je tiens à remercier chaleureusement les
personnes suivantes :
Florence Alazard, ma directrice de recherche, pour m'avoir
fait découvrir ces textes passionnants, que sont les récits de
voyage dans l'Empire ottoman, pour son aide et ses conseils durant toute cette
année de travail...
Les professeurs du C.E.S.R., dont les cours ont nourri mes
réflexions.
Mes parents pour leur soutien, leur attention et leur
amour.
Gaétan pour ses critiques et pour les discussions
historiques passionnées de toute cette année.
Roxane pour ces moments passés ensemble à la
Bibliothèque universitaire.
Élise pour nos pauses-cafés et les discussions
sur nos mémoires respectifs, qui les accompagnèrent.
Julie pour son énergie spirituelle.
Louis pour son sens de l'écoute.
Salomé pour l'émulation intellectuelle,
qu'engendrent toujours nos dialogues.
Et finalement, tous les autres amis & proches, qui ont
été présents durant cette année de
recherche.
Je leurs dédie donc ce travail...
3
Introductio n
L' idée d'un Homo viator1 serait
assez pertinente pour caractériser l'état d'esprit et l'attitude
des Européens, qui se lancèrent, au XVIe
siècle, dans les voyages et les expéditions maritimes les plus
lointaines & aventureuses. D'ailleurs, les explorateurs et les auteurs de
récits de voyage de cette époque, vont souvent l'invoquer
eux-mêmes pour justifier leur démarche : l'Homme est alors
conçu comme la créature qui s'est vu confiée par Dieu la
mission de découvrir et maitriser toute la surface du globe2.
Et de fait, au XVe et au XVIe siècle plus encore,
les Européens ont fortement concrétisé leurs aspirations
aux voyages, leurs désirs de découvrir et de conquérir des
terres plus ou moins lointaines, particulièrement les Amériques
explorées par les navigateurs des grandes puissances européennes,
principalement les Portugais & les Espagnols, mais également dans
une moindre mesure, les Français, qui envoyèrent, par exemple,
Jacques Cartier (1491-1557) vers l'Amérique du nord3. Ces
voyages d'explorations, qui avaient également pour objectif la prise de
possession politique et intellectuelle des territoires, furent très
souvent accompagnés de récits, qui, tout en narrant le
voyage et ses différentes étapes, ne manquaient pas de
représenter l'altérité rencontrée sur place : les
peuples « indigènes » aux moeurs incroyables, les plantes et
les animaux inconnus en Europe constituent une part importante de ces «
récits de voyage », qui relatent les merveilles incroyables
découvertes en terres lointaines. Ainsi, parmi les grandes idées
qui sont communément rattachées à la période dite
de la « Renaissance » (dont les bornes chronologiques et les
définitions font encore débat), la découverte et la
conquête de l'Amérique apparaissent comme essentielles. Au vue de
l'historiographie, l'exploration du monde, les grands voyages, la rencontre de
l'altérité américaine, et plus largement, les contacts
avec des civilisations lointaines peu ou pas connues jusqu'alors, sont des
éléments fondamentaux pour caractériser l'Europe du
XVIe siècle et définir ces temps des « Grandes
découvertes ». Les travaux et recherches sur ces sujets sont
très abondants, les
1 Pour reprendre l'expression de M.C Gomez-Géraud
développée au début de son étude
générale, qui s'intéresse aux « récits de
voyage », Écrire le voyage au XVIe siècle en
France, P.U.F., 2000.
2 Cette propension immense à se mouvoir et à
s'adapter en tous lieux, qui distingue alors l'Homme des autres
êtres vivants, est clairement mise en avant dès la
Préface, d'une des sources qui fondera notre travail : «
Chacune espèce de bête par ordonnance naturelle est
conterminée en certaine partie du monde, voire de région dont
elle ne passe point les fins sinon par violente force. Mais à l'homme,
comme Seigneur et Prince de toute la ronde terrienne et marine, toutes terres
et mers sont ou doivent être par droit de nature ouvertes, patentes et
découvertes. Et par touts les climats, par tous airs et sous quelconque
part du ciel, l'homme par un prérogatif privilège de Dieu son
créateur peut vivre, spirer, prendre air, pâture et nourriture
sans grande offense ou lésion, s'il s'attempère, ni de
santé, ni de sa vie. En sorte que par toutes les terres fermes et les
îles n'y a part où ne se trouve forme d'homme habitant : ce qui
fait un grand argument et témoignage que l'homme est le seul animant
pour lequel tout le monde est fait... » Nicolas de Nicolay, Les quatre
livres des navigations & pérégrinations, 1567 (p.44).
