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C.E.S.R
Université Français Rabelais
Mémoire de Master 1ère
Année
P érégrinations dans l'Empire
ottoman :
récits & voyageurs français de
la seconde moitié du
XVI e siècle.
Paul Belton
Directrice de recherches : Mme. Florence
Alazard Membres du jury : Mme. Florence Alazard & M. Laurent
Gerbier
Mémoire rédigé dans le cadre du
Master 1 mention « Renaissance » ( 2010-2011 ), soutenu le 20 juin
20 11, à Tours .
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Je tiens à remercier chaleureusement les
personnes suivantes :
Florence Alazard, ma directrice de recherche, pour m'avoir
fait découvrir ces textes passionnants, que sont les récits de
voyage dans l'Empire ottoman, pour son aide et ses conseils durant toute cette
année de travail...
Les professeurs du C.E.S.R., dont les cours ont nourri mes
réflexions.
Mes parents pour leur soutien, leur attention et leur
amour.
Gaétan pour ses critiques et pour les discussions
historiques passionnées de toute cette année.
Roxane pour ces moments passés ensemble à la
Bibliothèque universitaire.
Élise pour nos pauses-cafés et les discussions
sur nos mémoires respectifs, qui les accompagnèrent.
Julie pour son énergie spirituelle.
Louis pour son sens de l'écoute.
Salomé pour l'émulation intellectuelle,
qu'engendrent toujours nos dialogues.
Et finalement, tous les autres amis & proches, qui ont
été présents durant cette année de
recherche.
Je leurs dédie donc ce travail...
3
Introductio n
L' idée d'un Homo viator1 serait
assez pertinente pour caractériser l'état d'esprit et l'attitude
des Européens, qui se lancèrent, au XVIe
siècle, dans les voyages et les expéditions maritimes les plus
lointaines & aventureuses. D'ailleurs, les explorateurs et les auteurs de
récits de voyage de cette époque, vont souvent l'invoquer
eux-mêmes pour justifier leur démarche : l'Homme est alors
conçu comme la créature qui s'est vu confiée par Dieu la
mission de découvrir et maitriser toute la surface du globe2.
Et de fait, au XVe et au XVIe siècle plus encore,
les Européens ont fortement concrétisé leurs aspirations
aux voyages, leurs désirs de découvrir et de conquérir des
terres plus ou moins lointaines, particulièrement les Amériques
explorées par les navigateurs des grandes puissances européennes,
principalement les Portugais & les Espagnols, mais également dans
une moindre mesure, les Français, qui envoyèrent, par exemple,
Jacques Cartier (1491-1557) vers l'Amérique du nord3. Ces
voyages d'explorations, qui avaient également pour objectif la prise de
possession politique et intellectuelle des territoires, furent très
souvent accompagnés de récits, qui, tout en narrant le
voyage et ses différentes étapes, ne manquaient pas de
représenter l'altérité rencontrée sur place : les
peuples « indigènes » aux moeurs incroyables, les plantes et
les animaux inconnus en Europe constituent une part importante de ces «
récits de voyage », qui relatent les merveilles incroyables
découvertes en terres lointaines. Ainsi, parmi les grandes idées
qui sont communément rattachées à la période dite
de la « Renaissance » (dont les bornes chronologiques et les
définitions font encore débat), la découverte et la
conquête de l'Amérique apparaissent comme essentielles. Au vue de
l'historiographie, l'exploration du monde, les grands voyages, la rencontre de
l'altérité américaine, et plus largement, les contacts
avec des civilisations lointaines peu ou pas connues jusqu'alors, sont des
éléments fondamentaux pour caractériser l'Europe du
XVIe siècle et définir ces temps des « Grandes
découvertes ». Les travaux et recherches sur ces sujets sont
très abondants, les
1 Pour reprendre l'expression de M.C Gomez-Géraud
développée au début de son étude
générale, qui s'intéresse aux « récits de
voyage », Écrire le voyage au XVIe siècle en
France, P.U.F., 2000.
2 Cette propension immense à se mouvoir et à
s'adapter en tous lieux, qui distingue alors l'Homme des autres
êtres vivants, est clairement mise en avant dès la
Préface, d'une des sources qui fondera notre travail : «
Chacune espèce de bête par ordonnance naturelle est
conterminée en certaine partie du monde, voire de région dont
elle ne passe point les fins sinon par violente force. Mais à l'homme,
comme Seigneur et Prince de toute la ronde terrienne et marine, toutes terres
et mers sont ou doivent être par droit de nature ouvertes, patentes et
découvertes. Et par touts les climats, par tous airs et sous quelconque
part du ciel, l'homme par un prérogatif privilège de Dieu son
créateur peut vivre, spirer, prendre air, pâture et nourriture
sans grande offense ou lésion, s'il s'attempère, ni de
santé, ni de sa vie. En sorte que par toutes les terres fermes et les
îles n'y a part où ne se trouve forme d'homme habitant : ce qui
fait un grand argument et témoignage que l'homme est le seul animant
pour lequel tout le monde est fait... » Nicolas de Nicolay, Les quatre
livres des navigations & pérégrinations, 1567 (p.44).
3 Les expéditions de ce dernier donnèrent lieu
à la rédaction et à la publication de récits de
voyage, par exemple : Brief récit de la navigation faicte es ysles
de Canada, Paris, P. Roffet, 1545.
4
relations entre l'Europe et l'Amérique ont
été, et sont encore, beaucoup étudiées par les
historiens. Certes, les Européens du XVIe siècle ont
eu un grand intérêt pour ce continent nouvellement
découvert, pour ces terres pleines de promesses & de richesses, qui
ont nourri les rêves de conquête & de pouvoir les plus
démesurés. Mais obnubilée par l'Amérique,
l'historiographie tend à minimiser l'importance au XVIe
siècle d'un autre pôle d'intérêt majeur pour les
Européens : l'Empire Ottoman ; en d'autres termes, du fait de
l'engouement pour les voyages outre-atlantique, on a pendant longtemps quelque
peu négligé l'importance qu'ont pu avoir les
pérégrinations orientées vers la direction opposée
: le « Levant ». Pourtant, les sources françaises ne sont pas
trompeuses à cet égard, comme le rappelle F. Tinguely4
tenant compte des travaux bibliographiques de G. Atkinson5, une
analyse des publications du XVIe siècle nous amène
à remarquer, que les récits de voyage qui concernent l'Orient
sont deux fois plus nombreux que ceux sur l'Amérique ; pourtant la
recherche historique a été pendant longtemps nettement
déséquilibrée et penche toujours peut-être un peu du
côté Ouest, malgré de nombreux travaux récents qui
commencent à corriger cette tendance6. Étudier
l'Amérique aux dépends du Levant, apparait d'autant plus
étrange, que les relations de la France avec l'Empire des Sultans
ottomans furent intenses au XVIe siècle, et que plus
généralement encore, les Turcs eurent une importance cruciale
dans la géopolitique méditerranéen de cette époque.
L'analyse de F. Tinguely, à propos de cette tendance de
l'historiographie, encore vive, à privilégier l'étude de
l'Amérique, est convaincante7. Il y voit le reflet d'une
époque plus tournée vers l'avenir et la nouveauté (dont
l'Amérique terre vierge de tout signe au XVIe siècle
est un parfait symbole) que vers le passé incarné par un Orient,
qui, à l'inverse du « Nouveau Monde », est saturé de
signes et de références anciennes. Cette caractéristique
constitue en grande partie l'intérêt des récits de voyage
dans l'Empire ottoman, dont le territoire s'étend sur des régions
aussi importante pour la culture « occidentale » et les imaginaires
européens, que la Terre Sainte, la Grèce, ou encore la
Macédoine et l'Asie Mineure. Ces voyages vers le Levant seront donc
riches en références historiques, d'autant plus fortement
à cette époque marquée par la redécouverte de la
culture gréco-
4 Frédéric Tinguely, l'Écriture du
Levant à la Renaissance, Genève, Droz, 2000.
5 Les nouveaux horizons de la renaissance
francaise, Droz, Paris, 1935.
6 Par exemple, celui de M.C Gomez-Géraud, op.cit., qui
se veut général et fait donc, dans son développement, une
part à peu près égale aux récits de voyages vers le
Levant et vers le Nouveau Monde.
7 « Au sein de la littérature géographique
de la Renaissance, la répartition spatiale entre Orient et Occident se
double d'un partage symbolique et global de la temporalité entre un
avant et un après. Que notre époque participe de cet «
après », voilà ce qui pourrait bien expliquer les
préférences marquées de la critique. Quant à nous,
essayons de rétablir l'équilibre en nous tournant dès
à présent vers ces textes eux-mêmes tournés vers
d'autres textes, de peur d'oublier que l'âge moderne est aussi le fruit
de redécouvertes et de renaissances. », Frédéric
Tinguely, l'Écriture du Levant à la Renaissance,
Genève, Droz, 2000. En assez forte adéquation avec cette
idée, nous pouvons ajouter qu'à l'inverse de celui dirigé
vers l'Amérique, le voyage vers le Levant implique un retour sur soi, un
voyage aux origines d'une grande partie de la culture, qui est celle des
voyageurs, alors, « l'identité » européenne, au lieu de
s'imposer, comme c'est le cas vers l'Ouest (dans le cadre de la conquête
des Amériques), va au contraire être confrontée à
des remises en question.
5
latine et l'admiration de l'Antiquité8, dont
le théâtre historique fut ce même pourtour
méditerranéen, redécouvert par les voyageurs
européens, qui pérégrinent dans l'Empire ottoman. En
effet, les rapports entre les civilisations « européennes » et
« l'Orient » sont déjà au XVIe
siècle, plusieurs fois millénaires, à tel point que la
distinction nominale entre l'Occident et l'Orient parait un peu artificielle,
au vu de l'Histoire des multiples interactions, syncrétismes, et
héritages, qui unissent et rapprochent ces deux pôles
idéels. Pourtant, au XVIe siècle, il y a bien une
séparation entre deux grands espaces culturels & politiques, qui se
distinguent principalement par leur religion et par les pouvoirs qui y
règnent, d'un côté la Chrétienté
européenne de l'autre l'Empire Ottoman musulman. Évidemment cette
division simpliste doit être critiquée, notamment du fait que
précisément au XVIe siècle, l'Europe est en
pleine implosion, au sens où son unité religieuse n'est plus
effective et son unité politique, malgré les efforts d'un
Empereur comme Charles Quint, est loin d'être acquise, les tendances
à la division sont si fortes à l'intérieur de l'espace
européen, que certains pays voient même leur cohésion
interne mise en danger par des guerres civiles & religieuses. De
même, l'Empire ottoman n'est pas homogène, sous sa domination se
trouvent des territoires aux populations et aux cultures multiples9,
par ailleurs, si une partie de sa culture et de son ère d'influence peut
le rattacher à « l'Orient », sa capitale est à la
jonction entre les deux mondes, et plus encore, dès le début de
sa montée en puissance, l'Empire ottoman a dominé des territoires
au Sud-Est de l'Europe et a pris racine sur un Empire byzantin en perte
d'influence. Nous voyons bien à quel point la « géographie
politisée » peut être fondée sur des limites
artificielles, et à quel point il faut se méfier des
définitions catégoriques, qui voudraient mettre en place des
blocs ou des ères nettement distinctes pour les opposer. Au lieu donc
d'insister sur les séparations de deux entités, qui seraient
faussement homogènes, pourquoi ne pas plutôt s'intéresser
aux interactions et aux échanges, qui ont pu avoir lieu dans ce cadre,
mieux adapté à rendre compte de la subtilité des relations
historiques entre les sociétés, qu'est l'espace
méditerranéen10. Finalement, c'est l'attitude de
François Ier, qui
8 En effet, ce sont peut-être les projections d'une
historiographie du XIXe siècle et du XXe
siècle, très imprégnée des notions de
progrès, de nouveauté et de domination de l'Europe sur le monde,
qui ont amené une forte valorisation dans l'interprétation de la
Renaissance, rebaptisée à l'occasion époque « des
grandes découvertes », de l'exploration et de la conquête du
« monde », du caractère pionnier de certains hommes, des
attitudes inédites et originales, qui se démarquent de ce qui a
précédé, qui inventent des techniques et des conceptions
« scientifiques » nouvelles, si ce n'est révolutionnaires.
Pourtant, la réalité historique est beaucoup plus complexe, la
Renaissance ne pourrait se comprendre dans cette seule perspective, la part de
redécouverte des savoirs anciens et de réactualisation de
modèles antérieurs est essentielle, l'attitude des lettrés
et savants humanistes montrent des rapports au passé complexes et
ambigües. Les récits de voyages étudiés dans ce
travail éclaireront en partie ce problème.
9 C'est pourquoi il serait plus juste de parler « des
Orients », lorsque l'on évoque un territoire si vaste et divers que
celui où s'étend l'Empire turc. Si nous utiliserons par
commodité ce terme d'Orient au cours de ce travail, ce sera pour faire
référence à l'entité politique ottomane, non pour
réduire la grande variété (de cultures, de
sociétés, d'environnements,...) qui s'y dévoile à
une entité abstraite et absolue. Les voyageurs eux-mêmes
apprendront aux lecteurs européens à raffiner leurs grilles de
lectures des hommes et des territoires levantins.
10 Des historiens comme Fernand Braudel ont montré,
dès la seconde moitié du XXe siècle, à
quel point l'étude du XVIe siècle pouvait être
féconde à l'échelle méditerranéenne.
Par ailleurs, des mouvements historiographiques
6
sème encore plus fortement le trouble dans les cartes
géopolitiques du XVIe siècle, en effet, dans le cadre
de sa lutte contre le puissant Empereur Charles Quint, le Monarque
français se rapproche du pouvoir ottoman.
Ces relations entre le Royaume de France et l'Empire ottoman
ont été étudiées par les historiens, dès le
XIXe siècle, avec les méthodes de la diplomatique, de
l'histoire politique et évènementielle, les liens, qui unissaient
François Ier et Soliman dit « le Magnifique », ont
particulièrement attirés l'attention des chercheurs
jusqu'à des travaux récents11. Les récits de
voyageur français, que nous allons utiliser comme sources historiques
pour appuyer ce travail, sont à restituer dans ce contexte original
d'une alliance franco-musulmane, qui a en grande partie rendu possible
l'existence des textes eux-mêmes, au sens où c'est dans le cadre
des ambassades françaises en terres ottomanes que des érudits,
des diplomates et des savants, comme P. Belon du Mans, Nicolas de Nicolay, ou
Guillaume Postel, ont pu voyager sur les territoires sous domination du Sultan
et observer le monde ottoman. En effet, c'est d'abord autour de l'ambassade de
M. d' Aramon (1546-1553), envoyé auprès de la Porte ottomane par
François Ier, que s'organise ce que nous pourrions appeler un
observatoire culturel & politique de l'Empire ottoman. Les
récits de voyage, possibles en grande partie grâce aux relations
diplomatiques harmonieuses entre le Sultan Suleyman (appellé plus
communément Soliman) et François Ier, ont été
étudié sous différents angles par des auteurs
contemporains. D'abord, par F. Tinguely, qui privilégie une approche
textuelle en travaillant sur ce qu'il nomme justement le corpus «
aramontin » (en référence à cet âge d'or des
relations franco-turques), il rapproche et compare les récits de Thevet,
Belon, Jean Thenaud, Nicolas de Nicolay, Pierre Gilles, Guillaume Postel, Jean
Chesneau... Il montre les liens intertextuels qui unissent les oeuvres des
différents voyageurs et il étudie la formation de ce genre
littéraire qu'est le récit de voyage au Levant, dont les
fondements sont en grande partie posés en ce milieu de XVIe.
Il montre en quoi ces textes se distinguent de narrations antérieures
comme les récits de pèlerinage, tout en insistant, par ailleurs,
sur l'importance des références littéraires et de la
« bibliothèque » dans la constitution des récits : le
voyage en Orient est aussi un parcours de reconnaissance. Son travail
s'intéresse plus encore au regard que porte les voyageurs sur l'Orient
qu'aux informations qu'ils
récents, tel la « world history » ou
l'Histoire « connectée », ont mis en avant l'importance des
multiples interactions entre les cultures, entre des régions, certes
éloignées, des sociétés distinctes, mais pas pour
autant totalement séparées et indépendantes dans leurs
transformations. Cette démarche qui tend à privilégier une
approche plus globale et dynamique, permet à la réflexion
historique de sortir des limites étroites de l'Histoire nationale
(très prégnante au XIXe et dans la première
moitié du XXe siècle). Cette Histoire connectée
a fait ses preuves, en montrant à quel point les hommes, les techniques,
et même les idées, circulent, se diffusent et s'influencent
réciproquement. En effet, c'est souvent au contact de
l'altérité que les cultures se construisent (que ce soit par
opposition, par transformation ou par assimilation d'éléments),
et que les identités se définissent.
11 Par exemple, celui d' Edith Garnier, l'Alliance impie,
éditions du Félin, 2008.
7
donnent, il étudie la construction du discours sur
l'ailleurs (espaces) et sur l'altérité (objets étonnants).
À l'inverse, les travaux d'Yvelise Bernard usent des récits de
voyages pour faire progresser la recherche historique sur l'Empire ottoman du
XVIe siècle, après avoir comparé les nombreux
textes du XVIe siècle qui racontent des voyages dans l'Empire
turc, elle relève et classe dans une approche thématique les
multiples renseignements délivrés sur l'Empire ottoman. Nous lui
devons également, dans les premiers chapitres de son livre, une
typologie et une organisation très rigoureuse des différents
récits de voyageurs français du XVIe siècle
(tableaux avec dates des voyages, itinéraires et brèves
biographies des voyageurs, etc.) outils de travail facilitant nos recherches et
les choix effectués en vue de constituer notre corpus de textes. Nous
avons trouvé d'autres ouvrages qui fondent leurs travaux sur des
récits de voyage dans l'Empire ottoman, tel ceux d'Elisabetta
Borroméo12 ou d'Hélène Pignot13,
mais ces derniers traitent de récits publiés au XVIIe
siècle (et outrepasse donc les bornes chronologiques que nous nous
sommes fixés) et ils concernent des espaces très ciblés.
Le travail d'Elisabetta Borroméo est strictement limité aux
passages concernant l'Europe ottomane, Hélène Pignot
s'intéresse plus particulièrement à la vision des grecs et
de la Grèce qu'on les voyageurs français et anglais, elle
organise son travail en consacrant un chapitre à chaque voyageur.
Finalement, on doit rendre compte du livre d'Alexandra Merle, le Miroir
ottoman14, qui à travers un vaste corpus
constitué de dizaines de récits français et espagnols sur
les Turcs et l'Empire ottoman publiés entre le XVIe et le
XVIIe siècles, rend compte des représentations (en
liens avec des intérêts et des contextes politiques et religieux)
de l'Empire ottoman, du « Turc » et plus largement des peuples et des
territoires multiples qui composent l'Empire, ce gigantesque travail de
comparaison et de synthèse est assez général, tout en
restant toujours accroché à de très nombreuses sources
convoquées sans cesse et confrontées fréquemment. C'est
surement de la démarche de cette dernière que nous sommes les
plus proche, mais à la différence de son travail qui se veut
large (nombreuses sources espagnoles et françaises convoquées
pour sa démonstration) et qui est étendu sur deux siècles,
le notre sera plus restreint au niveau du corpus et plus limité au
niveau temporel. Par ailleurs nous orienterons nos recherches dans les
perspectives d'une Histoire culturelle et « scientifique »
(études des représentations et des sensibilités), alors
qu'Alexandra Merle, notamment du fait des ses sources espagnoles, oriente ses
recherches sur les enjeux idéologiques et politiques des
représentations qu'elle étudie. Dimensions, que bien sûr
nous ne passerons pas sous silence et que nous devrons évoquer,
notamment lorsque
12 Elisabetta, Borroméo, Voyageurs occidentaux dans
l'Empire ottoman (1600-1644), Maisonneuve & Larose, 2007.
13 Hélène, Pignot, La Turquie
chrétienne : Récits des voyageurs français et anglais dans
l'Empire ottoman au XVIIe siècle, Versey (Suisse),
Xénia, 2007.
14 Alexandra, Merle, le Miroir ottoman : une image
politique des hommes dans la littérature géographique espagnole
et française (XVIe-XVIIe siècles),
Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 2003.
8
nous étudierons la représentation du « Turc
» et du pouvoir ottoman, mais nous verrons que les sources
françaises sont beaucoup plus nuancée que les espagnoles, qui
condamnent presque automatiquement les Infidèles ennemis de la
Chrétienté et de la Monarchie ibérique. D'autre part,
affirmons clairement que notre travail se donne pas pour objectif d'enrichir
les connaissances historiques sur l'Empire ottoman lui même, car ce
travail a déjà été largement réalisés
par Y. Bernard pour ce qui est des récits de voyages, mais plus
généralement par des spécialistes, qui se sont
également fondés sur les archives et sources turques pour
étudier l'administration, la culture, les politiques et l'organisation
de l'Empire ottoman durant les différents siècles de son
existence15. Nos aspirations sont plus modestes et plus
adaptés à nos sources, qu'il convient de présenter
brièvement dès à présent. Le premier récit
étudié sera celui du célèbre « naturaliste
» Pierre Belon du Mans (1517-1564), qu'il publiera quelque année
après son retour d'Orient : Les observations de plusieurs
singularitez et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie,
Judée, Égypte, Arabie et autres pays estranges,
rédigées en trois livres, G. Corrozet, Paris, 1553. Cet
ouvrage imposant de près de 500 pages, est un véritable monument
de l'écriture viatique, il est exemplaire à de nombreux
égard. Il se veut, selon le projet de son auteur, très «
scientifique », au sens où il s'attachera à décrire
le plus fidèlement possible la diversité observée par le
voyageur, tout particulièrement dans le domaine des choses et des
êtres naturels, qui tiennent une grande place dans son texte et dans les
illustrations qui l'accompagnent. Nous avons décidé de comparer
cet ouvrage de Belon, avec celui d'un autre voyageur de la même
époque : Nicolas de Nicolay (1517-1583). Ce diplomate,
envoyé par le Roi en Orient quelques années après Belon,
publie, plus de quinze ans après son retour, Les quatre livres des
navigations et pérégrinations (1568) un récit
totalement différent, tant pour ce qui est de sa méthode
d'écriture, que de son contenu (par exemple plus orientée vers la
description des hommes et des territoires). Ce qui rapproche son récit
de l'oeuvre de Belon, c'est la présence d'illustrations, mais aussi les
territoires évoqués, qui, s'ils prennent des allures très
différentes dans les discours, n'en restent pas moins les mêmes
lieux parcourus lors de leurs voyages respectifs. De plus, à cette
identité spatiale du référent, s'ajoute la
proximité temporelle de leurs expériences respectives, en effet,
Nicolay visite l'Empire turc en 1551, soit deux ans après le retour de
Belon. Finalement, dans une volonté d'élargir nos perspectives
sur l'Orient ottoman et sur les récits de voyage, nous avons
décidé d'étudier un autre texte, moins connu : Les
Pérégrinations du s. Jean Palerne... où est
traicté de plusieurs singularités et antiquités
remarquées ès provinces d'Égypte, Arabie déserte...
Terre sainte, Surie, Natolie, Grèce, publié en 1606. Ce
voyageur s'est rendu dans l'Empire ottoman, entre 1581 et 1583, à
l'âge de 25 ans, il parcourt globalement les mêmes
15 Citons par exemple les travaux de Robert, Mantran,
L'Empire Ottoman du XVIe au XVIIIe siècle :
administration, économie, société, Variorum, 1984, ou
de Frédéric, Hitzel, l'Empire ottoman
XVe-XVIIIe siècle, Paris, Les Belles lettres,
2001.
9
territoires que Nicolay ou Belon, une trentaine d'année
après ceux-ci. Nous verrons qu'il voyage dans des perspectives à
la fois différentes et similaires à ces derniers, retenons pour
le moment que la différence essentielle se situe au niveau de son texte,
qui n'était pas à l'origine destiné à une large
publication imprimée. Pourtant, ce dernier présente des contenus
et des centres d'intérêts assez similaires aux deux autres
voyageurs, ce qui nous a permis de l'intégrer dans ce travail. Par
ailleurs, la jeunesse de l'auteur et le caractère non-officiel de son
voyage et de son récit amène souvent des points de vue originaux,
un regard sur l'Orient qu'il sera intéressant de confronté
à celui des autres auteurs.
Quelles sont les difficultés méthodologiques
liées à l'étude de ces récits de voyage ? Leur
forme composite et leur contenu varié est à la fois une
qualité de ces récits et la principale difficulté
rencontrée pour les étudier. En effet, de par la richesse
rencontrées sur place, ces récits traiteront d'objets et de
thèmes variés, qui ouvriront de multiples perspectives de
recherches. On pourra alors aborder ces récits de voyage sous des angles
divers : ils nous informeront sur la représentation de la nature (qui
justement se transforme au cours du XVIe siècle), nous
pourront également nous interroger sur la fonction et la place de
l'Histoire dans ces textes et l'importance des références
culturelles dans la perception et la représentation des espaces
orientaux ; de même, la dimension « ethnographique » de
l'écriture viatique, ou encore les implications politiques et
religieuses des discours des voyageurs, sont autant d'éléments
qui pourront être étudiés. Cette diversité des
objets invoqués et disciplines convoquées complique quel peu la
tâche au chercheur, qui devra lui même recomposer des unités
thématiques, réunir un matériel souvent éparse. En
bref, face au côté foisonnant de ces textes, leur étude
historique nécessitera au préalable un travail de
reclassification, il devra dégager des grands axes d'étude et
savoir distinguer l'essentiel de l'accessoire. Une autre difficulté est
liée à l'étude des représentations de l'Orient.
Celles-ci dévoilent en partie la sensibilité de ces hommes
lettrés qui voyagent dans la seconde moitié du XVIe
siècle, en effet, étant donné que ces textes mettent en
avant l'inconnu et le singulier rencontrés au cours des
pérégrinations, nous pourrons en déduire, dans une
certaine mesure, les frontières entre le normal et l'extraordinaire dans
les mentalités de l'époque. Mais justement, c'est ici que
l'historien devra être sur ses gardes et bien faire attention de ne pas
projeter ses propres sensibilités sur les textes, ne pas confondre son
étonnement personnel avec celui des voyageurs ou lecteurs de
l'époque. C'est pour cette raison, que notre démarche sera
guidée par le souci de resituer ces textes dans leur époque,
d'insister sur le contexte historique (tant pour ce qui est des relations
politiques et diplomatiques avec les Ottomans, que pour ce qui est des
évènements plus proprement européens). Nous devrons
également préciser les conditions de voyage en
Méditerranée au XVIe siècle, ainsi que les
pratiques d'écriture et les
10
contextes de publication, qui influencent grandement la
constitution de ces récits. Tous ces éléments permettront
d'avoir un regard à la fois plus critique et plus complet sur nos
sources, qui prendront plus de sens et de profondeur, à l'aune de ce
contexte. Il nous permettra de cerner un peu mieux la singularité de
chaque voyage et chaque voyageur, tout en les replaçant dans l'ensemble
plus vaste de leur époque. Par ailleurs, la volonté de comparer
ces textes sera également un point essentiel de notre travail, cette
comparaison est possible du fait de la période relativement restreinte
sur laquelle s'échelonne les voyages retenus et leurs publications : la
seconde moitié du XVIe siècle. Nous pourrons comparer
ces textes du fait de l'identité des lieux évoqués
-étant donné que les voyageurs visitent globalement les
mêmes régions, la comparaison va justement permettre de voir si
à partir d'un même référent, on arrive, ou non,
à des discours multiples. Ce sera donc l'occasion d'observer
d'éventuelles variations temporelles, ainsi que des transformations des
discours, notamment en relation avec les conditions de voyages ou
d'écriture, les sensibilités et les formations propres à
chaque voyageur.
Finalement, une des limites souvent invoquée pour
réduire la légitimité de ces récits en tant que
sources historiques, est leur caractère assez subjectif, en effet, ces
récits sont avant tout des témoignages très liés
à la personnalité et aux intérêts de ceux qui les
rédigent. Mais nous pensons que cet aspect ne leur retire pas leur
valeur historique, d'abord parce qu'ils tendent -du fait de l'écriture-
à une certaine universalité, à dépasser
l'expérience subjective pour la transmettre à un cercle plus ou
moins restreint de lecteurs, voire à inscrire le texte viatique dans un
vaste corpus « scientifique », dans une somme de connaissances sur le
monde. Le statut essentiellement ambigüe du voyageur-écrivain n'est
pas un problème historique contemporain, déjà à
l'époque de leurs récits, les voyageurs ont conscience du
caractère problématique de leurs propos, qui, du fait des terres
lointaines et des réalités inconnues qu'ils évoquent, sont
souvent sujets à la critique et à la méfiance. Nous
étudierons donc les stratégies déployées par
l'écriture viatique pour se prémunir contre les accusations, dont
elle peut-être la cible. En effet, comme nous le montrerons, ces
récits sont marqués par une volonté de rendre compte
fidèlement de ce qui est observé, ils ne relèvent pas de
la fiction, et fondent en grande partie l'autorité de leurs discours sur
l'expérience vécue.
Pour mener à bien ce travail, il nous faudra dans un
premier temps étudier en lui-même le voyage en terres ottomanes et
sur la mer Méditerranée : analyser les motivations des voyageurs,
leurs démarches, les contextes et cadres de leurs voyages, les
itinéraires empruntés et les obstacles rencontrés.
Après avoir mis en place ce cadre concret du voyage dans l'Empire
ottoman, nous devrons préciser la construction du récit de
voyage, les processus d'écriture et de publication de ces textes, les
représentations scientifiques qui les sous tendent, les
difficultés auxquelles sont
11
confrontés les voyageurs lorsqu'ils se font
écrivains, lorsqu'ils doivent représenter leurs
pérégrinations et rendre compte de l'altérité ou de
l'inconnu à leurs lecteurs. Finalement, nous orienterons notre travail
vers une Histoire des représentations et des sensibilités, en
étudiant plus précisément l'interprétation, que
donnent les récits, de la diversité orientale, cette analyse de
leurs discours sur la nature orientale ou sur les sociétés du
Levant sera également l'occasion de montrer à quel point ces
récits sont riches en projections révélatrices du contexte
européen et des mentalités de cette seconde moitié du
XVIe siècle.
12
I. Voyager vers le Levant dans la seconde moitié
du
XVI e siècle.
Peregrinationis divi Pauli typus
chorographicus.16
Carte du célèbre cosmographe Ortelius,
Abraham (1527-1598), éditée en 1592 (un exemplaire est
conservée à la B.N.F.). Ce document donne une idée de la
connaissance géographique relativement exacte de l'Orient
méditerranéen, que pouvait avoir les Européens dans la
seconde moitié du XVIe siècle.
A. Les relations franco-ottomane : diplomatie et
ambassades
levantines .
1. La « scandaleuse alliance ».
L'attitude de François Ier face à l'Empire Ottoman
est singulière comparée à celle des autres
16 Remarquons, le titre et le sujet de cette carte (les
pérégrinations de St Paul), qui rattachent, de prime abord, les
terres de l'Orient-méditerranéen à l'Histoire
chrétienne & à la culture européenne (source de ce
document :
http://www.raremaps.com/gallery/archivedetail/20004/Peregrinationis_Divi_Pauli_Typus_Chorographicus/Orteli
us.html).
13
pouvoirs européens de son temps , qui sont plus
portés à parler d'étendre la « reconquista »
-qui s'est vu couronnée de succès dans la péninsule
ibérique à la fin du XVe siècle, qu'à
pactiser avec les « Infidèles ». Le monarque français
se lie au Sultan ottoman dès sa captivité (suite à la
défaite de Pavie en 1525), cette entente entre le Roi de France et le
Sultan Soliman dit « le Magnifique » est liée à leur
ennemi commun : Charles Quint ; c'est donc, leurs intérêts
géopolitiques, convergeant dans une opposition à l'Empire, qui
unissent les deux souverains. En effet, les Ottomans sont les adversaires
offensifs du Saint-Empire (notamment en Europe de l'Est sur le front Hongrois,
en Méditerranée et au « Maghreb »), et les
Français, plus sur la défensive, se voient enserrés d'un
côté par les États bourguignons & les Flandres, de
l'autre par la Monarchie espagnole, territoires réunis sous
l'autorité unique de l'Empereur de la maison de Habsbourg, dont les
ambitions vont à l'encontre du Royaume de France. L'opposition de
Charles Quint et de la « Sainte-Ligue » -dont la France ne fait donc
pas partie- aux Turcs est un élément décisif de la
géopolitique méditerranéenne du XVIe
siècle, des années 1520 aux années 1580, les combats se
multiplient, de la Hongrie jusqu'aux côtes du sud de l'Espagne, sur terre
comme sur mer, les Chrétiens affrontent les Musulmans17. Il
faut garder en tête cette situation conflictuelle pour prendre la mesure
de l'ambigüité et de l'originalité de la position
française.
L'entente diplomatique entre Soliman (Sultan de 1520 à
1566) et François Ier (Roi de 1515 à 1547) prend plusieurs
formes. D'abord, elle se manifeste par des accords commerciaux qui permettent
aux bateaux de circuler librement en mer ottomane sous la bannière
française, ces « capitulations » sont établies entre
1528 et 1536. Ensuite, cette alliance diplomatique donne une certaine assurance
de sécurité et de protection pour les pèlerins et les
voyageurs français qui sont autorisés, grâce à cette
bonne entente, à circuler sur le territoire ottoman. Dans la perspective
de ce travail, l'instauration d'une ambassade permanente à
Constantinople (dès 1535 avec le diplomate Jean de La Forêt) reste
l'effet le plus important de ces accords franco-ottoman. En effet, c'est
grâce à ces accords et dans le cadre de l'ambassade
française, que Pierre Belon du Mans et Nicolas de Nicolay vont
réaliser leurs voyages respectifs, qui se déroulent à
l'époque de l'ambassade de M. d' Aramon18 (1546-1555). Les
spécialistes des relations franco-ottomanes présentent souvent
cette
17 Il n'est pas dans nos projets de détailler ces
relations conflictuelles, complexes et changeantes, nous renvoyons le lecteur
aux abondants travaux sur le sujet et à des ouvrages de synthèse
sur la géopolitique méditerranéenne, par exemple celui de
F. Braudel, La Méditerranée et le monde
méditerranéen à l'époque de Philippe II, deux
tomes, (seconde édition, Armand Colin, 1966), qui, certes peut
être mis à jour au vu des travaux plus récents, mais qui
garde une valeur indéniable pour qui s'intéresse à ces
problèmes.
18 À propos de Gabriel d'Aramont(1508-1555), nous
pouvons citer le jugement de S.Yérasimos et M-C.Géraud-Gomez :
« Personnage typique de l'aristocratie de rupture de ban qui tente de
faire carrière outre-mer en épousant une cause avec une ardeur et
un zèle supérieurs à ceux des ses chefs et de ses
interlocuteurs, Aramon se trouve constamment au centre des projets de
coopération franco-turque les plus hardis... » Dans l'Empire de
Soliman le Magnifique, (édition contemporaine des Navigations
& pérégrinations de Nicolas de Nicolay) Presses du
CNRS,
14
ambassade d'Aramon comme « l'âge d'or » et
l'apogée de cette alliance « impie » aux yeux de nombreux
Européens de l'époque. Les rapports entre François Ier et
Soliman par l'intermédiaire des ambassadeurs successifs sont très
intenses, quelque soit par ailleurs leurs résultats politiques
concrets19, les deux souverains établissent des rapports
cordiaux. Gabriel d'Aramon est souvent présenté comme un
personnage clé de la diplomatie orientale, qui poursuivra, après
la mort de son maitre (François Ier décède en 1547) la
politique orientale de ce dernier. Il est cité abondamment dans les
récits des voyageurs, et évidemment couvert d'éloges par
N. de Nicolay et P. Belon, qui lui sont grandement redevables de leurs
conditions et facilités de voyage dans l'Empire ottoman. À cet
égard, il est très significatif que dès le premier
chapitre du premier livre des Navigations &
Pérégrinations de Nicolay, à la deuxième
ligne, on trouve déjà une évocation laudative du «
..sieur d'Aramon, très sage et très vertueux gentilhomme ayant
été plusieurs années ambassadeur des
Très-Chrétiens Roi François premier du nom et Henri
deuxième, auprès de Soliman empereur des Turcs...
»20 La grandeur et l'importance du personnage sont
confirmées par le traitement dont il est l'objet de la part du nouveau
monarque (Henri II) : « le Roi en considération de ses vertus et
services, l'ayant déjà honoré d'un état de
gentilhomme ordinaire de sa chambre, lui donna aussi deux galères des
meilleures et mieux équipées qu'il eut au havre de Marseille.
»21. En effet, le Roi de France veille à ce que son
fidèle serviteur et précieux ambassadeur puisse retourner en
Orient dans les meilleures conditions. N'oublions pas à quel point le
travail de diplomate en terres ottomanes est très prenant, l'ambassadeur
d'Aramon consacre toute la fin de sa vie à cette fonction, de la
manière la plus totale, au sens où il passe son temps loin de sa
patrie et de ses proches22. Rappelons pour mémoire, que
Gabriel de Luels, seigneur d'Aramon, séjourna longtemps à
Constantinople, la première fois en 1542 pour exercer la fonction
d'ambassadeur intérimaire, en 1545 il rentre en France et repart
l'année suivante avec le titre d'ambassadeur, ce fut sa première
mission diplomatique d'importance, au cours de laquelle il accompagna le Sultan
Soliman dans sa campagne militaire en Perse. Il exerça ses fonctions
jusqu'à sa mort en 1555. Dans les textes, cet ambassadeur devient le
symbole de la présence française en terre ottomane, il est un
représentant exemplaire, pour plusieurs raisons qu'expose Pierre
Belon23. D'abord, parce qu'il accueillait à bras ouverts
tous
1989, Introduction, p.13.
19 Qui ne sont pas toujours couronné de succès,
pensons par-exemple aux campagnes maritimes en Méditerranée peu
concluantes.
20 N.de Nicolay, op.cit., livre I, chap I, p.55.
21 Idem.
22 C'est ce que nous rappelle Nicolay, lorsqu'il
précise : « Madame d'Aramon attendait son mari d'un très
ardent désir et singulière affection, pour avoir
été privé de sa présence l'espace de plus de dix
ans. » Livre I, chap.II, p.56.
23 P. Belon, op.cit, livre Ier, chap 70, p.210.
15
les français qui se présentaient à lui,
« de quelque condition qu'il fût »24, précise
Belon, qui admire cette fraternité en terre orientale et cette
solidarité outre-mer des Français. Ensuite, c'est sa
charité vis à vis de ses frères chrétiens d'Orient
qui font de lui un personnage admirable, en effet il libère des esclaves
chrétiens à ses propres frais25.
Après cet aperçu assez général de
l'alliance franco-turque et de l'ambassade française au milieu du
XVIe siècle, étudions plus particulièrement la
situation politique et diplomatique des voyageurs, lors de leurs
expéditions dans l'Empire turc.
2. Les voyageurs français en terres ottomanes :
facilités, protections et devoirs.
Ces accords diplomatiques avec le Sultan offrent de nombreuses
possibilités aux voyageurs français, mais ils impliquent
également des devoirs de leur part, parmi lesquels se plier aux
exigences administratives des Ottomans. Par exemple, lorsqu'il quitte
Constantinople, à la sortie du Bosphore, ils doivent montrer leur «
sauf-conduit de la Porte »26 (obtenu au préalable
à Constantinople) et se soumettre, à Gallipoli, à la
fouille obligatoire de tous les bateaux qui sortent, cette opération de
contrôle, qui a notamment pour but d'éviter la fuite d'esclaves,
oblige souvent les voyageurs à attendre 3 jours sur place27.
Mais à en croire Pierre Belon et son chapitre 21 au titre explicite -
« Que tout homme ayant commandement ou passeport d'un Bacha, ou du Turc,
étant habillé à la mode des Turcs, menant un guide avec
soi, pour servir d'interprète ou trucheman, peut cheminer surement par
tout le pays des Turcs », pour celui qui est protégé et
autorisé, le déplacement dans l'empire ottoman est relativement
aisé...
Par ailleurs, les voyageurs français, qui parcourent
les terres ottomanes, se doivent d'obtenir la protection et la reconnaissance
des diplomates européens locaux, émissaires le plus souvent
français ou italiens (vénitiens ou florentins
représentants leurs grandes villes commerçantes), qui vivent sur
place et dont l'aide est précieuse à plusieurs égards.
D'abord, ils recevront courtoisement et conseilleront subtilement, du fait de
leurs connaissances des lieux, nos voyageurs. Ensuite, ils leur fourniront des
lettres de recommandations, qui seront par la suite autant de «
sésames » leur ouvrant de nombreuses portes et leur attirant la
bienveillance d'autres représentants politiques
24 Idem.
25 Idem. : « Sa libéralité se peut aussi
prouver par le grand nombre d'esclaves chrétiens qu'il a
délivré de la main des Turcs à ses propres deniers.
».
26 Pour citer Belon, qui précise à ce sujet
« un homme étant habillé à leur mode, ayant un
sauf-conduit de la Porte, c'est-à-dire un passeport de la cour du Grand
Seigneur, et un droguement pour lui servir de guide, pourra aller par tous
les pays où bon lui semblera, hormis par les déserts et dangereux
passages de frontière. », ch.21 du premier livre, p.107.
27 Pierre Belon évoque ces formalités
administratives aux chapitres 2 et 3 du second livre de ses
Observations.
16
(européens ou ottomans). Ces diplomates occidentaux
sont souvent mentionnés dans les récits de voyage, nous avons
déjà évoqué l'Ambassadeur par excellence, M.
d'Aramon (symbole de l'âge d'or des relations franco-ottomane), mais il
n'est pas le seul à être remarquable dans la diplomatie orientale.
Mentionnons quelques autres exemples moins célèbres, comme Paul
Mariani, ou « Mariano » selon Jean Palerne, qui ne tarit pas
d'éloge à son égard, il le définit d'abord comme
« gentilhomme Vénitien, consul pour la nation Françoise en
Alexandrie »28, plus loin dans son texte, on apprend que sur
simple lettre29 de ce dernier Palerne et sa compagnie sont
reçus avec la plus grande courtoisie par un représentant local du
pouvoir ottoman, celui-ci va même leur offrir tout ce dont ils ont besoin
pour poursuivre leur voyage ce qui amène Palerne aux mots suivants :
« ...tout à la faveur dudict Sieur Consul, que je
puis dire estre plus aymé, honoré & respecté en ce
pays là, que ne sçauroit estre un Ambassadeur à
Constantinople : & le tient on pour si homme de bien & raisonnable que
le plus souvent les Mores vont à luy pour vuyder leurs différents
: au lieu d'aller au Cady ministre de leur loy & de la Justice »
Il y a là de quoi s'étonner, il est probable que
Palerne exagère quelque peu pour nous amener à sa conclusion :
« & véritablement les bonnes parties et loüables
qualités qui accompagnent ce gentilhomme là, le rendent digne
d'estre plustost Ambassadeur prez quelque grand Monarque, que Consul.
»30. Ce Paul Mariani aurait-il pu devenir l'Aramon du temps de
Jean Palerne? En tout cas, le comportement de chefs locaux ottomans semble
authentifier cet éloge : « La lettre dudict Sieur Consul »
ouvre à Jean Palerne et ses compagnons de voyage de nombreuses portes,
par exemple, sur présentation de celle-ci, le « Soubassi
»31 de Sues, les invite à « banqueter chez lui
». Nous évoquons ce personnage pour une seconde raison, il
représente une autre « catégorie » d'aide ou d'appui
qu'obtiennent quelque fois les voyageurs en terres ottomanes : c'est un «
renégat de Turin » fait prisonnier dans sa jeunesse par les Turcs,
qui, après s'être « mahométisé », obtint
des charges dans l'administration ottomane. Ainsi, il garde bon souvenir de son
éducation chrétienne et devient un allié ottoman sur
place, une sorte de sympathisant pour les Occidentaux auxquels il facilite le
voyage32. Comprenons bien que les voyageurs se déplacent sans
cesse et qu'il leur est donc difficile de s'appuyer sur un seul protecteur,
cette remarque est surtout valable dans le cas de Jean Palerne, qui voyage dans
une certaine mesure « en autodidacte », alors que Belon, et plus
encore Nicolay, sont rattachés plus directement à l'Ambassade
française. Certes, Pierre Belon est officiellement
28 Jean Palerne, Les Pérégrinations...,
chapitre XIV (p.92).
29 Les lettres, qui prouvent leurs relations « haut
placé », sont donc une cause principale du traitement favorable
dont jouissent les voyageurs ; un autre exemple est lié aux Caloyers de
la mer Rouge, auxquels J. Palerne présente une lettre de leur Patriarche
d'Alexandrie pour obtenir un bon accueil (voir la relation de ce dernier, au
ch.48, p.155.).
30 J. Palerne, op.cit Chapitre LIII, (p.161).
31 Autorité locale du pouvoir ottoman correspondant
à une sorte de capitaine.
32 Étant donné la très forte politique
d'assimilation de l'Empire ottoman, ce personnage n'est pas un cas unique, mais
il demeure, tout de même, assez exceptionnel dans l'ensemble des
récits de voyage.
17
attaché à l'Ambassadeur français du
moment, Gabriel d'Aramon, mais il passe également une grande partie de
son voyage (en Égypte et en Terre Sainte) avec un autre grand diplomate
de l'époque : M. De Fumel, dont il fait l'éloge à
plusieurs reprises, notamment pour son courage et ses qualités
militaires, mais aussi pour son aide, dès l'avertissement au lecteur
du Second Livre des Observations et Singularités (p.229)
où l'on peut lire :
« Mais pour autant que la faveur et le crédit de
Mr. De Fumel, gentilhomme de la chambre du roi, à ce faire
m'a grandement aidé, je serais digne d'être noté
d'ingratitude, si je ne confessais librement lui être beaucoup redevable
: car j'ai eu l'intelligence de plusieurs choses en ses voyages, èsquels
il usa de grandes courtoisies en mon endroit ».
Ce passage illustre à quel point
l'écrivain-voyageur est redevable aux diplomates du Levant, qui sont
autant de mécènes, qui permettent et aident à la
réalisation des missions « culturelles » ou «
scientifiques » des voyageurs tel Pierre Belon du Mans. M. De Fumel, en
tant qu'envoyé officiel de « l'allié français
»33, se fait reconnaitre à Constantinople auprès
du Sultan, qui « lui bailla gens exprès de sa cour pour lui faire
escorte et le conduire surement en tous les pays et province où il
voulait aller »34. Ainsi, tout au long de ses
pérégrinations levantines, les autorités turques locales
le respectent et lui assurent la protection, voire l'hospitalité,
à maintes reprises ; par exemple en Égypte, où « un
sangiac avec plusieurs spahis firent escorte à Mr. De Fumel,
et à toute la compagnie qui le suivait »35, la
nécessité de cette protection nous rapelle, en passant, à
quel point la domination turque sur certains territoires éloignés
de Constantinople est relative et limitée36.
D'autre part, un voyageur comme Palerne, qui n'est pas,
contrairement à Nicolay et Belon directement rattaché à
l'ambassade française, ne chemine pas pour autant, de manière
isolée ou solitaire37, en effet, outre son compagnon le
gentilhomme Melunoys, avec lequel il prend la décision de partir au
Levant et qui l'accompagnera du début du voyage jusqu'à sa mort
(lors du « Second naufrage advenu à Zibello entre Barutti &
Tripoly »38), il se lie, tout au long du voyage et au
gré des rencontres, avec d'autres occidentaux et chemine sur place avec
eux, les nommant « nostre
33 Pierre Belon rappelle, dans la suite du passage cité
(avertissement au lecteur du second livre), qu'il rencontra M. de Fumel
à Constantinople et que ce dernier était alors l'envoyé du
nouveau roi Henri II venu pour annoncer la mort de François Ier (De
Fumel arriva en juillet 1547 à Constantinople).
34 Idem, p.229.
35 Chap.42 du second livre (p.310).
36 D'ailleurs, au chap.LIV Des
Pérégrinations de Jean Palerne, c'est le « Sangiac
» -représentant local du pouvoir ottoman- lui même, qui
déconseille aux voyageurs occidentaux de partir sans caravane, à
cause du danger que représentent les brigands arabes.
37 Notons à cet égard, que Jean Palerne emploie
de manière significative le pronom « nous » durant tout son
récit. De même, il est intéressant de remarquer que Pierre
Belon, dans sa seconde édition des Observations et
singularités, remplace le « je » de la première
édition par un « nous ». Ici, outre le fait de signifier que
le voyage n'est pas solitaire, le « nous » peut autoriser plus
fortement le récit, conférant par le pluriel, plus de poids et
d'objectivité aux discours des voyageurs.
38 Titre du Chap.LXXVIII du récit de Jean Palerne.
18
compagnie »39. Comparée à cette
situation plus difficile de Palerne, celles de Pierre Belon et de Nicolay
apparaissent plus confortables, faire partie d'une petite troupe de
français, qui voyagent ensemble sous l'autorité et la protection
d'un puissant diplomate est un immense privilège. La composition exacte
de la troupe de Belon, qui chemine sous l'autorité de M. de Fumel, est
incertaine et changeante (en fonction des espaces considérés),
mais l'auteur des Observations et Singularités mentionne en
Terre Sainte une « demi-douzaine d'honorables gentilshommes
français » ceux « de la maison de Rostin, de Saint-Aubin en
Picardie, de Perdigal en Gascogne, du Val... »40. Par ailleurs,
Pierre Belon fait d'autres rencontres lors de ses pérégrinations,
par exemple de retour à Constantinople, celle de « maître
Juste Tenelle, que le feu roi François restaurateur des lettres y avait
envoyé pour recouvrer des anciens livres grecs »41. Pour
ce qui est des missions « culturelles », un autre personnage, un peu
plus célèbre, embarque avec Pierre Belon dans la compagnie de M.
d' Aramon : Pierre Gilles d'Albi (1490-1555)42, qui va au Levant
dans le but de recueillir des manuscrits et des antiquités pour le Roi.
D'autre part, nous savons qu'André Thévet (1516-1590), le
célèbre cosmographe, est en Orient au même moment que P.
Belon, bien que ce dernier ne fasse aucune référence explicite
à celui-ci dans son texte. Nicolas de Nicolay mentionne lui aussi
quelques personnages importants, qui faisaient partie de son expédition
en Orient43, cette sorte de passage en revue des troupes de
l'ambassade est l'occasion pour l'auteur de préciser les qualités
de chacun, qui expliquent en partie leur participation à la mission
orientale. Par exemple, il mentionne le Seigneur de Virailh44, dont
la maitrise de plusieurs langues vulgaires fait de lui un membre
précieux de l'expédition, de même, il évoque le
sieur de Cotignac, qui deviendra ambassadeur par la suite, mais qui sera
également un transfuge notoire puisqu'il s'offrira aux ennemis
espagnols, ce que ne se prive pas de rappeler Nicolay (ici la distance
temporelle, qui sépare la rédaction de l'auteur de son
expérience levantine, lui permet d'anticiper et d'avoir une certaine
lucidité, qu'il n'aurait pas pu avoir, s'il avait écrit son
récit juste après son voyage), notons également que dans
son ouvrage, il évoque révérencieusement « maitre
Pierre Belon du Mans », qui est un de ses illustres
prédécesseurs contemporains.
Outre des protecteurs ou d'autres occidentaux, les voyageurs
peuvent être aidé par des
39 Par exemple, Palerne précise, lorsqu'il part de
Tripoly pour Damas, qu'il est accompagné de « quelques gentilhommes
Allemans », ch. LXXXI. , p.206.
40 Chap.86 du second livre (p.381).
41 Chap.50 du tiers-livre (p.524).
42 Le voyage de celui-ci donnera lieu à la publication
de plusieurs ouvrages comme De Topographia Constantinopoleos et de illius
antiquitatibus libri IV ou De Bosphoro Thracio libri III,
édités en 1561 à Lyon.
43 Voir liste, livre I, chap.II, p.57.
44 Idem.
19
habitants locaux. En effet, même s'ils ne sont pas
systématiquement mentionnés, n'oublions pas que sur place, les
français sont la plupart du temps accompagnés de «
truchement », c'est-à dire des hommes maitrisant plusieurs langues,
qui leur servent de traducteurs face aux populations autochtones et de
médiateurs faces à des espaces qui leur sont étrangers. Le
terme de « truchement »45 illustre donc cette idée
d'intermédiaire pour ce qui est du langage, mais plus largement, pour ce
qui est de la culture, cette autre forme de langage, tout aussi complexe aux
yeux des Européens que les paroles des étrangers le sont à
leurs oreilles ! En effet, les « autochtones », au sens d'habitants
permanents de la région visitée par les voyageurs, sont bien
souvent les mieux placés pour faire découvrir aux voyageurs la
région et leur présenter ses trésors. Pensons, par
exemple, aux Latins franciscains de Jérusalem, qui servent de guides aux
voyageurs et leur fournissent un interprète, à leurs propos,
Belon nous affirme : « Ils conduisent les pèlerins par tous les
lieux saints du territoire entour Jérusalem. Aussi tiennent
ordinairement un interprète à leurs dépens , lequel ils
nomment droguement, qui sait parler turc, arabe, grec et italien, et
autres pour parler aux gens du pays et répondre pour les
pèlerins... »46. En effet, lors du voyage en terres
étrangères, la langue est un des grands obstacles auxquels se
heurtent les voyageurs, qui ne parlent le langage des pays qu'ils visitent que
très exceptionnellement47. C'est pourtant le cas,
d'après Palerne, d'un jeune homme d'une compagnie de cinq
orfèvres qu'il rencontre en chemin, et qui, selon ses termes,
«...parlait fort bon moresque, tellement qu'il nous servit de
truchement.». Mais ce cas est exceptionnel et les Européens doivent
très souvent s'en remettre à un étranger polyglotte,
qu'ils rétribueront pour ses services, qui souvent ne se
réduisent pas à ceux de traducteur, mais s'étendent
à ceux de guident. Par exemple, le bédouin qui conduit Jean
Palerne lors de son expédition au Mont-Sinaï, est un traducteur,
mais surtout un guide précieux en ces territoires où la
connaissance des chemins et l'expérience des territoires (notamment des
points d'eau) est vitale ; de même, Belon affirme la
nécessité de s'appuyer sur des « hommes de pied
»48 , selon son expression, pour être guidé plus
surement dans une montagne grecque.
Par ailleurs, la relation aux populations locales ne
s'arrête pas aux truchements ou intermédiaires locaux. En effet,
les voyageurs européens (regroupés indistinctement sous le
générique de « francs »49 par les Ottomans
et les populations locales) doivent, tout au long de leurs
45 Pour ce qui est de l'ambigüité de cette figure
du truchement au XVIe siècle consulter l'intervention de M.C
Gomez-Géraud, dans Voyager à la Renaissance, actes du
colloque de Tours, 1989.
46 P. Belon, op.cit., ch.82, second livre, p.374-375.
47 Pensons, par exemple, à Guillaume Postel, grand
« orientaliste » du XVIe siècle, qui parle le turc
et lit l'arabe, nous reviendrons par la suite sur ce personnage atypique.
48 Idem, ch.62, premier livre, p.198.
49 « Par ce mot de franc, ils entendent tous les Latins en
général (...) voulans dire, que nous sommes francs, de
20
pérégrinations, payer le « caphare »
(de l'arabe « khafer »), terme général renvoyant aux
droits de passage versés par les voyageurs aux sédentaires. Jean
Palerne évoque par exemple les Juifs de Boullac (près du Caire),
qui le font payer aux voyageurs50, on observe donc ici, que le Grand
Turc délègue à ces derniers la charge de prélever
les taxes liées aux transits de voyageurs ou de marchandises. En fait,
les récits en témoigne, et tout particulièrement celui de
Palerne, les autochtones abusent largement de cette prérogative, ce qui
va être source de conflit avec les voyageurs. Un exemple parmi de
nombreux autres nous est livré par Pierre Belon non loin de
Jérusalem, il raconte : «...quelques Arabes (...) descendirent pour
nous demander argent, feignant vouloir nous attaquer par la force ; mais nous,
qui avions été avertis que de telles canailles rançonnent
les passants étrangers quand ils sont les plus forts n'en fîmes
pas grande estime. Eux pour leur couverture feignent être pour la garde
du pays du Grand Seigneur51. ». Nous sommes, dans ce cas,
à la limite du brigandage, danger principal auquel se voient
confrontés les voyageurs, sur lequel nous reviendrons un peu plus loin,
lorsque nous évoquerons les dangers et difficultés auxquels sont
soumis les voyageurs, qui se déplacent en terre et mer ottomane...
Après cet aperçu assez général des
conditions diplomatiques et politiques, qui permettent et qui
déterminent le voyage en terres ottomanes dans la seconde moitié
du XVIe siècle, nous pouvons nous pencher plus
précisément sur les trois voyageurs dont il est question ici.
B. Trois voyageurs français du XVI e
siècle : aperçu s biographique s
et contextuel s .
Nous voulons donner ici quelques informations à la fois
simples et essentielles pour cerner un peu mieux la personnalité de nos
auteurs, les manières dont ils sont liés à leur
époque et les contextes de leurs voyages. Nous ne rentrerons pas dans
les détails biographiques et renverrons les lecteurs curieux de ceux-ci
aux plus ou moins rares ouvrages sur la vie des auteurs. L'idée est de
retenir dans cette partie les renseignements qui pourront servir à notre
étude, qui permettront de mieux comprendre la démarche et les
perspectives de chacun des voyageurs, tout en évaluant leur
expérience du voyage avant l'Orient et les buts officiels de leurs
pérégrinations. En conséquence voici quelques points
spécifiques, qui retiendront tout particulièrement notre
attention : les raisons
condition libre, & non point esclaves de noz princes,
comme sont tous ceux, qui sont de l'obeyssance du grand Seigneur. » Jean
Palerne, op.cit., chapitre XIV, p.92.
50 « Estants descendus en terre, les Juifz, qui tiennent
du grand Seigneur toutes les gabelles & fermes de tous les ports de la mer
& rivières de ce quartier là, vinrent visiter nos hardes,
comme leurs compagnons avoient déjà faict à Alexandrie,
pour voir s'il y avoyt chose subjecte à péage ou tribu qu'ils
appellent Caphare... », idem, p.91.
51 C'est-à-dire du « Sultan ».
21
et les contextes du voyage de chacun, l'expérience et
la formation des voyageurs, les conditions de rédactions et de
publication de leurs récits.
1. Jean Palerne (1557-1592) : jeune voyageur du dernier quart
du XVIe siècle.
Commençons par Jean Palerne, qui est le moins connu des
trois voyageurs, son texte est également peu étudié par
rapport à une oeuvre comme celle de Pierre Belon. Résumons les
quelques renseignements que nous avons sur ce personnage52, on sait
qu'il est fils d'un praticien et qu'il fit des études sérieuses,
comme en témoignent ses écrits ornés de citations latines.
À 19 ans, il est secrétaire de François Duc d'Anjou &
d'Alençon (quatrième fils du roi Henri II, frère d'Henri
III) avec lequel il se rendit en diverses régions de France, en
Angleterre et en Espagne : il est donc initié au voyage dès sa
jeunesse. Le motif officiel de son voyage dans l'Empire ottoman est le
pèlerinage à Jérusalem, il rapportera, comme
témoignage de son passage dans la ville sainte, le fameux certificat,
qui était remis aux pèlerins et dont il nous livre une copie dans
son récit53, par ailleurs, il avoue lui même, dans son
récit, une motivation moins religieuse : la curiosité de «
veoir le pays »54. Finalement, nous pouvons avancer une autre
cause, plus officieuse, qui apparait peut être quelque fois à mots
couverts dans son texte : ce serait à la suite de la mort de sa
maitresse, Madeleine Le Gentilhomme55, dont Palerne était
éperdument amoureux, qu'il aurait décidé de voyager,
d'abord en Espagne, ensuite, âgé seulement de 24 ans, au Levant,
où il circulera de 1581 à 1583. Ainsi, le voyage en Orient est
peut-être un moyen pour lui de fuir la tristesse et d'oublier la
déception amoureuse. Les terres envoutantes de l'Orient ne
prennent-elles pas alors la place de la femme aimée, en devenant l'objet
du désir de ce jeune voyageur, qui peut projeter sur ces mondes vastes,
lointains et encore peu connus ses fantasmes ? L'idée est
séduisante, mais il faudrait la tester avec des pistes précises,
comme l'image de la Nature orientale ou les représentations des femmes
du Levant.
52 Nous renvoyons pour de plus amples informations
biographiques à l'Introduction aux
Pérégrinations de Jean Palerne réalisée
par Yvelise Bernard, L'Harmattan, 1991, (pp.12-15) édition sur laquelle
nous avons travaillé, ou encore à l'ouvrage de Claude Longeon,
Écrivains foréziens du XVIe siècle, Centre d'
Études Foréziennes, Saint-Étienne, 1970 (pp.406-417).
53 Jean Palerne, op.cit., Chap. LXXVI, p.198-199.
54 J. Palerne, op.cit., « Avant-Propos de l'Autheur »,
p.59.
55 On retrouve cette idée, dans la poésie de
Palerne, voir Auguste Benoit dans son « Introduction » à la
Poésie de Jean Palerne Forézien, Paris, imprimerie
Pillet et Dumoulin, 1884, p.15-16. Notons, après avoir lu de ces
poèmes, que certains font explicitement référence à
cette mort tragique de l'être aimé, par exemple « Complainte
» p.165-166.
22
Par ailleurs, retenons un élément essentiel
à une juste compréhension de son texte : d'après son
projet d'écriture, Palerne ne rédige pas son récit dans
l'idée d'une publication, mais il le destine plutôt à un
cercle restreint de lecteurs, ses amis et ses proches :
« ... de tant de dangers, maladies, craintes &
desespoirs seront exempt ceux de mes amis qui à
leur ayse en lieu et seurté liront ces Observations :
car à autres n'entends-je les communiquer.
»56.
Pourtant, plus de dix ans après sa mort, en octobre
1606, son récit sera publié, par quelqu'un qui demeure inconnu,
à Lyon chez l'éditeur Jean Pillehotte. On sait peu de chose de la
vie de l'auteur à son retour d'Orient, il meurt à l'âge de
35 ans (en 1592) et nous a laissé, outre son récit des
Pérégrinations, un recueil de poèmes qui fut
découvert par hasard dans un grenier de Forez57. Le
manuscrit58 dont est extrait le récit publié, porte la
date de 1584, par conséquent, on peut imaginer que Jean Palerne
écrivit son voyage dès son retour, alors que ces souvenirs
étaient encore frais et son expérience encore vive. Mais, comme
le fait remarquer Yvelise Bernard dans son Introduction au
texte59, nous ignorons si Palerne a rédigé son
manuscrit lui même ou s'il a fait appel au travail d'un scribe, de
même -et c'est encore plus fondamental- nous ignorons s'il est l'auteur
véritable du texte ou s'il fit appel aux services d'un écrivain
professionnel.
