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Pérégrinations dans l'empire ottoman : récits & voyageurs français de la seconde moitié du XVI e siècle .

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par Paul Belton
Centre d'Etudes Supérieures de la Renaissance, Université François-Rabelais Tours - Master  2011
  

Disponible en mode multipage

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C.E.S.R

Université Français Rabelais

Mémoire de Master 1ère Année

P érégrinations dans l'Empire ottoman :

récits & voyageurs français de la seconde moitié du

XVI e siècle.

Paul Belton

Directrice de recherches : Mme. Florence Alazard
Membres du jury : Mme. Florence Alazard & M. Laurent Gerbier

Mémoire rédigé dans le cadre du Master 1 mention « Renaissance » ( 2010-2011 ),
soutenu le 20 juin 20 11, à Tours .

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Je tiens à remercier chaleureusement les personnes suivantes :

Florence Alazard, ma directrice de recherche, pour m'avoir fait découvrir ces textes passionnants, que sont les récits de voyage dans l'Empire ottoman, pour son aide et ses conseils durant toute cette année de travail...

Les professeurs du C.E.S.R., dont les cours ont nourri mes réflexions.

Mes parents pour leur soutien, leur attention et leur amour.

Gaétan pour ses critiques et pour les discussions historiques passionnées de toute cette année.

Roxane pour ces moments passés ensemble à la Bibliothèque universitaire.

Élise pour nos pauses-cafés et les discussions sur nos mémoires respectifs, qui les accompagnèrent.

Julie pour son énergie spirituelle.

Louis pour son sens de l'écoute.

Salomé pour l'émulation intellectuelle, qu'engendrent toujours nos dialogues.

Et finalement, tous les autres amis & proches, qui ont été présents durant cette année de recherche.

Je leurs dédie donc ce travail...

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Introductio n

L' idée d'un Homo viator1 serait assez pertinente pour caractériser l'état d'esprit et l'attitude des Européens, qui se lancèrent, au XVIe siècle, dans les voyages et les expéditions maritimes les plus lointaines & aventureuses. D'ailleurs, les explorateurs et les auteurs de récits de voyage de cette époque, vont souvent l'invoquer eux-mêmes pour justifier leur démarche : l'Homme est alors conçu comme la créature qui s'est vu confiée par Dieu la mission de découvrir et maitriser toute la surface du globe2. Et de fait, au XVe et au XVIe siècle plus encore, les Européens ont fortement concrétisé leurs aspirations aux voyages, leurs désirs de découvrir et de conquérir des terres plus ou moins lointaines, particulièrement les Amériques explorées par les navigateurs des grandes puissances européennes, principalement les Portugais & les Espagnols, mais également dans une moindre mesure, les Français, qui envoyèrent, par exemple, Jacques Cartier (1491-1557) vers l'Amérique du nord3. Ces voyages d'explorations, qui avaient également pour objectif la prise de possession politique et intellectuelle des territoires, furent très souvent accompagnés de récits, qui, tout en narrant le voyage et ses différentes étapes, ne manquaient pas de représenter l'altérité rencontrée sur place : les peuples « indigènes » aux moeurs incroyables, les plantes et les animaux inconnus en Europe constituent une part importante de ces « récits de voyage », qui relatent les merveilles incroyables découvertes en terres lointaines. Ainsi, parmi les grandes idées qui sont communément rattachées à la période dite de la « Renaissance » (dont les bornes chronologiques et les définitions font encore débat), la découverte et la conquête de l'Amérique apparaissent comme essentielles. Au vue de l'historiographie, l'exploration du monde, les grands voyages, la rencontre de l'altérité américaine, et plus largement, les contacts avec des civilisations lointaines peu ou pas connues jusqu'alors, sont des éléments fondamentaux pour caractériser l'Europe du XVIe siècle et définir ces temps des « Grandes découvertes ». Les travaux et recherches sur ces sujets sont très abondants, les

1 Pour reprendre l'expression de M.C Gomez-Géraud développée au début de son étude générale, qui s'intéresse aux « récits de voyage », Écrire le voyage au XVIe siècle en France, P.U.F., 2000.

2 Cette propension immense à se mouvoir et à s'adapter en tous lieux, qui distingue alors l'Homme des autres êtres vivants, est clairement mise en avant dès la Préface, d'une des sources qui fondera notre travail : « Chacune espèce de bête par ordonnance naturelle est conterminée en certaine partie du monde, voire de région dont elle ne passe point les fins sinon par violente force. Mais à l'homme, comme Seigneur et Prince de toute la ronde terrienne et marine, toutes terres et mers sont ou doivent être par droit de nature ouvertes, patentes et découvertes. Et par touts les climats, par tous airs et sous quelconque part du ciel, l'homme par un prérogatif privilège de Dieu son créateur peut vivre, spirer, prendre air, pâture et nourriture sans grande offense ou lésion, s'il s'attempère, ni de santé, ni de sa vie. En sorte que par toutes les terres fermes et les îles n'y a part où ne se trouve forme d'homme habitant : ce qui fait un grand argument et témoignage que l'homme est le seul animant pour lequel tout le monde est fait... » Nicolas de Nicolay, Les quatre livres des navigations & pérégrinations, 1567 (p.44).

3 Les expéditions de ce dernier donnèrent lieu à la rédaction et à la publication de récits de voyage, par exemple : Brief récit de la navigation faicte es ysles de Canada, Paris, P. Roffet, 1545.

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relations entre l'Europe et l'Amérique ont été, et sont encore, beaucoup étudiées par les historiens. Certes, les Européens du XVIe siècle ont eu un grand intérêt pour ce continent nouvellement découvert, pour ces terres pleines de promesses & de richesses, qui ont nourri les rêves de conquête & de pouvoir les plus démesurés. Mais obnubilée par l'Amérique, l'historiographie tend à minimiser l'importance au XVIe siècle d'un autre pôle d'intérêt majeur pour les Européens : l'Empire Ottoman ; en d'autres termes, du fait de l'engouement pour les voyages outre-atlantique, on a pendant longtemps quelque peu négligé l'importance qu'ont pu avoir les pérégrinations orientées vers la direction opposée : le « Levant ». Pourtant, les sources françaises ne sont pas trompeuses à cet égard, comme le rappelle F. Tinguely4 tenant compte des travaux bibliographiques de G. Atkinson5, une analyse des publications du XVIe siècle nous amène à remarquer, que les récits de voyage qui concernent l'Orient sont deux fois plus nombreux que ceux sur l'Amérique ; pourtant la recherche historique a été pendant longtemps nettement déséquilibrée et penche toujours peut-être un peu du côté Ouest, malgré de nombreux travaux récents qui commencent à corriger cette tendance6. Étudier l'Amérique aux dépends du Levant, apparait d'autant plus étrange, que les relations de la France avec l'Empire des Sultans ottomans furent intenses au XVIe siècle, et que plus généralement encore, les Turcs eurent une importance cruciale dans la géopolitique méditerranéen de cette époque. L'analyse de F. Tinguely, à propos de cette tendance de l'historiographie, encore vive, à privilégier l'étude de l'Amérique, est convaincante7. Il y voit le reflet d'une époque plus tournée vers l'avenir et la nouveauté (dont l'Amérique terre vierge de tout signe au XVIe siècle est un parfait symbole) que vers le passé incarné par un Orient, qui, à l'inverse du « Nouveau Monde », est saturé de signes et de références anciennes. Cette caractéristique constitue en grande partie l'intérêt des récits de voyage dans l'Empire ottoman, dont le territoire s'étend sur des régions aussi importante pour la culture « occidentale » et les imaginaires européens, que la Terre Sainte, la Grèce, ou encore la Macédoine et l'Asie Mineure. Ces voyages vers le Levant seront donc riches en références historiques, d'autant plus fortement à cette époque marquée par la redécouverte de la culture gréco-

4 Frédéric Tinguely, l'Écriture du Levant à la Renaissance, Genève, Droz, 2000.

5 Les nouveaux horizons de la renaissance francaise, Droz, Paris, 1935.

6 Par exemple, celui de M.C Gomez-Géraud, op.cit., qui se veut général et fait donc, dans son développement, une part à peu près égale aux récits de voyages vers le Levant et vers le Nouveau Monde.

7 « Au sein de la littérature géographique de la Renaissance, la répartition spatiale entre Orient et Occident se double d'un partage symbolique et global de la temporalité entre un avant et un après. Que notre époque participe de cet « après », voilà ce qui pourrait bien expliquer les préférences marquées de la critique. Quant à nous, essayons de rétablir l'équilibre en nous tournant dès à présent vers ces textes eux-mêmes tournés vers d'autres textes, de peur d'oublier que l'âge moderne est aussi le fruit de redécouvertes et de renaissances. », Frédéric Tinguely, l'Écriture du Levant à la Renaissance, Genève, Droz, 2000. En assez forte adéquation avec cette idée, nous pouvons ajouter qu'à l'inverse de celui dirigé vers l'Amérique, le voyage vers le Levant implique un retour sur soi, un voyage aux origines d'une grande partie de la culture, qui est celle des voyageurs, alors, « l'identité » européenne, au lieu de s'imposer, comme c'est le cas vers l'Ouest (dans le cadre de la conquête des Amériques), va au contraire être confrontée à des remises en question.

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latine et l'admiration de l'Antiquité8, dont le théâtre historique fut ce même pourtour méditerranéen, redécouvert par les voyageurs européens, qui pérégrinent dans l'Empire ottoman. En effet, les rapports entre les civilisations « européennes » et « l'Orient » sont déjà au XVIe siècle, plusieurs fois millénaires, à tel point que la distinction nominale entre l'Occident et l'Orient parait un peu artificielle, au vu de l'Histoire des multiples interactions, syncrétismes, et héritages, qui unissent et rapprochent ces deux pôles idéels. Pourtant, au XVIe siècle, il y a bien une séparation entre deux grands espaces culturels & politiques, qui se distinguent principalement par leur religion et par les pouvoirs qui y règnent, d'un côté la Chrétienté européenne de l'autre l'Empire Ottoman musulman. Évidemment cette division simpliste doit être critiquée, notamment du fait que précisément au XVIe siècle, l'Europe est en pleine implosion, au sens où son unité religieuse n'est plus effective et son unité politique, malgré les efforts d'un Empereur comme Charles Quint, est loin d'être acquise, les tendances à la division sont si fortes à l'intérieur de l'espace européen, que certains pays voient même leur cohésion interne mise en danger par des guerres civiles & religieuses. De même, l'Empire ottoman n'est pas homogène, sous sa domination se trouvent des territoires aux populations et aux cultures multiples9, par ailleurs, si une partie de sa culture et de son ère d'influence peut le rattacher à « l'Orient », sa capitale est à la jonction entre les deux mondes, et plus encore, dès le début de sa montée en puissance, l'Empire ottoman a dominé des territoires au Sud-Est de l'Europe et a pris racine sur un Empire byzantin en perte d'influence. Nous voyons bien à quel point la « géographie politisée » peut être fondée sur des limites artificielles, et à quel point il faut se méfier des définitions catégoriques, qui voudraient mettre en place des blocs ou des ères nettement distinctes pour les opposer. Au lieu donc d'insister sur les séparations de deux entités, qui seraient faussement homogènes, pourquoi ne pas plutôt s'intéresser aux interactions et aux échanges, qui ont pu avoir lieu dans ce cadre, mieux adapté à rendre compte de la subtilité des relations historiques entre les sociétés, qu'est l'espace méditerranéen10. Finalement, c'est l'attitude de François Ier, qui

8 En effet, ce sont peut-être les projections d'une historiographie du XIXe siècle et du XXe siècle, très imprégnée des notions de progrès, de nouveauté et de domination de l'Europe sur le monde, qui ont amené une forte valorisation dans l'interprétation de la Renaissance, rebaptisée à l'occasion époque « des grandes découvertes », de l'exploration et de la conquête du « monde », du caractère pionnier de certains hommes, des attitudes inédites et originales, qui se démarquent de ce qui a précédé, qui inventent des techniques et des conceptions « scientifiques » nouvelles, si ce n'est révolutionnaires. Pourtant, la réalité historique est beaucoup plus complexe, la Renaissance ne pourrait se comprendre dans cette seule perspective, la part de redécouverte des savoirs anciens et de réactualisation de modèles antérieurs est essentielle, l'attitude des lettrés et savants humanistes montrent des rapports au passé complexes et ambigües. Les récits de voyages étudiés dans ce travail éclaireront en partie ce problème.

9 C'est pourquoi il serait plus juste de parler « des Orients », lorsque l'on évoque un territoire si vaste et divers que celui où s'étend l'Empire turc. Si nous utiliserons par commodité ce terme d'Orient au cours de ce travail, ce sera pour faire référence à l'entité politique ottomane, non pour réduire la grande variété (de cultures, de sociétés, d'environnements,...) qui s'y dévoile à une entité abstraite et absolue. Les voyageurs eux-mêmes apprendront aux lecteurs européens à raffiner leurs grilles de lectures des hommes et des territoires levantins.

10 Des historiens comme Fernand Braudel ont montré, dès la seconde moitié du XXe siècle, à quel point l'étude du XVIe siècle pouvait être féconde à l'échelle méditerranéenne. Par ailleurs, des mouvements historiographiques

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sème encore plus fortement le trouble dans les cartes géopolitiques du XVIe siècle, en effet, dans le cadre de sa lutte contre le puissant Empereur Charles Quint, le Monarque français se rapproche du pouvoir ottoman.

Ces relations entre le Royaume de France et l'Empire ottoman ont été étudiées par les historiens, dès le XIXe siècle, avec les méthodes de la diplomatique, de l'histoire politique et évènementielle, les liens, qui unissaient François Ier et Soliman dit « le Magnifique », ont particulièrement attirés l'attention des chercheurs jusqu'à des travaux récents11. Les récits de voyageur français, que nous allons utiliser comme sources historiques pour appuyer ce travail, sont à restituer dans ce contexte original d'une alliance franco-musulmane, qui a en grande partie rendu possible l'existence des textes eux-mêmes, au sens où c'est dans le cadre des ambassades françaises en terres ottomanes que des érudits, des diplomates et des savants, comme P. Belon du Mans, Nicolas de Nicolay, ou Guillaume Postel, ont pu voyager sur les territoires sous domination du Sultan et observer le monde ottoman. En effet, c'est d'abord autour de l'ambassade de M. d' Aramon (1546-1553), envoyé auprès de la Porte ottomane par François Ier, que s'organise ce que nous pourrions appeler un observatoire culturel & politique de l'Empire ottoman. Les récits de voyage, possibles en grande partie grâce aux relations diplomatiques harmonieuses entre le Sultan Suleyman (appellé plus communément Soliman) et François Ier, ont été étudié sous différents angles par des auteurs contemporains. D'abord, par F. Tinguely, qui privilégie une approche textuelle en travaillant sur ce qu'il nomme justement le corpus « aramontin » (en référence à cet âge d'or des relations franco-turques), il rapproche et compare les récits de Thevet, Belon, Jean Thenaud, Nicolas de Nicolay, Pierre Gilles, Guillaume Postel, Jean Chesneau... Il montre les liens intertextuels qui unissent les oeuvres des différents voyageurs et il étudie la formation de ce genre littéraire qu'est le récit de voyage au Levant, dont les fondements sont en grande partie posés en ce milieu de XVIe. Il montre en quoi ces textes se distinguent de narrations antérieures comme les récits de pèlerinage, tout en insistant, par ailleurs, sur l'importance des références littéraires et de la « bibliothèque » dans la constitution des récits : le voyage en Orient est aussi un parcours de reconnaissance. Son travail s'intéresse plus encore au regard que porte les voyageurs sur l'Orient qu'aux informations qu'ils

récents, tel la « world history » ou l'Histoire « connectée », ont mis en avant l'importance des multiples interactions entre les cultures, entre des régions, certes éloignées, des sociétés distinctes, mais pas pour autant totalement séparées et indépendantes dans leurs transformations. Cette démarche qui tend à privilégier une approche plus globale et dynamique, permet à la réflexion historique de sortir des limites étroites de l'Histoire nationale (très prégnante au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle). Cette Histoire connectée a fait ses preuves, en montrant à quel point les hommes, les techniques, et même les idées, circulent, se diffusent et s'influencent réciproquement. En effet, c'est souvent au contact de l'altérité que les cultures se construisent (que ce soit par opposition, par transformation ou par assimilation d'éléments), et que les identités se définissent.

11 Par exemple, celui d' Edith Garnier, l'Alliance impie, éditions du Félin, 2008.

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donnent, il étudie la construction du discours sur l'ailleurs (espaces) et sur l'altérité (objets étonnants). À l'inverse, les travaux d'Yvelise Bernard usent des récits de voyages pour faire progresser la recherche historique sur l'Empire ottoman du XVIe siècle, après avoir comparé les nombreux textes du XVIe siècle qui racontent des voyages dans l'Empire turc, elle relève et classe dans une approche thématique les multiples renseignements délivrés sur l'Empire ottoman. Nous lui devons également, dans les premiers chapitres de son livre, une typologie et une organisation très rigoureuse des différents récits de voyageurs français du XVIe siècle (tableaux avec dates des voyages, itinéraires et brèves biographies des voyageurs, etc.) outils de travail facilitant nos recherches et les choix effectués en vue de constituer notre corpus de textes. Nous avons trouvé d'autres ouvrages qui fondent leurs travaux sur des récits de voyage dans l'Empire ottoman, tel ceux d'Elisabetta Borroméo12 ou d'Hélène Pignot13, mais ces derniers traitent de récits publiés au XVIIe siècle (et outrepasse donc les bornes chronologiques que nous nous sommes fixés) et ils concernent des espaces très ciblés. Le travail d'Elisabetta Borroméo est strictement limité aux passages concernant l'Europe ottomane, Hélène Pignot s'intéresse plus particulièrement à la vision des grecs et de la Grèce qu'on les voyageurs français et anglais, elle organise son travail en consacrant un chapitre à chaque voyageur. Finalement, on doit rendre compte du livre d'Alexandra Merle, le Miroir ottoman14, qui à travers un vaste corpus constitué de dizaines de récits français et espagnols sur les Turcs et l'Empire ottoman publiés entre le XVIe et le XVIIe siècles, rend compte des représentations (en liens avec des intérêts et des contextes politiques et religieux) de l'Empire ottoman, du « Turc » et plus largement des peuples et des territoires multiples qui composent l'Empire, ce gigantesque travail de comparaison et de synthèse est assez général, tout en restant toujours accroché à de très nombreuses sources convoquées sans cesse et confrontées fréquemment. C'est surement de la démarche de cette dernière que nous sommes les plus proche, mais à la différence de son travail qui se veut large (nombreuses sources espagnoles et françaises convoquées pour sa démonstration) et qui est étendu sur deux siècles, le notre sera plus restreint au niveau du corpus et plus limité au niveau temporel. Par ailleurs nous orienterons nos recherches dans les perspectives d'une Histoire culturelle et « scientifique » (études des représentations et des sensibilités), alors qu'Alexandra Merle, notamment du fait des ses sources espagnoles, oriente ses recherches sur les enjeux idéologiques et politiques des représentations qu'elle étudie. Dimensions, que bien sûr nous ne passerons pas sous silence et que nous devrons évoquer, notamment lorsque

12 Elisabetta, Borroméo, Voyageurs occidentaux dans l'Empire ottoman (1600-1644), Maisonneuve & Larose, 2007.

13 Hélène, Pignot, La Turquie chrétienne : Récits des voyageurs français et anglais dans l'Empire ottoman au XVIIe siècle, Versey (Suisse), Xénia, 2007.