3 Les expéditions de ce dernier donnèrent lieu
à la rédaction et à la publication de récits de
voyage, par exemple : Brief récit de la navigation faicte es ysles
de Canada, Paris, P. Roffet, 1545.
4
relations entre l'Europe et l'Amérique ont
été, et sont encore, beaucoup étudiées par les
historiens. Certes, les Européens du XVIe siècle ont
eu un grand intérêt pour ce continent nouvellement
découvert, pour ces terres pleines de promesses & de richesses, qui
ont nourri les rêves de conquête & de pouvoir les plus
démesurés. Mais obnubilée par l'Amérique,
l'historiographie tend à minimiser l'importance au XVIe
siècle d'un autre pôle d'intérêt majeur pour les
Européens : l'Empire Ottoman ; en d'autres termes, du fait de
l'engouement pour les voyages outre-atlantique, on a pendant longtemps quelque
peu négligé l'importance qu'ont pu avoir les
pérégrinations orientées vers la direction opposée
: le « Levant ». Pourtant, les sources françaises ne sont pas
trompeuses à cet égard, comme le rappelle F. Tinguely4
tenant compte des travaux bibliographiques de G. Atkinson5, une
analyse des publications du XVIe siècle nous amène
à remarquer, que les récits de voyage qui concernent l'Orient
sont deux fois plus nombreux que ceux sur l'Amérique ; pourtant la
recherche historique a été pendant longtemps nettement
déséquilibrée et penche toujours peut-être un peu du
côté Ouest, malgré de nombreux travaux récents qui
commencent à corriger cette tendance6. Étudier
l'Amérique aux dépends du Levant, apparait d'autant plus
étrange, que les relations de la France avec l'Empire des Sultans
ottomans furent intenses au XVIe siècle, et que plus
généralement encore, les Turcs eurent une importance cruciale
dans la géopolitique méditerranéen de cette époque.
L'analyse de F. Tinguely, à propos de cette tendance de
l'historiographie, encore vive, à privilégier l'étude de
l'Amérique, est convaincante7. Il y voit le reflet d'une
époque plus tournée vers l'avenir et la nouveauté (dont
l'Amérique terre vierge de tout signe au XVIe siècle
est un parfait symbole) que vers le passé incarné par un Orient,
qui, à l'inverse du « Nouveau Monde », est saturé de
signes et de références anciennes. Cette caractéristique
constitue en grande partie l'intérêt des récits de voyage
dans l'Empire ottoman, dont le territoire s'étend sur des régions
aussi importante pour la culture « occidentale » et les imaginaires
européens, que la Terre Sainte, la Grèce, ou encore la
Macédoine et l'Asie Mineure. Ces voyages vers le Levant seront donc
riches en références historiques, d'autant plus fortement
à cette époque marquée par la redécouverte de la
culture gréco-
4 Frédéric Tinguely, l'Écriture du
Levant à la Renaissance, Genève, Droz, 2000.
5 Les nouveaux horizons de la renaissance
francaise, Droz, Paris, 1935.
6 Par exemple, celui de M.C Gomez-Géraud, op.cit., qui
se veut général et fait donc, dans son développement, une
part à peu près égale aux récits de voyages vers le
Levant et vers le Nouveau Monde.
7 « Au sein de la littérature géographique
de la Renaissance, la répartition spatiale entre Orient et Occident se
double d'un partage symbolique et global de la temporalité entre un
avant et un après. Que notre époque participe de cet «
après », voilà ce qui pourrait bien expliquer les
préférences marquées de la critique. Quant à nous,
essayons de rétablir l'équilibre en nous tournant dès
à présent vers ces textes eux-mêmes tournés vers
d'autres textes, de peur d'oublier que l'âge moderne est aussi le fruit
de redécouvertes et de renaissances. », Frédéric
Tinguely, l'Écriture du Levant à la Renaissance,
Genève, Droz, 2000. En assez forte adéquation avec cette
idée, nous pouvons ajouter qu'à l'inverse de celui dirigé
vers l'Amérique, le voyage vers le Levant implique un retour sur soi, un
voyage aux origines d'une grande partie de la culture, qui est celle des
voyageurs, alors, « l'identité » européenne, au lieu de
s'imposer, comme c'est le cas vers l'Ouest (dans le cadre de la conquête
des Amériques), va au contraire être confrontée à
des remises en question.