2. Nicolas de Nicolay : espion et géographe du
roi.
Nicolas de Nicolay (1517-1583), « sieur d'Arfeuille,
valet de chambre et géographe ordinaire du Roi de France », est
mieux connu que Palerne, car il fit une carrière politique et
diplomatique importante. C'est en 1542, encore jeune homme, que Nicolas de
Nicolay commence ses déplacements sur de longues distances, à
partir de ce moment et pendant près de seize ans, il ne cessera de
voyager. Parmi ces innombrables expériences, rapportons en quelques unes
: le siège de Perpignan 1542, le siège de Nice60 en
1543 (c'est là qu'il participe pour la première fois à
une
56 Jean Palerne, op.cit., « Avant-Propos de l'Autheur »
p.59.
57 Nous avons pu accéder à la version
numérisée de l'édition d'Auguste Benoit, Poésie
de Jean Palerne Forézien, Paris, imprimerie Pillet et Dumoulin,
1884, l'Introduction aux poèmes de Palerne, apporte diverses
informations biographiques et historiques.
58 Le manuscrit, sur lequel a travaillé Y. Bernard pour
son édition, est conservé aux Archives départementales de
Saint-Étienne.
59 op.cit, p.17.
60 Cette opération militaire (qui se compose à
la fois du siège franco-turc de Nice et de l'hivernage de Barberousse
à Toulon) est un moment crucial de l'alliance franco-turque, puisqu'elle
est l'aboutissement concret des premières négociations et des
accords entre le Sultan et le Roi de France. Alors que les français
avaient besoin des Turcs pour se prémunir contre la puissance
dévorante de l'Empire de Charles Quint, les Ottomans avaient besoin des
Français et de leurs ports pour porter la guerre sur les côtes
espagnoles. Mais si le projet fut en effet réalisé, la victoire
escomptée se transforma au contraire en échec et les critiques
dénonçant l' « alliance impie » culminèrent
23
opération menée de concert avec les Turcs), on
peut supposer que cette participation lui a valu une certaine «
qualification » pour le voyage diplomatique en Orient qu'il
réalisera ultérieurement. En 1546, il part pour l'Angleterre dans
le cadre d'une mission « d'espionnage », il est envoyé pour
récupérer des informations de haute importance, ses
qualités de cartographe et de fins diplomates font de lui un agent
précieux de la royauté française. Les informations
géostratégiques et les cartes d'Écosse, qu'il a pu
recopier, vont servir dans le cadre d'une mission militaire et permettre
d'anéantir le parti anglais en Écosse61. Nous citons
cet exemple pour bien avoir en tête le type de missions auxquelles
Nicolay est habitué et les qualités, qui les accompagnent
nécessairement. En effet, même si son récit au Levant ne
relève pas uniquement de l'information diplomatique et
stratégique, l'écriture et le regard que Nicolay porte sur
l'Orient sont en partie conditionnés par ses « perspectives
professionnelles », dont l'exemple d'Écosse nous donne quelque
idée. D'ailleurs, on retrouve certains de ses dons personnels dans son
récit de voyage, par exemple, son talent de dessinateur (indispensable
à tout bon cartographe) est mis au service de la représentation
des habitants de l'Empire ottoman, dont il trace sur place des portraits,
desquels s'inspireront grandement les illustrations de son
livre62
Nicolay reste mystérieux quant aux raisons de sa
délégation auprès de l'ambassadeur d'Aramon en 1551 :
« Et à moi, pour certaines causes, me fut par Sa
Majesté très expressément commandé de lui assister
en tous lieux, tout le long de son voyage »63. Mais la mission
écossaise, que nous avons rappelé ci dessus, nous laisse deviner
les objectifs secrets de son voyage en Orient, qui sera très
orienté sur la récolte d'informations stratégiques
indissociable d'une observation attentive et scrupuleuse des places fortes et
autres lieux-clés de la puissance ottomane en
Méditerranée. La nécessité de disposer de
données objectives sur cette puissante européenne &
méditerranéenne (dont les succès militaires et la
proximité géographique effraient les Européens) explique
en partie ce travail indispensable à la maitrise politique et militaire,
qu'est la reconnaissance des territoires, de leurs configurations naturelles,
de leur organisation et de leurs spécificités. Mentionnons un
exemple assez significatif à cet égard, qui nous renvoie à
la vie de Nicolay ; celui-ci fut chargé, dès 1561, par Catherine
de Médicis d'une tâche sans précédent, à
laquelle il consacrera tout le reste de sa vie sans parvenir à
l'achever64 : procéder à la « visitation et
à ce moment contre le roi de France.
61 Voir notamment l'Introduction de Yérasimos et
Gomez-Géraud à l'édition contemporaine de Nicolay
intitulée Dans l'Empire de Soliman le magnifique, presse du
CNRS, p.10-12 « Agent secret dans l'affaire d'Ecosse ».
62 Nous ne développons pas plus cette idée ici,
car nous le ferons par la suite dans ce travail, lorsqu'il sera question
d'étudier le corpus iconographique qui accompagnent les textes.
63 Nicolas de Nicolay, les Quatre Livres des Navigations et
Pérégrinations, Premier livre, Chap.I, p.56.
64 En effet, il ne viendra pas à bout de ce projet,
mais il achèvera seulement les monumentales descriptions du
diocèse de Bourges (1567), du Bourbonnais (1569), du Lyonnais et du
Beaujolais (1573). La priorité qu'à donné
24
description générale et particulière
» du Royaume de France et « réduire et mettre en volume les
cartes et les descriptions géographiques de chaque province », de
sorte que le roi et sa mère « pourront sans grande peine voir
à l'oeil et toucher au doigt soit dans leur chambre, cabinet ou conseil,
l'assiette, étendue, confins et mesures dudict pays »65.
Ce projet démesuré mériterait à lui seul toute une
analyse, car il est assez représentatif des liens qui unissent
domination politique et projet géographique ou cartographique ; en
effet, le souverain se doit avant tout de bien connaitre ses territoires pour
être capable de les administrer correctement66. Ainsi, nous
affirmons clairement, dès ce début de travail, la dimension
politique et stratégique que peuvent avoir les récits de voyage
en Orient, surtout lorsqu'on met en lien ceux-ci avec le contexte de la grande
avancée territoriale des Ottomans (jusqu'à Vienne), et avec la
peur que pouvait causer « le Turc » en Europe. Le Sultan apparaissait
en ce milieu de XVIe siècle, certes comme un allié du
jour pour la France, mais qui restait, tout de même, un ennemi potentiel
si ce n'est un adversaire redoutable : les comptes rendus géographiques
et les données rapportées par les voyageurs pourraient servir un
jour à s'en protéger67. Même si une partie de
celles-ci ressortent de son livre, la majorité des informations que
Nicolay a pu ramener ont du être réservées au cercle
restreint des élites politiques de l'époque. Par ailleurs, il
faut souligner que son projet d'écriture émerge peu après
son retour, comme le prouve le privilège royal qu'il obtient dès
155568, son récit est pourtant rédigé et
édité bien après le voyage réel, puisqu'il sort des
presses en 1567. Cette distance temporelle très forte, qui sépare
l'expérience viatique de la rédaction du récit qui est
censé en rendre compte, est un élément central à
garder sans cesse à l'esprit, pour appréhender correctement le
récit de Nicolay, cette donnée fondamentale va par exemple
permettre d'expliquer, en grande partie, le peu de place que tient
l'expérience vécue et personnelle dans son ouvrage.
D'autre part, ce texte a pour fonction notable de disculper
son auteur de son implication active dans l'alliance franco-turque, qui
était assez mal vue à l'époque en France (et plus encore
en
Nicolay à ce travail commandé par le pouvoir
royal, peut expliquer en partie le retard qu'à pris la rédaction
et l'édition de son récit de voyage dans l'Empire ottoman.
65 Propos rapportés dans l'Introduction au
récit de voyage de Nicolay dans l'édition de S. Yérasimos
déjà citée, p.26.
66 D'ailleurs, il nous semble qu'on pourrait rattacher ce projet
initié par Catherine de Médicis à sa démarche
politique du « grand tour de France » de la cour et
du jeune roi (du 24 janvier 1564 au 1er mai 1566), qui lui aussi
d'une certaine manière visait à connaitre les provinces et
surtout, pour le pouvoir, à se faire reconnaitre sur le vaste territoire
du Royaume de France.
67 Comme l'affirme Fernand Braudel, op.cit. : « si les
États chrétiens entretiennent, dans le Levant, des services
d'espionnage importants, ce n'est pas seulement par crainte, c'est aussi pour
mesurer avec exactitude le danger qui menace et y proportionner l'effort de la
défense. », tome 2., 7... « La guerre défensive
face aux Balkans », p.172.
68 Privilège qui nous en dit un peu plus sur les
intentions premières de l'auteur qui l'obtient pour la publication de
plusieurs livres : « les uns de la diversité des habits
accoutumés auxdits pays, les autres des cérémonies de
Levant, l'origine des Ottomans et l'ordre étant de la maison du grand
Turc... » en fait le récit de voyage de Nicolay nous apparait comme
une synthèse de ces thèmes particuliers, qu'il voulait au
départ décliner dans différents livres.
25
Europe). Dans cette perspective, il n'est pas étonnant
qu'à plusieurs reprises l'oeuvre de Nicolay tourne au discours virulent
contre « les Infidèles », qui témoigne -implicitement
de ce fait- en la faveur de l'orthodoxie de l'auteur et ôte tout
soupçon sur un passé peut être un peu trop sympathisant
avec les musulmans aux yeux de certains69. Relevons, pour finir, que
Nicolay promet, à plusieurs reprises dans son texte, une suite aux
Quatre premiers livres des Navigations et
Pérégrinations orientales, qui resteront pourtant les seuls
qu'il écrira sur le sujet. Voyons à présent un
contemporain du sieur Nicolay, Pierre Belon du Mans.
Portrait de Pierre Belon du Mans âgé de 36 ans,
présent en tête des Observations de plusieurs
singularités, éditions de 1553 et 1555.
3. Pierre Belon (1517- 1564) : modèle du
naturaliste du XVIe siècle & savant assez typique de la
Renaissance
Pierre Belon est né vers 1517, dans un hameau de la
campagne sarthoise, il est d'origine modeste, mais plusieurs protecteurs lui
permettront d'épanouir son gout et ses aptitudes pour les
matières « scientifiques ». Il est d'abord élève
apothicaire sous la protection du cardinal de Clermont, puis apothicaire, vers
1538, au service de R. Du Bellay (évêque du Mans et frère
du célèbre poète). Il perfectionne ensuite sa connaissance
des plantes et des pierres en étudiant à l'Université de
Wittenberg, où il suivra les cours de botanique et de minéralogie
de Valerius Cordus (1515-1544), qui devient rapidement son maitre, il
accompagne ce professeur très renommé dans ses voyages
d'observation à travers l'Europe. Cet élément n'est pas
anodin, puisque c'est là les premières expériences
viatiques de Belon où se mêlent déjà le voyage et la
quête de connaissances. De plus, ces voyages en Europe centrale et ses
études en Allemagne l'amenèrent à maitriser plusieurs
langues, aptitude très appréciable, qui lui permit d'être
ponctuellement envoyé en tant que délégué
diplomatique, lorsqu'il rentre en France et se met au service du cardinal de
Tournon (en 1542). Ce dernier était le grand protecteur et
mécène de Pierre Belon, qui lui dédie ses
Observations70. Belon continue par la suite ses
études avec une formation
69 Prenons cette idée comme une piste un peu
grossière, que nous nuancerons par la suite de ce travail, lorsque nous
étudierons plus spécifiquement ces rapports ambigües des
voyageurs avec les Turcs et le monde ottoman.
70 Voir les premiers mots de la première page de son
ouvrage, dans l'épitre dédicatoire à son protecteur,
où Belon le présente ainsi : « Au très illustre et
révérendissime seigneur, François Cardinal de Tournon,
singulier et libéral
26
en médecine à Paris, tout en menant des missions
diplomatiques pour son protecteur en Allemagne et en Suisse (1542-1543), en
Italie (1544), avant de partir en Orient à la fin de l'année 1546
: ses qualités d'observateur et de savant lui permettront d'être
attaché à l'ambassade de M. d'Aramon. Après son voyage au
Levant, il se rend en Italie, puis en Angleterre avant de se fixer à
l'Abbaye de Saint-Germain pour se consacrer à la rédaction de ses
ouvrages, il rédige les Observations à partir de ses
abondantes notes de voyage et il les fait publier en 1553. Mais ne croyons pas
qu'après cela Pierre Belon se transforma en sédentaire, car en
1555-1556, il repart sur les routes en Italie et en Suisse à la
recherche de jeunes pousses et de graines d'espèces
végétales singulières destinées aux jardins
royaux71. De même que pour le voyage, Belon n'arrête pas
ses études, puisqu'en 1557 il est reçu bachelier à la
Faculté de Médecine et qu'en 1560 il y obtient le grade de
licencié. Le message est clair, en adéquation avec les
convictions du personnage, sa vie devient un exemple et un témoignage,
au sens où, pour Belon, l'étude n'est jamais terminée, de
même, que la quête du savoir n'est jamais achevée une fois
pour toute : c'est comme si la vie elle même était une
étude infinie, un voyage jamais terminé. On peut donc conclure
à une vie de voyage et d'étude, les deux étant intimement
liés dans l'existence et l'oeuvre de Belon. Venons en donc à
cette dernière, qui est remarquable pour l'époque et qui lui
permit à la fois d'être reconnu de son vivant et de passer
à la postérité. Commençons par le texte
utilisé et étudié dans le cadre de ce mémoire : les
Observations de plusieurs singularités et choses mémorables
trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie
& autres pays étranges. Cet ouvrage fut un succès
littéraire et éditorial à l'époque, comme en
témoignent les nombreuses rééditions du vivant de l'auteur
: quatre éditions en l'espace de deux ans (1553-1555), trois à
Paris et une à Anvers, ces rééditions permettent à
l'auteur de rectifier des erreurs, d'augmenter son texte de certains passages
et illustrations, et surtout, changement de taille, de s'exprimer à la
première personne du pluriel au lieu de la première du singulier,
qui était la règle dans la première édition. Par la
suite, son oeuvre connaitra d'autres rééditions (notamment en
1558 à Paris) et même une traduction en latin par Charles
l'Escluse (1559). Un autre élément qui prouve le succès de
ses Observations sont les reprises de certains passages de celles-ci
jusqu'au XVIIIe siècle, dans des livres aux sujets
spécifiques72. Outre ses Observations, l'oeuvre de
Pierre Belon est vaste et nous ne voulons pas ici en donner un aperçu
exhaustif, nous reviendrons sur celle-ci par la suite, mais disons pour le
moment qu'elle est « pluridisciplinaire »73, au sens
où elle relève de la
mécène des hommes studieux de vertus. »
p.51.
71 Céline Anger, travail en vue d'une édition
critique des Observations de P. Belon, mémoire, 1987-88,
C.E.S.R., I. L'Homme.
72 Par exemple, dans l'Histoire du Baulme d'Alpin
(1619), les Histoires prodigieuses de Boaistuau (1560), etc. Voir
Céline Anger, op.cit. (II. L'oeuvre).
73 Nous mettons le mot entre guillemets, car cette notion
n'est pas nécessairement adaptée pour parler du XVIe
siècle, au sens où la division contemporaine de la connaissance
en secteurs spécialisés n'allait pas de soi, même si elle
était probablement en germe. De plus, Pierre Belon, bien que
spécialisé dans les domaines que nous
27
botanique, de la zoologie, de l'archéologie aussi bien
que de l'Histoire, il est intéressant de remarquer que le livre des
Observations est une synthèse de ces différents
domaines, c'est l'ouvrage le plus général de Belon, qui par la
suite consacrera chacun de ses livres à des thèmes
spécifiques. C'est ce mélange qui rend l'ouvrage de
Belon si vivant et intéressant à lire et à étudier
; comme nous le préciserons par la suite, les matériaux de ce
livre sont divers sans qu'il manque, pour autant, de cohérence et
d'unité.
Au, cette présentation des auteurs nous amène
à retenir plusieurs éléments. D'abord, Jean Palerne se
distingue des deux autres voyageurs, par le moment de son voyage
(postérieur), par le caractère moins officiel de celui-ci et par
les destinataires de son texte (restreints). Ce jeune voyageur a pour point
commun avec Belon de rédiger son voyage peu de temps après son
expérience, ce qui donne un texte assez vif, plus nourris de
l'expérience personnelle que de la bibliothèque de voyage,
à l'inverse Nicolay rédige son voyage plus de dix ans
après l'avoir vécu, ce qui implique une bien moindre importance
du vécu dans la composition du récit. Par ailleurs, le
succès de leurs ouvrages rapprochent Pierre Belon & Nicolay, alors
que Palerne est un auteur mineur pour l'époque, les deux autres
influenceront durablement les représentations de l'Orient et les
récits ultérieurs. Les différences entre ces trois auteurs
se situent en grande partie au niveau de leur formation personnelle et de leurs
intérêts. Certes, Belon & Nicolay, Palerne dans une mesure
peut-être moindre, partage un socle commun de culture
générale (notamment pour ce qui est de l'amour de
l'Antiquité & des belles lettres, de leur aspiration à la
découverte du monde), mais Nicolay reste avant tout un observateur des
hommes, des sociétés, des territoires géographiques ;
alors que Belon est en premier lieu un « naturaliste », qui
relèvera scrupuleusement les plantes et les espèces animales, il
s'intéressera également aux hommes et à leurs cultures,
mais dans des perspectives où ceux-ci sont très liés
à leurs environnements naturels et présentés avec leurs
savoirs-faire. Enfin, un des grands points communs de nos trois auteurs est,
comme nous allons le voir à présent, la relative similitude des
lieux qu'ils visitent. Cette identité du référent va
permettre des comparaisons entre les trois auteurs, prenons donc le temps de
situer les voyageurs en terres ottomanes, de recomposer le déroulement
de leurs périples.
qualifions aujourd'hui des « sciences naturelles »,
fait figure d'un homme de connaissance très universaliste dans ses
intérêts et préoccupations, à cet égard, si
on nous autorisait un anachronisme on pourrait affirmer que Pierre Belon se
rapproche beaucoup de la figure d' « Homme des Lumières », car
son savoir ne se restreint pas un seul domaine, il étudie les aspects
techniques les plus concrets comme des problèmes plus
généraux liés à l'Histoire ou la méthode
scientifique. Le caractère très ouvert de sa curiosité
confirme cette idée au sens où nous le verrons
s'intéresser aux animaux, aux plantes, mais aussi aux
sociétés et aux moeurs, qu'il sera amené à
rencontrer au cours de ses pérégrinations.
28
C. Des itinéraires en Orient.
Gérard de Jode (1509-1598)74, carte de
1578,
qui donne un aperçu global de la partie du monde
où se rendent les voyageurs français étudiés.
(source :The Walker Collection : Maps of Asia Minor and the
Middle East (1511-1774) de l'Université de Melbourne75).
Avant de plonger dans les textes, dont les chapitres nous
emporteront sur place (dans une appréhension plus directe des lieux),
nous devons prendre nos distances et passer par la vision à
l'échelle méditerranéenne, pour obtenir un aperçu
général et pour considérer les lieux, qui composent
l'ensemble complexe et particulier du voyage de chacun des auteurs. Des
similitudes nous permettront de fixer des points-clés, autant de
pôles d'attractions, qui tendent à devenir des « topoï
»76 littéraires, c'est-à-dire des passages
inévitables de la narration et du récit de voyage au Levant. Par
delà ces similitudes, des différences nous permettront
d'apprécier la flexibilité des
74 Ce cartographe est également un graveur et un
éditeur actif, au XVIe siècle, à Anvers,
où il publie, en 1578, son ouvrage de cosmographie : Speculum Orbis
Terrarum.
75 Ce fond de cartes anciennes est numérisé et
en ligne à l'adresse suivante :
http://www.lib.unimelb.edu.au/collections/maps/historical/walker/index.html
76 Au double sens du « lieu commun »,
développé par F. Tinguely, op.cit. (chap.III L'écriture du
Topos), à la fois au sens « rhétorique » d'une
description passant facilement d'un texte à l'autre et au sens «
géographique » d'un endroit incontournable, cette idée
apparait donc fort à propos dans le cas particulier des récits de
voyages, où les deux dimensions du terme se rencontrent.
29
itinéraires et la variété des approches
de l'Empire ottoman, car chaque cheminement reste irréductiblement
particulier, et conduira par conséquent à des définitions
spécifiques de l'Orient. Par ailleurs, le récit lui même,
par sa composition, est une sorte de voyage, au sens où la narration se
construit principalement sur une trame spatiale : les chapitres nous font
cheminer dans l'espace du livre, de même que le voyageur se
déplaçait sur les terres ottomanes. Mais n'oublions pas que le
récit du voyage est une recomposition à postériori et que
les textes nous laissent face à des zones d'ombres, quant au
déroulement réel des périples. Essayons pour le moment
d'établir des parallèles et de fixer les grandes lignes des
voyages à l'aide de ce tableau :
|
Nicolay
|
Belon
|
Palerne
|
Date de départ d'Europe et premières
étapes des pérégrina- tions.
|
Départ le 4 Juillet 1551 à partir de
Marseille, arrivée à Alger autour du
16 juillet-
|
Départ de Paris fin
décembre 1546, arrivée deux mois
plus tard à Venise
|
* Départ de Paris le 30 mars 1581,
déplacement,
en passant par l'Italie, jusqu'à
Venise
* Voyage par mer, de Venise à Alexandrie
du 24
juin au 20 juillet 158177 (avec bien sûr
quelques
escales notamment en Crète)
|
Cadre
général du voyage.
|
Ambassade d'Aramon,
Nicolay est attaché à ce
dernier, alors qu'il est de passage en France dans le cadre
des négociations avec Soliman.
|
Le Cardinal de Tournon,
ministre de François Ier
envoya son protégé P. Belon en Orient, dans la
suite de
l'ambassadeur français Monsieur d'Aramont. Ensuite
celui-ci voyagea en Egypte et en Terre Sainte en compagnie de M. De Fumel et de
sa troupe.
|
Entre 1581 et 1583,
pendant environ 23 mois,
il voyage, sous prétexte
d'un pèlerinage en
compagnie de quelques autres occidentaux.
|
Principales
étapes du
voyage en
Orient avec quelques indications temporelles .
|
D'Alger-> Malte-> Tripoly-
Cythère > Chio->
Constantinople : le 20 septembre 1551
Le texte ne permet pas de recomposer le voyage vécu
après l'arrivée à Constantinople.
|
* Un lent cheminement vers
|
* Egypte -Alexandrie : 20-25 Juillet
-le Caire 29juillet-12 Août ;
* Mont Sinaï (sur place du 21 août au
24 août)
Puis du 2 au 11 septembre de nouveau il séjourne au
|
Istanbul
|
- Le 13 mars 1547 à Raguse, Pierre
Belon se détache de l'ambassade pour cheminer à son propre rythme
par voie maritime78.
-Sur la mer qui borde la Grèce, il passe par les
îles de
|
77 Il s'agit d'un second départ, le premier
embarquement de Palerne le 5 mai à destination de Tripoli a
débouché sur un naufrage, le 7 mai 1583. Cet
évènement conduisit Palerne à changer ses plans et
à se diriger vers Alexandrie, au lieu de Constantinople sa destination
d'origine.
78 Alors que l'ambassadeur avait choisi la voie de terre pour
se rendre plus rapidement à Constantinople, voir à ce propos
l'Introduction d'Alexandra Merle, dans son édition des
Observations de Pierre Belon du Mans, Chandeigne, 2001 (p.19-20).
30
|
|
Corfou, Zante, Cythère,
|
Caire.
|
|
|
Crète jusqu'à
Istanbul
|
|
|
|
De là, il explore les environs, passe par les îles
de Lemnos,
|
*Terre Sainte & Syrie
|
-Jerusalem du 29
|
|
|
Thassos avant d'atteindre le
|
septembre au 6 octobre
|
|
|
Mont-Athos, puis il s'avance
|
- second naufrage avant
|
|
|
sur le continent afin de visiter
|
d'atteindre Tripoly
|
|
|
les ruines des villes
|
- Voyage au Mont-Liban
|
|
|
macédoniennes
|
- Séjour à Damas (du 26
|
|
|
(Thessalonique,Kavàla,...)
|
décembre au 1er janvier
|
|
|
avant de retourner à Istanbul.
|
1582)
|
|
|
* Voyage vers l'Egypte
|
- Retour à Tripoly où
|
|
|
en Août 1547 il se dirige vers
|
Palerne demeure jusqu'au
|
|
|
Alexandrie en compagnie de
|
15 janvier.
|
|
|
M.de Fumel, envoyé royal (il
|
* De Tripoly à Istanbul
|
|
|
passe notamment par Chio,
|
- en passant par Chypre
|
|
|
Samos, Pathmos, puis
|
-arrivée à Saline
|
|
|
Rhodes).
|
(aujourd'hui Larnaka au
|
|
|
* Du Caire il va visiter les
|
sud-est de l'île) le 17
|
|
|
pyramides, avant de se rendre
|
janvier séjour sur lîle
|
|
|
au Mont-Sinaï.
|
jusqu'au 21 février
|
|
|
* Voyage du Caire vers la
|
- par Rhodes (du 4 au 15
|
|
|
Terre Sainte : du 29 octobre
|
mars)
|
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au 18 novembre à Jérusalem
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- par l'île de Chio (du 18
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* De Jérusalem il remonte
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au 23 mars)
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par Damas, Alep, Antioche, le Mont-Taurus; il
hiverne en
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-
-Constantinople.(arrivée
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Anatolie avant de rejoindre
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le 6 avril il reste jusqu'au
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finalement Constantinople
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25 juillet)
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au début du primptemps.
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* Voyage de retour en
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* à partir de mai 1948 il
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Europe par Raguse
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visite l'Anatolie
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(atteinte le 30 août, séjour
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* il retourne à Venise en
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jusqu'au 19 octobre) puis
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1549
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Venise (atteinte le 26
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Octobre), Rome (du 25
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Novembre au 26
décembre) et finalement,
arrivée à Lyon le 2 février
1583.
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On remarque d'abord, que Jean Palerne est celui qui offre le
récit le plus précis, tant au niveau géographique, que
pour ce qui est de la datation, alors que les autres auteurs recomposent leur
expérience de manière plus libre, moins respectueuse du
déroulement réel de leurs voyages. En effet, Belon nous
précise beaucoup moins fréquemment que Palerne les dates de ses
mouvements et les durées de ses séjours, ce qui nous amène
à une recomposition moins détaillée. On peut tout de
même estimer la durée de séjour en certains lieux par
rapport au nombre de chapitres que Belon
31
leurs consacre, par exemple, on peut affirmer qu'il resta
assez longtemps en l'ile de Crète, qu'il décrit sur près
de dix chapitres ; de même, il écrit longuement sur
l'Égypte (du chapitre 19 au chapitre 53 de son second livre). Notons,
que de manière générale, les récits de Palerne et
de Belon, suivent dans leur déroulement narratif les étapes du
voyage. Le voyage de Palerne peut être articulé en six grandes
parties, qui correspondent à autant de grandes portions du voyage,
divisé en fonction de points-clés : 1ère partie
« Les prémices : de Paris à Alexandrie » (seulement six
chapitres), 2nde partie : « Des Pyramides au Mont-Sinaï »
(près de cinquante chapitres) ; 3ème partie : «
Le pèlerinage à Jérusalem & autres curiosités
de Syrie-Palestine » (vingt-huit chapitres) ; 4ème
partie : « De Tripoli à Istanbul en passant par Chypre »
(treize chapitres pour cette partie plus courte de transition, qui mène
au centre d'attraction, tant attendu, du voyage) ; 5ème
partie : « Istanbul ou la manifestation de la puissance du Grand Turc
» (à laquelle l'auteur consacre plus de vingt chapitres) ; et
finalement une 6ème partie très brève : «
Le lent retour vers la France ». Certes, la longueur des chapitres est
variable, mais leurs nombres donnent une idée de l'importance de chacune
des parties à l'intérieur du récit, nous avons jugé
intéressant de reprendre ces divisons79, car elles donnent
une idée du mouvement général du voyage et des
points-clés de ce parcours.
Belon est moins scrupuleusement accroché au
déroulement réel de son voyage, pourtant les trois grands «
livres », qui constituent son récit, sont calqués sur les
trois grands moments de son voyage, à savoir, premièrement son
cheminement par la Grèce et ses îles jusqu'à la capitale
ottomane, ensuite son expédition en compagnie de M. De Fumel en
l'Égypte et en Terre Sainte raconté dans le second livre,
finalement, le troisième livre se détache de la narration, tout
en correspondant tout de même au voyage réel : il traite d'une
manière thématique des Turcs et de leur culture, ce qui reste en
rapport avec les derniers temps de son voyage, que Belon passa en Anatolie, au
coeur d'une région à la culture turque, il reprend d'ailleurs sa
narration dans un chapitre, dont le titre résume bien cette
évocation entremêlée, qui caractérise son
tiers-livre « Continuation du chemin déjà laissé,
comme aussi des moeurs des Turcs »80.
Pour ce qui est de l'oeuvre de Nicolas de Nicolay, au
début le récit suit assez précisément le
déroulement du voyage réel, le premier livre est consacré
au trajet de la France jusqu'à Malte, le second au voyage de Malte
jusqu'à Constantinople, mais à partir du troisième livre,
il se détache totalement du voyage pour tomber dans des chapitres
thématiques consacrés aux Turcs et à la culture musulmane.
C'est alors une sorte de spectacle de la société ottomane
qu'offre Nicolay à ses
79 Nous tenons à faire remarquer, que cette division en
six grandes parties est absente de l'édition originale du voyage de
Palerne, elle est le fruit de la réédition contemporaine.
80 Chap.33 du Tiers-Livre, p.499.
32
lecteurs, de même, le quatrième et dernier livre
est composé en dehors de références précises au
voyage vécu, il traite des Perses, de l'Arabie et de ses habitants, des
Macédoniens et finalement des Grecs (autant de régions et de
peuples, que Nicolay a du visiter, mais qu'il ne décrit pas sur le mode
narratif, ni en rapport avec son expérience ou son observation
personnelle). Ainsi, le voyage réel de Nicolay n'est pas recomposable
à partir de son texte, qui dans une large moitié, relève
plus du voyage littéraire ou « livresque », que du
témoignage viatique (en cela Nicolay est vraiment éloigné
des récits de Jean Palerne et de Pierre Belon).
Notons bien, que même si nous parlons, à propos
des pérégrinations de nos trois auteurs, de « voyage en
Orient », par rapport à nos conceptions géographiques
contemporaines, nos trois voyageurs ne vont pas très à l'Est,
Palerne lui même indique au lecteur, que Damas est la ville la plus
orientale où il se soit rendu durant ses
pérégrinations81. Ainsi, nous utiliserons ce terme
d' « Orient », au sens assez vague où on
pouvait l'entendre à l'époque, alors qu'aujourd'hui, étant
donné que l'Asie et les espaces d'Extrême-Orient sont mieux
connus, on parlerait d'un voyage au « Proche-Orient
méditerranéen » pour qualifier les
pérégrinations de nos voyageurs. Cela étant dit, penchons
nous un peu sur ces itinéraires de voyages « en Orient ». Ce
qui ressort de cette comparaison et de l'étude des textes, c'est qu'il y
a des « lieux-clés », qui se retrouvent d'un récit
à l'autre, nous pouvons globalement les définir selon quatre
grandes régions, qui polarisent l'attention des voyageurs, de même
que leurs discours aux lecteurs : tout d'abord l'Égypte avec la ville du
Caire et plus à l'Est le Mont Sinaï ; ensuite la Terre Sainte avec
Jérusalem et les villes plus au nord comme Damas ; d'autre part la
Grèce et ses îles ; finalement le coeur de l'Empire avec
Constantinople. À trois de ces grandes régions, sont donc
associé des villes clés, que les voyageurs ne pourront manquer de
visiter. Ces grands espaces sont parcourus par Belon et Palerne de
manière certaine et très probablement par Nicolay, elles
deviendront rapidement des « topos » littéraires, au sens
où leur description se fossilisera de plus en plus au fil des
récits de voyage, ayant plus à voir, au final, avec la
réécriture qu'avec l'expérience vécue, mais en ce
milieu de XVIe siècle nous ne sommes qu'au début de ce
processus qui ira croissant au XVIIe siècle82.
Par ailleurs, s'il y a des itinéraires types ou «
idéels », qui reviennent de récit en récit, ce sont
aussi des cheminements naturels, qui expliquent les similitudes dans les
parcours de nos différents
81 J. Palerne, op.cit., p.211.
82 Ce problème des topos dans les récits de
voyage du milieu XVIe siècle est bien étudié par F.
Tinguely, op.cit., qui va jusqu'à affirmer : « les
mêmes singularités sont souvent décrites dans des termes
identiques par une multitude d'auteurs » ou encore «
l'émerveillement face à la varietas mundi (...)
cède peu à peu la place à un sentiment de
déjà lu. » (chapitre III. L'écriture du Topos).
33
voyageurs. En effet, les obstacles naturels sont les
mêmes pour les voyageurs et ils déterminent certains parcours. Les
itinéraires sont également conditionnés en grande partie
par les routes commerciales, quelles soient maritimes ou terrestres, ce qui
amène le voyageur à visiter, au passage, les grandes villes
portuaires et les centres du commerce d'Orient. D'autre part, les voyageurs
comme Belon ou Nicolay, lorsqu'ils suivent les ambassades ou les missions
officielles, ne sont pas libres de leurs mouvements, ils se plient au trajet de
la « compagnie de M. de Fumel » ou de l'expédition de
M. d'Aramon. Mais parfois, la volonté du voyageur va
transformer son parcours, il va se rendre dans certains lieux guidés par
des considérations d'ordre « scientifique » ou culturelle,
l'ordre habituel est alors inversé, ce n'est plus au gré des
pérégrinations qu'il découvre et étudie les choses,
mais c'est la volonté d'étudier une chose précise qui va
l'amener à se rendre sur place. Il adopte ici une démarche de
« chercheur de terrain », pour qui le livre donne une indication de
lieu -ouvre une porte à laquelle il ne s'arrête pas en « bon
observateur »- la référence littéraire ne lui suffit
pas, il se rend sur place et vérifie l'information lue83.
Pierre Belon illustre bien cette attitude qui modifie les itinéraires du
voyage, par exemple au chapitre 61, « Je voulais expressément
passer par Cypsella, afin de voir faire l'alun de glace, pour l'observer ...
», c'est clairement l'intérêt pour un savoir faire local et
un produit spécifique, qui amène le voyageur à
infléchir son itinéraire. C'est surement pour obtenir une
auto-détermination (certes relative84) de mouvement,
qu'à certain moment les voyageurs s'émancipent du groupe
diplomatique auquel ils sont rattachés pour cheminer de manière
plus solitaire, plus indépendante, souvent plus lente. C'est ce que fait
Pierre Belon dès le début de son voyage, puisqu'au lieu de suivre
le même chemin que l'ambassade d'Aramont pour atteindre Constantinople,
il se détache de la troupe et passe par les îles grecques, son
ouvrage nous offre presque un livre entier en témoignage de ces
pérégrinations en Grèce. De même, on retrouve
souvent l'idée selon laquelle, ce n'est pas le déplacement
optimum (c'est-à-dire le plus rapide et le plus court), qui est le plus
profitable pour les voyageurs qui cherchent à observer. Par exemple,
à Alexandrie, Belon affirme que pour se rendre au Caire « on peut y
aller par deux chemins, l'un plus long, par le Nil, l'autre plus court, par
terre. Mais pour autant que le Nil avait inondé l'Égypte, nous
allâmes pour nous embarquer par le Nil à Rosette.
»85. On voit bien, avec cet exemple, que ce ne sont pas les
seules considérations « rationnelles » (gain de temps et
moindre distance), qui dictent l'ordre du voyage, la compagnie française
choisit le Nil : l'opportunité de voguer sur ce fleuve mythique
l'emporte, les voyageurs ne sont pas là pour se déplacer d'un
point à un autre avec le plus
83 Nous entrevoyons ici une attitude nouvelle du savant, que
nous retrouverons plus tard, dans la seconde partie de ce travail.
84 Car le voyageur dépend des conditions de
déplacements de l'époque et de voies terrestres ou maritimes
assez déterminées.
85 Chap.24, livre second, p.276.
34
d'efficacité, ils sont là pour découvrir,
en cheminant, les richesses et la beauté des terres
égyptiennes.
Par ailleurs, retenons qu'au XVIe siècle
aucun projet de voyage, aucun itinéraire n'est immuable, ceux-ci varient
obligatoirement au gré des rencontres, des mésaventures ou des
possibilités. N'oublions pas à cet égard, l'exemple de
Palerne, qui suite à son premier naufrage au tout début de son
aventure, voit l'ordre même de son voyage inversé, puisqu'au lieu
de commencer par se rendre à Constantinople et ainsi de découvrir
dès le premier mois de voyage le coeur de l'Empire, il va au contraire
commencer par la périphérie du territoire ottoman :
l'Égypte (avec comme pôles principaux d'attraction Alexandrie, Le
Caire et les Pyramides). Ainsi, Istanbul sera la dernière étape
de son voyage, sorte de couronnement de son livre, dont la cinquième
partie sera consacrée au centre de l'Empire : « Istanbul, ou la
manifestation du Grand Turc. ». Cet ordre, peu commun, du voyage de
Palerne est assez efficace du point de vue littéraire, puisque le
lecteur, fasciné par le Sultan et la puissance ottomane, sera introduit
très progressivement dans le monde turc, le livre s'approchant doucement
de ce qui attise la plus grande curiosité chez le lecteur : il fait
durer le plaisir de l'attente. D'ailleurs, notons que même si le trajet
de Belon est complètement différent dans son ordre de
déroulement, on retrouve dans les Observations de plusieurs
singularités une logique narrative assez similaire, car ce dernier
consacre la dernière partie de son oeuvre, son tiers-livre, aux Turcs.
Ainsi, il fait retour, pour finir, sur Istanbul et à cette occasion bien
entendu sur les Turcs et leur culture, dans une partie beaucoup moins narrative
et moins accrochée au récit du voyage, plus orientée sur
la description et davantage composée par chapitres thématiques :
ce qui donne finalement une sorte de synthèse sur la culture
ottomane.
Revenons sur cette idée, assez difficile à
appréhender pour un homme contemporain, selon laquelle le voyage au
XVIe siècle se construit au gré des rencontres et des
possibilités, il n'est jamais totalement planifié, des
évènements peuvent en changer le cours projeté (c'est ce
que nous avons vu avec le naufrage de Palerne au début de ses
pérégrinations). Des rencontres peuvent aussi modifier
sensiblement le déroulement du voyage, comme le rapporte Jean Palerne,
lorsqu'il se trouve sur l'île de Rhodes : « Un de noz mariniers
(...) me mena chez luy pour achepter du vin, où je me trouvay si bien,
que je n'en partis de trois jours »86. Le voyageur se doit de
s'adapter et d'être souple dans sa démarche, ainsi, il y a tout un
art de voyager qui se profile discrètement entre les lignes des
récits87.
86 J.P., chap.XCII, p.227.
87 Le voyage peut enseigner quelque chose d'essentiel,
à celui qui en fait l'expérience dans les conditions du
XVIe siècle. En effet, n'apprend t-il pas alors au voyageur
à mieux accepter les revers de la providence, à accueillir avec
une sérénité plus constante ce qui arrive, à ne pas
vouloir vainement que la vie (les évènements qui la
35
Jamais le voyageur ne peut prévoir avec certitude de
quoi sera fait le lendemain, de même, toujours à Rhodes, les
aléas de la circulation maritime et du climat font demeurer Palerne sur
place cinq jours de plus ; son itinéraire dépend de facteurs
qu'il ne maitrise pas, parmi ceux-ci les modes déplacements constituent
un aléa principal, leur étude permettra de mieux comprendre les
conditions de voyage indissociables de l'expérience orientale des
voyageurs.
D. Les modes de déplacements maritimes
& terrestres et la perception de l'espace : se déplacer, se situer
et s'orienter dans
l'espac e.
Voyager implique avant toute chose la capacité à
se mouvoir dans l'espace, dans un effort de contextualisation des récits
de voyages, nous répondrons aux interrogations suivantes : par quelles
voies se meuvent nos voyageurs, quels sont les modes de déplacement
à leur disposition ??
Les modes et les modalités (moyens et manière)
de déplacement varient selon les lieux (et les itinéraires),
puisque l'homme du XVIe siècle doit adapter son
déplacement au type d'espace qu'il veut traverser. Les
écrivains-voyageurs ne sont pas avares de détails quant à
ces aspects très concrets du voyage, la description des moyens de
transports fait partie intégrante du récit qui, de ce fait, n'est
pas « désincarné », ainsi, la relation de voyage n'est
pas une simple description des espaces parcourus : elle est aussi un discours
sur le voyage, sur le fait même de voyager (cette idée justifie
cette première partie de notre travail, qui, si elle est une mise en
contexte, se fonde également sur les récits eux mêmes).
Remarquons, que sous cet aspect, le récit de voyage au Levant n'est pas
seulement une source d'information sur l'Empire ottoman, mais peut devenir un
témoignage qui servira à de futurs voyageurs. Cette dimension est
peut-être seulement en germe ici, par rapport à des relations
postérieures qui orienteront explicitement leurs textes en ce sens. Mais
déjà au milieu du XVIe siècle, Pierre Belon,
dès le 21ème chapitre de ses Observations de
plusieurs singularités..., précise, alors qu'il vient
d'évoquer les facilités et modalités du voyage en terre
ottomane : « Or, si quelque autre mû de même désir
voulait essayer le semblable de ce que j'ai fait, il ne m'a semblé hors
de propos d'en mettre un petit mot par écrit ». Ainsi, il garde
l'idée en tête, en écrivant son récit, que celui-ci
pourrait inspirer une démarche similaire et être lu par un futur
voyageur.
composent et leur déroulement) se conforment à
nos plans ? Dans cette perspective, voyager peut permettre aux hommes de
développer un certain stoïcisme, il prend alors une
véritable dimension didactique, sous cette angle, le voyage devient une
situation propice à l'apprentissage.
36
1. Voyage sur mer, techniques nouvelles &
géographie.
L' Empire ottoman s'étendant sur une large partie du
« pourtour » méditerranée, il est presque
inévitable pour le voyageur d'emprunter, à un moment ou un autre,
les voies maritimes (voire fluviales dans le cas particulier de l'Égypte
& du Nil). Pierre Belon est assez prolixe pour ce qui est des
renseignements techniques à propos de la navigation et des navires, il
différencie par exemple les voiles latines triangulaires, des voiles
françaises carrées. Il va également distinguer les
différents types de navires selon leurs formes et leurs
tailles88 (traçant à cette occasion des
parallèles avec certains bateaux d'Europe, fidèle à sa
méthode de comparaison qui aide à concevoir l'inconnu par le
connu). Selon son interprétation, c'est de la diversité des
fleuves et des mers que nait la diversité des navires et bateaux, ainsi,
les hommes s'efforcent de les adapter aux conditions locales et
spécifiques de navigation. Avec cet exemple, nous pouvons remarquer
dès à présent, que pour P. Belon, tout est objet
d'étude lors du voyage : les moyens de transports, tout autant qu'autre
chose, sont sujets à la description et objet d'analyse. Les auteurs
utilisent le vocabulaire technique de la navigation (les noms des
différents navires et de leurs parties, les noms des vents...), mais
aussi des expressions propres aux marins, comme l'illustre Belon qui,
évoquant l'avancée rapide du navire porté par un vent
optimal, précise « les mariniers appellent cela aller en
fortune », ce jargon spécifique plonge le lecteur dans
l'atmosphère maritime. Pierre Belon va plus loin encore quand il nous
relate, au chapitre XV du second livre, les moments où, étant
donné l'absence de vent, les marins se détendent et
n'hésitent pas « à jouer, à pêcher, à se
baigner, ne faisant difficulté de se jeter en la mer et faire le
plongeon, passant d'un côté et de l'autre par-dessous le navire
» (leur agilité à nager semble quelque peu impressionner le
voyageur). De même, il n'est pas étonnant de retrouver dans le
texte de Nicolay des précisions très techniques relatives
à la navigation, quand on sait que ce dernier est le traducteur d'un
ouvrage spécifiquement consacré à ce sujet « en vogue
» -le terme est doublement approprié dans ce cas- à son
époque : L'Art de Naviguer de M. Pierre de Médine espagnol :
contenant toutes les reigles, secrets et enseignements nécessaires
à la bonne navigation, traduict de castillan en françois,
Lyon, Guillaume Rouille, 1554. Pour ce qui est de la navigation, on peut citer
un chapitre de P. Belon particulièrement intéressant, qu'il
intitule de manière « programmative » : « Que les
mariniers naviguaient anciennement sans l'aiguille & quadrant, & sans
avoir usage de la pierre d'aimant. »89, tout est dit, ou
presque ; des quelques pages de développement ressort l'idée d'un
« progrès technique » propre au XVIe siècle
par rapport au passé, comme l'indique cette phrase :« Aristote
connut bien qu'elle [la pierre aimant] attira le fer, mais il
88 Pierre Belon, Chap.30 du second livre (p.284-285),
également chap.33 « La différence des bateaux qui naviguent
sur le Nil... » (p.291-292).
89 Chap.16 du Second Livre (p.261).
37
n'entendit onc qu'elle servît aux navigations.
»90. Ainsi, la boussole91 apparait ici comme une
véritable révolution technique, qui permit les grandes
explorations géographiques du XVIe siècle, tout autant
que l'intensification du commerce par voies maritimes. Il illustre cette
idée, non sans un peu exagérer, en écrivant :
« Les anciens (...) le plus souvent ne perdaient point la
terre de vue. Mais maintenant (...) la navigation est si facile que deux hommes
osent s'aventurer à tout propos avec une petite barque... »92
La boussole n'est pas le seul objet qui facilita la
navigation, outre le développement de la cartographie, qui
améliorait les repères des navigateurs, on peut évoquer
l'astrolabe93, dont Palerne ne cessera de vanter les mérites
et qu'il utilisera à de nombreuses reprises, sur terre comme sur mer,
pour situer dans l'espace les différents lieux où
l'amènent ses pérégrinations :
« ... il avoit un Anglois de nostre compagnie qui avoit la
practique de l'astrolabe, & parce
moyen remarquoit en quelle eslévation du pole la plus
part des villes sont, quelle longitude, & latitude elles ont. »94
Suit dans le texte de Palerne, un chapitre géographique
assez technique au titre explicite quant à ses fins didactiques : «
Qu'es-ce que latitude, & longitude, eslévation, &
dépression de pole ? ». Ce chapitre témoigne d'une
représentation du globe très « scientifique », au sens
de mathématique et complexe, en effet, le voyageur cultivé de la
fin du XVIe siècle a la capacité de se situer dans
l'espace du globe terrestre de manière précise et
chiffrée. Pour appuyer cette idée, on peut également citer
l'exemple, significatif quant à ses connaissances géographiques
et mathématiques, de Palerne, qui en même temps qu'il situe
géographiquement le Caire évoque le « Tropique de Cancer
»95, dont la ville ne se trouve que de quelques degrés,
d'ailleurs, prenant l'exemple de « la ville d'Asna », qui est
justement sur ledit tropique, il déduit de cette position très
spécifique une propriété remarquable du lieu, à
savoir qu'il n'y a pas d'ombre à midi. Cet exemple illustre bien une
connaissance cosmographique et une appréhension astronomique de la
terre.
Nous retrouvons à d'autres occasions cette
volonté de chiffrer le monde, qui témoigne d'un changement de
« paradigme » essentiel, qui se produit justement à cette
époque. En effet, pour ce qui est des populations, de la taille des
villes, et surtout des distances parcourues, si ce n'est toujours
90 Idem.
91 On peut nuancer le caractère récent que donne
Belon à l'utilisation de la boussole, en rappelant que celle-ci
était connue depuis plusieurs siècles par les Chinois (ce que
notre auteur n'était pas en mesure de savoir) et utilisée en
Occident dès la fin du XIIe siècle.
92 Idem.
93 D'après Le Dictionnaire d'Histoire maritime
(sous la direction de M.Vergé-Franceschi), Robert Laffont, 2002,
cet « instrument nautique » fut utilisé en mer à partir
des années 1480.
94 Chap. VII p.79.
95 J. Palerne, chap.XVII, p.97.
38
la capacité, il apparait du moins clairement
la volonté de chiffrer pour appréhender le monde. Par
exemple, Pierre Belon mesure précisément les longueurs et les
degrés des pyramides de Gizeth, Palerne fera de même, notamment en
utilisant le fameux astrolabe de son ami anglais. La précision de
certaines mesures est parfois étonnante, par exemple, Belon donne les
longueurs et largeurs précises du château de Tor (au chap.67 du
second livre). Réalisant son voyage à la même époque
que Belon, Nicolas de Nicolay s'attache également à assortir de
nombreuses précisions chiffrées ses descriptions des villes ou
places fortes ottomanes, dans ce cas, ce sont les visés potentiellement
militaires de son récit, qui le conduisent à cette rigueur
mathématique. Par ailleurs, la volonté de chiffrer s'illustre
à maintes reprises pour ce qui est des distances : les exemples de ce
type abondent dans le récit de Jean Palerne qui, sans cesse, estime le
nombre moyen de jours nécessaires pour aller d'une ville à une
autre. Pareillement, Belon évalue, mesure et énonce les distances
entre les villes en nombres de jours, remarquons que les voyageurs du
XVIe siècle évaluent les distances de manière
moins abstraites que de nos jours96, c'est une mesure plus proche du
voyage vécu que celle énoncée en nombre de jours ; ce qui
n'empêche pas les voyageurs de mesurer les distances en « lieues
» sur les courtes distances. Ainsi, lors des déplacements
terrestres, sur les courtes distances les voyageurs usent d'une «
unité spatiale », alors que sur les grandes distances ils utilisent
une « unité temporelle ».97
Ce choix d'unité temporelle pour exprimer la distance
est révélateur : le Levant de nos voyageurs n'est pas un espace
de type « cosmographique » survolé par un oeil qui le
contemplerait à l'échelle du globe, l'Orient des écrivains
étudiés renvoie fondamentalement à des régions
vécues dans leurs ampleurs réelles, au sens où les espaces
sont décrits et appréhendés au plus près de
l'expérience viatique, le voyageur levantin ne prend pas ses distances
comme un cartographe qui viserait à embrasser de larges espaces de la
terre, voire la totalité du globe. En effet, alors que le cosmographe
aspire à une vision du globe entier et adopte donc une petite
échelle cartographique
96 En effet, l'évaluation des distances en « km
» désincarne en partie le voyage et relève plus d'une vision
du monde globale et d'une cartographie à « petite échelle
», pour reprendre l'expression de F. Lestringant dans l'Atelier du
Cosmographe. Comprenons bien que cette expression de « petite
échelle » cartographique», pour parler d'une vision globale,
est très juste, mais dans le langage ordinaire, on aura plutôt
tendance à confondre global et grande échelle, alors que l'une
exclue l'autre, au sens où plus on s'éloigne des espaces dans
leurs tailles réelles plus l'échelle cartographique devient
petite en comparaison des dimensions réelles. Ainsi, comme l'explique
bien F. Lestringant, la petite échelle privilégie le quantitatif,
alors que la grande échelle offrira un plus haut degré de
détail, privilégiant le qualitatif.
97 Notons, pour nuancer cette idée, que les mesures en
nombre de jours sont peu commodes, lorsqu'il s'agit de transports par voies
maritimes, comme le fait remarquer Belon (chap.1 du livre second) « les
voyages faits par la mer sont de temps incertain », car ils
dépendent des vents, qui peuvent tout autant être capricieux que
propices et de ce fait multiplier ou diviser la durée du voyage d'un
port à un autre. Par ailleurs, Belon précise que ce choix
d'exprimer les distances en nombre de jour, sur terre, est également
conditionné par un aspect pratique : il le dispense de faire les
conversions des unités de distance, car « les Turcs ne comptent pas
par milles comme en Italie ».
39
(perdant en précision et surtout en détails,
privilégiant la quantité représentée), au contraire
un voyageur-écrivain comme Belon ou Palerne privilégie le
qualitatif dans ses descriptions et dans sa géographie des espaces
traversés (et non survolés), ainsi c'est une cartographie
à grande échelle qui ressort du récit des voyageurs.
À cet égard les lieux situés en altitude sont l'occasion
pour le voyageur de nous décrire sur de moyennes distances les espaces
alentours, un exemple parmi de nombreux autres de ce que nous pourrions appeler
« cartographie de plein-pied »98 : « Et étant
dessus ledit mont Aramus, nous avions la mer qui battait au pied de la dite
montagne et voyions bien l'endroit où le Mont-Taurus prend son
commencement au rivage opposite à Chypre... »99, le
lecteur est emporté par la plume de Pierre Belon au bord du « golf
d'Iskenderum » aux portes de la Turquie actuelle. Nous retrouvons le
même procédé narratif et cartographique dans le texte de
Palerne, lorsqu'il se retrouve au Mont-Sinaï100 : la situation
sur-élevée lui ouvre de larges perspectives visuelles, qui lui
permettent de faire une mise au point géographique dans les quatre
directions. De même que certains passages des textes, certaines des
illustrations témoignent de cet effort de situer et de
représenter les espaces à une échelle proche de leurs
tailles réelles et vécues par les voyageurs, le livre de P. Belon
propose à la vue du lecteur quelques plans des grandes villes de
l'Empire ou des lieux-clés du voyage : Alexandrie, le Mont
Sinaï101, le Bosphore102. Les adjonctions de ces
cartes à l'intérieur du récit montrent la volonté
de se situer dans l'espace et de s'orienter, selon les points cardinaux,
à l'échelle locale. Pour illustrer notre propos nous
avons ajouté, ci-dessous, le plan d'Alexandrie, qui se trouve
après le chapitre marquant l'arrivée de Belon dans cette ville.
Cette image dispense dans une large mesure l'auteur de faire une description
topographique de la ville, qui serait un peu ennuyeuse et redondante par
rapport à une littérature déjà abondante sur le
sujet. Si cette représentation peut apparaitre aujourd'hui un peu
naïve, cette carte n'en est pas moins assez fidèle, il en ressort
les éléments principaux qui intéressent
généralement les voyageurs visitant la ville : les cours d'eau,
les murailles, les châteaux et les antiquités (notamment la
colonne de Pompée et l'Obélisque).
98 En transformant la notion de « cosmographe de plein
vent », avancée par F. Lestringuant, dans L'atelier du
cosmographe : l'image du monde à la Renaissance, pour distinguer la
démarche effective du voyageur d'une connaissance du monde «
érudite », qui relève plus du « cabinet de travail
» que de l'exploration vécue des territoires que l'on
prétend évoquer.
99 Ch.107 du second livre, p.422.
100J. Palerne, op.cit., chap. XLVI, p.153. 101P. B, Ch.64 du
second livre, p.344-345. 102P. B, Ch.3 du second livre, p.235.
40
Carte d'Alexandrie, chapitre 19 du second livre des
Observations de plusieurs singularités de Pierre Belon.
2. Voyager sur les terres.
Nous utilisons le pluriel pour insister sur la
diversité des espaces terrestres, que parcourent les voyageurs. Cette
diversité à son importance, car selon les espaces
traversés, ils chevauchent divers types de montures et adoptent les
moyens de transports locaux, que nous nous proposons d'étudier à
présent. En premier lieu, les récits informent les
Européens qu'en Égypte, au XVIe siècle, les
ânes sont fréquemment utilisés pour se déplacer,
notamment à l'intérieur des villes les plus vastes, telles le
Caire, qui d'après Palerne est si « grande qui auroit affaire d'un
bout à l'autre, il faudroit employer demy journée », ainsi,
le transport à dos d'âne est une véritable «
institution » dans cette ville 103. Par-contre, le cheval, si
familier aux occidentaux, n'est pas un moyen de transport commun et ordinaire
en Égypte, en effet, on apprend par Pierre Belon, qu'au Caire « il
n'est pas licite à un étranger y entrer à cheval, s'il
n'est grand seigneur, ou en la compagnie d'un qui le soit », c'est donc un
privilège que se réserve l'aristocratie : le moyen de transport
devient ici le
103 « Par tous les carrefours (...) on trouve des asnes
préparés pour ceux qui veulent aller par la ville. »,
Palerne, Chap.XV (p.95).
41
miroir de l'appartenance sociale104. Mais ce statut
particulier du transport équestre n'est pas la règle dans tout le
Levant, à Jérusalem, Pierre Belon indique qu'il se loue «
tant mules que chevaux »105. Ainsi, les modes de
déplacement sont différents d'un lieu à l'autre, et ce
fait, qui pourrait paraitre un détail anodin, nous invite dès
à présent à ne pas concevoir l'Empire ottoman comme un
« bloc », comme une unité spatiale où le semblable et
les points communs l'emporteraient sur les différences et les
particularités régionales. Ne nous laissons pas tromper par les
mots : « le Levant » ou « l'Orient » devrait se mettre au
pluriel et c'est par commodité littéraire et en
référence à l'entité politique ottomane, que ce
terme pourra être utilisé dans cette étude, pour regrouper
sous un singulier une pluralité (que nous commençons tout juste
à entrevoir ici, avec l'exemple des transports) qui ne cessera de
traverser tout ce travail. Mais revenons aux montures sans lesquelles le voyage
ne serait pas possible, remarquons que si les chameaux sont bien sûr
utilisés pour traverser les espaces désertiques ou arides, ils le
sont également pour le transport quotidien dans les villes
égyptiennes : Palerne parle de « trente mille Chameaux au Caire,
& autant d'asnes desquels on se sert comme de gondoles à Venise, de
pérines à Constantinople, ou de carosses à Rome ...
». Bien que son chiffre apparaisse exagéré, sa comparaison
est éloquente : elle illustre la diversité des moyens de
transports en fonction des espaces traversés. À propos des
chameaux Palerne nous dit « cest animal est de grand travail et de peu de
despense »106, de même, à un autre moment de son
récit (lors de l'ascension du Mont Sinaï) il s'étonne de
l'habileté de ces montures, lorsqu'elles passent des cols
difficiles107. Mais le voyage est souvent fatal à ses
animaux, malgré leur résistance, « le Voyage du Caire au
Sues est le cimetière des chameaux »108 affirme Belon
à la vue des ossements de ces derniers tout le long du chemin.
Les caravanes et les déplacements en groupe sont la
règle de prudence pour les voyages sur de longues distances en Orient,
ils préservent du principal danger qui pèse sur les voyageurs,
comme sur les commerçants : le pillage par des groupes de voleurs
nomades. Le système dit des « caravanes » est fondé sur
le principe bien connu (et efficace ici) : « l'union fait la force ».
Jean Palerne consacre un des premiers chapitres de son récit à
décrire ce mode de déplacement (Chap.IX « Qu'es-ce que
Caravanne ? »), dont le principe est assez simple : des voyageurs ayant
pour but la
104 Nous savons à quel point cette idée est
très ancienne (pensons par exemple aux « équestres »
romains), souvent au fil de l'Histoire, les chevaux furent l'apanage de groupes
sociaux dominants, symbole de la noblesse guerrière, tout autant que de
la richesse nécessaire à l'entretien d'un tel animal.
105 Chap.86 du second livre.
106 Chapitre 38, p.138.
107 « m'esbahissoit de noz pauvres chameaux qui passoyent
certains destroicts, que si le pied leur eust manqué de quatre doigts,
ils fussent tumbés dans des précipices... » chapitre XLVII
(p.154).
108 Chap.70, second livre, p.358.
42
même destination (marchands, pèlerins, Turcs,
Juifs, Occidentaux, etc.) se donnent rendez-vous à un lieu et une date
donnés pour partir et cheminer ensemble. L'organisation du voyage est
très codifiée et tout le monde à intérêt
à respecter les règles (horaires, ordre, signaux indiquant les
pauses et les départs, etc.) ; ce système, qui consiste à
voyager en grandes troupes (idéalement de plus de 500 personnes) pour se
préserver des voleurs, n'est pas propre à l'Orient, comme le
rappelle Jean Palerne : « il faut toujours aller par grandes
assemblées, dites Caravannes, comme les Proccacio de Rome à
Naples, ou Ripidie d'Angleterre... »109. Ces caravanes ont un
rythme particulier, lorsqu'il s'agit de traverser les déserts, elles
lèvent le camp vers minuit et chemine jusqu'au midi, alors la chaleur
étant trop forte, la caravane s'arrête, souvent dans un «
carbaschara » (lieu protégé de murailles et d'une porte en
fer pour l'accueil des voyageurs110). Ce système d'accueil
des voyageurs, commun à tout l'Empire ottoman, étonne beaucoup
Jean Palerne et Pierre Belon, qui lui consacrent quelques passages. En effet,
la différence avec ce qu'ils connaissent les frappe à tel point,
qu'ils doivent prendre le temps de les décrire, Pierre Belon intitule
son chapitre 59 consacré à ce sujet : « Qu'il n'y a aucune
hôtellerie en Turquie, mais qu'on trouve des hopitaux à se loger
», il y définit ce qu'on nomme « caravansérail »
ou « carbachara » en turc. Ce sont des lieux publics entretenus aux
frais du Sultan ou de notables locaux, qui font alors oeuvre
d'évergétisme : leur gratuité et leur ouverture à
tous (Chrétiens comme Musulmans111) sont les deux
éléments qui marquent les voyageurs français. Il faut
rappeler au passage, que cette hospitalité et très importante
dans la culture musulmane, de même que l'aumône et la
charité (que nous retrouverons par la suite sous d'autres formes) -
autant d'éléments qui n'ont pas fini d'étonner les
voyageurs.
Malgré ces facilités de logement pour les
voyageurs, les déplacements en terres ottomanes n'ont rien
d'aisés et certains modes de déplacement, comme les caravanes,
témoignent du danger qui peut exister sur place et auquel doivent faire
face les voyageurs...
E. Les dangers du voyage.
Le voyage au XVIe siècle ne peut se
concevoir sans une part importante de danger. Une fois de plus, il nous faut
faire quelque effort d'imagination, car si voyager peut encore comporter de
nos
109 J. P., Chap.IX « Qu'es-ce que Caravanne »
(p.82).
110 Pierre Belon, op.cit., chap.78 du second livre, p.369.
111 « Nul ne vient là qui soit refusé, soit
juïf, chrétien, idolâtre ou turcs. » chap.59 du second
livre, p.191.
43
jours de nombreux risques et dangers, nous gardons plus
généralement l'image agréable et séduisante, que
les « agences de voyages » et les médias transmettent et
entretiennent : le « voyage »112 tranquille & paisible
(très planifié et sécurisant). Bien au contraire, au
XVIe siècle, voyager, implique toujours une part d'aventure,
voire de dangers et de « mésaventures ».