14 Alexandra, Merle, le Miroir ottoman : une image politique des hommes dans la littérature géographique espagnole et française (XVIe-XVIIe siècles), Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 2003.

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nous étudierons la représentation du « Turc » et du pouvoir ottoman, mais nous verrons que les sources françaises sont beaucoup plus nuancée que les espagnoles, qui condamnent presque automatiquement les Infidèles ennemis de la Chrétienté et de la Monarchie ibérique. D'autre part, affirmons clairement que notre travail se donne pas pour objectif d'enrichir les connaissances historiques sur l'Empire ottoman lui même, car ce travail a déjà été largement réalisés par Y. Bernard pour ce qui est des récits de voyages, mais plus généralement par des spécialistes, qui se sont également fondés sur les archives et sources turques pour étudier l'administration, la culture, les politiques et l'organisation de l'Empire ottoman durant les différents siècles de son existence15. Nos aspirations sont plus modestes et plus adaptés à nos sources, qu'il convient de présenter brièvement dès à présent. Le premier récit étudié sera celui du célèbre « naturaliste » Pierre Belon du Mans (1517-1564), qu'il publiera quelque année après son retour d'Orient : Les observations de plusieurs singularitez et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie et autres pays estranges, rédigées en trois livres, G. Corrozet, Paris, 1553. Cet ouvrage imposant de près de 500 pages, est un véritable monument de l'écriture viatique, il est exemplaire à de nombreux égard. Il se veut, selon le projet de son auteur, très « scientifique », au sens où il s'attachera à décrire le plus fidèlement possible la diversité observée par le voyageur, tout particulièrement dans le domaine des choses et des êtres naturels, qui tiennent une grande place dans son texte et dans les illustrations qui l'accompagnent. Nous avons décidé de comparer cet ouvrage de Belon, avec celui d'un autre voyageur de la même époque : Nicolas de Nicolay (1517-1583). Ce diplomate, envoyé par le Roi en Orient quelques années après Belon, publie, plus de quinze ans après son retour, Les quatre livres des navigations et pérégrinations (1568) un récit totalement différent, tant pour ce qui est de sa méthode d'écriture, que de son contenu (par exemple plus orientée vers la description des hommes et des territoires). Ce qui rapproche son récit de l'oeuvre de Belon, c'est la présence d'illustrations, mais aussi les territoires évoqués, qui, s'ils prennent des allures très différentes dans les discours, n'en restent pas moins les mêmes lieux parcourus lors de leurs voyages respectifs. De plus, à cette identité spatiale du référent, s'ajoute la proximité temporelle de leurs expériences respectives, en effet, Nicolay visite l'Empire turc en 1551, soit deux ans après le retour de Belon. Finalement, dans une volonté d'élargir nos perspectives sur l'Orient ottoman et sur les récits de voyage, nous avons décidé d'étudier un autre texte, moins connu : Les Pérégrinations du s. Jean Palerne... où est traicté de plusieurs singularités et antiquités remarquées ès provinces d'Égypte, Arabie déserte... Terre sainte, Surie, Natolie, Grèce, publié en 1606. Ce voyageur s'est rendu dans l'Empire ottoman, entre 1581 et 1583, à l'âge de 25 ans, il parcourt globalement les mêmes

15 Citons par exemple les travaux de Robert, Mantran, L'Empire Ottoman du XVIe au XVIIIe siècle : administration, économie, société, Variorum, 1984, ou de Frédéric, Hitzel, l'Empire ottoman XVe-XVIIIe siècle, Paris, Les Belles lettres, 2001.

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territoires que Nicolay ou Belon, une trentaine d'année après ceux-ci. Nous verrons qu'il voyage dans des perspectives à la fois différentes et similaires à ces derniers, retenons pour le moment que la différence essentielle se situe au niveau de son texte, qui n'était pas à l'origine destiné à une large publication imprimée. Pourtant, ce dernier présente des contenus et des centres d'intérêts assez similaires aux deux autres voyageurs, ce qui nous a permis de l'intégrer dans ce travail. Par ailleurs, la jeunesse de l'auteur et le caractère non-officiel de son voyage et de son récit amène souvent des points de vue originaux, un regard sur l'Orient qu'il sera intéressant de confronté à celui des autres auteurs.

Quelles sont les difficultés méthodologiques liées à l'étude de ces récits de voyage ? Leur forme composite et leur contenu varié est à la fois une qualité de ces récits et la principale difficulté rencontrée pour les étudier. En effet, de par la richesse rencontrées sur place, ces récits traiteront d'objets et de thèmes variés, qui ouvriront de multiples perspectives de recherches. On pourra alors aborder ces récits de voyage sous des angles divers : ils nous informeront sur la représentation de la nature (qui justement se transforme au cours du XVIe siècle), nous pourront également nous interroger sur la fonction et la place de l'Histoire dans ces textes et l'importance des références culturelles dans la perception et la représentation des espaces orientaux ; de même, la dimension « ethnographique » de l'écriture viatique, ou encore les implications politiques et religieuses des discours des voyageurs, sont autant d'éléments qui pourront être étudiés. Cette diversité des objets invoqués et disciplines convoquées complique quel peu la tâche au chercheur, qui devra lui même recomposer des unités thématiques, réunir un matériel souvent éparse. En bref, face au côté foisonnant de ces textes, leur étude historique nécessitera au préalable un travail de reclassification, il devra dégager des grands axes d'étude et savoir distinguer l'essentiel de l'accessoire. Une autre difficulté est liée à l'étude des représentations de l'Orient. Celles-ci dévoilent en partie la sensibilité de ces hommes lettrés qui voyagent dans la seconde moitié du XVIe siècle, en effet, étant donné que ces textes mettent en avant l'inconnu et le singulier rencontrés au cours des pérégrinations, nous pourrons en déduire, dans une certaine mesure, les frontières entre le normal et l'extraordinaire dans les mentalités de l'époque. Mais justement, c'est ici que l'historien devra être sur ses gardes et bien faire attention de ne pas projeter ses propres sensibilités sur les textes, ne pas confondre son étonnement personnel avec celui des voyageurs ou lecteurs de l'époque. C'est pour cette raison, que notre démarche sera guidée par le souci de resituer ces textes dans leur époque, d'insister sur le contexte historique (tant pour ce qui est des relations politiques et diplomatiques avec les Ottomans, que pour ce qui est des évènements plus proprement européens). Nous devrons également préciser les conditions de voyage en Méditerranée au XVIe siècle, ainsi que les pratiques d'écriture et les

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contextes de publication, qui influencent grandement la constitution de ces récits. Tous ces éléments permettront d'avoir un regard à la fois plus critique et plus complet sur nos sources, qui prendront plus de sens et de profondeur, à l'aune de ce contexte. Il nous permettra de cerner un peu mieux la singularité de chaque voyage et chaque voyageur, tout en les replaçant dans l'ensemble plus vaste de leur époque. Par ailleurs, la volonté de comparer ces textes sera également un point essentiel de notre travail, cette comparaison est possible du fait de la période relativement restreinte sur laquelle s'échelonne les voyages retenus et leurs publications : la seconde moitié du XVIe siècle. Nous pourrons comparer ces textes du fait de l'identité des lieux évoqués -étant donné que les voyageurs visitent globalement les mêmes régions, la comparaison va justement permettre de voir si à partir d'un même référent, on arrive, ou non, à des discours multiples. Ce sera donc l'occasion d'observer d'éventuelles variations temporelles, ainsi que des transformations des discours, notamment en relation avec les conditions de voyages ou d'écriture, les sensibilités et les formations propres à chaque voyageur.

Finalement, une des limites souvent invoquée pour réduire la légitimité de ces récits en tant que sources historiques, est leur caractère assez subjectif, en effet, ces récits sont avant tout des témoignages très liés à la personnalité et aux intérêts de ceux qui les rédigent. Mais nous pensons que cet aspect ne leur retire pas leur valeur historique, d'abord parce qu'ils tendent -du fait de l'écriture- à une certaine universalité, à dépasser l'expérience subjective pour la transmettre à un cercle plus ou moins restreint de lecteurs, voire à inscrire le texte viatique dans un vaste corpus « scientifique », dans une somme de connaissances sur le monde. Le statut essentiellement ambigüe du voyageur-écrivain n'est pas un problème historique contemporain, déjà à l'époque de leurs récits, les voyageurs ont conscience du caractère problématique de leurs propos, qui, du fait des terres lointaines et des réalités inconnues qu'ils évoquent, sont souvent sujets à la critique et à la méfiance. Nous étudierons donc les stratégies déployées par l'écriture viatique pour se prémunir contre les accusations, dont elle peut-être la cible. En effet, comme nous le montrerons, ces récits sont marqués par une volonté de rendre compte fidèlement de ce qui est observé, ils ne relèvent pas de la fiction, et fondent en grande partie l'autorité de leurs discours sur l'expérience vécue.

Pour mener à bien ce travail, il nous faudra dans un premier temps étudier en lui-même le voyage en terres ottomanes et sur la mer Méditerranée : analyser les motivations des voyageurs, leurs démarches, les contextes et cadres de leurs voyages, les itinéraires empruntés et les obstacles rencontrés. Après avoir mis en place ce cadre concret du voyage dans l'Empire ottoman, nous devrons préciser la construction du récit de voyage, les processus d'écriture et de publication de ces textes, les représentations scientifiques qui les sous tendent, les difficultés auxquelles sont

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confrontés les voyageurs lorsqu'ils se font écrivains, lorsqu'ils doivent représenter leurs pérégrinations et rendre compte de l'altérité ou de l'inconnu à leurs lecteurs. Finalement, nous orienterons notre travail vers une Histoire des représentations et des sensibilités, en étudiant plus précisément l'interprétation, que donnent les récits, de la diversité orientale, cette analyse de leurs discours sur la nature orientale ou sur les sociétés du Levant sera également l'occasion de montrer à quel point ces récits sont riches en projections révélatrices du contexte européen et des mentalités de cette seconde moitié du XVIe siècle.

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I. Voyager vers le Levant dans la seconde moitié du

XVI e siècle.

Peregrinationis divi Pauli typus chorographicus.16

Carte du célèbre cosmographe Ortelius, Abraham (1527-1598), éditée en 1592 (un exemplaire est conservée à la B.N.F.). Ce document donne une idée de la connaissance géographique relativement exacte de l'Orient méditerranéen, que pouvait avoir les Européens dans la seconde moitié du XVIe siècle.

A. Les relations franco-ottomane : diplomatie et ambassades

levantines .

1. La « scandaleuse alliance ».

L'attitude de François Ier face à l'Empire Ottoman est singulière comparée à celle des autres

16 Remarquons, le titre et le sujet de cette carte (les pérégrinations de St Paul), qui rattachent, de prime abord, les terres de l'Orient-méditerranéen à l'Histoire chrétienne & à la culture européenne (source de ce document : http://www.raremaps.com/gallery/archivedetail/20004/Peregrinationis_Divi_Pauli_Typus_Chorographicus/Orteli us.html).

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pouvoirs européens de son temps , qui sont plus portés à parler d'étendre la « reconquista » -qui s'est vu couronnée de succès dans la péninsule ibérique à la fin du XVe siècle, qu'à pactiser avec les « Infidèles ». Le monarque français se lie au Sultan ottoman dès sa captivité (suite à la défaite de Pavie en 1525), cette entente entre le Roi de France et le Sultan Soliman dit « le Magnifique » est liée à leur ennemi commun : Charles Quint ; c'est donc, leurs intérêts géopolitiques, convergeant dans une opposition à l'Empire, qui unissent les deux souverains. En effet, les Ottomans sont les adversaires offensifs du Saint-Empire (notamment en Europe de l'Est sur le front Hongrois, en Méditerranée et au « Maghreb »), et les Français, plus sur la défensive, se voient enserrés d'un côté par les États bourguignons & les Flandres, de l'autre par la Monarchie espagnole, territoires réunis sous l'autorité unique de l'Empereur de la maison de Habsbourg, dont les ambitions vont à l'encontre du Royaume de France. L'opposition de Charles Quint et de la « Sainte-Ligue » -dont la France ne fait donc pas partie- aux Turcs est un élément décisif de la géopolitique méditerranéenne du XVIe siècle, des années 1520 aux années 1580, les combats se multiplient, de la Hongrie jusqu'aux côtes du sud de l'Espagne, sur terre comme sur mer, les Chrétiens affrontent les Musulmans17. Il faut garder en tête cette situation conflictuelle pour prendre la mesure de l'ambigüité et de l'originalité de la position française.

L'entente diplomatique entre Soliman (Sultan de 1520 à 1566) et François Ier (Roi de 1515 à 1547) prend plusieurs formes. D'abord, elle se manifeste par des accords commerciaux qui permettent aux bateaux de circuler librement en mer ottomane sous la bannière française, ces « capitulations » sont établies entre 1528 et 1536. Ensuite, cette alliance diplomatique donne une certaine assurance de sécurité et de protection pour les pèlerins et les voyageurs français qui sont autorisés, grâce à cette bonne entente, à circuler sur le territoire ottoman. Dans la perspective de ce travail, l'instauration d'une ambassade permanente à Constantinople (dès 1535 avec le diplomate Jean de La Forêt) reste l'effet le plus important de ces accords franco-ottoman. En effet, c'est grâce à ces accords et dans le cadre de l'ambassade française, que Pierre Belon du Mans et Nicolas de Nicolay vont réaliser leurs voyages respectifs, qui se déroulent à l'époque de l'ambassade de M. d' Aramon18 (1546-1555). Les spécialistes des relations franco-ottomanes présentent souvent cette

17 Il n'est pas dans nos projets de détailler ces relations conflictuelles, complexes et changeantes, nous renvoyons le lecteur aux abondants travaux sur le sujet et à des ouvrages de synthèse sur la géopolitique méditerranéenne, par exemple celui de F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, deux tomes, (seconde édition, Armand Colin, 1966), qui, certes peut être mis à jour au vu des travaux plus récents, mais qui garde une valeur indéniable pour qui s'intéresse à ces problèmes.

18 À propos de Gabriel d'Aramont(1508-1555), nous pouvons citer le jugement de S.Yérasimos et M-C.Géraud-Gomez : « Personnage typique de l'aristocratie de rupture de ban qui tente de faire carrière outre-mer en épousant une cause avec une ardeur et un zèle supérieurs à ceux des ses chefs et de ses interlocuteurs, Aramon se trouve constamment au centre des projets de coopération franco-turque les plus hardis... » Dans l'Empire de Soliman le Magnifique, (édition contemporaine des Navigations & pérégrinations de Nicolas de Nicolay) Presses du CNRS,

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ambassade d'Aramon comme « l'âge d'or » et l'apogée de cette alliance « impie » aux yeux de nombreux Européens de l'époque. Les rapports entre François Ier et Soliman par l'intermédiaire des ambassadeurs successifs sont très intenses, quelque soit par ailleurs leurs résultats politiques concrets19, les deux souverains établissent des rapports cordiaux. Gabriel d'Aramon est souvent présenté comme un personnage clé de la diplomatie orientale, qui poursuivra, après la mort de son maitre (François Ier décède en 1547) la politique orientale de ce dernier. Il est cité abondamment dans les récits des voyageurs, et évidemment couvert d'éloges par N. de Nicolay et P. Belon, qui lui sont grandement redevables de leurs conditions et facilités de voyage dans l'Empire ottoman. À cet égard, il est très significatif que dès le premier chapitre du premier livre des Navigations & Pérégrinations de Nicolay, à la deuxième ligne, on trouve déjà une évocation laudative du « ..sieur d'Aramon, très sage et très vertueux gentilhomme ayant été plusieurs années ambassadeur des Très-Chrétiens Roi François premier du nom et Henri deuxième, auprès de Soliman empereur des Turcs... »20 La grandeur et l'importance du personnage sont confirmées par le traitement dont il est l'objet de la part du nouveau monarque (Henri II) : « le Roi en considération de ses vertus et services, l'ayant déjà honoré d'un état de gentilhomme ordinaire de sa chambre, lui donna aussi deux galères des meilleures et mieux équipées qu'il eut au havre de Marseille. »21. En effet, le Roi de France veille à ce que son fidèle serviteur et précieux ambassadeur puisse retourner en Orient dans les meilleures conditions. N'oublions pas à quel point le travail de diplomate en terres ottomanes est très prenant, l'ambassadeur d'Aramon consacre toute la fin de sa vie à cette fonction, de la manière la plus totale, au sens où il passe son temps loin de sa patrie et de ses proches22. Rappelons pour mémoire, que Gabriel de Luels, seigneur d'Aramon, séjourna longtemps à Constantinople, la première fois en 1542 pour exercer la fonction d'ambassadeur intérimaire, en 1545 il rentre en France et repart l'année suivante avec le titre d'ambassadeur, ce fut sa première mission diplomatique d'importance, au cours de laquelle il accompagna le Sultan Soliman dans sa campagne militaire en Perse. Il exerça ses fonctions jusqu'à sa mort en 1555. Dans les textes, cet ambassadeur devient le symbole de la présence française en terre ottomane, il est un représentant exemplaire, pour plusieurs raisons qu'expose Pierre Belon23. D'abord, parce qu'il accueillait à bras ouverts tous

1989, Introduction, p.13.

19 Qui ne sont pas toujours couronné de succès, pensons par-exemple aux campagnes maritimes en Méditerranée peu concluantes.

20 N.de Nicolay, op.cit., livre I, chap I, p.55.

21 Idem.

22 C'est ce que nous rappelle Nicolay, lorsqu'il précise : « Madame d'Aramon attendait son mari d'un très ardent désir et singulière affection, pour avoir été privé de sa présence l'espace de plus de dix ans. » Livre I, chap.II, p.56.

23 P. Belon, op.cit, livre Ier, chap 70, p.210.

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les français qui se présentaient à lui, « de quelque condition qu'il fût »24, précise Belon, qui admire cette fraternité en terre orientale et cette solidarité outre-mer des Français. Ensuite, c'est sa charité vis à vis de ses frères chrétiens d'Orient qui font de lui un personnage admirable, en effet il libère des esclaves chrétiens à ses propres frais25.

Après cet aperçu assez général de l'alliance franco-turque et de l'ambassade française au milieu du XVIe siècle, étudions plus particulièrement la situation politique et diplomatique des voyageurs, lors de leurs expéditions dans l'Empire turc.