5
latine et l'admiration de l'Antiquité8, dont
le théâtre historique fut ce même pourtour
méditerranéen, redécouvert par les voyageurs
européens, qui pérégrinent dans l'Empire ottoman. En
effet, les rapports entre les civilisations « européennes » et
« l'Orient » sont déjà au XVIe
siècle, plusieurs fois millénaires, à tel point que la
distinction nominale entre l'Occident et l'Orient parait un peu artificielle,
au vu de l'Histoire des multiples interactions, syncrétismes, et
héritages, qui unissent et rapprochent ces deux pôles
idéels. Pourtant, au XVIe siècle, il y a bien une
séparation entre deux grands espaces culturels & politiques, qui se
distinguent principalement par leur religion et par les pouvoirs qui y
règnent, d'un côté la Chrétienté
européenne de l'autre l'Empire Ottoman musulman. Évidemment cette
division simpliste doit être critiquée, notamment du fait que
précisément au XVIe siècle, l'Europe est en
pleine implosion, au sens où son unité religieuse n'est plus
effective et son unité politique, malgré les efforts d'un
Empereur comme Charles Quint, est loin d'être acquise, les tendances
à la division sont si fortes à l'intérieur de l'espace
européen, que certains pays voient même leur cohésion
interne mise en danger par des guerres civiles & religieuses. De
même, l'Empire ottoman n'est pas homogène, sous sa domination se
trouvent des territoires aux populations et aux cultures multiples9,
par ailleurs, si une partie de sa culture et de son ère d'influence peut
le rattacher à « l'Orient », sa capitale est à la
jonction entre les deux mondes, et plus encore, dès le début de
sa montée en puissance, l'Empire ottoman a dominé des territoires
au Sud-Est de l'Europe et a pris racine sur un Empire byzantin en perte
d'influence. Nous voyons bien à quel point la « géographie
politisée » peut être fondée sur des limites
artificielles, et à quel point il faut se méfier des
définitions catégoriques, qui voudraient mettre en place des
blocs ou des ères nettement distinctes pour les opposer. Au lieu donc
d'insister sur les séparations de deux entités, qui seraient
faussement homogènes, pourquoi ne pas plutôt s'intéresser
aux interactions et aux échanges, qui ont pu avoir lieu dans ce cadre,
mieux adapté à rendre compte de la subtilité des relations
historiques entre les sociétés, qu'est l'espace
méditerranéen10. Finalement, c'est l'attitude de
François Ier, qui
8 En effet, ce sont peut-être les projections d'une
historiographie du XIXe siècle et du XXe
siècle, très imprégnée des notions de
progrès, de nouveauté et de domination de l'Europe sur le monde,
qui ont amené une forte valorisation dans l'interprétation de la
Renaissance, rebaptisée à l'occasion époque « des
grandes découvertes », de l'exploration et de la conquête du
« monde », du caractère pionnier de certains hommes, des
attitudes inédites et originales, qui se démarquent de ce qui a
précédé, qui inventent des techniques et des conceptions
« scientifiques » nouvelles, si ce n'est révolutionnaires.
Pourtant, la réalité historique est beaucoup plus complexe, la
Renaissance ne pourrait se comprendre dans cette seule perspective, la part de
redécouverte des savoirs anciens et de réactualisation de
modèles antérieurs est essentielle, l'attitude des lettrés
et savants humanistes montrent des rapports au passé complexes et
ambigües. Les récits de voyages étudiés dans ce
travail éclaireront en partie ce problème.
9 C'est pourquoi il serait plus juste de parler « des
Orients », lorsque l'on évoque un territoire si vaste et divers que
celui où s'étend l'Empire turc. Si nous utiliserons par
commodité ce terme d'Orient au cours de ce travail, ce sera pour faire
référence à l'entité politique ottomane, non pour
réduire la grande variété (de cultures, de
sociétés, d'environnements,...) qui s'y dévoile à
une entité abstraite et absolue. Les voyageurs eux-mêmes
apprendront aux lecteurs européens à raffiner leurs grilles de
lectures des hommes et des territoires levantins.
10 Des historiens comme Fernand Braudel ont montré,
dès la seconde moitié du XXe siècle, à
quel point l'étude du XVIe siècle pouvait être
féconde à l'échelle méditerranéenne.