Avant de détailler ces difficultés et dangers
omniprésents, et de préciser leurs causes, nous devons
étudier cette figure du voyageur bravant les dangers à la
quête du savoir..
1. La figure du voyageur : entre l'aventurier moderne et le
héros antique ?
C'est principalement dans leurs préfaces, que les
auteurs font l'éloge du voyage, notamment en s'appuyant sur
l'évocation des grands voyageurs des temps passés et
présents. Des grands noms de l'Histoire deviennent autant de
modèles, qui autorisent, au moins autant qu'ils inspirent, la
démarche des voyageurs. Dans sa Préface à
l'édition de 1576113, Nicolas de Nicolay justifie sa
démarche en remontant aux plus anciennes autorités, d'abord avec
la figure de « Noé », qui, d'après lui, serait le
père de la navigation, suivent les figures de Jason, d'Hercule,
d'Ulysse, puis nous entrons dans l'Histoire avec Pythagore, Socrate, Platon,
Appolonius de Thyane, qui incarnent chacun à leur manière cet
archétype du savant-voyageur. Mais la liste ne s'arrête pas
là, pour résumer, disons qu'il évoque ces personnages dans
un ordre chronologique, jusqu'à parvenir à ces plus proches
contemporains, tels Guillaume Postel et Pierre Belon (qui voyagea quelques
années avant lui sur les mêmes territoires). Il s'inscrit ainsi
dans une longue lignée de voyageurs, dont il est l'héritier tout
autant que le continuateur, son travail particulier prend alors une certaine
dimension historique, qui donne du sens à sa démarche et de
l'autorité à son discours. De même, dès sa
Préface, Pierre Belon s'autorise en citant l'exemple de
Démocrite, pour ce dernier la quête de connaissances passait par
le voyage, auquel il sacrifia toute ses économies :
« Ce dont Démocrite porte bon témoignage,
lequel pour le grand désir qu'il avait d'acquérir la pratique
des sciences, c'est-à-dire l'expérience aussi bien que la
théorique114, et principalement d'astronomie et
géométrie, vendit son patrimoine à ses frères, afin
d'employer l'argent de la vente en lointaines pérégrinations par
les pays d'Egypte, Indie et Chaldée, pour parvenir aux
Gymnosophistes, et puis après retourner en
Athènes avec grande réputation et y être honoré par
son savoir. »115.
Cet exemple est particulièrement cher à Belon, car
la conception des sciences de Démocrite -très
112 Pour distinguer clairement cette activité
contemporaine de consommation, du « voyage » authentique (dont elle
n'est que le simulacre), nous devrions l'appeler « tourisme ».
113 Ouvrage imprimé à Anvers, dont la
bibliothèque du C.E.S.R. de Tours conserve un exemplaire.
114 Retenons par anticipation cette conception du savoir, que
nous soulignons en italique, qui est centrale chez Belon et que nous
retrouverons dans la seconde partie de ce travail.
115 P.B., op.cit., Préface (p.55).
44
orientée sur la pratique et le voyage- est très
proche de la sienne.
Mais les voyageurs ne mettent pas seulement en avant les
anciens, ils soulignent les dangers qui menacent les voyageurs contemporains
-et plus ou moins implicitement, le courage qu'il faut pour les braver-.
L'évocation de ces multiples dangers encourus par le voyageur, est un
trait commun, qu'avant de retrouver dans la narration, on remarque dès
les Préfaces des trois auteurs. P. Belon écrit à propos
des voyageurs :
« Ni les frayeurs des naufrages en la périlleuse
mer, ni la tourmente des vents impétueux battant les navires et les
brisant entre les ondes agitées par les orages, ni la crainte de perdre
leur liberté ès mains des pirates inhumains (...) ni
l'intempérance du chaud excessif ou de l'extrême froidure (...) ni
le danger de passer les déserts inhabités pour la crainte des
bêtes sauvages, n'ont eu pouvoir de réprimer l'ardeur de leur
noble courage... »116.
Nous trouvons ici une synthèse des principaux dangers
que brave le voyageur, ces dangers n'étant pas très
différents d'une époque à l'autre117, il se
dessine ici une figure intemporelle du voyageur, qui est toujours animé
d'un même courage et d'une même foi, qui lui permettent de
dépasser une peur fondée sur des dangers bien réels. En
toute logique, Belon évoque, juste après le passage cité,
l'archétype du voyageur héroïque : Ulysse118.
Ce ne sont pas seulement ces modèles qui autorisent le
voyageur à se faire écrivain, les difficultés qu'il va
subir et décrire, les dangers auxquels il va survivre, sont autant
« d'épreuves qualifiantes »119, qui augmenteront l'
« aura » de son texte, voire la crédibilité de son
discours. Voyons donc à présent, quelle est la teneur de ces
épreuves et dangers, qui menacent le voyageur.
2. Les dangers liés aux hommes et aux
sociétés étrangères.
Nous avons déjà entrevu le danger du «
brigandage » pour le voyageur qui se déplace en Égypte,
chemine vers le Mont Sinaï ou en Terre Sainte. Ce thème des
brigands arabes est un
116 Préface, p.56.
117 Remarque valable du moins pour les voyageurs du
XVIe siècle, qui à l'égard des conditions et
dangers du voyage était plus proche de l'Antiquité, que nous le
sommes aujourd'hui du XVIe siècle.
118 Remarquons, par ailleurs, que ce choix de la figure
d'Ulysse, est très significatif (et surement efficace) en ce
XVIe siècle humaniste, Belon s'autorise d'une
référence très prisée à l'époque et
signifie une nouvelle fois, avec cet exemple, son «
philo-hellénisme », que nous étudierons plus
précisément dans seconde partie de ce travail.
119 À ce propos consulter M.-C. Gomez-Gérault,
Écrire le Voyage au XVIe en France. Elle
considère l'influence et la fonction des figures mythiques sur
l'écriture des récits de voyage et écrit très
justement : « Nouvel Hercule, nouvel Ulysse, le voyageur est bien ce
héros qui mérite la gloire parce qu'il part en quête de la
vérité. Pareils discours, résonnant d'échos
humanistes, contribuent à autoriser le texte issu de
l'expérience, à l'accréditer au près du lecteur
pour le service duquel le voyageur dit affronter les périls les plus
divers. ».
45
véritable leitmotiv, qui se retrouve dans les
trois récits de voyage, à de nombreuses reprises120.
À titre d'exemple, lorsqu'il se rend aux pyramides égyptiennes,
Pierre Belon précise « l'on n'y va point qu'en grande compagnie,
car autrement on serait en danger d'être détroussé
»121. À ce danger des attaques de brigands en
Égypte et en Terre-Sainte répondent donc des pratiques telles le
système des caravanes, que nous évoquions
précédemment dans l'analyse des modes de déplacement. Dans
le cas où ils ne circulent pas en « caravannes », il est
nécessaire aux voyageurs d'engager des janissaires122
(militaires turcs dévoués au Sultan), en effet, pour un maximum
de sécurité, les envoyés officiels (tel par exemple M. De
Fumel, qu'accompagne Pierre Belon) se dotent de nombreux janissaires, tout en
suivant des caravanes. Mais les janissaires ne sont pas une protection toujours
fiable et infaillible, comme le rappelle Pierre Belon, qui dénonce leur
peur face à une attaque imminente de brigands arabes :
« Lors de pusillanimité et grande peur qu'ils
avaient, éteignirent le feu de l'amorce de leurs arquebuses voulant
montrer par tel signe que quand les Arabes nous viendraient assaillir, ne
les
trouvant en défense, ils ne leur demanderaient rien, et
ne feraient dommage qu'aux chrétiens... »123
Par ailleurs, la peur des Arabes et des pillages n'est pas
réservée exclusivement aux voyageurs, en effet, les Occidentaux
et les Chrétiens qui vivent sur place les craignent également,
par exemple, les cordeliers de Jérusalem124, qui sont dans
l'angoisse d'une attaque, ou les moines du Mont-Sinaï, qui sont en
conflits avec les Arabes au moment où Jean Palerne se trouve sur
place125. D'ailleurs, ce dernier exemple, nous permet de souligner
à quel point les voyageurs sont soumis aux contingences du contexte
politique et peuvent en subir les conséquences, cette phrase lucide de
Palerne synthétise cette idée : « nous courions
grand'fortune de nous être mis en chemin en temps si mal propre
»126. De plus, les voyageurs français, outre le
fait qu'ils soient Chrétiens, sont aux yeux
120 Ce problème du « brigandage » n'est pas
inconnu des Européens, car le Nord de l'Italie et le Latium
sont, précisément à la même époque,
infestés de brigand et réputés être des
régions très dangereuse pour les voyageurs.
121 Chap.41 du second livre (p.310).
122 Les janissaires, souvent Chrétiens d'origine, ont
été arrachés très jeunes à leurs familles,
selon le système très particulier du « devchirme » -qui
consiste à lever un « tribut humain » sur les provinces de
l'Empire, principalement les régions chrétiennes- , les jeunes
enfants sont convertis à l'Islam et deviennent des esclaves
exclusivement soumis au pouvoir du Sultan, les plus brillants d'entre eux
occupent les plus hautes fonctions administratives et militaires de l'Empire,
une partie des janissaires forment la garde personnel du Sultan, mais ici nous
avons à faire à des membres des forces provinciales. Pour plus
d'information sur cette « institution » centrale dans le
fonctionnement du pouvoir ottoman, on pourra consulter par exemple l'ouvrage de
Thèrèse Bittard, Soliman l'Empire magnifique, chap.3
« l'Etat ottoman ».
123 P. B, chapitre 86 du second livre des
Observations.
124 Pierre Belon, op.cit., chap.82 du second livre
(p.375) : « La peur qu'ils ont du larcin des Arabes est grande : car
encore que leurs murailles sont bien hautes, si est-ce qu'ils ont peur que les
habitants du plat pays ne les assaillent avec les échelles. ».
125 En effet, au moment où Jean Palerne arrive au
Mont-Sinaï il trouve le monastère vide, car les caloyers ont «
fuys de crainte des Arabes, qui avoyent voulu forcer le monastère pour
les massacrer » (Chap.XLII, p.147).
126 Jean Palerne, op.cit., chap. XLII (p.147).
46
des populations locales rattachés à la
catégorie des « Francs », qui renvoie indistinctement à
tous les voyageurs occidentaux, ils peuvent alors être accusés des
fraudes de voyageurs d'autres nationalités et en subir les
conséquences. C'est ce qui arrive à Jean Palerne, auquel les
arabes demandent de payer pour la fraude d'un voyageur italien, qui,
précédemment, s'était déguisé pour ne pas
avoir à payer la taxe locale127. Face au refus de Palerne et
sa compagnie, qui ne veulent pas payer pour la fraude de l'Italien, les Arabes
les menacent et tentent de les impressionner, les Occidentaux se sentent assez
nombreux pour résister, mais ils auront à le payer par la suite,
car nous apprenons quelques chapitres plus loin, que pour se venger de leur
refus, les Arabes ont pillé leurs ressources et réserves de
vivres, qu'ils avaient laissé chez le caloyer qui leur servait de
guide128(les voyageurs vont pâtir de cette mésaventure
se retrouvant sans provisions dans des espaces arides où la nourriture
se fait rare).
Mais les brigands ne sont pas le seul risque qui pèsent
sur les voyageurs, en effet, les populations locales peuvent se
révéler dangereuses pour les voyageurs pas assez discrets ou
inconscients des moeurs ayant cours sur les territoires qu'ils traversent.
Avant d'étudier les risques à l'intérieur des villes,
prenons un exemple assez singulier de conflits avec les populations locales.
Jean Palerne évoque « les arabes des cavernes » (populations
semi-nomades ayant des conditions de vie difficiles dans les espaces arides),
qui demandent aux voyageurs de payer l'eau qu'ils ont puisé sur place :
« il en vint un à nos demander le payement de leur eauë,
disant que le ruisseau estoit petit, qu'il n'avoit pas toujours cours, que nous
le ferions tarir, & puis qu'ils en patiroyent ... »129. Ici
se dessine le problème intéressant des ressources naturelles
(dans ce cas précis l'eau, qui en ces lieux arides est une denrée
rare) et de leur appropriation (problème qui se pose avec encore plus de
force de nos jours, notamment au Proche et Moyen-Orient). Face à cette
demande, les Européens prétendent que « l'eau estait commune
à tous et que le Grand Seigneur entendoit qu'un chascun peust voyager
librement en ses pays, avec l'usage des commodités qui s'y trouvent.
»130. Par cet argument de justification à leur avantage,
ils évitent de payer, mais ils auront, de ce fait, à subir une
attaque de la part des autochtones. Les Européens parviendront à
repousser celle-ci, car, comparés à eux, les adversaires sont
armés de façon très rudimentaire131. Avec cet
exemple, on comprend que la
127 Palerne explique que c'est là une des causes du
courroux des Arabes : « à cause d'un médecin Italien, qui
avoit esté quelques moys au paravant audit Mont, vestu à la
Turquesque, feignant d'estre Turc, lequel s'en estoit allé sans leur
payer le tribut qu'ils prennent & lèvent sur tous les Francs, qu'y
vont. » Chap.XLII (p.147).
128 « ...noz Arabes irritez de ce qu'ils n'avoient peu
obtenir de nous ce qu'ils demandoyent, estoyent cependant entrez dans la maison
dudit Caloire, où ils nous volèrent et emportèrent toutes
nos provisions. » Jean Palerne, op.cit., chap.XLV (p.151).
129 J. Palerne, op.cit., chap.XXXIX, p.143.
130 Idem.
131 Idem : « ... nous tirèrent quelques fleschades,
au lieu desquelles nous leur renvoyasmes deux harquebusades... ».
47
supériorité militaire des Européens face
aux populations locales réside principalement dans leurs armes à
feu, qui outre leur efficacité et leur portée de tir importante,
vont très souvent effrayer l'adversaire et compenser
l'infériorité numérique des voyageurs. Mais attention, les
Européens doivent se méfier de leurs propres armes, car bien
souvent ils ne sont pas autorisés à en faire usage. Bien
sûr, si un Européen tue un Musulman en terre ottomane, il signe
son arrêt de mort132, mais plus difficile encore, les «
Francs » n'ont aucun droit de répliquer s'ils sont attaqués
par un musulman, sous peine de mort133. C'est ce qu'indique J.
Palerne, au chapitre XXII de son récit, où il raconte ses
mésaventures, qui apparaissent à la fois drôles (avec la
distance de l'écriture, le burlesque de certaines situations et la
confortable position de lecteur) et inquiétantes, vis-à-vis des
voyageurs qui en subissent les désagréments. En effet, à
plusieurs reprises, Jean Palerne s'attire les foudres des habitants du Caire
par sa méconnaissance des usages et des moeurs. D'abord, il se fait
insulter et menacer par un vendeur auquel il a, par mégarde,
tourné le dos. Ne comprenant pas sur le moment l'origine de cette haine,
Palerne apprend ensuite «...qu'ils tiennent cela pour une honte &
grand vergongne, lors que l'on leur torne le dos, voulans dire, qu'on les
mesprise, leur monstrant le derriere. ». Cet exemple assez significatif
est suivi de deux autres situations où les Européens sont
humiliés, une fois « gratuitement » en pleine rue et une autre
fois de nouveau par méconnaissance des us et coutumes musulmans.
Au-delà de ces cas portants sur des usages spécifiques, ces
exemples nous montrent à quel point il est vital pour le voyageur de
connaitre les moeurs et les interprétations étrangères des
gestes, sous peine de mettre bêtement -par ignorance- sa vie en danger.
Ainsi, il se doit de porter une grande attention à ses attitudes, aux
codes et aux attentes qui constituent la normalité et la civilité
indispensables en terres étrangères, c'est, en quelque sorte, un
réapprentissage permanent pour les voyageurs ; ce n'est donc pas
seulement par pur intérêt « contemplatif » ou «
ethnographique », que ceux-ci décrivent les moeurs musulmanes et
leurs consacrent de nombreux chapitres, la connaissance de celle-ci est
nécessaire pour ne point outrager les habitants et leurs usages. Sous
cet angle, le récit de voyage peut être utile à des
lecteurs, qui projettent, eux aussi, de voyager au Levant, et qui
éviteront ainsi les erreurs et maladresses de leurs
prédécesseurs, en arrivant sur place avec quelques idées
et précieuses indications sur les coutumes locales. Dans le même
ordre d'idée (le voyage en tant que source d'enseignements et de
conseils) nous avons une anecdote rapportée par Palerne, qui
prévient des dangers du voyage et qui exhorte ainsi, par le
contre-exemple, le voyageur à la vigilance134, ici à
propos des pyramides :
132 Pour bien comprendre cette utilisation des armes,
distinguons clairement le « Musulman » ou l'habitant local reconnu
par les autorités ottomanes, du « bandit », dont la tête
est mise à prix par ces mêmes autorités.
133 C'est pourquoi, Palerne, après avoir retranscrit
les insultes d'habitants moresques dont il est victime, ajoute « que nous
souffrismes patiemment... », ch.LXXXIII, p.210.
134 Cette idée du voyage comme « source
d'enseignement par l'exemple » est essentielle, nous la retrouvons
à différents égards et sous des formes multiples tout au
long des récits de voyage, qui de ce fait ont une nette portée
48
« On nous fit le récit d'un gentilhomme curieux comme
nous d'y monter, lequel parvenu à la
cime, s'estonna de façon qu'il tumba & se fracassa.
Tellement qu'on ne luy cognoissoit plus aucune forme d'homme. »135
Finalement, l'étonnement ou la stupeur -et
l'émotion violente qui les accompagne-apparaissent ici comme une autre
source de dangers mortels, alors, en dernier ressort, c'est dans le voyageur
lui même - et son manque de maitrise de soi- que réside l'ultime
danger136.
Nous venons de voir les principaux dangers terrestres
liés aux hommes, mais ne croyons pas que la mer imprévisible et
ses déchainements soient la seule source d'inquiétude pour celui
qui voyage sur l'eau : la mer a également ses brigands - les corsaires.
Plus connus aujourd'hui sous le nom de « pirates », ces groupes de
voleurs sans foi ni loi font trembler les marins et les voyageurs. Ils
représentent une menace importante et un danger fondamental du voyage,
pour preuve, Pierre Belon leur consacre un chapitre entier qu'il intitule :
« Discours pour définir ce qu'est corsaire.»137.
Dès l'ouverture de ce chapitre, P. Belon s'autorise, pour parler de ce
« mal public » qui sévit en Méditerranée, de son
expérience personnelle et directe : « je me suis retrouvé
entre leurs mains ». Usant de tout son art d'écrire, Pierre Belon
fait plonger son lecteur dans la vie quotidienne de ces malfrats-aventuriers.
Partant de la genèse de ce phénomène, il décrit de
manière saisissante comment celui-ci grossit, à tel point que les
quelques petits pirates deviennent rapidement, par butins cumulés et
alliances, de nombreux et puissants corsaires, d'autant plus redoutables pour
les voyageurs. Pour illustrer cette férocité des pirates, Pierre
Belon prend un exemple des plus extrêmes, qui met en évidence leur
caractère impitoyable : « s'ils trouvent de leurs parents
mêmes, ils ne les épargneront pas »138. Ce
chapitre de Belon est très représentatif d'un véritable
problème à l'époque139, en effet, les pirates
font régner la terreur sur la Méditerranée, ils ne sont
pas seulement un problème pour les voyageurs ou les commerçants,
ils sont également redoutés des habitants des côtes, des
paysans et des pécheurs, qui peuvent subir leurs attaques principalement
sous la forme de pillages et de mise en esclavage (transformation des
prisonniers en marchandises). Ce danger est d'autant plus terrifiant et
apparait d'autant plus réel au lecteur, que Pierre Belon le rattache
à des mésaventures qu'il a personnellement vécues en
Méditerranée. Par exemple, il écrit :
«...étant en
didactique.
135 J. Palerne, chap.XXXVI, p.133.
136 Là encore, le voyage nous apparait comme une
expérience d'apprentissage, qui peut conduire le voyageur à une
certaine forme de stoïcisme.
137 P. Belon, op.cit., Chap.10, second livre, p.249-253.
138 Idem, p.251.
139 La piraterie n'est pas un problème nouveau, qui
serait propre au XVIe siècle, elle est très ancienne,
à tel point qu'un historien comme F. Braudel affirme : « La
piraterie, en Méditerranée, est aussi vieille que l'histoire.
» La Méditerranée et le monde
méditerranéen à l'époque de Philippe II, tome
2., (seconde édition, Armand Colin, 1966) « 7. Les formes de la
guerre », p.191.
49
l'île de Paxo (...) pendant que j'étais avec mon
guide, cherchant quelques plantes, les corsaires emmenèrent les
passagers qui m'avaient amené là. »140. Pierre
Belon n'est pas passé loin d'être lui aussi emmené, vendu
par les pirates et réduit en esclavage : c'est là le principal
danger qui pèse sur les voyageurs occidentaux. Face à cette
menace, Belon expose les stratégies de protections mises en place par
les marins et les habitants vivants à proximité des côtes.
En effet, alors que sur terre, pour lutter contre les bandits, on adopta le
système des caravanes, sur mer, pour se préserver des pirates,
les navires s'équipent de manière préventive d'armes
à feu, comme l'indique Pierre Belon en conclusion de son chapitre
:« Voilà pourquoi les navires vont toujours armés, et
pourquoi les vaisseaux qui ne sont point armés sont toujours en crainte
». Mais les corsaires ne sont pas les seuls dangers de la navigation, la
mer elle-même est semée d'embuches et de pièges...
3. Une nature et des éléments hostiles sur mer
comme sur terre.
La nature demeure imprévisible, à la fois dans
les mentalités et surtout dans l'expérience vécue des
voyageurs du XVIe siècle. En effet, ce que nous
considérons aujourd'hui comme « les aléas climatiques »
font partie intégrante du voyage, l'étude de la perception de
ceux-ci pourrait faire l'objet d'un travail particulier, plus ample que ce que
nous pouvons en exposer ici141. Essayons donc de brièvement
classer ces dangers naturels en fonction de leurs origines. Notons avant tout,
que c'est bien souvent dans l'excès et la violence des
éléments que résident ces dangers, nous verrons, que sur
mer ce sera la tempête et le naufrage que redouteront les marins et
voyageurs, sur terre les déserts seront particulièrement
dangereux, mais aussi certaines montagnes dont l'ascension n'a rien
d'aisée.
Portrait d'un serpent nommé driinus,
évoqué au chapitre 52, du Tiers-Livre des Observations de
Pierre Belon du Mans.
Par ailleurs, certains animaux peuvent être des dangers
potentiels, par exemple les multiples serpents, qui évoqués sous
la plume de Belon pour leur intérêt zoologique, n'en sont pas
moins redoutables aux voyageurs. Les scorpions mettent également en
danger de mort les voyageurs, comme l'illustre Palerne avec l'exemple d'un
jeune homme de sa compagnie qui, sur l'île de Chypre, se fait
piquer142. Ces derniers doivent également se méfier
des crocodiles du Nil ou subir les attaques des moustiques d'Égypte et
leurs boutonneuses
140 Idem, p.252.
141 Ce problème de la perception des
éléments peut être plus largement rattaché aux
rapports entre les hommes et la nature, que nous retrouverons par la suite dans
ce travail sous un angle un peu différent.
142 Il sera sauvé in extremis, voir J.P, op.cit.,
chap.LXXXXIX, p.221.
50
conséquences, dont ils ne manquent pas de se
plaindre143. Mais il faut tout de même remarquer, que les
animaux ne font pas partie des dangers principaux à en juger par leur
moindre occurrence. Par ailleurs, chose assez étonnante, la maladie ne
semble pas faire partie du voyage, elle n'est quasiment pas
évoquée ni comme danger potentiel, ni comme réalité
vécue dans nos trois récits de voyage144. La seule
exception est mentionnée par Palerne sur le voyage du retour à
Raguse : « je fus extrêmement malade d'une grosse fièvre
», à cette occasion on apprend que les mesures de quarantaine sont
draconienne aux portes de l'Europe145, les voyageurs sont soumis
à 30 jours d'isolement, il est assez paradoxal de constater que c'est au
cours de ceux-ci que Palerne se sentit mal.
Abordons, à présent, le plus important danger
naturel auquel sont soumis les voyageurs : la Mer Méditerranée.
Certes, l'eau est un élément dont la perception change à
la Renaissance146, il devient moins angoissant, les hommes maitrise
mieux les mers et les océans, et au lieu de rester élément
de séparation, l'eau est de plus en plus perçue comme une voie de
communication. Mais la maitrise n'est que partielle, la mer est toujours un
espace dangereux, dont les mouvements difficilement prévisibles la
rendent redoutable. Les voyageurs ne peuvent ignorer cette peur
provoquée par l'élément aquatique, ils doivent apprendre
à vivre, ou plutôt, à voyager avec. Celle-ci est bien
fondée sur des dangers réels, nous en voulons pour preuve les
naufrages dont Jean Palerne est victime à deux reprises,
évènement tragique, que le jeune homme expérimente
dès le début de son voyage. En effet, dès le
troisième chapitre de ses Pérégrinations, il
raconte son premier accident près de Rovine en Istrie. La description de
l'auteur est saisissante et assez spectaculaire, car il décrit en des
termes très vifs la violence de la tempête et la dimension
catastrophique d'un naufrage ; la peur et l'angoisse des passagers face
à l'imminence de la mort l'amène à conclure : «
c'estoit un très piteux spectacle. ». Ce genre
d'évènement se prête merveilleusement à une
intégration au récit, ils sont une matière de
qualité pour l'écrivain qui, outre des descriptions, se doit
d'offrir un peu « d'action » au lecteur. Retenons donc cette
idée, valable pour presque toute cette
143 Jean Palerne les expérimente à Rosette :
« où nous fusmes tellement travaillez la nuict de certains petits
mouscherons venimeux (...) que nous nous trouvasmes au matin, le visage &
presque tout le corps couvert de vessies & petite marques et taches rouges,
comme si ce fust quasi ébullition de sang. », op.cit., chap.X
p.83.
144 Nos voyageurs sont-ils trop humbles et discrets pour
alourdir leur texte de douleurs trop personnelles selon les conventions de
l'époque pour y figurer ? Ou bien un médecin comme Pierre Belon
qui sait trouver dans la Nature une vaste pharmacopée, et de jeunes
hommes comme Palerne ou Nicolay lorsqu'ils s'embarquent pour le Levant,
sont-ils en pleine forme et rayonnant de santé ?
145 Chap.CXXIX, p.312-313 : « d'autant que la peste est
d'ordinaire en ces quartiers de Levant, ils font faire la quarantaine à
tous ceux, qui en vienent, quels qu'ils soyent... ».
146 Comme le rappelle Michel Pastoureau, dans sa
Préface au travail de Katharina Kolb, Graveurs, artistes
& homme de sciences : Essai sur les Traités de Poissons à la
Renaissance, Editions des cendres et Institut d'étude du livre,
1996.
51
sous-partie : la forte présence des
éléments violents, des dangers, des mésaventures, des
difficultés est essentielle au récit de voyage, qui s'en nourrit
et qui en est constitué, non de manière accidentelle, mais
essentielle ! Ces moments forts du voyage sont autant de points d'orgue, qui
permettront de rythmer la narration, de ponctuer le déroulement du
périple, de frapper l'esprit du lecteur. Ce naufrage est un moment
clé de l'expérience viatique de Palerne, parce que l'auteur
apprend, avec cet évènement violent, les dangers du voyage.
Celui-ci a également une valeur d'initiatique pour le jeune voyageur,
car il survit à ce naufrage, c'est alors comme s'il passait brillamment
une épreuve147 à laquelle le Ciel n'est pas totalement
étranger. En effet, la survie du voyageur apparait assez miraculeuse
lorsqu'il nous indique « que de trois-cens soixante (...) n'en fut
sauvé que quatre vingts »148. Cet épisode est
crucial à un autre égard, il pose déjà une tension
problématique, qui sera à l'oeuvre durant tout le récit de
Jean Palerne ; en effet, suite à ce naufrage, les survivants
s'interrogent sur la cause de leur malheur : doit-on imputer le naufrage
à la volonté divine ?149 Sa volonté de punir
pourrait alors être appuyée par le fait que le bateau englouti
transportait secrètement des armes destinées à être
vendues aux Infidèles150. Mais d'autres, principalement les
marins (et ce n'est pas là un hasard si cette interprétation
émane de ceux qui connaissent le mieux la navigation), soutiennent que
le naufrage était imputable au capitaine du navire, qui ne connaissait
pas assez bien les lieux où il menait son véhicule et donc ne
prit pas les bonnes décisions aux bons moments151. Sous cette
interrogation particulière se dessine un problème beaucoup plus
général (qui est même central dans les transformations des
mentalités au XVIe), celui de la causalité des
évènements et des phénomènes : doit-on expliquer ce
qui arrive par la volonté de Dieu ou doit on chercher une
causalité naturelle ou humaine derrière ce qui se produit dans le
monde152? De la même manière, c'est le problème,
plus vaste encore, du sens des évènements vécus
147 Nous retrouvons ici la notion d'« épreuve
qualifiante » développée par M-C. Gomez-Géraut,
op.cit.
148 J.P, op.cit., Ch.III, p.66.
149 Idem : « L'on devisoit après diversement des
causes de notre disgrace, les uns disoyent cela estre advenu par permission
divine, d'autant qu'il y avait des armes dans ledict navire, qu'on portait
secrettement vendre en Turquie aux ennemis de la foy, contre les desfenses...
».
150 Là encore, ce chapitre est exemplaire, au sens
où il pose un problème qui sera également récurrent
dans tout le récit, celui des rapports ambigus, d'autant plus fortement
pour un français du XVIe siècle -voir au début
de cette partie, « l'alliance impie » entre les Chrétiens et
les Musulmans.
151 Certes, les marins privilégient ici une
explication, qui nous apparait plus « rationnelle », mais
pour nuancer cette idée, on peut citer d'autres passages où les
marins, au contraire, vont tenter de se concilier les forces divines par de
nombreuses pratiques, que nous qualifierions dans les termes actuels de «
superstitieuses », Jean Palerne rapporte ces croyances des matelots par de
nombreux exemples. Au chap.XCI (p.224), Palerne se voit forcé de jeter
à la mer les branches de laurier qu'il avait cueillis, car un Turc du
vaisseau y voit un élément qui pourrait leur attirer la
malchance, de même, quelques chapitres plus loin, nous apprenons qu'au
moment d'une tempête « ...les Mahométistes (...) attachoyent
certains petits livrets de prières (qu'ils portent ordinairement), au
mast du navire, pour la vertu qu'ils pensoyent de le conserver, qu'il ne
rompist... » ch.XCIII, p.228).
152 Ce problème de l'interprétation des
phénomènes mériterait d'être étudié
spécifiquement, nous renverrons ici le lecteur à un autre exemple
tiré du récit de Palerne - l'apparition du « feu Sainct
Hermes », dont l'interprétation est
également problématique, comme l'écrit
notre jeune voyageur : « lors chascun s'asseura, d'autant qu'ils tiennent
que lors que ce feu les visite, qu'ils ne périssent jamais ; aucuns
n'adjoustent point de foy à cela & disent que ce
52
et de la nature perçue, qui se pose ici. Jean Palerne
ne tranche pas entre les deux interprétations du même
phénomène, il les présente toutes deux au lecteur, qui
devra peser et trancher, s'il y a lieu de le faire, par lui même ; cette
prudence peut être expliquée par la délicatesse, qui est de
rigueur lorsqu'il est question de quelque chose touchant au domaine «
religieux »153. Cette attitude, d'apparente impartialité
du narrateur, se retrouvera également dans de nombreux autres passages
des Pérégrinations, par delà le sens critique
dont peut faire preuve Palerne, on ne doit pas en conclure pour autant qu'il
est incrédule. Au contraire, à plusieurs occasions, il professe
sa foi, non seulement après des évènements comme les deux
naufrages, dont il parvient miraculeusement à sortir vivant, mais
également à la fin de son récit, qu'il termine par une
louange à la gloire de celui qui le protégea durant son long
voyage : « rendant graces & louanges immortelles à Dieu le
souverain Pillote, de m'avoir garenty, de tant de fortunes, naufrages, &
maladies. », voilà les derniers mots de son ouvrage... La position
finale que Palerne réserve à cette louange est significative, si
elle peut apparaitre comme conventionnelle, elle peut également
témoigner d'un remerciement sincère qu'adresse le voyageur
à la divine puissance, qui veilla sur lui quelque soit les lieux et les
moments, quelques soient les périls et les tourments qu'il a pu
traverser. Il est intéressant de remarquer que c'est à
postériori, que se manifeste cette reconnaissance ; c'est après
avoir représenté son long et périlleux voyage, par une
sorte de retour réflexif qu'a permis la narration, que le voyageur rend
grâce à son invisible protecteur. L'écriture de son
expérience a surement permis à Palerne de se rendre compte des
multiples périls auxquels il a survécu, c'est comme si à
la fin de son voyage, il prenait conscience de la folie, qui avait pu le
pousser à entreprendre un tel périple. L'inconscience de la
jeunesse est donc stigmatisée en post-scriptum -et alors, le
récit de voyage prend une valeur didactique et morale- : « Celuy
qui par deux foys à évité naufrage/ Il n'y doit jamais
retourner, s'il est sage // Heureux celuy, qui pour devenir sage/ Du mal
d'autruy faict son apprentissage. »154. Mais revenons aux
dangers de la navigation en Méditerranée, le premier naufrage de
J. Palerne fait office d'entrée en matière, mais ne pensons pas
que ce soit le seul, Palerne en observera plusieurs de manière directe
par exemple, il nous rapporte au chapitre XC « Nous estions partis (...)
avec un autre Caramossallin qui fut ceste nuict submergé, sans qu'il n'y
eut personne de sauvé. » (p.223). De plus, il connaitra un autre
naufrage de manière personnelle, il lui consacre un chapitre
intitulé
sont seulement étoile de feu, qui coustumièrent
tombent aussi en temps de fortune... » (chap.XCIII, p.228-229) Ici ce
n'est point autant la cause du phénomène que son
interprétation qui occupe les voyageurs, nous sommes en plein coeur du
vaste problème des « augures », ces signes extérieurs
qui présupposent qu'un phénomène peut être un
avertissement quant au déroulement de l'avenir. Remarquons, pour aller
plus loin, que cette vision ne présuppose pas un futur
déjà tracé de manière irrévocable, car
l'augure qui prévient les hommes peut permettre de se préparer au
mal qui va advenir, voire et c'est plutôt là l'essence de ce type
de divination, de s'en préserver ou de permettre aux hommes de changer
le cour des choses, d'agir en conformité avec lui.
153 D'ailleurs, avant d'introduire l'interprétation
plus profane du naufrage, il prend la peine de préciser « mais sans
vouloir rejetter ceste raison, comme chose que pouvoit estre, les mariniers
dirent que ... » ch.III., p.66.
154 Dernière page de l'ouvrage, 4 vers placés en
post-scriptum après la mot « fin » (p.316).
53
« Second naufrage advenu à Zibello entre Barutti
& Tripoly »155, comme au début de son récit,
Palerne raconte avec le même talent narratif toute la violence de cette
seconde mésaventure, où il perdit, non seulement ses effets
personnels et ses souvenirs qu'il avait ramené du Caire, mais surtout
son ami et compagnon avec lequel il avançait depuis le début du
voyage, le fameux « gentilhomme Melunoys », qu'il évoquait
dès son avant-propos ; signe que la mémoire du voyageur
est marquée de manière indélébile par des
évènements si tragiques, Palerne donne solennellement au lecteur
la date précise de ce naufrage.
Le désert est un peu l'équivalent sur terre de
l'océan ou de la mer, ce n'est pas là un rapprochement uniquement
métaphorique ou analogique, car les conditions même du voyage dans
les espaces arides rappellent sur certains points la navigation. En effet,
comme Palerne le rapporte, ceux qui traversent les déserts ont des
boussoles : « les marchands et pelerins qui vont à la Mecque sont
contraints de se gouverner par le cadran ou boussole des mariniers, courant
aussi dangereuse fortune qu'eux. »156 ; dans le même
passage, nous apprenons également que, comme les marins, les voyageurs
du desert savent lire dans les étoiles pour trouver leur chemin. De
plus, le désert connait lui aussi, quand le vent s'y déchaine,
ses tempêtes redoutables157. Poursuivant ce parallèle
entre ces deux espaces extrêmement difficiles à vivre et à
franchir, nous pouvons rappeler que, de même que sur le navire, les
vivres et l'approvisionnement en eau sont des problèmes cruciaux lors
des traversés des régions arides. Palerne illustre cette
difficulté inhérente aux déserts, lorsqu'il raconte :
«...la pluspart de la Caravanne se trouvoit des-ja en
nécessité d'eauë, tellement qu'il fallut qu'il fallut caver
dans le sablon bien avant & firent un trou en forme de puyts : où il
se rendit quelque peu d'eauë si trouble, puante & infecte, qu'il est
impossible d'en boyre. »158.
D'autre part, la chaleur, ennemie redoutable, sera combattue
par un cheminement principalement nocturne et des repos aux moments où
le soleil est au zénith159. Les voyageurs français
affronteront les déserts principalement lorsqu'ils se rendront
d'Égypte au Mont-Sinaï, mais ne croyons pas qu'après avoir
passé le désert, ils seront au bout de leur peine. En effet, pour
ce qui est des montagnes, les dangers sont tout aussi réels, comme
l'illustre une anecdote vécue par Pierre Belon, lors de la descente du
Mont-Amamus dans l'obscurité : « un de notre compagnie tomba en une
vallée de plus de quarante toises de haut... », mais, sous le signe
implicite du miracle, Belon
155Chap.LXXXVIII, p.200.
156 Jean Palerne, op.cit., chap.XLVI, p.153.
157 Idem.
158 Chap. XXXIX, p.140.
159 Dans les déserts, les voyageurs se protègent
du soleil en journée et cheminent la nuit, comme l'affirme Pierre Belon
au chapitre 77 du second livre : « séjournâmes tout ce jour
dessous nos tentes ... ».
54
rassure instantanément son lecteur en ajoutant :
«...sans que lui ni son cheval ne fussent blessés, qui fut chose
émerveillable à toute la compagnie »160. En
effet, les voyageurs doivent faire face à des obstacles
géophysiques lors de leur déplacement161, et Palerne
le souligne dans un exemple des plus extrême, lorsqu'il doit
littéralement escalader le Mont-Saint Catherine : « si mal
aisé, qu'il faut se donner la main l'un l'autre et grimper contre le
roc, où l'on a fait de petits trous pour mettre le bout des pieds...
», certes Jean Palerne exagère peut être un peu pour passer
aux yeux de ses proches (pour lesquels il écrit son récit) pour,
ce que nous appellerions aujourd'hui, « un aventurier » courageux et
vaillant (d'autres éléments pourraient aller dans ce sens et nous
amener à nuancer la véracité de certains passages
spectaculaires de son texte), mais il n'en demeure pas moins vrai, que le
voyage en certains lieux d'Orient à une dimension très «
physique », n'oublions pas qu'il est vécu dans le corps avant
d'être représenté dans le récit.
La « réalité du monde extérieur
» s'éprouve et se vérifie par sa « résistance
». En effet, le rapport de l'Homme au monde à lieu sous la forme
d'un choc mutuel, d'une sorte « friction » 162. Les
multiples difficultés et dangers que nous venons d'évoquer font
partie intégrante de l'expérience viatique et plus largement de
la conscience des espaces lointains, qui sont parcourus avant d'être
évoqués et écrits par les voyageurs. Ces derniers
insistent sur ceux-ci de manière redondante tout au long de leur
récit (et font quelque peu valoir aux yeux du lecteur leurs
mérites et leur courage), mais ils ne s'en plaignent pas comme quelque
chose qu'il faudrait supprimer ou réduire, de fait, que serait le
désert sans la soif et la chaleur, que serait la mer sans les
tempêtes et les naufrages ? D'autant plus que ces épreuves,
supportées victorieusement tout au long du voyage, apportent un
crédit supplémentaire au voyageur, qui, s'il ramène au
lecteur une quintessence de l'Orient, lui décrit également les
dangers auxquels il a été soumis pour la lui rapporter. Les
écrivains, s'adressant au lecteur, insistent souvent sur le
caractère confortable du récit en comparaison au voyage lui
même163. Ainsi, les récits, s'ils ne se privent pas de
rendre compte de ces dangers auxquels sont
160 Pierre Belon, op.cit, chap.107 du second livre, p.421.
161 Nous nous permettons d'insister là dessus, car
là encore les conditions ne sont plus les mêmes de nos jours avec
les avions, qui passent littéralement au-dessus des obstacles, ou avec
les lignes ferroviaires et les routes bien tracés. Ainsi, nous avons du
mal à nous représenter l'effort même que constituait le
déplacement à l'époque. Du fait de ces difficultés,
le déplacement lui-même faisait partie intégrante du
voyage. En effet, pour les hommes de cette époque, le voyage ne
commençait pas une fois arrivé à Constantinople : le
déplacement était un aspect essentiel du voyage. On parcourait
vraiment les territoires, alors qu'à l'inverse, de nos jours, les
touristes se rendent le plus souvent d'un point A à un point B, sans
aucunement en éprouver la distance et découvrir les espaces qui
les séparent. Le plus souvent nous survolons les régions ou
roulons à grande vitesse ne prenant plus le temps nécessaire au
voyage authentique.
162 Non pas d'un rapport neutre qui est très souvent celui
du tourisme contemporain qui en cela est une fois de plus diamétralement
opposé au voyage dans ses conditions fondamentalement dangereuses et
difficiles du XVIe siècle.
163 Jean Palerne, op.cit., Avant-propos de l'auteur :
« Donc de tant de dangers, maladies, craintes & desespoirs seront
exempys ceux de mes amis, qui à leur ayse, & en lieu de
seurté liront ces Observations... » p.59.
55
confrontés les voyageurs, s'en distinguent nettement,
par le caractère confortable du livre lu par rapport au voyage
vécu. En effet, la représentation du danger à
laquelle est confrontée le lecteur n'est qu'un « jeu
intérieur » sans grand risque, alors que s'engager sur la
Méditerranée ou sur les terres ottomanes est une démarche
aux conséquences imprévisibles. Alors, celui qui a eu le courage
de braver les dangers et qui revient de loin possède, par rapport «
au commun des mortels », une sorte d'autorité conquise par
l'effort, il sera écouté comme celui qui a vécu des choses
exceptionnelles et incroyables. Mais d'un autre côté, ce discours
sur « l'ailleurs » et sur le lointain est toujours sujet à
caution, il peut être remis en question par des auditeurs qui demandent
à voir et qui peuvent accuser le voyageur de mensonges et
d'affabulation164. Les voyageurs ont conscience de cette
ambigüité, et quand ils veulent publier, ils prennent soin
d'autoriser leur texte et de mettre en avant la vérité de leur
témoignage. Analysons donc ces stratégies d'écriture et
cet esprit assez « mimétique » et véridique, qui anime
l'écriture viatique. Voyons également à quel point cette
démarche du voyage est liée à des conceptions de la
connaissance très axées sur l'expérience et à des
définitions originales du savant qui en découlent.
164 Pensons que, déjà plus de deux siècles
auparavant, Marco Polo avait été accusé de mensonges
lorsqu'il avait décrit les merveilles de la Chine.
56
II. L'écriture du voyage : entre
observation, redécouverte et
tradition.
Dès son Épitre au Cardinal de Tournon,
P. Belon présente clairement son projet et les aspirations qui le
soutiennent : « Je l'ai rédigé en trois livres le plus
fidèlement qu'il m'a été possible (...) narrant
les choses au vrai ainsi que je les ai trouvées ès pays
étranges... », il achève ce même Épitre
en reformulant ce qui précède, marquant d'une intention
encore plus claire son projet d'écriture : « ...ne proposant en
tout ce que j'en [du Levant] écris mettre chose que premièrement
je n'aie vue ; afin que suivant votre commandement, l'ayant mise au vrai,
selon que nature l'a produite, un chacun se puisse persuader et
assurer de lire à la vérité. ». On remarque
ici à quel point la dimension mimétique165 est
primordiale dans l'écriture de Belon, il en fait une règle
d'écriture que nous étudierons plus en détail dans cette
partie de notre travail. Tout en précisant en quoi consiste «
l'observation » -concept au centre de l'oeuvre de Belon-, nous devrons
également esquisser ce qui constitue « la tradition », sans
laquelle l'écriture du voyage en Orient n'est pas compréhensible.
Pour autant, nous ne projetons pas d'accomplir le patient travail érudit
qui déterminerait les différentes sources antiques ou modernes et
leurs apports respectifs aux récits166 . Notre
problème central reste la rencontre de ces deux pôles, que sont le
« vécu » et le « lu » : nous chercherons à
expliquer les rapports qui se tissent entre l'observation issue du voyage en
terres ottomanes et les autorités livresques, qui fondent le savoir
traditionnellement admis (et enrichis par l'écrivain-voyageur de cette
époque). Nous ne prétendons pas réaliser ici un travail
qui tenterait de dégager une « épistémé »
propre à cette fin de Renaissance, cette tâche est bien
au-delà de nos capacités et nos sources sont trop peu nombreuses
pour pouvoir généraliser à ce point. Mais nous
considérons, tout de même, qu'une oeuvre comme celle de Pierre
Belon, tout en conservant sa particularité, est assez
représentative d'une conception féconde du savoir et d'une
attitude nouvelle du savant, qui, comme nous allons le montrer, n'est plus
seulement réductible à la figure de l'érudit travaillant
patiemment sur ses livres dans son cabinet ou du moine lisant tranquillement
dans la bibliothèque de son abbaye. Le savant change de figure, il va
à la rencontre d'un monde qui est conçu sur un modèle
proche de celui du livre : c'est comme si le voyageur se transformait en un
lecteur, qui parcourrait
165 L'idée de « mimesis » sera
employée ici pour souligner la volonté de l'auteur
d'écrire une oeuvre qui tend à « imiter le réel
» ou pour être plus précis, dans ce cas, imiter la nature et
ses créatures, les rendre fidèlement au lecteur. Pour cela,
l'auteur mettra la quête de la vérité au centre de son
oeuvre et la distinguera de certaines formes de « fictions » ou de
portraits fabuleux des terres lointaines, dont la tradition
médiévale et antique était porteuse.
166 Nous renvoyons le lecteur au travail littéraire de
Frédéric Tinguely, op.cit., sur les récits de
voyage dans l'empire ottoman à l'époque de l'ambassade d'Aramon,
qui analyse l'intertextualité avec les textes anciens, mais qui
décèle également les échos et les influences entre
les textes de la même époque.
57
les pages, très denses167, du livre divin,
pages qui seraient alors autant de régions à
déchiffrer168... Ainsi, nous verrons par quels moyens le
voyageur tente de mener à bien sa tâche : lire, autant que
possible dans le grand livre de la vie et du monde. Lire, non sans l'aide des
anciens, ce qui se présente à ses sens et à son
intelligence, avant de pouvoir à son tour prendre la plume et
écrire son récit. L'observation tout autant que la lecture
apparaissent alors nécessaires : le voyageur doit se plonger, outre la
lecture des livres humains, dans la contemplation active du livre de Dieu.
Cette figure nouvelle du savant est intimement liée à une
conception dynamique du « savoir », qui ressort
particulièrement de l'oeuvre de Belon169, dont la
démarche donne à voir un état d'esprit et une attitude
intellectuelle assez typique d'une période qui s'autoproclame
époque de « Renaissance »170. Le voyage et la
redécouverte des terres lointaines de l'Orient
méditerranéen impliquent une attitude et une démarche
spécifiques face au monde et au savoir, que nous nous proposons
d'étudier à présent.
A. Entre reconnaissance et correction de la tradition
savante : des
rapports complexes aux anciens et aux
contemporains.
1. L'exemple de Pierre Belon : de l'intertextualité
....
Au XVIe siècle, nul voyageur, s'il veut
être reconnu et publié, ne peut prétendre à
écrire sans être lui-même un bon lecteur des livres de
références, des textes qui font autorité dans le cercle
167 De part la diversité et la variété de
signes, que sont les créatures et cultures rencontrées en terres
ottomanes.
168 Dans le même ordre d'idée, mais plus du
côté du lecteur face au livre, que du voyageur face au monde, F.
Tinguely écrit, à propos du récit de voyage levantin
:« Tout se passe comme si le texte en restituant la
séquence des étapes du trajet se donnait à parcourir
comme un véritable espace géographique. Par delà
toute métaphore de la lecture comme un voyage... »
op.cit.
169 Ainsi, nous axerons le second temps de ce mémoire
en très grande partie sur l'oeuvre de Pierre Belon, c'est un choix, qui
peut être justifié par la richesse de son texte dans les
perspectives d'étude, que nous venons de décrire, ou à
l'inverse par le fait que les projets d'écriture de Nicolay et de
Palerne sont orientés dans des directions différentes. En effet,
si ceux-ci, comme nous le montrerons, accordent une certaine importance
à la fidélité de ce qui est rapporté, ou du moins
font preuve d'un certain sens critique, ils n'ont pas autant de rigueur dans
leur démarche. Nicolay de par le caractère largement compilatoire
des deux derniers livres de son récit, et Palerne par
l'exagération de certains points, mais surtout par son projet
d'écriture aux prétentions bien plus modestes et limitées,
que Belon ou Nicolay : il ne destine pas son ouvrage à la publication,
seulement à ses amis, ainsi ce ne sont pas les mêmes contraintes
qui pèsent sur son écriture. Bien sûr nous invoquerons
quelques fois ceux-ci, car le récit de Palerne garde un
côté très sérieux et se veut authentique, de
même l'oeuvre de Nicolay est intéressante, notamment pour ce qui
est de l'étude de sa dimension iconographique.
170 Comme le souligne Pierre Belon, dans son
Épitre, de manière très poétique et
d'autant plus significative que ces lignes sont le fruit d'un botaniste :
«... les esprits des hommes qui auparavant étaient comme endormis
et détenus assoupis en un profond sommeil d'ancienne ignorance, ont
commencé à s'éveiller et à sortir des
ténèbres où si longtemps étaient demeurés
ensevelis, et en sortant, ont jeté hors et tiré en
évidence toutes espèces de bonnes disciplines. Lesquelles, en
leur tant heureuse et désirable renaissance, tout ainsi que les
nouvelles plantes après l'âpre saison de l'hiver reprennent leur
vigueur à la chaleur du soleil et sont consolées de la douceur du
printemps... » (pp.51-52) Il compare ensuite la figure du
mécène au soleil qui fait croitre la plante.
58
restreint des savants. D'autant plus, que les territoires
traversés par le voyageur ont déjà évoqué de
nombreuses fois dans le passé, ils sont donc déjà couvert
de signes, que ce dernier cherchera à retrouver ou à nuancer,
parmi ces multiples auteurs antiques qui écrivirent sur l'Orient, nous
pouvons citer par exemple : Pomponius, Strabon, Pline, Mela, Solin... Les
savants du XVIe se définissent surtout par leur
capacité à lire le latin, et parfois le grec, ils ont donc
accès à ces textes, et plus encore, à un savoir
très vaste, par l'intermédiaire de livres, dont les paroles
peuvent être très anciennes et avoir été
conservées par delà les changements et ravages des temps. En
outre, cette maitrise de la langue latine leur permet de communiquer entre eux
passant cette fois-ci cette limite spatiale, qu'est la diversité des
langues171. Par ailleurs, nous avons déjà vu de
manière rapide dans la première partie, l'importance des
mécènes et des protecteurs, qui permettent, sur-place, aux
écrivains-voyageurs de parcourir l'Empire ottoman dans des conditions
favorables, mais revenons sur ce phénomène dans les perspectives
précédentes des belles lettres et du savoir en ce milieu du
XVIe siècle. Prenons l'exemple de Pierre Belon, qui, de son
vivant, fut reconnu comme un éminent savant et protégé par
certains « grands » de son temps, comme le Duc de Mont-Morency et son
neveu qui entretiennent ses études, J. Brinon qui l'accueille dans sa
propriété de Médan, où il pourra rencontrer Dorat,
de Denissot et d'autres membres de la Pléiade, ou encore de riches
collectionneurs, qui lui présentent leurs monnaies anciennes ou lui
ouvrent leurs cabinets de curiosités172. Nous entrevoyons ici
l'importance que pouvait avoir le mécénat dans la carrière
de savants comme Belon, d'ailleurs l'épitre dédicatoire à
son protecteur le Cardinal de Tournon se transforme rapidement en éloge
du mécénat et de ses bienfaits : « Les sciences et
disciplines qui sont maintenant familières et communes à notre
nation ont raison de vous avouer pour leur patron, d'autant qu'en soulevant le
pesant faix de notre république vous avez pris plaisir à leur
donner commencement, à les avancer selon leurs qualités, et aussi
à les employer à ce à quoi ils ont été
trouvé enclins et suffisants pour servir à l'utilité
commune »173. Pierre Belon rappelle dans cet épitre, que
c'est son mécène le cardinal de Tournon, qui finança et
qui « commanda » ses pérégrinations orientales
174. Outre rappeler la dette que contracte le savant et ses oeuvres
vis à vis du mécène, ces passages des Observations
proposent également une certaine figure du mécène,
qui, si elle est un peu idéalisée, ne reste pas moins
intéressante pour autant, puisqu'elle sert de modèle à des
pratiques bien réelles. D'ailleurs, le modèle par excellence du
mécène reste François Ier, que Pierre Belon
171 Ainsi, l'écrit, et plus encore l'imprimé, se
présentent de prime abord, comme ce qui transcende, dans une certaine
mesure, les limites spatiotemporelles, cette idée est
intéressante pour ce travail, en cela que l'Histoire du récit de
voyage participe de cette réflexion sur les représentations des
espaces et des temps.
172 Pour plus d'informations à ce sujet nous renvoyons au
travail de Céline Augier, op.cit.
173 P. B, première page des Observations (p.51 de
notre édition).
174 P. B, op.cit, Épitre dédicatoire (p.53) :
« il vous plut me commander les [plantes &
médicaments] aller voir ès régions lointaines, et les
chercher jusqu'au lieu de leur naissance, chose que n'eusse pu ni osé
entreprendre sans votre aide, sachant que la difficulté eut
été ès frais et dépenses qu'il m'y a
convenu faire.».
59
compare au Soleil, qui permet aux arts et aux sciences de
s'épanouir et de porter leurs fruits. Cet éloge du
Roi-mécène par excellence est certes, très commun et n'a
rien d'original pour l'époque, mais il a dans ce cas particulier une
fonction bien précise, en lien avec le contexte : celle de rappeler les
grandes oeuvres de mécénat du souverain, qui vient juste de
mourir. Perpétrer sa mémoire, c'est espérer que son oeuvre
et l'état d'esprit de son règne ne soient pas enterrés
avec lui, en effet, au moment de la publication des Observations nous
sommes à peine six années après sa mort, jamais, peut
être n'a t-il été aussi nécessaire de louer
François Ier, archétype du mécène, modèle
qui doit, comme l'espère Belon et d'autres savants, inspirer le nouveau
souverain et de manière générale les puissants du Royaume.
Ainsi, Belon n'est pas non plus avare d'éloges pour un autre
François, son protecteur le cardinal de Tournon, son Épitre
permet de compléter notre image du mécène protecteur des
savants, en ce milieu de XVIe siècle. En effet, le
mécène n'est pas seulement l'homme qui finance les travaux et les
oeuvres d'artistes ou de savants, bien plus qu'un amateur d'art ou de science,
il est lui même un connaisseur, c'est quelqu'un d'éduqué et
de cultivé qui, lorsque ses lourdes responsabilités le laissent
quelque temps tranquille, sait user de son temps libre pour se cultiver,
fidèle en cela au modèle antique de l'otium, ce que
souligne Belon :
« Sachant aussi que les lettres grecques et latines vous
sont si familières, que tout ce que lisez des bons auteurs, en
théologie, philosophie, astrologie, cosmographie ou histoire, vous le
lisez dans le langage même de leurs auteurs. Esquelles sciences et
lettres grecques vous êtes d'autant plus excellent que dès votre
jeune âge vous avez grandement travaillé à les apprendre,
et y avez fort bien été instruit ; et pour l'heure
présente, le plus grand plaisir que vous puissiez prendre, est
d'employer le temps convenable à lire les plus excellents auteurs
anciens. »175.
Le mécène est donc un lettré qui
s'adonne, lui aussi, aux disciplines, qu'il finance et encourage, il saura donc
juger à leur juste valeur les oeuvres et les qualités de ses
protégés.
Les textes des voyageurs s'inscrivent dans ce contexte
général du monde savant de la seconde moitié du
XVIe siècle, qu'on ne peut ignorer pour les comprendre. Le
XVIe siècle est également le moment où
l'imprimerie se développe à grande vitesse et ouvre le monde du
livre à un plus vaste public, de même, à cette
époque, les langues vernaculaires passent de plus en plus à
l'écrit. Quant à l'inscription de nos auteurs dans ce contexte de
fin de Renaissance176, un fait apparait très significatif :
les trois récits de voyage sont écrits et publiés en
langue vernaculaire. Cet aspect formel implique déjà de nombreux
présupposés : d'abord, le public visé est probablement
plus large que si le texte avait été en latin, et peut être
un peu moins érudit. Par ailleurs, ce choix d'adopter le français
peut manifester l'idée de la dignité -à construire et
à conquérir177- d'un français écrit.
Ainsi,
175 P. B, op.cit, Épitre, (p.52)
176 Nous entendons par là « seconde moitié du
XVIe siècle ».
177 Projet dans l'air du temps, clairement exposé dans
la Défense et illustration de la langue française (1549)
de J.
60
les récits de voyage participent, à leur
manière, à cet ennoblissement de la langue française
à l'oeuvre au cours du XVIe siècle. Mais ne croyons
pas pour autant que nos auteurs ignorent les belles lettres, chacun d'entre eux
les connait, à des degrés divers, qu'il nous est difficile de
déterminer. À cet égard, nous devons rappeler, que Pierre
Belon fut accusé par quelques détracteurs contemporains de
méconnaitre les belles lettres, par exemple, D. Lambin lui reproche sont
ignorance des lettres latines et grecques178, de même, Pietro
Andrea Matthioli (1505-1577) traducteur et commentateur de Dioscoride accuse
Belon de mésinterprétations grossières, qui prouveraient
sa piètre maitrise des langues anciennes : on le soupçonne donc
de ne pas être un « vrai lettré humaniste ». Certes, il
est possible que quelquefois Pierre Belon ait été aidé par
ceux qu'il remercie dans ses livres en tant que ses « collaborateurs
», mais ces accusations sont plutôt le fruit de querelles
personnelles ou de jalousies179. La virulente Défense de
la curiosité, qu'il livre dès le second chapitre de son
ouvrage, est à rapprocher de ces tensions, qui existent entre le
voyageur et certains savants de son temps, Belon y affirme avoir pour projet de
réfuter « les calomnies de certains hommes de mauvaise grâce,
afin que celui qui a le plus essayé de me nuire se trouve grosse
bête d'avoir si fort blâmé ma curiosité
»180. On peut tout de même accorder aux contradicteurs,
que Pierre Belon commet quelques erreurs lorsqu'il cite les anciens, mais au
fond il n'est pas question ici de juger son niveau de latin ou de grec, c'est
sa démarche qui nous apparait digne d'intérêt, et c'est
peut-être justement parce qu'il propose une conception du savoir et un
modèle du savant peu commun et assez novateur, qu'il est critiqué
et qu'il apparait dangereux aux yeux de certains. D'ailleurs, Belon prouve,
qu'il a lui même conscience des réactions que pourront suciter son
travail, en effet, après avoir présenté son projet
d'écriture, il écrit : « ce que par aventure ne ferait sans
déplaire à quelques-uns », mais en courageux savant il
ajoute : « Toutefois si quelqu'un s'en trouve offensé, qu'il nous
le fasse entendre, si bon lui semble, et nous lui répondrons comme il
appartiendra »181. D'un côté, il ne sacrifiera pas
la vérité pour plaire à tous, de l'autre, il reste ouvert
à la critique, ce qui pourrait nous amener à penser qu'il est
à la fois très sûr de lui, mais aussi conscient de ses
limites et de l'imperfection de son travail. Déjà s'esquisse ici
la figure d'un écrivain,
Du Bellay.
178 C'est ce que rapporte, dans sa première partie
consacrée à la vie de l'auteur, le Mémoire
réalisé pour la préparation d'une édition critique
des Observations de Pierre Belon (1553), par Céline Augier, 1988
(conservé au C.E.S.R.).
179 Dans son édition facsimilé de l
'Histoire de la nature des oyseaux (1555), Philippe Glardon rappelle
d'autres accusations, dont Pierre Belon fut la cible : II. 1 «
L'accusation de plagiat : l'affaire Pierre Gilles », (pages XIX-XXII).
180 Nous sommes ici au centre d'un débat qui occupe les
esprits du milieu du XVIe siècle : celui de la «
curiosité », Pierre Belon la défend avec virulence, non
seulement pour « le loisir », mais pour « l'utilité
publique », concept qu'il utilise à deux reprises dans son
Épitre dédicatoire, en tête des Observations,
pour justifier son projet et son oeuvre.
181 P. Belon, op.cit., ch.2 du premier livre, p.61.
61
qui se veut en dialogue avec les savants de son époque,
mais aussi avec ceux des autres temps (par l'intermédiaire des livres).
En effet, nous avons déjà dit et nous reverrons très
prochainement, que Pierre Belon ne cesse dans ses Observations de
faire référence aux auteurs anciens, outre les noms
d'autorités cités à propos pour appuyer sa démarche
ou des points précis de son discours, il reproduit quelque fois dans son
récit des passages en latin182 -non traduit183-
auxquels il fait directement allusion. Ce procédé nous
amène, dès à présent, à considérer
à quel point Pierre Belon inscrit son oeuvre dans un dialogue
intertextuel par delà le temps, à propos des espaces
(et bien sûr, à propos des choses & des êtres qui
s'y trouvent) : cette intertextualité ressort tout
particulièrement lorsqu'il prend position sur des sujets
polémiques184. Par la notion de « dialogue », nous
soulignons que sa relation aux anciens ne relève pas de la
compilation, qui ne présenterait pas grand
intérêt185, si ce n'est peut-être de faire la
synthèse, en langue française, de ce qui a été
écrit, par le passé et dans le présent récent,
à propos du Proche-Orient, c'est dans une large mesure ce que fait
Nicolas de Nicolay.
2. ...à la compilation : le cas de Nicolay.
Alors qu'un auteur comme Belon ne cache pas ses
références (bien au contraire, il les cite avec transparence),
Nicolay est bien moins explicite à cet égard, il reprend des
passages de certains auteurs sans toujours les mentionner en tant que
tels186. En effet, nous devons répéter que pour ce qui
est de Nicolay, son expérience personnelle et ses notes de voyages ne
constituent qu'une mince partie de son récit, dont « la
bibliothèque fournit l'essentielle de la matière de
l'écriture viatique », pour reprendre l'expression claire et
frappante de M-C. Gomez-Géraud187. Les lectures à
partir desquelles il compose ses Navigations &
Pérégrinations consistent principalement dans les
géographes et historiens classiques : Ptolémé, Strabon,
Polybe, Hérodote, Diodore de Sicile, mais il s'est également
servi des textes de savants et des voyageurs de son temps : Pie II, B. Bordone,
S. Munster, Paolo Giovo, Menavino, Theodoro Spandugino, A. Geuffroy ou encore
Guillaume Postel.