2. Les voyageurs français en terres ottomanes : facilités, protections et devoirs.

Ces accords diplomatiques avec le Sultan offrent de nombreuses possibilités aux voyageurs français, mais ils impliquent également des devoirs de leur part, parmi lesquels se plier aux exigences administratives des Ottomans. Par exemple, lorsqu'il quitte Constantinople, à la sortie du Bosphore, ils doivent montrer leur « sauf-conduit de la Porte »26 (obtenu au préalable à Constantinople) et se soumettre, à Gallipoli, à la fouille obligatoire de tous les bateaux qui sortent, cette opération de contrôle, qui a notamment pour but d'éviter la fuite d'esclaves, oblige souvent les voyageurs à attendre 3 jours sur place27. Mais à en croire Pierre Belon et son chapitre 21 au titre explicite - « Que tout homme ayant commandement ou passeport d'un Bacha, ou du Turc, étant habillé à la mode des Turcs, menant un guide avec soi, pour servir d'interprète ou trucheman, peut cheminer surement par tout le pays des Turcs », pour celui qui est protégé et autorisé, le déplacement dans l'empire ottoman est relativement aisé...

Par ailleurs, les voyageurs français, qui parcourent les terres ottomanes, se doivent d'obtenir la protection et la reconnaissance des diplomates européens locaux, émissaires le plus souvent français ou italiens (vénitiens ou florentins représentants leurs grandes villes commerçantes), qui vivent sur place et dont l'aide est précieuse à plusieurs égards. D'abord, ils recevront courtoisement et conseilleront subtilement, du fait de leurs connaissances des lieux, nos voyageurs. Ensuite, ils leur fourniront des lettres de recommandations, qui seront par la suite autant de « sésames » leur ouvrant de nombreuses portes et leur attirant la bienveillance d'autres représentants politiques

24 Idem.

25 Idem. : « Sa libéralité se peut aussi prouver par le grand nombre d'esclaves chrétiens qu'il a délivré de la main des Turcs à ses propres deniers. ».

26 Pour citer Belon, qui précise à ce sujet « un homme étant habillé à leur mode, ayant un sauf-conduit de la Porte, c'est-à-dire un passeport de la cour du Grand Seigneur, et un droguement pour lui servir de guide, pourra aller par tous les pays où bon lui semblera, hormis par les déserts et dangereux passages de frontière. », ch.21 du premier livre, p.107.

27 Pierre Belon évoque ces formalités administratives aux chapitres 2 et 3 du second livre de ses Observations.

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(européens ou ottomans). Ces diplomates occidentaux sont souvent mentionnés dans les récits de voyage, nous avons déjà évoqué l'Ambassadeur par excellence, M. d'Aramon (symbole de l'âge d'or des relations franco-ottomane), mais il n'est pas le seul à être remarquable dans la diplomatie orientale. Mentionnons quelques autres exemples moins célèbres, comme Paul Mariani, ou « Mariano » selon Jean Palerne, qui ne tarit pas d'éloge à son égard, il le définit d'abord comme « gentilhomme Vénitien, consul pour la nation Françoise en Alexandrie »28, plus loin dans son texte, on apprend que sur simple lettre29 de ce dernier Palerne et sa compagnie sont reçus avec la plus grande courtoisie par un représentant local du pouvoir ottoman, celui-ci va même leur offrir tout ce dont ils ont besoin pour poursuivre leur voyage ce qui amène Palerne aux mots suivants :

« ...tout à la faveur dudict Sieur Consul, que je puis dire estre plus aymé, honoré & respecté en ce pays là, que ne sçauroit estre un Ambassadeur à Constantinople : & le tient on pour si homme de bien & raisonnable que le plus souvent les Mores vont à luy pour vuyder leurs différents : au lieu d'aller au Cady ministre de leur loy & de la Justice »

Il y a là de quoi s'étonner, il est probable que Palerne exagère quelque peu pour nous amener à sa conclusion : « & véritablement les bonnes parties et loüables qualités qui accompagnent ce gentilhomme là, le rendent digne d'estre plustost Ambassadeur prez quelque grand Monarque, que Consul. »30. Ce Paul Mariani aurait-il pu devenir l'Aramon du temps de Jean Palerne? En tout cas, le comportement de chefs locaux ottomans semble authentifier cet éloge : « La lettre dudict Sieur Consul » ouvre à Jean Palerne et ses compagnons de voyage de nombreuses portes, par exemple, sur présentation de celle-ci, le « Soubassi »31 de Sues, les invite à « banqueter chez lui ». Nous évoquons ce personnage pour une seconde raison, il représente une autre « catégorie » d'aide ou d'appui qu'obtiennent quelque fois les voyageurs en terres ottomanes : c'est un « renégat de Turin » fait prisonnier dans sa jeunesse par les Turcs, qui, après s'être « mahométisé », obtint des charges dans l'administration ottomane. Ainsi, il garde bon souvenir de son éducation chrétienne et devient un allié ottoman sur place, une sorte de sympathisant pour les Occidentaux auxquels il facilite le voyage32. Comprenons bien que les voyageurs se déplacent sans cesse et qu'il leur est donc difficile de s'appuyer sur un seul protecteur, cette remarque est surtout valable dans le cas de Jean Palerne, qui voyage dans une certaine mesure « en autodidacte », alors que Belon, et plus encore Nicolay, sont rattachés plus directement à l'Ambassade française. Certes, Pierre Belon est officiellement

28 Jean Palerne, Les Pérégrinations..., chapitre XIV (p.92).

29 Les lettres, qui prouvent leurs relations « haut placé », sont donc une cause principale du traitement favorable dont jouissent les voyageurs ; un autre exemple est lié aux Caloyers de la mer Rouge, auxquels J. Palerne présente une lettre de leur Patriarche d'Alexandrie pour obtenir un bon accueil (voir la relation de ce dernier, au ch.48, p.155.).

30 J. Palerne, op.cit Chapitre LIII, (p.161).

31 Autorité locale du pouvoir ottoman correspondant à une sorte de capitaine.

32 Étant donné la très forte politique d'assimilation de l'Empire ottoman, ce personnage n'est pas un cas unique, mais il demeure, tout de même, assez exceptionnel dans l'ensemble des récits de voyage.

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attaché à l'Ambassadeur français du moment, Gabriel d'Aramon, mais il passe également une grande partie de son voyage (en Égypte et en Terre Sainte) avec un autre grand diplomate de l'époque : M. De Fumel, dont il fait l'éloge à plusieurs reprises, notamment pour son courage et ses qualités militaires, mais aussi pour son aide, dès l'avertissement au lecteur du Second Livre des Observations et Singularités (p.229) où l'on peut lire :

« Mais pour autant que la faveur et le crédit de Mr. De Fumel, gentilhomme de la chambre du roi, à ce faire m'a grandement aidé, je serais digne d'être noté d'ingratitude, si je ne confessais librement lui être beaucoup redevable : car j'ai eu l'intelligence de plusieurs choses en ses voyages, èsquels il usa de grandes courtoisies en mon endroit ».

Ce passage illustre à quel point l'écrivain-voyageur est redevable aux diplomates du Levant, qui sont autant de mécènes, qui permettent et aident à la réalisation des missions « culturelles » ou « scientifiques » des voyageurs tel Pierre Belon du Mans. M. De Fumel, en tant qu'envoyé officiel de « l'allié français »33, se fait reconnaitre à Constantinople auprès du Sultan, qui « lui bailla gens exprès de sa cour pour lui faire escorte et le conduire surement en tous les pays et province où il voulait aller »34. Ainsi, tout au long de ses pérégrinations levantines, les autorités turques locales le respectent et lui assurent la protection, voire l'hospitalité, à maintes reprises ; par exemple en Égypte, où « un sangiac avec plusieurs spahis firent escorte à Mr. De Fumel, et à toute la compagnie qui le suivait »35, la nécessité de cette protection nous rapelle, en passant, à quel point la domination turque sur certains territoires éloignés de Constantinople est relative et limitée36.

D'autre part, un voyageur comme Palerne, qui n'est pas, contrairement à Nicolay et Belon directement rattaché à l'ambassade française, ne chemine pas pour autant, de manière isolée ou solitaire37, en effet, outre son compagnon le gentilhomme Melunoys, avec lequel il prend la décision de partir au Levant et qui l'accompagnera du début du voyage jusqu'à sa mort (lors du « Second naufrage advenu à Zibello entre Barutti & Tripoly »38), il se lie, tout au long du voyage et au gré des rencontres, avec d'autres occidentaux et chemine sur place avec eux, les nommant « nostre

33 Pierre Belon rappelle, dans la suite du passage cité (avertissement au lecteur du second livre), qu'il rencontra M. de Fumel à Constantinople et que ce dernier était alors l'envoyé du nouveau roi Henri II venu pour annoncer la mort de François Ier (De Fumel arriva en juillet 1547 à Constantinople).

34 Idem, p.229.

35 Chap.42 du second livre (p.310).

36 D'ailleurs, au chap.LIV Des Pérégrinations de Jean Palerne, c'est le « Sangiac » -représentant local du pouvoir ottoman- lui même, qui déconseille aux voyageurs occidentaux de partir sans caravane, à cause du danger que représentent les brigands arabes.

37 Notons à cet égard, que Jean Palerne emploie de manière significative le pronom « nous » durant tout son récit. De même, il est intéressant de remarquer que Pierre Belon, dans sa seconde édition des Observations et singularités, remplace le « je » de la première édition par un « nous ». Ici, outre le fait de signifier que le voyage n'est pas solitaire, le « nous » peut autoriser plus fortement le récit, conférant par le pluriel, plus de poids et d'objectivité aux discours des voyageurs.

38 Titre du Chap.LXXVIII du récit de Jean Palerne.

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compagnie »39. Comparée à cette situation plus difficile de Palerne, celles de Pierre Belon et de Nicolay apparaissent plus confortables, faire partie d'une petite troupe de français, qui voyagent ensemble sous l'autorité et la protection d'un puissant diplomate est un immense privilège. La composition exacte de la troupe de Belon, qui chemine sous l'autorité de M. de Fumel, est incertaine et changeante (en fonction des espaces considérés), mais l'auteur des Observations et Singularités mentionne en Terre Sainte une « demi-douzaine d'honorables gentilshommes français » ceux « de la maison de Rostin, de Saint-Aubin en Picardie, de Perdigal en Gascogne, du Val... »40. Par ailleurs, Pierre Belon fait d'autres rencontres lors de ses pérégrinations, par exemple de retour à Constantinople, celle de « maître Juste Tenelle, que le feu roi François restaurateur des lettres y avait envoyé pour recouvrer des anciens livres grecs »41. Pour ce qui est des missions « culturelles », un autre personnage, un peu plus célèbre, embarque avec Pierre Belon dans la compagnie de M. d' Aramon : Pierre Gilles d'Albi (1490-1555)42, qui va au Levant dans le but de recueillir des manuscrits et des antiquités pour le Roi. D'autre part, nous savons qu'André Thévet (1516-1590), le célèbre cosmographe, est en Orient au même moment que P. Belon, bien que ce dernier ne fasse aucune référence explicite à celui-ci dans son texte. Nicolas de Nicolay mentionne lui aussi quelques personnages importants, qui faisaient partie de son expédition en Orient43, cette sorte de passage en revue des troupes de l'ambassade est l'occasion pour l'auteur de préciser les qualités de chacun, qui expliquent en partie leur participation à la mission orientale. Par exemple, il mentionne le Seigneur de Virailh44, dont la maitrise de plusieurs langues vulgaires fait de lui un membre précieux de l'expédition, de même, il évoque le sieur de Cotignac, qui deviendra ambassadeur par la suite, mais qui sera également un transfuge notoire puisqu'il s'offrira aux ennemis espagnols, ce que ne se prive pas de rappeler Nicolay (ici la distance temporelle, qui sépare la rédaction de l'auteur de son expérience levantine, lui permet d'anticiper et d'avoir une certaine lucidité, qu'il n'aurait pas pu avoir, s'il avait écrit son récit juste après son voyage), notons également que dans son ouvrage, il évoque révérencieusement « maitre Pierre Belon du Mans », qui est un de ses illustres prédécesseurs contemporains.

Outre des protecteurs ou d'autres occidentaux, les voyageurs peuvent être aidé par des

39 Par exemple, Palerne précise, lorsqu'il part de Tripoly pour Damas, qu'il est accompagné de « quelques gentilhommes Allemans », ch. LXXXI. , p.206.

40 Chap.86 du second livre (p.381).

41 Chap.50 du tiers-livre (p.524).

42 Le voyage de celui-ci donnera lieu à la publication de plusieurs ouvrages comme De Topographia Constantinopoleos et de illius antiquitatibus libri IV ou De Bosphoro Thracio libri III, édités en 1561 à Lyon.

43 Voir liste, livre I, chap.II, p.57.

44 Idem.

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habitants locaux. En effet, même s'ils ne sont pas systématiquement mentionnés, n'oublions pas que sur place, les français sont la plupart du temps accompagnés de « truchement », c'est-à dire des hommes maitrisant plusieurs langues, qui leur servent de traducteurs face aux populations autochtones et de médiateurs faces à des espaces qui leur sont étrangers. Le terme de « truchement »45 illustre donc cette idée d'intermédiaire pour ce qui est du langage, mais plus largement, pour ce qui est de la culture, cette autre forme de langage, tout aussi complexe aux yeux des Européens que les paroles des étrangers le sont à leurs oreilles ! En effet, les « autochtones », au sens d'habitants permanents de la région visitée par les voyageurs, sont bien souvent les mieux placés pour faire découvrir aux voyageurs la région et leur présenter ses trésors. Pensons, par exemple, aux Latins franciscains de Jérusalem, qui servent de guides aux voyageurs et leur fournissent un interprète, à leurs propos, Belon nous affirme : « Ils conduisent les pèlerins par tous les lieux saints du territoire entour Jérusalem. Aussi tiennent ordinairement un interprète à leurs dépens , lequel ils nomment droguement, qui sait parler turc, arabe, grec et italien, et autres pour parler aux gens du pays et répondre pour les pèlerins... »46. En effet, lors du voyage en terres étrangères, la langue est un des grands obstacles auxquels se heurtent les voyageurs, qui ne parlent le langage des pays qu'ils visitent que très exceptionnellement47. C'est pourtant le cas, d'après Palerne, d'un jeune homme d'une compagnie de cinq orfèvres qu'il rencontre en chemin, et qui, selon ses termes, «...parlait fort bon moresque, tellement qu'il nous servit de truchement.». Mais ce cas est exceptionnel et les Européens doivent très souvent s'en remettre à un étranger polyglotte, qu'ils rétribueront pour ses services, qui souvent ne se réduisent pas à ceux de traducteur, mais s'étendent à ceux de guident. Par exemple, le bédouin qui conduit Jean Palerne lors de son expédition au Mont-Sinaï, est un traducteur, mais surtout un guide précieux en ces territoires où la connaissance des chemins et l'expérience des territoires (notamment des points d'eau) est vitale ; de même, Belon affirme la nécessité de s'appuyer sur des « hommes de pied »48 , selon son expression, pour être guidé plus surement dans une montagne grecque.

Par ailleurs, la relation aux populations locales ne s'arrête pas aux truchements ou intermédiaires locaux. En effet, les voyageurs européens (regroupés indistinctement sous le générique de « francs »49 par les Ottomans et les populations locales) doivent, tout au long de leurs

45 Pour ce qui est de l'ambigüité de cette figure du truchement au XVIe siècle consulter l'intervention de M.C Gomez-Géraud, dans Voyager à la Renaissance, actes du colloque de Tours, 1989.

46 P. Belon, op.cit., ch.82, second livre, p.374-375.

47 Pensons, par exemple, à Guillaume Postel, grand « orientaliste » du XVIe siècle, qui parle le turc et lit l'arabe, nous reviendrons par la suite sur ce personnage atypique.

48 Idem, ch.62, premier livre, p.198.

49 « Par ce mot de franc, ils entendent tous les Latins en général (...) voulans dire, que nous sommes francs, de

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pérégrinations, payer le « caphare » (de l'arabe « khafer »), terme général renvoyant aux droits de passage versés par les voyageurs aux sédentaires. Jean Palerne évoque par exemple les Juifs de Boullac (près du Caire), qui le font payer aux voyageurs50, on observe donc ici, que le Grand Turc délègue à ces derniers la charge de prélever les taxes liées aux transits de voyageurs ou de marchandises. En fait, les récits en témoigne, et tout particulièrement celui de Palerne, les autochtones abusent largement de cette prérogative, ce qui va être source de conflit avec les voyageurs. Un exemple parmi de nombreux autres nous est livré par Pierre Belon non loin de Jérusalem, il raconte : «...quelques Arabes (...) descendirent pour nous demander argent, feignant vouloir nous attaquer par la force ; mais nous, qui avions été avertis que de telles canailles rançonnent les passants étrangers quand ils sont les plus forts n'en fîmes pas grande estime. Eux pour leur couverture feignent être pour la garde du pays du Grand Seigneur51. ». Nous sommes, dans ce cas, à la limite du brigandage, danger principal auquel se voient confrontés les voyageurs, sur lequel nous reviendrons un peu plus loin, lorsque nous évoquerons les dangers et difficultés auxquels sont soumis les voyageurs, qui se déplacent en terre et mer ottomane...

Après cet aperçu assez général des conditions diplomatiques et politiques, qui permettent et qui déterminent le voyage en terres ottomanes dans la seconde moitié du XVIe siècle, nous pouvons nous pencher plus précisément sur les trois voyageurs dont il est question ici.

B. Trois voyageurs français du XVI e siècle : aperçu s biographique s

et contextuel s .

Nous voulons donner ici quelques informations à la fois simples et essentielles pour cerner un peu mieux la personnalité de nos auteurs, les manières dont ils sont liés à leur époque et les contextes de leurs voyages. Nous ne rentrerons pas dans les détails biographiques et renverrons les lecteurs curieux de ceux-ci aux plus ou moins rares ouvrages sur la vie des auteurs. L'idée est de retenir dans cette partie les renseignements qui pourront servir à notre étude, qui permettront de mieux comprendre la démarche et les perspectives de chacun des voyageurs, tout en évaluant leur expérience du voyage avant l'Orient et les buts officiels de leurs pérégrinations. En conséquence voici quelques points spécifiques, qui retiendront tout particulièrement notre attention : les raisons

condition libre, & non point esclaves de noz princes, comme sont tous ceux, qui sont de l'obeyssance du grand Seigneur. » Jean Palerne, op.cit., chapitre XIV, p.92.

50 « Estants descendus en terre, les Juifz, qui tiennent du grand Seigneur toutes les gabelles & fermes de tous les ports de la mer & rivières de ce quartier là, vinrent visiter nos hardes, comme leurs compagnons avoient déjà faict à Alexandrie, pour voir s'il y avoyt chose subjecte à péage ou tribu qu'ils appellent Caphare... », idem, p.91.

51 C'est-à-dire du « Sultan ».

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et les contextes du voyage de chacun, l'expérience et la formation des voyageurs, les conditions de rédactions et de publication de leurs récits.