Par ailleurs, des mouvements historiographiques
6
sème encore plus fortement le trouble dans les cartes
géopolitiques du XVIe siècle, en effet, dans le cadre
de sa lutte contre le puissant Empereur Charles Quint, le Monarque
français se rapproche du pouvoir ottoman.
Ces relations entre le Royaume de France et l'Empire ottoman
ont été étudiées par les historiens, dès le
XIXe siècle, avec les méthodes de la diplomatique, de
l'histoire politique et évènementielle, les liens, qui unissaient
François Ier et Soliman dit « le Magnifique », ont
particulièrement attirés l'attention des chercheurs
jusqu'à des travaux récents11. Les récits de
voyageur français, que nous allons utiliser comme sources historiques
pour appuyer ce travail, sont à restituer dans ce contexte original
d'une alliance franco-musulmane, qui a en grande partie rendu possible
l'existence des textes eux-mêmes, au sens où c'est dans le cadre
des ambassades françaises en terres ottomanes que des érudits,
des diplomates et des savants, comme P. Belon du Mans, Nicolas de Nicolay, ou
Guillaume Postel, ont pu voyager sur les territoires sous domination du Sultan
et observer le monde ottoman. En effet, c'est d'abord autour de l'ambassade de
M. d' Aramon (1546-1553), envoyé auprès de la Porte ottomane par
François Ier, que s'organise ce que nous pourrions appeler un
observatoire culturel & politique de l'Empire ottoman. Les
récits de voyage, possibles en grande partie grâce aux relations
diplomatiques harmonieuses entre le Sultan Suleyman (appellé plus
communément Soliman) et François Ier, ont été
étudié sous différents angles par des auteurs
contemporains. D'abord, par F. Tinguely, qui privilégie une approche
textuelle en travaillant sur ce qu'il nomme justement le corpus «
aramontin » (en référence à cet âge d'or des
relations franco-turques), il rapproche et compare les récits de Thevet,
Belon, Jean Thenaud, Nicolas de Nicolay, Pierre Gilles, Guillaume Postel, Jean
Chesneau... Il montre les liens intertextuels qui unissent les oeuvres des
différents voyageurs et il étudie la formation de ce genre
littéraire qu'est le récit de voyage au Levant, dont les
fondements sont en grande partie posés en ce milieu de XVIe.
Il montre en quoi ces textes se distinguent de narrations antérieures
comme les récits de pèlerinage, tout en insistant, par ailleurs,
sur l'importance des références littéraires et de la
« bibliothèque » dans la constitution des récits : le
voyage en Orient est aussi un parcours de reconnaissance. Son travail
s'intéresse plus encore au regard que porte les voyageurs sur l'Orient
qu'aux informations qu'ils
récents, tel la « world history » ou
l'Histoire « connectée », ont mis en avant l'importance des
multiples interactions entre les cultures, entre des régions, certes
éloignées, des sociétés distinctes, mais pas pour
autant totalement séparées et indépendantes dans leurs
transformations. Cette démarche qui tend à privilégier une
approche plus globale et dynamique, permet à la réflexion
historique de sortir des limites étroites de l'Histoire nationale
(très prégnante au XIXe et dans la première
moitié du XXe siècle). Cette Histoire connectée
a fait ses preuves, en montrant à quel point les hommes, les techniques,
et même les idées, circulent, se diffusent et s'influencent
réciproquement. En effet, c'est souvent au contact de
l'altérité que les cultures se construisent (que ce soit par
opposition, par transformation ou par assimilation d'éléments),
et que les identités se définissent.
11 Par exemple, celui d' Edith Garnier, l'Alliance impie,
éditions du Félin, 2008.
7
donnent, il étudie la construction du discours sur
l'ailleurs (espaces) et sur l'altérité (objets étonnants).
À l'inverse, les travaux d'Yvelise Bernard usent des récits de
voyages pour faire progresser la recherche historique sur l'Empire ottoman du
XVIe siècle, après avoir comparé les nombreux
textes du XVIe siècle qui racontent des voyages dans l'Empire
turc, elle relève et classe dans une approche thématique les
multiples renseignements délivrés sur l'Empire ottoman. Nous lui
devons également, dans les premiers chapitres de son livre, une
typologie et une organisation très rigoureuse des différents
récits de voyageurs français du XVIe siècle
(tableaux avec dates des voyages, itinéraires et brèves
biographies des voyageurs, etc.) outils de travail facilitant nos recherches et
les choix effectués en vue de constituer notre corpus de textes. Nous
avons trouvé d'autres ouvrages qui fondent leurs travaux sur des
récits de voyage dans l'Empire ottoman, tel ceux d'Elisabetta
Borroméo12 ou d'Hélène Pignot13,
mais ces derniers traitent de récits publiés au XVIIe
siècle (et outrepasse donc les bornes chronologiques que nous nous
sommes fixés) et ils concernent des espaces très ciblés.