182 Il est intéressant de remarquer que, surement en
réaction à ces accusations, Pierre Belon augmente encore de
nombreuses citations latines et de références aux
autorités la seconde édition des Observations.
183 L'absence de traduction, nous amène à
nuancer l'idée séduisante d'un livre destiné à un
public plus large, non initié au latin, le livre de Belon reste un
travail très érudit destiné à un public
cultivé.
184 Par exemple, à propos du « baume », dans
le chap.40, qui est entièrement consacré à cet objet
problématique, Belon écrit : « les opinions des auteurs ont
été si diverses que si je ne l'eusse vu moi-même, je n'en
n'eusse osé écrire un seul mot après eux. ».
185 ...Aux yeux mêmes de Pierre Belon, qui, comme nous
allons le voir, rapporte plusieurs fois cette idée, selon laquelle il ne
vise pas à répéter ou à réécrire ce
qui a maintes fois été dit, et que tout un chacun peut aller
trouver dans d'autres livres que les siens.
186 Voir les quelques pages de M-C, Gomez-Géraud dans
Écrire le voyage au XVIe siècle en France,
P.U.F., 2000, « la part du texte préalable » (p.35).
187 Ibid.
62
On pourrait trouver de multiples exemples qui
démontrent les « emprunts » que fait Nicolay à ces
auteurs, il serait fastidieux, si ce n'est inutile, d'en faire une liste, mais
retenons comme exemple significatif, que sa description des mosquées de
Constantinople est celle des voyageurs de 1530, il ne mentionne pas les
réalisations postérieures, qu'il a pourtant eu la
possibilité d'observer, ce qui prouve à quel point son texte doit
plus aux livres qu'à ses notes personnelles188. Pour donner
un autre exemple de cette pratique de la compilation à
l'intérieur du récit de Nicolay, nous pouvons prendre son
chapitre « Des bains et manière de laver des turcs », qui,
comme le font remarquer en note les éditeurs contemporains de son texte,
est un résumé des chapitres II et III de Luigi Bassano,
I costumi et i modi particolari de la vita de' Turchi,
publié à Rome en 1545. Cet exemple est significatif, car
à lire ce chapitre, on croirait à la narration d'une
expérience vécue (notamment lorsqu'il y décrit le
déroulement d'une séance de massage en détail et qu'il
raconte tout le rituel du bain). En effet, dans un récit où le
voyage écrit est très éloigné du voyage
vécu, l'écrivain doit user de toute sorte de
procédés narratifs pour compenser ce décalage, lorsque le
« lu » prime sur le « vécu », le voyageur doit user
d'artifices plus importants, à la fois pour maintenir la
cohérence de son récit et pour le rendre vivant et plus
authentique. Relevons parmi ces multiples procédés
littéraires, la mise en situation du lecteur par l'utilisation du
présent et par l'interpellation de ce dernier à la seconde
personne189.
Mais la compilation, illustrée à son plus haut
point par le texte de Nicolay, ne doit pas être uniquement conçue
selon nos critères contemporains et de ce fait condamnée, ce
serait ne pas comprendre à quel point elle est d'usage dans les
pratiques d'écriture de l'époque190. Certains font
même, non sans raison, l'éloge de cette pratique
d'écriture, nous pensons par exemple à Guillaume Rondelet qui,
dans l'Avant-propos d'un de ses traités, fait l'éloge de
Pline191. Alors, compiler devient un art, celui de réunir des
fragments épars, de synthétiser le meilleur de la
littérature sur un sujet ou un thème, ce qui implique la
capacité à discerner pour choisir ce qui est le plus digne
d'être conservé. De plus, il ne suffit pas à l'auteur qui
compile de mettre tout ce qu'il récupère bout à bout, il
doit recomposer à partir de ce qu'il aura retenu, il doit mêler
habilement les extraits sélectionnés. Finalement, le compilateur
est remercié par certains lecteurs de la Renaissance, car il sauve, en
les résumant ou en les recopiant, des informations et des passages, qui
seraient restés inconnus sans son
188 Exemple cité dans l'Introduction dans
l'édition de S. Yérasimos et M-C Gomez-Géraud,
op.cit., p.29.
189 Ces deux procédés sont utilisés dans le
chapitre XXI « Des bains.. », p.136, que nous évoquions
précédemment.
190 De plus, comme le rappelle Belon au chapitre 35 du second
livre, p.298, lorsqu'il écrit « lisant Hérodote j'ai
trouvé qu'il avait déjà écrit chose semblable.
» des propos peuvent être similaires d'un texte à un autre,
sans qu'il y ait nécessairement compilation pour autant.
191 G. Rondelet, Libri de piscibus marinis..., Lyon,
1554 : « Quand à Pline de tous les savants le plus digne
d'éloge, en receuillant les meilleurs extraits chez les meilleurs
auteurs... » cité par K. Kolb, op.cit. p.24.
63
travail (encore de nos jours, certains livres de
l'Antiquité n'ayant pas survécu, nous sont uniquement connus par
ce qu'en ont retenu et dit les compilateurs). À la lumière de ces
conceptions, on comprend mieux qu'il ait toujours une part de compilation dans
l'écriture et que cette dernière ne soit pas
dénigré systématiquement à l'époque. Pour
finir sur le cas de l'ouvrage de Nicolay, ce qui pose problème, c'est
que, contrairement à Belon, il ne cite qu'exceptionnellement ses sources
: de ce fait, nous avons des difficultés à distinguer ce qui
vient de son expérience viatique & de sa propre plume, de ce qui
résulte de ses lectures & de sa bibliothèque.
Pour ce qui est de Palerne, il est assez difficile de juger de
l'authenticité de son récit, très peu de travaux se sont
intéressés à ce voyageur. Nous ne prétendons pas
juger de la véracité de son texte, ni réduire la valeur
historique de celui-ci avec ce qui va suivre, mais relevons tout de même
un exemple, qui nous a paru plus que suspect, suite à une mise en
parallèle avec le texte de Belon. En effet, lorsque Palerne raconte son
aventureuse expérience dans la pyramide égyptienne, il
décrit à ses lecteurs un puits dont la profondeur est incroyable
: « au milieu d'icelle nous trouvasmes un puits à main droicte,
auquel nous jettasmes plusieurs pierres, qui retentissoyent demy quart d'heure
aprez ce que nous fit juger, qu'il estoit très profond.
»192 la durée donnée par Palerne parait
exagérée, mais l'existence du puits reste encore plausible, or,
Belon qui visite la même pyramide, une trentaine d'années avant
Palerne, affirme : « ...il nous fallut retourner à main gauche,
où trouvâmes un puits qui est maintenant quasi comblé
de pierre. Toute l'histoire de ces pyramides est écrite en
Hérodote, Diodore, et plusieurs autres Grecs, desquels Pline,
écrivant en latin, a dit que ce puits est moult profond...
»193. N'es-ce pas là la source littéraire de ce
que Palerne expose comme une expérience vécue ? L'objet du
discours est lointain et de ce fait il rend la vérification des
informations et la critique assez difficiles. La tentation de romancer le
voyage en Orient est presque irrésistible, d'autant plus pour un jeune
homme, dont le périple constitue en quelque sorte un passage
initiatique, une épreuve qui le fait devenir homme, aux yeux de ses
proches, mais aussi vis-à-vis de lui-même. Certes, Palerne est
peut-être plus détaché de son texte, plus libre dans son
écriture que les autres auteurs, car il ne destinait pas son ouvrage
à la publication imprimée, mais seulement au loisir de ses amis.
Mais ne croyons pas pour autant qu'il a, de ce fait, un discours plus
véridique, l'exemple de Pierre Belon nous montre, à l'inverse,
à quel point la publication et la prétention à la
transmission d'une vérité sur l'Orient pèsent sur la plume
de l'auteur, qui va faire tout sont possible pour être fidèle au
vu et au vécu, non sans convoquer pour les appuyer de multiples
références.
192 Jean Palerne, op.cit., chap.XXXVI, p.135.
193 P. Belon, second livre, ch. 41, p.313.
64
3. Des rapports subtils aux anciens et à la tradition
savante.
Nous avons déjà introduit, dans la
première partie de ce travail, l'idée selon laquelle le voyageur,
dans sa démarche viatique, s'inspire de modèles plus ou moins
anciens. Les auteurs étudiés sont pétris de
références humanistes, ils ne se privent pas de commémorer
les illustres exemples de leurs ancêtres (spirituels au moins)
gréco-romains. En effet, les Préfaces de Nicolay et de
Belon abondent en noms mythiques ou historiques, les auteurs rappellent aux
lecteurs des histoires et mythes anciens et prouvent, en même temps, leur
connaissance des textes classiques ; ils marquent, dès l'ouverture de
leurs ouvrages, leur appartenance à la communauté «
humaniste », qui partage des références communes, que nos
auteurs ne manquent pas de citer. Par exemple, Pierre Belon, après nous
avoir rappelé « la renommée immortelle » de «
Mithridate roi de Pont et de tant d'autres provinces », évoque
« Chrion Centaurus, qui fut maitre d'Esculape »,
évidement cette référence n'est pas sans lien avec une
préoccupation principale de Belon : la médecine. Mais il y a bien
ici une référence réservée aux
initiés des belles lettres194, car pour comprendre cette
allusion, le lecteur doit connaitre l'identité d'Esculape, à
savoir, le dieu de la médecine dans la religion romaine. De plus, les
anciens ne servent pas seulement de références, qui autorisent
nos auteurs et leurs donnent du crédit auprès d'érudits
connaisseurs du latin ou du grec, certaines figures antiques sont
également des modèles quant à leur démarche de
voyage195, mais aussi quant à leur démarche
d'écriture. En effet, des auteurs comme Hérodote , Diodore ou
Strabon sont admirés pour leurs oeuvres qui deviennent autant de
modèles pour nos auteurs, car ils « nous ont laissé leurs
lointains voyages par écrits » pour reprendre les propos de Belon
dans sa Préface. Dans la dimension plus «
épistémologique » de sa quête, le
voyageur-écrivain ne peut manquer de s'en référer à
certains modèles qui, outre l'autorisation qu'ils lui procurent, lui
servent d'exemples à la fois textuels et méthodologiques. En
effet, ce n'est que dans la mesure où il connait bien les
références antiques, qu'il pourra s'en détacher
intelligemment196 ou s'y rattacher sagement lorsqu'il le faudra,
l'auteur va
194 C'est comme si il fallait avoir la clé
-ici mythologique- pour décrypter le texte, ainsi l'auteur
présuppose une culture préalable du lecteur, qui lui permettra de
« gagner du temps » - il ne sera pas obligé de rappeler
à chaque fois l'histoire et l'identité qui se cache
derrière un nom, au contraire celui-ci condensera beaucoup de sens et
sera une sorte de signe de renvoie qui s'adressera à la culture du
lecteur, à sa mémoire. Par ailleurs, ces références
communes établiront une forme de complicité entre l'auteur et le
lecteur, ils se comprendront tacitement et auront se doux sentiment de faire
partie d'une même communauté d'esprits.
195 Comme nous l'avons vu à la fin de la
première partie de ce travail (E...1. « La figure du voyageur :
entre l'aventurier moderne & le héros antique ? ».).
196 L'émancipation, toujours partielle, du
voyageur-écrivain par rapport aux modèles antiques peut
schématiquement se diviser en trois temps, selon de F. Tinguely, op.cit.
: 1° connaissance de l'intertexte affirmée ; 2° critique de
leurs discours ; 3° réfutation habile par le vécu et
l'observé ou par les autorités elles-mêmes, qui se
contredisent et se neutralisent mutuellement.
65
donc, le plus souvent possible, essayer de se positionner par
rapport à quelque chose de déjà écrit, tenter de
rattacher son propos à ce qui existe déjà dans le monde
des livres. À l'opposé de ces éléments qui
relèvent de l'autorité, dans sa « préface » au
lecteur en tête du second livre, Belon souligne à quel point
l'opinion, qu'il distingue alors du savoir, peut
égarer de la vérité et conduire à des erreurs chez
« quelques-uns s'avançant par trop, ignorant les bonnes lettres et
choses naturelles ». Les deux éléments sur lesquels
s'appuient Belon sont mentionnés ici : la littérature savante et
l'observation des choses naturelles. Belon s'oppose donc bien plus à
l'opinion et à « l'ouï dire », qu'à la tradition
savante : dans le même passage, il distingue explicitement le savoir des
« Grecs et Latins » de « ce que le vulgaire pense ».
Réitérant son idée, il continue en écrivant :
« Parquoi écrivant ce second livre, je ne
prétends non plus mettre que j'ai oculairement
observé ; ou bien prenant l'autorité des anciens
auteurs, j'en approuverai ce que j'en écrirai en plusieurs choses dont
je prétend parler. ».
Il ne fait donc pas figure d' « iconoclaste », mais
il ne sera pas pour autant totalement soumis aux textes de
référence, ce qu'il nous indique implicitement lorsqu'il ajoute
« Et me sentant avoir liberté de pouvoir pleinement écrire
les choses qui se sont offertes à moi, que je voulais examiner, j'en ai
fait ample discours sans rien dissimuler de ce qu'il m'en a semblé.
». Toute son honnêteté intellectuelle, que nous retrouverons
effectivement tout au long de son livre, est condensée dans ce
paragraphe, qui est en quelque sorte le serment d'Hippocrate du voyageur, une
profession de foi de l'écrivain, qui fait valoir à la fois la
mesure entre observation & tradition et la liberté légitime
de son discours. Apprécions la finesse avec laquelle Pierre Belon se
joue des usages ou conventions littéraires de l'époque : il les
accepte, en même temps qu'il les redéfinit par l'autorité
que lui confère son statut de témoin ayant parcourus les terres
qu'il évoque, ayant observé de ses yeux les choses qu'il
décrit.
Pierre Belon a une très forte conscience des
problèmes que pose l'écriture, cette forme de
réécriture (au sens où l'intertextualité y est
toujours à l'oeuvre), comme le montrent certains de ses commentaires,
où il se situe explicitement par rapport à la tradition, par
exemple, lorsqu'il écrit : « Il me suffit pour le présent
traiter succinctement les choses exquises concernant mon observation, car
écrire de la ville d'Alexandrie par le menu après tant de grands
personnages, ce ne serait que redite. »197. Il se dégage
une idée cruciale derrière l'apparente
légèreté de cette phrase. En effet, le voyageur lorsqu'il
se fait écrivain doit faire des choix d'écriture pour se plier au
nombre limité de page d'un livre, alors, il peut, comme Belon,
préférer sélectionner ce qu'il trouve d'original ou de
singulier, plutôt que de réécrire ce qu'on a
déjà pu lire de nombreuses fois ailleurs. Cette attitude, qui une
fois formulée, apparait comme la plus naturelle et la plus intelligente,
n'est pas toujours la
197 Pierre Belon, op.cit., Chap. 19 du second livre, p.265.
66
norme qui guide l'écriture des récits de voyage,
Nicolas de Nicolay est à cet égard un « contre-exemple
». Lorsque les voyageurs s'inspirent plus de leurs lectures que de leur
voyage vécu, au lieu d'avoir du nouveau ou de l'inédit, on se
retrouve face à de la « redite », face à des formes
plus ou moins perceptibles de compilations, c'est ce que semble vouloir
éviter Belon, en évitant de répéter 'tout ce que
l'on sait déjà' sur Alexandrie198. Le voyageur inscrit
alors son texte dans un ensemble littéraire auquel il se
réfère, sans tomber dans la copie servile ou la
répétition à l'identique. Dans ce cas, la connaissance des
autorités devient nécessaire non pour les imiter, mais au
contraire pour ne pas les répéter, et pour amener des
éléments nouveaux, des singularités différentes de
celles qu'on a pu déjà écrire dans le passé et que
tout un chacun peut déjà lire dans les textes classiques. Cet
exemple est à rattacher aux conceptions les plus profondes, que Pierre
Belon se fait du savoir et de sa propre oeuvre : tel « un nain
juché sur des épaules de géants », il a conscience de
poser sa pierre au grand édifice du savoir millénaire, qu'il se
doit de connaitre au préalable et d'enrichir modestement, non de piller
(« compiler » pour le dire plus délicatement) et de faire
passer pour sien. Pierre Belon affirme clairement la même idée,
lorsqu'il se permet d'abréger une évocation du fait que celle-ci
est déjà abondamment développée dans d'autres
textes que les siens : (à propos de l'Ichneumon plus connu de
nos jours sous le nom de Mangouste) « Les auteurs en ont dit plusieurs
autres choses (...) que je n'ai mises en ce lieu pour éviter
prolixité, pensant satisfaire d'en bailler sa description.
»199. Dans le même ordre d'idée, Jean Palerne se
dispense de décrire la ville de Rome, qu'il a parcouru sur son voyage de
retour : « après avoir veu & recogneu les antiquitez &
singulariter d'icelle [Rome], que je passeray soubs silence pour estre assez
cogneuës à tous nos François... »200. En
effet, l'auteur a conscience que sa tâche doit être limitée
à ce qui n'a pas déjà été écrit et
réécrit, il n'a aucune prétention à rendre compte
de la ville de Rome, qui a déjà inspirée de nombreuses
descriptions et narrations de voyage depuis des siècles. Ainsi, Jean
Palerne, et plus encore Pierre Belon, suivent une démarche assez
déterminante, qui va limiter leur écriture à ce qu'ils
jugent digne d'être écrit et à ce qui se distingue de ce
qu'on peut lire communément. Voici peut être l'origine de cette
quête incessante des « singularités » au cours de leurs
pérégrinations, ces dernières, inséparables de leur
caractère inédit jusqu'alors, justifient en partie la publication
du récit et la prétention à écrire du voyageur.
Mais plus encore que ce qu'il rapporte, c'est la dimension
vécue et expérimentée du voyage, qui confère au
voyageur l'autorité de son discours et qui garantit
l'authenticité de sa démarche
198 Ainsi, il renvoie implicitement les lecteurs qui
voudraient en savoir plus aux textes anciens de référence, en
quelque sorte, c'est comme s'il considérait ces auteurs comme des
lectures préalablement acquises, faisant partie du bagage fondamental de
tout bon lecteur, sur lesquels il n'a alors pas besoin de s'appesantir.
199 P. B., op.cit., Chap. 22, p.272.
200 J.P., Chap.CXXXI, p.315.
67
d'écriture. Cet effort, que nous pourrions qualifier de
« mimétique », passe en grande partie par un mode de
représentation, qui se veut en adéquation avec son objet et qui
prend largement pour modèle ce témoignage direct qu'est le
regard.
B. La fondation de l'autorité du regard & le
corpus iconographique.
Crocodile du Nil, extrait des Observations de Pierre Belon,
ch.32, du livre second
1. Des voyages illustrés.
Avant d'étudier les fonctions des images dans les
récits de voyage, commençons par commenter brièvement leur
présence dans les livres de Pierre Belon et de Nicolas de Nicolay (en
effet, le livre de Palerne n'en comporte aucune). Les Observations de
plusieurs singularités est un ouvrage qui comporte de nombreuses
illustrations, qu'on peut décliner en quatre grandes catégories :
les animaux (incluant les poissons, oiseaux, mammifères, reptiles), les
végétaux (plantes et arbres), les êtres humains (moins
fréquent) et finalement les plans ou les illustrations d'ordre
géographique. Les deux premières catégories sont bien plus
représentées que les deux secondes, plus exceptionnelles et
ponctuelles.
Pour ce qui est des Navigations &
Pérégrinations, nous devons réaffirmer à quel
point le dessin est intimement lié à la personnalité et
à la vie de Nicolas de Nicolay. En effet, comme nous l'avons
expliqué au début de notre première partie, ce voyageur,
en tant qu'espion et informateur, était un excellent cartographe et
géographe, on ne peut imaginer le premier sans le don de dessiner, ni le
second sans celui de décrire et d'observer, ainsi, de par sa formation,
Nicolay était un écrivain destiné à un certain type
de récit de voyage. Frank Lestringant a qualifié ce personnage
atypique
68
« d'homme du regard, dont l'activité
pérégrine oscille constamment de l'espionnage au voyeurisme
»201. En effet, lors de ses pérégrinations
orientales, Nicolay n'a pas fait qu'observer les places militaires ottomanes ou
relever les configurations topographiques des lieux qu'il traversait, il a
également profité de sa présence sur place pour dessiner
la variété des populations locales, dans leurs vêtements
traditionnels, il ramena donc de son voyage des croquis, à partir
desquels seront réalisées des illustrations. Dans le livre de
Nicolas de Nicolay, les images occupent une fonction tout aussi importante que
dans celui de Belon, si ce n'est plus (elles constituent un des principaux
intérêts de son livre pour notre étude), elles
répondent à la très forte demande des Européens,
qui veulent avant tout mettre une image sur les fameux Turcs, dont ils ne
cessent d'entendre parler. Dans l'ouvrage du « géographe du roi
», à la différence de son contemporain, ce sont les
êtres humains des diverses régions traversées qui sont
représentés, pas d'illustrations de plante ou d'animaux dans les
Quatre livres des Navigations & Pérégrinations :
cette différence illustre bien des perspectives d'étude sur
l'Orient et des intérêts variés d'un auteur à
l'autre, Nicolay s'intéresse bien plus aux sociétés
humaines, à leurs réalisations et leurs cultures, qu'aux plantes
ou animaux. En effet, l'auteur rappelle dans sa Préface, qu'il a
consacré une grande partie de son travail, à récolter ses
portraits des hommes et femmes, de diverses nations et de variables fonctions,
qu'il a pu rencontrer sur sa route. Originalité d'importance, Nicolay
les a tracés sur place de sa propre main ; il fera graver202,
par la suite, à partir de ses dessins, les illustrations que nous
pouvons contempler dans son récit de voyage. Dans ces « portraicts
», les habits et vêtement sont les objets d'une attention toute
particulière de la part de l'auteur. On retrouve, en effet, à
l'origine de sa commande des illustrations, le projet d'un Livre de la
Diversité des Habits de Levant...203. L'auteur ne
consacrera finalement pas un livre exclusivement à ce propos, mais il
réutilisera ces illustrations dans les Quatre livres des Navigations
et Pérégrinations, qui accomplissent donc, en partie, son
projet d'un « théâtre illustré de l'Orient
»204. Ces illustrations contribuèrent grandement
à l'intérêt et au succès de ce livre, dont
témoignent les nombreuses rééditions tant
françaises (1576 et 1586), que les traductions en allemand (1572 et
1576), en anglais (1585) en flamand (1576) et en italien (1576, 1577 et
1580)205. D'ailleurs, dès le frontispice de son livre,
celles-ci sont annoncées : « avec les
201 « Guillaume Postel et l'obsession turque » in
Guillaume Postel 1581-1981, Paris, Trédaniel, 1985, p.296, cité
par Yérasimos dans l'Introduction au récit de Nicolay,
op.cit., p.28.
202 Par le graveur Lyon Davent, comme en témoigne un
contrat passé entre les deux hommes, daté du 23 novembre 1555.
203 Cf. Préface, Dans l'Empire de Soliman le
Magnfique, M-C. Gomez-Géraud & S. Yérasimos, voir aussi
C. Grodecki « Le graveur Lyon Davent, illustrateur de Nicolas de Nicolay
», Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, t.XXXVI, 1974,
347-350.
204 Pour reprendre l'expression des auteurs de la
Préface de l'édition contemporaine de l'oeuvre de
Nicolas de Nicolay, rebaptisée à cette occasion Dans l'Empire
de Soliman le magnifique. Seule édition contemporaine,
malheureusement épuisée et non rééditée, ce
qui ne facilita pas notre travail, soit dit en passant.
205 Pour reprendre les termes de l'Introduction au
texte de Nicolay déjà citée « C'est donc une bonne
partie de
69
figures au naturel tant d'hommes que de femmes selon la
diversité des nations et de leur port, maintien, et habitz. ». Ces
images occupent une page entière, elles mettent en scène des
personnages, la plus part du temps seul, dans un décor réduit au
strict minimum, ils sont présentés dans leurs habits
spécifiques et dans une posture significative, avec souvent quelques
attributs, qui symbolisent leur fonction et rappellent leur identité ou
leur rôle spécifique. Ces gravures sont accompagnées d'un
titre manuscrit, qui fait office de légende, indiquant la « nation
», et accessoirement l'action ou la fonction du personnage
représenté. Ces images ont une double fonction, didactique et
récréative, elles vont permettre de fixer le texte dans la
mémoire du lecteur, elles résument les propos de l'auteur en une
figure et renvoient au texte. Mais d'un autre côté, elles se
distinguent du texte, en cela qu'elles peuvent être plus impartiales que
les descriptions littéraires, où se mêlent invariablement
quelques jugements ou quelques sentiments qui en troublent
l'image206, alors que l'illustration est plus objective, ou du
moins, souvent plus neutre. Par ailleurs, ces portraits peuvent
témoigner « d'une maitrise de l'observateur sur l'objet qu'il
dessine »207 (impression de maitrise renforcée encore
par le fait que chaque figure est identifiée ou nommée), cette
idée est centrale pour comprendre la démarche des voyageurs, qui
tentent, d'une certaine manière, de s'approprier symboliquement
l'Orient208, là où la domination politique n'est plus
que du passé. Et si la maitrise est principalement symbolique,
l'observation permet quelques fois le passage à un contrôle bien
plus réel, comme dans l'exemple de la cartographie et de la
géographie à des fins militaires ou dans l'exemple, que nous
allons bientôt aborder, de l'identification précise des
marchandises ou des plantes, qui vont permettre le commerce ou l'exercice de la
médecine.
l'Europe qui se familiarise avec une certaine image des turcs
entrevus à travers la lunette du géographe de Charles IX »
p.33. En effet par ces multiples rééditions, mais
également par la réutilisation de ces images dans d'autres livres
ou par leur imitation durant toute la seconde moitié du XVIe
siècle, les illustrations de Nicolay influencèrent la vision
européenne des peuples étrangers. Ainsi ces figures
forgées par Nicolay eurent un rôle d'« archétype
» pour les imaginaires européens.
206 Cette idée est développée dans
l'Introduction,
op.cit. au texte de Nicolay,
nous ne résistons pas à en donner ici un extrait
particulièrement poétique où le vrai et le beau, le juste
et la poésie se rejoignent : « Le regard du dessinateur semble
avoir effacé du portrait les sillons de sang, de larmes et de rancoeurs
qu'y avait creusés la plume ». Nous nuancerons tout de même
cette idée, dans la suite de notre travail, notamment pour ce qui est
des illustrations représentant les « religieux turcs ».
207 Préface, Dans l'Empire de Soliman le
Magnfique, M-C. Gomez-Géraud & S. Yérasimos, p.33.
208 « le lent défilé de figure (...)
trahissent simultanément son désir insatiable de voir et
comprendre une réalité qu'il n'en finira jamais de
découvrir, qu'il ne parvient jamais à posséder. »
p.34, ibid.
70
Gravure extraite de l'ouvrage de Nicolay, qui montre une
habitante du Levant dans son costume spécifique.
L'illustration a quelque fois le rôle de synthèse
des propos de l'auteur (par exemple avec plan d'Alexandrie vu
précédemment), alors elle résume le discours de l'auteur
en une image. D'autres fois, l'illustration aura pour fonction d'éviter
de longs développements, elle condensera alors beaucoup d'informations
en moins d'espace que le texte. Par exemple, l'image du
Crocodile209, ajoutée par P. Belon dans son ouvrage, dispense
l'auteur de s'attarder sur sa description textuelle. L'image permet donc une
économie d'espace textuel pour l'auteur, le portrait dispense Belon de
développer son propos sur les crocodiles (dont la littérature
géographique classique parle déjà abondamment), auxquels
il ne consacre qu'une seule phrase. De plus, présenter cet animal
effrayant sous forme d'image produit un effet plus saisissant sur le lecteur,
dont l'imagination va être frappée par l'agressivité
très visible de l'animal210, qui est représenté
la gueule ouverte, l'air menaçant, entre
209 Voir image ajoutée au début de cette
sous-partie, présente dans les Observations à la fin du
chap.32 du second livre, p.291.
210 Idem.
71
terre et eau, ses griffes & ses crocs attestent son
caractère de prédateur, alors que les écailles, qui
parsèment sa peau à la texture rude, le rendent plus repoussant
encore. Ici, l'image est surement encore plus efficace que le texte pour
provoquer l'effroi. Au final, l'illustration a pour fonction, outre de
renforcer l'effet du texte, de distraire le lecteur, de rendre le livre plus
attrayant et plus vivant. Mais elle a ses limites, notamment du point de vue
technique, en effet, ces « portraicts » sont imprimés en noir
& blanc, alors que le texte peut, d'un mot, donner des couleurs à ce
qui est évoqué dans l'imagination du lecteur. Ainsi, le texte et
l'image deviennent complémentaires ; c'est pour cette raison que l'un et
l'autre sont en vis-à-vis dans les ouvrages, cette proximité est
essentielle pour que le lecteur fasse le lien entre le discours et l'image.
L'idée centrale qui ressort de ce corpus iconographique
est la suivante : les nombreuses illustrations réaffirment ce primat de
l'observation, elles renforcent « l'autorité de l'oeil », qui
est comme posée par l'abondance d'images, dont sont porteurs à la
fois les récits de Pierre Belon et de Nicolay. Les illustrations ne sont
pas considérées par les auteurs comme de simples
décorations, qui seraient donc libérée des critères
d'objectivité auxquels est grandement soumise la description textuelle,
au contraire, l'image, elle aussi, se doit d'avoir une certaine
fidélité par rapport à son modèle. À propos
des portraits de mangouste, qui avaient auparavant été
gravés sans souci de réalisme, Pierre Belon dénonce les
travers des illustrations qui représentent un objet sans l'avoir
observé au préalable : «Ceux qui l'ont fait peindre à
discrétion sans l'avoir vu ne l'ont pu bien exprimer (...) car les
peintures qui en ont été faites à plaisir ne retiennent
rien du naturel. »211. À plusieurs autres reprises,
Pierre Belon affirme tout aussi positivement la rigueur mimétique, que
se doit d'avoir l'illustration qui accompagne son récit. À cette
représentation imagée, qui se veut au plus proche du
modèle, correspond également une volonté textuelle
d'être fidèle à ce qui a pu être observé sur
place.
2. L' Observation selon Pierre Belon du Mans : une
méthode de travail et une conception du savoir.
Ce qui fait l'originalité de l'oeuvre de Belon, c'est
la valeur qu'il attache à l'autorité du regard, qu'il
juge souvent préférable à celle du « lu ».
Cherchons donc à préciser cette notion « d'observation
», à partir de son texte, qui en donne une idée plus ou
moins explicite, à la fois par l'exemple -application de sa
méthode- et par le discours qu'il tient sur sa propre
démarche.
211 Chap.22, second livre, p.271.
72
Pour commencer, remarquons un indice de taille, quant à
l'importance de l'observation pour Pierre Belon - l'intitulé de
son récit de voyage : Les Observations de plusieurs
singularités & choses mémorables... Dès le titre
le message est clair, Pierre Belon fait valoir son observation directe de ce
qu'il prétend rapporter au lecteur. En effet, le voyage donne pouvoir au
voyageur de vérifier ce que prétend l'érudition, le
schéma est souvent le même, et si les précautions de
formulation sont de rigueur, la rectification n'en est pas moins efficace :
« Ceux qui ont écrit (...) me semble avoir mal entendu, car
m'étant enquis s'il était vrai, j'ai trouvé le
contraire... »212, c'est là un exemple, parmi des
dizaines, assez typique de la démarche de Belon, qui consiste à
tester, par l'expérience viatique, la véracité de ce qui
est écrit ou établi. Jean Palerne accomplit un travail assez
similaire, lorsqu'il se sert de l'observation directe pour démentir ce
qui était tenu pour vérité par les livres ou l'opinion
courante, par exemple, lorsqu'il affirme, à propos des pyramides
égyptiennes : « ceux qui osent assurer qu'elles ne font d'ombres,
se trompent... »213, l'expérience viatique contredit les
affirmations infondées.
En effet, des voyageurs, tels Belon ou Palerne (et dans une
moindre mesure Nicolay), n'hésitent pas, lorsque leur observation leur
permet de le faire, à remettre en question ce qu'on écrit les
Anciens ou ce que racontent communément le « vulgaire ». Ce
que nous pourrions appeler « un sens critique » ressort des
récits de voyage, c'est un mélange d'incrédulité et
de scepticisme pas toujours explicite, souvent affirmé tacitement,
lorsque les voyageurs formulent les opinions ou légendes locales. En
effet, les voyageurs rapportent certains « dires » en s'en
désolidarisant, les manières de signifier leurs doutes sont
multiples. Souvent, cette mise à distance du voyageur par rapport
à ce qu'il rapporte s'effectue par l'introduction de formules
précises ou par l'usage d'un temps spécifique. Par exemple,
dissertant sur l'origine du « baume », Palerne écrit : «
lequel aurait premièrement été
apporté en Judée par la Royne de Saba...
»214. Ainsi, il rapporte la légende traditionnelle, mais
il prend habilement ses distances quant à sa véracité. Si
certaines remises en cause peuvent être délicates, d'autres
peuvent être radicales et sans appel, par exemple, l'opinion selon
laquelle les pyramides égyptiennes servaient de greniers pour stocker
des céréales est rejetée, tout autant par Palerne que par
Belon, le premier dénonce même avec virulence la
ténacité de cette opinion, qui, bien qu'erronée, reste
ancrée dans les esprits, il conclut : « Mais laissons ces
opiniastres. »215.
212 Chap.108, second livre, p.426.
213 Chap.XXXVI, p.136.
214 Chap.XXXV, p.130.
215 J. P, op.cit., Ch.XXXVII, p.137.
73
Ce que nous pourrions appeler un certain scepticisme à
l'égard du merveilleux émerge timidement des récits de
voyage, celui-ci se manifeste notamment sous forme d'une demande d'observation
directe et personnelle des faits rapportés. Par exemple, à propos
du vendredi saint en Égypte, où l' « on voit sortir hors de
terre une infinité de mains, bras & jambes... », J. Palerne
ajoute, « mais, pour le mieux assurer je le voudrais avoir veu
»216, ce qui parait difficile, étant donné que
cet évènement merveilleux se produit une seule fois par an.
Ainsi, le voyageur ne remet pas radicalement en question les
phénomènes, qui nous paraissent inexplicables et
irrationnels, mais il les rapporte avec précaution au lecteur, il ne les
cautionne pas de son regard. Les exemples de ce type abondent dans les oeuvres
des voyageurs français. Quelque fois le rejet est plus subtile encore,
comme dans un passage, où Jean Palerne présente à ses
lecteurs deux explications, à propos des marques singulières que
l'on retrouve sur les arbres du Mont Sainte-Catherine : à l'explication
« religieuse » des Caloyer grecs s'oppose l'explication d'ordre plus
« scientifique » des naturalistes ; à la cause divine («
les Anges... ») s'oppose la cause naturelle (« la répercussion
et réverbération du soleil... »)217. Certes, il
laisse le lecteur trancher, mais le simple fait qu'il propose une alternative
à l'explication traditionnelle peut apparaitre comme un parti pris
implicite. C'est comme si, progressivement, commençait à se
tracer une frontière entre le possible et l'impossible, une distinction
entre le naturel et le surnaturel. Quand ce doute touche à des
phénomènes d'ordre religieux, la prudence est de rigueur dans les
remises en causes. D'ailleurs, ces questionnements ne sont que rarement en
rapport avec des problèmes religieux, ils peuvent avoir trait à
de multiples domaines plus profanes. Par exemple, P. Belon rectifie les
traités géographiques traditionnellement admis, pour retracer une
carte plus vraie des territoires : « Ceux qui ont dit que ce fleuve est
commencement du fleuve Jourdain, sont en ce trompés, car il n'en est
rien. »218.
Le sens critique de Belon va plus loin encore, puisqu'il remet
en cause, outre certains contenus, la méthode même des anciens,
qui, selon lui, explique certains manquements. En effet, Pierre Belon critique
Théophraste219, qui, pour écrire ses ouvrages sur les
végétaux, au lieu de se déplacer vers leurs régions
d'origine, faisait venir jusqu'à lui les plantes qu'il
étudiait220. Cette méthode montre ses limites avec
l'exemple du cassier d'Égypte, qui était trop volumineux pour
être
216 Idem.
217 Chap. XLVI, p. 152, nous retrouvons le problème de
l'interprétation des évènements et de l'explication des
choses, déjà développé à l'occasion du
premier naufrage de Jean Palerne, voir Ière partie de ce travail (E...3.
« Une nature & des éléments hostiles.. »).
218 Chap.93, du second livre, p.400.
219 Théophraste (vers -372, vers -287) était un
disciple d'Aristote, qui se consacra surtout à l'étude des
plantes et écrivit plusieurs traités à ce sujet, il est
souvent présenté comme le fondateur de la botanique.
220 Chap. 36 du second livre, p.300.
74
transporté jusqu'à lui et qui, de ce fait,
n'existe pas dans ses textes. Sur le même schéma, il critique une
figure très révérée des savants, « Le
Philosophe », Aristote, qui selon une méthode similaire à
celle du botaniste de l'Antiquité, étudiait les animaux, en les
faisant venir à lui des diverses parties de l'Empire d'Alexandre. Belon
affirme, que ceux qui faisaient venir à eux les « choses » au
lieu d'aller vers elles, étaient conduit à des erreurs, des
manques ou des confusions. Ainsi, il fait, implicitement -mais non moins
efficacement, par effet de contraste, l'éloge de sa propre
démarche, qui est plus vivante et plus vraie, puisqu'elle implique le
déplacement du voyageur vers les êtres, qui sont alors
observés dans leur milieu naturel et sous forme vivante ! En effet, la
méthode de Belon est en adéquation avec son projet
d'écriture, qui vise à rendre compte du « vivant » (qui
apparait, au final, être l'objet le plus général des
récits de voyage). Cette connaissance, au plus près des
êtres observés, passe notamment par les organes des sens, qui
participent grandement à l'observation et à sa
représentation : les évocations sensorielles abondent dans les
récits.
Par ailleurs, la méthode de Belon n'est pas seulement
passive et empirique, en cela qu'il ne se contente pas de recueillir ce qui se
présente à ses sens, il va jusqu'à provoquer lui
même les découvertes, dans une attitude que nous pourrions
qualifier de plus « expérimentale ». En effet, il
n'hésite pas à sacrifier un caméléon221,
ou des serpents222, « pour la science » (comme nous
dirions aujourd'hui) et à décrire les fruits de son observation
anatomique des animaux. Par exemple, la dissection du caméléon
n'est pas déclenchée par une pure curiosité, cette
observation expérimentale est destinée à réfuter la
thèse du « caméléon vivant seulement de vent ».
En effet, si le voyageur concède leur capacité à rester
des mois sans manger, il veut faire reconnaitre qu'ils se nourrissent
221 Chap.25, second livre, p.279.
222 Chap.54, second livre, p.330.
75
tout de même de petits insectes, qu'il a pu retrouver
dans leurs estomacs ; dans ce cas, Belon fait figure de zoologiste, qui analyse
les animaux, jusque dans leurs « moeurs », ici alimentaires.
L' « anatomisation » des animaux, pour reprendre
l'expression de Belon lui même, illustre bien cette volonté
d'aller en profondeur des choses étudiées. L'observation
véritable ne se contente pas de la surface, déjà si riche
et complexe, des êtres, elle cherche à aller jusqu'au coeur le
plus intime de l'objet étudié, pour appuyer cette idée, on
pourrait prendre l'exemple réel, mais surtout métaphoriquement
significatif, du fruit du napeca, dont Belon va jusqu'à
observer le noyau : « Aussi est-il doux avec une aigreur aimable, ayant un
petit noyau au-dedans, gros comme celui d'une olive. »223 S'il
a quelquefois une approche anatomique des animaux, mais aussi, comme le montre
l'exemple précédent, des plantes, qu'il observe, en
général, et au contraire, il les approche de manière plus
vivante, au sens où il les étudie dans le temps, en
mouvement & en liberté - en devenir dans leurs milieux naturels.
D'ailleurs, il insiste à plusieurs reprises sur cette durée,
qui est nécessaire pour arriver à une observation
authentique, durée dont les voyageurs ne disposent pas toujours, quand
ils doivent traverser des lieux plutôt que de s'y arrêter, alors
leur observation n'est pas complète, comme ils l'avouent parfois
eux-mêmes224.
Un autre élément de définition de
l'observation, assez caractéristique de l'attitude et la méthode
de Belon, se révèle lors de moments où il se fait «
enquêteur ». En effet, à plusieurs reprises, il tente
à partir de quelques indices, décelés par son regard
perspicace225, de reconstituer les activités passées
des lieux qu'il visite. Par exemple à Silivri226, où
il déduit, à partir « de récréments d'un
métal », la présence, dans le passé, de mines
à cet endroit. De même, à partir d'un simple détail,
qui aurait échappé à l'observation de la plupart, il
parvient à déduire des pratiques alimentaires : « les
habitants du pays les [semences du genévrier] mangent, chose que j'ai
aperçue par les noyaux que j'allais amassant çà et
là le long du chemin, qui avaient été jetés de ceux
qui en avaient mangé le dessus. »227, patiemment le
détective accumule les preuves avant de déduire les faits.
Par ailleurs, sous une forme qui fait écho à ce
genre d'enquête, c'est toujours par l'observation patiente des
différents éléments et caractéristiques d'un objet
naturel que Belon
223 Chap.79, second livre, p.371.
224 Par exemple, Belon affirme à propos des ruines de
Baalbek : « Un homme curieux des antiquités ne pourrait voir tout
ce qui est à Balbec en huit jours, car il y a plusieurs choses antiques
et fort notables, qui sont hors de mon observation, aussi n'y
arrêtâmes-nous pas longtemps. » chap.95, second livre,
p.403.
225...Et peut-être également perçus
grâce à des lectures, qui peuvent parfois éveiller
l'attention dans des directions particulières.
226 op.cit., pp.206-207, Silivri ou « Seliurée »
est une ville non loin de Constantinople.
227 op.cit., ch.110, Tiers-livre, p.428.
76
parvient à retrouver son nom : « Approchant du
carbaschara voyions quelques arbres verdoyants d'assez loin, qui nous mirent en
doute à savoir quels arbres c'étaient : et considérant
qu'ils avaient leurs branches à la sommité, en manière
d'un bouquet (...) connûmes que c'était des sycomores
»228. Cet exemple illustre également la subtilité
d'un procédé littéraire, qui rapproche le lecteur d'un
objet, au départ mystérieux, au fil d'une description, qui
amène finalement à la dénomination correcte. Cette
démarche, qui part des qualités sensibles pour parvenir au
concept intelligible, est féconde, car la découverte et la
considération attentive de la chose précèdent sa
dénomination229.
Gravure extraite des Observations de P.
Belon.
228 Idem., chapitre 78, p.365.
229 Alors que l'inverse, plus contemporain, consiste bien souvent
à recouvrir la chose d'un nom et se dispenser ainsi de vraiment la
considérer, opération que nous pouvons appeler de «
l'étiquetage ».
77
C. Identifier & nommer : la rencontre entre le
livre de la Création et les livres savants.
1. Une enquête qui stimule la perception du
voyageur.
Nous avons vu qu'en sa qualité de voyageur qui a
observé ce dont il traite, l'auteur se permet de corriger des
éléments de la tradition en se fondant sur son propre regard.
Mais le rapport d'un savant comme Belon, aux anciens est encore plus complexe
qu'une simple remise en question par le regard. En effet, tout au long de ses
périples orientaux, un souci constant occupe Pierre Belon : nommer
correctement les êtres et les choses rencontrées; autrement dit,
faire correspondre les noms anciens trouvés dans les livres avec les
réalités qu'il observe sur place. C'est une véritable
enquête à laquelle il se livre en permanence, c'est une sorte de
jeu, plaisant beaucoup à ce voyageur, qui consiste à retrouver
dans le monde actuel ce qui est décrit dans les livres anciens : «
Le plaisir qu'un homme curieux peut recevoir de rencontrer un animal
étrange et singulier est de lui trouver quant et quant230 son
nom ancien, pour le savoir exprimer... »231
L'idée d'une « encyclopédie inversée
» illustrerait bien l'opération à laquelle se livre Pierre
Belon : il doit à partir de la définition, issue de l'observation
attentive sur le terrain, retrouver, en la confrontant aux textes anciens, le
nom qui lui correspond. Cette opération convoque à la fois les
facultés d'observations et la mémoire du voyageur, ainsi, le
savant, après avoir patiemment observé, va parfois, dans un
éclair révélateur, se souvenir de ce qu'il cherchait.
À titre d'exemple, on peut citer l'auteur des Observations,
lorsqu'il écrit, à propos du petit boeuf d'Afrique, : «
soudainement me tomba en la mémoire que c'était celui que les
Grecs avaient anciennement nommé bubalos.. ». Cette phrase
montre que les lectures préalables ont pu préparer le futur
voyageur à la rencontre des terres lointaines et de la vie qui y
foisonne. Alors, le texte ancien aide le voyageur à voir, il le
prépare à l'expérience de l'altérité, sans
ôter à celle-ci l'effet de surprise, mais, au contraire, en
aiguisant encore plus sa perception et en lui procurant un plaisir
redoublé (celui de l'admiration directe et celui de la reconnaissance de
ce qui était écrit). C'est comme si le grand livre de la Vie
posait au voyageur des énigmes pour tester la vivacité de sa
mémoire et l'étendu de son savoir232.
230 Signifie « à chaque fois ».
231 P. Belon, op.cit, chap.50 du second livre, p.323.
232 Mais n'exagérons pas les capacités du voyageur,
qui ne peut avoir en tête tout les livres, les lectures peuvent donc
également être réalisée à posteriori, de
retour en France, pendant l'écriture de l'oeuvre.
78
Belon, soucieux d'exposer clairement sa démarche au
lecteur, explique, dès le second chapitre de son livre, cette
difficulté fondamentale, à laquelle il s'est trouvé
confronté, qu'il résume bien dans le titre :
« chapitre 2. Qu'on ne doit se fier aux appellations des
choses encore qu'elles soient
vulgairement nommées, si elles ne sont bien
correspondantes aux descriptions des Anciens, & convenantes à la
chose qu'on décrit. ».
Belon se consacre donc à un travail, que nous
qualifierons de « post-babelique », au sens où il s'attache
à démêler la confusion des langues, à la fois issue
du temps -qui corrompt- et de l'opinion -qui induit en erreur-. Selon son point
de vue, ce n'est point l'usage qui fonde le nom d'une chose, mais les textes
anciens, qui fournissent la description et le nom correspondant.
2. « Nommer correctement » : au coeur du projet
scientifique et de l'oeuvre de Pierre Belon.
Ainsi, Pierre Belon ne cesse de rattacher les animaux &
les plantes qu'il voit à une tradition livresque, qui est alors
considérée comme la source des noms authentiques. Ce souci de
nommer correctement est en rapport direct avec le projet
épistémologique233 de P. Belon, avec sa conception du
savoir et l'idée qu'il se fait de sa propre oeuvre. En effet, ce n'est
qu'à condition qu'il adopte les mêmes noms que les anciens, que
ses écrits peuvent faire progresser la connaissance
générale, car sans une certaine stabilité du nom, il n'y
aurait qu'un perpétuel recommencement dans la description des
créatures. Il ajoute sa pierre à l'édifice
millénaire de la connaissance des « choses naturelles », cette
possibilité de compléter et de perfectionner cette construction
lui est offerte par sa méthode et sa démarche innovantes. Pour
mieux comprendre ces dernières, disons quelques mots sur son oeuvre, qui
ne se réduit pas à son récit de voyage, mais se compose de
nombreux autres ouvrages, qui, contrairement à ses
Observations, traitent de manière systématique d' «
objets » particuliers, les titres sont significatifs à cet
égard : le Livre de l'Histoire de la Nature des Oyseaux (1555),
L'Histoire naturelle des estranges poissons marins (1551) et La
Nature et diversité des poissons (1555), De arboribus coniferis
resiniferis...(1553), pour ce qui est de l'oeuvre « naturaliste
», mais également le De Admirabile operum antiquorum
(1553) consacré aux monuments antiques et aux vestiges
archéologiques. Il est justifié d'évoquer ses autres
ouvrages, car à l'intérieur des Observations, Pierre
Belon y fait de nombreuses références, ou pour être plus
précis, de nombreux renvoies. Par exemple, à la fin du chapitre
65, il renvoie son lecteur, au livre, publié en 1553, dont
233 Nous préférons employer ce mot plutôt
que celui de « scientifique », car ce dernier terme nous est trop
familier et son sens contemporain diverge radicalement des intentions et des
présupposés d'un homme du XVIe siècle comme Belon. Par
ailleurs la notion d' « épistémologie » met en avant la
dimension réflexive de sa démarche, une oeuvre comme celle de
Belon rappelle, que la connaissance se doit de réfléchir sur elle
même et sur ses propres fondements.
79
le titre original est De Arboribus coniferis resiniferis,
aliis quoque nonnullis sempiterna fronde virentibus... : « pource que
j'en ai fait plus long discours au livre des arbres toujours verts, je
n'en dirai autre chose en ce lieu. »234. Ce
procédé est d'abord littéraire, il permet de ne pas trop
s'étendre sur certaines descriptions, de renvoyer le lecteur curieux de
plus grandes précisions à un ouvrage plus
spécialisé. Ensuite, ce procédé «
d'auto-intertextualité » révèle à quel point
l'oeuvre de Belon tend à l'unité, elle a une cohérence
interne indissociable du projet de l'auteur, auquel il a consacré sa vie
: rendre compte de la Création toute entière.
Par ailleurs, ce souci de Pierre Belon (faire correspondre les
plantes avec leurs noms corrects) est primordial dans son activité
médicale. En effet, la pharmacopée naturelle ne peut être
utilisée à bon escient, que si on sait reconnaitre de
manière sûr les végétaux et leurs
propriétés. Sans quoi, il peut même y avoir quelque danger
pour le patient, sans dénomination exacte et rigoureuse, il ne peut y
avoir de bons médecins, d'après Belon, qui, contrairement aux
usages de l'époque en Europe, affirme l'unité du
pharmacien-botaniste et du médecin235. C'est pourquoi, il
essaye sans cesse, partout où il passe, de reconnaitre les plantes et
les « drogues »236 qu'il rencontre ou qu'il cherche. En
effet, si parfois, au détour d'un chemin, Belon tombe par hasard sur
quelque plante, de nombreuses autres fois, c'est de lui même, qu'il se
rend sur les marchés orientaux ou dans « les boutiques de drogueurs
» pour observer leurs produits et se renseigner sur ceux-ci. Ainsi, au
problème de l'identification des choses naturelles se superpose celui de
l'authentification des produits commerciaux et des remèdes
médicaux. Pour faciliter sa tâche, il eut l'excellente idée
de faire dresser par un traducteur une table de transcription des noms de
plantes de l'arabe en turc, pour ensuite compléter par lui même
l'équivalent en français, il consacre un chapitre entier à
nous décrire cette opération et ses
conséquences237, dont la principale est un travail plus
rigoureux et plus aisé grâce à ce tableau, que Belon
gardait toujours avec lui et qu'il montrait, au besoin, aux vendeurs de
plantes. Le voyageur remédie à son défaut de polyglottisme
par cet expédient efficace, selon lui : « ce fut l'une des choses
qui m'a le mieux instruit et aidé à savoir ce que je voulais
apprendre. »238.
234 op.cit. p.348.
235 Il l'affirme à la fois par son propre exemple, mais
aussi en représentant un Orient, où le médecin est
également celui qui connait bien les plantes (« il n'y aucun
apothicaire »p.108). Contrairement à ce qui prévaut en
Europe, la figure orientale du médecin n'est pas divisée en de
multiples fonctions (apothicaire, chirurgiens,...), qui lui font perdre son
efficacité plus qu'autre chose.
236 On peut distinguer les deux, au sens où la «
plante » reste dans son milieu naturel, alors que transformée en
« drogue », elle devient une marchandise (ou un médicament),
qui circule sur de plus ou moins grandes distances.
237 Chapitre 21 du premier livre, p.107 : «
...après que j'eus trouvé un savant turc, docte en arabe, je
convins de prix avec lui pour m'écrire une table de toutes les
espèces de marchandise, drogueries et autres matières qu'on vend
par les boutiques de Turquie... ».
238 Idem.
80
Nous comprenons donc, que l'oeuvre de Belon n'a pas seulement
une portée théorique, il insiste sur les intérêts
pratiques, qui guident sa démarche. En effet, à plusieurs
reprises, il affirme sa volonté de faire redécouvrir à
l'Occident des plantes qui ont été oubliés ou qui lui sont
restées inconnues. À cet oubli ou à la perte d'usage, il
trouve deux causes, d'abord le manque de connaissance des
propriétés, ou même de l'existence, de certaines plantes,
ensuite l'arrêt de leur commerce : « Qui est cause que plusieurs
drogues singulières et choses excellentes qui étaient
anciennement tant connues, soient maintenant inconnues, sinon qu'elles ont
cessé d'être en cours de marchandise ? »239.
Alors, Belon fait l'éloge du commerce240 et devient le
promoteur de marchandises nouvelles, il affirme même, que ses
démarches ont déjà commencé à produire leurs
effets : « Étant au Levant j'en ai fait reconnaitre grand nombre
aux marchands, qui pour être à eux inconnues restaient là,
et maintenant commencent à être communes en vente, à Venise
et plusieurs autres lieux ... »241.
3. Par delà la confusion des langues.
Sans cesse, Belon tente de démêler les confusions
de termes, s'il s'en réfère souvent aux noms grecs et latins
fixés par la tradition littéraire, il doit également
prendre en compte les dénominations vulgaires pour identifier les
produits ou les choses rencontrées. L'auteur est souvent amené
à distinguer les espèces & les variétés et donc
à multiplier les termes pour rendre compte de l'infinie diversité
et complexité des choses naturelles. Mais dans un mouvement inverse, ce
travail peut parfois passer par la mise en parallèle de termes divers,
qui font référence à une seule et même chose. Par
exemple, « la semence d'une espèce de pois » d'Alexandrie est
nommée successivement dans les langues grecque, française,
vénitienne et romaine242. Le travail de Belon consiste ici
à faire correspondre des noms différents, il vise à
réduire la diversité de noms à l'unité de la chose
désignée, outre une grande érudition, cette tâche
nécessite un certain polyglottisme de la part des auteurs. Le va et
vient entre appellations modernes et anciennes est constant chez Pierre Belon ;
il n'est donc jamais exclusivement plongé dans les livres classiques, ni
totalement dans les langues vulgaires. De même que pour ce qui est de sa
démarche générale, qui est sans cesse un mouvement entre
les oeuvres des autorités et le grand livre du monde, Belon passe des
livres en langues écrites & érudites au monde des langues
parlées & vivantes. Celui-ci doit être très attentif
aux étymologies pour retracer l'origine d'une appellation, par exemple,
on apprend à propos de la « civette » : « ...le
239 Idem, p.108.
240 Idem. : « Je veux donner cet honneur au trafic de
marchandise, que nous lui devons référer tout ce que nous avons
de singulier des lointaines parties du monde. ».
241 Chapitre 21 du premier livre, p.108.
242 Ch.19 du second livre, p.266.
81
nom dont nous l'appelons est emprunté des auteurs
arabes, car nous avons délaissé son ancien. »243,
Belon devient souvent un médiateur entre les connaissances
passées et son monde contemporain, en faisant correspondre les mots
anciens et modernes.
Mais les trois voyageurs étudiés ne sont pas
comparables, quant à leurs facultés linguistiques, à un
autre voyageur du milieu du XVIe siècle, Guillaume Postel,
dont la maitrise des langues anciennes, mais surtout orientales, lui valurent
de nombreux mérites244 et une mission officielle en Orient,
au cours de laquelle il fut chargé, par le Roi de France, de trouver et
de ramener des manuscrits rares et précieux. Malgré tout, les
voyageurs français font des efforts, qui vont dans le sens d'une plus
large connaissance des langues étrangères, en témoignage
de ceci, nous avons, par exemple, le tableau de correspondances multilingues,
que Palerne a ajouté à la fin de son oeuvre. Celui-ci met en
parallèle des mots, des noms et même des expressions usuelles,
dans six langues différentes : « le français, l'italien, le
grec vulgaire, le turc, le moresque et l'esclavon », remarquons, avant
tout, que ce sont là des langues vivantes que retient Palerne, des
langues que le voyageur pourrait avoir à utiliser dans l'Empire ottoman.
L'italien s'il rencontre d'autres Occidentaux, comme des commerçants ou
des diplomates des grandes villes italiennes, le grec vulgaire lui sera utile
à de nombreuses occasions en Grèce, mais plus
généralement face à ces autres Chrétiens, que sont
les Orthodoxes, l'esclavon, entendons le « slave », pourra servir
dans la partie nord et européenne de l'Empire, le moresque est la langue
parlée par les Arabes d'Égypte et de la Peninsule arabique, elle
servira donc pour les pérégrinations le plus au sud de l'Empire,
enfin, le turc pourra, bien entendu, être utile en permanence, que ce
soit à Constantinople ou dans tout l'Empire, lorsque le voyageur
rencontrera des représentants locaux du pouvoir ottoman. Les termes de
ce tableau sont classés par grands thèmes : d'abord les «
noms de lieux et de peuples », « nourriture, viandes, boissons,
fruits », « nombres » & « partie du temps » et
finalement « divers propos familiers ». Nous voyons à quel
point ces catégories ont une visée pratique, elles renvoient
à des termes dont on peut avoir un besoin quotidien sur place. Une fois
de plus, le récit de voyage peut être utile à de futurs
voyageurs, c'est un véritable outil, que l'auteur met entre les mains
d'un lecteur, qui voudrait prendre sa suite (on ne peut manquer de penser ici,
avec un peu d'exagération et beaucoup d'anachronisme, aux guides
touristiques actuels, qui eux aussi livrent au lecteur quelques
mots-clés et expressions indispensables, qui lui serviront pour se faire
comprendre sur place). Bien sûr le tableau de Palerne est loin
d'être complet ou exhaustif, mais il offre tout de même des
informations qui peuvent devenir capitales une fois en Orient, par exemple on
apprend que pour demander à boire à un turc
243 Chap.20 du second livre, p.267.
244 Parmi lesquels, la première chaire d'enseignement de
langues orientales au collège de France (1539).
82
on dit : « Veti chein » (la prononciation reste
imprécise et sujette à interprétation, mais l'intention
est là !). Ne nous faisons pas d'illusion sur la capacité de nos
voyageurs à parler le turc ou le moresque, celle-ci est presque nulle et
ils recourront sans cesse à des « truchements » 245 et des
interprètes locaux, mais c'est plutôt une attitude qui ressort ici
: le voyageur est ouvert à la langue de l'autre, de même qu'il
cherche à déchiffrer sa culture, il s'intéresse à
son langage. D'ailleurs, on peut considérer le voyageur qui se fait
écrivain, comme une sorte de traducteur, il est, pour les Occidentaux,
l'interprète de l'Orient. Il est celui qui va traduire le lointain par
cet art subtil d'évoquer l'inconnu, d'en donner une idée et de
l'éclairer par le connu. Outre la tâche de rendre
compréhensible l'ailleurs et l'altérité, le voyageur va
avoir la difficile mission de sélectionner parmi la diversité
rencontrée et de rapporter ce qui lui parait digne d'être retenu,
ces « choses mémorables » et ces « singularités
», que promet Belon à son lecteur...
Illustration extraite des Observations de P. Belon,
qui donne une idée de la complexité rencontrée pour
identifier un certain type de marchandises : la terre sigillée ou
scellée (dont les sceaux imposés prouvent
l'authenticité).
D . La notion de « Singularité »
dans les récits de voyage.
Sous quelles conditions une chose va t-elle passer au rang de
singularité, quels sont les critères qui lui confèrent
cette dignité particulière ? En quoi la singularité
illustre t-elle cette fascination qu'exerce l'Orient sur les imaginaires
européens ?
Du fait de la variété de matériaux
pouvant retenir l'attention du voyageur, affirmons de
245 Voir première partie de ce travail. (I. A. 2. «
Les voyageurs français en terres ottomanes »)
83
prime abord, que la singularité est
polymorphe, car le voyageur, qui a parcouru en partie l'immense
territoire ottoman, s'est vu confronté à une extrême
diversité d'animaux, de plantes, mais aussi de moeurs et de coutumes,
qui lui étaient étrangères. Mais par rapport à ce
monde si vaste, le livre est limité en espace : il y a disproportion
spatiale entre l'ampleur des territoires visités et le peu d'espace
qu'offre un livre de 300 ou 400 pages. Pour respecter ces contraintes,
lorsqu'il se fait écrivain, le voyageur doit recomposer le voyage, il se
retrouve face à la dure épreuve de sélectionner parmi la
diversité rencontrée, parmi ses multiples souvenirs ou notes de
voyage, il doit choisir ce qu'il juge le plus digne d'être raconté
ou décrit, ce que l'Occident doit retenir de l'Orient. Alors, il
accompli un travail de tri, pour présenter au lecteur une sorte de
quintessence issue de ces multiples pérégrinations, qu'il nomme
« singularités » pour insister sur le caractère
à la fois inédit et intéressant de l'objet
désigné comme tel. Ces dernières sont véritablement
au coeur des préoccupations du voyageur, elles sont ce qu'il recherche
en priorité, un peu comme si chaque lieu recélait quelques
trésors, qui lui étaient propre et qu'il fallait
s'ingénier à découvrir246. Un voyageur comme
Pierre Belon, curieux des merveilles de la terre, se fait chercheur de ces
trésors, qu'il récolte soigneusement et se propose de
représenter aux lecteurs. En effet, « les singularités
» sont l'élément que nous trouvons au fondement même
de l'écriture du voyage ottoman, comme le prouve le titre de l'oeuvre de
Pierre Belon, qui propose à ses lecteurs Les Observations de
plusieurs singularités247, cette annonce
excite la curiosité d'un lecteur ayant soif d'extraordinaire et
d'inconnu. Ainsi, le voyageur devient, en quelque sorte, le collecteur de ces
fleurs rares d'Orient, qu'il rapporte comme le fruit de ces voyages et qu'il
consigne dans son livre : les singularités littéraires
proposées par les récits de voyage sont, d'une certaine
manière, le pendant des curiosités présentées dans
les cabinets européens de l'époque. En effet, Belon à
propos d'une plante nous affirme : « ...balais d'ambrosia, desquels ayant
pris une poignée, l'ai montrée en France par grande
singularité, car il n'en croit point en Europe »248,
c'est donc bien avant tout le caractère inconnu et inhabituel, qui
confère dans ce cas à la plante le statut de «
singularité ». Relevons cette tendance à vouloir se saisir
du singulier et à vouloir le montrer, la singularité n'est pas
seulement un objet littéraire, elle est bien réelle et le
voyageur, quand il le peut, la rapporte chez lui comme une sorte de
trophée de ses pérégrinations,
246 Rappelons, comme nous l'avons déjà
indiqué dans la première partie, que dans cette quête les
habitants locaux sont une aide très précieuse : « Nous eumes
des caloyers pour nous guider afin qu'en passant ils nous enseignassent
toutes les choses singulières de ce mont. », Pierre Belon,
chap.63, second livre, p.344. En effet, l'habitant local, fort de son
expérience accumulée sur la durée et de sa connaissance
approfondie des lieux, sera une source précieuse d'informations, qui
fera gagner du temps au voyageur.