1. Jean Palerne (1557-1592) : jeune voyageur du dernier quart du XVIe siècle.

Commençons par Jean Palerne, qui est le moins connu des trois voyageurs, son texte est également peu étudié par rapport à une oeuvre comme celle de Pierre Belon. Résumons les quelques renseignements que nous avons sur ce personnage52, on sait qu'il est fils d'un praticien et qu'il fit des études sérieuses, comme en témoignent ses écrits ornés de citations latines. À 19 ans, il est secrétaire de François Duc d'Anjou & d'Alençon (quatrième fils du roi Henri II, frère d'Henri III) avec lequel il se rendit en diverses régions de France, en Angleterre et en Espagne : il est donc initié au voyage dès sa jeunesse. Le motif officiel de son voyage dans l'Empire ottoman est le pèlerinage à Jérusalem, il rapportera, comme témoignage de son passage dans la ville sainte, le fameux certificat, qui était remis aux pèlerins et dont il nous livre une copie dans son récit53, par ailleurs, il avoue lui même, dans son récit, une motivation moins religieuse : la curiosité de « veoir le pays »54. Finalement, nous pouvons avancer une autre cause, plus officieuse, qui apparait peut être quelque fois à mots couverts dans son texte : ce serait à la suite de la mort de sa maitresse, Madeleine Le Gentilhomme55, dont Palerne était éperdument amoureux, qu'il aurait décidé de voyager, d'abord en Espagne, ensuite, âgé seulement de 24 ans, au Levant, où il circulera de 1581 à 1583. Ainsi, le voyage en Orient est peut-être un moyen pour lui de fuir la tristesse et d'oublier la déception amoureuse. Les terres envoutantes de l'Orient ne prennent-elles pas alors la place de la femme aimée, en devenant l'objet du désir de ce jeune voyageur, qui peut projeter sur ces mondes vastes, lointains et encore peu connus ses fantasmes ? L'idée est séduisante, mais il faudrait la tester avec des pistes précises, comme l'image de la Nature orientale ou les représentations des femmes du Levant.

52 Nous renvoyons pour de plus amples informations biographiques à l'Introduction aux Pérégrinations de Jean Palerne réalisée par Yvelise Bernard, L'Harmattan, 1991, (pp.12-15) édition sur laquelle nous avons travaillé, ou encore à l'ouvrage de Claude Longeon, Écrivains foréziens du XVIe siècle, Centre d' Études Foréziennes, Saint-Étienne, 1970 (pp.406-417).

53 Jean Palerne, op.cit., Chap. LXXVI, p.198-199.

54 J. Palerne, op.cit., « Avant-Propos de l'Autheur », p.59.

55 On retrouve cette idée, dans la poésie de Palerne, voir Auguste Benoit dans son « Introduction » à la Poésie de Jean Palerne Forézien, Paris, imprimerie Pillet et Dumoulin, 1884, p.15-16. Notons, après avoir lu de ces poèmes, que certains font explicitement référence à cette mort tragique de l'être aimé, par exemple « Complainte » p.165-166.

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Par ailleurs, retenons un élément essentiel à une juste compréhension de son texte : d'après son projet d'écriture, Palerne ne rédige pas son récit dans l'idée d'une publication, mais il le destine plutôt à un cercle restreint de lecteurs, ses amis et ses proches :

« ... de tant de dangers, maladies, craintes & desespoirs seront exempt ceux de mes amis qui à

leur ayse en lieu et seurté liront ces Observations : car à autres n'entends-je les communiquer. »56.

Pourtant, plus de dix ans après sa mort, en octobre 1606, son récit sera publié, par quelqu'un qui demeure inconnu, à Lyon chez l'éditeur Jean Pillehotte. On sait peu de chose de la vie de l'auteur à son retour d'Orient, il meurt à l'âge de 35 ans (en 1592) et nous a laissé, outre son récit des Pérégrinations, un recueil de poèmes qui fut découvert par hasard dans un grenier de Forez57. Le manuscrit58 dont est extrait le récit publié, porte la date de 1584, par conséquent, on peut imaginer que Jean Palerne écrivit son voyage dès son retour, alors que ces souvenirs étaient encore frais et son expérience encore vive. Mais, comme le fait remarquer Yvelise Bernard dans son Introduction au texte59, nous ignorons si Palerne a rédigé son manuscrit lui même ou s'il a fait appel au travail d'un scribe, de même -et c'est encore plus fondamental- nous ignorons s'il est l'auteur véritable du texte ou s'il fit appel aux services d'un écrivain professionnel.

2. Nicolas de Nicolay : espion et géographe du roi.

Nicolas de Nicolay (1517-1583), « sieur d'Arfeuille, valet de chambre et géographe ordinaire du Roi de France », est mieux connu que Palerne, car il fit une carrière politique et diplomatique importante. C'est en 1542, encore jeune homme, que Nicolas de Nicolay commence ses déplacements sur de longues distances, à partir de ce moment et pendant près de seize ans, il ne cessera de voyager. Parmi ces innombrables expériences, rapportons en quelques unes : le siège de Perpignan 1542, le siège de Nice60 en 1543 (c'est là qu'il participe pour la première fois à une

56 Jean Palerne, op.cit., « Avant-Propos de l'Autheur » p.59.

57 Nous avons pu accéder à la version numérisée de l'édition d'Auguste Benoit, Poésie de Jean Palerne Forézien, Paris, imprimerie Pillet et Dumoulin, 1884, l'Introduction aux poèmes de Palerne, apporte diverses informations biographiques et historiques.

58 Le manuscrit, sur lequel a travaillé Y. Bernard pour son édition, est conservé aux Archives départementales de Saint-Étienne.

59 op.cit, p.17.

60 Cette opération militaire (qui se compose à la fois du siège franco-turc de Nice et de l'hivernage de Barberousse à Toulon) est un moment crucial de l'alliance franco-turque, puisqu'elle est l'aboutissement concret des premières négociations et des accords entre le Sultan et le Roi de France. Alors que les français avaient besoin des Turcs pour se prémunir contre la puissance dévorante de l'Empire de Charles Quint, les Ottomans avaient besoin des Français et de leurs ports pour porter la guerre sur les côtes espagnoles. Mais si le projet fut en effet réalisé, la victoire escomptée se transforma au contraire en échec et les critiques dénonçant l' « alliance impie » culminèrent

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opération menée de concert avec les Turcs), on peut supposer que cette participation lui a valu une certaine « qualification » pour le voyage diplomatique en Orient qu'il réalisera ultérieurement. En 1546, il part pour l'Angleterre dans le cadre d'une mission « d'espionnage », il est envoyé pour récupérer des informations de haute importance, ses qualités de cartographe et de fins diplomates font de lui un agent précieux de la royauté française. Les informations géostratégiques et les cartes d'Écosse, qu'il a pu recopier, vont servir dans le cadre d'une mission militaire et permettre d'anéantir le parti anglais en Écosse61. Nous citons cet exemple pour bien avoir en tête le type de missions auxquelles Nicolay est habitué et les qualités, qui les accompagnent nécessairement. En effet, même si son récit au Levant ne relève pas uniquement de l'information diplomatique et stratégique, l'écriture et le regard que Nicolay porte sur l'Orient sont en partie conditionnés par ses « perspectives professionnelles », dont l'exemple d'Écosse nous donne quelque idée. D'ailleurs, on retrouve certains de ses dons personnels dans son récit de voyage, par exemple, son talent de dessinateur (indispensable à tout bon cartographe) est mis au service de la représentation des habitants de l'Empire ottoman, dont il trace sur place des portraits, desquels s'inspireront grandement les illustrations de son livre62

Nicolay reste mystérieux quant aux raisons de sa délégation auprès de l'ambassadeur d'Aramon en 1551 : « Et à moi, pour certaines causes, me fut par Sa Majesté très expressément commandé de lui assister en tous lieux, tout le long de son voyage »63. Mais la mission écossaise, que nous avons rappelé ci dessus, nous laisse deviner les objectifs secrets de son voyage en Orient, qui sera très orienté sur la récolte d'informations stratégiques indissociable d'une observation attentive et scrupuleuse des places fortes et autres lieux-clés de la puissance ottomane en Méditerranée. La nécessité de disposer de données objectives sur cette puissante européenne & méditerranéenne (dont les succès militaires et la proximité géographique effraient les Européens) explique en partie ce travail indispensable à la maitrise politique et militaire, qu'est la reconnaissance des territoires, de leurs configurations naturelles, de leur organisation et de leurs spécificités. Mentionnons un exemple assez significatif à cet égard, qui nous renvoie à la vie de Nicolay ; celui-ci fut chargé, dès 1561, par Catherine de Médicis d'une tâche sans précédent, à laquelle il consacrera tout le reste de sa vie sans parvenir à l'achever64 : procéder à la « visitation et

à ce moment contre le roi de France.

61 Voir notamment l'Introduction de Yérasimos et Gomez-Géraud à l'édition contemporaine de Nicolay intitulée Dans l'Empire de Soliman le magnifique, presse du CNRS, p.10-12 « Agent secret dans l'affaire d'Ecosse ».

62 Nous ne développons pas plus cette idée ici, car nous le ferons par la suite dans ce travail, lorsqu'il sera question d'étudier le corpus iconographique qui accompagnent les textes.

63 Nicolas de Nicolay, les Quatre Livres des Navigations et Pérégrinations, Premier livre, Chap.I, p.56.

64 En effet, il ne viendra pas à bout de ce projet, mais il achèvera seulement les monumentales descriptions du diocèse de Bourges (1567), du Bourbonnais (1569), du Lyonnais et du Beaujolais (1573). La priorité qu'à donné

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description générale et particulière » du Royaume de France et « réduire et mettre en volume les cartes et les descriptions géographiques de chaque province », de sorte que le roi et sa mère « pourront sans grande peine voir à l'oeil et toucher au doigt soit dans leur chambre, cabinet ou conseil, l'assiette, étendue, confins et mesures dudict pays »65. Ce projet démesuré mériterait à lui seul toute une analyse, car il est assez représentatif des liens qui unissent domination politique et projet géographique ou cartographique ; en effet, le souverain se doit avant tout de bien connaitre ses territoires pour être capable de les administrer correctement66. Ainsi, nous affirmons clairement, dès ce début de travail, la dimension politique et stratégique que peuvent avoir les récits de voyage en Orient, surtout lorsqu'on met en lien ceux-ci avec le contexte de la grande avancée territoriale des Ottomans (jusqu'à Vienne), et avec la peur que pouvait causer « le Turc » en Europe. Le Sultan apparaissait en ce milieu de XVIe siècle, certes comme un allié du jour pour la France, mais qui restait, tout de même, un ennemi potentiel si ce n'est un adversaire redoutable : les comptes rendus géographiques et les données rapportées par les voyageurs pourraient servir un jour à s'en protéger67. Même si une partie de celles-ci ressortent de son livre, la majorité des informations que Nicolay a pu ramener ont du être réservées au cercle restreint des élites politiques de l'époque. Par ailleurs, il faut souligner que son projet d'écriture émerge peu après son retour, comme le prouve le privilège royal qu'il obtient dès 155568, son récit est pourtant rédigé et édité bien après le voyage réel, puisqu'il sort des presses en 1567. Cette distance temporelle très forte, qui sépare l'expérience viatique de la rédaction du récit qui est censé en rendre compte, est un élément central à garder sans cesse à l'esprit, pour appréhender correctement le récit de Nicolay, cette donnée fondamentale va par exemple permettre d'expliquer, en grande partie, le peu de place que tient l'expérience vécue et personnelle dans son ouvrage.

D'autre part, ce texte a pour fonction notable de disculper son auteur de son implication active dans l'alliance franco-turque, qui était assez mal vue à l'époque en France (et plus encore en

Nicolay à ce travail commandé par le pouvoir royal, peut expliquer en partie le retard qu'à pris la rédaction et l'édition de son récit de voyage dans l'Empire ottoman.

65 Propos rapportés dans l'Introduction au récit de voyage de Nicolay dans l'édition de S. Yérasimos déjà citée, p.26.

66 D'ailleurs, il nous semble qu'on pourrait rattacher ce projet initié par Catherine de Médicis à sa démarche

politique du « grand tour de France » de la cour et du jeune roi (du 24 janvier 1564 au 1er mai 1566), qui lui aussi d'une certaine manière visait à connaitre les provinces et surtout, pour le pouvoir, à se faire reconnaitre sur le vaste territoire du Royaume de France.

67 Comme l'affirme Fernand Braudel, op.cit. : « si les États chrétiens entretiennent, dans le Levant, des services d'espionnage importants, ce n'est pas seulement par crainte, c'est aussi pour mesurer avec exactitude le danger qui menace et y proportionner l'effort de la défense. », tome 2., 7... « La guerre défensive face aux Balkans », p.172.

68 Privilège qui nous en dit un peu plus sur les intentions premières de l'auteur qui l'obtient pour la publication de plusieurs livres : « les uns de la diversité des habits accoutumés auxdits pays, les autres des cérémonies de Levant, l'origine des Ottomans et l'ordre étant de la maison du grand Turc... » en fait le récit de voyage de Nicolay nous apparait comme une synthèse de ces thèmes particuliers, qu'il voulait au départ décliner dans différents livres.

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Europe). Dans cette perspective, il n'est pas étonnant qu'à plusieurs reprises l'oeuvre de Nicolay tourne au discours virulent contre « les Infidèles », qui témoigne -implicitement de ce fait- en la faveur de l'orthodoxie de l'auteur et ôte tout soupçon sur un passé peut être un peu trop sympathisant avec les musulmans aux yeux de certains69. Relevons, pour finir, que Nicolay promet, à plusieurs reprises dans son texte, une suite aux Quatre premiers livres des Navigations et Pérégrinations orientales, qui resteront pourtant les seuls qu'il écrira sur le sujet. Voyons à présent un contemporain du sieur Nicolay, Pierre Belon du Mans.

Portrait de Pierre Belon du Mans âgé de 36 ans, présent en tête des Observations de plusieurs singularités, éditions de 1553 et 1555.

3. Pierre Belon (1517- 1564) : modèle du naturaliste du XVIe siècle & savant assez typique de la Renaissance

Pierre Belon est né vers 1517, dans un hameau de la campagne sarthoise, il est d'origine modeste, mais plusieurs protecteurs lui permettront d'épanouir son gout et ses aptitudes pour les matières « scientifiques ». Il est d'abord élève apothicaire sous la protection du cardinal de Clermont, puis apothicaire, vers 1538, au service de R. Du Bellay (évêque du Mans et frère du célèbre poète). Il perfectionne ensuite sa connaissance des plantes et des pierres en étudiant à l'Université de Wittenberg, où il suivra les cours de botanique et de minéralogie de Valerius Cordus (1515-1544), qui devient rapidement son maitre, il accompagne ce professeur très renommé dans ses voyages d'observation à travers l'Europe. Cet élément n'est pas anodin, puisque c'est là les premières expériences viatiques de Belon où se mêlent déjà le voyage et la quête de connaissances. De plus, ces voyages en Europe centrale et ses études en Allemagne l'amenèrent à maitriser plusieurs langues, aptitude très appréciable, qui lui permit d'être ponctuellement envoyé en tant que délégué diplomatique, lorsqu'il rentre en France et se met au service du cardinal de Tournon (en 1542). Ce dernier était le grand protecteur et mécène de Pierre Belon, qui lui dédie ses Observations70. Belon continue par la suite ses études avec une formation

69 Prenons cette idée comme une piste un peu grossière, que nous nuancerons par la suite de ce travail, lorsque nous étudierons plus spécifiquement ces rapports ambigües des voyageurs avec les Turcs et le monde ottoman.

70 Voir les premiers mots de la première page de son ouvrage, dans l'épitre dédicatoire à son protecteur, où Belon le présente ainsi : « Au très illustre et révérendissime seigneur, François Cardinal de Tournon, singulier et libéral

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en médecine à Paris, tout en menant des missions diplomatiques pour son protecteur en Allemagne et en Suisse (1542-1543), en Italie (1544), avant de partir en Orient à la fin de l'année 1546 : ses qualités d'observateur et de savant lui permettront d'être attaché à l'ambassade de M. d'Aramon. Après son voyage au Levant, il se rend en Italie, puis en Angleterre avant de se fixer à l'Abbaye de Saint-Germain pour se consacrer à la rédaction de ses ouvrages, il rédige les Observations à partir de ses abondantes notes de voyage et il les fait publier en 1553. Mais ne croyons pas qu'après cela Pierre Belon se transforma en sédentaire, car en 1555-1556, il repart sur les routes en Italie et en Suisse à la recherche de jeunes pousses et de graines d'espèces végétales singulières destinées aux jardins royaux71. De même que pour le voyage, Belon n'arrête pas ses études, puisqu'en 1557 il est reçu bachelier à la Faculté de Médecine et qu'en 1560 il y obtient le grade de licencié. Le message est clair, en adéquation avec les convictions du personnage, sa vie devient un exemple et un témoignage, au sens où, pour Belon, l'étude n'est jamais terminée, de même, que la quête du savoir n'est jamais achevée une fois pour toute : c'est comme si la vie elle même était une étude infinie, un voyage jamais terminé. On peut donc conclure à une vie de voyage et d'étude, les deux étant intimement liés dans l'existence et l'oeuvre de Belon. Venons en donc à cette dernière, qui est remarquable pour l'époque et qui lui permit à la fois d'être reconnu de son vivant et de passer à la postérité. Commençons par le texte utilisé et étudié dans le cadre de ce mémoire : les Observations de plusieurs singularités et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie & autres pays étranges. Cet ouvrage fut un succès littéraire et éditorial à l'époque, comme en témoignent les nombreuses rééditions du vivant de l'auteur : quatre éditions en l'espace de deux ans (1553-1555), trois à Paris et une à Anvers, ces rééditions permettent à l'auteur de rectifier des erreurs, d'augmenter son texte de certains passages et illustrations, et surtout, changement de taille, de s'exprimer à la première personne du pluriel au lieu de la première du singulier, qui était la règle dans la première édition. Par la suite, son oeuvre connaitra d'autres rééditions (notamment en 1558 à Paris) et même une traduction en latin par Charles l'Escluse (1559). Un autre élément qui prouve le succès de ses Observations sont les reprises de certains passages de celles-ci jusqu'au XVIIIe siècle, dans des livres aux sujets spécifiques72. Outre ses Observations, l'oeuvre de Pierre Belon est vaste et nous ne voulons pas ici en donner un aperçu exhaustif, nous reviendrons sur celle-ci par la suite, mais disons pour le moment qu'elle est « pluridisciplinaire »73, au sens où elle relève de la

mécène des hommes studieux de vertus. » p.51.

71 Céline Anger, travail en vue d'une édition critique des Observations de P. Belon, mémoire, 1987-88, C.E.S.R., I. L'Homme.

72 Par exemple, dans l'Histoire du Baulme d'Alpin (1619), les Histoires prodigieuses de Boaistuau (1560), etc. Voir Céline Anger, op.cit. (II. L'oeuvre).

73 Nous mettons le mot entre guillemets, car cette notion n'est pas nécessairement adaptée pour parler du XVIe siècle, au sens où la division contemporaine de la connaissance en secteurs spécialisés n'allait pas de soi, même si elle était probablement en germe. De plus, Pierre Belon, bien que spécialisé dans les domaines que nous

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botanique, de la zoologie, de l'archéologie aussi bien que de l'Histoire, il est intéressant de remarquer que le livre des Observations est une synthèse de ces différents domaines, c'est l'ouvrage le plus général de Belon, qui par la suite consacrera chacun de ses livres à des thèmes spécifiques. C'est ce mélange qui rend l'ouvrage de Belon si vivant et intéressant à lire et à étudier ; comme nous le préciserons par la suite, les matériaux de ce livre sont divers sans qu'il manque, pour autant, de cohérence et d'unité.