Le travail d'Elisabetta Borroméo est strictement limité aux
passages concernant l'Europe ottomane, Hélène Pignot
s'intéresse plus particulièrement à la vision des grecs et
de la Grèce qu'on les voyageurs français et anglais, elle
organise son travail en consacrant un chapitre à chaque voyageur.
Finalement, on doit rendre compte du livre d'Alexandra Merle, le Miroir
ottoman14, qui à travers un vaste corpus
constitué de dizaines de récits français et espagnols sur
les Turcs et l'Empire ottoman publiés entre le XVIe et le
XVIIe siècles, rend compte des représentations (en
liens avec des intérêts et des contextes politiques et religieux)
de l'Empire ottoman, du « Turc » et plus largement des peuples et des
territoires multiples qui composent l'Empire, ce gigantesque travail de
comparaison et de synthèse est assez général, tout en
restant toujours accroché à de très nombreuses sources
convoquées sans cesse et confrontées fréquemment. C'est
surement de la démarche de cette dernière que nous sommes les
plus proche, mais à la différence de son travail qui se veut
large (nombreuses sources espagnoles et françaises convoquées
pour sa démonstration) et qui est étendu sur deux siècles,
le notre sera plus restreint au niveau du corpus et plus limité au
niveau temporel. Par ailleurs nous orienterons nos recherches dans les
perspectives d'une Histoire culturelle et « scientifique »
(études des représentations et des sensibilités), alors
qu'Alexandra Merle, notamment du fait des ses sources espagnoles, oriente ses
recherches sur les enjeux idéologiques et politiques des
représentations qu'elle étudie. Dimensions, que bien sûr
nous ne passerons pas sous silence et que nous devrons évoquer,
notamment lorsque
12 Elisabetta, Borroméo, Voyageurs occidentaux dans
l'Empire ottoman (1600-1644), Maisonneuve & Larose, 2007.
13 Hélène, Pignot, La Turquie
chrétienne : Récits des voyageurs français et anglais dans
l'Empire ottoman au XVIIe siècle, Versey (Suisse),
Xénia, 2007.
14 Alexandra, Merle, le Miroir ottoman : une image
politique des hommes dans la littérature géographique espagnole
et française (XVIe-XVIIe siècles),
Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 2003.
8
nous étudierons la représentation du « Turc
» et du pouvoir ottoman, mais nous verrons que les sources
françaises sont beaucoup plus nuancée que les espagnoles, qui
condamnent presque automatiquement les Infidèles ennemis de la
Chrétienté et de la Monarchie ibérique. D'autre part,
affirmons clairement que notre travail se donne pas pour objectif d'enrichir
les connaissances historiques sur l'Empire ottoman lui même, car ce
travail a déjà été largement réalisés
par Y. Bernard pour ce qui est des récits de voyages, mais plus
généralement par des spécialistes, qui se sont
également fondés sur les archives et sources turques pour
étudier l'administration, la culture, les politiques et l'organisation
de l'Empire ottoman durant les différents siècles de son
existence15. Nos aspirations sont plus modestes et plus
adaptés à nos sources, qu'il convient de présenter
brièvement dès à présent. Le premier récit
étudié sera celui du célèbre « naturaliste
» Pierre Belon du Mans (1517-1564), qu'il publiera quelque année
après son retour d'Orient : Les observations de plusieurs
singularitez et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie,
Judée, Égypte, Arabie et autres pays estranges,
rédigées en trois livres, G. Corrozet, Paris, 1553. Cet
ouvrage imposant de près de 500 pages, est un véritable monument
de l'écriture viatique, il est exemplaire à de nombreux
égard. Il se veut, selon le projet de son auteur, très «
scientifique », au sens où il s'attachera à décrire
le plus fidèlement possible la diversité observée par le
voyageur, tout particulièrement dans le domaine des choses et des
êtres naturels, qui tiennent une grande place dans son texte et dans les