247 Remarquons que l'oeuvre de Palerne, dans son titre
complet, comporte également ce terme spécifique : «
Pérégrinations du sr Jean Palerne,
Forézien, secrétaire de Françoys de Valois, duc d'Anjou et
d'Alençon, où est traité de plusieurs singularitez et
antiquitez remarquées es provinces d'Egypte, Arabie Déserte
et Pierreuse, Terre-Saincte, Surie, Natolie,Grèce et plusieurs isles,
tant de la mer Méditerranée que Archipelague,
etc..».
248 Ch.112, livre second, p.434.
84
tout autant qu'un témoignage de son voyage et de
l'altérité orientale. Aux sources de cette notion de «
singularité », on retrouve donc cet attrait,
particulièrement en vogue en Europe à la Renaissance, pour le
bizarre et l'étrange249 ; la ménagerie du Caire,
mentionnée par les voyageurs, est la manifestation concrète de l'
attrait des Orientaux pour l'extraordinaire, de même que le récit
de voyage est en quelque sorte la transposition littéraire de cet
intérêt, également vif chez les Européens, que
recouvre de nos jours la notion d'« exotisme ». Le
caractère monstrueux, aux yeux de l'époque, de certains animaux
va leur accorder une place de choix dans le récit, pensons par exemple,
aux « serpents ailés », tellement frappant, qu'outre leur
description, Belon fait ajouter un portrait de cet animal étrange dans
son livre.
Portrait du Serpent ailé, Les Observations de
Pierre Belon, chap.70 du second livre.
Par delà le caractère inconnu, c'est souvent
l'étonnement provoqué par la rencontre d'un être vivant ou
d'une chose, qui lui donne accès au rang de singularité. Par
exemple, c'est le comportement stupéfiant « d'une bête d'Asie
nommée adil », qui pousse Pierre Belon à lui faire
une place dans son texte, en effet, il apprend à son lecteur, que cet
animal se déplace en groupe et « dérobe tout ce qu'il peut
trouver (...) il vient la nuit jusqu'aux gens qui dorment et emporte ce
qu'il
249 Pierre Belon rappelle à l'occasion de
l'évocation de la Ménagerie du Caire: « Il ne fut onc que
les Grands Seigneurs, quelques barbares qu'ils aient été,
n'aimassent qu'on leur présentât les bêtes étranges.
» Chap.49, second livre, p.321.
85
peut trouver, comme chapeaux, bottes, brides, souliers et
autres hardes. »250. Cette rapacité orientée vers
des objets est étonnante de la part d'animaux et rappelle
étrangement un trait, qui d'habitude est proprement humain. Observons
à quel point la « singularité » sort de l'ordinaire et
défie l'ordre « normal » -ou attendu- des choses !
De même que pour la nature, l'observation de pratiques
culturelles étrangères peut conduire le voyageur à un
étonnement tel, qu'il ressent le besoin de partager avec ces
compatriotes son expérience incroyable. Nous pensons par exemple, au
rituel musulman pratiqués lors des fêtes de circoncision, les
animaux sacrifiés pour l'occasion sont rentrés les uns dans les
autres et cuits tous ensemble : « Nul ne pourrait croire qu'une si grosse
masse de chair se pût cuire en rotissant, qui ne l'aurait vu. (...)
Dedans le boeuf ils mettent un mouton tout entier et dedans le ventre dudit
mouton une poule, et dedans le ventre de la poule un oeuf...
»251. La première phrase de Belon nous rappelle à
quel point la singularité apparait incroyable aux yeux du voyageur, et
plus encore du lecteur, qui n'a pas expérimenté directement les
faits relatés. Ce qui est singulier a quelque chose de si particulier,
qu'il est souvent irréductible à toute classification, mais pas
pour autant à l'énonciation. Ainsi, il apparait clairement, que
cette notion de singularité participe grandement à l'idée
d'infinie variété et diversité d'un monde, qui n'a de
cesse d'étonner, le voyageur et le lecteur, par sa
créativité, qui bien souvent dépasse l'imagination,
pourtant riche et féconde, de l'homme du XVIe siècle.
Dans ce cas, on retrouve un état d'esprit proche de la sage formule de
Michel de Montaigne :
« Il ne faut pas juger ce qui est possible et ce qui ne
l'est pas selon ce qui est croyable et incroyable à notre portée.
» 252.
N'oublions pas que, dans les mentalités du
XVIe siècle, cette diversité de la nature, si
manifeste en Orient, est un reflet de l'omnipotence du Créateur, dont
elle célèbre la sagesse et la créativité.
L'écrivain se fait donc la plume, qui célèbre les
merveilles de la Création divine, qui lui rend gloire à sa propre
manière : en se penchant de près sur ses oeuvres et en rapportant
les plus estimables & formidables d'entre elles à ses contemporains
lettrés.
250 Pierre Belon, ch 108,second livre, p.423.
251 Pierre Belon, Chap.61, premier livre, p.194.
252 Essais II, 12. Dans cette perspective, les
singularités ont cette vertu de nous ouvrir le champ des possibles,
d'étendre nos conceptions sur les êtres et le monde, et par
là même -le réel dépassant souvent l'imagination-
elles invitent voyageur et lecteur à reconnaitre les limites de son
savoir, de ses capacités à percevoir et à connaitre, face
à l'immensité du monde et la diversité de la
Création divine. Le voyage est une leçon d'humilité pour
le voyageur, qui doit bien reconnaitre qu'il ne connaissait qu'une infime
partie du monde avant son départ, de même qu'à son retour,
il peut concevoir l'ampleur des mystères qui restent à
découvrir....
86
Voici le portrait d'un animal fort étrange aux yeux
des hommes du XVIe siècle, qui se trouve être la
dernière illustration des Observations de Pierre Belon du
Mans.
Par ailleurs, c'est bien souvent le caractère
rare, si ce n'est unique, d'une chose, qui lui donne ce statut de
singularité ou de « chose mémorable », pour reprendre
l'expression présente dans le titre des Observations. Par
exemple, la terre scellée ou terra sigillata est estimée
précieuse pour sa rareté253 et ses vertus
thérapeutiques : « Cette terre est si singulière que les
ambassadeurs qui retournent de Turquie en apportent ordinairement pour en faire
présent aux grands seigneurs »254.
C'est comme si, paradoxalement, avec la singularité, le
voyageur découvrait à quel point la nature est
inclassable255, toujours étonnante, jamais totalement
prévisible : pour l'oeil éduqué et observateur, elle
présente toujours quelque chose de miraculeux. Pour illustrer cette
idée, citons les propos de Belon sur le cèdre du Liban :
« C'est un arbre qui est le seul entre tous autres
(excepté le sapin), qui porte sont fruit toujours élevé
vers le ciel. »256.
253 Elle n'est extraite qu'une fois par an à une date et
en un lieu biens précis.
254 P. Belon, Chap. 22, premier livre, p.109.
255 Cette remarque n'est pas totalement valable dans le cas de
Pierre Belon, qui justement ne limite pas son travail aux singularités.
Il cherche plutôt l'exhaustivité et ne va pas exclure une plante
ou un animal de ses descriptions sous prétextes qu'ils sont connus ou
communs. Comme le rappelle Alexandra Merle : « Belon refuse de se
contenter de décrire des objets singuliers, manifeste une constante
volonté d'identification et de classification des espèces et,
surtout exprime ses doutes vis-à-vis de l'invraisemblable.(...) il
cherche à relier les singularités entre elles, à leur
trouver une parenté ou des dissemblances, à les ordonner
enfin.» p.29 de l'Introduction aux Observations.
256 P. Belon, Second livre, chap.94, p.402. Relevons, la
poésie discrète de Belon, qui, derrière cette remarque
très sobre, dont l'objectivité est indéniable, offre au
lecteur un magnifique symbole d'une nature, qui semblent vouloir rejoindre son
Créateur, tel le fruit du Cèdre qui s'élance vers le
ciel.
87
La nature contredit sans cesse les règles
générales que l'homme serait tenté de lui attribuer, en
lui donnant à voir des exceptions, qui rappellent constamment
l'irréductible singularité de chaque être et
l'inépuisable créativité du Tout. Parfois, c'est le
caractère tout simplement unique au monde d'une espèce
végétale, poussant sur un territoire strictement
délimité, qui la fait entrer dans le livre de voyage ; en effet,
à propos du Mastic de l'île de Chio, Palerne affirme, comme pour
justifier sa mention, que cette plante « ne croist en autre part du monde
que là »257. En effet, la singularité a souvent
quelque chose de très local, elle est alors un élément
déterminant, si ce n'est constitutif, de l'identité d'un lieu, ce
dernier se définit donc en grande partie par ce qui lui est propre et ce
qui le distingue du « reste du monde », tout en lui conférant
souvent une réputation qui dépasse ses
frontières258. La réputation d'un lieu, et l'attention
toute particulière du voyageur à son égard, peut
être déterminée, outre par ses éléments
naturels, par les oeuvres culturelles qui peuvent s'y contempler. Par exemple,
certains vestiges archéologiques apparaissent mémorables aux
voyageurs, notamment les pyramides d'Égypte, qui, bien que connues par
la littérature, n'en étonnent pas moins les voyageurs, qui les
rencontrent directement. Belon affirme qu'elles dépassent grandement
tout ce qu'on a pu en écrire : « Véritablement, elles sont
plus admirables que ne les ont décrites les historiens
»259, de même, Palerne écrit à leur propos
: « trouvasmes ceste fabrique beaucoup plus admirable qu'on nous l'avoit
réputé. »260, ainsi, la connaissance au
préalable ne va pas toujours annuler l'effet produit par un objet,
à l'inverse, elle va même parfois exciter la curiosité du
voyageur et amplifier sa perception de l'objet. Par ailleurs, c'est, outre
l'immensité de l'oeuvre égyptienne, son caractère
incompréhensible, qui va lui donner le titre prestigieux de
singularité, si ce n'est, dans ce cas particulier, de « merveille
du monde ». En effet, les pyramides sont un véritable défi
lancé aux entendements des voyageurs, d'abord par leur conservation et
leur résistance, ensuite par leur construction, Palerne illustre cette
incompréhension, ou plutôt, ce mystère, qui entoure les
pyramides et qui explique, en grande partie, l'intérêt qu'elles
ont pu susciter au fil des siècles : « ...ne peut-on penser comm'on
les [pierre] pouvoit monter et si bien joindre, qu'à peine y pourroit-on
mettre la poincte d'un cousteau »261. Pourtant, avec ce cas des
monuments du passé, nous apercevons déjà le grand paradoxe
de ces singularités : si à l'origine elles sortent de
l'ordinaire, elles peuvent rapidement devenir des clichés, des points
inévitables à évoquer et se transformer ainsi en «
lieux communs », au sens où les pyramides, par exemple, deviennent
un passage obligé, attendu
257 Ch. XCIII, p.229.
258 Ici, la notion de singularité devient centrale dans
la constitution d'une géographie mentale des espaces. Les lieux existent
et sont retenus par les voyageurs -et au second degré, par les
lecteurs-, car ils ont quelque chose de propre et d'étonnant.
259 Ch.42, second livre, p.312.
260 J. Palerne, ch.XXXVI, p.131.
261 Ch.XXXVI, p.134.
88
par le lecteur, tout autant qu'un motif littéraire, qui
risque, à terme, d'être plus inspiré de la
représentation écrite et déjà lue que de
l'expérience réelle.
Par ailleurs, un autre domaine, qui fascine les
Européens, est celui des moeurs amoureuses ottomanes. Aux yeux d'un
Occidental comme Jean Palerne, elles sont étonnement singulières.
Il affirme, par exemple : « n'étant (...) la peine
d'adultère que de cent coups de baston », nous soulignons
ces deux petits mots, qui en disent beaucoup sur la différence avec les
conceptions occidentales de l'époque, de même, il admire la
capacité d'entente des concubines d'un même mari, qui «
s'accordent cent fois mieux ensemble avec leur mary, que ne fera icy une seule
femme. ». Ainsi, le voyage en Orient éveille la réflexion du
voyageur sur les moeurs sociales de son pays d'origine, comme dans ce passage,
où Palerne critique, ouvertement et avec humour, les querelles de
couples en Occident, l'Ottoman est alors une sorte de miroir, qui permet au
voyageur une mise à distance, puis une critique, ici explicite, de sa
propre culture. Notons, au passage, que le caractère
généralement merveilleux et attrayant de l'Orient aux yeux des
voyageurs n'est pas sans rapport avec ces conceptions de l'amour
différentes, qui s'y laissent entrevoir.
Pour finir, nous pouvons donc affirmer que la
singularité est très « culturelle », au sens où
elle se définit en négatif par rapport à ce qui est connu
ou habituel aux yeux du voyageur, elle sort de l'ordinaire et de la norme : de
ce fait, elle nous renseigne sur ce qui frappe le voyageur français du
XVIe siècle. En effet, la singularité n'est pas
neutre, d'autant plus fortement lorsqu'elle est en rapports avec les
phénomènes « culturels » (autrement dit, lorsqu'elle
traite des moeurs ou des croyances des peuples rencontrés), elle devient
révélatrice des présupposés mentaux et culturels de
l'auteur lui-même. En effet, les singularités s'accompagnent
souvent d'un jugement -tacite ou non-sur les peuples ou les cultures, qui les
donne à voir. Elles révèlent bien souvent les
difficultés du voyageur à se mirer en l'autre : la
singularité renvoie le voyageur à lui même, par un
processus réflexif, que nous nous proposons d'analyser plus en
détail à présent ...
89
Illustration extraite des Observations de P.
Belon.
90
III. Le miroir des récits de voyage :
reflets d'Orients et projections d'Occident.
Étudions, plus précisément, la
représentation de l'Orient, que donnent les récits des voyageurs
français. Cette représentation est double dans ses objets, elle
concerne, d'un côté la nature (au sens large : animaux,
végétaux, cadres et environnements géographiques, etc.),
de l'autre les hommes & leurs sociétés, les habitants du
Levant et leurs cultures respectives. Voici donc, les principaux pôles
d'intérêts de l'écriture viatique, dans les deux cas,
voyageur & lecteur se retrouvent face à la diversité
(d'espèces et de variétés, comme de nations et de
cultures) et face à l'altérité (caractère
inconnu et inhabituel des réalités rencontrées). Nous
verrons que ces deux pôles ne sont pas réellement
séparés, ils s'entremêlent à plusieurs
occasions262. Par ailleurs, que ce soit dans la
représentation des hommes ou dans celle de la nature, on retrouve un
même rapport équivoque, un même discours ambigu du voyageur.
En effet, comme nous l'avons montré en première partie de ce
travail, la nature peut être dangereuse et pleine d'embuches pour le
voyageur, nous verrons à présent qu'elle est également
pleine de merveilles et peut, au contraire, apparaitre sous un jour très
idyllique. De même, les hommes qui vivent sur le territoire ottoman, et
tout particulièrement les Turcs, sont représentés avec une
ambigüité et une duplicité similaire : ils vont tantôt
devenir un modèle digne d'admiration, tantôt faire peur et
provoquer la répulsion chez le voyageur. Dans la représentation
des merveilles de la Création, comme dans celle des
sociétés étrangères, l'analyse des discours nous
amène à retrouver la même fascination : ce
même mélange antithétique d'attraction et de
répulsion.
Il serait, en effet, réducteur et absurde de croire que
les voyageurs ne donnent qu'une seule image de l'Orient, qu'un seul discours
univoque. Au contraire, leurs points de vue sur l'Empire ottoman sont divers,
ils impliquent autant de lectures de l'altérité orientale,
l'Orient ottoman se présente, à la lecture des récits de
voyage, comme une sorte de mosaïque, dont la diversité est
difficilement épuisable. Dans le même temps, cette
pluralité de perspectives sur l'Orient nous révèle
différents aspects de la personnalité de nos voyageurs. En effet,
dans leurs textes, ceux-ci prennent parfois plus le point de vue du «
Chrétien », notamment lorsqu'il évoque la doctrine
musulmane, d'autres fois, ils regarderont plutôt avec des yeux d'«
occidentaux », notamment quand ils découvrent des moeurs
différentes des leurs, à certains moments les voyageurs
français laissent plutôt voir leur côté «
humaniste » ou savant263, par exemple lorsqu'ils
s'intéressent aux monuments,
262 Notamment pour ce qui est des « singularités
», que nous venons d'étudier, qui, en effet, peuvent être,
tant naturelles que culturelles.
263 Comme nous allons le voir, le savant lui même
devient tour à tour archéologue, botaniste, ethnographe,
91
aux traces du passé, ou à des objets naturels.
Ainsi, tout autant qu'ils présentent la diversité de l'Orient et
sa complexité, les récits de voyages témoignent de la
variété des points de vue, qui peuvent coexister au sein d'un
même homme et qui se révèlent d'autant plus, quand ce
dernier est en situation de voyage ou de narration de son expérience.
Entre admiration et condamnation, entre attraction et
répulsion, les terres ottomanes sont décidément sous le
signe de l'ambigüité, nous montrerons que le discours sur l'Orient
ne peut être univoque, il oblige le voyageur à faire preuve de
nuance dans son écriture, de même qu'il offre au lecteur une
perception assez subtile de l'altérité ottomane et des terres de
l'Orient méditerranéen. Cette représentation de l'autre et
du monde oriental n'est jamais totalement « objective »,
malgré l'importance de la « mimesis » et le primat de
l'observation, malgré ce souci de rapporter des descriptions et
informations authentiques (sur lequel nous avons insisté dans la partie
précédente), l'homme, qui voyage & qui écrit ses
expériences, projette dans son discours une part de lui-même.
Comme l'écrit très justement E. Borroméo : « Certes,
les relations de voyage informent plus sur la société d'origine
et la mentalité des voyageurs-écrivains, que sur le pays
visité... »264 , nous nous proposons donc, dans cette
partie, d'étudier les récits de voyageurs français sous
cet angle d'approche réflexif. La représentation et la
définition de l'autre est toujours, de quelque manière, porteuse
de révélations à propos de celui qui l'énonce. Par
exemple, Belon, observant les cérémonies de Chrétiens
d'Orient, écrit : « Ce n'est point leur coutume de s'assoir
étant à la messe durant le service »265, cette
remarque simple illustre bien l'effet de miroir à l'oeuvre dans le
récit de voyage, en effet, cette phrase exprime tacitement le fait qu'en
Occident, il est de coutume de s'assoir durant la messe. Certes, cette
information n'a rien de capitale, mais nous avons cité cet exemple, car
sur ce même schéma réflexif -que nous nommerons «
miroir en négatif »266- les récits de voyages
foisonnent d'informations tacites sur la société occidentale et
sur les mentalités d'un voyageur du milieu du XVIe
siècle. En effet, l'analyse de ses représentations de l'autre et
de ses discours sur les territoires d'Orient va permettre de faire ressortir
assez nettement les craintes, les intérêts, les
préjugés, mais aussi, la culture et les références
des voyageurs, les problèmes qui les préoccupent et «
l'actualité » européenne - tous ces éléments
seront perceptibles dans les textes de manière plus ou
zoologue, historien ou encore géographe, selon les
objets qu'il évoque ; un peu à l'image d'un
caméléon, le voyageur s'adapte et se transforme, le discours
change de « couleurs », qui sont autant de perspectives
différentes sur un même monde ou un même lieu.
264 Elisabetta Borroméo, Voyageurs occidentaux dans
l'Empire ottoman (1600-1644), Maisonneuve & Larose, 2007.
265 À propos des caloyers maronites de Tor (rives de la
Mer Rouge), Pierre Belon, chap.67, second livre, p.350.
266 « Miroir » pour mettre en avant le
caractère réflexif de cette rencontre de l'altérité
et la forte projection de l'écrivain dans ses discours sur ce qui lui
est étranger ; « négatif » pour insister sur
l'idée que les révélations sur le monde et les
mentalités des voyageurs ne sont pas tant dans ce qui est exprimé
positivement, que dans ce qui est tacitement sous-entendu, ce qui est omis, car
allant de soi, pour l'écrivain-voyageur et son lecteur.
92
moins explicite, en filigrane ou en allusions directes. En
effet, à l'ambigüité de la perception de cette
altérité, à la duplicité de la
représentation, s'ajoute toujours, à un moment ou un autre, cette
révélation de soi, particulièrement riche en informations
sur les mentalités et les préoccupations du second
XVIe siècle.
A. Un Orient « merveilleux » : entre
diversité naturelle et
renommée culturelle.
1. Diversité rencontrée par le voyageur &
variété de contenus pour le lecteur : de la dimension «
encyclopédique » des récits de voyage.
Le récit par sa forme, tout autant que par son contenu,
est très varié. Il y a donc une sorte d'adéquation entre
un texte polymorphe, au sens où il convoque différentes
disciplines du savoir (Histoire, géographie, botanique, zoologie,
ethnographie, etc.), et ses objets d'étude tout aussi variés (les
espaces, les hommes et leurs cultures, les plantes, les animaux, les pierres,
les vestiges du passé etc.). C'est comme si à l'infinie
variété du monde oriental correspondait la plasticité d'un
discours qui vise à en rendre compte.
Selon les auteurs, les intérêts seront plus ou
moins larges, nous pouvons observer les préférences de chacun, en
fonction des domaines auxquels ils consacrent de plus ou moins longues parties
de leurs récits. Leurs formations, tout autant que leurs aptitudes ou
leurs qualifications, ressortent bien entendus de leurs récits, comme
nous l'avons déjà vu, Nicolay s'intéresse plus à
l'apparence des hommes, à l'organisation de la société
ottomane et à l'Histoire, à l'analyse topographique et la
géographie des lieux visités, dans des perspectives militaires et
politiques ; alors qu'un récit comme celui de Belon est fortement
marqué par des préoccupations « naturalistes », au sens
où il consacre de nombreuses pages à décrire des animaux
et des plantes267. Mais le récit de ce dernier ne perd pas
pour autant cette dimension « encyclopédique », qui fait en
grande partie le charme et l'intérêt des récits de voyages.
En effet, outre la faune & la flore, Pierre Belon décrit à de
nombreuses reprises des savoirs-faire traditionnels, des techniques
spécifiques268, il aime
267 Remarquons d'ailleurs, que l'intérêt de P.
Belon pour les objets naturels est assez vaste pour que celui-ci aille
jusqu'à s'intéresser aux plus petits des êtres, les
insectes, par exemple la « tarentule » ou « phalangion » :
« qui sont petites bêtes venimeuses, quelque peu plus grande qu'une
araignée... » dont il trace un portrait complet, jusqu'à
nous décrire, de manière étonnement précise, leur
mode de vie (chap.12 du Premier livre, p.88-89).
268 Relevons quelques chapitres exemplaires, quant à
l'observation des savoirs-faire locaux et des techniques particulières:
« Comment les Crètes font le ladanon » chap.7 du
Premier livre (p.76) ; « ...la manière comment les
métallaires raffinent l'or.. » chap. 51, Premier livre (p.162)
; « De la manière de pêcher la nuit au feu, avec le
trident, et de plusieurs autres du Propontide » chap.75, id.(p.213) ;
« Des orfèvres de Turquie » chap.114 du Second livre
(p.435) ; « La manière de garder la neige & la glace tout
l'été, comme font les Turcs » chap.23, Tiers livre,
(p.483) ; etc.
93
contempler et rendre compte de l'infinie
ingéniosité, que déploient les hommes pour survivre,
jusque dans les espaces les moins cléments à leur
implantation269. De même, il ose se pencher sur les travaux et
modes de vie des hommes de « basse condition », il ne dédaigne
pas les plus humbles, bien au contraire, il leur fait une place dans son
récit à chaque fois que l'occasion s'en présente : le
texte de Belon donne un large aperçu de la diversité des
conditions humaines, des métiers et fonctions sociales des hommes, qui
peuvent se rencontrer dans l'Empire ottoman270. Cet
intérêt pour les arts et métiers de Turquie et d'Orient est
très prononcé chez Pierre Belon, il l'est beaucoup moins chez un
noble comme Nicolay, qui est plus naturellement - « culturellement »
devrions nous dire pour être plus rigoureux- repoussé par
certaines taches interprétées comme ignobles (au sens de «
non noble »), moins sensible et attentif à ses travaux «
méchaniques »271. Mais un voyageur comme Belon est
conforté dans son attitude et ses positions par des conceptions
proprement ottomanes, en effet, on apprend que les Turcs n'ont pas la
même répulsion pour le travail manuel et artisanal, au contraire
ils accordent au travail produit d'un savoir-faire une grande dignité,
pour preuve, les sultans eux-mêmes, fidèles à la tradition,
exercent toujours quelque « art méchanique », comme le
rappelle Palerne parlant du Sultan : « Il exerce encore un art
méchanique comme tous ses prédecesseurs, car son père
faisait des croissans, ou demy-Lunes (...) Cestuy cy faict des flesches : par
ce qu'ils disent, que celui qui ne travaille point, n'est pas digne de vivre,
s'accordant à ce que dict Sainct Paul... »272. Retenons
finalement, qu'un récit de voyage comme celui de Belon comporte une
dimension fortement « ethnographique », au sens où il ne
s'intéresse pas uniquement aux grands-faits historiques, aux hommes
illustres ou puissants et aux monuments prestigieux, il plonge parfois son
lecteur au plus près de la vie quotidienne des habitants des territoires
qu'il traverse273.
269 Belon offre un exemple de cette adaptation des hommes
à des conditions naturelles difficiles, au chapitre 100 intitulé
« Des plaines de Cilicie & des citernes encavées en terre qui
se remplissent d'eau de pluie. », lorsqu'il écrit : « Les
habitants de la Cilicie curieux de leur vie ont bien su trouver invention de
garder l'eau de la pluie pour leur usage, et abreuver leur bestial, car ils ont
fait des citernes dedans le roc dessous la terre... » p.409. Comprenons
bien que le passage du naturel au culturel est assez aisé dans les
récits de voyage, car les différents métiers et
savoirs-faire sont très souvent fondés sur une transformation
d'éléments naturels ; le glissement est encore plus
fréquent pour ce qui est de l'agriculture, dont l'évocation
suivra naturellement celle des plantes et des ressources d'un lieu
donné.
270 Quelques titres de chapitres assez explicites illustrerons
cette idée : « Des selliers & cordonniers de Turquie »
(ch.45 du Tiers livre) ; « Des maréchaux de Turquie » (ch.46,
idem) ; « Des bouchers de Turquie » (ch.47 idem.) ; « Des
orfèvres de Turquie » (ch.114 du Second livre) ; etc.
271 Cette idée peut tout de même être
nuancée, car dans quelques passages Nicolay traite, lui aussi, de
techniques particulières, de manière certes assez rapide, par
exemple au chap.VI du Second livre des Navigations &
Pérégrinations, il explique une technique
particulière : « La manière de tirer et cueillir le mastic
est telle : venant les mois de juillet et août, ces villageois avec un
ferrement pointu piquent et incisent les écorces des arbres, etc. »
(p. 107).
272 Jean Palerne, chap.CXI, p.273.
273 Cet intérêt pour les plus humbles et pour les
aspects très techniques et matériels des cultures est très
peu présent dans le récit de Nicolay, alors que dans celui de
Palerne il s'y perçoit plus franchement, mais à un degré
tout de même moindre que dans le récit de Belon. Ce dernier va
jusqu'à nous décrire comment le beurre est gardé dans les
estomacs des animaux par les paysans de Cilicie (chap.108 du Second livre,
p.425), ce n'est qu'un exemple parmi des dizaines d'autres, qui montre bien
à quel point Pierre Belon peut amener son lecteur au plus près
des
94
Par exemple, Belon nous présente à maintes
reprises la manière dont procèdent certains artisans ou
villageois274, le récit de voyage peut alors participer
à des « transferts technologiques », au sens où les
savoir-faire orientaux (souvent préservés depuis
l'Antiquité) pourront servir de modèles aux Européens,
leurs donner des idées et des alternatives.
On ne peut s'empêcher de rapprocher cette
démarche, aux dimensions universelles, quant à ses objets
d'études, de l'esprit encyclopédique des « Lumières
» du XVIIIe siècle, nous retrouverons, en effet, dans
l'Encyclopédie, ce même mélange des savoirs
techniques et théoriques, ce même intérêt pour des
disciplines et des sujets variés. Sans exagérer ce rapprochement,
ou tomber dans une interprétation téléologique, qui
voudrait faire d'un récit de voyage, comme celui de Belon, un
prélude à la démarche des lettrés du
XVIIIe siècle, nous jugeons la notion d'«
encyclopédisme »275 assez adaptée, pour rendre compte du
contenu de certains récits de voyage et de l'attitude de certains
écrivains-voyageurs, notamment Pierre Belon du Mans, dont le projet
littéraire global est d'« embrasser la création toute
entière »276. Ce qui pourrait tout de même limiter
l'usage de ce terme d'« encyclopédisme » dans le cadre de ce
travail, c'est le caractère non totalement systématique des
observations relevées, et surtout leur organisation, qui, loin
d'être alphabétique ou thématique277, est au
contraire beaucoup plus spatiale, au sens où c'est le lieu ou la
région, qui fonde l'unité de la diversité observée
et rapportée. Il est manifeste, que le récit de voyage en Orient
est très varié dans ce qu'il évoque et représente,
mais ne pensons pas pour autant que le texte devient, de ce fait, une
juxtaposition artificielle et sans unité d'éléments
disparates, bien au contraire, du fait de la multiplicité de ces angles
d'approches sur les terres visitées, le récit de voyage livre une
image assez complète et vivante des espaces de l'Empire ottoman. De
plus, cette méthode d'écriture tend à
savoirs-faire locaux et traditionnels. Ce dernier ne
préjuge pas de l'indignité de tel ou tel sujet ou objet, mais
exerce au contraire, sa curiosité et ses talents d'observateurs sur de
nombreuses choses et sur les thèmes les plus variés.
274 Par exemple au chapitre 100 du Second livre (p.410), il
décrit la manière dont les campagnards de Cilicie font cuire leur
pain, il rappelle au passage qu'ils le font « à la manière
qu'usaient anciennement les soldats romains » .
275 Pour justifier l'utilisation de ce terme dans le cadre de
ce travail, on peut également rappeler, que l'une des premières
occurrences européennes du mot « encyclopédie » en
langue vernaculaire se trouve dans le Pantagruel de François
Rabelais (1532).
276 Cette idée est rappelée dans l'Introduction
à l'Histoire de la nature des oyseaux, P. Belon, 1555,
édition de Philippe Glardon, Droz, 1997. Nous reproduisons ici un
passage particulièrement intéressant pour l'historien qui cherche
à comprendre les rapports entre la vision de la nature et sa
représentation littéraire au XVIe siècle :« Pour le
naturaliste du XVIe siècle, la comparaison possède une fonction
ontologique, en tant qu'opération qui cherche à reconstituer la
structure du réel. Elle est la trace matérielle, au niveau du
langage, des liens qui unissent les êtres. Le jeu des comparaisons, en
superposant les indices prospectifs et rétrospectifs, reproduit
véritablement la cohérence du monde. On dirait dans le jargon
linguistique, que la nature est dépositaire d'un métalangage
d'origine divine, que le naturaliste du XVI e siècle
tente de déchiffrer... » VII. « Nature du discours et
écriture de la nature » p.LXIV-LXV.
277 Du moins dans le livre des Observations, qui fait
figure d'exception dans l'oeuvre de Belon, car il organisera ses autres
ouvrages de manière thématique (voir à ce sujet la seconde
partie de ce travail).
95
montrer l'unité de la vie dans un lieu278,
elle met en avant les relations et les connexions entre différents
éléments d'une région ou d'une ville. Ainsi, dans les
Observations de Pierre Belon, les hommes et la nature apparaissent
très liés, à tel point que la distinction, que nous
percevons aujourd'hui comme assez habituelle, entre nature et culture, ou entre
les hommes et leurs environnements, n'est pas très pertinente pour
rendre compte de la vision d'un voyageur savant du XVIe
siècle. Ce qui ressort du récit, c'est bien plutôt une
sorte d'osmose entre les sociétés et leurs territoires,
la « nature » y est souvent perçue à travers les liens
utilitaires et symboliques, qui la rattachent aux sociétés
humaines. Les plantes sont très souvent évoquées en
rapport avec les usages qu'en font les habitants, de même, les autres
ressources naturelles sont toujours replacées dans leurs rapports avec
les hommes (que ceux-ci soit de nature alimentaire, médical, commercial,
artisanal, etc.). Par exemple, la « Seline », une herbe de Chypre,
est présentée pour son utilisation alimentaire par Jean
Palerne279, qui explique comment les habitants la prépare et
la mange. De la même manière, le récit de Belon est
particulièrement attentif à ces pratiques alimentaires et
médicales proprement orientales280, citons un bref extrait
pour illustrer cette dimension très ethnographique des récits de
voyage, qui amènent le lecteur au plus proche du vécu des
habitants orientaux : « La façon de faire leur cuisine est moult
différente à la nôtre, car quand la chaire est cuite, ils
la tirent hors du pot et puis mettent dedans ce de quoi ils veulent
épaissir le bouillon, etc. »281.
Mais ces rapports entre les hommes et la nature ne sont pas
qu'utilitaires, une plante peut être investie d'une valeur symbolique,
dans ce cas l'écrivain-voyageur explique ou rappelle au lecteur
l'interprétation culturelle de celle-ci. Nous en trouvons l'exemple-type
avec le chapitre LXXIV de Palerne intitulé « Raisons pour
lesquelles la croix de nostre Seigneur fut faicte de diverses sortes de bois.
»282, à chaque espèce d'arbre est associée
une vertu ou une idée, par exemple, « l'olivier » symbolise
« la grande miséricorde, qui a esté en Jésus Christ
», de même, « le haut Cèdre » signifie « la
haute contemplation », nous avons à faire ici aux projections d'une
culture chrétienne, mais dans d'autres passages, les auteurs
évoquent également des plantes associées à des
mythes ou des divinités de la culture gréco-latine. Les liens que
les hommes tissent avec la nature sont à la fois techniques et culturels
; la dépendance de l'homme aux éléments, tout autant que
la
278 Lieux qui deviennent, au sens propre, autant de
micro-« cosmos », avec leurs propres équilibres et
organisations.
279 Chap.LXXXVIII, p.218.
280 Pour preuve de l'importance de cette dimension dans
les Observations, nous renvoyons bien sûr le lecteur au texte
lui même, mais également à l'index thématique,
réalisé par Alexandra Merle dans son édition du voyage de
Belon. En effet, on y trouve de très nombreuses occurrences sous la
catégorie « Nourriture & cuisine » (avec plus
particulièrement « Nourriture des Turcs », «
Manière de manger ») de même pour « Manière de
boire... ».
281 Chap.59, Premier livre, p.192.
282 Chap.LXXIV, p.196-197.
96
sacralisation de ceux-ci, sont illustrés de
manière exemplaire avec le phénomène cyclique de la crue
du Nil, auquel Palerne a la chance d'assister, lorsqu'il se trouve en
Égypte. Après avoir exposé le système de
prévision des crues, Jean Palerne décrit la dimension culturelle
et collective, que peut prendre la célébration d'une inondation
favorable à l'agriculture et donc prometteuse d'abondance & d'avenir
pour la population égyptienne :
« Et lors qu'il n'a que sa hauteur ordinaire et
accoustumée, les habitans solennisent une feste de trois sepmaines, ou
un moys durant en signe de resjouyssace de l'abondance, que leur augure le Nil.
Chacune famille équippant une barque bien tapissée, & garnie
de toutes sortes de fleurs, vivres, confitures, & divers instruments
à la Moresque, avec un signe de joye si grande, qu'il semble, que la
ville doyve fondre (...) L'eau duquel vient aprez à commencer à
s'estendre à tous les autres cannaux au dessoubs du Caire, &
arrouser le pays : là dessus ils ne cessent jour & nuict de se
promener par la ville dans leurs barques avec tambours, trompettes, &
clairons... »283
Par ailleurs, cette unité profonde de la nature et de
la culture est perceptible dans certains passages, qui présentent
clairement l'idée d'une interpénétration des oeuvres de
l'Homme et de celles de Dieu. Pierre Belon en offre un exemple éloquent,
lorsqu'il évoque la plaine où se serait déroulé le
combat d'Alexandre et Darius :
« Quand nous eûmes passé la rivière
nous entrâmes en cette grande plaine en laquelle on dit qu'Alexandre et
Darius combattirent. Il y croit un arbrisseau que je n'avais onc vu ailleurs,
qui est moult semblable au myrte. (...) Passâmes par-dessus une arche
moult antique, laquelle les auteurs ont nommée Portae Ciliciae,
faite de brique et de fort ciment, qui est plus dur que pierre de taille.
Regardant ça et là l'on voit la campagne comme un
amphithéâtre, car les hauts monts l'entournent en façon de
demi-lune pour recevoir la mer dudit siné Issicus. »284
Nous avons gardé le début de ce passage, car il
illustre bien avec quelle facilité le récit passe d'un domaine
à un autre (dans ce cas précis, de l'Histoire à la
botanique, pour de nouveau revenir à l'Histoire dans sa forme plus
concrète du monument). Mais c'est surtout cette dernière phrase
(que nous soulignons), qui nous a paru digne d'illustrer l'idée
précédente, car dans cette formule, de manière assez belle
et poétique285, l'auteur fait se rejoindre la nature et
l'architecture. Prenons un autre exemple, qui illustre ces rapprochements entre
des éléments, qui pourraient nous apparaitre distincts,
par lesquels les auteurs tendent à donner une image unifiée de la
Création : « Les chèvres de ce pays portent laine si
déliée qu'on la jugerait être plus fine que soie : aussi
surpasse t-elle la neige en blancheur. »286.
Comprenons bien qu'au XVIe siècle, la comparaison n'est pas
un simple
283 Jean Palerne, ch.XVII, pp.97-98.
284 Pierre Belon, Second livre des Observations, chap.
107, p.422.
285 Remarquons que Pierre Belon, malgré son discours
délibérément rédigé sans fioritures
rhétoriques, ni artifices littéraires (intentions qu'il explicite
dans sa Préface), donne quelques fois à lire d'autres
belles formules de ce type, où la peinture du monde, qui se veut
réaliste, frise avec l'art poétique, pour le plus grand plaisir
du lecteur et sans trahir son souci de fidélité à ce qui
est observé. Nous résistons pas au désir de partager
certains de ces passages, par exemple, la comparaison suivante, qui tout en
étant vraie et didactique du point de vu géographique, prend une
dimension poétique, qui la rend encore plus significative : «
...tout ainsi que le Mont Athos fait ombre à Lemnos quand le soleil se
va coucher, tout ainsi le Mont-Sinaï fait au Mont-Oreb quand le soleil se
lève. » Second livre des Observations, chap.64, p.343.
286 Pierre Belon, Second livre des Observations, chap.
112, p.433.
97
procédé littéraire, elle n'a pas pour
fonction unique de rendre compte de l'inconnu par le connu, l'analogie
révèle les profondes affinités qui unissent les
êtres, elle a une valeur ontologique287. N'oublions pas qu'au
XVIe siècle, la description de la nature, ou pour être
plus rigoureux dans les termes de la « Création », participe
toujours, dans une certaine mesure, de la glorification du
Créateur288. Pour appuyer cette idée, nous pouvons
citer Belon, dans un autre de ces ouvrages consacré aux
oiseaux289, où il célèbre la contemplation des
« haults faicts de l'Eternel (...) sachant que c'est le principal devoir
de l'homme de louer ces faicts avec grande admiration et de louer l'excellence
de ses oeuvres, de manifier les choses (...) lesquelles la providence de ce
grand architecte a voulu estre faictes à l'utilité de la vie
humaine et des autres animaux. »290. Et si un homme savant,
comme Belon, veut louer le Créateur par son texte, en rendant compte de
ses créations si diverses et magnifiques, il va également essayer
de lire dans ce grand livre de la nature (Liber Mundi), tenter d'en
déchiffrer les signes (présents de toutes parts), et s'efforcer
de mettre en lumière les rapports entre les choses et les êtres,
qui sont conçus comme faisant partie d'un même Tout291.
L'eruditio, qui s'intéresse aux mots, et la divinatio,
qui s'intéresse aux choses, sont indissociables, la nature est
conçue comme un réservoir de signes qu'il faut déchiffrer.
Certaines marques, laissées par le Créateur, sont assez
manifestes, pensons, par exemple, à la melle Adamo,
évoquée par Jean Palerne, lors de son passage à
Tripoly : « Ils ont un certain fruict, qui ressemble par dehors à
l'orange, & le dedans au citron, avec le mesme goust. Les Italiens
l'appellent melle Adamo : voulant dire, que c'est du fruit, quoy que
ce soit, semblable à celuy, que mangea Adam, lequel on ne saurait couper
sans y trouver une croix tracée dedans... »292.
Ce bref exemple illustre bien, à la fois la dimension culturelle que
prend la nature, le rapport étroit entre une chose et sa
dénomination, ainsi que l'importance accordée à la lecture
des signes présents dans la nature. Citons un autre exemple, qui montre
l'unité de la Création dans la perception d'un voyageur du milieu
XVIe siècle, Pierre Belon, à propos des cornes de
bouquetin de Crête, affirme : « Elles ont autant de raies
287 Voir à ce propos M. Foucault, Les mots et les
choses, Gallimard, 1966, plus particulièrement le chapitre II.
La prose du monde, voir également l'Introduction
à l'édition fac-similé de l'Histoire de la Nature
des Oyseaux de Pierre Belon du Mans.
288 Lire à ce propos l'article de Danièle
Duport, « La variété botanique dans les récits de
voyage au XVIe siècle : une glorification du créateur »
dans la Revue d'Histoire Littéraire de la France, Vol.
101, 2001/2 (Presses Universitaires de France).
289 Pierre Belon, Histoire de la nature des oyseaux,
Préface de l'auteur.
290 Pierre Belon, Histoire de la nature des oyseaux,
p.2-3, ce débat sur la légitimité de l'homme savant et
contemplatif est très intense au XVIe siècle, ainsi Pierre Belon
se doit de justifier son étude « des faicts de la nature ».
291 Comme le résume cette formule de l'Introduction
de Philippe Glardon à l'Histoire de la nature des oyseaux
: « Signe de la puissance divine, l'ordre supérieur,
dissimulé dans la multiplicité foisonnante des apparences, reste
toutefois accessible à l'homme de la Renaissance, animé de la
conviction que le savoir est rédempteur. » (édition
contemporaine, Droz, Genève, 1997.)
292 J. Palerne, chap.LXXX, p.204.
98
par le travers comme les boucs ou chèvres ont
d'années. »293. Cette remarque ne peut manquer de faire
penser les lecteurs aux arbres, dont les troncs indiquent avec la même
régularité leurs âges, c'est comme si le
végétal se retrouvait chez l'animal : les deux règnes
s'interpénètrent et participent d'un même Tout. De
même, à certain moment, les animaux décrits par Belon ont
des attitudes étonnantes, qui les rapprochent de celles des hommes, par
exemple, nous apprenons, que le bouquetin de Crète sait se guérir
lui-même en cas de blessure :
« Le mâle trouvant la femelle en son chemin
s'arrête, et lors le paysan lui tire son arc. Et si
d'aventure le bouquetin n'est guère navré, ou
que le fer lui soit demeuré au corps, il est maitre à se
médeciner, car il va trouver du dictamnum, qui est une
herbe attachée aux rochers de Crète, laquelle il broute, et
par tel moyen se guérit bientôt. »294
Pareils aux hommes, les animaux savent trouver dans la nature
leurs remèdes, c'est dire à quel point l'intelligence est
présente à tous les degrés de la Création.
Par ailleurs, la nature est souvent présentée
comme prévoyante, à propos d'une espèce de caille, Pierre
Belon écrit : « ...ayant ce défaut en lui de ne voler
guère bien, en récompense nature l'a fait courir
légèrement ». Ce n'est qu'un exemple parmi de nombreux
autres, qui tend à montrer à quel point le Créateur a bien
fait les choses et à assurer la vie de chaque être, tout autant
que l'harmonie de l'Univers entier. Cette idée d'harmonie à
l'oeuvre dans la nature est redondante, et un naturaliste comme Belon fait
souvent des remarques, qui soulignent cette ordonnance équilibrée
des choses et des êtres. En effet, proche de ce que nous appellerions
aujourd'hui « l'équilibre de la biosphère », il observe
à quel point les environnements vivants s'autorégulent, c'est
alors l'occasion pour l'auteur d'admirer la grande prévoyance à
l'oeuvre dans la Création, par exemple, il remarque :
« ...au pays d'Égypte, et Belba, nous
trouvâmes des campagnes en friche où il y a si grande
quantité de rats et mulots, que si n'était
que nature y envoie moult grande quantité d'oiseaux
(...) pour les détruire, je crois que les
habitants ne pourraient semer aucun grain qui ne fût mangé. »
295
Dans un esprit assez encyclopédique, un voyageur comme
Pierre Belon a pour projet de rendre compte aux lecteurs, avec le plus
d'exhaustivité et de fidélité possibles, de la vie
lointaine. Sa plume doit donc décrire à la fois la
diversité (qui culminent dans les singularités) et l'unité
de la Création : son verbe doit chercher à se rapprocher de celui
du Créateur. C'est pour cela, qu'il insiste sur les interactions entre
les êtres vivants, qu'il replace dans leurs milieux d'origines, qu'il
enracine sur les territoires évoqués. Aucun élément
présenté n'est isolé du tout, il fait partie d'un
cosmos, d'un tout « ordonné », ou, pour être
encore plus précis, d'un tout « organisé ».
293 P. Belon, Premier livre des Observations, chap.13,
p.89.
294 Idem, p.90.
295 P.Belon, Second livre, chap.78, p.369.
99
Quel endroit mieux qu'une île peut donner cette
impression d'unité et de microcosme complexe ? L'île est, en
effet, le lieu parfait pour illustrer cette diversité et cette
unité de la faune et de la flore. Ces entités
géographiques clairement délimitées (par l'eau) sont
très appréciables pour l'écrivain-voyageur, elles
permettent une certaine cohérence dans l'écriture, l'aspiration
de l'écrivain au portrait complet, ou du moins, le plus exhaustif
possible, parait, dans le cas d'une île, moins démesurée et
plus facilement réalisable, que pour une région ou un pays
entier296. En effet, le voyageur, lorsqu'il aura à faire
à une île de petite taille, lui consacrera un seul chapitre
(l'unité territoriale de l'île étant alors comme
imitée dans le récit par l'unité du chapitre), pour les
îles plus importantes, l'auteur se permettra d'étendre ses
descriptions sur plusieurs chapitres, qui insisteront sur autant d'aspects
clés, de points de vues spécifiques, sur un même territoire
circonscrit par les eaux. Prenons l'exemple de la description de l'île de
Crète, qui offre au lecteur de Pierre Belon un portrait riche et vivant
d'un « écosystème » florissant à la «
biodiversité » immense et étonnante (pour employer deux
termes contemporains)297. À la lecture de ces chapitres, on
ne peut s'empêcher de trouver quelque chose de paradisiaque au lieu
évoqué par Belon, celui-ci insiste sur l'harmonie et l'abondance
naturelles des lieux ; cette dimension édénique de l'île de
Crète est amplifiée à deux reprises, d'abord, lorsque
Belon précise : « Les loups ne vivent point en l'île de
Crète, parquoi ose sûrement laisser tous leurs animaux aux champs
paître la nuit sans en avoir crainte... »298 et plus
encore, ensuite, lorsqu'il informe son lecteur, qu'il n'y a point de serpent
venimeux sur l'île de Crète 299. Un lieu si accueillant et
fécond n'est-il pas à rapprocher de ces terres du
premier-âge, où les hommes vivaient en paix entre eux et en
harmonie avec la nature, n'y a t-il pas, dès le début du
récit de Pierre Belon, avec la description de ce territoire insulaire,
une vision rappelant de quelque manière l'Éden ?
296 À cet égard, la ville serait
également une entité géographique très
appréciable pour le voyageur qui se fait écrivain : les villes
sont un peu l'équivalent sur terre de ce que les îles sont sur la
mer. Alors qu'à propos de ces dernières le voyageur orientera
plus sa description sur la multiplicité et la singularité des
objets naturels, dans la ville son discours sera plus enclin à rapporter
la diversité culturelle.
297 Étant donné que Pierre Belon est
resté un laps de temps assez conséquent en Crète, sa
description s'étend du chapitre12 au chapitre 20 du Premier livre
des Observations, ainsi, le récit de voyage de Belon commence par
transporter le lecteur sur une île pleine de vie et de diversité,
cette entrée en matière donne aux lecteurs de belles promesses
quant à la suite de ses pérégrinations orientales.
298 P. Belon, ch.13 du Premier livre, p.89.
299 Ch. 18, p.104 : « Quant aux serpents, j'en ai
observé en Crète seulement trois différences (...) Je veux
bien confirmer ce qui a été dit anciennement, qu'il n'y a point
de bête venimeuse en Crète. Car mêmement en pourchassant
l'un des serpents (...) notre guide en levant une pierre où il
s'était caché dessous, fut mordu dessus la main jusqu'au sang, et
toutefois il n'eut aucun autre mal que l'égratignure. ».
100
2. L' Orient rêvé : un paradis terrestre
?300
En effet, l'île, par son caractère relativement
protégé301 et souvent autonome, par son aspect
unifié et par la diversité qu'elle porte en son
sein302, peut apparaitre comme un archétype du paradis, ou du
moins, comme un ersatz de celui-ci. Mais les territoires insulaires ne
sont pas les seuls à prendre ce caractère merveilleux et
attrayant sous la plume des voyageurs.
À propos de l'« Arabie Heureuse », Nicolas de
Nicolay affirme :
« Cette région, sur toutes les autres du monde,
est la plus féconde et abondante en choses précieuses et
aromatiques. Aussi elle porte froment en abondance, olives et
tous autres excellents fruits. Et est arrosée de divers fleuves et
fontaines très salubres. Le pays méridional est peuplé de
plusieurs belles forêts, pleines d'arbres qui portent l'encens et le
myrrhe, palmier, roseaux, cinnamome, canelle, casse et ledanum, étant
l'odeur qui vient de ces arbres, au sentiment des hommes, de telle douceur
et suavité qu'elle semble plutôt chose divine que terrestre et
humaine. »303
Remarquons, tout d'abord, le processus littéraire
d'accumulation d'arbres et d'espèces végétales, qui mime
cette diversité et donne l'impression d'abondance à la lecture.
Ensuite, relevons cette impression de paradis, qui culmine dans la
dernière phrase de ce passage, où le lecteur se voit
transporté vers un territoire merveilleux. Dans le même ordre
d'idée, au Chapitre 107 des Observations de plusieurs
singularités, Pierre Belon du Mans offre aux lecteurs une
description assez idyllique :
« En passant par-dessous lesdites Portes de Cilicie,
chacun de la troupe voyant les arbres d'andrachnes porter leur fruit à
trochets, déjà rougis et mûrs, rompaient des rameaux et
allaient manger par le chemin... ».
Les hommes tendent le bras et prennent ce que la nature leur
offre gracieusement, dans son
300 Ne pouvant, dans le cadre de ce travail, nous
étendre trop longuement sur ce problème passionnant, nous
restreindrons notre étude à la déclinaison de ce motif du
paradis dans les récits de voyages orientaux, mais nous renvoyons le
lecteur plus curieux à l'abondante littérature sur le sujet,
notamment à l'étude assez complète de J. Delumeau, Une
histoire du paradis, Fayard, 1992.
301 Pour appuyer ce rapprochement rappelons que dans la
Genèse le paradis terrestre est entouré de quatre grands
fleuves, qui lui confèrent ce caractère d'isolement naturel et
cette protection par les eaux, que nous retrouvons dans l'île
(barrière naturelle aquatique de moins en moins efficace avec les
progrès de la navigation et le développement croissant de la
piraterie à l'époque).
302 L'île, de par la biodiversité qu'elle porte,
ne serait-elle pas une sorte d'Arche de Noé naturel ? Véritables
microcosmes, certaines îles sont, en effet, des terres de refuge pour les
êtres vivants, des réservoirs d'espèces rares et de
ressources précieuses, que ne manque pas de visiter un amoureux de la
nature comme Pierre Belon. Il adopte volontairement un itinéraire, qui
lui permettra de les parcourir et de les découvrir (voir à ce
propos la première partie de ce travail, où nous rappelons que
Belon se sépare de l'ambassade et chemine selon un itinéraire
moins directe et rapide, pour les besoins de sa propre démarche).
303 Nicolas de Nicolay, quatrième livre des
Navigations & Pérégrinations, chap.XI, p.222.
101
abondance ; ses fruits ont un arrière goût
d'Éden, de même, que ces pages ont quelque chose d'une
réminiscence de l'état antérieur à la chute, quand
la nature était d'elle même féconde. Quelques
régions d'Orient semblent conserver ce caractère spontané
et luxuriant, qui ressort surtout de la comparaison avec ce que connait
l'Europe, nous en trouvons l'exemple, lorsque Pierre Belon écrit :
« L'herbe de basilic est semée par les campagnes d'Égypte,
croissant trois fois plus grande qu'en ce pays-ci. »304. La
nature en Orient est parfois très généreuse, elle fait don
de ces bienfaits à celui qui passe, elle rend au centuple à celui
qui la cultive305. Elle apparait dans une majestueuse abondance au
voyageur patient et attentif, qui, tout en cheminant, se nourrit de cet
ailleurs si doux et merveilleux, son corps se rassasie des dons de la terre et
ses sens mêmes s'enivrent parfois de ces délices orientaux...
Pour achever cette comparaison entre nos textes,
étudions un extrait du troisième voyageur de notre corpus, qui
lui aussi plonge le lecteur dans des terres proche de l'Éden, lorsqu'il
évoque Damas :
« Les jardinages sont cousus avec la ville, qui
l'embellissent d'avantage, d'autant que, comme dict est, les arbres y sont
verds en toute saison, tellement que pour la beauté du lieu, il y
en a, qui veulent dire, que c'estoit là le paradis terrestre.
Il faut que le climat y soit merveilleusement tempéré : par ce
qu'ils ont tous fruicts que nous avons en Europe, comme poires, prunes,
abricots, pêches, pommes, amandres, orenges, citrons, limons, poncilles,
grenades, olives &
autres. & encore la cassia, carobbes, dattes, cannes de
succre, muses, cotton, cyprès, & autres arbres, & fruicts, que
nous n'avons pas. »306
Encore une fois, l'accumulation contribue à
l'impression d'abondance, c'est la formidable concentration en un seul
espace, d'autant d'espèces différentes, qui lui
confèrent une dimension paradisiaque. En effet, l'aura merveilleuse, qui
entoure l'Orient dans les imaginaires et dans l'expérience viatique, est
très liée aux plantes et produits rares qu'on y trouve, aux
richesses, qui s'y cachent parfois et s'y montrent d'autres fois307.
Cette variété et diversité de plantes donne aux
304 P. Belon, Second livre des Observations, chap.40,
p.308. Endentons bien que « ce pays-ci » fait référence
à la France, du point de vue de laquelle se place Belon pour ses
lecteurs.
305 À de nombreuses reprises dans leurs récits,
Pierre Belon et Jean Palerne insistent sur cette fertilité des terres
agricoles du Proche Orient.
306 Jean Palerne, chap.LXXXIV, p.211-212.
307 À cet égard, on pourrait invoquer la notion
« d'El dorado », au sens large, d'un lieu caché et lointain
-qu'il faut conquérir et découvrir- qui contient des richesses
immenses (d'autant plus immenses qu'elles sont indéfinies et que ce
territoire est très réceptifs aux projections les plus
irréelles et démesurées des imaginaires) et
déclenche, de ce fait, la convoitise des hommes (voir, à propos
des effets réels de ces lieux imaginaires sur les explorateurs des
Amériques, l'article « Le mythe de 'El Dorado' » dans
l'ouvrage collectif Voyager à la Renaissance, Colloque de
Tours, 1987). La richesse des terres orientales est exaltée par les
auteurs à maintes reprises -elle participe grandement de l'attraction
occidentale pour l'Orient, qui dans ce cas est purement
intéressée par des considérations matérielles.
Finalement, comme pour confirmer cette idée d'un Orient « el dorado
» nous pouvons rappeler que Pierre Belon consacre plusieurs chapitres
à l'or d'Amérique, mais également à celui d'Orient
(chapitre 50 « Des mines d'or & d'argent du Grand Seigneur...
» et chapitre 51 « Autre discours sur l'or... » dans
102
hommes des aliments et des ressources, mais aussi des
médicaments, des remèdes estimables & précieux, ou
encore, des marchandises luxueuses et couteuses. Dans le récit d'un
médecin botaniste comme Belon, la nature orientale apparait comme un
véritable trésor, pour qui sait y puiser comme il faut, pour qui
sait reconnaitre les propriétés de chaque plante308.
Avant de clore cette partie, nous voudrions parler d'un autre lieu typique,
qui, un peu à la manière de l'île, peut prendre des allures
assez paradisiaques : « le Mont », autrement dit, le sommet d'une
montagne. On peut trouver un exemple de cette idée, lorsque Pierre Belon
annonce le contenu de son chapitre 42, en l'intitulant « Des plantes
singulières du mont Athos, provenantes naturellement sans être
cultivées. ». Ce caractère spontané de la
végétation est admirable pour l'observateur, le superlatif est de
rigueur pour évoquer ce lieu : « J'ai trouvé le mont Athos
herbu sur tous autres lieux où j'aie oncques mis le pied
»309 affirme ce connaisseur des choses et espaces naturels. Il
confirme notre rapprochement avec l'Éden, lorsqu'il écrit :
« Ce lieu est bien dû, car il est séant à gens
solitaires, digne d'être comparé à un paradis de
délices, pour gens qui aiment à se tenir aux champs.
»310. Nous pouvons donc souligner ce rapprochement entre
l'île et la Montagne, qui mériterait d'être
étudié plus spécifiquement dans un autre travail ; ces
deux lieux sont protégés et isolés, ils contiennent de
nombreuses merveilles naturelles, qui se révèlent aux voyageurs
curieux de les parcourir, ayant bravé les obstacles (terrestres ou
maritimes) pour s'y rendre.
Au final, nous pouvons donc bien affirmer, que l'Orient, en
certains lieux, peut prendre des dimensions paradisiaques sous la plume des
voyageurs. La Terre Sainte reste, bien sûr, un lieu de
prédilection pour ce genre de discours, Jérusalem apparait, par
exemple, sous la plume de Belon, comme une terre d'abondance : « Ces
montagnes sont si abondantes en toutes espèces d'arbres et herbes
sauvages et aromatiques qu'on les peut comparer au Mont Ida en Crète...
»311. Si la nature orientale, expérimentée par
les voyageurs, joue un rôle important dans cette représentation
assez onirique de l'Orient, les références littéraires et
culturelles vont, elles aussi, transformer les terres ottomanes -à la
fois dans le regard que porte sur elles les voyageurs et dans la
représentation écrite
le Premier livre des Observations), sujet au coeur
des préoccupations de l'époque (le récit de voyage est
encore dans ce cas un miroir des intérêts européens).
308 Nous renvoyons le lecteur à certains chapitres
exemplaires à ce sujet : chap.51 du Tiers-livre, nous y apprenons
l'utilisation en Turquie de certaines plantes comme somnifères : «
Les Turcs ont des merveilleuses expériences de plusieurs choses, comme
pour faire dormir soudainement. Voudrait-on chose plus singulière que de
trouver drogue pour faire incontinent dormir quelqu'un qui ne peut se reposer ?
Ils vont chez un droguiste auquel demandent pour demi-aspre de la semence de
tatoula. Puis la baillent à celui qui ne peut dormir... »
(p.525-526) ; au chapitre 102 du Second livre, Belon met en avant les vertus de
la rhubarbe (p.413-414), de même, au chap.59 du Premier livre, il
évoque un remède, qu'il réalise avec les plantes dont il
dispose : « Faisant un médicament à un
splénétique à La Cavalle, je trouvai la manière de
faire ce que les Anciens appelaient elaterium.. » (p.193);etc.
309 P. Belon, Premier livre des Observations, Chap.42,
p.143.
310 Idem.
311 Belon, chap.81, second livre, p.373.
103
qu'ils en donnent- et leur conférer une dimension
attirante, si ce n'est merveilleuse...
3. Des régions et terres d'Orient très denses
en Histoire : des lieux fortement empreints de références
mythiques et littéraires.
Contrairement aux Amériques nouvellement
découvertes, qui présentent une altérité radicale
pour les Européens, les territoires sur lesquels l'Empire ottoman exerce
son influence ne sont pas vierges de signes et d'Histoire. Bien au contraire,
l'Occident retrouve une partie de ses racines culturelles en
Orient312 -et plus encore dans l'Orient méditerranéen,
le voyageur Européen du XVIe siècle, au cours de ses
pérégrinations, est très souvent confronté à
des régions, des histoires ou des cultures, qui lui sont
familières, si ce n'est d'expérience réelle, au moins du
point de vue littéraire ou imaginaire. En effet, certaines
régions d'Orient visitées et décrites, comme la
Grèce ou la Terre-Sainte, accueillent facilement les évocations
mythologiques, historiques ou bibliques : à l'intérieur des
récits de voyage, certains lieux vont admirablement bien se prêter
à des références littéraires & culturelles.
C'est comme si, pendant quelques instants, les livres et les textes, qui
fondent la culture générale d'un lettré du XVIe
siècle, coïncidaient avec le grand livre du monde arpenté
par le voyageur. La culture humaniste et biblique, les références
littéraires et historiques vont modifier le regard que porte le voyageur
sur l'Orient313, certains lieux seront très réceptifs
à ces « projections culturelles » du voyageur, la
représentation de l'Orient qu'offre l'écrivain, dans son texte,
sera indissociable de ces éléments culturels, qui sont autant de
clés pour interpréter le grand livre du Monde oriental.