Au, cette présentation des auteurs nous amène à retenir plusieurs éléments. D'abord, Jean Palerne se distingue des deux autres voyageurs, par le moment de son voyage (postérieur), par le caractère moins officiel de celui-ci et par les destinataires de son texte (restreints). Ce jeune voyageur a pour point commun avec Belon de rédiger son voyage peu de temps après son expérience, ce qui donne un texte assez vif, plus nourris de l'expérience personnelle que de la bibliothèque de voyage, à l'inverse Nicolay rédige son voyage plus de dix ans après l'avoir vécu, ce qui implique une bien moindre importance du vécu dans la composition du récit. Par ailleurs, le succès de leurs ouvrages rapprochent Pierre Belon & Nicolay, alors que Palerne est un auteur mineur pour l'époque, les deux autres influenceront durablement les représentations de l'Orient et les récits ultérieurs. Les différences entre ces trois auteurs se situent en grande partie au niveau de leur formation personnelle et de leurs intérêts. Certes, Belon & Nicolay, Palerne dans une mesure peut-être moindre, partage un socle commun de culture générale (notamment pour ce qui est de l'amour de l'Antiquité & des belles lettres, de leur aspiration à la découverte du monde), mais Nicolay reste avant tout un observateur des hommes, des sociétés, des territoires géographiques ; alors que Belon est en premier lieu un « naturaliste », qui relèvera scrupuleusement les plantes et les espèces animales, il s'intéressera également aux hommes et à leurs cultures, mais dans des perspectives où ceux-ci sont très liés à leurs environnements naturels et présentés avec leurs savoirs-faire. Enfin, un des grands points communs de nos trois auteurs est, comme nous allons le voir à présent, la relative similitude des lieux qu'ils visitent. Cette identité du référent va permettre des comparaisons entre les trois auteurs, prenons donc le temps de situer les voyageurs en terres ottomanes, de recomposer le déroulement de leurs périples.

qualifions aujourd'hui des « sciences naturelles », fait figure d'un homme de connaissance très universaliste dans ses intérêts et préoccupations, à cet égard, si on nous autorisait un anachronisme on pourrait affirmer que Pierre Belon se rapproche beaucoup de la figure d' « Homme des Lumières », car son savoir ne se restreint pas un seul domaine, il étudie les aspects techniques les plus concrets comme des problèmes plus généraux liés à l'Histoire ou la méthode scientifique. Le caractère très ouvert de sa curiosité confirme cette idée au sens où nous le verrons s'intéresser aux animaux, aux plantes, mais aussi aux sociétés et aux moeurs, qu'il sera amené à rencontrer au cours de ses pérégrinations.

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C. Des itinéraires en Orient.

Gérard de Jode (1509-1598)74, carte de 1578,

qui donne un aperçu global de la partie du monde où se rendent les voyageurs français étudiés.

(source :The Walker Collection : Maps of Asia Minor and the Middle East (1511-1774) de l'Université de Melbourne75).

Avant de plonger dans les textes, dont les chapitres nous emporteront sur place (dans une appréhension plus directe des lieux), nous devons prendre nos distances et passer par la vision à l'échelle méditerranéenne, pour obtenir un aperçu général et pour considérer les lieux, qui composent l'ensemble complexe et particulier du voyage de chacun des auteurs. Des similitudes nous permettront de fixer des points-clés, autant de pôles d'attractions, qui tendent à devenir des « topoï »76 littéraires, c'est-à-dire des passages inévitables de la narration et du récit de voyage au Levant. Par delà ces similitudes, des différences nous permettront d'apprécier la flexibilité des

74 Ce cartographe est également un graveur et un éditeur actif, au XVIe siècle, à Anvers, où il publie, en 1578, son ouvrage de cosmographie : Speculum Orbis Terrarum.

75 Ce fond de cartes anciennes est numérisé et en ligne à l'adresse suivante :

http://www.lib.unimelb.edu.au/collections/maps/historical/walker/index.html

76 Au double sens du « lieu commun », développé par F. Tinguely, op.cit. (chap.III L'écriture du Topos), à la fois au sens « rhétorique » d'une description passant facilement d'un texte à l'autre et au sens « géographique » d'un endroit incontournable, cette idée apparait donc fort à propos dans le cas particulier des récits de voyages, où les deux dimensions du terme se rencontrent.

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itinéraires et la variété des approches de l'Empire ottoman, car chaque cheminement reste irréductiblement particulier, et conduira par conséquent à des définitions spécifiques de l'Orient. Par ailleurs, le récit lui même, par sa composition, est une sorte de voyage, au sens où la narration se construit principalement sur une trame spatiale : les chapitres nous font cheminer dans l'espace du livre, de même que le voyageur se déplaçait sur les terres ottomanes. Mais n'oublions pas que le récit du voyage est une recomposition à postériori et que les textes nous laissent face à des zones d'ombres, quant au déroulement réel des périples. Essayons pour le moment d'établir des parallèles et de fixer les grandes lignes des voyages à l'aide de ce tableau :

 

Nicolay

Belon

Palerne

Date de départ d'Europe et premières étapes des pérégrina- tions.

Départ le 4 Juillet 1551 à
partir de Marseille,
arrivée
à Alger autour du 16 juillet-

Départ de Paris fin

décembre 1546, arrivée deux mois plus tard à Venise

* Départ de Paris le 30 mars 1581, déplacement,

en passant par l'Italie,
jusqu'à Venise

* Voyage par mer, de
Venise à Alexandrie du 24

juin au 20 juillet 158177
(avec bien sûr quelques

escales notamment en
Crète)

Cadre

général du voyage.

Ambassade d'Aramon,

Nicolay est attaché à ce

dernier, alors qu'il est de
passage en France dans le cadre des négociations avec Soliman.

Le Cardinal de Tournon,

ministre de François Ier

envoya son protégé P. Belon en Orient, dans la suite de

l'ambassadeur français
Monsieur d'Aramont. Ensuite celui-ci voyagea en Egypte et en Terre Sainte en compagnie de M. De Fumel et de sa troupe.

Entre 1581 et 1583,

pendant environ 23 mois,

il voyage, sous prétexte

d'un pèlerinage en

compagnie de quelques
autres occidentaux.

Principales

étapes du

voyage en

Orient avec quelques indications temporelles .

D'Alger-> Malte-> Tripoly-

Cythère > Chio->

Constantinople : le 20
septembre 1551

Le texte ne permet pas de recomposer le voyage vécu

après l'arrivée à
Constantinople.

* Un lent cheminement vers

* Egypte -Alexandrie : 20-25 Juillet

-le Caire 29juillet-12
Août ;

* Mont Sinaï (sur place du 21 août au 24 août)

Puis du 2 au 11 septembre de nouveau il séjourne au

Istanbul

- Le 13 mars 1547 à Raguse, Pierre Belon se détache de l'ambassade pour cheminer à son propre rythme par voie maritime78.

-Sur la mer qui borde la Grèce, il passe par les îles de

77 Il s'agit d'un second départ, le premier embarquement de Palerne le 5 mai à destination de Tripoli a débouché sur un naufrage, le 7 mai 1583. Cet évènement conduisit Palerne à changer ses plans et à se diriger vers Alexandrie, au lieu de Constantinople sa destination d'origine.

78 Alors que l'ambassadeur avait choisi la voie de terre pour se rendre plus rapidement à Constantinople, voir à ce propos l'Introduction d'Alexandra Merle, dans son édition des Observations de Pierre Belon du Mans, Chandeigne, 2001 (p.19-20).

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Corfou, Zante, Cythère,

Caire.

 
 

Crète jusqu'à Istanbul

 
 
 

De là, il explore les environs, passe par les îles de Lemnos,

*Terre Sainte & Syrie

-Jerusalem du 29

 
 

Thassos avant d'atteindre le

septembre au 6 octobre

 
 

Mont-Athos, puis il s'avance

- second naufrage avant

 
 

sur le continent afin de visiter

d'atteindre Tripoly

 
 

les ruines des villes

- Voyage au Mont-Liban

 
 

macédoniennes

- Séjour à Damas (du 26

 
 

(Thessalonique,Kavàla,...)

décembre au 1er janvier

 
 

avant de retourner à Istanbul.

1582)

 
 

* Voyage vers l'Egypte

- Retour à Tripoly où

 
 

en Août 1547 il se dirige vers

Palerne demeure jusqu'au

 
 

Alexandrie en compagnie de

15 janvier.

 
 

M.de Fumel, envoyé royal (il

* De Tripoly à Istanbul

 
 

passe notamment par Chio,

- en passant par Chypre

 
 

Samos, Pathmos, puis

-arrivée à Saline

 
 

Rhodes).

(aujourd'hui Larnaka au

 
 

* Du Caire il va visiter les

sud-est de l'île) le 17

 
 

pyramides, avant de se rendre

janvier séjour sur lîle

 
 

au Mont-Sinaï.

jusqu'au 21 février

 
 

* Voyage du Caire vers la

- par Rhodes (du 4 au 15

 
 

Terre Sainte : du 29 octobre

mars)

 
 

au 18 novembre à Jérusalem

- par l'île de Chio (du 18

 
 

* De Jérusalem il remonte

au 23 mars)

 
 

par Damas, Alep, Antioche, le Mont-Taurus; il hiverne en

-

-Constantinople.(arrivée

 
 

Anatolie avant de rejoindre

le 6 avril il reste jusqu'au

 
 

finalement Constantinople

25 juillet)

 
 

au début du primptemps.

* Voyage de retour en

 
 

* à partir de mai 1948 il

Europe par Raguse

 
 

visite l'Anatolie

(atteinte le 30 août, séjour

 
 

* il retourne à Venise en

jusqu'au 19 octobre) puis

 
 

1549

Venise (atteinte le 26

 
 
 

Octobre), Rome (du 25

 
 
 

Novembre au 26

décembre) et finalement,

arrivée à Lyon le 2
février 1583.

On remarque d'abord, que Jean Palerne est celui qui offre le récit le plus précis, tant au niveau géographique, que pour ce qui est de la datation, alors que les autres auteurs recomposent leur expérience de manière plus libre, moins respectueuse du déroulement réel de leurs voyages. En effet, Belon nous précise beaucoup moins fréquemment que Palerne les dates de ses mouvements et les durées de ses séjours, ce qui nous amène à une recomposition moins détaillée. On peut tout de même estimer la durée de séjour en certains lieux par rapport au nombre de chapitres que Belon

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leurs consacre, par exemple, on peut affirmer qu'il resta assez longtemps en l'ile de Crète, qu'il décrit sur près de dix chapitres ; de même, il écrit longuement sur l'Égypte (du chapitre 19 au chapitre 53 de son second livre). Notons, que de manière générale, les récits de Palerne et de Belon, suivent dans leur déroulement narratif les étapes du voyage. Le voyage de Palerne peut être articulé en six grandes parties, qui correspondent à autant de grandes portions du voyage, divisé en fonction de points-clés : 1ère partie « Les prémices : de Paris à Alexandrie » (seulement six chapitres), 2nde partie : « Des Pyramides au Mont-Sinaï » (près de cinquante chapitres) ; 3ème partie : « Le pèlerinage à Jérusalem & autres curiosités de Syrie-Palestine » (vingt-huit chapitres) ; 4ème partie : « De Tripoli à Istanbul en passant par Chypre » (treize chapitres pour cette partie plus courte de transition, qui mène au centre d'attraction, tant attendu, du voyage) ; 5ème partie : « Istanbul ou la manifestation de la puissance du Grand Turc » (à laquelle l'auteur consacre plus de vingt chapitres) ; et finalement une 6ème partie très brève : « Le lent retour vers la France ». Certes, la longueur des chapitres est variable, mais leurs nombres donnent une idée de l'importance de chacune des parties à l'intérieur du récit, nous avons jugé intéressant de reprendre ces divisons79, car elles donnent une idée du mouvement général du voyage et des points-clés de ce parcours.

Belon est moins scrupuleusement accroché au déroulement réel de son voyage, pourtant les trois grands « livres », qui constituent son récit, sont calqués sur les trois grands moments de son voyage, à savoir, premièrement son cheminement par la Grèce et ses îles jusqu'à la capitale ottomane, ensuite son expédition en compagnie de M. De Fumel en l'Égypte et en Terre Sainte raconté dans le second livre, finalement, le troisième livre se détache de la narration, tout en correspondant tout de même au voyage réel : il traite d'une manière thématique des Turcs et de leur culture, ce qui reste en rapport avec les derniers temps de son voyage, que Belon passa en Anatolie, au coeur d'une région à la culture turque, il reprend d'ailleurs sa narration dans un chapitre, dont le titre résume bien cette évocation entremêlée, qui caractérise son tiers-livre « Continuation du chemin déjà laissé, comme aussi des moeurs des Turcs »80.

Pour ce qui est de l'oeuvre de Nicolas de Nicolay, au début le récit suit assez précisément le déroulement du voyage réel, le premier livre est consacré au trajet de la France jusqu'à Malte, le second au voyage de Malte jusqu'à Constantinople, mais à partir du troisième livre, il se détache totalement du voyage pour tomber dans des chapitres thématiques consacrés aux Turcs et à la culture musulmane. C'est alors une sorte de spectacle de la société ottomane qu'offre Nicolay à ses

79 Nous tenons à faire remarquer, que cette division en six grandes parties est absente de l'édition originale du voyage de Palerne, elle est le fruit de la réédition contemporaine.

80 Chap.33 du Tiers-Livre, p.499.

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lecteurs, de même, le quatrième et dernier livre est composé en dehors de références précises au voyage vécu, il traite des Perses, de l'Arabie et de ses habitants, des Macédoniens et finalement des Grecs (autant de régions et de peuples, que Nicolay a du visiter, mais qu'il ne décrit pas sur le mode narratif, ni en rapport avec son expérience ou son observation personnelle). Ainsi, le voyage réel de Nicolay n'est pas recomposable à partir de son texte, qui dans une large moitié, relève plus du voyage littéraire ou « livresque », que du témoignage viatique (en cela Nicolay est vraiment éloigné des récits de Jean Palerne et de Pierre Belon).

Notons bien, que même si nous parlons, à propos des pérégrinations de nos trois auteurs, de « voyage en Orient », par rapport à nos conceptions géographiques contemporaines, nos trois voyageurs ne vont pas très à l'Est, Palerne lui même indique au lecteur, que Damas est la ville la plus orientale où il se soit rendu durant ses pérégrinations81. Ainsi, nous utiliserons ce terme

d' « Orient », au sens assez vague où on pouvait l'entendre à l'époque, alors qu'aujourd'hui, étant donné que l'Asie et les espaces d'Extrême-Orient sont mieux connus, on parlerait d'un voyage au « Proche-Orient méditerranéen » pour qualifier les pérégrinations de nos voyageurs. Cela étant dit, penchons nous un peu sur ces itinéraires de voyages « en Orient ». Ce qui ressort de cette comparaison et de l'étude des textes, c'est qu'il y a des « lieux-clés », qui se retrouvent d'un récit à l'autre, nous pouvons globalement les définir selon quatre grandes régions, qui polarisent l'attention des voyageurs, de même que leurs discours aux lecteurs : tout d'abord l'Égypte avec la ville du Caire et plus à l'Est le Mont Sinaï ; ensuite la Terre Sainte avec Jérusalem et les villes plus au nord comme Damas ; d'autre part la Grèce et ses îles ; finalement le coeur de l'Empire avec Constantinople. À trois de ces grandes régions, sont donc associé des villes clés, que les voyageurs ne pourront manquer de visiter. Ces grands espaces sont parcourus par Belon et Palerne de manière certaine et très probablement par Nicolay, elles deviendront rapidement des « topos » littéraires, au sens où leur description se fossilisera de plus en plus au fil des récits de voyage, ayant plus à voir, au final, avec la réécriture qu'avec l'expérience vécue, mais en ce milieu de XVIe siècle nous ne sommes qu'au début de ce processus qui ira croissant au XVIIe siècle82.

Par ailleurs, s'il y a des itinéraires types ou « idéels », qui reviennent de récit en récit, ce sont aussi des cheminements naturels, qui expliquent les similitudes dans les parcours de nos différents

81 J. Palerne, op.cit., p.211.

82 Ce problème des topos dans les récits de voyage du milieu XVIe siècle est bien étudié par F. Tinguely, op.cit., qui va jusqu'à affirmer : « les mêmes singularités sont souvent décrites dans des termes identiques par une multitude d'auteurs » ou encore « l'émerveillement face à la varietas mundi (...) cède peu à peu la place à un sentiment de déjà lu. » (chapitre III. L'écriture du Topos).

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voyageurs. En effet, les obstacles naturels sont les mêmes pour les voyageurs et ils déterminent certains parcours. Les itinéraires sont également conditionnés en grande partie par les routes commerciales, quelles soient maritimes ou terrestres, ce qui amène le voyageur à visiter, au passage, les grandes villes portuaires et les centres du commerce d'Orient. D'autre part, les voyageurs comme Belon ou Nicolay, lorsqu'ils suivent les ambassades ou les missions officielles, ne sont pas libres de leurs mouvements, ils se plient au trajet de la « compagnie de M. de Fumel » ou de l'expédition de

M. d'Aramon. Mais parfois, la volonté du voyageur va transformer son parcours, il va se rendre dans certains lieux guidés par des considérations d'ordre « scientifique » ou culturelle, l'ordre habituel est alors inversé, ce n'est plus au gré des pérégrinations qu'il découvre et étudie les choses, mais c'est la volonté d'étudier une chose précise qui va l'amener à se rendre sur place. Il adopte ici une démarche de « chercheur de terrain », pour qui le livre donne une indication de lieu -ouvre une porte à laquelle il ne s'arrête pas en « bon observateur »- la référence littéraire ne lui suffit pas, il se rend sur place et vérifie l'information lue83. Pierre Belon illustre bien cette attitude qui modifie les itinéraires du voyage, par exemple au chapitre 61, « Je voulais expressément passer par Cypsella, afin de voir faire l'alun de glace, pour l'observer ... », c'est clairement l'intérêt pour un savoir faire local et un produit spécifique, qui amène le voyageur à infléchir son itinéraire. C'est surement pour obtenir une auto-détermination (certes relative84) de mouvement, qu'à certain moment les voyageurs s'émancipent du groupe diplomatique auquel ils sont rattachés pour cheminer de manière plus solitaire, plus indépendante, souvent plus lente. C'est ce que fait Pierre Belon dès le début de son voyage, puisqu'au lieu de suivre le même chemin que l'ambassade d'Aramont pour atteindre Constantinople, il se détache de la troupe et passe par les îles grecques, son ouvrage nous offre presque un livre entier en témoignage de ces pérégrinations en Grèce. De même, on retrouve souvent l'idée selon laquelle, ce n'est pas le déplacement optimum (c'est-à-dire le plus rapide et le plus court), qui est le plus profitable pour les voyageurs qui cherchent à observer. Par exemple, à Alexandrie, Belon affirme que pour se rendre au Caire « on peut y aller par deux chemins, l'un plus long, par le Nil, l'autre plus court, par terre. Mais pour autant que le Nil avait inondé l'Égypte, nous allâmes pour nous embarquer par le Nil à Rosette. »85. On voit bien, avec cet exemple, que ce ne sont pas les seules considérations « rationnelles » (gain de temps et moindre distance), qui dictent l'ordre du voyage, la compagnie française choisit le Nil : l'opportunité de voguer sur ce fleuve mythique l'emporte, les voyageurs ne sont pas là pour se déplacer d'un point à un autre avec le plus

83 Nous entrevoyons ici une attitude nouvelle du savant, que nous retrouverons plus tard, dans la seconde partie de ce travail.