illustrations qui l'accompagnent. Nous avons décidé de comparer
cet ouvrage de Belon, avec celui d'un autre voyageur de la même
époque : Nicolas de Nicolay (1517-1583). Ce diplomate,
envoyé par le Roi en Orient quelques années après Belon,
publie, plus de quinze ans après son retour, Les quatre livres des
navigations et pérégrinations (1568) un récit
totalement différent, tant pour ce qui est de sa méthode
d'écriture, que de son contenu (par exemple plus orientée vers la
description des hommes et des territoires). Ce qui rapproche son récit
de l'oeuvre de Belon, c'est la présence d'illustrations, mais aussi les
territoires évoqués, qui, s'ils prennent des allures très
différentes dans les discours, n'en restent pas moins les mêmes
lieux parcourus lors de leurs voyages respectifs. De plus, à cette
identité spatiale du référent, s'ajoute la
proximité temporelle de leurs expériences respectives, en effet,
Nicolay visite l'Empire turc en 1551, soit deux ans après le retour de
Belon. Finalement, dans une volonté d'élargir nos perspectives
sur l'Orient ottoman et sur les récits de voyage, nous avons
décidé d'étudier un autre texte, moins connu : Les
Pérégrinations du s. Jean Palerne... où est
traicté de plusieurs singularités et antiquités
remarquées ès provinces d'Égypte, Arabie déserte...
Terre sainte, Surie, Natolie, Grèce, publié en 1606. Ce
voyageur s'est rendu dans l'Empire ottoman, entre 1581 et 1583, à
l'âge de 25 ans, il parcourt globalement les mêmes
15 Citons par exemple les travaux de Robert, Mantran,
L'Empire Ottoman du XVIe au XVIIIe siècle :
administration, économie, société, Variorum, 1984, ou
de Frédéric, Hitzel, l'Empire ottoman
XVe-XVIIIe siècle, Paris, Les Belles lettres,
2001.
9
territoires que Nicolay ou Belon, une trentaine d'année
après ceux-ci. Nous verrons qu'il voyage dans des perspectives à
la fois différentes et similaires à ces derniers, retenons pour
le moment que la différence essentielle se situe au niveau de son texte,
qui n'était pas à l'origine destiné à une large
publication imprimée. Pourtant, ce dernier présente des contenus
et des centres d'intérêts assez similaires aux deux autres
voyageurs, ce qui nous a permis de l'intégrer dans ce travail. Par
ailleurs, la jeunesse de l'auteur et le caractère non-officiel de son
voyage et de son récit amène souvent des points de vue originaux,
un regard sur l'Orient qu'il sera intéressant de confronté
à celui des autres auteurs.
Quelles sont les difficultés méthodologiques
liées à l'étude de ces récits de voyage ? Leur
forme composite et leur contenu varié est à la fois une
qualité de ces récits et la principale difficulté
rencontrée pour les étudier. En effet, de par la richesse
rencontrées sur place, ces récits traiteront d'objets et de
thèmes variés, qui ouvriront de multiples perspectives de
recherches. On pourra alors aborder ces récits de voyage sous des angles
divers : ils nous informeront sur la représentation de la nature (qui
justement se transforme au cours du XVIe siècle), nous
pourront également nous interroger sur la fonction et la place de
l'Histoire dans ces textes et l'importance des références
culturelles dans la perception et la représentation des espaces
orientaux ; de même, la dimension « ethnographique » de
l'écriture viatique, ou encore les implications politiques et
religieuses des discours des voyageurs, sont autant d'éléments
qui pourront être étudiés. Cette diversité des
objets invoqués et disciplines convoquées complique quel peu la
tâche au chercheur, qui devra lui même recomposer des unités
thématiques, réunir un matériel souvent éparse. En
bref, face au côté foisonnant de ces textes, leur étude
historique nécessitera au préalable un travail de
reclassification, il devra dégager des grands axes d'étude et
savoir distinguer l'essentiel de l'accessoire. Une autre difficulté est
liée à l'étude des représentations de l'Orient.