Les lieux visités par le voyageur prennent une
dimension merveilleuse ou admirable, avant tout, par les grands noms qui s'y
rattachent. En effet, le voyageur arpente des terres, qui ont été
foulées par des Anciens prestigieux, des lieux où ont vécu
de grands hommes. Par exemple, Pierre Belon nous décrit «
l'île de Cos, pays d'Hippocrate »314, de
même, Nicolay associe directement, dans le titre d'un de ses chapitres,
le nom d'une ville avec un grand nom de l'Occident chrétien : «
la
312 Du point de vue de l'Histoire, la séparation entre
ces deux entités abstraites (Orient et Occident) apparait un peu
arbitraire, alors qu'une étude des phénomènes et
interactions historiques à l'échelle
méditerranéenne parait mieux fondée et plus
féconde. Nous utilisons donc ces termes par commodités, conscient
des limites de leur pertinence.
313 La sensibilité du voyageur sera en grande partie
conditionnée par sa culture, qui lui offre des codes et des
références pour décrypter, ou même simplement pour
percevoir, tel élément spécifique ou tel détail
particulier. Ainsi, en filigrane, les récits de voyage offrent à
l'historien un aperçu de la culture du voyageur et des lecteurs de
l'époque, de même qu'ils sont, comme nous le soulignons durant
cette troisième temps de notre travail, un miroir des
préoccupations européennes de la seconde partie du
XVIe siècle.
314 Titre du chapitre 12 du second livre des Observations
(p.255).
104
Cité de Bonne, anciennement appelée Hippon
de laquelle Saint-Augustin à été évêque.
»315. Outre l'aura que confère au lieu
l'évocation de noms illustres, ce procédé
d'écriture permet de fixer les espaces dans la mémoire du
lecteur, d'introduire des endroits, peu ou pas connus, à partir de ce
qui est connu des Européens. La pérégrination devient
parfois un parcours de mémoire pour le voyageur, qui rencontre de
nombreux signes le renvoyant au passé, des lieux le ramenant à
l'Histoire, des régions lui rappelant des lectures. On imagine
l'émotion qu'un humaniste pouvait avoir, lorsqu'il parcourait les terres
d'origines de certains auteurs, qu'il admirait et respectait. Dans le texte de
Nicolay, les évocations géographiques sont très souvent
entremêlées avec des références littéraires
& historiques. Par exemple, Megare est associée à Euclyde, le
« prince des géométriens »316, de
même, que « la citée d'Amycle » est la « patrie de
Castor & Pollux ». De la même manière, dans la province
de « Béoce », différents lieux sont rattachés
à des éléments de la mythologie gréco-latine :
« En cette province est le mont Cythère, le fleuve
Isménée et les fontaines d'Irce et Aganippe ; et fut le lieu
natal des Muses au bois d'Hélicon, patrie d'Hercule et du père
Bacchus... »317. Dans le récit de Nicolay, cette
tendance à marier les références littéraires et les
évocations géographiques est tellement forte, qu'on a quelquefois
une impression de catalogue, à cet égard, on se rend bien compte
à quel point son discours relève plus de la recomposition
à postériori et de la synthèse cosmographique, que de
l'expérience vécue et particulière. En effet, comme nous
l'avons déjà souligné, le texte de Nicolay emprunte
beaucoup plus à ses lectures, ce qui explique que souvent, dans son
ouvrage, les descriptions anciennes priment sur les descriptions
contemporaines318.
Outre de grands personnages, certains lieux visités
invitent également les auteurs à évoquer des
évènements historiques mémorables, par exemple, la
description de Philippopoly est l'occasion pour Palerne d'évoquer la
fondation de cette cité par « Philippes Roy de Macédoine
»319, de même que l'évocation de Constantinople
est souvent l'occasion pour l'écrivain voyageur de raconter l'Histoire
mouvementée de la ville, jusqu'à ce qu'elle devienne la capitale
ottomane320 . Bien
315 Nicolas de Nicolay, Premier livre des Navigations &
Pérégrinations, p.71.
316 Idem, Quatrième livre des Navigations &
Pérégrinations, chap.XXIX, p.258.
317 ibid, chap.XXIX, p.257.
318 Son Quatrième livre est exemplaire
à cet égard, Nicolay y consacre beaucoup plus de chapitres
à l'Antiquité des territoires qu'il évoque, qu'à
leur situation présente, les titres de chapitres témoignent de ce
contenu fortement attaché au passé (et donc pouvant s'appuyer sur
des textes déjà publiés) : « XXVI. Moeurs, lois,
religion et manière de vivre anciennes de Thraces. », « XXVII.
Ancienne opinion des Thraces sur l'immortalité de l'âme. »,
« XXX. Moeurs et ancienne manière de vivre des Grecs », «
XXXI. Loi de Lycurgus données aux Lacédémoniens »,
« XXXV. Ancienne religion des Grecs », etc.
319 Palerne, chap. CCXV, p.305.
320 Voir, par exemple, au Second livre de Nicolay chap.XII
« De la fondation de Byzance, des modernes appelée Constantinople
», chap.XIII « Réédification de Byzance par le grand
empereur Constantin », également les chapitres suivants XIV, XV et
XVI «Antiquités de Constantinople ». Il est intéressant
de remarquer, que le
105
souvent, certains lieux trouvent place dans le récit de
voyage et existent dans la mémoire des hommes, parce qu'ils ont
été le théâtre d'évènements
historiques importants. Évidemment, le voyageur européen, qui se
rend dans l'Empire ottoman, ne peut manquer d'aller visiter la Terre Sainte,
région des évènements fondateurs de la religion
chrétienne, qui, de ce fait, ne laisse pas indifférents ces
derniers. En effet, si nos récits de voyage se détachent sur de
nombreux points du récit traditionnel du voyage en Orient - le
récit de pèlerinage, ils gardent plusieurs éléments
qui s'y rattachent. Ainsi, un voyageur comme Jean Palerne, est saisi
d'émotion à l'approche de Jérusalem : « Pour
l'honneur et révérence duquel lieu, tous les pélerins
mettent pied à terre, jusques à la ville, regardans &
contemplans avec larmes à l'oeil, le lieu, que l'on a tant
désiré de voir, n'y ayant celuy, qui ne se sente saisi de joye,
& esmeu de compassion ensemble, considérant les mistères qui
y ont esté faicts, le tout pour notre rédemption.
»321. Cet extrait relève pour une part du motif
littéraire hérité du récit de pèlerinage,
mais il renvoie également à une sacralisation bien réelle
de l'espace, à une émotion intense vécue par le voyageur.
Ainsi, des liens culturels et référentiels rattachent fortement
le voyageur français au monde oriental et participent grandement au
prestige de ces terres, qui, de ce point de vue, ne sont pas si lointaines pour
les Européens. Le voyage est en Orient est alors un retour aux racines
culturelles et religieuses du christianisme322.
Par ailleurs, les chapitres consacrés à la
Grèce seront l'occasion pour l'écrivain de montrer et d'utiliser
ses références humanistes et sa connaissance de
l'Antiquité. Nous trouvons, par exemple, dans le chapitre de Nicolay
consacré à la « Description de la Grèce
»323, quelques lignes assez élogieuses à propos
de la déesse Minerve : « Elle fut l'inventrice de tous les bons
arts et industrieuses sciences libérales, mère et nourrice de
plusieurs excellents philosophes, orateurs et poètes, qui par leurs
labeurs et oeuvres mémorables, ont acquis louange immortelle.
».Cependant, ne croyons pas pour autant que le discours de Nicolay sur
l'Antiquité soit univoque, certes, il manifeste son l'admiration dans
certains passages, mais il prend également de nombreuses
précautions, lorsqu'il touche au domaine religieux. En effet, comme s'il
craignait de passer aux yeux de ces contemporains pour un admirateur du «
paganisme », il ne manque pas de rappeler que les Grecs
développement de Nicolay sur ce point clé de
l'Empire ottoman et du voyage que constitue Constantinople, se déroule
d'un mouvement qui va du passé de la ville-plus littéraire et
culturel- au présent -plus fascinant- avec la description à
partir du chapitre XVIII « Du Sarail... », et donc d'une
Constantinople musulmane, plus contemporaine. Dans ce cas, le travail de
recomposition à postériori du voyage est clair et passe par une
réorganisation logique -ici plus encore « chrono »logique- du
contenu.
321 J. Palerne,op.cit., chap.LXI, p.173-174.
322 On sait à quel point cette idée de «
retour aux sources » a pu être prégnante dans l'esprit des
hommes de la Renaissance, le voyage au Levant en est probablement une des
manifestations, de même que peut l'être, la recherche des textes
religieux les plus « originels » possibles pour les philologues et
érudits de la même époque.
323 Titre du chapitre XXIX, Quatrième Livre des
Navigations & Pérégrinations.
106
« ...furent inventeurs de plusieurs manières
monstrueuses de superstition et d'idolâtrie... »324 un
peu plus loin, dans ce chapitre au sujet sensible (« XXXV. Ancienne
religion des Grecs »), il condamne « leur coeur plongé en
profonde erreur et abominable idolâtrie... »325, de
même qu'au chapitre suivant, il réitère cette idée,
lorsqu'il parle de « leurs faux dieux, qui si longtemps les avaient tenus
en obscures ténèbres d'idolâtrie et damnation...
»326.
Finalement, ces passages sur la Grèce glorieuse de
l'Antiquité sont l'occasion de découvrir certaines conceptions de
la civilisation et de l'Histoire, qui témoignent de la mentalité
d'un lettré européen du XVIe siècle. Nous
relevons, tout d'abord, le motif du « héros civilisateur » ou
« du sage éducateur de peuples », qui apparait à de
nombreuses reprises dans le texte de Nicolay, dès sa Préface,
mais aussi, lorsqu'il évoque les territoires de la Grèce,
où le lecteur voit renaitre « Prométhée, fils de
Japétus, lequel étant homme de profond savoir enseignait les
hommes rudes à vivre civilement. Il inventa les portraits au naturel
avec la terre grasse, et fut aussi le premier qui tira le feux d'un caillou et
qui enseigna l'astrologie aux Grecs. »327, et « Lycurgus
», le fondateur des lois lacédémoniennes, auquel Nicolay
consacre un chapitre spécifique328. De même, «
Zalmoxis » est présenté comme l'éducateur des Thraces
: « Zamolxis, fut le premier qui leur institua des lois pour les induire
à la civilité... »329. Cette idée d'un
homme providentiel, au savoir quelque peu « surhumain », qui instruit
les peuples et les conduit à la civilisation, est très
liée à une autre conception redondante dans le texte de Nicolay :
celle d'une progression historique du degré de culture des peuples, qui
passeraient de l'état de barbarie inculte à celui de civilisation
policée. Nous pouvons citer un extrait, qui illustre cette conception de
l'Histoire :
« Les Grecs, en leur ancienne manière de vivre
étaient forts rustiques et barbares, car ils vivaient et habitaient avec
les bêtes en toute oisiveté, n'ayant viandes plus délicates
pour leur nourriture que le fruit sauvage des arbres (...) Mais par longue
succession de temps, se vinrent tellement à cultiver et accommoder
à toute société humaine et bonne moeurs, qu'enfin furent
réputés entre toutes les autres nations plus civils, sages, et
belliqueux de l'Europe. »330.
Nicolay expose la même idée, deux chapitres plus
loin, lorsqu'il évoque les Athéniens : «
Premièrement, les hommes ne se nourrissaient que de gland, et n'avaient
pour habitation que petites logettes et cavernes. Mais Doxius fut le premier
qui édifia maisons en Athènes, etc. »331.
324 Nicolas de Nicolay, Quatrième Livre des
Navigations & Pérégrinations, chap. XXXV, p.269.
325 Idem.
326 Idem, chap.XXXVI, p.270.
327 Nicolas de Nicolay, Quatrième Livre des
Navigations & Pérégrinations, chap.XXIX, p.259.
328 Idem, chap. XXXI « Lois de Lycurgus données aux
Lacédémoniens » p.263-264.
329 Idem, chap.XXVII, p.252.
330 Idem, chap. XXX « Moeurs et ancienne manière de
vivre des Grecs » p.262.
331 Idem, chap.XXXII, p.265.
107
Toujours sur le même schéma, il expose le
développement historique des Athéniens, qui partent du
degré de développement le plus rustre et inculte, pour aboutir
à une grande civilisation, dont la mémoire est encore
célébrée au XVIe siècle. Mais la vision
de l'Histoire de Nicolay n'est pas celle d'un progrès linéaire,
elle renvoie plutôt à une conception cyclique du temps, qui
implique, que même les plus grandes civilisations finissent par
disparaitre ou perdre leur puissance et prestige332...
Nous approchons alors d'une conception fondamentale, qui guide
l'écriture de Nicolay, véritable leitmotiv de son texte
: l'idée de la « décadence ». En effet, en comparaison
de la grandeur passée de certaines civilisations, que consignent des
livres et des vestiges (culturels ou matériels), le présent
apparait souvent bien terne aux yeux du voyageur. Tout le Quatrième
livre de Nicolay est construit sur ce principe de mise en parallèle
du passé et du présent, l'écrivain commence par
évoquer, dans son premier chapitre, les « Anciennes lois et
manières de vivre des Perses », avant d'évoquer, au chapitre
IV, la « Religion moderne des Perses ». Souvent, à
l'évocation de la grandeur passé succède la constatation
de la décadence présente, il affirme, par exemple : « Les
susdits Perses maintenant contre leurs anciennes coutumes, sont forts
adonnés à tous plaisirs et voluptés...
»333. Cette opposition du passé au présent est
presque systématique chez Nicolay, qui n'a de cesse de constater le
décalage entre la grandeur passé (facilement
idéalisée puisque cette grandeur est en grande partie disparue et
littéraire) et la décadence présente (rapidement
exagérée par l'effet de comparaison avec la représentation
idéale de l'âge d'or passé). Face à cette
impermanence, même des plus grandes civilisations, le voyageur cherche
des explications ou des causes. La première explication, que donne,
Nicolay est d'ordre « cyclique », il écrit, à propos
d'Athènes : « Mais par la mutation des temps et
instabilité de fortune, cette citée tant florissante a
été réduite à telle extrémité et
ruine que pour le jourd'hui, n'est qu'un petit château de peu d'estime...
»334. Cet écart est constaté à maintes
reprises dans son texte, que ce soit du point de vue politique, moral ou
culturel, il remarque souvent, que les plus grands d'hier sont les plus
asservis d'aujourd'hui, ce constat est très fort pour les Grecs
(descendants des grands auteurs classiques) non seulement chez Nicolay, mais
aussi dans le récit de Belon, qui insiste également sur cette
décadence présente de la Grèce. Selon le même
schéma que Nicolay, il rappelle la grandeur passée des Grecs pour
mieux souligner leur décadence présente :
« L'on trouvait anciennement de bons livres grecs
écrits à la main en ladite montagne, car les
332 Cette idée est plutôt séduisante et
rassurante vis à vis de l'Empire ottoman, dont la chute apparait,
à la lumière de ces conceptions, inéluctable et peut
être très prochaine, étant donné que celui-ci semble
être, en ce milieu de XVIe siècle, à son
apogée.
333 N. De Nicolay, Quatrième livre des Navigations et
Pérégrinations, chap.VI, p.215.
334 Idem, chap.XXIX, p.258.
108
Grecs des susdites monastère étaient le temps
passé beaucoup plus docte qu'ils ne sont pour l'heure présente.
Maintenant, il n'y en a plus nuls qui sachent rien, et il serait impossible
qu'en tout le mont Athos, l'on trouvât en chaque monastère plus
d'un seul caloyer savant. Qui en voudrait avoir des livres en théologie
écris à la main, on y en pourrait bien trouvé, mais ils
n'en ont ni en poésie, histoire, ni en
philosophie.»335.
Avec cet exemple de Belon, nous découvrons une
conception du savoir très « humaniste » et lettrée, au
sens où il ne suffit pas de connaitre les textes religieux et les
commentaires théologiques pour prétendre à la culture.
L'affirmation de Belon est d'autant plus frappante, dans sa dernière
phrase, que pour les Européens, les pères de l'Histoire, de la
poésie et de la philosophie, sont justement les Grecs de
l'Antiquité. Dans cette perspective, l'Europe occidentale devient la
gardienne des trésors des anciens, puisque leurs héritiers
directs n'en sont pas dignes et sont incapables de les conserver.
L'appropriation de l'héritage antique par les Européens du
XVIe siècle apparait alors d'autant plus légitime et
nécessaire, que les Grecs le délaissent et le rejettent, ou du
moins, le méconnaissent.
Par ailleurs, ces réflexions sur la décadence
culturelle ne sont pas cantonnées à la Grèce. En effet,
pour ce qui est de l'Égypte, Pierre Belon affirme à propos d'un
Palais du Caire : « Depuis que l'Égypte est rendue tributaire au
Turc, il a toujours continué tomber en décadence.
»336. Ici, le monument devient le symbole d'une destruction
plus générale, dont sont souvent victimes les peuples asservis.
En effet, comme le sous-entend cet exemple, outre son caractère
cyclique, la décadence peut être expliquée par des causes
historiques et politiques. Nicolas de Nicolay donne un exemple de ce type
d'analyse, lorsqu'il explique comment les Grecs, au sommet de leur puissance,
tombèrent à la fois dans l'orgueil, la dissolution morale et la
désunion, qui entrainèrent leur chute :
« après la déconfiture des Persans, par le
merveilleux accroissement de leur puissance, tombèrent en si grande
fierté et arrogance (ainsi que de tout temps orgueil et
présomptions ont de coutume d'accompagner les grandes
prospérités) qu'au lieu de très honnête gouvernement
qu'ils avaient en leur république, ils se mirent à une vie
très orde, corrompue et pleine de toute vilenie et abominable
dissolution. Dont advient que pendant le temps de cette monarchie, les Grecs
eurent ensemble plusieurs grandes et longues guerres, voire telles, qu'à
la fin, cette tant noble Grèce fut totalement ruinée et
détruite, car y faisant un chacun entrée de tous
côtés, fut à la parfin donnée en proie aux
étrangers. »337
335 P. Belon, Premier Livre, chap.39, p.139-140, il
développe de nouveau la même idée au chapitre suivant :
« Il faut que nous attribuons cette ruine des livres grecs à la
nonchalance et à l'ignorance qui a été entre les peuples
des pays de Grèce, qui se sont totalement abâtardis (...) Entre
tous les 6000 caloyers qui sont par la montagne en si grande multitude,
à peine pourrait-on trouver deux ou trois de chaque monastère qui
sachent lire et écrire, car les prélats de l'Église
grecque et les patriarches, ennemis de la philosophie, excommunièrent
tous les prêtres et religieux qui tiendraient livres et en
écrirait ou lirait autres qu'en théologie ; et donnaient à
entendre aux hommes qu'il n'était licite aux chrétiens
d'étudier en poésie et philosophie. » idem, ch.40, p.140.
336 P. Belon, Second livre, chap.40, p.309.
337 Nicolay, Quatrième livre des Navigations &
Pérégrinations, chap.XXXIV, p.269.
109
Implicitement, Nicolay invite son lecteur à tirer une
leçon de l'Histoire, cette décadence trouve sa cause dans la
désunion des Grecs et dans l'orgueil de leurs passions
égoïstes, comment ne pas voir à quel point ce passage fait
écho à des problèmes, qui sévissent en Europe de
manière de plus en plus inquiétante : derrière cette
évocation historique, Nicolay n'appelle t-il pas les Chrétiens
à l'unité ou les Français à la paix civile ? Il va
plus loin encore, au dernier chapitre de son livre, où, selon le
même schéma, il exhorte implicitement, par le contre-exemple
historique des Grecs, les Chrétiens à l'unité et à
la moralité :
« se trouvant riches et puissants tombèrent en si
grand orgueil et présomption, que ne pouvant plus nourrir paix les uns
envers les autres, eurent ensemble plusieurs longues et cruelles guerres, par
lesquelles s'en suivit la ruine, le saccagement et la désolation de leur
pays (...) pour comble de leur calamité par divine permission et
punition de leurs erreurs, vices et détestables péchés
(...) sont demeurés les calamiteux Grecs en la misérable
servitude des mécréants mahométistes, contraints à
tribus insupportables; jusqu'à payer la dîme de leurs propres
enfants... »338
Son ouvrage se termine par la phrase suivante, qui sonne comme
un avertissement destiné aux Européens : « Tels sont les
jugements de Dieu envers ceux qui le méconnaissent, et qui abusent de
ses grâces. »339 . Nous avons à faire ici à
une vision très moralisatrice de l'Histoire : la décadence des
Grecs est interprétée comme un signe de la désapprobation
divine. C'est l'idée de la désunion, qui rapproche le plus ce
passé des Grecs de la situation présente des Européens,
qui connaissent au XVIe siècle de nombreuses guerres civiles
et inter-européennes. La position finale de cette réflexion de
Nicolay n'est pas une simple coïncidence, elle est significative et on
peut supposer que l'auteur, conscient des problèmes de son temps, essaye
de transmettre à ses lecteurs un message fort340.
338 Idem, chap.XXXVI, p.273.
339 Idem.
340 Dans ce cas, c'est l'exemple, ou plutôt le
contre-exemple, historique qui tente de faire réfléchir les
Européens et d'exalter l'unité et la paix entre les hommes. Nous
retrouverons, un peu plus loin dans ce travail, cette même portée
didactique et moralisatrice du récit de voyage, avec l'utilisation des
Ottomans, en tant qu'ennemi commun, pour tenter d'exhorter les Chrétiens
d'Europe et de France à l'unité.
4. Des voyageurs et des récits cosmopolites ?
110
(Ces illustrations et les suivantes sont toutes extraites des
Quatre livres de Navigations & Pérégrinations de
Nicolay )
111
L'étonnante variété de l'Orient ne peut
se concevoir sans la diversité humaine et culturelle rencontrée
par les voyageurs. En effet, il n'y a pas que la nature qui offre au sens du
voyageur son infinie variété d'espèce et de plantes, les
sociétés humaines, les différentes « nations »
du Levant, pour reprendre le terme de l'époque, alimentent les discours
des voyageurs : l'« encyclopédie » de l'Empire ottoman, que
tentent de dresser les voyageurs, ne serait pas complète, si les
écrivains ne mettaient pas en scène la variété des
peuples, qui sont sous la domination ottomane. Le caractère très
vaste de l'Empire turc, lui confère une variété interne de
population assez importante : autant de peuples et nations divers
rencontrés par les voyageurs, au cours de leurs
pérégrinations. Un simple examen de l'index thématique,
réalisé par Alexandra Merle dans son édition des
Observations, à l'entrée « nationalités et
peuples », nous donne un aperçu de cette diversité, relevons
quelques noms de peuples, qui reviennent souvent sous la plume de l'auteur :
les Arméniens, les Bulgares, les Égyptiens, les Juifs, les
Serbes, les Grecs, les Valaques, ou encore, les Vénitiens. Les Turcs ne
sont donc pas le seul centre d'intérêt des voyageurs, ils vont
évoquer, tout au long de leurs récits, les Chrétiens
d'Orient, les Européens sous domination ottomane, et même, plus
naturellement, les habitants des pays visités - ces « autochtones
», qu'ils distinguent nettement
des Turcs.
112
Ce caractère multiculturel de l'Empire
ottoman341 donne une atmosphère assez « cosmopolite
» aux récits de voyages, au sens où ceux-ci livre aux
lecteurs une image de l'Homme vivante et polyphonique, le voyageur
s'étonne alors de la grande plasticité de l'humanité, de
ses déclinaisons variées, et parfois contradictoires, d'un
territoire à un autre. Cette notion de « cosmopolitisme » est
problématique dans le cadre de notre étude, à deux
niveaux, celui du récit et celui du monde ottoman. Nous affirmons, que
nos trois récits de voyages, chacun à leur manière, ont
quelque chose qui relève d'une attitude assez cosmopolite, au sens
où les voyageurs manifestent un intérêt pour
l'altérité culturelle. Certes, nous verrons que cet
intérêt, qui peut même parfois se transmuer en admiration,
est limité (notamment à cause des barrières
idéologiques & religieuses, du fait des représentations
ethnocentriques de l'autre). Mais il n'en demeure pas moins un trait
caractéristique des récits, essentiel même, car on ne peut
imaginer une expérience de voyage authentique et féconde, sans
cette altérité humaine, à laquelle se retrouve sans cesse
confronté le voyageur. Cette altérité, comme nous le
verrons très prochainement, lui offre un regard nouveau sur
lui-même. Nous estimons, par ailleurs, que cette notion de cosmopolitisme
est un élément central pour comprendre l'attitude et
l'état d'esprit de certains hommes du XVIe siècle. Ne
serait-ce qu'à l'intérieur de l'Europe, au XVe et plus
encore au XVIe siècle, notamment grâce au
développement de l'imprimerie, les échanges se sont
intensifiés, parfois dans un état d'esprit proche de ce que
recouvre cette notion de « cosmopolitisme », les voyages, les
correspondances entre savants et lettrés, peuvent également en
être des manifestations342. Essayons de définir
brièvement cette notion ; le « cosmopolitisme » renvoie
à l'idée d'une diversité culturelle interne à un
même espace, d'un mélange & d'échanges féconds,
sans qu'il y ait pour autant une fusion, ni un syncrétisme complet, qui
homogénéiseraient des cultures distinctes ; dans l'idée de
cosmopolitisme, chaque groupe garde
341 Rappelons, que cette dimension « cosmopolite »
de l'Empire ottoman est assumée, dans leur mode même de
gouvernement, par les Turcs, qui laissent le plus souvent aux peuples soumis
leurs lois, coutumes et religions, les obligeant « seulement »
à la soumission militaire et au versement d'un tribut (financier, mais
également « humain », obligation difficile à accepter
pour les populations chrétiennes, qui se voient ravir un certains
nombres de leurs enfants pour l'utilité du Sultan). Cette méthode
de domination politique, soit dit en passant, était déjà
appliquée par les grands empires de l'Antiquité, qui souvent
n'exigeaient pas des vaincus l'adoption de la culture des vainqueurs, mais qui,
au contraire, encourageait les régions soumises militairement à
garder leurs lois, voire leurs structures socio-politiques antérieures
(pensons par exemple à l'Empire d'Alexandre le Grand). Par ailleurs, le
système de devchirme, ou comme disent les voyageurs du
XVIe siècle, « l'institution des janissaires », est
problématique, quant à cette notion de cosmopolitisme. Cette
institution montre, que le concept de « nation » n'est pas
prégnantes pour les Ottomans, l'origine étrangère d'un
homme, lorsqu'il a été éduqué à la
musulmane, ne lui portera pas préjudice quant à sa
carrière, au contraire, de nombreux hauts responsables de l'Empire
-notamment la majorité des Grands vizirs- sont issus de ce
système.
342 Voir à ce propos, le concept de « culture de
la mobilité » chez Daniel Roche, ou l'exemple du caractère
très « cosmopolite » d'Érasme, dans Colloquia
erasmiana turonensia, volume I., Douzième stage d'études
humanistes, Tours, 1969, l'article de A. Gerlo « Erasme et les
Pays-Bas »...p.98-99 : « Je désire être un citoyen du
monde, égal pour tous, ou plutôt un étranger pour tous
» Érasme dans une lettre à Zwingli, Bâle, 1522 ; idem
« Je veux être un citoyen du monde entier et non d'une seule ville
» 1er Février 1523 à Marc Laurin. De le même ordre
d'idée, Dante disait déjà : « ma patrie c'est le
monde entier ».
113
sa culture propre343, tout en la transformant
partiellement sous l'influence de l'altérité, conçue
alors, non comme un modèle parfait, mais comme une source d'inspiration
(l'idée du respect de la culture de l'autre est donc centrale pour
appréhender le cosmopolitisme). L'étymologie de ce mot est
intéressante, il vient du grec kosmopolitês, qui signifie
citoyen du monde. Cette idée de « citoyen du monde » est
pertinente pour réfléchir sur nos sources, car les auteurs
eux-mêmes exposent cette idée. Par exemple, Nicolay, dès sa
Préface, renoue avec ce concept antique, en vogue dans les
milieux lettrés du XVIe siècle, comme le rappelle, par
exemple, Étienne de La Boétie (1530-1563), dans son texte le plus
célèbre, lorsqu'il affirme « Cette bonne
mère [Nature] nous a donné à tous toute la terre, nous
à tous logés, en quelque sorte, en même maison.
»344. À l'époque de Pierre Belon et Nicolas de
Nicolay, un autre voyageur, qui a également parcouru l'Empire ottoman,
se baptise lui même le « cosmopolite » (première
attestation de ce terme en français) : Guillaume de Postel
(15101581)345. Sa pratique des langues étrangères
-orientales tout particulièrement-, ses expériences de voyages,
et même son projet littéraire et politico-religieux
(volonté d'unifier les religions multiples dans le cadre d'une orbis
terrarum concordia), font de cet homme un « cosmopolite » de la
Renaissance.
Chaque auteur rend compte, à sa manière, de ce
« cosmopolitisme » inhérent à ce vaste objet
d'étude, qu'est l'Empire ottoman. À cet égard, l'exemple
de Nicolas de Nicolay est un des plus intéressant à
étudier. Il amène cette diversité à la conscience
de ses lecteurs en partant des divergences sensibles, il expose, en
effet, les costumes et apparences des différentes nations
rencontrées avec ses illustrations (voir quelques unes d'entre elles en
tête de cette partie), qui appuient les descriptions textuelles, et donne
une image sensible (au sens de plus directement perceptible et
appréhendable) de cette diversité culturelle du monde ottoman.
Ainsi, l'« étranger » perd son unité grossière,
pour amener l'Européen à raffiner sa perception de l'autre,
à nuancer son regard sur les peuples d'Orient, qui ne sont pas tous
réductibles aux stéréotypes de l'« Infidèle
», si prégnant tout au long du Moyen-Âge346.
Les possibilités de contacts directs avec
l'altérité sont une des vertus du voyage. En effet,
343 On peut retrouver cette idée de manière
concrète avec des séparations spatiales mises en avant dans
certains passages de Belon et Parlerne, notamment à Jérusalem,
où la partition spatiale entre différentes confessions
chrétiennes reflètent cette cohabitation dans la distinction.
344 La Boétie, La servitude volontaire,
Arléa, 2003, p.19.
345 Ses pérégrinations orientales donneront lieu
à la publication d'un ouvrage célèbre à
l'époque : La République des Turcs, 1560.
346 Lire à propos de cette vision littéraire et
manichéenne de l' « Oriental », le travail d'Edward Saïd,
L'Orientalisme : l'Orient crée par l'Occident, Seuil, 1980,
notamment le chapitre II. « La géographie imaginaire et ses
représentations : orientaliser l'Oriental », p.76-78 et
p.85-89.
114
lors de leurs expériences viatiques, les voyageurs sont
parfois amené à partager des moments de la vie quotidienne avec
des habitants locaux, nous voulons, à cet égard, citer l'exemple
de Palerne, qui se lie fortement avec le guide arabe, qui le conduit vers le
Mont-Sinaï. Il partage, pour quelque temps, les conditions de vie
difficile de celui-ci347, il va avoir la possibilité de
l'observer dans son intimité, puisqu'il se retrouve quelque jour chez
lui, et rencontre même, à cette occasion, la famille de ce
dernier. Il relate ces moments riches en enseignements, dans un chapitre
proprement intitulé : « Des quelques façons, d'ont les
Arabes usent entre eux »348. Cette expérience de
l'altérité permet au voyageur de nuancer son discours et d'avouer
:
« Encores que ces nations soyent barbares, & vivent
continuellement esloignés de toute conversation civile, si est-ce qu'ils
ont certaines coustumes entr'eux, qui sont gentiles & honnestes. Car je
remarquois en chemin, que si noz Bedouins, & conducteurs venoyent à
rencontrer de leurs compaignons, qu'ils se faisoyent toutes les caresses du
monde, & se touchoyent premièrement en la main, puis la baisoyent,
& portoyent sur l'estomach, se souhaittans les uns aux autres bon &
prospère voyage. »349
De même, un peu loin dans ce chapitre, l'étranger
est une nouvelle fois « débestialisé », et il devient,
à sa manière, un être humain, capable d'affection et de
sentiments. Palerne décrit à ses lecteurs la scène
émouvante des retrouvailles entre le guide bédouin et sa femme :
« sa femme estant advertie de sa venu, vint plus d'une demy lieuë au
devant l'embrasser au dessoubs ses aisselles, puis luy ayant tendu la main, le
baisa à la jouë, avec beaucoup de caresse, & l'ayant
quicté, baisa sa main. »350. Cette rencontre de l'autre
dans sa vie quotidienne, participe grandement d'une attitude cosmopolite du
voyageur, d'ailleurs, les échanges entre Palerne et la famille du
Bedouin sont remarquables, il raconte :
«...nostre femme Arabe, à laquelle nous donnasmes
quelques petits patenostres, & pendans d'oreille de crystal, que nous
avions apporté de Venise, d'ont elle faisoit démonstration estre
merveilleusement contente, les mettant tantost aux bras, ores aux jambes,
regardant où ils sieroient mieux. Elle nous usa de toute la courtoisie,
d'ont elle se peut adviser, & si nous fist présent d'un chevreau,
qui nous ayda à passer une partie du mauvais chemin. »
Voici donc un exemple très éloquent des liens,
qui peuvent se tisser entre les voyageurs et les habitants locaux : au don
correspond naturellement le contre-don. Les Bédouins, vivant pourtant de
la manière la plus simple, se révèlent courtois et «
humains », dans ce discours de Jean Palerne.
347 Conditions de vie qu'il décrit ainsi : « Ces
pauvres gens vont errans par les déserts, cherchans les eauës : car
estants taries en un lieu, ils chargent tout leur équipage sur un, ou
deux chameaux, & s'en vont camper avec leurs tentes, & pavillons en un
autre, où il y aye quelque autre pasturage pour leurs chameaux, &
quelques chèvres qu'ils tiennent, du laitage desquelles ils se
nourrissent... » chap.XL, p.143.
348 Chap.XLI, p.144-146.
349 Jean Palerne, chap.XLI, p.144.
350 Idem, p.144-145.
115
Revenons, finalement, à la diversité culturelle
des « nations » orientales, que l'on retrouve particulièrement
en quelques lieux-clés, comme les villes marchandes ou religieuses, qui
sont très souvent des mosaïques exemplaires de « nations
» et de cultures. Étudions, tout d'abord le cosmopolitisme
religieux, et plus particulièrement, le cas des multiples branches du
christianisme, qui cohabitent en Orient. Une ville comme Jérusalem est
un lieu parfait pour évoquer le cosmopolitisme oriental, au sens
où, comme le rappellent les écrivains-voyageurs, une
impressionnante variété de religions et de « nations »
y coexistent. Pierre Belon décrit de manière saisissante la
mosaïque du christianisme que présente la Ville
Sainte351. Il dénombre pas moins de huit « confessions
» chrétiennes différentes, dont il détaille les
origines géographiques et historiques et dont il mentionne, au passage,
quelques particularités de croyances et de cultes. Par cette
énumération des multiples mouvements chrétiens de l'Orient
(Nestoriens, Maronites, Coptes, Jacobites, Abyssiniens, etc.) Belon
confère au christianisme une ampleur assez universelle : son rayonnement
historique ne se limite pas à l'Europe, mais bien plutôt à
tout le pourtour méditerranéen, si ce n'est à des espaces
encore plus lointain, avec des Chrétiens comme les Abyssiniens
(originaires d'une région proche de l'Éthiopie actuelle) ou les
Géorgiens. Pierre Belon donne à voir des « sectes
chrétiennes » différentes qui, tout en maintenant leurs
identités et leurs particularités, vivent pourtant en paix et ont
chacune leurs lieux de résidence et de cultes attitrés. On ne
peut s'empêcher de penser, à quel point ce genre de description
pouvait avoir un effet puissant dans le contexte des divisions religieuses
européennes, la mosaïque cosmopolite du christianisme à
Jérusalem se présente alors comme un message de paix et d'espoir,
si ce n'est un appel à l'unité des Chrétiens et à
la bonne entente, par delà les contradictions et les divergences
formelles ou rituelles352 . Une comparaison dressée par
Belon, en observant la composition du monastère du Mont-Sinaï, va
également dans ce sens :
« Il est environ soixante caloyers maronites, dont les
uns sont Grecs, les autres sont Syriens, les autres sont Arabes, tenant
toutefois le nom de caloyers, et vivant à la grecque. Ils sont comme
si les religieux allemand, italiens, espagnols étaient avec les
français : car aussi bien ils parlent diverses langues, et
toutefois n'ont qu'une même religion. »353
Ici, c'est dans un monastère isolé, au coeur
d'une montagne sacrée, au sommet d'un haut lieu symbolique de la Bible,
que le voyageur français retrouve le modèle d'une unité
authentique du
351 Chapitre 85, Second livre, p.379.
352 Dans le même ordre d'idée, Palerne rapporte
à propos des habitants de Pera (situé en face de Constantinople)
: « bien souvent on verra une Grecque mariée à un
Pérot Franc, suivant chascun sa religion, comme icy une Huguenote avec
un Catholique... » (Chap.CX, p.269) C'est un cosmopolitisme réel et
effectif, qui est présenté ici par le jeune voyageur, cette
coexistence pacifique, voir, dans ce cas, ce mariage dans la différence,
doit laisser certains lecteurs Français rêveurs et plein d'espoir,
quant à l'apaisement des tensions civiles et des guerres religieuses en
France.
353 Pierre Belon, second livre des Observations, ch.62,
p.341.
116
christianisme, par delà ses diversités
nationales et confessionnelles. La méthode de Belon est assez explicite
et didactique, il tend, par l'exemple, à exalter l'union
chrétienne. Étant donné le contexte en Europe et en
France, on peut supposer, que derrière cette comparaison habile se
dessine un appel implicite à l'unité religieuse par delà
les différences. Une fois de plus l'Orient peut servir de modèle
à l'Occident, c'est en quelque sorte un miroir tendu aux
Européens, l'auteur montre, que l'unité dans la diversité
est effective, et donc, par extension, il prouve qu'elle est possible.
Jean Palerne consacre encore plus de pages que Belon, à
évoquer la diversité chrétienne de Jérusalem, il
intitule son chapitre LXIIII : « Combien de nations, & sortes de
Chrétiens il y a dans Jérusalem, et de leurs
cérémonies diverses. ». Évidemment, les descriptions
de l'altérité chrétienne sont souvent empreintes d'une
volonté de faire triompher la vision catholique des auteurs, contre
celles des « autres », qui relèvent toujours, de quelques
manières, de l'hérésie ou de l'erreur. Mais si les
voyageurs défendent le point de vue et les conceptions catholiques, ils
vont tout de même décrire, parfois en détails, les
croyances et pratiques de leurs cousins chrétiens d'Orient, ce qui
constituera, alors, pour l'auteur l'occasion d'évoquer des points
dogmatiques de tensions, des sujets qui posent problème en Europe, dans
le cadre des conflits religieux. Par exemple, Palerne apprend à ses
lecteurs, que les Chrétiens grecs « Nient le purgatoire, &
confessent qu'il y a seulement un lieu pour la retraicte des ames, où
elles seront jusques au grand jour... »354. On sait à
quel point cette question du purgatoire a été décisive
dans le schisme protestant, ainsi, face à l' Orient, le voyageur
retrouve des problèmes et des conceptions, qui agitent l'Europe du
XVIe siècle.
De même, certaines grandes villes marchandes
présentent une importante diversité de populations, notamment car
les échanges commerciaux induisent la présence, en un même
lieu, de nombreux marchands de « nations » différentes, ainsi,
dans les villes au trafic important, les voyageurs vont souvent décrire
de multiples communautés aux origines diverses. Mais la ville par
excellence du « cosmopolitisme » orientale, c'est
Istanbul355., ou « Constantinople », comme l'appellent
encore les voyageurs du XVIe siècle, en effet, la capitale
ottomane condense en son sein
354 Jean Palerne, chap.LXIV, p.181.
355 Cette diversité religieuse, tolérée
jusque dans la capitale même de l'Empire, est un exemple frappant pour
certains observateurs européens, qui admirent cette tolérance
-qui ressort avec d'autant plus de splendeur, par effet de contraste par
rapport à l'intolérance croissante en matière de croyances
dans le contexte des guerres religieuses européennes- Illustrant cette
idée d'un Empire cosmopolite et d'un pouvoir tolérant en
matière religieuse, Jean Bodin (1529-1596) affirme : « Le grand
empereur des Turcs honore et observe la religion reçue par lui de ses
ancêtres avec une aussi grande dévotion que tout prince dans le
monde, et cependant ne déteste pas l'étrange religion
d'autrui ; au contraire, il permet à chacun de vivre selon sa
conscience : oui, et qui plus est, à proximité de son palais
à Pera, il souffre quatre religions différentes, à savoir
celle des Juifs, celle des Chrétiens, celle des Grecs et celle des
Mahométans. » cité par Daniel Goffman, The Ottoman
Empire and early modern Europe, Cambridge University Press, 2002
(p.111).
117
une grande diversité, tant humaine et culturelle, que
matérielle (grâce au commerce qui y amène mille et un
produits précieux du monde entier)356. Pour ce qui est des
hommes et des savoirs-faire, elle présente au voyageur une
variété remarquable, Belon en témoigne, lorsqu'il expose
en détails les « divers métiers de Constantinople
»357. Palerne évoque, de son côté,
l'hétérogénéité de la population d'Istanbul,
en ces termes : « Elle est plus peuplée qu'elle ne le fut jamais,
sçavoir de Chrestiens, Juifs & Turcs, qui en sont les maistres :
& outre ce frenquentée de plusieurs nations comme Francs, Mores,
Arabes, Ethiopiens, Indiens, Persiens, Arméniens, Tartares,
Géorgiques, Russiens, Moscovites, & autres estrangers, qui y
trafiquent par mer, & par terre, de diverses sortes de marchandises...
»358. Le glissement du commerce vers la variété
de produits disponibles et de richesses visibles à Constantinople
était tout naturel, Palerne décrit donc, dans la suite de ce
passage, la surabondance des marchés urbains : « Il y a deux forts
beaux bazarts couverts, & entre autres y en a un, qu'ils appellent le
Bezestan, qu'est une grande loge couverte, où se vendent toutes les
marchandises rares, comme orfèvrerie, pierreries, perles, arcs,
cimeterres, cousteaux, esguilles, & autres ouvrages damasquinez grandement
enrichis, drap d'or & d'argent, martres zebbelines, (...) mords de bride,
estriers, harnachement d'argent pour chevaux, & une infinité
d'autres choses exequises, & de grand prix. »359 L'auteur
passe donc du « cosmopolitisme » culturel, à un cosmopolitisme
lié au commerce, qui amène une diversité de « nation
», mais aussi de produits 360.
Le voyageur est enchanté par cette diversité,
tant culturelle, que naturelle, que lui présente l'Orient, il cherche
à la saisir et à en rendre compte aux lecteurs. Mais parmi les
nombreux hommes rencontrés au cours de leurs
pérégrinations, on ne peut manquer de remarquer, que les
voyageurs vont tout particulièrement s'attacher à évoquer
les Turcs. Les Ottomans sont au coeur du discours des récits de voyage,
ils constituent un centre d'intérêt majeur pour les lecteurs de
l'époque ; étudions donc, dès à présent,
cette représentation du Turc, qui n'est pas sans soulever de
multiples
356 Ce cosmopolitisme remarquable de la ville d'Istanbul peut
également s'expliquer par son Histoire. En effet, après la
conquête et encore au XVIe siècle, les Sultans ottomans ont
mené une politique de repeuplement de la ville, notamment en faisant
venir des artisans de nombreux pays. Comme le rappelle brièvement
Giovanni Curatola : « Au moment de la conquête ottomane, Istanbul
était très fortement dépeuplée si bien qu'un
programme de repeuplement fut lancé ; maints immigrés, non
seulement des musulmans mais aussi des Arméniens et des Grecs de
Morée, affluèrent dans la ville. Cette tendance était
destiné à s'accroitre ; avec Selim Ier (1512-1520) et ses
conquêtes orientales, les artisans (notamment noueurs de tapis et
céramistes) qui vinrent du Caucase et de Tabriz, de Syrie et
d'Égypte furent nombreux. En outre, la présence juive fut
très importante et souvent sous-évaluée. En effet,
après l'expulsion des juifs d'Espagne en 1492, l'empire ottoman fut leur
destination privilégiée. » L' Art Seldjoukide &
Ottoman, Imprimerie nationale, Paris, 2010, Chap.V : De Constantinople
à Istanbul, (p.149).
357 Belon, Chap.76, Premier livre, p.224-225.
358 Jean Palerne, chap.CI, p.246.
359 Idem, p.246-247.
360 Voir, par exemple, la liste des plantes vendues au
marché de Constantinople, que donne Pierre Belon au chap.52,
Tiers-livre, p.531.
118
paradoxes...
B. « La fascination du Turc » :
ambigüité s des rapports aux Ottomans et effets de miroir pour les
consciences européennes.
Dès le XVe siècle, et plus encore
après la chute de Constantinople (1453), l'extension territoriale et la
montée en puissance de l'Empire ottoman attirèrent l'attention
des Européens, à la fois, pour la religion musulmane (notamment
dans des cercles de théologiens) et pour le pouvoir ottoman (dans des
perspectives politiques et diplomatiques). Ce rapprochement se traduit, dans
les faits, par la présence en Europe, dès le XVe
siècle, d'ambassadeurs ottomans et par des accords avec les Turcs, dans
le cadre de rivalités inter-européennes (par exemple entre villes
italiennes). Sans détailler ses relations particulièrement
actives361, retenons simplement, qu'au début du
XVIe, on peut clairement affirmer que les Ottomans étaient
déjà intégrés au « concert politique »
européen. Cette situation impliquait, de la part des occidentaux, une
mise à distance relative des contradictions idéologiques et de la
haine religieuse, comme le fait très justement remarquer M. Rodinson :
« l'intensité des haines religieuses au sein du christianisme
même faisait apparaitre l'Islam comme un cas moins extraordinaire et
moins repoussant. »362. Dès le Moyen-Âge, on
pouvait observer des interprétations, qui faisaient de l'Islam un
schisme ou une hérésie du christianisme, au XVIe
siècle, dans ce contexte de réforme européenne et de forte
désunion de la chrétienté occidentale, l'Empire ottoman
n'apparaissait pas toujours comme le premier ennemi ou l'adversaire le plus
dangereux363.
Par ailleurs, la proximité géographique avec
l'Empire ottoman, ainsi que les relations politiques et commerciales
étroites avec le Sultan, favorisaient une étude plus «
objective » du monde musulman, et permettaient des discours moins
empreints d'idéologies manichéennes (qui refuseraient apriori de
considérer les Ottomans autrement que comme des « Infidèles
»). Cette étude des Turcs et de leur Empire devenait une
nécessité impérieuse pour les hommes politiques et les
négociants, qui avaient besoin de descriptions précises et
détaillés, et qui accrurent l'exigence
361 Ses relations diplomatiques et politiques intenses, entre
l'Empire ottoman et l'Europe, depuis le XVe siècle, sont bien
synthétisées dans l'ouvrage de Maxime Rodinson, La
fascination de l'Islam, Librairie François Maspéro, Paris
1980, chapitre 3. La coexistence rapprochée : l'ennemi devient un
partenaire et chapitre 4. De la coexistence à
l'objectivité.
362 Idem, p.57.
363 M. Rodinson, op.cit, p.57 « A l'heure où les
schismes se multipliaient (...) il ne s'agissait plus que de classer celui-ci
[l'Islam] dans une hiérarchie où il n'apparaissait pas
forcément comme le plus nocif. », même si il y a des nuances
à apporter à ce point de vue, l'idée est juste et doit
être prise en considération, pour comprendre les rapports
ambigües des voyageurs chrétiens à l'Orient musulman.
119
d'objectivité, dans les discours sur l'Orient
ottoman364. C'est alors, qu'on assiste à des analyses assez
rigoureuses du système politique ottoman, des structures militaires et
administratives du pouvoir turc, analyses souvent critiques, mais
également empreintes d'admiration pour son efficacité dans de
nombreux domaines.
À la lumière des textes, la figure du Turc
apparait comme essentiellement ambigüe, nous allons donc voir, à
présent, en quoi elle fascine le voyageur et l'amène à un
discours, où se mêlent la peur et l'admiration, l'attraction pour
la civilisation ottomane et les « vertus » des Turcs, tout autant,
que la répulsion vis-à-vis de ses croyances et de ses
vices365. Ce discours ambivalent est bien à l'image des
relations diplomatiques de l'époque, les Ottomans sont les alliés
du jour pour les Français, mais ils demeurent des adversaires potentiels
et ils restent des « Infidèles » du point de vue religieux. De
ce fait, on peut d'ores et déjà affirmer, que le discours de nos
voyageurs apparait plus tolérant lorsqu'il se penche sur les moeurs du
quotidien, que lorsqu'il évoque les croyances et dogmes religieux ;
l'évocation des fondements de l'Islam est toujours accompagnée
d'un ton plus rigoureux et sévère, fidélité au
Christianisme oblige. Dans ce cas, nous apercevons toute
l'ambigüité du rôle de l'écrivain-voyageur, en effet,
sa position est assez inconfortable : il doit à la fois être
l'interprète fidèle des mondes orientaux, sans pour autant trahir
sa patrie d'origine et faire peser sur lui des soupçons de trahison vis
à vis de sa culture occidentale et chrétienne. À la
curiosité insatiable des voyageurs et des lecteurs sur l'Orient et
à l'admiration de la civilisation turque, se mêlent la crainte et
la haine des Ottomans, en tant qu'« Infidèles » et ennemis du
Christianisme. Ces sentiments partagés se traduisent par les jugements
les plus contradictoires sur un même objet, qu'il soit pris sous l'angle
de la civilisation ottomane, du pouvoir du Sultan, ou de l'homme Turc, le
« phénomène » ottoman fascine, c'est-à-dire,
qu'il attire tout en repoussant, qu'il inspire l'admiration, tout autant, que
la crainte et la condamnation.
364 Comme le rappelle Esther Kafé dans son article :
« Cependant, malgré les diatribes des turcophobes à
l'adresse des Turcs, l'intérêt de l'Europe pour la Turquie ne
cesse de grandir au cours de ce même XVIe siècle, comme
en témoigne l'incroyable quantité de brochures et de livres sur
les Ottomans. La caravelle rapide, les navires armés avec les
capitaux des marchands-banquiers, qui remplacent la galiote et le brigantin,
contribuent, par le développement du commerce, a la
prospérité de l'Europe. Les voyages servent en même
temps le gout de l'aventure et ils satisfont ce besoin des plus
caractéristiques de l'époque, qui est de s'instruire sur les pays
et sur les peuples au de la des mers et des terres. » p.175, «
Le déclin du mythe turc » in Oriens, Vol. 21/22
(1968/1969), pp. 159-195.
365 À cet égard, notons que les textes
français sont plus intéressants et plus riches en nuances,
comparés à certains textes espagnols de la même
époque, où les enjeux religieux et politiques induisent une
vision moins subtile et plus manichéenne du Turc présenté
avant tout comme « Infidèle » et adversaire. Voir à ce
propos l'étude d'Alexandra Merle dans le Miroir Ottoman.
120
1. La peur de « l'Infidèle » : des
discours empreints de conflits religieux de craintes politiques.
« Je trouve (...) qu'il n'y a rien de barbare et de
sauvage en cette nation à ce qu'on m'en a rapporté : sinon que
chacun appelle barbarie, ce qui n'est pas son usage. Comme de vray nous n'avons
autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et
l'idée des opinions et usances du païs où nous sommes.
Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et
accompli usage de toute chose. »
Montaigne, Essais I, XXX, Des
Cannibales366.
Dès le premier tiers du XVIe siècle,
la peur du Turc saisit les Européens. Ils voient les victoires des
troupes ottomanes se multiplier et atteindre un point de danger extrême,
après la bataille de Mohacs (1526), qui conduisit les Musulmans aux
portes de Vienne. Cette situation historique inquiétante et cette
proximité géographique menaçante sont tellement
essentielles dans le questionnement politique de l'Europe du XVIe
siècle, qu'un savant comme Érasme, soucieux des problèmes
de son temps, consacre à ce problème un petit texte, daté
de mars 1530, où il se pose la question suivante : « Faut-il ou
non faire la guerre contre les Turcs ? ». Même si sa
connaissance des Infidèles et de la culture ottomane est très
limitée et empreintes d'idéologie, son texte méritera
d'être convoqué à plusieurs égards au cours de cette
partie, car il fera écho, en certains points, à la pensée
des écrivains-voyageurs. Retenons pour le moment, qu'étant
donné le contexte historique et politique du milieu de XVIe
siècle (alliance franco-ottomane, mais surtout avancée des
Ottomans en Europe et puissance de ces derniers sur le bassin
méditerranéen), la figure du Turc et l'Empire ottoman sont
toujours au coeur des préoccupations européennes, le récit
de voyage dans l'Empire turc a donc pour fonction première d'informer
les lecteurs français sur cet allié qui effraie, et qui apparait,
au vu de ses victoires et de l'étendu de sa domination, redoutable.
À ce propos, Érasme rappelle la réaction typique de la
majorité des Européens de son époque, lorsqu'il
écrit : « Quand la foule ignorante entend prononcer le nom de Turc,
elle conçoit aussitôt en son coeur une intense colère,
s'enflamme à l'idée de massacre, les injuriants et les traitants
de chiens, d'ennemis des Chrétiens... »367.
(Source des cartes de la page suivante :
http://www.explorethemed.com
Historical Atlas of the Mediterranean.)
366 (p.211 dans l'édition de la Pléiade).Dans
cette citation, à propos de certaines tribus récemment
découvertes en Amérique, Montaigne présente, de
manière claire et convaincante, cette tendance à l' «
ethnocentrisme », qui est au coeur des problèmes, qui nous occupent
ici. Dans quelle mesure le voyageur saura-t-il se détacher de cette
idée de la supériorité de sa propre civilisation ?
367 Cette phrase illustre à quel point l'immense
majorité des Chrétiens d'Europe ignorent tout des splendeurs de
l'Orient et de la civilisation turque, éléments qui seront mis en
avant dans les récits de voyage et que nous étudierons dans la
sous-partie qui suivra.
·
Maritime Empires (1400 AD)
§ Republic of Venice Byzantine Empire
§ Republic of Genoa 1 Other Christian Lands
NE Crown of Aragon Ottoman Empire
§ Knights Hospitaller Other Muslim Lands
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§ Republic of Venice Ottoman Empire
§ Republic of Genoa Other Muslim Lands
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§ Knights Hospitalier Other Christian Lands
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Maritime Empires (1575 AD)
§ Republic of Venice Ottoman Empire Republic of Genoa x
Battles
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§ Knights Hospitalier
I Other Christian Lands
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121
Ces trois cartes montrent bien l'expansion territoriale de
l'Empire ottoman vers l'Europe, entre 1400 et 1560.
122
La « peur du turc » est avant tout d'ordre
militaire, et les voyageurs ne vont pas toujours tenter d'amoindrir la
puissance ottomane dans leurs discours. Au contraire, Jean Palerne insiste sur
cette capacité de mobilisation massive, qui fait la force de
l'armée ottomane, sur la vertu martiale des turcs, qui peuvent «
coucher à la dure »368 et qui savent se contenter du
strict minimum, dans le boire et le manger. Son discours est très proche
de celui de Pierre Belon, qui consacre tout un chapitre à insister sur
les facilités d'organisation, de mobilisation et de résistance
des troupes ottomanes369, le titre est, une fois de plus, explicite
: Chap.19 « Preuve évidente que le Turc peut facilement assembler
cinq cent mille hommes en un camp, & une armée de deux cents
galères, qu'un autre prince cent mille »370 . Dans cet
exemple, c'est la comparaison, qui blesse l'orgueil européen et ses
illusions de puissance, Pierre Belon, fidèle à son serment de
franc-parler371, affirme nettement la supériorité du
Grand Turc sur les princes européens. Il met à la source de
celle-ci, les moeurs austères des Ottomans, qui, en temps de paix, comme
en temps de guerre, se contentent de peu et vivent de manière simple.
Dans ce cas, l'effet de « miroir en négatif » est clair, la
supériorité des turcs est ici physique, tout autant que morale,
ne vivant pas dans le luxe et connaissant les vertus de la vie simple et
rustique, ils sont plus résistants et plus aptes à la guerre, que
les Européens : « Et pour le faire bref, faut savoir que leur
manière de vivre est tant austère en paix qu'elle nous semblerait
être vrai guerre. »372. Le turc devient, en quelque
sorte, la mauvaise conscience des Européens, il leur fait voir, par sa
vertu et sa force, leur faiblesse et leurs vices. Ce schéma est valable
à maintes reprises, dans les récits de voyage
étudiés, il faut le garder en tête, pour comprendre un des
effets les plus étonnant et intéressant provoqué par la
rencontre de l'altérité ottomane : la conscience de soi
réflexive.
Certains passages d'Érasme373 vont dans un
sens assez différent, lorsqu'ils considèrent le péril
ottoman, comme un fléau envoyé par Dieu374 pour
châtier les mauvais Chrétiens, que sont les Européens :
« Attribuerons nous le succès militaire des Turcs à leur
piété religieuse ? Absolument
368 Jean Palerne, op.cit., ch.CVII, p.262.
369 En effet, Pierre Belon admire la « continence »
des militaires turcs, « ce que les Hommes d'une autres nations ne
sauraient faire », ce sont, entre autres exemples, les biscuits
économisés, qui témoignent de leur résistance
guerrière et de leur maitrise d'eux-mêmes. Voir le chap. 70 du
second livre, p. 358.
370 Pierre Belon, tiers-livre, p.478-480.
371 Voir, sur ce point, la seconde partie de ce travail,
où nous avons étudié la Préface, les
déclarations d'intentions et les projets d'écriture de Pierre
Belon.
372 Pierre Belon, ch. 19, Tiers-livre.
373 « Dieu trop souvent offensé par notre crime,
s'est servi de la cruauté des barbares afin de nous amender »,
Érasme, « Faut-il faire la guerre aux Turcs ? », in
« Érasme : Éloge de la Folie, Adages, Réflexions,
Correspondance », Robert Laffont, Paris, 1992, p.961.
374 À propos de cette perception des Ottomans, en tant
que châtiment divin dirigé contre les Européens, lire
l'article d'Esther Kafé, « Le déclin du mythe turc
» : « Cependant le Turc, cet épouvantail, inspire la
terreur sacrée, car il est l'instrument de la colère divine
contre les mauvais chrétiens. » p.160, in Oriens, Vol.
21/22 (1968/1969).
123
pas. À leur vertu ? C'est un peuple
efféminé par la débauche et redoutable uniquement par ses
actes de banditisme. Quelle est donc la cause de leur succès ? C'est
à nos vices qu'ils doivent leurs victoires. »375.
Érasme se distingue nettement de nos voyageurs sur les deux premiers
points, ce qui apparait normal, pour quelqu'un qui n'est pas allé sur
place et qui dispose de peu d'informations authentiques sur les Turcs, ces
réflexions apparaissent également logique de la part d'un
Chrétien, dont le discours, du fait du caractère «
infidèle » de l'adversaire, est très empreint
d'idéologie. Mais remarquons, à quel point il rejoint nos
voyageurs sur son troisième point, nous donnant même une
remarquable synthèse, d'une idée que Palerne, notamment,
exprimera de façon redondante. Ce dernier aurait rajouté : c'est
à nos divisons, qu'ils doivent leurs victoires. Érasme
développera la même idée, dans la suite de son texte, qui,
pareil à certains passages des récits de voyage, se veut
moralisateur. C'est comme si les chrétiens récoltaient, avec les
Turcs, les fruits de leurs mauvaises actions et de leurs multiples
désunions, mais ce « fléau ottoman » n'en reste pas
moins une invitation à la conversion morale et au changement d'attitude
: « On fait preuve d'une extrême impiété en estimant
que l'art médical peut chasser la maladie malgré Dieu. Nous nous
trouvons dans la même situation quand nous estimons pouvoir,
malgré la colère de Dieu, repousser le désastre par nos
propres forces, alors que nous reconnaissons les incursions des Turcs le
moyen de nous inciter à une réforme de notre vie et à une
concorde mutuelle. »376 Nous retrouverons, dans la suite
de ce travail, des idées assez similaires, lorsque les voyageurs feront
voir leurs défauts aux Européens en leur présentant les
qualités des Turcs en comparaison. Érasme préfigure, en
quelque sorte, ce procédé fréquent dans les récits
de voyage, lorsqu'il se permet de faire remarquer : « ...des actes encore
plus cruels ont été commis, non par les Turcs, mais par nos
troupes. »377, ce qui équivaut à une critique
virulente des guerres entre Chrétiens, si meurtrières durant tout
le XVIe siècle (que ce soit du temps d'Érasme, de Pierre Belon,
ou plus tard encore, de Jean Palerne). En effet, la barbarie des Turcs est
présentée quelquefois comme moins grande, que celle de certains
Occidentaux, en particulier les protestants français, clairement
visés à plusieurs reprises dans le texte de Jean Palerne, qui,
par exemple, après avoir présenté la violence sanguinaire
des Turcs, lors de la prise de l'ile de Chypre, ajoute :
« ...pour le moins pour quelque cruauté &
tyrannie d'ont ils ayent usé, si est ce qu'ils n'en ont jamais tant
faict, que noz messieurs de la religion prétendue [allusion aux
luthériens et aux calvinistes] : car s'ils ont trouvé un beau
Temple, ils s'en sont accomodez pour y faire leurs prières &
cérémonies sans aucunement les ruyner, ny les abbatre...
378».
375 Erasme, op.cit., p.959, phrase d'ouverture de son texte.
376 Idem, p.969.
377 Idem, p.961.
378 Ch.LXXXIX, p.220-221.
124
Ici, Palerne nuance le côté destructeur des
Turcs, pour mieux dénoncer celui des protestants européens, la
comparaison est osée et violente, car le Musulman se voit
décerner une vertu supérieure, ou du moins, un vice moindre, que
certains Occidentaux. L'utilisation de ce procédé de comparaison
est subtil du point de vue psychologique, car tout bon Chrétien -quel
que soit sa confession particulière- ne peut que difficilement supporter
une mise en lumière de ses défauts si honteuse, du fait qu'elle
soit réalisée en prenant l'Infidèle comme modèle.
C'est comme si, à plusieurs reprises dans les récits de voyage,
le Turc devenait un moyen, pour l'auteur, de réformer moralement les
Français, ou du moins, de leur donner à voir, de manière
radicale, certains de leurs travers. Une fois de plus, les textes « sur
l'Orient » sont les miroirs des préoccupations européennes,
et la figure du Turc est clairement utilisée, dans ce cas, pour appuyer
les luttes idéologiques et politiques, qui agitent l'Europe.