84 Car le voyageur dépend des conditions de déplacements de l'époque et de voies terrestres ou maritimes assez déterminées.

85 Chap.24, livre second, p.276.

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d'efficacité, ils sont là pour découvrir, en cheminant, les richesses et la beauté des terres égyptiennes.

Par ailleurs, retenons qu'au XVIe siècle aucun projet de voyage, aucun itinéraire n'est immuable, ceux-ci varient obligatoirement au gré des rencontres, des mésaventures ou des possibilités. N'oublions pas à cet égard, l'exemple de Palerne, qui suite à son premier naufrage au tout début de son aventure, voit l'ordre même de son voyage inversé, puisqu'au lieu de commencer par se rendre à Constantinople et ainsi de découvrir dès le premier mois de voyage le coeur de l'Empire, il va au contraire commencer par la périphérie du territoire ottoman : l'Égypte (avec comme pôles principaux d'attraction Alexandrie, Le Caire et les Pyramides). Ainsi, Istanbul sera la dernière étape de son voyage, sorte de couronnement de son livre, dont la cinquième partie sera consacrée au centre de l'Empire : « Istanbul, ou la manifestation du Grand Turc. ». Cet ordre, peu commun, du voyage de Palerne est assez efficace du point de vue littéraire, puisque le lecteur, fasciné par le Sultan et la puissance ottomane, sera introduit très progressivement dans le monde turc, le livre s'approchant doucement de ce qui attise la plus grande curiosité chez le lecteur : il fait durer le plaisir de l'attente. D'ailleurs, notons que même si le trajet de Belon est complètement différent dans son ordre de déroulement, on retrouve dans les Observations de plusieurs singularités une logique narrative assez similaire, car ce dernier consacre la dernière partie de son oeuvre, son tiers-livre, aux Turcs. Ainsi, il fait retour, pour finir, sur Istanbul et à cette occasion bien entendu sur les Turcs et leur culture, dans une partie beaucoup moins narrative et moins accrochée au récit du voyage, plus orientée sur la description et davantage composée par chapitres thématiques : ce qui donne finalement une sorte de synthèse sur la culture ottomane.

Revenons sur cette idée, assez difficile à appréhender pour un homme contemporain, selon laquelle le voyage au XVIe siècle se construit au gré des rencontres et des possibilités, il n'est jamais totalement planifié, des évènements peuvent en changer le cours projeté (c'est ce que nous avons vu avec le naufrage de Palerne au début de ses pérégrinations). Des rencontres peuvent aussi modifier sensiblement le déroulement du voyage, comme le rapporte Jean Palerne, lorsqu'il se trouve sur l'île de Rhodes : « Un de noz mariniers (...) me mena chez luy pour achepter du vin, où je me trouvay si bien, que je n'en partis de trois jours »86. Le voyageur se doit de s'adapter et d'être souple dans sa démarche, ainsi, il y a tout un art de voyager qui se profile discrètement entre les lignes des récits87.

86 J.P., chap.XCII, p.227.

87 Le voyage peut enseigner quelque chose d'essentiel, à celui qui en fait l'expérience dans les conditions du XVIe siècle. En effet, n'apprend t-il pas alors au voyageur à mieux accepter les revers de la providence, à accueillir avec une sérénité plus constante ce qui arrive, à ne pas vouloir vainement que la vie (les évènements qui la

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Jamais le voyageur ne peut prévoir avec certitude de quoi sera fait le lendemain, de même, toujours à Rhodes, les aléas de la circulation maritime et du climat font demeurer Palerne sur place cinq jours de plus ; son itinéraire dépend de facteurs qu'il ne maitrise pas, parmi ceux-ci les modes déplacements constituent un aléa principal, leur étude permettra de mieux comprendre les conditions de voyage indissociables de l'expérience orientale des voyageurs.

D. Les modes de déplacements maritimes & terrestres et la perception de l'espace : se déplacer, se situer et s'orienter dans

l'espac e.

Voyager implique avant toute chose la capacité à se mouvoir dans l'espace, dans un effort de contextualisation des récits de voyages, nous répondrons aux interrogations suivantes : par quelles voies se meuvent nos voyageurs, quels sont les modes de déplacement à leur disposition ??

Les modes et les modalités (moyens et manière) de déplacement varient selon les lieux (et les itinéraires), puisque l'homme du XVIe siècle doit adapter son déplacement au type d'espace qu'il veut traverser. Les écrivains-voyageurs ne sont pas avares de détails quant à ces aspects très concrets du voyage, la description des moyens de transports fait partie intégrante du récit qui, de ce fait, n'est pas « désincarné », ainsi, la relation de voyage n'est pas une simple description des espaces parcourus : elle est aussi un discours sur le voyage, sur le fait même de voyager (cette idée justifie cette première partie de notre travail, qui, si elle est une mise en contexte, se fonde également sur les récits eux mêmes). Remarquons, que sous cet aspect, le récit de voyage au Levant n'est pas seulement une source d'information sur l'Empire ottoman, mais peut devenir un témoignage qui servira à de futurs voyageurs. Cette dimension est peut-être seulement en germe ici, par rapport à des relations postérieures qui orienteront explicitement leurs textes en ce sens. Mais déjà au milieu du XVIe siècle, Pierre Belon, dès le 21ème chapitre de ses Observations de plusieurs singularités..., précise, alors qu'il vient d'évoquer les facilités et modalités du voyage en terre ottomane : « Or, si quelque autre mû de même désir voulait essayer le semblable de ce que j'ai fait, il ne m'a semblé hors de propos d'en mettre un petit mot par écrit ». Ainsi, il garde l'idée en tête, en écrivant son récit, que celui-ci pourrait inspirer une démarche similaire et être lu par un futur voyageur.

composent et leur déroulement) se conforment à nos plans ? Dans cette perspective, voyager peut permettre aux hommes de développer un certain stoïcisme, il prend alors une véritable dimension didactique, sous cette angle, le voyage devient une situation propice à l'apprentissage.

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1. Voyage sur mer, techniques nouvelles & géographie.

L' Empire ottoman s'étendant sur une large partie du « pourtour » méditerranée, il est presque inévitable pour le voyageur d'emprunter, à un moment ou un autre, les voies maritimes (voire fluviales dans le cas particulier de l'Égypte & du Nil). Pierre Belon est assez prolixe pour ce qui est des renseignements techniques à propos de la navigation et des navires, il différencie par exemple les voiles latines triangulaires, des voiles françaises carrées. Il va également distinguer les différents types de navires selon leurs formes et leurs tailles88 (traçant à cette occasion des parallèles avec certains bateaux d'Europe, fidèle à sa méthode de comparaison qui aide à concevoir l'inconnu par le connu). Selon son interprétation, c'est de la diversité des fleuves et des mers que nait la diversité des navires et bateaux, ainsi, les hommes s'efforcent de les adapter aux conditions locales et spécifiques de navigation. Avec cet exemple, nous pouvons remarquer dès à présent, que pour P. Belon, tout est objet d'étude lors du voyage : les moyens de transports, tout autant qu'autre chose, sont sujets à la description et objet d'analyse. Les auteurs utilisent le vocabulaire technique de la navigation (les noms des différents navires et de leurs parties, les noms des vents...), mais aussi des expressions propres aux marins, comme l'illustre Belon qui, évoquant l'avancée rapide du navire porté par un vent optimal, précise « les mariniers appellent cela aller en fortune », ce jargon spécifique plonge le lecteur dans l'atmosphère maritime. Pierre Belon va plus loin encore quand il nous relate, au chapitre XV du second livre, les moments où, étant donné l'absence de vent, les marins se détendent et n'hésitent pas « à jouer, à pêcher, à se baigner, ne faisant difficulté de se jeter en la mer et faire le plongeon, passant d'un côté et de l'autre par-dessous le navire » (leur agilité à nager semble quelque peu impressionner le voyageur). De même, il n'est pas étonnant de retrouver dans le texte de Nicolay des précisions très techniques relatives à la navigation, quand on sait que ce dernier est le traducteur d'un ouvrage spécifiquement consacré à ce sujet « en vogue » -le terme est doublement approprié dans ce cas- à son époque : L'Art de Naviguer de M. Pierre de Médine espagnol : contenant toutes les reigles, secrets et enseignements nécessaires à la bonne navigation, traduict de castillan en françois, Lyon, Guillaume Rouille, 1554. Pour ce qui est de la navigation, on peut citer un chapitre de P. Belon particulièrement intéressant, qu'il intitule de manière « programmative » : « Que les mariniers naviguaient anciennement sans l'aiguille & quadrant, & sans avoir usage de la pierre d'aimant. »89, tout est dit, ou presque ; des quelques pages de développement ressort l'idée d'un « progrès technique » propre au XVIe siècle par rapport au passé, comme l'indique cette phrase :« Aristote connut bien qu'elle [la pierre aimant] attira le fer, mais il

88 Pierre Belon, Chap.30 du second livre (p.284-285), également chap.33 « La différence des bateaux qui naviguent sur le Nil... » (p.291-292).

89 Chap.16 du Second Livre (p.261).

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n'entendit onc qu'elle servît aux navigations. »90. Ainsi, la boussole91 apparait ici comme une véritable révolution technique, qui permit les grandes explorations géographiques du XVIe siècle, tout autant que l'intensification du commerce par voies maritimes. Il illustre cette idée, non sans un peu exagérer, en écrivant :

« Les anciens (...) le plus souvent ne perdaient point la terre de vue. Mais maintenant (...) la navigation est si facile que deux hommes osent s'aventurer à tout propos avec une petite barque... »92

La boussole n'est pas le seul objet qui facilita la navigation, outre le développement de la cartographie, qui améliorait les repères des navigateurs, on peut évoquer l'astrolabe93, dont Palerne ne cessera de vanter les mérites et qu'il utilisera à de nombreuses reprises, sur terre comme sur mer, pour situer dans l'espace les différents lieux où l'amènent ses pérégrinations :

« ... il avoit un Anglois de nostre compagnie qui avoit la practique de l'astrolabe, & parce

moyen remarquoit en quelle eslévation du pole la plus part des villes sont, quelle longitude, & latitude elles ont. »94

Suit dans le texte de Palerne, un chapitre géographique assez technique au titre explicite quant à ses fins didactiques : « Qu'es-ce que latitude, & longitude, eslévation, & dépression de pole ? ». Ce chapitre témoigne d'une représentation du globe très « scientifique », au sens de mathématique et complexe, en effet, le voyageur cultivé de la fin du XVIe siècle a la capacité de se situer dans l'espace du globe terrestre de manière précise et chiffrée. Pour appuyer cette idée, on peut également citer l'exemple, significatif quant à ses connaissances géographiques et mathématiques, de Palerne, qui en même temps qu'il situe géographiquement le Caire évoque le « Tropique de Cancer »95, dont la ville ne se trouve que de quelques degrés, d'ailleurs, prenant l'exemple de « la ville d'Asna », qui est justement sur ledit tropique, il déduit de cette position très spécifique une propriété remarquable du lieu, à savoir qu'il n'y a pas d'ombre à midi. Cet exemple illustre bien une connaissance cosmographique et une appréhension astronomique de la terre.

Nous retrouvons à d'autres occasions cette volonté de chiffrer le monde, qui témoigne d'un changement de « paradigme » essentiel, qui se produit justement à cette époque. En effet, pour ce qui est des populations, de la taille des villes, et surtout des distances parcourues, si ce n'est toujours

90 Idem.

91 On peut nuancer le caractère récent que donne Belon à l'utilisation de la boussole, en rappelant que celle-ci était connue depuis plusieurs siècles par les Chinois (ce que notre auteur n'était pas en mesure de savoir) et utilisée en Occident dès la fin du XIIe siècle.

92 Idem.

93 D'après Le Dictionnaire d'Histoire maritime (sous la direction de M.Vergé-Franceschi), Robert Laffont, 2002, cet « instrument nautique » fut utilisé en mer à partir des années 1480.

94 Chap. VII p.79.

95 J. Palerne, chap.XVII, p.97.

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la capacité, il apparait du moins clairement la volonté de chiffrer pour appréhender le monde. Par exemple, Pierre Belon mesure précisément les longueurs et les degrés des pyramides de Gizeth, Palerne fera de même, notamment en utilisant le fameux astrolabe de son ami anglais. La précision de certaines mesures est parfois étonnante, par exemple, Belon donne les longueurs et largeurs précises du château de Tor (au chap.67 du second livre). Réalisant son voyage à la même époque que Belon, Nicolas de Nicolay s'attache également à assortir de nombreuses précisions chiffrées ses descriptions des villes ou places fortes ottomanes, dans ce cas, ce sont les visés potentiellement militaires de son récit, qui le conduisent à cette rigueur mathématique. Par ailleurs, la volonté de chiffrer s'illustre à maintes reprises pour ce qui est des distances : les exemples de ce type abondent dans le récit de Jean Palerne qui, sans cesse, estime le nombre moyen de jours nécessaires pour aller d'une ville à une autre. Pareillement, Belon évalue, mesure et énonce les distances entre les villes en nombres de jours, remarquons que les voyageurs du XVIe siècle évaluent les distances de manière moins abstraites que de nos jours96, c'est une mesure plus proche du voyage vécu que celle énoncée en nombre de jours ; ce qui n'empêche pas les voyageurs de mesurer les distances en « lieues » sur les courtes distances. Ainsi, lors des déplacements terrestres, sur les courtes distances les voyageurs usent d'une « unité spatiale », alors que sur les grandes distances ils utilisent une « unité temporelle ».97

Ce choix d'unité temporelle pour exprimer la distance est révélateur : le Levant de nos voyageurs n'est pas un espace de type « cosmographique » survolé par un oeil qui le contemplerait à l'échelle du globe, l'Orient des écrivains étudiés renvoie fondamentalement à des régions vécues dans leurs ampleurs réelles, au sens où les espaces sont décrits et appréhendés au plus près de l'expérience viatique, le voyageur levantin ne prend pas ses distances comme un cartographe qui viserait à embrasser de larges espaces de la terre, voire la totalité du globe. En effet, alors que le cosmographe aspire à une vision du globe entier et adopte donc une petite échelle cartographique

96 En effet, l'évaluation des distances en « km » désincarne en partie le voyage et relève plus d'une vision du monde globale et d'une cartographie à « petite échelle », pour reprendre l'expression de F. Lestringant dans l'Atelier du Cosmographe. Comprenons bien que cette expression de « petite échelle » cartographique», pour parler d'une vision globale, est très juste, mais dans le langage ordinaire, on aura plutôt tendance à confondre global et grande échelle, alors que l'une exclue l'autre, au sens où plus on s'éloigne des espaces dans leurs tailles réelles plus l'échelle cartographique devient petite en comparaison des dimensions réelles. Ainsi, comme l'explique bien F. Lestringant, la petite échelle privilégie le quantitatif, alors que la grande échelle offrira un plus haut degré de détail, privilégiant le qualitatif.

97 Notons, pour nuancer cette idée, que les mesures en nombre de jours sont peu commodes, lorsqu'il s'agit de transports par voies maritimes, comme le fait remarquer Belon (chap.1 du livre second) « les voyages faits par la mer sont de temps incertain », car ils dépendent des vents, qui peuvent tout autant être capricieux que propices et de ce fait multiplier ou diviser la durée du voyage d'un port à un autre. Par ailleurs, Belon précise que ce choix d'exprimer les distances en nombre de jour, sur terre, est également conditionné par un aspect pratique : il le dispense de faire les conversions des unités de distance, car « les Turcs ne comptent pas par milles comme en Italie ».

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(perdant en précision et surtout en détails, privilégiant la quantité représentée), au contraire un voyageur-écrivain comme Belon ou Palerne privilégie le qualitatif dans ses descriptions et dans sa géographie des espaces traversés (et non survolés), ainsi c'est une cartographie à grande échelle qui ressort du récit des voyageurs. À cet égard les lieux situés en altitude sont l'occasion pour le voyageur de nous décrire sur de moyennes distances les espaces alentours, un exemple parmi de nombreux autres de ce que nous pourrions appeler « cartographie de plein-pied »98 : « Et étant dessus ledit mont Aramus, nous avions la mer qui battait au pied de la dite montagne et voyions bien l'endroit où le Mont-Taurus prend son commencement au rivage opposite à Chypre... »99, le lecteur est emporté par la plume de Pierre Belon au bord du « golf d'Iskenderum » aux portes de la Turquie actuelle. Nous retrouvons le même procédé narratif et cartographique dans le texte de Palerne, lorsqu'il se retrouve au Mont-Sinaï100 : la situation sur-élevée lui ouvre de larges perspectives visuelles, qui lui permettent de faire une mise au point géographique dans les quatre directions. De même que certains passages des textes, certaines des illustrations témoignent de cet effort de situer et de représenter les espaces à une échelle proche de leurs tailles réelles et vécues par les voyageurs, le livre de P. Belon propose à la vue du lecteur quelques plans des grandes villes de l'Empire ou des lieux-clés du voyage : Alexandrie, le Mont Sinaï101, le Bosphore102. Les adjonctions de ces cartes à l'intérieur du récit montrent la volonté de se situer dans l'espace et de s'orienter, selon les points cardinaux, à l'échelle locale. Pour illustrer notre propos nous avons ajouté, ci-dessous, le plan d'Alexandrie, qui se trouve après le chapitre marquant l'arrivée de Belon dans cette ville. Cette image dispense dans une large mesure l'auteur de faire une description topographique de la ville, qui serait un peu ennuyeuse et redondante par rapport à une littérature déjà abondante sur le sujet. Si cette représentation peut apparaitre aujourd'hui un peu naïve, cette carte n'en est pas moins assez fidèle, il en ressort les éléments principaux qui intéressent généralement les voyageurs visitant la ville : les cours d'eau, les murailles, les châteaux et les antiquités (notamment la colonne de Pompée et l'Obélisque).

98 En transformant la notion de « cosmographe de plein vent », avancée par F. Lestringuant, dans L'atelier du cosmographe : l'image du monde à la Renaissance, pour distinguer la démarche effective du voyageur d'une connaissance du monde « érudite », qui relève plus du « cabinet de travail » que de l'exploration vécue des territoires que l'on prétend évoquer.

99 Ch.107 du second livre, p.422.

100J. Palerne, op.cit., chap. XLVI, p.153. 101P. B, Ch.64 du second livre, p.344-345. 102P. B, Ch.3 du second livre, p.235.

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Carte d'Alexandrie, chapitre 19 du second livre des Observations de plusieurs singularités de Pierre Belon.