Celles-ci dévoilent en partie la sensibilité de ces hommes
lettrés qui voyagent dans la seconde moitié du XVIe
siècle, en effet, étant donné que ces textes mettent en
avant l'inconnu et le singulier rencontrés au cours des
pérégrinations, nous pourrons en déduire, dans une
certaine mesure, les frontières entre le normal et l'extraordinaire dans
les mentalités de l'époque. Mais justement, c'est ici que
l'historien devra être sur ses gardes et bien faire attention de ne pas
projeter ses propres sensibilités sur les textes, ne pas confondre son
étonnement personnel avec celui des voyageurs ou lecteurs de
l'époque. C'est pour cette raison, que notre démarche sera
guidée par le souci de resituer ces textes dans leur époque,
d'insister sur le contexte historique (tant pour ce qui est des relations
politiques et diplomatiques avec les Ottomans, que pour ce qui est des
évènements plus proprement européens). Nous devrons
également préciser les conditions de voyage en
Méditerranée au XVIe siècle, ainsi que les
pratiques d'écriture et les
10
contextes de publication, qui influencent grandement la
constitution de ces récits. Tous ces éléments permettront
d'avoir un regard à la fois plus critique et plus complet sur nos
sources, qui prendront plus de sens et de profondeur, à l'aune de ce
contexte. Il nous permettra de cerner un peu mieux la singularité de
chaque voyage et chaque voyageur, tout en les replaçant dans l'ensemble
plus vaste de leur époque. Par ailleurs, la volonté de comparer
ces textes sera également un point essentiel de notre travail, cette
comparaison est possible du fait de la période relativement restreinte
sur laquelle s'échelonne les voyages retenus et leurs publications : la
seconde moitié du XVIe siècle. Nous pourrons comparer
ces textes du fait de l'identité des lieux évoqués
-étant donné que les voyageurs visitent globalement les
mêmes régions, la comparaison va justement permettre de voir si
à partir d'un même référent, on arrive, ou non,
à des discours multiples. Ce sera donc l'occasion d'observer
d'éventuelles variations temporelles, ainsi que des transformations des
discours, notamment en relation avec les conditions de voyages ou
d'écriture, les sensibilités et les formations propres à
chaque voyageur.
Finalement, une des limites souvent invoquée pour
réduire la légitimité de ces récits en tant que
sources historiques, est leur caractère assez subjectif, en effet, ces
récits sont avant tout des témoignages très liés
à la personnalité et aux intérêts de ceux qui les
rédigent. Mais nous pensons que cet aspect ne leur retire pas leur
valeur historique, d'abord parce qu'ils tendent -du fait de l'écriture-
à une certaine universalité, à dépasser
l'expérience subjective pour la transmettre à un cercle plus ou
moins restreint de lecteurs, voire à inscrire le texte viatique dans un
vaste corpus « scientifique », dans une somme de connaissances sur le
monde. Le statut essentiellement ambigüe du voyageur-écrivain n'est
pas un problème historique contemporain, déjà à
l'époque de leurs récits, les voyageurs ont conscience du
caractère problématique de leurs propos, qui, du fait des terres
lointaines et des réalités inconnues qu'ils évoquent, sont
souvent sujets à la critique et à la méfiance. Nous
étudierons donc les stratégies déployées par
l'écriture viatique pour se prémunir contre les accusations, dont
elle peut-être la cible. En effet, comme nous le montrerons, ces
récits sont marqués par une volonté de rendre compte
fidèlement de ce qui est observé, ils ne relèvent pas de
la fiction, et fondent en grande partie l'autorité de leurs discours sur
l'expérience vécue.
Pour mener à bien ce travail, il nous faudra dans un
premier temps étudier en lui-même le voyage en terres ottomanes et
sur la mer Méditerranée : analyser les motivations des voyageurs,
leurs démarches, les contextes et cadres de leurs voyages, les
itinéraires empruntés et les obstacles rencontrés.
Après avoir mis en place ce cadre concret du voyage dans l'Empire
ottoman, nous devrons préciser la construction du récit de
voyage, les processus d'écriture et de publication de ces textes, les
représentations scientifiques qui les sous tendent, les
difficultés auxquelles sont
11
confrontés les voyageurs lorsqu'ils se font
écrivains, lorsqu'ils doivent représenter leurs
pérégrinations et rendre compte de l'altérité ou de
l'inconnu à leurs lecteurs. Finalement, nous orienterons notre travail
vers une Histoire des représentations et des sensibilités, en
étudiant plus précisément l'interprétation, que
donnent les récits, de la diversité orientale, cette analyse de
leurs discours sur la nature orientale ou sur les sociétés du
Levant sera également l'occasion de montrer à quel point ces
récits sont riches en projections révélatrices du contexte
européen et des mentalités de cette seconde moitié du
XVIe siècle.
12
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