Mais d'un autre côté, certains défauts des
Turcs sont tout de même stigmatisés de manière redondante
par les auteurs, particulièrement l'avarice des Turcs
dénoncée, par exemple, au chapitre 63 du premier livre, par
Pierre Belon, qui, en tant que voyageur, subit leurs abus et exactions. De
même, dans un autre passage de son récit, il ne manque pas
d'affirmer une nouvelle fois : « Les Turcs naturellement sont moult
avaricieux, et grandement tirants à l'argent : aussi leur plus grande
richesse et trafic est d'avoir de l'argent comptant. »379. Les
évocations historiques sont également l'occasion de souligner la
cruauté de l'ennemi musulman ; Jean Palerne donne au lecteur une
brève description de la prise de Constantinople, en 1453, par les Turcs
: « meu d'une rage, & furie de ruyner les Chrétiens ( ...) ils
firent un terrible massacre (...) il n'eut sorte paillardise, sorte d'inceste,
sodomie & cruauté, d'ont Mahomet [entendons Mehmet II] n'usast
durant ce sac. »380. Certes, l'auteur introduit une certaine
distance de précaution par rapport à ce discours, en
écrivant : « à ce que disent les Grecs ». Mais d'autres
exemples appuient cette vision négative des Ottomans, à Chypre,
lieu par excellence des tensions politiques récentes entre
Européens et Ottomans, il met explicitement en avant leur
côté destructeur : « Du temps que les Vénitiens
occupèrent l'isle il y avoit de huict à neuf cens villages sans
les villes : mais depuis la prise, tout a été ruyné tant
par les Turcs, que par les tremblements de terre... »381, les
Turcs sont également présentés comme dominateurs, sur
cette île récemment conquise : « Il y a deux belles Eglises
(...) lesquels Eglises ils se sont maintenant appropriées & leur
servent de Mosquée »382. Il faut bien comprendre, que
l'île de
379 P. Belon, Chapitre 18, Tiers-livre, p.475.
380 Jean Palerne,op.cit., Ch.CI, p.245.
381 Idem, Ch.LXXXIX, p.220.
382 Idem, Ch.LXXXIX, p.220.
125
Chypre cristallise les rivalités de pouvoirs en
Méditerranée, entre Occidentaux et Ottomans383. Ce
caractère spécifique du lieu conditionne, en grande partie, le
discours anti-musulman de Palerne, dans les chapitres qu'il consacre à
l'ile, dont les descriptions sont d'ailleurs fortement orientées du
point de vue de la stratégie militaire. On peut donc établir une
sorte de corrélation entre un discours négatif, si ce n'est
belliqueux, vis-à-vis des Turcs et l'évocation des territoires
où les tensions et les enjeux de pouvoir sont plus forts. De ce fait, on
peut postuler, que le regard du voyageur sur les Turcs sera plus libre sur des
territoires, plus éloignés des conflits récents, et plus
neutres historiquement et politiquement. Mais de manière
générale, dans le récit de Palerne, les Musulmans
demeurent les éternels ennemis de la
chrétienté384, d'ailleurs, si son texte exagère
le côté « infidèle » des Musulmans, c'est pour
mieux exhorter les Chrétiens à l'unité et à la
croisade. Dans cette optique, Jean Palerne n'hésite pas à
imaginer, en esprit, une opposition européenne à la puissance
ottomane affirmant, par exemple, lorsqu'il parle de Rhodes (conquise en 1522
par Soliman), présentée comme une clé
géostratégique pour qui voudrait reconquérir l'Orient
méditerranéen :
« Ils [les Turcs] font estat de ceste forteresse
là, & de Famagoste, d'autant qu'en tout le pays, que domine le Turc,
n'y en a point d'autres, sinon quelques chasteaux, qui ne sçauroient
résister trois jours à une armée, & si encores la plus
part des villes de tout le Levant ne sont point fermées de murailles :
en sorte que toute la Turquie seroit aisée à conquester, à
qui pourroit une foys tailler
en pièces une armée de troys ou quatre cens mil
hommes, que le grand Seigneur peut mettre sur le pied. »385
D'autre part, le caractère menaçant des Turcs
ressort fortement, lorsqu'il est question de religion. Par exemple, Pierre
Belon rapporte à ses lecteurs, que des femmes turques donnent leurs
héritages aux soldats mahométistes « afin qu'ils s'efforcent
mieux à combattre les chrétiens, car elles ont cette fausse
opinion que c'est le moyen pour sauver leur âme par la mort des
chrétiens tués de la main de ceux à qui elles ont
laissé telle aumône. »386. Dans ce cas, le Turc
est réduit à son identité première « d'
Infidèle », d'ennemi juré des Chrétiens. Cette image
péjorative est très manifeste,
383 N'oublions pas, que le voyage de Jean Palerne est
effectué, après la prise de Chypre par les Ottomans (15701571) et
après la fameuse bataille de Lépante, qui, si elle a une
portée symbolique importante (dont le texte se fait l'écho
à plusieurs reprises, lorsqu'il exhorte les Chrétiens à
une croisade unificatrice contre les Musulmans), n'est pas pour autant une
victoire stratégique de grande portée, puisque les Ottomans,
quelques années après, s'emparent de Tunis (1574).
384 En cela, il se distingue d'un texte comme celui de Belon,
qui témoigne d'un rapport plus pondéré aux Musulmans
(même si, à certains moments, Belon s'oppose vigoureusement aux
« mahométistes », son discours est beaucoup moins radical).
Ces différences sont fortement liées à l'évolution
du contexte historique, alors qu'à l'époque de Belon, nous sommes
en plein âge d'or des relations franco-ottomanes, à
l'époque de Palerne, même si la France reste l'alliée
officielle des Ottomans, la victoire de Lépante (1571) et les tentatives
d'union des impériaux pour repousser les Turcs exerce une forte
influence sur les imaginaires et sur la perception du Turc.
385 Jean Palerne, chap.XCII, p.226.
386 Chap.59, premier livre, p.193. On peut citer, en
contrepoint de ces conceptions ottomanes de la « guerre sainte »
exposées par Belon, une réflexion qu'Érasme
développe dans son « Faut-il ou non faire la guerre aux Turcs ?
», op.cit., p.967 : « C'est une misérable erreur que
commettent ceux qui s'imaginent devoir s'envoler droit vers le Ciel, s'il leur
arrive de tomber en combattant les Turcs.» Il préserve en quelque
sorte les Européens de tomber, dans le même genre d'illusions, que
celles de l'adversaire musulman.
126
|
lorsque Nicolay évoque les différents types de
religieux « mahométistes », on observe à quel point il
animalise ceux-ci, dans ses descriptions textuelles et dans les illustrations,
qui les accompagnent. Et de fait, le « géographe ordinaire du Roi
de France » commence sa série de cinq chapitres, consacrés
aux religieux musulmans, en affirmant : « leur manière de vivre est
si bestiale et éloignée de la vraie religion, sous couleur de
feinte sainteté et vaine dévotion qu'elle se peut, par comparable
raison appeler plutôt vie de bêtes brutes que d'hommes raisonnables
»387. Avant même d'avoir considéré en
détails et séparément ceux-ci, Nicolay pose le
préjugé de leur « barbarie », il appuie cette vision
négative des religieux turcs, par une constante bestialisation de
ceux-ci388, qui ne fait que commencer avec la phrase
précédente et se développera ensuite de manière
plus précise389. Nicolay décrit l'habillement des
« géomailers » turcs, de la manière suivante : «
...sur la tunique
|
« Géomailer turc » (illustration des
Quatre livres des navigations & pérégrinations de
Nicolas de Nicolay).
|
en lieu de manteau, sont endossés par-dessus les
épaules d'une peau de lion ou de léopard, tout entière en
son poil naturel, laquelle ils attachent devant la poitrine avec les deux
jambes premières. »390. L'illustration, qui se situe en
vis-à-vis de cette description, reprend cet élément et
augment ainsi l'animalité du religieux turc, la queue de lion donne un
aspect assez diabolique à cette figure (voir illustration reproduite
ci-dessus)391.
387 Nicolas de Nicolay, chap. XV du Troisième livre
des Navigations & Pérégrinations, p.187-188.
388 Ce discours illustre une attitude de répulsion face
à ce qui extérieur à soi, une tentative de renvoyer
à la nature inculte, ce qui apparait comme étranger. Cette
attitude « ethnocentrique » du voyageur renvoie à un
mécanisme très commun dans les relations inter-culturels, que
Claude Levi-Strauss expose dans Race & histoire (1952) : «
L'attitude la plus ancienne (...) consiste à répudier purement et
simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales,
esthétiques, qui sont les plus éloignés de celles
auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », «
cela n'est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela
», etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce
même frisson, cette même répulsion, en présence de
manières de vivre, de croire, ou de penser qui nous sont
étrangères (...) on refuse d'admettre le fait même de la
diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la
culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à
la norme sous laquelle on vit. » Chapitre 3, p.19-20 (dans la
réédition chez Denoël, collection Folio/Essais,
2010).
389 Remarquons, que la classification adoptée par
Nicolay, à savoir la division en quatre grands types de religieux
(Géomailers, Calenders, Dervis et Torlaqui), sera reprise à
l'identique par Jean Palerne, dans son récit (chap.XXX « Des
Religieux Mahométistes.. », p.116), outre cette typologie, les
descriptions qu'en donnent Palerne sont presque identiques à celles de
Nicolay, on retrouve les mêmes éléments marquants et
péjoratifs, ce qui nous pousse à penser, que le discours de Jean
Palerne sur les religieux turcs a plus à voir avec des motifs
littéraires, qu'avec une observation réelle de ceux-ci et de
leurs modes de vie.
390 Nicolay, chap.XV, p.188.
391 Certes, le portrait, que donne Nicolay des
géomailers, est très négatif, à de multiples
égards, mais il est tout de même intéressant de remarquer,
sur la gravure, que ce religieux « barbare » est dans une posture de
lecture. Le livre, ce symbole fort de la culture, est mis entre les mains du
personnage et tend, ainsi, à nuancer quelque peu la
précédente affirmation de sa bestialité. Cet exemple est
assez représentatif de l'ambigüité à l'oeuvre dans
la
127
Outre leur aspect physique repoussant, la critique des «
géomailers » est très liée à leurs moeurs, qui
apparaissent, aux yeux du voyageur occidental, comme inappropriées
à leur fonction. En effet, Nicolay apprend à ses lecteurs :
« Entre ces dévots pèlerins d'amour, s'en trouvent bien
aucuns qui secrètement, et sous prétexte de religion attirent
à eux d'un ardent amour les coeurs des plus belles femmes (...) si bien
que sous cette couleur, ils sont appelés d'aucuns Turcs les hommes de la
religion d'amour... ». Il continue et conclue ce passage avec un trait
d'esprit assez paradoxal, qui rehausse, tout en le condamnant, le pouvoir
d'attraction de l'Orient : « ...hommes de la religion d'amour, comme en
effet, ils le sont, tellement que si un tel ordre était entre nous,
je crois bien que la plupart de notre jeunesse se vouerait, rendrait, et ferait
plutôt profession à telle religion, qu'à celle de
l'observance. »392. N'y a t-il pas une certaine
ambigüité derrière cette phrase, une attraction inavouable
pour cette religion, qui apparait plus naturelle ? Nicolay insiste sur le
côté attirant de ce mouvement religieux, mais cela semble
être pour mieux prévenir le lecteur de ses dangers. Le second
portrait, que donne Nicolay, est encore plus repoussant et tout autant
marqué par l'incompréhension, il présente une
antithèse, pour ce qui est des moeurs, du personnage
précédent : « le calender » turc. En effet, si les
premiers semblaient portés aux plaisirs ou à la luxure, les
seconds les rejettent de manière tout aussi extrême, que les
premiers les chérissaient. Cette « étroite abstinence et
pure chasteté » prend une forme choquante pour l'occidental, qui
observe : « sous le membre viril, se percent la peau, où ils
passent un anneau de fer ou d'argent assez gros et pesant, afin qu'étant
ainsi bouclés, ne puissent en aucune manière exercer la luxure...
»393. Si dans un premier temps, le chrétien occidental
aurait pu adhérer partiellement à leur morale, cette pratique
singulière rend ces religieux turcs « étrangers », si
ce n'est barbares, aux yeux des lecteurs. La bestialisation est de nouveau
à l'oeuvre dans la description des « dervis », qui commence de
manière « programmative », par cette phrase : « Beaucoup
plus estrange et bestiale est la vie et façon de faire des dervis.
»394 Une fois de plus, leur manière de se vêtir
illustre leur proximité avec la nature : « ils ne se vêtent
que de deux peaux de moutons ou de chèvres... », l'image
présentée avec le texte est terrifiante (voir reproduction
à la page suivante), en adéquation avec la description
littéraire, qui présente les dervis en ces termes : « ils
sont tous grands larrons, paillards et voleurs, ne faisant conscience de
détrousser, tuer, meurtrir ceux qu'ils rencontrent en leur chemin, avec
une petite hache qu'ils portent à la ceinture... ». Cette arme est
évidemment reprise dans l'image, comme pour symboliser cette violence et
démultiplier l'effet du texte. Nicolay poursuit sa description
effrayante et stigmatise, le plus possible, l'immoralité de ces
personnages, en ajoutant : « ils sont
représentation du Turc.
392 Nicolay, idem, p.190.
393 Nicolay, chap.XVI, p.192.
394 Nicolay, chap.XVII, p.192.
merveilleusement adonnés au détestable
péché de sodomie, se mêlant contre tout droit et tout
honneur de nature non seulement les uns aux autres d'un même sexe, mais
vilainement et dénaturellement avec les bêtes brutes. » Pas
besoin d'aller plus loin dans la description (qui rajoute de nombreux autres
éléments terrifiants -ivresse, folie, auto-scarification, etc.),
de telles affirmations montrent assez la virulence, que peut prendre le
discours sur le religieux turc. Dans le texte de Nicolay, ils sont donc
grandement diabolisés395 (condamnation morale),
bestialisés (mis hors-culture, l'autre est alors renvoyé à
la nature la plus primaire, considéré comme « barbare
») et discrédités (les dimensions spirituelles et
authentiquement religieuses de leur démarche sont réduites, si ce
n'est effacées).
« Dervis, religieux turc » (illustration extraite
des Quatre livres des N avigations & P érégrinations
de Nicolas de Nicolay, édition de 1568).
Pour finir son catalogue simplifié des religieux turcs,
Nicolay présente les « Torlaquis », qui sont mis en
scène selon les trois processus dépréciatifs, que nous
venons de mettre en évidence : « les torlaquis se vêtent de
peaux de mouton et de chèvre (...) La forme et la manière de
vivre de ces torlaquis est plus brutale et bestiale que celle des mêmes
bêtes brutes, car ils ne savent ni ne veulent savoir lire et
écrire, ni faire aucun acte civil ou utile... »396. Une
fois de plus, il ressort de cette dernière phrase une
représentation ethnocentrique de l'autre, au sens où le voyageur
juge ce dernier, à l'aune de ses propres critères de
civilisation. Nous retrouvons également, dans ce quatrième
portrait, la volonté de discréditer le religieux musulman,
lorsque Nicolay affirme : «...ce pauvre barbare et ignorant peuple
épouvanté de la menace divine, et consolé de confiance en
la dépréciation de ce vénérable
révélateur et intercesseur,
128
acourt vers lui de toutes parts, ajoutant si grande foi
à la masquée hypocrisie de ce vieux renard [le « torlaqui
»], qu'ils ont ferment persuasion toutes ces abusives et diaboliques
oeuvres être divins miracles. »397. Ce motif du
faux-religieux séducteur, qui profite de la crédulité et
de l'ignorance du peuple, se retrouve à maintes reprises dans les
récits de voyage (notamment à propos de Mahomet
395 Sur ce point, le texte de Nicolay est assez conservateur
et peu innovant, au sens où il reprend une image du Musulman
déjà très ancrée dans les imaginaires
européens, dès le Moyen-Âge. Certes, il précise tout
de même cette image, puisqu'il offre à voir plusieurs
catégories de religieux musulmans, mais la diversité n'est
qu'apparente, l'unité de son discours réside dans sa condamnation
univoque de chacun d'entre eux.
396 Nicolay, chap.XVIII, p.194-195.
397 Idem., p.197.
129
lui-même). Nous avons insisté sur ces quatre
chapitres du sieur Nicolay, parce qu'ils illustrent bien, à la fois une
image très négative du Turc, mais aussi un problème
conceptuel majeur pour les Européens, qui tentent de donner une image
des religieux turcs : la diversité interne à l'Islam, et les
apparentes contradictions entre ces différents types de religieux (qui
se revendiquent pourtant d'un même fondateur), ces contradictions ont
surement quelque chose de troublant pour le voyageur, qui essaie, tout de
même, de catégoriser ces religieux et de montrer leur unité
dans leur erreur et leur barbarie.
La religion est toujours un sujet sensible pour les
écrivains-voyageurs, en effet, si Belon est assez juste, voire
tolérant, lorsqu'il présente les Turcs dans leur vie quotidienne,
quand il est question de religion, il ne se permet pas le même
état d'esprit. Nous en voulons pour preuve sa brève exposition,
au début du Tiers-livre, de la doctrine de Mahomet, celle-ci
est bien sûr une condamnation sans appel. D'ailleurs, son projet, de
quelques chapitres thématiques consacrés à la religion
musulmane, est clairement exposé à la fin du second livre, et
annonce déjà un changement de ton, il propose au lecteur une mise
au point sur « les lois que donna Mahomet (...) pour mieux faire entendre
que la bêtise et la barbarie de ce faux prophète a séduit
tout ce pauvre peuple ignorant par sa loi qui est un vrai songe fantastique.
». Belon adoptera effectivement un ton extrêmement critique et
virulent, qu'on lui connaissait peu jusqu'alors : face aux croyances des
Infidèles, il devient un fervent défenseur de la foi
chrétienne. Dans le même ordre d'idée, il est
intéressant d'étudier le récit de Palerne, qui, lui aussi,
propose une série de chapitres thématiques consacrés
exclusivement à l'évocation des croyances et des dogmes
musulmans398. Ce discours est intéressant sous plusieurs
aspects, d'abord, on assiste à une désacralisation de
l'Islam399, du fait de l'analyse « historique » de ses
origines, alors, la religion musulmane n'est plus une révélation
divine, qui trouve ses sources dans un passé mythique, elle devient un
phénomène historique et humain. D'ailleurs, l'auteur ne se prive
pas d'un parallèle fortement en lien avec le contexte français
de
398 Cette description thématique de la religion
musulmane, qui brise quelque peu la dynamique de la narration des
pérégrinations, s'étend du Ch.XXX au Ch.XXXIV du texte de
Jean Palerne.
399 Cette désacralisation ne participe t-elle pas d'une
neutralisation partielle de la peur ? En ridiculisant et discréditant
les fondements de la religion de l'autre, on lui retire une grande partie de
son aura et de sa puissance. Nous estimons d'autre part, que les récits
de voyage participent de manière plus générale à
une sorte de guérison de cette peur de l'autre, car si les
Infidèles sont quelquefois présentés comme puissants, ils
ne sont pas exclusivement réduit à l'archétype du Diable,
ils sont présentés sous différents aspects, ce qui aboutit
à une vision plus nuancée du « Turc ». Le simple fait
de mieux les connaitre va parfois permettre de réduire la peur qu'ils
inspirent, peur, qui, en général, se nourrit fortement de
l'ignorance et des projections fantasmagoriques de ceux qui la ressentent.
Malgré les nombreux préjugés qu'ils entretiennent, nos
voyageurs participent également à la destruction de certains
stéréotypes simplistes et manichéens à propos des
Ottomans (nous excluons Nicolay de cette idée, et nous incluons Palerne,
dans une certaine mesure seulement). En cela, ils sont véritablement
mués d'un esprit cosmopolite, au sens où les peuples ne peuvent
se rapprocher et tenter de se comprendre, si la peur s'interpose entre eux, ils
ont donc besoin d'intermédiaires culturels, rôle parfois bien
rempli par les voyageurs et leurs récits.
130
l'époque, lorsqu'il compare l'attitude de Mahomet avec
celle des protestants : « huguenots ont despuis suyvi à son
imitation (...) qui fut d'inventer une nouvelle religion. », une fois de
plus ici, la réflexion sur le passé devient source
d'enseignements pour le présent, de même que le texte devient le
miroir des préoccupations de son auteur et de ses contemporains. D'autre
part, l'Histoire apparaît comme une source de compréhension du
présent, lorsque l'auteur évoque le schisme des
Musulmans400, qui les divisent entre sunnites et chiites -pour
reprendre les appellations contemporaines, cette division est indispensable
à la compréhension de conflits, toujours vifs dans la seconde
moitié du XVIe siècle, entre le Roi de Perse et le
Sultan ottoman. En effet, après avoir relaté le schisme originel,
Palerne affirme : « De là est venu la source et l'origine de la
guerre (...) qui dure encore à présent »401. Par
ailleurs, le chapitre XXXIII (« Du concile tenu par les
mahométistes aprez la mort de Mahomet ») témoigne
également d'une forte conscience, chez l'écrivain-voyageur, des
processus historiques à l'oeuvre dans la constitution des religions et
de leurs dogmes unificateurs. Cette idée, si elle est appliquée
dans ce cas précis à la religion musulmane, traduit
également des préoccupations essentielles en Europe, à la
même époque, où, par exemple, des philologues et des «
évangélistes », prenant conscience des transformations
historiques et des corruptions qu'elles peuvent engendrer, se mettent alors
à rechercher le texte originel, à critiquer la Vulgate
officielle, à remonter aux sources plus anciennes (notamment grâce
à des manuscrits grecs) du Texte sacré. De même, la
volonté de fixer le texte et les dogmes, d'imposer une unité
religieuse est patente dans la narration des origines historiques de l'Islam,
et plus précisément, du fameux concile de Damas, qui aboutit au
livre de la Zuna. En effet, Palerne et Belon racontent tout deux,
qu'après avoir réunis toutes les différentes versions du
Coran et avoir déterminé ce qui devait être
retenu, « le reste fust mis à l'eau » sur ordre du calife, qui
voulait, en supprimant la diversité des textes, rétablir
l'unité des Musulmans. Le Christianisme, au cours de son histoire, a
connu les mêmes problèmes et les mêmes tentatives
d'uniformisation des textes et des rites : le monde ottoman est, une fois de
plus, un miroir pour le monde occidental. Et si cette réflexion critique
est dirigée contre la doctrine de Mahomet, on ne peut pas nier qu'une
telle analyse et une telle démystification de la religion de l'autre,
pourraient, à terme, se retourner contre les croyances et dogmes
chrétiens eux-mêmes. Pensons, par exemple, à la virulente
critique de Palerne, lorsqu'il évoque les enfers « selon
»402 Mahomet. En effet, il les présente de
manière tellement caricaturale,
400 Ce schisme entre musulmans est évoqué
également par P. Belon, au chap.4, du Tiers livre, p.448, lorsqu'il
écrit : « il advint que depuis ils se divisèrent en quatre
opinions, dont encore pour l'heure présente les Perses sont contredisant
aux Turcs s'appelant hérétiques les uns aux autres. », cette
dernière attitude, relevée par Belon, n'est pas sans rappeler les
divisions religieuses, qui frappent la chrétienté
européenne, durant tout le XVIe siècle.
401 Ch.XXXI, p.123.
402 Nous mettons des guillemets, pour souligner à quel
point cette représentation, qui prétend rendre compte de
manière « objective » des conceptions musulmanes, est en fait,
dans sa présentation même, orientée en vue d'une certaine
lecture de l'altérité religieuse.
131
que ceux-ci apparaissent finalement, aux lecteurs, comme le
fruit de l'imagination humaine, plutôt qu'une réalité
plausible403. Palerne n'attaque t-il pas indirectement ici, de
manière consciente ou non, certaines conceptions et visions promues par
l'Église romaine (qui fut déjà accusée pour
celles-ci, dès le début du XVIe siècle par
Martin Luther) ? Cette interprétation est d'autant plus forte, que les
conceptions chrétiennes de l'enfer ne sont pas sans ressemblances avec
celles des « mahométistes ». En lisant le texte de Palerne, on
comprend, que cette idée d'enfer exploite la peur des hommes à
des fins politico-religieuses, de même que, pour le Paradis, c'est leur
soif de plaisir, qui est exaltée404. Palerne y voit donc une
stratégie rusée pour « attirer et séduire le peuple
» : Mahomet n'apparait plus comme un prophète libérateur,
mais, au contraire, comme un démagogue manipulateur405.
Certes, c'est toujours de la religion musulmane, dont il est question, mais n'y
a t-il pas quelques risques pour les religions établies en Europe, que
se développe ce type de pensée critique ? En tout cas, on peut
affirmer, que la critique du « mahométisme » par Palerne est
intelligente, elle ne se réduit pas à un rejet bloc apriori, il
donne quelques éléments authentiques, même si son
interprétation est parfois simpliste. En expliquant et en
détaillant les origines de l'Islam, Jean Palerne ouvre la voie à
une critique historique des religions, il montre à quel point leur
instauration peut être liée à la ruse et aux passions
humaines406, il désacralise l'Histoire Sainte musulmane et
participe par là au développement d'un esprit critique plus
général, qui ne se prive pas de dénoncer la
crédulité des hommes. Pour achever cette réflexion,
soulignons à quel point l'analyse historique de l'Islam amène
Palerne à la conscience de l'instrumentalisation, dont les traditions
religieuses peuvent être l'objet, notamment, avec l'exemple de la reprise
par les Musulmans des Ancien et Nouveau Testaments : «
Mahomet veut être recue tant du vieil que du nouveau testament, qu'il a
accomodé à sa poste... »407. Dans le texte de
Palerne, qui est farouchement anti-musulman, Mahomet apparait donc comme un
imposteur, qui utilise les grandes traditions religieuses à son compte,
pour se placer en continuité historique et en tirer une autorité
plus grande.
403 J.Palerne, op.cit., chap. XXXIV, p.128.
404 Ibid, p.127.
405 La même idée se retrouve dans le texte de
Belon, qui lui aussi démystifie l'Enfer et le Paradis musulmans, voir le
chap.5 « De la crainte du tourment d'enfer, dont Mahomet a
épouvanté les Turcs... », ou encore le chap.7 «
Plaisant voyage que Mahomet feint avoir fait en Paradis la nuit en dormant,
& des grandes folies qu'il raconte touchant le paradis des Turcs.»
(Tiers-livre).
406 À cet égard, Palerne en profite pour mettre
en parallèle, sa vision très terrestre des motivations de
Mahomet, avec le caractère également intéressé, que
peuvent prendre certains mouvements religieux schismatiques de son propre monde
et de sa propre époque : «Un moyne Nestorien, nommé Sergio
[un érudit en écritures juives et chrétiennes qui
révéla à Mahomet qu'il était l'envoyé de
Dieu] s'en alla mal content de son Patriarche, pour duquel se venger il
practiqua un moyen, que noz Ministres Huguenots ont despuis suyvi, à
son imitation, pour n'avoir pas aussi eu du Pape ce qu'ils désiroyent :
qui fut, d'inventer quelque nouvelle loy... » (chap.XXXI, p.121).
407 Ch.XXXII, p.125.
Finalement, la peur, qu'inspirent les Turcs aux lecteurs
français, passe également par certaines des illustrations de
Nicolay, qui entretiennent ce caractère effrayant de l'étranger.
En effet, si certaines gravures rendent plus familiers et moins repoussants,
aux lecteurs, les habitants des nations du Levant -le simple fait de mettre une
image sur l'inconnu a parfois quelque chose de rassurant-, d'autres images
représentent, au contraire, des personnages aux attitudes ou aux
apparences effrayantes (pensons aux religieux Turcs exposés
précédemment, ou à d'autres images, par exemple, les
lutteurs d'apparence féroce, représentés au chapitre X, du
Troisième livre de Nicolay). Paradoxalement, un personnage effrayant
peut, simultanément, provoquer une certaine admiration, nous pensons,
par exemple, aux soldats du Grand-Turc (dont nous reproduisons ci-dessous deux
illustrations), qui ont quelque chose de majestueux, dans leurs costumes et
leurs postures.
132
Voici deux archétypes du militaire ottoman,
à gauche une représentation du fameux « janissaires
», à droite un « Solaqui » ou archer du
Sultan.
Nicolay n'est pas le seul à retranscrire la peur qu'il
éprouve face aux Ottomans, à propos des janissaires, parés
de leurs plumes et costumes de guerre, Belon écrit : « somme que
voyant tels hommes ainsi accoutrés et déguisés, l'on
dirait que ce sont géants tant ils sont épouvantables.
»408. L'apparence physique des soldats d'élite du Grand
Turc a quelque chose d'effrayant pour l'Occidental, mais cela n'a rien
d'étonnant, quand on sait, à quel point les militaires cherchent
à effrayer leurs adversaires, par leur apparence, et à se donner
un aspect redoutable, l'effet est certes, psychologique, mais les avantages
n'en sont pas moins réels, lors des combats. Jean Palerne va dans le
même sens, lorsqu'il fait observer, à propos des janissaires :
« ...ils marchent avec
408 Chap.26, tiers livre, p.487.
133
une si grande audace et ont telle monstre avec ces habits que
cinq cens paroistront plus que mil de noz soldats. »409. Mais
la répulsion du voyageur n'est jamais totale, Belon ajoute, alors qu'il
décrit leurs accoutrements composés de plumes : « Ces Turcs
ainsi bardés de plumes ressemblent proprement à un Saint-Michel
en peinture. »410 ; il est difficile d'interpréter cette
phrase, est elle moqueuse et ironique, ou au contraire révèle
t-elle une certaine admiration devant l'apparence grandiose des janissaires ?
Ange ou démon, le coeur et la plume de nos voyageurs balancent, elle ne
peut trancher entre les deux, le Turc n'est ni tout l'un, ni tout l'autre,
l'appréhension des hommes demandent plus de nuances et de
subtilités, et de fait, on remarque, dans les textes, que les
compliments et les reproches, l'admiration et la peur, se retrouvent souvent
à seulement quelques lignes d'intervalles. Ainsi, avec ces récits
de voyage, nous découvrons une vision nuancée du « Turc
», des portraits moins superficiels, que certaines caricatures
manichéennes ayant cour à l'époque (notamment dans les
récits espagnols411). Après avoir survolé ces
côtés « obscurs » et effrayants du Turc, nous allons
nous pencher sur les vertus et qualités, que lui accordent les auteurs
français et qui le rendent (peut être plus encore, que ces
défauts ou que la peur qu'il inspire) dérangeant aux yeux des
Européens, car il les oblige à réfléchir sur
eux-mêmes et à se remettre en question. Nous devons
également étudier la parenté doctrinale de l'Islam avec
les traditions juives et chrétiennes, parenté qui pose des
problèmes aux voyageurs, qui sont contraints de reconnaitre quelques
points communs avec les Infidèles. Ces points communs sont d'autant plus
dérangeants et étonnants, qu'ils ne sont pas seulement doctrinaux
: dans leurs comportements mêmes, les musulmans vont parfois faire preuve
d'une attitude très « chrétienne »412...
409 Jean Palerne, op.cit., ch.CVII, p.259, remarquons, avec
cet exemple, à quel point les récits de voyage sont l'occasion
d'observer les techniques militaires de l'adversaire.
410 Idem.
411 Voir le travail d'Alexandra Merle, déjà
cité à cet égard.
412 L'idée d'un rapprochement et d'une parenté
entre les musulmans et les chrétiens n'est pas nouvelle,
puisqu'Érasme osait déjà qualifier les «
Infidèles » de « demi-chrétiens », dans son texte
déjà cité.
134
2. L'admiration des Turcs & de la civilisation
ottomane: du discours sur l'autre à la conscience de soi.
« Porteur d'eau », illustration extraite des
Navigations & Pérégrinations de Nicolas de
Nicolay.
135
Avant d'évoquer des comportements turcs aux apparences
étonnement chrétiennes, pour les voyageurs, revenons, quelque
peu, sur cette parenté doctrinale et traditionnelle entre Islam &
Christianisme. Pierre Belon expose les éléments chrétiens
présents dans l' « Alcoran » de manière très
précise, en se référant directement aux chapitres et aux
livres de ce dernier413. Il témoigne ainsi d'une connaissance
relativement bonne, pour l'époque, du texte fondateur de l'Islam
(diffusé en Europe, plus largement qu'auparavant, au cours du
XVIe siècle, notamment par l'effort de quelques
lettrés arabisants, qui vont le traduire et le faire imprimer). En
effet, toujours dans la première dizaine de chapitres, qui ouvrent son
tiers livre, Belon prouve son haut degré d'érudition et de
connaissance de la culture religieuse islamique, lorsqu'il se
réfère à la « Zuna » et au « livre d'Asear
», autres textes fondateurs de la religion musulmane, qu'il cite
directement, comme sources des histoires et croyances qu'il rapporte. Mais
comprenons bien, que cette connaissance de la doctrine des «
Infidèles » est conçue comme participant de la lutte contre
leurs erreurs, Pierre Belon le précise explicitement, à la fin du
chapitre 7, comme pour se préserver de tout soupçon ou critique :
« Toutes lesquelles choses j'ai écrites pour montrer le peu de
jugement de Mahomet, d'écrire choses si folâtres. » (p.455).
Mais si le texte et les croyances religieuses sont facilement critiqués
par les voyageurs français, ils ne peuvent manquer de remarquer certains
comportements des Musulmans, qui se conforment étonnement bien à
la morale chrétienne et aux devoirs qu'elle promeut.
Par exemple, Belon rend justice à cette bonne habitude
qu'ont les riches Turcs de réaliser des « oeuvres pieuses »
d'utilité publique, qui sont bâties et fonctionnent à leurs
frais, tels des bains publics, des caravansérails, des aqueducs &
fontaines, des mosquées : « les grands seigneurs qui sont devenus
riches en la maison du Turc (...) font faire de tels édifices par
charité... »414. Cette notion centrale du
christianisme est bien présente, aussi étonnant que cela puisse
paraitre aux lecteurs, aux vues des préjugés de l'époque,
certains Turcs témoignent par leurs actes de cette vertu cardinale, aux
yeux de tout vrai Chrétien ! En outre, la charité des Turcs ne
s'arrêtent pas là, en effet, on apprend, que dans leurs
caravansérails, qui hébergent gratuitement les
voyageurs, l'hospitalité ne connait pas de frontières nationales
ou religieuses : « Nul ne vient là qui soit refusé, soit
juif, soit chrétien, idolâtre ou turc. »415. Cette
hospitalité est également universelle par son caractère
égalitaire416, comme le précise Belon, un peu plus
après : « l'étranger n'aura pas moins que
413 Voir chap.3 du tiers livre, p.446.
414 Chap.59, du premier livre, p.190.
415 Chap.59, du premier livre, p.191.
416 Cette attitude vis-à-vis des étrangers et des
voyageurs pourrait renforcer l'idée, que nous avons déjà
rencontrée, d'un Empire ottoman « cosmopolite ».
136
le plus grand personnage. »417. Dans ce
contexte, le choc culturel est d'ampleur importante pour un voyageur occidental
habitué aux « hôtelleries », comme l'indique cette
phrase de Belon à celui qui cherche à lire entre les lignes :
« Nul Turc quel qu'il soit n'a honte de se loger dedans telle
manière d'hôpital, ni de prendre l'aumône en la sorte que
j'ai dit, car c'est la façon de faire du pays. ». Belon exprime
tacitement la gêne, qui peut atteindre le voyageur européen, peu
coutumier à quémander un toit et un repas sans les payer en
retour418. De même, que ces édifices fondés
« pour l'amour de Dieu », un élément qui étonne
souvent le voyageur est la gratuité de l'eau, qui est fournie par pure
dévotion religieuse, sans attendre systématiquement de
récompense ou de contrepartie419. Par l'exemple ottoman, les
Chrétiens sont amenés à se remettre en question et
à s'apercevoir, qu'ils sont peut-être plus loin qu'ils ne
l'imaginaient de la religion, dont ils se disent les représentants.
Toujours selon le même mécanisme, les Chrétiens sont
indirectement apostrophés et rappelés à leurs devoirs, par
la violente comparaison avec les Musulmans. À cet égard,
mentionnons un exemple grandement significatif, extrait du récit de Jean
Palerne, après avoir évoqué la grande religiosité
et vertu des musulmans, il pousse ce cri du coeur en forme de prière :
« Pleust à Dieu que les Chrétiens fussent ainsi zelez
à l'amour de leur prochain. »420. De même, les
musulmans apparaissent très chrétiens au lecteur, lorsque Palerne
écrit à leurs propos : « ...se pardonnans lors les uns les
autres, mesme à leurs ennemys... »421, Palerne lui
même concède l'étonnement que ce genre de constatation peut
induire chez le lecteur chrétien, lorsqu'il écrit ; « Chose
que difficilement pourroit on croire, qui se pratique néantmoins entre
ces infidèles »422. En effet, le jeune voyageur fait
preuve de stupéfaction et d'admiration vis-à-vis des «
mahométistes » et de leurs vertus religieuses :
« ils font de grandes aumosnes, & observent
principalement les trois poincts à eux tant de foys recommandez par
Mahomet, sçavoir, la prière, le jeusne, & la charité :
par le moyen de laquelle ne se voit aucun mendiant entr'eux. Aussi
tiennent ils qu'un foble423 donné de bon cueur durant la vie,
vaut mieux que cent medains aprez la mort »424
Une fois de plus, son discours balance entre l'éloge du
Turc et la réprimande implicite aux mauvais Chrétiens, que sont
les Occidentaux. En effet, l'absence de mendiant dans les
sociétés ottomanes,
417 Chap.59, du premier livre, p.192.
418 Une fois de plus, le voyage est une expérience
riche en enseignements pour le voyageur, qui, dans ce cas, va apprendre
l'humilité et accepter de recevoir l'aumône en pure
gratuité, mettant de côté son orgueil et ses habitudes
culturelles.
419 Pierre Belon, op.cit., chap.71 : « Les arabes mettent
communément de l'eau par les lieux publics et en font porter par des
gens qui en donnent à tous allant et venant, sans rien en demander...
». Nicolas de Nicolay ramène à son lecteur un magnifique
portrait de ces porteurs d'eau (nous avons reproduit cette illustration
extraite des Navigations & Pérégrinations, en
tête de cette partie).
420 Chap.LXIII, p.176.
421 Chap.XXVII, p.112.
422 Chap.XXVII, p.112.
423 Monnaie de cuivre de faible valeur.
424 Chap.XXVII, p.111.
137
doit faire grandement réfléchir ceux qui se
veulent héritiers véritables du Christ, qui prônait une
attitude, dont les musulmans semblent manifestement plus se rapprocher, que les
Chrétiens d'Europe425. Par ailleurs, la dernière
phrase de Palerne, toujours sous les apparences de neutralité et de
description de la religion ottomane, pourrait faire écho au
problème des indulgences, qui secoua fortement le monde catholique et
devait encore être un argument typique des discours protestants, à
l'époque de Jean Palerne. Ne faisons pas de ce dernier un protestant,
nous avons vu qu'au contraire, dans certains passages de son texte, il critique
avec virulence les « huguenots » français, mais Palerne n'en
est pas pour autant totalement soumis à l'Église, il peut se
permettre, le voyage & la rencontre de l'altérité l'invitent
à le faire, de réfléchir sur sa culture et son temps.
C'est, en tout cas, ce qu'il fait dans cet extrait, quant au problème de
la misère trop commune en Europe, alors qu'elle ne semble pas avoir cour
en terres musulmanes. Il pousse donc ici à un haut degré de
perfection son procédé de « réformation morale par la
honte », qui semble dire au lecteur d'un ton provoquant « Les
Infidèles seraient-ils plus chrétiens que vous ? ». C'est
comme si Palerne invitait les Occidentaux à être digne de leur foi
chrétienne : l'évocation de la ferveur religieuse des Musulmans
est l'occasion de remontrances envers l'Église européenne.
D'ailleurs, il renforce cette idée, et son effet, en ajoutant
explicitement, à propos des devoirs et observances religieuses, auxquels
sont tenus les mahométistes : « ...d'ont ils s'acquitent beaucoup
mieux que nous. ». Relevons le ton assez libre et critique de ce jeune
homme, surement lié à l'absence de fonction officielle et au
caractère délibérément restreint des destinataires
de son texte, qui donne à sa plume une grande liberté
d'expression, qui fonde à nos yeux le caractère précieux
de son récit, en tant que source historique et témoignage
original sur l'Orient.
D'autre part, Pierre Belon, fidèle à sa justesse
de propos, ne se laisse pas aller à l'opinion courante, véritable
leitmotiv du récit de Nicolay, selon laquelle les Turcs sont de
grands destructeurs des territoires qu'ils dominent. Au contraire, il affirme,
que les Turcs ne démolissent rien : « Je veux dire en outre que les
Turcs ont toujours eu cette coutume, que quelque château ou forteresse
qu'ils aient jamais pris est demeuré au même état en quoi
ils l'ont trouvé, car ils ne démolissent jamais rien des
édifices et engravures. »426. Mais les qualités
des Turcs ne s'arrêtent pas à cet esprit de conservation et
d'assimilation des cultures rencontrées, Belon souligne
également, à maintes reprises, certaines de leurs
qualités, notamment pour ce qui est de l'obéissance et de la
discipline (qui leur valent en grande partie leur supériorité
militaire). En effet, le Français ne reconnait pas ce
425 Ce rapprochement entre Christianisme et Islam se retrouve
également dans leurs éléments formels, lorsque les auteurs
rapportent et traduisent certaines prières et formules rituelles
musulmanes, qui rappellent étonnement les formules chrétiennes.
Voir par exemple dans le récit de Palerne, chap.XVIII, p.113, au
deuxième paragraphe.
426 Chap.13, second livre, p.257.
138
qu'il associe « naturellement » -ou pour être
plus rigoureux, nous devrions dire « culturellement »aux gens de
guerres :
« J'ai eu occasion d'écrire la grande continence
et obéissance des gens de guerre du Turc : car combien qu'il y eût
vingt ou trente hommes aux portes de la ville, qui les gardent soigneusement,
toutefois c'était si grand silence et modestie, qu'on n'y oyait non plus
de bruit que s'il n'y eut personne, et il semblait plutôt que ce fussent
artisans que gens de guerre. »427
L'effet de miroir, que provoque la rencontre de
l'altérité, est ici manifeste, Belon découvre que
l'attitude des militaires européens, qui, comparée à celle
des Ottomans, apparait grandement débridée, n'est pas la seule
possible et réalisable. Le simple fait que cette discipline des
militaires ottomans apparaisse remarquable, aux observateurs de
l'époque, renvoie indirectement à l'indiscipline des combattants
européens. Cette dernière peut également être sous
entendue par une comparaison implicite de Palerne, qui affirme à propos
des militaires turcs : « ...sont encore maintenus en tel ordre, &
bonne discipline militaire, que marchans aux champs, ils n'oseroyent avoir
prins un oeuf sans payer », n'évoque t-il pas implicitement le
contre exemple, trop bien connu, des actes de pillages et de prédations
commis par les troupes militaires et les mercenaires sur les campagnes
françaises ? Nous retrouvons d'autres comparaisons de ce type, dans le
récit de Belon, qui, renforcé dans son jugement par l'exemple des
Turcs, condamne les Occidentaux :
« Les Turcs ne diffinent [=définissent] pas la
vaillantise ainsi que nous : car en Europe, si quelqu'un est toujours
prêt à se battre (...) et est balafré, jureur, et
colère, et a gagné le point d'avoir dementi un autre, icelui sera
mis en perspective d'un homme vaillant, loué homme de bien. Mais les
Turcs en temps de paix se montrent modestes, et posent les armes en leurs
maisons pour vivre pacifiquement, et ne voit-on point qu'ils
portent leurs cimeterres allant par la ville... »428.
Parfois, l'auteur se permet de disqualifier les
Européens par rapport aux Turcs, dans d'autres domaines, par exemple
pour ce qui est de la couture, il affirme sans détour, ni
précaution :
« Je dis que les couturiers de Turquie, si l'on fait
comparaison de leurs ouvrages à ceux qui sont cousus en Europe, cousent
toutes besognes mieux et plus élégamment que ne font ceux du pays
des Latins, tellement qu'on dirait que l'ouvrage d'Europe n'est que ravaudage
au prix du leur. »429
De même, au chapitre suivant, il affirme : « Les
cordonniers et selliers cousent si proprement en cuir qu'il est impossible de
faire mieux. », ne craignant point de se répéter, le
voyageur français affirme de nouveau la supériorité des
Turcs : « Je ne sache bouchers plus habiles à apprêter les
chairs fraiches que ceux de Turquie. »430. Ainsi, un
observateur comme Belon, au
427 Chap.14, Second livre p.259.
428 Pierre Belon, Chap.18, Tiers-livre, p.477.
429 Idem, Chap.44, Tiers-livre, p.517.
430 Idem, Chap.47, Tiers-livre, p.519.
139
jugement affermi en matière de savoirs-faire et de
techniques artisanales, n'hésite pas à mettre en avant les
qualités des Turcs, en faisant fi de l'orgueil des Européens, qui
préjugeraient trop facilement de leur supériorité dans
tous les domaines.
L'admiration du voyageur ne se porte pas seulement sur les
Turcs et sur certains de leurs actes manifestement vertueux, plus largement,
elle se porte sur la civilisation ottomane, qui quelquefois étonne et
séduit le voyageur par son raffinement. L'exemple qui illustre le mieux
cette idée est celui des bains, Jean Palerne vante à ses lecteurs
les bienfaits des saunas publics et des massages qu'on peut y
recevoir431, de même, Belon affirme, que, grâce à
leurs pratiques d'hygiène et de culture du corps, « les Turcs sont
les plus nettes gens du monde »432. De son côté,
Nicolas de Nicolay consacre un chapitre à la description ce raffinement
oriental433, bien que celui-ci soit la reproduction du texte d'un
autre récit sur le monde ottoman, il n'en est pas moins une
reconnaissance du haut degré de civilisation des Ottomans, qui sur ce
point sont les dignes héritiers des Anciens.
Cette idée des Ottomans « successeurs » des
grandes civilisations de l'antiquité est redondante dans les textes, les
auteurs voient dans cette reprise et cette assimilation
d'éléments anciens, une des explications de leur grandeur
présente. Les bains ne sont pas le seul élément, qui
apparente les Turcs aux sociétés antiques, certains savoirs faire
et pratiques, comme la technique médicale, qui consiste à
guérir le mal par la brulure434, le port des bagages en
guerre par les soldats eux-mêmes (« les romains faisaient ainsi
anciennement »435, précise Belon), ou encore le sel
emporté en campagne par les militaires (« il est composé
comme était anciennement celui des Grecs. »436) vont
fonder, toujours plus fortement, cette filiation. Belon va fixer cette
idée dans l'esprit des lecteurs, en intitulant le chapitre 21 de son
tiers-livre : « Des Turcs qui retiennent plusieurs choses de
l'Antiquité. ». Du fait de cette filiation, le voyage spatial se
transforme parfois en voyage temporel : la rencontre avec les Turcs va alors
être l'occasion pour les voyageurs de se rapprocher de
l'Antiquité, leur connaissance du passé peut alors s'accroitre
grâce à l'observation de ce qui en reste dans le présent
ottoman. Ainsi, P. Belon fait judicieusement remarquer : « Qui
voudrait éclaircir quelque chose de la musique des instruments anciens
aurait meilleur argument de
431 « lon se sent aprez merveilleusement disposé,
& les membres si gays, qu'il est incroyable. » chap.XXIIII, p.107.
432 Ch. 35, tiers livre, p.506.
433 Chap.22, premier livre, p.137.
434 Chap.21, tiers livre, p.481.
435 Ch.26, tiers livre, p.488.
436 Idem.
140
l'expérience de ceux qu'on voit en Grèce et
Turquie, que ce que nous trouvons par écrit. »437. Le
voyage pallie aux limites des textes, il les complète, en donnant
à voir un « passé » encore vivant, dans le
présent d'un ailleurs. Parfois, les parallèles avec
l'Antiquité, que dressent les auteurs, vont se référer aux
pratiques les plus quotidiennes : « les Turcs sont assis à plat de
terre et déchaussés en buvant et mangeant comme aussi
faisaient les Romains... »438. De même, Nicolay
affirme à propos de l'organisation militaire des ottomans, et plus
précisément, des janissaires :
« L'ordre desquels n'est autre chose qu'une imitation
de la phalange macédonique avec lequel le grand Alexandre
étendit sa domination et monarchie quasi sur toutes les régions
de la terre. Et semble que les Turcs, occupateurs de son empire
soient aussi imitateurs en la discipline militaire des antiques rois de
Macédoine »439.
Les exemples de cette idée (selon laquelle les Ottomans
s'inspirent grandement des Anciens) sont multiples, cette relation aux
prestigieuses civilisations du passé accroit grandement leur aura et la
fascination, qu'ils exercent sur des voyageurs français «
humanisants », plein d'admiration pour l'Antiquité
gréco-latine. Mais d'un autre côté, dire que les Turcs
doivent une grande part de leur sagesse et de leurs savoirs faire à
l'Antiquité, c'est également leur retirer une partie du
mérite, et le rendre aux Anciens plutôt qu'aux Musulmans ; c'est
tout autant inviter les Européens à, eux aussi, s'inspirer
toujours plus de la sagesse du passé, idée indéniablement
liée à l'Esprit humaniste, qui habite ces voyageurs de la fin de
la Renaissance. Comme nous l'avons déjà vu440, cette
redécouverte et cette revitalisation des savoirs anciens est au centre
des projets viatiques d'un voyageur comme Belon, bien décidé, par
exemple, à sauver des plantes de l'oubli et à remettre leurs
vertus thérapeutiques en usage441. Nous sommes au coeur d'une
conception essentielle de la Renaissance : le passé, dans son sens le
plus large (pas seulement le passé récent ou la tradition),
peut-être source de connaissances et de savoirs-faire très
estimables et utiles aux temps présents442.
Observer les Turcs permet aux écrivains-voyageurs
d'apprendre des savoirs-faire anciens et de découvrir des savoirs-vivre
du passé, mais c'est aussi bien souvent, pour les Français,
l'occasion de prendre une leçon de gouvernement politique et social. En
effet, on frise le traité d'art politique à certains moments des
récits, par exemple, lorsque Jean Palerne expose les trois causes de
la
437 P. Belon, chap.49, tiers-livre, p.520.
438 Pierre Belon, op.cit., ch.30, tiers livre, p.494.
439 Nicolas de Nicolay, op.cit., chap.III du troisième
livre, p.156.
440 Seconde partie de ce travail.
441 Ainsi, le voyage et son récit peuvent ouvrir de
nouveaux horizons pratiques aux sociétés européennes et
contribuer, à ce que nous appellerions aujourd'hui, « un transfert
culturel ».
442 Dans ce cas, le savoir se constitue d'une tension
permanente entre la tradition, l'innovation, et surtout la redécouverte,
à laquelle peut se livrer le voyageur, car en se déplaçant
dans les espaces lointains, il entame également une sorte de voyage dans
le temps : l'archéologue des savoirs anciens devient un bâtisseur
des mondes à venir.
141
puissance du gouvernement ottoman : « On peut tirer trois
principaux poincts, par lesquels les Empereurs turcs peuvent régner en
paix, & maintenir longuement leur Empire... »443. Maintenir
son pouvoir et la paix politique, ces deux problèmes cruciaux de l'art
politique peuvent intéresser des lecteurs, qui seraient hommes de
pouvoir et qui voudraient tenter d'appliquer les méthodes et principes
ottomans, pour arriver à des résultats tout aussi probants.
Ainsi, le voyage est l'occasion d'observer les techniques et l'organisation
militaire de l'adversaire, de même que le récit a pour
utilité de rapporter celles-ci aux Européens. Jean Palerne donne
quelques exemples de cette collecte d'informations stratégiques, il
rapporte au lecteur les petites astuces qu'ont les ottomans pour mieux effrayer
leurs adversaires et pour mieux combattre. Par exemple, il écrit
à propos de la prise d'opium, dont les janissaires sont coutumiers :
« lesquels allans en guerre ont accoustumé de manger d'Opium, que
nous appelons pavot, pour les rendre plus furieux »444. De
même, Nicolay présente en détails l'organisation
strictement hiérarchisée de l'armée ottomane, de ce point
de vue, en bon espion et informateur qu'il était, il participe à
une meilleure connaissance et une représentation plus précise de
l'Adversaire potentiel, qu'est l'Empire ottoman, présenté dans la
diversité de ses fonctions et toute la complexité de son
organisation.
Nous retrouvons donc, une fois de plus, cette même
ambigüité du rapport aux Ottomans : face aux succès
politiques et militaires de l'Empire, les Européens sont tentés
d'en faire un modèle, dont ils auraient à s'inspirer, mais d'un
autre côté, demeure ce rejet de la religion et de certaines
pratiques culturelles des « Infidèles ». Ce rapport
équivoque au « Turc » est à son plus haut point de
tension, lorsque les voyageurs évoquent le système proprement
ottoman des « Aimoglans (...) enfants levez par forme de tribut sur les
Chrétiens... »445, pour reprendre le titre du chapitre
CVIII de Jean Palerne. Il expose aux lecteurs ce système, qui est
redoutable pour les Chrétiens sujets du Sultan, car : « de s'en
pouvoir exempter il n'y a nul moyen »446. Ce « tribut
humain », appelé « devchirme » par les historiens,
consiste à enlever des enfants ou des adolescents aux familles
chrétiennes (principalement des régions du nord de l'Empire),
pour les convertir à l'Islam, les éduquer à la turc, et en
faire des esclaves, qui deviendront souvent des guerriers ou des
administrateurs, totalement soumis à l'autorité et
dévoués à la personne du Sultan. Ce système, outre
son caractère arbitraire et révoltant aux yeux d'un voyageur
occidental du XVIe siècle, est d'autant plus douloureux pour
les voyageurs, que ce sont des Chrétiens, qui, transformés en
militaires et fonctionnaires musulmans, deviendront souvent les plus
fidèles ennemis de la chrétienté. Palerne
443 Jean Palerne, chap.CVII, p.263.
444 Idem, p.259.
445 pp.264-265.
446 Chap.CVIII, p.264.
142
rappelle cette redoutable transformation, lorsqu'il
écrit : « ...est la race tant de ces Ichioglans, qu'Aiamoglans si
pernicieuse & meschante, que des qu'ils sont enlevés des mains de
leurs parents, & instruicts au Mahométisme, ils ne veulent plus
recognoistre père, ny mère, ains se déclarent de parole
& d'effect, mortels ennemis du nom de Chrestien. ». Ce passage est
intéressant pour notre propos, en cela qu'il condense l'aspect
effrayant, que prennent les Infidèles lorsqu'ils retrouvent leur
identité d'adversaires religieux, mais il nous a également paru
digne d'être cité, parce qu'il est une reprise, par Palerne, du
texte de Nicolas de Nicolay et de son chapitre intitulé les
Amozoglans447, où l'autre voyageur-écrivain
expose exactement les mêmes idées. Outre le fait qu'elle
témoigne de la part de compilation à l'oeuvre dans
l'écriture de voyage448, cette reprise des mêmes motifs
et descriptions littéraires d'un texte à l'autre, participe
à la formation d'une image stéréotypée du Turc,
entre le milieu et la fin du XVIe siècle, en Europe.
D'ailleurs, Nicolay, face à ce phénomène de « tribut
humain » levé sur les populations chrétiennes, ne manque pas
de dénoncer la cruauté de ce système et tente, par
là, d'appeler la chrétienté à l'unité, pour
combattre cette domination imposée par les Ottomans. En effet,
dès la première page de son troisième livre, après
avoir brièvement décrit les principes de cette institution, il
s'écrit, prononçant une sentence de condamnation contre ce
système d'esclavage, tout autant, que contre ceux qui le mettent en
oeuvre : « Tyrannie, dis-je derechef, trop cruelle et lamentable, qui
devrait être de grande considération et compassion à tous
vrais princes Chrétiens pour les émouvoir et inciter à une
bonne paix et union chrétienne, et à réunir leurs forces
unanimes pour délivrer les enfants de leurs frères
chrétiens de la misérable servitude de ces infidèles...
»449. Dans ce cas, l'évocation des Turcs et de
l'oppression qu'ils font subir aux « frères chrétiens
d'Orient », est un moyen pour l'auteur d'exalter l'unité des
Chrétiens d'Europe, de les appeler à une croisade contre les
Infidèles. Ce projet serait peut-être l'occasion de
déplacer les pulsions guerrières vers l'Orient, contre les
musulmans, pour que cessent les querelles entre Européens, voire entre
habitants d'un même pays (dans le contexte des guerres religieuses). En
effet, il faut garder à l'esprit, que ces conflits religieux,
très violents, frappent la France une nouvelle fois au lendemain de la
publication de Nicolay, de même, les Français seront encore et
encore divisés par les guerres civiles & confessionnelles, quelques
années avant le voyage de Palerne et quelques temps après son
retour. Ces éléments contextuels expliquent, en grande partie,
les appels redondants de ces deux auteurs, à la guerre unificatrice
contre l'ennemi ottoman, de même qu'ils éclairent certaines
références critiques aux conflits peu fraternels entre
Chrétiens d'Europe.
447 Nicolas de Nicolay évoque cette institution,
dès les premiers chapitres de son troisième livre des
Navigations & Pérégrinations : chapitre I. « De
l'origine, vie et institution des Azamoglans, enfants de tribut levé sur
les Chrétiens sujets et tributaires du grand Turc » p.151, il
parachève l'écriture sur ce thème au chapitre III «
De l'origine et première institution de l'ordre des janissaires. »
p.154.
448 Voir, à ce propos, le début de la seconde
partie de ce travail.
449 Nicolas de Nicolay, op.cit., chapitre I du troisième
livre, p.151.
143
Ainsi que nous venons de le voir, avec les discours concernant
le « devchirme », le dévoilement des mécanismes du
pouvoir ottoman, s'il est parfois source d'admiration (face une organisation
efficace et fortement hiérarchisée), est aussi l'occasion pour
les auteurs de s'essayer à une critique de ce système politique.
Critique d'autant plus à propos, que le voyageur ne prend pas
directement pour objet les institutions de sa propre société,
mais celles des Ottomans, sur lesquelles, on peut, et même on doit (en
tant que Chrétien européen) se permettre la critique, si ce n'est
le discours qui condamne. En effet, la rencontre de l'altérité
ottomane, point clé du voyage en Orient, est source de réflexions
politiques et sociales fécondes, dont les récits de voyage nous
offrent quelques exemples. Dans ses Observations, Pierre Belon pose la
singularité de la noblesse ottomane, qui n'est pas
héréditaire, mais esclave du Sultan, selon le système du
« devchirme », déjà exposé450. Selon
un schéma assez fréquent dans nos textes, l'évocation de
ce cas particulier va conduire l'auteur à une réflexion plus
générale, sur la diversité des conceptions de la noblesse,
qui l'amène à une conclusion pleine de lucidité et assez
osée : « Et pour ce que les républiques ont eu divers
jugements en la noblesse des hommes, je veux dire qu'elle est
ainsi qu'on la veut estimer. »451. C'est de la
diversité de jugements sur ce qui constitue la noblesse, que Pierre
Belon en arrive à cette conclusion très « relativiste
»452. De cette déclinaison singulière et de cette
conception inconnue de la noblesse, peut naitre, dans un premier temps, une
incompréhension du voyageur face à ce système ottoman,
où « le plus grand honneur et bien que puisse avoir un homme en
Turquie est de s'avouer esclave du Turc...»453. Mais
immédiatement Pierre Belon, fidèle à son rôle
d'intermédiaire culturel, propose une traduction en des termes plus
familiers aux lecteurs454 : « ...comme en notre pays disons
être serviteur de quelque prince »455. Suivant la
même démarche comparative, Belon poursuit cette réflexion
dans un autre chapitre, lorsqu'il écrit : « Par ainsi il n'y a pas
si grande
450 Voir également dans la Ière partie (E.2.) de
ce travail la note, qui fait référence à l'ouvrage de
Thérèse Bittard et à son développement sur
l'institution des janissaires.
451 Chap.95, second livre, p.404.
452 Conclusion qui n'est pas sans nous renvoyer à
certains passages des Essais de Montaigne, qui insiste sur la
nécessité de se libérer de ses propres coutumes et des
conceptions qui les accompagnent, par exemple :« J'ay honte de voir nos
hommes enyvrez de cette sotte humeur, de s'effaroucher des formes contraires
aux leurs: il leur semble être hors de leur élément quand
ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent
à leurs façons et abhominent les estrangeres. », cité
par Tzevtan Todorov, Nous et les autres : réflexion française
sur la diversité humaine, Seuil, 1989, p.57.
453 Chap.95, second livre, p.404.
454 Ainsi, l'altérité de ces conceptions n'est
pas totale, au contraire cette conception de la noblesse est déjà
dans une certaine mesure en cours d'assimilation en Europe. Elle sera
appliquée en partie par Louis XIV, qui tentera de réduire la
noblesse à un titre et se protègera des agitations nobiliaires
(qu'il n'a que trop connu et expérimenté) avec son système
de la cour, qui s'inspire peut-être, ou du moins peut-être
comparé, au système de servitude ottoman.
455 La réflexion de Belon sur ce point ne
s'arrête pas là, puisqu'ensuite, il met en relation ce
caractère non-héréditaire de la noblesse avec les
constructions modestes des Turcs, qu'il observe lors de son voyage, selon lui,
celles-ci s'expliquent en grande partie par l'impossibilité structurelle
d'accumuler du patrimoine dans l'Empire ottoman.
144
lignée de parenté en Turquie comme en Europe.
»456. À d'autres occasions au cours de ses
Observations, le naturaliste se transforme en philosophe du politique
; notamment, lorsqu'il analyse les trois figures essentielles, qu'on retrouve,
d'après lui, de tout temps, dans toute société, à
savoir, le médecin, le théologien, et les gens de justice. Le
premier protège le corps, le second aide l'âme à trouver
son salut, et les derniers veillent sur les biens des personnes457.
À partir de cette division en trois fonctions sociales clés,
Belon souligne des différences, entre ce qu'il observe en Orient et ce
qu'il connait en Europe. Tout d'abord, pour ce qui est des médecins, il
affirme : « Les médecins en ce pays-là [la Syrie] lorsqu'ils
sont appelés à voir un malade, eux-mêmes font diligence de
faire recouvrer les drogues qu'il faut au malade (...) Par quoi me semble
qu'ils ont telle manière de médeciner que les savants Grecs et
Arabes anciens soulaient avoir en usage, lorsqu'ils servaient eux-même de
chirurgien et apothicaire. ». Il met donc en avant, l'unité de
fonctions et de savoirs, devenues distinctes en Europe, pourtant, à
l'origine (et c'est encore le cas en Orient au XVIe siècle)
le médecin était également apothicaire : cette idée
doit être chère à Pierre Belon, qui l'applique pour son
propre cas, en cherchant à reconnaitre et trouver, par lui-même,
les plantes et leurs vertus thérapeutiques. Sa critique de la
spécialisation, de la division à outrance des fonctions sociales,
ne s'arrête pas là, en effet, il affirme, à propos de la
manière de rendre la justice en Turquie : « Il ne faut point de
sergent en Turquie pour ajourner un homme (...) Par quoi ne leur faut point de
soliciteurs, procureurs et avocats. »458. Cette
simplicité du système turc semble bien laisser Belon admiratif,
il laisse entendre implicitement, que la division n'est pas toujours
appropriée et que, parfois, elle nuit, au contraire, au bon exercice
d'un métier. Ainsi, la rencontre de l'altérité orientale
permet au voyageur, par une sorte de retour réflexif, de
développer un oeil critique sur son propre système
socio-politique.