2. Voyager sur les terres.

Nous utilisons le pluriel pour insister sur la diversité des espaces terrestres, que parcourent les voyageurs. Cette diversité à son importance, car selon les espaces traversés, ils chevauchent divers types de montures et adoptent les moyens de transports locaux, que nous nous proposons d'étudier à présent. En premier lieu, les récits informent les Européens qu'en Égypte, au XVIe siècle, les ânes sont fréquemment utilisés pour se déplacer, notamment à l'intérieur des villes les plus vastes, telles le Caire, qui d'après Palerne est si « grande qui auroit affaire d'un bout à l'autre, il faudroit employer demy journée », ainsi, le transport à dos d'âne est une véritable « institution » dans cette ville 103. Par-contre, le cheval, si familier aux occidentaux, n'est pas un moyen de transport commun et ordinaire en Égypte, en effet, on apprend par Pierre Belon, qu'au Caire « il n'est pas licite à un étranger y entrer à cheval, s'il n'est grand seigneur, ou en la compagnie d'un qui le soit », c'est donc un privilège que se réserve l'aristocratie : le moyen de transport devient ici le

103 « Par tous les carrefours (...) on trouve des asnes préparés pour ceux qui veulent aller par la ville. », Palerne, Chap.XV (p.95).

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miroir de l'appartenance sociale104. Mais ce statut particulier du transport équestre n'est pas la règle dans tout le Levant, à Jérusalem, Pierre Belon indique qu'il se loue « tant mules que chevaux »105. Ainsi, les modes de déplacement sont différents d'un lieu à l'autre, et ce fait, qui pourrait paraitre un détail anodin, nous invite dès à présent à ne pas concevoir l'Empire ottoman comme un « bloc », comme une unité spatiale où le semblable et les points communs l'emporteraient sur les différences et les particularités régionales. Ne nous laissons pas tromper par les mots : « le Levant » ou « l'Orient » devrait se mettre au pluriel et c'est par commodité littéraire et en référence à l'entité politique ottomane, que ce terme pourra être utilisé dans cette étude, pour regrouper sous un singulier une pluralité (que nous commençons tout juste à entrevoir ici, avec l'exemple des transports) qui ne cessera de traverser tout ce travail. Mais revenons aux montures sans lesquelles le voyage ne serait pas possible, remarquons que si les chameaux sont bien sûr utilisés pour traverser les espaces désertiques ou arides, ils le sont également pour le transport quotidien dans les villes égyptiennes : Palerne parle de « trente mille Chameaux au Caire, & autant d'asnes desquels on se sert comme de gondoles à Venise, de pérines à Constantinople, ou de carosses à Rome ... ». Bien que son chiffre apparaisse exagéré, sa comparaison est éloquente : elle illustre la diversité des moyens de transports en fonction des espaces traversés. À propos des chameaux Palerne nous dit « cest animal est de grand travail et de peu de despense »106, de même, à un autre moment de son récit (lors de l'ascension du Mont Sinaï) il s'étonne de l'habileté de ces montures, lorsqu'elles passent des cols difficiles107. Mais le voyage est souvent fatal à ses animaux, malgré leur résistance, « le Voyage du Caire au Sues est le cimetière des chameaux »108 affirme Belon à la vue des ossements de ces derniers tout le long du chemin.

Les caravanes et les déplacements en groupe sont la règle de prudence pour les voyages sur de longues distances en Orient, ils préservent du principal danger qui pèse sur les voyageurs, comme sur les commerçants : le pillage par des groupes de voleurs nomades. Le système dit des « caravanes » est fondé sur le principe bien connu (et efficace ici) : « l'union fait la force ». Jean Palerne consacre un des premiers chapitres de son récit à décrire ce mode de déplacement (Chap.IX « Qu'es-ce que Caravanne ? »), dont le principe est assez simple : des voyageurs ayant pour but la

104 Nous savons à quel point cette idée est très ancienne (pensons par exemple aux « équestres » romains), souvent au fil de l'Histoire, les chevaux furent l'apanage de groupes sociaux dominants, symbole de la noblesse guerrière, tout autant que de la richesse nécessaire à l'entretien d'un tel animal.

105 Chap.86 du second livre.

106 Chapitre 38, p.138.

107 « m'esbahissoit de noz pauvres chameaux qui passoyent certains destroicts, que si le pied leur eust manqué de quatre doigts, ils fussent tumbés dans des précipices... » chapitre XLVII (p.154).

108 Chap.70, second livre, p.358.

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même destination (marchands, pèlerins, Turcs, Juifs, Occidentaux, etc.) se donnent rendez-vous à un lieu et une date donnés pour partir et cheminer ensemble. L'organisation du voyage est très codifiée et tout le monde à intérêt à respecter les règles (horaires, ordre, signaux indiquant les pauses et les départs, etc.) ; ce système, qui consiste à voyager en grandes troupes (idéalement de plus de 500 personnes) pour se préserver des voleurs, n'est pas propre à l'Orient, comme le rappelle Jean Palerne : « il faut toujours aller par grandes assemblées, dites Caravannes, comme les Proccacio de Rome à Naples, ou Ripidie d'Angleterre... »109. Ces caravanes ont un rythme particulier, lorsqu'il s'agit de traverser les déserts, elles lèvent le camp vers minuit et chemine jusqu'au midi, alors la chaleur étant trop forte, la caravane s'arrête, souvent dans un « carbaschara » (lieu protégé de murailles et d'une porte en fer pour l'accueil des voyageurs110). Ce système d'accueil des voyageurs, commun à tout l'Empire ottoman, étonne beaucoup Jean Palerne et Pierre Belon, qui lui consacrent quelques passages. En effet, la différence avec ce qu'ils connaissent les frappe à tel point, qu'ils doivent prendre le temps de les décrire, Pierre Belon intitule son chapitre 59 consacré à ce sujet : « Qu'il n'y a aucune hôtellerie en Turquie, mais qu'on trouve des hopitaux à se loger », il y définit ce qu'on nomme « caravansérail » ou « carbachara » en turc. Ce sont des lieux publics entretenus aux frais du Sultan ou de notables locaux, qui font alors oeuvre d'évergétisme : leur gratuité et leur ouverture à tous (Chrétiens comme Musulmans111) sont les deux éléments qui marquent les voyageurs français. Il faut rappeler au passage, que cette hospitalité et très importante dans la culture musulmane, de même que l'aumône et la charité (que nous retrouverons par la suite sous d'autres formes) - autant d'éléments qui n'ont pas fini d'étonner les voyageurs.

Malgré ces facilités de logement pour les voyageurs, les déplacements en terres ottomanes n'ont rien d'aisés et certains modes de déplacement, comme les caravanes, témoignent du danger qui peut exister sur place et auquel doivent faire face les voyageurs...

E. Les dangers du voyage.

Le voyage au XVIe siècle ne peut se concevoir sans une part importante de danger. Une fois de plus, il nous faut faire quelque effort d'imagination, car si voyager peut encore comporter de nos

109 J. P., Chap.IX « Qu'es-ce que Caravanne » (p.82).

110 Pierre Belon, op.cit., chap.78 du second livre, p.369.

111 « Nul ne vient là qui soit refusé, soit juïf, chrétien, idolâtre ou turcs. » chap.59 du second livre, p.191.

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jours de nombreux risques et dangers, nous gardons plus généralement l'image agréable et séduisante, que les « agences de voyages » et les médias transmettent et entretiennent : le « voyage »112 tranquille & paisible (très planifié et sécurisant). Bien au contraire, au XVIe siècle, voyager, implique toujours une part d'aventure, voire de dangers et de « mésaventures ».

Avant de détailler ces difficultés et dangers omniprésents, et de préciser leurs causes, nous devons étudier cette figure du voyageur bravant les dangers à la quête du savoir..

1. La figure du voyageur : entre l'aventurier moderne et le héros antique ?

C'est principalement dans leurs préfaces, que les auteurs font l'éloge du voyage, notamment en s'appuyant sur l'évocation des grands voyageurs des temps passés et présents. Des grands noms de l'Histoire deviennent autant de modèles, qui autorisent, au moins autant qu'ils inspirent, la démarche des voyageurs. Dans sa Préface à l'édition de 1576113, Nicolas de Nicolay justifie sa démarche en remontant aux plus anciennes autorités, d'abord avec la figure de « Noé », qui, d'après lui, serait le père de la navigation, suivent les figures de Jason, d'Hercule, d'Ulysse, puis nous entrons dans l'Histoire avec Pythagore, Socrate, Platon, Appolonius de Thyane, qui incarnent chacun à leur manière cet archétype du savant-voyageur. Mais la liste ne s'arrête pas là, pour résumer, disons qu'il évoque ces personnages dans un ordre chronologique, jusqu'à parvenir à ces plus proches contemporains, tels Guillaume Postel et Pierre Belon (qui voyagea quelques années avant lui sur les mêmes territoires). Il s'inscrit ainsi dans une longue lignée de voyageurs, dont il est l'héritier tout autant que le continuateur, son travail particulier prend alors une certaine dimension historique, qui donne du sens à sa démarche et de l'autorité à son discours. De même, dès sa Préface, Pierre Belon s'autorise en citant l'exemple de Démocrite, pour ce dernier la quête de connaissances passait par le voyage, auquel il sacrifia toute ses économies :

« Ce dont Démocrite porte bon témoignage, lequel pour le grand désir qu'il avait d'acquérir la pratique des sciences, c'est-à-dire l'expérience aussi bien que la théorique114, et principalement d'astronomie et géométrie, vendit son patrimoine à ses frères, afin d'employer l'argent de la vente en lointaines pérégrinations par les pays d'Egypte, Indie et Chaldée, pour parvenir aux

Gymnosophistes, et puis après retourner en Athènes avec grande réputation et y être honoré par son savoir. »115.

Cet exemple est particulièrement cher à Belon, car la conception des sciences de Démocrite -très

112 Pour distinguer clairement cette activité contemporaine de consommation, du « voyage » authentique (dont elle n'est que le simulacre), nous devrions l'appeler « tourisme ».

113 Ouvrage imprimé à Anvers, dont la bibliothèque du C.E.S.R. de Tours conserve un exemplaire.

114 Retenons par anticipation cette conception du savoir, que nous soulignons en italique, qui est centrale chez Belon et que nous retrouverons dans la seconde partie de ce travail.

115 P.B., op.cit., Préface (p.55).

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orientée sur la pratique et le voyage- est très proche de la sienne.

Mais les voyageurs ne mettent pas seulement en avant les anciens, ils soulignent les dangers qui menacent les voyageurs contemporains -et plus ou moins implicitement, le courage qu'il faut pour les braver-. L'évocation de ces multiples dangers encourus par le voyageur, est un trait commun, qu'avant de retrouver dans la narration, on remarque dès les Préfaces des trois auteurs. P. Belon écrit à propos des voyageurs :

« Ni les frayeurs des naufrages en la périlleuse mer, ni la tourmente des vents impétueux battant les navires et les brisant entre les ondes agitées par les orages, ni la crainte de perdre leur liberté ès mains des pirates inhumains (...) ni l'intempérance du chaud excessif ou de l'extrême froidure (...) ni le danger de passer les déserts inhabités pour la crainte des bêtes sauvages, n'ont eu pouvoir de réprimer l'ardeur de leur noble courage... »116.

Nous trouvons ici une synthèse des principaux dangers que brave le voyageur, ces dangers n'étant pas très différents d'une époque à l'autre117, il se dessine ici une figure intemporelle du voyageur, qui est toujours animé d'un même courage et d'une même foi, qui lui permettent de dépasser une peur fondée sur des dangers bien réels. En toute logique, Belon évoque, juste après le passage cité, l'archétype du voyageur héroïque : Ulysse118.

Ce ne sont pas seulement ces modèles qui autorisent le voyageur à se faire écrivain, les difficultés qu'il va subir et décrire, les dangers auxquels il va survivre, sont autant « d'épreuves qualifiantes »119, qui augmenteront l' « aura » de son texte, voire la crédibilité de son discours. Voyons donc à présent, quelle est la teneur de ces épreuves et dangers, qui menacent le voyageur.

2. Les dangers liés aux hommes et aux sociétés étrangères.

Nous avons déjà entrevu le danger du « brigandage » pour le voyageur qui se déplace en Égypte, chemine vers le Mont Sinaï ou en Terre Sainte. Ce thème des brigands arabes est un

116 Préface, p.56.

117 Remarque valable du moins pour les voyageurs du XVIe siècle, qui à l'égard des conditions et dangers du voyage était plus proche de l'Antiquité, que nous le sommes aujourd'hui du XVIe siècle.

118 Remarquons, par ailleurs, que ce choix de la figure d'Ulysse, est très significatif (et surement efficace) en ce XVIe siècle humaniste, Belon s'autorise d'une référence très prisée à l'époque et signifie une nouvelle fois, avec cet exemple, son « philo-hellénisme », que nous étudierons plus précisément dans seconde partie de ce travail.

119 À ce propos consulter M.-C. Gomez-Gérault, Écrire le Voyage au XVIe en France. Elle considère l'influence et la fonction des figures mythiques sur l'écriture des récits de voyage et écrit très justement : « Nouvel Hercule, nouvel Ulysse, le voyageur est bien ce héros qui mérite la gloire parce qu'il part en quête de la vérité. Pareils discours, résonnant d'échos humanistes, contribuent à autoriser le texte issu de l'expérience, à l'accréditer au près du lecteur pour le service duquel le voyageur dit affronter les périls les plus divers. ».

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véritable leitmotiv, qui se retrouve dans les trois récits de voyage, à de nombreuses reprises120. À titre d'exemple, lorsqu'il se rend aux pyramides égyptiennes, Pierre Belon précise « l'on n'y va point qu'en grande compagnie, car autrement on serait en danger d'être détroussé »121. À ce danger des attaques de brigands en Égypte et en Terre-Sainte répondent donc des pratiques telles le système des caravanes, que nous évoquions précédemment dans l'analyse des modes de déplacement. Dans le cas où ils ne circulent pas en « caravannes », il est nécessaire aux voyageurs d'engager des janissaires122 (militaires turcs dévoués au Sultan), en effet, pour un maximum de sécurité, les envoyés officiels (tel par exemple M. De Fumel, qu'accompagne Pierre Belon) se dotent de nombreux janissaires, tout en suivant des caravanes. Mais les janissaires ne sont pas une protection toujours fiable et infaillible, comme le rappelle Pierre Belon, qui dénonce leur peur face à une attaque imminente de brigands arabes :

« Lors de pusillanimité et grande peur qu'ils avaient, éteignirent le feu de l'amorce de leurs arquebuses voulant montrer par tel signe que quand les Arabes nous viendraient assaillir, ne les

trouvant en défense, ils ne leur demanderaient rien, et ne feraient dommage qu'aux chrétiens... »123

Par ailleurs, la peur des Arabes et des pillages n'est pas réservée exclusivement aux voyageurs, en effet, les Occidentaux et les Chrétiens qui vivent sur place les craignent également, par exemple, les cordeliers de Jérusalem124, qui sont dans l'angoisse d'une attaque, ou les moines du Mont-Sinaï, qui sont en conflits avec les Arabes au moment où Jean Palerne se trouve sur place125. D'ailleurs, ce dernier exemple, nous permet de souligner à quel point les voyageurs sont soumis aux contingences du contexte politique et peuvent en subir les conséquences, cette phrase lucide de Palerne synthétise cette idée : « nous courions grand'fortune de nous être mis en chemin en temps si mal propre »126. De plus, les voyageurs français, outre le fait qu'ils soient Chrétiens, sont aux yeux

120 Ce problème du « brigandage » n'est pas inconnu des Européens, car le Nord de l'Italie et le Latium sont, précisément à la même époque, infestés de brigand et réputés être des régions très dangereuse pour les voyageurs.

121 Chap.41 du second livre (p.310).

122 Les janissaires, souvent Chrétiens d'origine, ont été arrachés très jeunes à leurs familles, selon le système très particulier du « devchirme » -qui consiste à lever un « tribut humain » sur les provinces de l'Empire, principalement les régions chrétiennes- , les jeunes enfants sont convertis à l'Islam et deviennent des esclaves exclusivement soumis au pouvoir du Sultan, les plus brillants d'entre eux occupent les plus hautes fonctions administratives et militaires de l'Empire, une partie des janissaires forment la garde personnel du Sultan, mais ici nous avons à faire à des membres des forces provinciales. Pour plus d'information sur cette « institution » centrale dans le fonctionnement du pouvoir ottoman, on pourra consulter par exemple l'ouvrage de Thèrèse Bittard, Soliman l'Empire magnifique, chap.3 « l'Etat ottoman ».

123 P. B, chapitre 86 du second livre des Observations.

124 Pierre Belon, op.cit., chap.82 du second livre (p.375) : « La peur qu'ils ont du larcin des Arabes est grande : car encore que leurs murailles sont bien hautes, si est-ce qu'ils ont peur que les habitants du plat pays ne les assaillent avec les échelles. ».

125 En effet, au moment où Jean Palerne arrive au Mont-Sinaï il trouve le monastère vide, car les caloyers ont « fuys de crainte des Arabes, qui avoyent voulu forcer le monastère pour les massacrer » (Chap.XLII, p.147).

126 Jean Palerne, op.cit., chap. XLII (p.147).

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des populations locales rattachés à la catégorie des « Francs », qui renvoie indistinctement à tous les voyageurs occidentaux, ils peuvent alors être accusés des fraudes de voyageurs d'autres nationalités et en subir les conséquences. C'est ce qui arrive à Jean Palerne, auquel les arabes demandent de payer pour la fraude d'un voyageur italien, qui, précédemment, s'était déguisé pour ne pas avoir à payer la taxe locale127. Face au refus de Palerne et sa compagnie, qui ne veulent pas payer pour la fraude de l'Italien, les Arabes les menacent et tentent de les impressionner, les Occidentaux se sentent assez nombreux pour résister, mais ils auront à le payer par la suite, car nous apprenons quelques chapitres plus loin, que pour se venger de leur refus, les Arabes ont pillé leurs ressources et réserves de vivres, qu'ils avaient laissé chez le caloyer qui leur servait de guide128(les voyageurs vont pâtir de cette mésaventure se retrouvant sans provisions dans des espaces arides où la nourriture se fait rare).

Mais les brigands ne sont pas le seul risque qui pèsent sur les voyageurs, en effet, les populations locales peuvent se révéler dangereuses pour les voyageurs pas assez discrets ou inconscients des moeurs ayant cours sur les territoires qu'ils traversent. Avant d'étudier les risques à l'intérieur des villes, prenons un exemple assez singulier de conflits avec les populations locales. Jean Palerne évoque « les arabes des cavernes » (populations semi-nomades ayant des conditions de vie difficiles dans les espaces arides), qui demandent aux voyageurs de payer l'eau qu'ils ont puisé sur place : « il en vint un à nos demander le payement de leur eauë, disant que le ruisseau estoit petit, qu'il n'avoit pas toujours cours, que nous le ferions tarir, & puis qu'ils en patiroyent ... »129. Ici se dessine le problème intéressant des ressources naturelles (dans ce cas précis l'eau, qui en ces lieux arides est une denrée rare) et de leur appropriation (problème qui se pose avec encore plus de force de nos jours, notamment au Proche et Moyen-Orient). Face à cette demande, les Européens prétendent que « l'eau estait commune à tous et que le Grand Seigneur entendoit qu'un chascun peust voyager librement en ses pays, avec l'usage des commodités qui s'y trouvent. »130. Par cet argument de justification à leur avantage, ils évitent de payer, mais ils auront, de ce fait, à subir une attaque de la part des autochtones. Les Européens parviendront à repousser celle-ci, car, comparés à eux, les adversaires sont armés de façon très rudimentaire131. Avec cet exemple, on comprend que la

127 Palerne explique que c'est là une des causes du courroux des Arabes : « à cause d'un médecin Italien, qui avoit esté quelques moys au paravant audit Mont, vestu à la Turquesque, feignant d'estre Turc, lequel s'en estoit allé sans leur payer le tribut qu'ils prennent & lèvent sur tous les Francs, qu'y vont. » Chap.XLII (p.147).