3. Le pouvoir ottoman mis en scène : les grandes
fêtes du Sultan Murad III, à Istanbul (1582).
Le sens critique du voyageur s'aiguise donc au contact de
l'altérité rencontrée, cet exercice du jugement est
d'autant plus libre, que son discours concerne le monde ottoman,
l'écrivain ne risque aucunes représailles, puisqu'il ne vise pas
un pouvoir établi dans son pays d'origine. Ainsi, les récits des
voyageurs français sont autant de points de vue originaux sur le pouvoir
turc, l'extériorité du voyageur au monde qu'il décrit,
outre le nombre de préjugés qu'il implique, va
456 Chap.18, Tiers-livre, p.476.
457 « Anciennement comme encore maintenant les
républiques bien gouvernées ne se sont pu passer des trois
susdits états ... » ch.91, p.394 des Observations...
458 Idem.
145
également offrir un regard digne d'intérêt
pour l'historien, qui sait à quel point les discours que tiennent les
sociétés sur elles-mêmes relèvent de
l'idéologie. Nous voulons donc esquisser une brève analyse du
caractère spectaculaire du pouvoir ottoman, à la lumière
d'un récit particulier et d'un évènement
précis...
Nous avons déjà montré à quel
point la perception des Ottomans est sujette à de multiples
interprétations, le Turc est à la fois un allié admirable
(dans le cadre des rapprochements franco-ottoman), et un ennemi éternel
(car musulman infidèle). Lorsque le pouvoir ottoman se donne à
voir dans des représentations spectaculaires, nous sommes à
l'apogée de cette ambigüité, au coeur de cette
séduction qu'il exerce sur le voyageur français. Nous avons la
possibilité d'étudier ce problème de manière
précise, grâce à un exemple, qui se trouve au centre du
récit de Jean Palerne : les grandes fêtes données à
l'occasion de la circoncision du fils de Murad III (Sultan de 1574 à
1595), commencées en mai 1582459. Par une chance
inespérée, le jeune voyageur se retrouve à Constantinople
précisément au moment de cet évènement
exceptionnel460, il aura donc l'immense opportunité
d'assister à ces quarante jours de fêtes et de fastes, d'abondance
et de spectacles. Dans son texte, la relation de cet évènement
suit la description et la découverte de Constantinople, l'auteur
consacre de nombreux chapitres à détailler le cadre et le
déroulement de ces fêtes. C'est le moment idéal pour
observer la société de Constantinople et le pouvoir du Sultan,
qui se manifeste de manière très complète, dans le cadre
de cérémonies, bien ordonnées et préparées,
au caractère très solennel. En effet, le pouvoir ottoman profite
de ces cérémonies pour se donner lui aussi en
spectacle461, dans des représentations
théâtralisées et codifiées, dont l'ordre et le
déroulement sont très significatifs. Pensons, par exemple, aux
différentes positions des représentants du pouvoir dans
l'Hippodrome, celles-ci coïncident avec la plus ou moins grande importance
des personnages dans la hiérarchie ottomane462, de même
que la position des ambassadeurs reproduit leurs plus ou moins grande
soumission au pouvoir ottoman, comme le fait remarquer Palerne : « au
troysième et dernier,
459 À l'importance de cet évènement
correspond la richesse du matériel historique que nous en laisse
Palerne, sa description des fêtes se déploie du chapitre CXIII
« Théatres & galeries dressées à l'Hyppodrome..
» au chapitre CXXI « Feux d'artifices.. », qui clôture
l'expérience proprement orientale de Palerne. La position de ce grand
moment de spectacle apparait comme le couronnement du voyage, sorte
d'apothéose du récit, l'effet littéraire est
remarquable.
460 Qui marquera durablement les chroniques ottomanes, comme
le prouve certains manuscrits turcs. Voir, par exemple, le
célèbre Surname-i Hümayun (Livre de la fête
de la circoncision impériale), 1583-1588, conservé au
Musée du palais de Topkapi Sultanahmet (à Istanbul), dont les
enluminures représentent l'évènement.
461 Remarquons le subtil effet de mise en abime à
l'oeuvre ici, en effet, au spectacle distrayant que tout le monde est venu
voir, s'ajoute celui, pas moins important, du pouvoir ottoman, qui se donne en
spectacle (dans sa hiérarchie, par le faste déployé, etc.)
dans une vaste mise en scène (savamment orchestrée et
préparée)visant à renforce sa puissance sur les
imaginaires. Ainsi, cet évènement est un mélange subtil
d'opposés : le caractère solennel de certains moments alterne
avec d'autres plus légers et distrayants.
462 Voir Palerne, chap.CXIII, p.278, les premier et second
paragraphes listent les dignitaires ottomans présents, dans un ordre,
qui est calqué sur leur importance politique.
146
qui estoit le plus bas, estoyent tous les Ambassadeurs des
Roys, & Princes Chrestiens... ». En effet, dans ce genre
d'évènement, les agencements spatiaux sont très
significatifs, notamment, quant aux rapports de domination et aux distinctions,
qui s'opèrent sur le mode vertical. Des complexes
d'infériorité-supériorité s'y
révèlent, par exemple, lorsque Palerne poursuit sa description de
l'organisation spatiale de l'Hyppodrome : « De l'autre costé de la
place furent encores dressés d'autres théatres, & loges, pour
les autres Ambassadeurs Mahométistes, qui ne se voulurent mettre au rang
des Chrestiens. »463. De plus, la présence de
l'Ambassadeur « du Roy de Perse » et sa position significative
(« le premier rang (...) sa loge vis à vis du logis d'Amurat
»), nous rappelle à quel point ce genre de fêtes est
l'occasion, pour le pouvoir, de montrer sa puissance et sa richesse, en premier
lieu, à ces adversaires politiques du moment et aux puissances rivales.
Par ailleurs, un évènement d'une ampleur et d'une importance
aussi grande va attirer des représentants Orientaux &
Européens venants des quatres coins de l'Empire : ce qui implique un
renforcement de l'impression de « mosaïque cosmopolite » et la
transformation de Constantinople en une sorte de microcosme de l'Empire, voire
des mondes méditerranéens et orientaux, puisque des Ambassadeurs
de pays extérieurs à la domination ottomane sont
présents464. Ainsi, en ces temps de grandes
festivités, la capitale ottomane devient pour le voyageur, plus encore
qu'à l'ordinaire, une vitrine du pouvoir et de sa richesse, tout autant
qu'un lieu où se donne à voir la grande variété des
nations et cultures du monde465. En effet, au cours de ces grandes
cérémonies, dont la dimension politique ne fait aucun doute, les
différents groupes, viennent, en grande pompe, offrir des
présents au Sultan et lui signifier leur allégeance. Ainsi en
est-il des ambassadeurs, des hauts responsables religieux, ou encore des riches
marchands de diverses nationalités, dont Palerne décrit
successivement le défilé en bon ordre et le passage devant le
Grand Turc466. Ces cérémonies ont donc des vertus
fortement unificatrices pour l'Empire, en effet, outre les personnages
déjà cités, de nombreux artisans participent activement au
spectacle et sont réunis par ce que les Européens appelleraient
« corporations de métiers », chaque groupe mettant en avant
son savoir-faire et essayant de se distinguer à l'occasion de ces
cérémonies publiques :
« Les plumassiers se monstrèrent fort
ingénieux en ce, qu'ils firent un grand nombre d'oyseaux, qui
marchoient, & voloyent par la place, comme oyseaux naturels : l'on voyoit
puis les cousturiers, qui alloyent faisans des accoustremens, les forgerons des
clouz, les massons
463 Idem, p.279.
464 Nous venons de mentionner celui de Perse, mais Palerne
parle également des ambassadeurs de « Tartarie », de «
Transylvanie », de « Moldavie », de « Pologne »,
etc.
465 Voir à propos de caractère cosmopolite de
Constantinople, qui est déjà assez impressionant en temps «
normal », le III. A. 4 « Des voyageurs et des récits
cosmopolites ? » de ce travail.
466 Au chapitre CXIIII. « L'ordre que les Ambassadeurs
estrangers tienent lors qu'ils vont baiser les mains au grand Seingneur, &
des présens qui luy furent faicts lors de ladicte Circoncision. »,
chapitre CXVI. « L'équipage auquel se présenta le Moufti,
& autres prebstres, & Religieux, tant Mahométistes que
Chrétiens »., chapitre CXVII « L'ordre & équipage
des marchands, & autres artisans ».
147
batissoyent, les verriers faisoyent des verres, les potiers
des pots, les coutelliers de couteaux, les selliers des selles, & les
cordoniers des souliers : marchoyent puis les boulengers, bouchers avec leur
boucherie, charcutiers, & cuisiniers : là ne voyoit-on que tuer
& escorcher, trancher, & découper la chair en pièce,
d'ont ils faisoyent largesse au peuple : y vindrent aussi les jardiniers
chargez de fleurs, & les bonnes gens de laboureurs avec leurs attirages,
labourans le sable par la place, suyvis de bergers avec leur bergerie,
mulletiers, gambelliers, ou bedoins, & charretiers, avec leurs buffles,
mulets, chevaux, & asnes (...) Somme ils se présentèrent de
tous les estats, au meilleur équipage qu'il leur fut possible : lesquels
représentoyent en ceste place une vraye fabrique du monde, &
s'estudoyent les uns à l'envy des autres, qui feroit le mieux, qui
pourroit aussi inventer quelque chose de nouveau, pour donner plaisir au
Seigneur, & à une si belle assemblée : & sur tous, qui
seroit de plus beaux, & riches présens, & qui fussent
trouvés agréables. »467
C'est tout un microcosme urbain, qui défile sous les
yeux du voyageur, la société ottomane se donne en spectacle, elle
s'anime de tous côtés, c'est le moment idéal pour observer,
car chacun fait montre de ces talents et de son savoir-faire. Ainsi, en ces
temps de fêtes, au caractère inconnu & merveilleux de la ville
pour le voyageur français la visitant pour la première fois,
s'ajoute le caractère extraordinaire & inhabituel de
l'évènement : l'effet produit par la ville sur l'imaginaire du
Français et la fascination, qu'exercent le pouvoir et la
société orientale sur le voyageur, en sont
décuplés.
Le processus de séduction à l'oeuvre
s'opère selon divers moyens, ne pouvant point trop nous étendre
sur ce problème passionnant, relevons seulement quelques exemples et
idées essentielles. Ce qui frappe tout d'abord, c'est l'importance de la
dimension sensorielle, voire sensationnelle de ces festivités, ce
côté impressionnant est au coeur du spectacle et assure aux
évènements un caractère mémorable. Palerne
décrit les nombreux musiciens, qui animent les festivités et
subjuguent les oreilles, les yeux des spectateurs seront également
convoqués de toutes parts (pensons par exemple aux feux d'artifices ou
aux richesses étincelantes). Le côté attrayant des «
jeux » publics, du faste déployé, en un mot de l'aspect
spectaculaire d'un évènement comme celui que vit Palerne à
Constantinople, exacerbe le rapport ambigu du voyageur à l'Empire
visité. L'artifice a souvent quelque chose d'attirant & de plaisant,
mais il peut également renvoyer à quelque chose d'assez effrayant
et dangereux, cette tension entre attraction et répulsion est à
son comble, avec l'exemple des biens nommés « feux d'artifices
», les fêtes musulmanes prennent des apparences très
païennes, elles sont à la fois inquiétantes et attirantes
:
«...tous les soirs on amenoit quelques chasteaux que l'on
faisoit brusler, aucuns trainez par des satyres, & autres par des dragons
jettans le feu par la gueule, & trous diversifiez : bien munis
d'artillerie, de fusées, & autres sortes de feux artificiels :
lesquels faisoyent un bruit lors qu'on y mettoit le feu comme si tous les
tonnerres, foudres & esclairs y fussent esté...
»468.
467 Chap.CXVII, p.286-287.
468 Jean Palerne, op.cit., chap.CXXI, p.296.
148
Dans ce court extrait, nous retrouvons le dragon, qui pourrait
être un symbole assez représentatif des Ottomans dans les
imaginaires européens, son caractère reptilien renvoyant
implicitement à la dimension diabolique des « Infidèles
», dont la puissance à quelque chose de terrifiante et de
destructrice, à l'image de ce feu469, qui sort du monstre
oriental. Mais la dimension païenne470 de ces
cérémonies ne s'arrête pas là, elle s'y affirme de
manière encore plus inquiétante, lorsque Palerne poursuit sa
description : « Il faisoyent encore brusler plusieurs figures d'hommes de
diverses nations, & divers animaux... »471. Mais comme nous
l'avons souvent remarqué dans les récits de voyage, à
l'évocation d'éléments repoussants ou effrayants,
succède, quelques lignes plus tard, des descriptions attirantes, qui
insistent ici sur le caractère festif des évènements :
« En fin pour le faire court, il ne se voyoit durant ce temps là,
que comédies, tragédies meslées de danses, sauts, gambades
& virevoltes, tourdions, fissaignes, remuements, morisques, & chansons
accompaignées de joltes, tournois, & masquetades, avec des tambours,
trompettes, & clairons, timbales, flustes, & cornets.
»472. Encore une fois, l'Orient se présente au voyageur
sous les traits de l'abondance et de la diversité, ici c'est la
profusion des spectacles qui est frappante, l'accumulation à laquelle se
livre Palerne tend à mimer celle-ci.
Relevons un autre type de spectacle, particulièrement
important durant ces festivités : « Les combats de guerre »,
c'est-à-dire des reconstitutions, aux dimensions historiques et
politiques, de grandes batailles victorieuses. Bien sûr, ces mises en
scène ont pour but de glorifier le pouvoir, tout en commémorant
des évènements historiques réels, mais parfois
déformés par le pouvoir à son avantage. Citons la
description détaillée qu'en donne Palerne :
« Le grand Bachat (...) fit amener en la place deux
chasteaux de boys, peincts de couleurs diverses, montés sur rouës,
& garnis de leurs tours, rampars, & artilleries, l'un desquels estoient
par les Turcs, sur les tourelles duquel estoyent enseignes en nombre, de
couleur rouge, blanc, & vert : l'autre par les Chrestiens, armes à
la Francque, avec leurs cuirasses & casques en teste, ausquels on avoit
baillé des drappeaux ayans la croix blanche, qu'ils pouvoyent avoir
autresfoys gaignés en quelque rencontre, ou prinses de villes (...)
aprés ils contraignirent les Chrestiens se retirer en leur fort, qui fut
assiégé, & battu de furie (...) voulant par là
représenter les victoires, qu'ils ont euës sur les Chrestiens &
se faire estimer valeureus: estans donc ainsi saisis de la forteresse, mirent
la pluspart au fil de l'espée, & tranchèrent la teste aux
principaux eslevant de
469 Le feu, dont la maitrise est mise en avant par les
spectacles ottomans, est un symbole assez représentatif de cette
fascination du voyageur pour l'Orient & le pouvoir ottoman. Il attire le
regard et l'attention, mais il fait également peur de par le
côté destructeur qu'il peut prendre.
470 Cette dimension « païenne » exacerbe
l'ambivalence des sentiments chez le voyageur, car l'Antiquité, qu'il
retrouve en partie sur les territoires visités et dans la culture
ottomane, l'attire par certains de ses côtés qui le laissent
admiratif, mais le repousse, tout autant, par d'autres aspects, qui sont
opposés aux conceptions chrétiennes. L'attitude de l'ambassadeur
français, vis à vis de ces fêtes &
cérémonies, illustre bien cette idée, en effet, Palerne
affirme que tous les représentants étrangers sont présents
: « horsmis celuy de France, qui n'y comparut point, d'autant qu'il ne
fust pas esté bien séant çà un Roy portant le nom
de Très Chrestien d'assister à telles cérémonies
payennes. » Chap.CXIII, p.278.
471 Jean Palerne,op.cit, chap.CXXI, p.296.
472 J. Palerne, op.cit., chap.CXXI, p.296.
149
fausses testes par dessus les murailles... »473
Nous ne pouvons pas rentrer dans une analyse exhaustive de ce
passage, mais nous avons tenu à reproduire cet extrait assez
conséquent, pour montrer, une fois de plus, la richesse du texte de
Palerne en tant que source historique. Les visées pédagogiques et
idéologiques de ces spectacles sont patentes, les mises en scène
des deux camps, représentés par des attributs symboliques simples
et des costumes, qui les rendent clairement identifiables, participent de cette
volonté d'inculquer une Histoire au service du pouvoir. Le fait qu'un
Français assiste à ce spectacle et l'interprète de son
point de vue est fort intéressant, le regard porté sur ces
représentations pseudo-historiques sera beaucoup plus critique et lucide
(notamment, quant au caractère artificiel et exagéré de ce
genre de représentations théâtralisées), que celui
que pourrait porter un Ottoman, qui raconterait les festivités (et en
profiterait surement pour glorifier le Sultan). En effet, alors que pour les
Turcs ces spectacles sont univoques et renforcent leur adhésion et leur
confiance dans le pouvoir du Sultan, pour un Européen ces
représentations prennent un tout autre sens. Par exemple, un spectacle
commémorant et célébrant la prise de Chypre par les
Ottomans, provoque, du point de vue de Palerne, « un indicible regret en
l'ame des Chrestiens, pour la mémoire des malheurs passés.
»474. Palerne retranscrit ce spectacle de manière
saisissante, les évènements représentés prennent
une dimension atroce, presque « apocalyptique »475
à la fin de cette description, dont nous donnons un court extrait :
« & en fin comme par faute de secours les Cypriens
furent forcés, & contraincts de se rendre par
composition à la mercy des Turcs, qui les mirent tous
à la chaisne contre leur foy, & selon leur
accoustumée cruauté : à ceste heure
n'oyoit on que canonades, tambours, trompettes, cris, & hurlemens, si bien
qu'il sembloit que tout deust s'abysmer. »476
On observe d'abord, la compassion du voyageur pour les
frères chrétiens de Chypre, ensuite la dimension
d'actualité de cette représentation, qui fait
référence à un évènement relativement
récent477. Finalement, il est également
intéressant de remarquer à quel point un même
spectacle peut aboutir à des perceptions différentes - et
même, dans ce cas présenté, à des réceptions
diamétralement opposées- selon le point de vu adopté,
selon la perspective portée sur celui-ci. Ce genre de spectacle devait
être très dérangeant & désagréable pour
un Chrétien, on imagine à quel point Palerne a pu se sentir mal
à l'aise, face à cette mise en scène de la perte de Chypre
et de
473 Idem, chap.CXVIII, p.287-288.
474 Idem, chap.CXVIII, p.288.
475 Nous employons cet adjectif au sens commun de grande
destruction -violente et calamiteuse, et non au sens premier, de
révélation et de retour du Christ.
476 Idem, chap.CXVIII, p.288.
477 L'île de Chypre est conquise par les Ottomans entre
1570 et 1571.
150
l'asservissement des Chrétiens. Ce genre de
représentations politiques, ces mises en scène « historiques
», fortement empreintes d'idéologie, nous rappellent à quel
point un pouvoir se construit face à des adversaires, se renforce et
s'affirme en s'opposant, ici contre les Chrétiens : « L'on fit puis
amener en triumphe, & signe de victoire, environ trente soldats Chrestiens,
ayants les fers aux pieds, avec leur drappeau, & tambour qu'ils avoyent
prins quelque temps auparavant en Hongrie.. »478. L'exposition
des adversaires enchainés479 et l'appropriation de leurs
symboles sont des éléments essentiels, qui démontrent la
puissance du Sultan aux yeux de tous, font craindre son pouvoir, tout en
l'exaltant. Évidemment, le pouvoir ottoman profite de cette occasion
pour exposer sa puissance militaire. Par exemple, Palerne décrit des
démonstrations martiales : « Il y eut une autre troupe d'archers
à cheval, qui firent une infinité de beaux traicts, où la
disposition & adresse est merveilleusement requise... »480,
suit une description détaillée des exercices, auxquels ils se
livrent. La dextérité de ces militaires ottomans impressionne
à tel point Palerne, qu'il conclut ainsi sa description : « chose
presque incroyable ». La dimension acrobatique des spectacles militaires
et civils est très importante, les hommes profitent de ce moment pour
faire montre de leurs talents, pour réaliser de véritables
exploits481. Palerne consacre d'ailleurs un chapitre aux
professionnels du spectacle, qui ajoutent un caractère très
divertissant et fortement spectaculaire aux festivités, il l'intitule :
« Basteleries, & choses estranges, qui se firent en ladicte place, des
luicteurs du grand Seigneur, & danseurs sur la corde »482.
Dans ces moments, le spectacle prend des dimensions proprement orientales, une
description de Palerne fait grandement penser au « fakir », figure
fameuse de l'orientalisme destinée à un grand succès par
la suite, la fascination trouve souvent une de ses sources les plus puissantes
dans l'incompréhension de ce qui se déroule sous nos yeux, dans
le caractère inexplicable & incroyable du spectacle observé :
« Un autre se vint présenter tout nud, qui se coucha contre terre
à la renverse sur le tranchant de deux cimeterres, & mirent sur son
ventre un gros enclume de fer, surlequel quatre hommes frappoyent à
grands coups de marteau, puis fendirent enocres du bois sur luy, sans
l'offenser. »483, il multiplie les exemples de ces prodiges,
qui repoussent toujours plus loin les limites du corps. Là aussi, le
voyageur est tiraillé par des sentiments contraires, d'un
côté, ces exploits lui font peur -de par leur caractère
inexplicable et
478 Chap.CXVIII, p.289.
479 Cet élément induit encore un rapprochement
avec les pratiques politiques de l'Antiquité, ces défilés
des vaincus ne sont pas sans rappeler les « Triomphes » romains.
480 Chap.CXVIII, p.290.
481 « Un autre couroit la teste sur la selle de son
cheval, les pieds en haut entre quatre cimeterres liés à la
selle, voltigeans & sautans, ores devant, tantost derrière, &
mettans tous les deux pieds en terre remontoyent incontinent : le tout sans
arrester le cheval. Somme que l'on fit chose admirables, & indicibles.
» (Chap.CXVIII, p.290).
482 Chap. CXIX, p.291-293.
483 Chap. CXIX, p.291.
151
quelque peu sur-humain, de l'autre, il est admiratif, voire
enthousiaste, face à ces merveilles, que lui donnent à voir
Constantinople en fête. Le mot « merveille » n'est pas trop
fort pour qualifier certains spectacles, qui semblent, à certains
moments, aux frontières de l'incroyable et du délirant : «
vous eussiez veu un singe courir sur une chèvre (...) les asnes danser,
les chats marcher sur corde, & plusieurs petits oyseaux, lesquels de tant
loing qu'on leur monstroit une pièce de monnoye l'alloyent incontinent
quérir, & la portoyent à leur maistre. ».
Revenons sur les relations, souvent fusionnelles, entre le
spectacle & le pouvoir, en étudiant la notion d' « ostentation
», qui permet de mieux comprendre leurs rapports. Au cours des
festivités, l'ostentation prend des formes multiples, plus ou moins
directes. La mise en scène peut directement mettre enjeu la personne du
Sultan, comme l'illustre le chapitre CXV « En quelle magnificence marchoit
le grand Seigneur allant à l'Hyppodrome », où le Grand Turc
apparait de manière triomphante et magnifique, pour l'ouverture des
festivités : « Le jour eschu, que se devoyent commencer lesdicts
jeux, le Grand Seigneur sortit de son Serrail, & s'en alla en grand
triomphe à la place de l'Hyppodrome, avec Mahomet son filz pour l'amour
duquel se faisoyent lesdicts appareils, aagé de quinze à seize
ans, fort richement, & superbement vestu de drap d'or frizé, ayant
le mont Juvisi de son Turban couvert de perle, & pierreries, monté
sur un brave cheval magnifiquement bardé & caparrassonné
à la Turquesque... »484. Ce premier temps de la
description insiste sur l'importance de la parure et du costume, qui
témoignent de la richesse et du raffinement du Sultan, de nouveau, le
spectacle du pouvoir se développe fortement sur une base sensorielle, il
cherche à impressionner, à frapper les imaginaires. Dans le
second temps de sa description, Jean Palerne donne à voir la dimension
théâtrale et très contrôlée -presque
ritualisée- de la représentation, que le pouvoir offre de
lui-même :
« En ceste magnificence furent conduicts les Sultans
à l'Hyppodrome, à l'arrivée desquels commencèrent
incontinent à jouer les instrumens avec tel bruict, que l'air & la
terre en retentissoyent : & comme ils traversoyent la place, on fit
cheminer devant eux par artifice cinq gros cierges de cire, couverts de
clinquant & ornés de toutes sortes de fleurs, d'une hauteur, &
grosseur desmesurée, & qui paroissoyent plustost arbres, qu'autre
chose. Car ils avoyent quatre
pieds de hauteur : lors le peuple commença à
crier : vive les Sultans : leur augurans toute félicité, avec
bénédiction infinies, & applaudissemens de mains en signe de
resjouyssance. »485.
Cette popularité du Sultan pourrait laisser plus d'un
souverain européen admiratif et envieux, l'observation de l'Empire, dans
ce moment clé de la vie politique, est riche en enseignements. Une fois
de plus, les Ottomans peuvent servir de modèles, les festivités
splendides données par le Sultan
484 Chap.CXV, p.282. Ce genre de fête contribue
également à légitimer le successeur à venir,
à pérenniser la dynastie, à associer au pouvoir le jeune
fils du Sultan.
485 Chap.CXV, p.283.
152
peuvent apporter des éléments nouveaux et des
idées aux hommes de pouvoir, qui, eux-aussi, pratiquent à leur
manière ces évènements spectaculaires en Europe. Par
ailleurs, les spectacles, dont les Ottomans semblent être
coutumiers486, sont un élément de plus, qui les
rattachent aux pratiques et à la culture de l'Antiquité, comme
l'indique Palerne, le lieu même où se déroule une partie
des festivités ottomanes, l'Hippodrome de Constantinople, est
déjà chargé d'un passé similaire : « En ce
lieu les Empereurs faisoyent anciennement courir, & manier leurs chevaux
pour le plaisir du peuple... »487 . Certains spectacles turcs
approchent fortement de pratiques de l'Antiquité, Palerne le rappelle
avec l'exemple des lutteurs488 :
« Le Seigneur fit aussi venir des luicteurs, qu'ils
appellent Pelinandres, tenant encores cela des
anciens (...) il entretient ordinairement trente ou quarante
hommes fort robustes, & nerveux, de nations diverses, qu'il fait luicter,
quand il luy plaist d'en avoir le plaisir... ».
Le spectacle est sous le contrôle absolu du Sultan,
là encore, le parallèle avec l'Empereur romain et ses gladiateurs
est immanquable. Les spectacles ottomans peuvent donc être
rapprochés des « jeux du cirque », tant pour ce qui est de
leur contenu489, que pour ce qui est de leurs fonctions
politiques490. Les quelques éléments que nous venons
de développer illustrent assez nettement le côté «
circences », que peut prendre l'exercice du pouvoir, et, sans surprise,
nous retrouvons le « panem », lorsque Palerne rapporte, que les
animaux sacrifiés sont préparés et « distribué
aux pauvres »491, ou encore, que « sur l'heure de midy ils
assioyent mil plats de ris par jour, & mil pains sur la dicte place, ou
autre menestre avec de la chair hachée par petits morceaux, qui estoit
donnée aux pauvres... »492. La vieille recette antique
semble donc ne pas être étrangère au pouvoir ottoman...
486 Spectacles, dont les Ottomans semble être
coutumiers, même en dehors de ces temps de fêtes et en dehors de
cet évènement exceptionnel et ponctuel rapporté par
Palerne. En effet, nous observons, dans le texte de Belon, des passages
consacrés à ces distractions urbaines, très
répandues dans la culture ottomane. Par exemple, dans le tiers-livre des
Observations, aux chapitre 38 « Des choses difficiles à
croire que les bateleurs de Turquie font en public », chapitre 39 «
De la lutte de Turquie », ou encore chapitre 40 « Que les Turcs vont
hardiment sur la corde ».
487 Chap.CXIII, p.278.
488 Chap.CXIX, p.292, de même, les autres récits
de voyage évoquent la figure du lutteur, Nicolay en donne même une
illustration saisissante dans son ouvrage.
489 Nous renvoyons le lecteur au texte de Palerne, dans lequel
il trouvera, par exemple, « Des Elefants, qui furent ammenez à
l'Hyppodrome, & de la giraffe. » chap.CXX (p.293-295).
490 Etienne de la Boétie, dans son ouvrage
déjà cité, insiste sur l'importance que peuvent avoir les
divertissements dans le contrôle politique, avec un exemple
éloquent : « ...cette ruse de tyrans -d'abêtir leurs sujets-
ne se peut mieux connaitre plus clairement que par ce que Cyrus fit envers les
Lydiens (...)il y établit des bordels, des tavernes et jeux publics et
fit publier une ordonnance que les habitants eussent à s'y rendre (...)
Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les
gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les
tableaux, et autres choses de peu, c'étaient aux peuples anciens, les
appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la
tyrannie... » (p.33-34).
491 Palerne, op.cit., chap.CXVIII, p.290.
492 Palerne, op.cit., chap.CXV, p.284.
153
Conclusion
« Il se tire une merveilleuse clarté pour le
jugement humain, de la fréquentation du monde (...) Tant d'humeurs, de
sectes, de jugements, d'opinions, de loix et coustumes, nous apprennent
à juger sainement des nostres, et apprennent nostre jugement à
recognoistre son imperfection et sa naturelle foiblesse : qui n'est pas un
legier apprentissage »
Michel de Montaigne, les Essais, I, 26, p.157-158.
Ce travail nous a amené aux origines d'un genre
nouveau, hybride (qui ne cessera de croitre et aura un grand succès,
comme en témoignera une abondante production littéraire au
XVIIe siècle), dont une des principales
caractéristiques est la diversité de contenu et la
variété des objets pris en compte. Ces textes nous donnent
à voir des écrivains, qui jonglent entre plusieurs disciplines et
donnent ainsi naissance à des écrits composites (mais ne
manquant pas d'unité pour autant), qui pourraient se rattacher
à des disciplines aussi variées que la politique, les sciences
naturelles, la littérature, l'Histoire ou encore la géographie.
Le voyageur-écrivain se fait archéologue, botaniste, ethnologue,
géographe, ou historien, selon les thèmes et les points de vue
qu'il aborde. Les perspectives qu'offrent les voyageurs sur l'Orient
s'attachent à retranscrire toute la diversité de la faune, la
flore, des savoirs-faire et cultures, leurs discours se concentrent
également sur le pouvoir ottoman, sur la figure, pleine
d'ambigüité, du Turc, qui est la grande nouveauté
rencontré sur ces territoires, déjà anciens
vis-à-vis des imaginaires et de la culture des Européens. Certes,
nos récits empruntent à des narrations et des modèles
antérieurs, de même que leur démarche -qui consiste
à voyager pour connaitre & apprendre- est souvent inspirée
d'exemples très anciens. Mais, ces récits de voyage du second
XVIe siècle se détachent à la fois du
récit de pèlerinage et des récits merveilleux
médiévaux, car les considérations d'ordre politique et
scientifique y sont prépondérantes, ils amènent des
éléments nouveaux & des questionnements inédits, une
approche beaucoup plus mimétique dans ses intentions. Ainsi, au cours de
cette période de 1553 à 1583, l'Orient se transforme sous la
plume de nos voyageurs, de même que l'Europe qui regarde n'est plus
là même qu'auparavant. D'ailleurs, notre étude a
montré à quel point cette transformation de la
représentation de l'Orient, nous permet, par effet de miroir, d'observer
les métamorphoses à l'oeuvre en Europe. C'est bien souvent les
mentalités et le contexte d'une époque, qui se reflètent
dans les récits de voyage, leurs discours sur l'autre et sur l'ailleurs
sont sans cesse en rapport avec l'actualité européenne, ils sont
révélateurs des problèmes identitaires et des
transformations qui travaillent une « Europe » en plein implosion au
XVIe siècle.
154
Le voyageur est confronté à
l'altérité et à l'inconnu, ce décalage induit la
réflexion, il invite au discours, stimule la curiosité du
voyageur, comme du lecteur. L'écriture viatique répond à
deux impératifs complémentaires : la recherche de
l'extraordinaire d'un côté (notamment avec la notion de
singularité) et volonté d'organiser le réel de l'autre
(avec des descriptions fondées sur l'observation et des discours, qui
tentent de faire ressortir l'unité du vivant et les liens subtils qui
relient les êtres). De même, la description de l'Orient est prise
entre une tentative d'émancipation vis à vis des Anciens (qui
passe notamment par une remise en cause partielle de ceux-ci) et une
réactualisation des textes de référence, qui se double,
sur place, comme dans les discours, d'une admiration des vestiges d'un «
âge d'or », de la contemplation des reliques d'un passé
glorieux. Ces textes représentent bien la relation au passé
ambigüe et complexe, qu'on put avoir les hommes de la Renaissance. En
effet, la dimension historique, que prend la découverte de l'Orient
ottoman, est apparue essentielle au cours de ce travail, en quelque sorte, le
voyage spatial est aussi un voyage temporelle, une expérience culturelle
extraordinaire, qui rapproche parfois le voyageur de l'Antiquité, tant
admirée pour ses réalisations culturelles et ses écrits.
Parallèlement, ces récits de voyage illustrent la tension,
à l'oeuvre au XVIe siècle, entre expérience
oculaire et compilation livresque : la mimesis et l'imitatio
s'y côtoient sans cesse, la confrontation des textes nous a permis
de révéler des tendances plus ou moins fortes à l'une ou
à l'autre, selon les auteurs. Ce qui rapproche les trois récits
de voyage étudiés, c'est à la fois l'importance du regard
(dont les illustrations et la mise en avant de l'observation directe
témoignent), mais aussi le poids du déjà écrit, des
motifs attendus, voire dans certains cas, de la réécriture.
Certes, l'Orient est multiple dans les représentations qui en sont
données, mais les centres d'intérêts des voyageurs, les
objets du discours sont souvent les mêmes, d'où la
fécondité de l'approche comparative entre les textes.
Nous avons étudié les représentations de
l'Orient sous certaines de leurs déclinaisons particulières,
principalement la nature & les territoires, le pouvoir ottoman & la
figure du Turc. De cette analyse ressort toujours une même
ambigüité, une équivocité féconde, en
adéquation avec les rapports contradictoires et paradoxaux, que
l'Occident entretient avec l'Orient au XVIe siècle. D'abord,
la nature orientale est à la fois présentée comme
dangereuse (les éléments s'opposent souvent au voyageur,
jusqu'à parfois mettre sa vie en danger) et comme merveilleuse (la
nature y prend parfois des allures paradisiaques, les références
culturelles et littéraires projetées sur les territoires leurs
ajoutent souvent un pouvoir d'attraction important). De même, la
représentation du pouvoir ottoman et des Turcs oscille, sans cesse,
entre crainte et admiration, entre rejet et acceptation des Musulmans, parfois,
ils sont de véritables modèles de vertus, qui laissent admiratifs
les voyageurs ; d'autres fois, ils deviennent, sous les mêmes
plumes, des « barbares » dangereux et
155
immoraux. De même, le pouvoir ottoman séduit les
Français par sa puissance et ses manifestations spectaculaires, tout
autant qu'il les effraye (par son autorité) et les dégoute
(notamment, à cause de l'esclavage et de l'enrôlement de force,
dont sont victimes les Chrétiens d'Europe et d'Orient). Ainsi, la
fascination (qui ne désigne pas seulement une attraction
particulièrement forte, mais insiste sur une forme de sidération,
qui compromet l'exercice de la faculté critique) exercée par
l'Empire ottoman sur le voyageur n'est jamais totale. Certes, une attraction
intense se décèle, à certains moments, chez les auteurs,
mais elle n'induit pas une paralysie du sens critique, comme le prouve de
nombreux exemples développés au cours de notre travail,
notamment, celui de Palerne lors des fêtes de Murad III. D'un autre
côté, cette faculté critique, lorsqu'elle est
exacerbée à l'extrême, peut conduire à des effets
tout aussi désastreux que si elle est absente, en effet, un sens
critique totale conduirait à un rejet pur et simple de l'autre, et dans
ce cas, l'expérience viatique n'amènerait pas grand chose au
voyageur totalement prisonnier de sa propre idéologie. Fort
heureusement, ce n'est pas le cas et les discours des voyageurs ne sont donc
pas uniquement des miroirs de leurs préoccupations, ils laissent parfois
une place authentique à l'altérité (humaine ou
naturelle).
Ce travail nous permet, à présent, de
résumer quelques-une des principales fonctions de ces textes pour les
Européens (ce qui revient à répondre à la question
: pourquoi nos voyageurs écrivent t-ils ses textes ?). Tout d'abord, ces
« récits de voyage »apportent aux lecteurs des informations
stratégiques sur l' « Adversaire » musulman (certes,
allié du moment pour les Français, mais pas moins ennemi
potentiel pour autant), par ailleurs, certaines parties de leurs discours
peuvent être sources d'informations politiques et pourquoi pas donner des
idées aux puissants (les réussites politiques et militaires de
cet Empire en font à certains égards une sorte de modèle).
D'autre part, ces textes ont de fortes potentialités critiques dans les
domaines politiques & sociaux, cette portée réflexive a
été mise en évidence à de nombreuses reprises au
cours de la dernière partie de ce travail, l'altérité
donne à réfléchir et amène à des
conclusions, qui peuvent avoir des implications jusqu'en Europe. En effet, les
remarques, que font les voyageurs ont une portée assez universelle, leur
démarche et le questionnement, que provoque la rencontre de l'ailleurs
et de l'autre, s'inscrit à merveille, dans des perspectives «
humanistes » d'une réflexion sur l'Homme et sur
soi-même493. Les récits prennent sont sources
d'enseignements pour le lecteur, de même que le voyage a pu l'être
pour l'auteur, au sens d'une transformation de soi par la rencontre de
l'autre.
493 Pour illustrer cette idée, on peut citer Michel de
Montaigne, qui affirme, à propos du voyage : « L'ame y a une
continuelle exercitation à remarquer les choses incogneuës et
nouvelles ; et je ne sache point meilleur escolle, comme j'ay dict souvent,
à former la vie, que de lui proposer incessament la diversité de
tant d'autres vies, fantaisies et usances, et luy faire gouster une si
perpétuelle variété de formes de nostre nature »
Essais, III, 9.
156
Dans une autre perspective, les expériences et les
observations des voyageurs peuvent devenir sources de connaissances
scientifiques & techniques sur la nature (plantes, animaux, utilisation des
ressources), sur la géographie des territoires ottomans & sur les
hommes et leurs savoirs faire; ils peuvent même, quelque fois, participer
à des « transferts de technologies » entre l'Europe et
l'Empire ottoman. Plus généralement, ces discours sur des
régions lointaines contribuent à l'assouvissement de la
curiosité sur le monde, très forte chez des Hommes du
XVIe siècle. Les récits de voyage au Levant sont donc
à rattacher à l'entreprise, plus vaste, d'une cosmographie
universelle, construite de manière parcellaire, pour conserver
l'irréductible particularité de chaque région, voire de
chaque lieu.
Ces textes illustrent également une volonté
d'appropriation symbolique de l'Orient méditerranéen, au sens
où la description du monde amène à une prise sur celui-ci,
le fait de nommer les choses peut être rattaché à un
désir de contrôle & de maitrise. Ainsi, transposer en image
les « nations » orientales, comme le fait Nicolay, peut participer
d'une neutralisation de la peur, d'une tentative de classifier ; de
manière plus générale encore, « décrire »
l'Orient, c'est souvent y apposer la marque de l'Occident. Dans une perspective
assez similaire, nous avons vu à quel point des récits, comme
celui de Palerne et plus encore celui de Nicolay, vont appeler à la
reconquête des territoires sous domination ottomane, ils exhortent,
à maintes reprises, les Chrétiens à l'unité, dans
le cadre d'une croisade contre un géant, qui nécessairement
(ainsi, le veulent les conceptions de « l'Histoire » de
l'époque et l'implacable mutation des temps qu'elles postulent), ne
pourra se maintenir éternellement à son apogée. Mais d'un
autre côté, malgré la grande part de préjugés
qu'ils véhiculent, les discours sur les Ottomans permettre de nuancer la
perception de l'autre, d'affiner les catégories, et en somme, de ne pas
réduire le Turc à un archétype du mal absolu.
Finalement, l'écriture du voyage dans l'Empire ottoman
révèle le besoin de transmettre une expérience
exceptionnelle, de la conceptualiser pour pouvoir la partager, c'est
l'occasion, pour les voyageurs, de faire le point sur leur vécu, de
tirer quelques enseignements de leurs expériences orientales.
Décrire son périple et ses découvertes permet à
l'écrivain de proposer un modèle nouveau du savant voyageur
ou du diplomate cosmopolite, qui vont à la rencontre de
cultures et de mondes différents, de ceux qui leurs sont connus ou
habituels. Le voyageur livre un message par son propre exemple, par la mise en
scène de sa démarche viatique dans l'espace littéraire du
récit, il propose le modèle d'un homme, qui ose se
déplacer pour vérifier des informations et qui considère
le voyage, comme un moyen pour faire progresser la connaissance sur la nature
ou sur les peuples étrangers. Cette démarche et cette attitude
ont quelque chose de très « modernes », tout en
157
s'autorisant des modèles les plus anciens. Le livre
devient une invitation à parcourir le monde, non seulement en mots et en
esprit, mais aussi en expérience et en observation authentiques et
vécues. Paradoxalement, avec les récits de voyage, l' Orient se
condense dans les pages du livre, les régions deviennent autant de
chapitres, que peut tranquillement parcourir le lecteur français, comme
si le Levant entier était à portée de sa main. En cela, le
récit de voyage, et plus largement les travaux cosmographiques,
participent, une fois de plus, d'une forme de « domestication du monde
», qui passe par l'organisation de celui-ci, par la patiente observation
des différents objets inconnus, qui s'offrent au sens, par la
description méticuleuse de leurs aspects singuliers, tout autant, que
par leur inscription dans un tout (dont l'unité harmonieuse est la
marque de l'Intelligence créatrice).
Le voyage est assez représentatif de la dynamique du
savoir à l'oeuvre en cette fin de Renaissance (les discours sont un
subtil mélange de redécouvertes, de reconnaissances et
d'éléments nouveaux), nous assistons avec l'écriture
viatique, en quelque sorte, à l'opération par excellence de la
connaissance : à partir d'un vécu et d'un perçu en terres
ottomanes, le voyageur, qui se fait alors écrivain, tente de
représenter quelque chose, d'en extraire quelque savoir, voire quelque
enseignement ou leçon494. Que se soit de l'ordre du conseil
qui pourra servir au futur voyageur, du savoir (sur le monde naturel, les
espaces géographiques ou l'Histoire) théorique et pratique
(techniques, savoir-faire, utilisation de plantes, etc.), ou même du
questionnement culturel, le voyage a pour vertu d'offrir une matière
vivante, sur laquelle peut s'exercer de manière diverse le jugement du
voyageur et du lecteur. Le monde inconnu et lointain permet une
véritable réflexion -au sens littéral- du voyageur, les
terres lointaines seront alors supports de ces réflexions, souvent ,
elles seront même des miroirs, renvoyant à des
préoccupations personnelles et des problèmes collectifs
(liés au contexte historique), qui occupent les voyageurs -ceux-ci les
portent t-ils, à tel point en eux-mêmes, qu'ils les retrouvent
même à l'autre bout du monde ? Ainsi, la représentation du
monde donnée par les récits de voyage, ne doit jamais être
considérée, comme une représentation totalement ou
uniquement mimétique, elle est bien plus souvent, le reflet de
l'âme qui contemple, qu'une reproduction à l'identique de ce qui
serait objectivement perçu et présent ailleurs. Reflets de «
l'âme », nous entendons par là, miroir des
intérêts profonds du voyageur, ainsi que des modes de perception
de son époque et de la réorganisation du savoir, qui la traverse
: les discours tenus sur l'autre, sur l'ailleurs et sur l'inconnu, permettent
de percevoir, en filigrane, les mentalités et conceptions de ceux qui
écrivent, et dans une certaine mesure, ils reflètent une
époque et ses
494 Ainsi, dans l'alchimie subtile du récit de voyage
se retrouve à la fois le scientifique et le « didactique », au
savoir sur le monde et les êtres, se mêle une réflexion
à partir de l'autre sur soi même. Et parfois même une
réflexion sur le « savoir » lui-même, avec, par exemple,
la démarche de Belon, qui joue le jeu de la « transparence »
dans son discours (se positionnant dans les débats, en citant et
confrontant ses sources, etc.), tout en donnant à voir au lecteur
l'application pratique de sa propre méthode : le voyage
d'observation.
158
préoccupations, ses interrogations et ses systèmes
de représentation.
Les perspectives de recherches ouvertes, suite à ce
travail, sont donc multiples. Tout d'abord, elles relèvent de l'Histoire
des représentations et des sensibilités : le voyageur est
confronté à des mondes nouveaux, inédits -certes en
partie, car les territoires sous domination ottomane comme la Terre Sainte,
certaines îles Méditerranéennes, la Grèce ont des
relations millénaires avec l'Europe plus occidentale, mais il demeure
toujours quelque élément provoquant l'étonnement, quelques
moeurs incroyables, qui confrontent le voyageur à l'inconnu et
l'altérité. Face à celle-ci, il serait intéressant
d'étudier, plus en détails, les multiples réactions des
voyageurs : attraction, soif de connaitre de comprendre ; volonté de
rationaliser, de fixer dans un discours ou une représentation ; peur et
perception à travers des aprioris « idéologiques », des
préjugés, etc... Un autre point, qui mériterait
d'être étudié plus précisément, est la
perception de la Nature dans le récit de voyage : quels rapports aux
êtres vivants et à la Création ressortent de ces textes ?
Le récit de voyage de Pierre Belon est particulièrement riche
à cet égard, car il présente, à la fois, la
perception d'un botaniste, soucieux de distinguer et classer les plantes,
doublé d'un médecin, qui les identifie et les utilise pour
soigner et guérir, tout en donnant à voir, une nature fortement
liée à la culture des sociétés rencontrées,
indissociable de leurs savoir-faire et de leurs
représentations495. Nous avons esquissé quelques
éléments de réponse à ce sujet, mais de nombreux
travaux restent à écrire... De même, une autre piste
ouverte à des études futures serait la recherche d'un «
contre-point » oriental. Y aurait-il des récits de voyageurs
ottomans, qui pérégrinent en Europe à la même
époque ? Ceux-ci permettraient une étude en regards
croisés (sur le modèle du travail de Serge Gruzinski
réalisé entre Amérique et Empire Ottoman496) et
des comparaisons probablement fécondes en découvertes.
Finalement, nous avons montré à quel point les
récits de voyage sont un genre hybride, qui convoque de multiples
disciplines du savoir pour répondre à la diversité de ces
objets. De manière analogue, en matière de recherche, ces
récits apparaissent comme des sources à la croisée des
disciplines universitaires, ils permettent de reconstituer une partie des
mentalités, des contextes, des conditions de rédaction et des
modes de représentation d'une époque, ils peuvent donc être
étudiés sous des angles divers : approche littéraire,
dimension philosophique, étude historique et
495 Il remarquable de constater à quel point la «
technique » des sociétés orientales du XVIe
siècle, les rapproche de la nature, bien plus, qu'elle ne les
sépare de celle-ci. À la lumière du texte de Belon, les
savoir-faire font le pont entre les hommes et leurs environnements, ils font
vraiment partie de la culture des sociétés, qui instaurent une
relation d'équilibre, une sorte de microcosme duquel les hommes font
partie intégrante. Ces réflexions historiques et ce genre de
travaux pourraient apparaitre d'autant plus nécessaires et utiles, face
à aux problèmes environnementaux contemporains,de plus en plus
urgents et inquiétants.
496 S. Grunzinski, Quelle heure est-il là-bas ? :
Amérique et Islam à l'orée des temps modernes, Seuil,
2008.
159
épistémologiques. Certaines initiatives
contemporaines tendent justement à croiser ces disciplines, pensons, par
exemple, à des projets comme Viatica, qui se concentre uniquement sur
les illustrations des récits de voyages, mais résume bien, dans
ses déclarations d'intentions, le caractère
fédérateur et transversal de l'étude du voyage : «
Les résultats inédits obtenus à partir de plusieurs
millions de clichés intéressent au premier plan la recherche
interdisciplinaire dans les domaines de la littérature des voyages, de
l'iconographie et des systèmes de représentation, de la
génétique de l'image d'un lieu ou d'un sujet, de la gravure, de
l'histoire du livre et du livre d'art, de l'histoire de la cartographie, de
l'imagerie culturelle, de l'anthropologie historique, de l'histoire des
mentalités. »497. Ce genre de projet invite à la
fédération de pôles de recherche variés, à
des approches pluridisciplinaires, qui nous semblent très
adaptées à ce type de source, que sont les récits de
voyage. Finalement, ce genre de projet permet la centralisation des
informations, encore trop souvent disparates, mais déjà
remarquablement avancée, dans le cas de base de donnée comme
viati-web498, mise en place par le Centre de recherche sur la
littérature des voyages (C.R.L.V.), qui propose des centaines
d'articles, organisés par ères géographiques et par
thèmes. De même que le voyageur dépasse sans cesse les
frontières des mondes connus et que son discours jongle habilement entre
« différentes » disciplines, l'étude des récits
de voyage gagne à adopter de multiples perspectives. Belon n'apparait-il
pas alors comme une sorte d'avant-gardiste ? Il nous offre l'exemple d'une
démarche, qui a encore beaucoup à nous apprendre ;
à l'ère de l'informatique, qui permet une accessibilité
& une centralisation sans précédent des informations, ses
conceptions de l'intertextualité peuvent apparaitre
fécondes, nous aussi nous devons apprendre à trier nos sources,
à ouvrir de larges dialogues entre les disciplines et entre les auteurs,
nous devons également, à son exemple, ne pas rester river aux
informations préconçues et « reconnues », mais
vérifier celles-ci, aller vers le monde, ne pas uniquement le percevoir
derrière un écran ou un texte. « Juché sur des
épaules de géants », nous devons, de même qu'on sut le
faire certains hommes de la Renaissance, réactualiser la masse
d'information, dont nous disposons, dans un va et vient constant entre la
redécouverte et l'enrichissement. Le sens critique (qui distingue,
rejette ou conserve, qui amène à juger et à trier) est
donc primordiale, pour que notre voyage dans les galaxies numériques, ne
reste pas superficiel et virtuel... L'essentiel du problème contemporain
réside également, selon notre opinion, dans le réveil de
cette « soif de connaitre », qui anima les hommes du XVIe
siècle, à tel point qu'ils eurent le courage de traverser les
mers et de braver les mille et un dangers du voyage. Ils eurent une telle envie
de connaitre et de découvrir, qu'ils furent prêt à mettre
leurs vies en danger et à se rendre en des territoires peuplés
d'« Infidèles » : en effet, outre les éléments
hostiles, les
497 « Fondements et objectifs du programmeVIATICA »,
consulté en ligne à l'adresse suivante :
http://www.crlv.org/viatica/index.php.
498
http://www.crlv.org/crlv/viati-web.php.
160
voyageurs ont donc, dans une certaine mesure, bravé les
préjugés de leurs temps. Étudier ces récits de
voyage et les voyageurs, c'est aussi rechercher les origines de leur
irrépressible quête du Savoir, c'est observer leur amour de la
connaissance ...Voilà un point crucial vis-à-vis des temps
présents, car ce qui semble faire obstacle à l'utilisation des
potentialités énormes, qui nous sont offertes, c'est bien souvent
l'absence de gout pour le savoir, la perte d'intérêt pour la
connaissance. Il serait donc fort utile d'étudier les récits de
voyage et plus largement les mouvements intellectuels, culturels, et
artistiques, qui ont transformé leurs époques, sous cet angle
problématique. Qu'es-ce qui réveille chez les hommes la soif de
connaitre, l'aspiration au savoir et à la découverte ? Nous
estimons, que les récits de voyage sont des sources
privilégiées pour apporter des éléments de
réponses, puisque l'émerveillement & de l'étonnement
sont au centre de l'écriture viatique, reflets de l'indomptable
curiosité et de l'insatiable soif de connaitre, qui animent les
voyageurs du XVIe siècle.
Bibliographie
Sources fondamentales :
- Pierre, Belon du Mans, Les observations de plusieurs
singularitez et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie,
Judée, Égypte, Arabie et autres pays estranges,
rédigées en trois livres, G. Corrozet, Paris, 1553. (nous
avons travaillé avec l'édition d'Alexandra Merle, Voyage au
Levant, les Observations de Pierre Belon du Mans, Chandeigne, Paris,
2001)
- Nicolas, De Nicolay, Les quatre premiers livres des
navigations et pérégrinations, Lyon, 1568, (édition
de S. Yérasimos et M.C Gomez-Géraud, Dans l'Empire de Soliman
le magnifique, Presses du CNRS, 1989).
- Jean, Palerne, Pérégrinations du s. Jean
Palerne... où est traicté de plusieurs singularités et
antiquités remarquées ès provinces d'Égypte, Arabie
déserte... Terre sainte, Surie, Natolie, Grèce (1581-1583),
Lyon, 1606 (D' Alexandrie à Istanbul pérégrinations
dans l'Empire ottoman édition présentée et
annotée par Yvelise Bernard, l'Harmattan, 1991).
Sources anciennes secondaires :
- Pierre, Belon du Mans, Histoire de la Nature des
Oyseaux, (1555), édition de Philippe Glardon, Droz, Genève,
1997.
- Pierre, Belon, L'Histoire naturelle des estranges poissons
marins avec la vraie peincture et description du Dauphin et de plusieurs autres
de son espèce, Paris, R. Chaudière, 1551.
- Joachim, Du Bellay. Défense et illustration de la
langue française, Paris, 1549.
- Pierre, Boaistuau, Histoires prodigieuses, Paris,
1560.
161
162
- Jacques, Cartier, Brief recit de la navigation faicte es
ysles de Canada, Paris, P. Roffet, 1545.
- Érasme, « Faut-il faire la guerre aux Turcs ?
», dans Érasme : Éloge de la Folie, Adages,
Réflexions, Correspondance , Robert Laffont, Paris, 1992,
- Pierre, Gilles, De Topographia Constantinopoleos illius
antiquitatibus libri IV, Lyon, 1561.
- Idem, De Bosphoro Thracio libri III, Lyon, 1561.
- Étienne, de La Boétie, La servitude
volontaire, 1576.
- Michel, de Montaigne, les Essais, Gallimard
(Bibliothèque de la Pléiade), Paris, 2007.
- Poésie de Jean Palerne Forézien,
édité et présenté par Auguste, Benoit, imprimerie
Pillet et Dumoulin, Paris,1884.
Ouvrages généraux :
- Geoffroy, Atkinson, Les Nouveaux horizons de la Renaissance
française, Genève, Slatkine, 1969.
- Thérèse, Bittar, Soliman, l'Empire
magnifique, Gallimard, 1994.
- Fernand, Braudel, Autour de la Méditerranée
; Paris, Fallois, 1996.
- Fernand, Braudel, La Méditerranée et le monde
méditerranéen à l'époque de Philippe II, deux
tomes, Paris, Armand Colin, 1966.
- Jean, Céard et J-C Margolin (sous la direction de),
Voyager à la Renaissance, actes du colloque de Tours, 1983.
163
- Giovanni, Curatola, L' Art Seldjoukide & Ottoman,
Imprimerie nationale, Paris, 2010.
- Jean, Delumeau, Une histoire du paradis, Fayard,
1992.
- Jean, Ebersolt, Constantinople byzantine et les voyageurs
du Levant, 1918.
- Michel, Foucault, Les mots et les choses, Paris,
Gallimard, 1966.
- Aloïs, Gerlo « Erasme et les Pays-Bas »,
dans Colloquia erasmiana turonensia, volume I., Douzième stage
d'études humanistes, Tours, 1969.
- Daniel, Goffman, The Ottoman Empire and early modern
Europe, Cambridge University Press, 2002.
- Serge, Grunzinski, Quelle heure est-il là-bas ? :
Amérique et Islam à l'orée des temps modernes, Seuil,
2008.
- Frédéric, Hitzel, l'Empire ottoman
XVe-XVIIIe siècle, Paris, Les Belles lettres,
2001.
- Claude, Levi-Strauss, Race & histoire (1952),
réédition chez Denoël, Paris, 2010.
- Robert, Mantran, L'Empire Ottoman du XVIe au
XVIIIe siècle : administration, économie,
société,
Variorum, 1984.
- Robert, Mantran, Istanbul au siècle de Soliman le
Magnifique, Paris, Hachette, 1994.
- Daniel, Roche, Humeurs vagabondes : de la circulation des
hommes et de l'utilité des voyages, Fayard, 2003.
- Maxime, Rodinson, La fascination de l'Islam, Librairie
François Maspéro, Paris 1980. - Edward, Saïd,
L'Orientalisme : l'Orient crée par l'Occident, Seuil, 1980.
164
- Tzevtan, Todorov, Nous et les autres : réflexion
française sur la diversité humaine, Seuil, 1989.
- Michel, Vergé-Franceschi (sous la direction de), Le
Dictionnaire d'Histoire maritime, Robert Laffont, 2002.
- Stéphane, Yérasimos, Constantinople : de
Byzance à Istanbul, Paris, Place des Victoires, 2000.
Ouvrages plus spécifiquement en rapport avec le sujet
:
- Céline, Anger, Les Observations de P. Belon,
travail pour préparer une édition critique, mémoire,
1987-88, C.E.S.R. (Tours).
- Yvelise, Bernard, l'Orient du XVIe siècle
à travers les récits de voyageurs français, Paris ;
l'Harmattan, 1988.
- Elisabetta, Borroméo, Voyageurs occidentaux dans
l'Empire ottoman (1600-1644), Maisonneuve & Larose, 2007.
- Marie-Christine, Gomez-Géraud, Écrire le
voyage au XVIe siècle en France, PUF, 2000.
- Edith, Garnier, l'Alliance impie, éditions du
Félin, 2008.
- Katharina, Kolb, Graveurs, artistes & homme de sciences
: Essai sur les Traités de Poissons à la Renaissance,
Éditions des cendres et Institut d'étude du livre, 1996.
- Frank, Lestringant, L'atelier du Cosmographe ou l'image du
Monde à La Renaissance, Paris, Albin Michel, 1991.
- Claude, Longeon, Écrivains foréziens du
XVIe siècle, Centre d' Études Foréziennes,
Saint-Étienne, 1970
165
- Alexandra, Merle, le Miroir ottoman : une image politique
des hommes dans la littérature
géographique espagnole et française
(XVIe-XVIIe siècles), Presses Universitaires
de Paris Sorbonne, 2003.
- Hélène, Pignot, La Turquie chrétienne
: Récits des voyageurs français et anglais dans l'Empire ottoman
au XVIIe siècle, Versey (Suisse), Xénia, 2007.
- Frédéric, Tinguely, l'Écriture du
Levant à la Renaissance, Genève, Droz, 2000.
Articles :
- Danièle, Duport, « La variété
botanique dans les récits de voyage au XVIe siècle :
une glorification du créateur », Revue d'Histoire
Littéraire de la France 2001/2, Vol. 101, pp. 195-212.
- Danièle, Duport, « Le beau paysage selon Pierre
Belon du Mans », In: Bulletin de l'Association d'étude
sur l'Humanisme, la Réforme et la Renaissance. N°53, 2001. pp.
57-75.
- Esther, Kafé, « Le déclin du mythe turc
», dans Oriens, Vol. 21/22 (1968/1969), pp. 159-195.
166
Table des matières
Introduction 3
I. Voyager vers le Levant dans la seconde moitié du XVI
e siècle 12
A. Les relations franco-ottomane : diplomatie et ambassades
levantines 13
1. La « scandaleuse alliance » 13
2. Les voyageurs français en terres ottomanes :
facilités, protections et devoirs 15
B. Trois voyageurs français du XVIe
siècle : aperçus biographiques et contextuels.
20
1. Jean Palerne (1557-1592) : jeune voyageur du dernier
quart du XVIe siècle. 21
2. Nicolas de Nicolay : espion et géographe du roi
22
3. Pierre Belon (1517- 1564) : modèle du naturaliste
du XVIe siècle & savant assez typique de
la Renaissance 25
C. Des itinéraires en Orient 28
D. Les modes de déplacements maritimes &
terrestres et la perception de l'espace :
se déplacer, se situer et s'orienter dans l'espace 35
1. Voyage sur mer, techniques nouvelles &
géographie. 36
2. Voyager sur les terres 40
E. Les dangers du voyage 43
1. La figure du voyageur : entre l'aventurier moderne et le
héros antique ? 43
2. Les dangers liés aux hommes et aux
sociétés étrangères 45
3. Une nature et des éléments hostiles sur mer
comme sur terre 49
II. L'écriture du voyage : entre observation,
redécouverte et tradition. 56
A. Entre reconnaissance et correction de la tradition
savante : des rapports
complexes aux anciens et aux contemporains 57
1. L'exemple de Pierre Belon : de l'intertextualité
57
2. ...à la compilation : le cas de Nicolay.
61
3. Des rapports subtils aux anciens et à la tradition
savante 64
B. La fondation de l'autorité du regard & le corpus
iconographique 67
1. Des voyages illustrés 67
2. L' Observation selon Pierre Belon du Mans : une
méthode de travail et une conception du
savoir 71
C. Identifier & nommer : la rencontre entre le livre de la
Création et les livres
savants 77
1. Une enquête qui stimule la perception du voyageur
77
2. « Nommer correctement » : au coeur du projet
scientifique et de l'oeuvre de Pierre Belon 78
3. Par delà la confusion des langues 80
D. La notion de « Singularité » dans les
récits de voyage 82
III. Le miroir des récits de voyage : reflets d'Orients
et projections
d'Occident 90
A. Un Orient « merveilleux » : entre diversité
naturelle et renommée culturelle.. 92
1. Diversité rencontrée par le voyageur &
variété de contenus pour le lecteur : de la
dimension « encyclopédique » des
récits de voyage 92
2. L' Orient rêvé : un paradis terrestre ?
100
3. Des régions et terres d'Orient très denses
en Histoire : des lieux fortement empreints de
références mythiques et littéraires
103
4. Des voyageurs et des récits cosmopolites ?
110
B. « La fascination du Turc » : ambigüités
des rapports aux Ottomans et effets de
miroir pour les consciences européennes 118
1. La peur de « l'Infidèle » : des discours
empreints de conflits religieux de craintes
politiques 120
2. L'admiration des Turcs & de la civilisation ottomane:
du discours sur l'autre à la
conscience de soi 135
3. Le pouvoir ottoman mis en scène : les grandes
fêtes du Sultan Murad III 145
Conclusion 154
167
Bibliographie 162
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