128 « ...noz Arabes irritez de ce qu'ils n'avoient peu obtenir de nous ce qu'ils demandoyent, estoyent cependant entrez dans la maison dudit Caloire, où ils nous volèrent et emportèrent toutes nos provisions. » Jean Palerne, op.cit., chap.XLV (p.151).

129 J. Palerne, op.cit., chap.XXXIX, p.143.

130 Idem.

131 Idem : « ... nous tirèrent quelques fleschades, au lieu desquelles nous leur renvoyasmes deux harquebusades... ».

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supériorité militaire des Européens face aux populations locales réside principalement dans leurs armes à feu, qui outre leur efficacité et leur portée de tir importante, vont très souvent effrayer l'adversaire et compenser l'infériorité numérique des voyageurs. Mais attention, les Européens doivent se méfier de leurs propres armes, car bien souvent ils ne sont pas autorisés à en faire usage. Bien sûr, si un Européen tue un Musulman en terre ottomane, il signe son arrêt de mort132, mais plus difficile encore, les « Francs » n'ont aucun droit de répliquer s'ils sont attaqués par un musulman, sous peine de mort133. C'est ce qu'indique J. Palerne, au chapitre XXII de son récit, où il raconte ses mésaventures, qui apparaissent à la fois drôles (avec la distance de l'écriture, le burlesque de certaines situations et la confortable position de lecteur) et inquiétantes, vis-à-vis des voyageurs qui en subissent les désagréments. En effet, à plusieurs reprises, Jean Palerne s'attire les foudres des habitants du Caire par sa méconnaissance des usages et des moeurs. D'abord, il se fait insulter et menacer par un vendeur auquel il a, par mégarde, tourné le dos. Ne comprenant pas sur le moment l'origine de cette haine, Palerne apprend ensuite «...qu'ils tiennent cela pour une honte & grand vergongne, lors que l'on leur torne le dos, voulans dire, qu'on les mesprise, leur monstrant le derriere. ». Cet exemple assez significatif est suivi de deux autres situations où les Européens sont humiliés, une fois « gratuitement » en pleine rue et une autre fois de nouveau par méconnaissance des us et coutumes musulmans. Au-delà de ces cas portants sur des usages spécifiques, ces exemples nous montrent à quel point il est vital pour le voyageur de connaitre les moeurs et les interprétations étrangères des gestes, sous peine de mettre bêtement -par ignorance- sa vie en danger. Ainsi, il se doit de porter une grande attention à ses attitudes, aux codes et aux attentes qui constituent la normalité et la civilité indispensables en terres étrangères, c'est, en quelque sorte, un réapprentissage permanent pour les voyageurs ; ce n'est donc pas seulement par pur intérêt « contemplatif » ou « ethnographique », que ceux-ci décrivent les moeurs musulmanes et leurs consacrent de nombreux chapitres, la connaissance de celle-ci est nécessaire pour ne point outrager les habitants et leurs usages. Sous cet angle, le récit de voyage peut être utile à des lecteurs, qui projettent, eux aussi, de voyager au Levant, et qui éviteront ainsi les erreurs et maladresses de leurs prédécesseurs, en arrivant sur place avec quelques idées et précieuses indications sur les coutumes locales. Dans le même ordre d'idée (le voyage en tant que source d'enseignements et de conseils) nous avons une anecdote rapportée par Palerne, qui prévient des dangers du voyage et qui exhorte ainsi, par le contre-exemple, le voyageur à la vigilance134, ici à propos des pyramides :

132 Pour bien comprendre cette utilisation des armes, distinguons clairement le « Musulman » ou l'habitant local reconnu par les autorités ottomanes, du « bandit », dont la tête est mise à prix par ces mêmes autorités.

133 C'est pourquoi, Palerne, après avoir retranscrit les insultes d'habitants moresques dont il est victime, ajoute « que nous souffrismes patiemment... », ch.LXXXIII, p.210.

134 Cette idée du voyage comme « source d'enseignement par l'exemple » est essentielle, nous la retrouvons à différents égards et sous des formes multiples tout au long des récits de voyage, qui de ce fait ont une nette portée

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« On nous fit le récit d'un gentilhomme curieux comme nous d'y monter, lequel parvenu à la

cime, s'estonna de façon qu'il tumba & se fracassa. Tellement qu'on ne luy cognoissoit plus aucune forme d'homme. »135

Finalement, l'étonnement ou la stupeur -et l'émotion violente qui les accompagne-apparaissent ici comme une autre source de dangers mortels, alors, en dernier ressort, c'est dans le voyageur lui même - et son manque de maitrise de soi- que réside l'ultime danger136.

Nous venons de voir les principaux dangers terrestres liés aux hommes, mais ne croyons pas que la mer imprévisible et ses déchainements soient la seule source d'inquiétude pour celui qui voyage sur l'eau : la mer a également ses brigands - les corsaires. Plus connus aujourd'hui sous le nom de « pirates », ces groupes de voleurs sans foi ni loi font trembler les marins et les voyageurs. Ils représentent une menace importante et un danger fondamental du voyage, pour preuve, Pierre Belon leur consacre un chapitre entier qu'il intitule : « Discours pour définir ce qu'est corsaire.»137. Dès l'ouverture de ce chapitre, P. Belon s'autorise, pour parler de ce « mal public » qui sévit en Méditerranée, de son expérience personnelle et directe : « je me suis retrouvé entre leurs mains ». Usant de tout son art d'écrire, Pierre Belon fait plonger son lecteur dans la vie quotidienne de ces malfrats-aventuriers. Partant de la genèse de ce phénomène, il décrit de manière saisissante comment celui-ci grossit, à tel point que les quelques petits pirates deviennent rapidement, par butins cumulés et alliances, de nombreux et puissants corsaires, d'autant plus redoutables pour les voyageurs. Pour illustrer cette férocité des pirates, Pierre Belon prend un exemple des plus extrêmes, qui met en évidence leur caractère impitoyable : « s'ils trouvent de leurs parents mêmes, ils ne les épargneront pas »138. Ce chapitre de Belon est très représentatif d'un véritable problème à l'époque139, en effet, les pirates font régner la terreur sur la Méditerranée, ils ne sont pas seulement un problème pour les voyageurs ou les commerçants, ils sont également redoutés des habitants des côtes, des paysans et des pécheurs, qui peuvent subir leurs attaques principalement sous la forme de pillages et de mise en esclavage (transformation des prisonniers en marchandises). Ce danger est d'autant plus terrifiant et apparait d'autant plus réel au lecteur, que Pierre Belon le rattache à des mésaventures qu'il a personnellement vécues en Méditerranée. Par exemple, il écrit : «...étant en

didactique.

135 J. Palerne, chap.XXXVI, p.133.

136 Là encore, le voyage nous apparait comme une expérience d'apprentissage, qui peut conduire le voyageur à une certaine forme de stoïcisme.

137 P. Belon, op.cit., Chap.10, second livre, p.249-253.

138 Idem, p.251.

139 La piraterie n'est pas un problème nouveau, qui serait propre au XVIe siècle, elle est très ancienne, à tel point qu'un historien comme F. Braudel affirme : « La piraterie, en Méditerranée, est aussi vieille que l'histoire. » La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, tome 2., (seconde édition, Armand Colin, 1966) « 7. Les formes de la guerre », p.191.

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l'île de Paxo (...) pendant que j'étais avec mon guide, cherchant quelques plantes, les corsaires emmenèrent les passagers qui m'avaient amené là. »140. Pierre Belon n'est pas passé loin d'être lui aussi emmené, vendu par les pirates et réduit en esclavage : c'est là le principal danger qui pèse sur les voyageurs occidentaux. Face à cette menace, Belon expose les stratégies de protections mises en place par les marins et les habitants vivants à proximité des côtes. En effet, alors que sur terre, pour lutter contre les bandits, on adopta le système des caravanes, sur mer, pour se préserver des pirates, les navires s'équipent de manière préventive d'armes à feu, comme l'indique Pierre Belon en conclusion de son chapitre :« Voilà pourquoi les navires vont toujours armés, et pourquoi les vaisseaux qui ne sont point armés sont toujours en crainte ». Mais les corsaires ne sont pas les seuls dangers de la navigation, la mer elle-même est semée d'embuches et de pièges...

3. Une nature et des éléments hostiles sur mer comme sur terre.

La nature demeure imprévisible, à la fois dans les mentalités et surtout dans l'expérience vécue des voyageurs du XVIe siècle. En effet, ce que nous considérons aujourd'hui comme « les aléas climatiques » font partie intégrante du voyage, l'étude de la perception de ceux-ci pourrait faire l'objet d'un travail particulier, plus ample que ce que nous pouvons en exposer ici141. Essayons donc de brièvement classer ces dangers naturels en fonction de leurs origines. Notons avant tout, que c'est bien souvent dans l'excès et la violence des éléments que résident ces dangers, nous verrons, que sur mer ce sera la tempête et le naufrage que redouteront les marins et voyageurs, sur terre les déserts seront particulièrement dangereux, mais aussi certaines montagnes dont l'ascension n'a rien d'aisée.

Portrait d'un serpent nommé driinus, évoqué au chapitre 52, du Tiers-Livre des Observations de Pierre Belon du Mans.

Par ailleurs, certains animaux peuvent être des dangers potentiels, par exemple les multiples serpents, qui évoqués sous la plume de Belon pour leur intérêt zoologique, n'en sont pas moins redoutables aux voyageurs. Les scorpions mettent également en danger de mort les voyageurs, comme l'illustre Palerne avec l'exemple d'un jeune homme de sa compagnie qui, sur l'île de Chypre, se fait piquer142. Ces derniers doivent également se méfier des crocodiles du Nil ou subir les attaques des moustiques d'Égypte et leurs boutonneuses

140 Idem, p.252.

141 Ce problème de la perception des éléments peut être plus largement rattaché aux rapports entre les hommes et la nature, que nous retrouverons par la suite dans ce travail sous un angle un peu différent.

142 Il sera sauvé in extremis, voir J.P, op.cit., chap.LXXXXIX, p.221.

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conséquences, dont ils ne manquent pas de se plaindre143. Mais il faut tout de même remarquer, que les animaux ne font pas partie des dangers principaux à en juger par leur moindre occurrence. Par ailleurs, chose assez étonnante, la maladie ne semble pas faire partie du voyage, elle n'est quasiment pas évoquée ni comme danger potentiel, ni comme réalité vécue dans nos trois récits de voyage144. La seule exception est mentionnée par Palerne sur le voyage du retour à Raguse : « je fus extrêmement malade d'une grosse fièvre », à cette occasion on apprend que les mesures de quarantaine sont draconienne aux portes de l'Europe145, les voyageurs sont soumis à 30 jours d'isolement, il est assez paradoxal de constater que c'est au cours de ceux-ci que Palerne se sentit mal.

Abordons, à présent, le plus important danger naturel auquel sont soumis les voyageurs : la Mer Méditerranée. Certes, l'eau est un élément dont la perception change à la Renaissance146, il devient moins angoissant, les hommes maitrise mieux les mers et les océans, et au lieu de rester élément de séparation, l'eau est de plus en plus perçue comme une voie de communication. Mais la maitrise n'est que partielle, la mer est toujours un espace dangereux, dont les mouvements difficilement prévisibles la rendent redoutable. Les voyageurs ne peuvent ignorer cette peur provoquée par l'élément aquatique, ils doivent apprendre à vivre, ou plutôt, à voyager avec. Celle-ci est bien fondée sur des dangers réels, nous en voulons pour preuve les naufrages dont Jean Palerne est victime à deux reprises, évènement tragique, que le jeune homme expérimente dès le début de son voyage. En effet, dès le troisième chapitre de ses Pérégrinations, il raconte son premier accident près de Rovine en Istrie. La description de l'auteur est saisissante et assez spectaculaire, car il décrit en des termes très vifs la violence de la tempête et la dimension catastrophique d'un naufrage ; la peur et l'angoisse des passagers face à l'imminence de la mort l'amène à conclure : « c'estoit un très piteux spectacle. ». Ce genre d'évènement se prête merveilleusement à une intégration au récit, ils sont une matière de qualité pour l'écrivain qui, outre des descriptions, se doit d'offrir un peu « d'action » au lecteur. Retenons donc cette idée, valable pour presque toute cette

143 Jean Palerne les expérimente à Rosette : « où nous fusmes tellement travaillez la nuict de certains petits mouscherons venimeux (...) que nous nous trouvasmes au matin, le visage & presque tout le corps couvert de vessies & petite marques et taches rouges, comme si ce fust quasi ébullition de sang. », op.cit., chap.X p.83.

144 Nos voyageurs sont-ils trop humbles et discrets pour alourdir leur texte de douleurs trop personnelles selon les conventions de l'époque pour y figurer ? Ou bien un médecin comme Pierre Belon qui sait trouver dans la Nature une vaste pharmacopée, et de jeunes hommes comme Palerne ou Nicolay lorsqu'ils s'embarquent pour le Levant, sont-ils en pleine forme et rayonnant de santé ?

145 Chap.CXXIX, p.312-313 : « d'autant que la peste est d'ordinaire en ces quartiers de Levant, ils font faire la quarantaine à tous ceux, qui en vienent, quels qu'ils soyent... ».

146 Comme le rappelle Michel Pastoureau, dans sa Préface au travail de Katharina Kolb, Graveurs, artistes & homme de sciences : Essai sur les Traités de Poissons à la Renaissance, Editions des cendres et Institut d'étude du livre, 1996.

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sous-partie : la forte présence des éléments violents, des dangers, des mésaventures, des difficultés est essentielle au récit de voyage, qui s'en nourrit et qui en est constitué, non de manière accidentelle, mais essentielle ! Ces moments forts du voyage sont autant de points d'orgue, qui permettront de rythmer la narration, de ponctuer le déroulement du périple, de frapper l'esprit du lecteur. Ce naufrage est un moment clé de l'expérience viatique de Palerne, parce que l'auteur apprend, avec cet évènement violent, les dangers du voyage. Celui-ci a également une valeur d'initiatique pour le jeune voyageur, car il survit à ce naufrage, c'est alors comme s'il passait brillamment une épreuve147 à laquelle le Ciel n'est pas totalement étranger. En effet, la survie du voyageur apparait assez miraculeuse lorsqu'il nous indique « que de trois-cens soixante (...) n'en fut sauvé que quatre vingts »148. Cet épisode est crucial à un autre égard, il pose déjà une tension problématique, qui sera à l'oeuvre durant tout le récit de Jean Palerne ; en effet, suite à ce naufrage, les survivants s'interrogent sur la cause de leur malheur : doit-on imputer le naufrage à la volonté divine ?149 Sa volonté de punir pourrait alors être appuyée par le fait que le bateau englouti transportait secrètement des armes destinées à être vendues aux Infidèles150. Mais d'autres, principalement les marins (et ce n'est pas là un hasard si cette interprétation émane de ceux qui connaissent le mieux la navigation), soutiennent que le naufrage était imputable au capitaine du navire, qui ne connaissait pas assez bien les lieux où il menait son véhicule et donc ne prit pas les bonnes décisions aux bons moments151. Sous cette interrogation particulière se dessine un problème beaucoup plus général (qui est même central dans les transformations des mentalités au XVIe), celui de la causalité des évènements et des phénomènes : doit-on expliquer ce qui arrive par la volonté de Dieu ou doit on chercher une causalité naturelle ou humaine derrière ce qui se produit dans le monde152? De la même manière, c'est le problème, plus vaste encore, du sens des évènements vécus

147 Nous retrouvons ici la notion d'« épreuve qualifiante » développée par M-C. Gomez-Géraut, op.cit.

148 J.P, op.cit., Ch.III, p.66.

149 Idem : « L'on devisoit après diversement des causes de notre disgrace, les uns disoyent cela estre advenu par permission divine, d'autant qu'il y avait des armes dans ledict navire, qu'on portait secrettement vendre en Turquie aux ennemis de la foy, contre les desfenses... ».

150 Là encore, ce chapitre est exemplaire, au sens où il pose un problème qui sera également récurrent dans tout le récit, celui des rapports ambigus, d'autant plus fortement pour un français du XVIe siècle -voir au début de cette partie, « l'alliance impie » entre les Chrétiens et les Musulmans.

151 Certes, les marins privilégient ici une explication, qui nous apparait plus « rationnelle », mais pour nuancer cette idée, on peut citer d'autres passages où les marins, au contraire, vont tenter de se concilier les forces divines par de nombreuses pratiques, que nous qualifierions dans les termes actuels de « superstitieuses », Jean Palerne rapporte ces croyances des matelots par de nombreux exemples. Au chap.XCI (p.224), Palerne se voit forcé de jeter à la mer les branches de laurier qu'il avait cueillis, car un Turc du vaisseau y voit un élément qui pourrait leur attirer la malchance, de même, quelques chapitres plus loin, nous apprenons qu'au moment d'une tempête « ...les Mahométistes (...) attachoyent certains petits livrets de prières (qu'ils portent ordinairement), au mast du navire, pour la vertu qu'ils pensoyent de le conserver, qu'il ne rompist... » ch.XCIII, p.228).

152 Ce problème de l'interprétation des phénomènes mériterait d'être étudié spécifiquement, nous renverrons ici le lecteur à un autre exemple tiré du récit de Palerne - l'apparition du « feu Sainct Hermes », dont l'interprétation est

également problématique, comme l'écrit notre jeune voyageur : « lors chascun s'asseura, d'autant qu'ils tiennent que lors que ce feu les visite, qu'ils ne périssent jamais ; aucuns n'adjoustent point de foy à cela & disent que ce

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et de la nature perçue, qui se pose ici. Jean Palerne ne tranche pas entre les deux interprétations du même phénomène, il les présente toutes deux au lecteur, qui devra peser et trancher, s'il y a lieu de le faire, par lui même ; cette prudence peut être expliquée par la délicatesse, qui est de rigueur lorsqu'il est question de quelque chose touchant au domaine « religieux »153. Cette attitude, d'apparente impartialité du narrateur, se retrouvera également dans de nombreux autres passages des Pérégrinations, par delà le sens critique dont peut faire preuve Palerne, on ne doit pas en conclure pour autant qu'il est incrédule. Au contraire, à plusieurs occasions, il professe sa foi, non seulement après des évènements comme les deux naufrages, dont il parvient miraculeusement à sortir vivant, mais également à la fin de son récit, qu'il termine par une louange à la gloire de celui qui le protégea durant son long voyage : « rendant graces & louanges immortelles à Dieu le souverain Pillote, de m'avoir garenty, de tant de fortunes, naufrages, & maladies. », voilà les derniers mots de son ouvrage... La position finale que Palerne réserve à cette louange est significative, si elle peut apparaitre comme conventionnelle, elle peut également témoigner d'un remerciement sincère qu'adresse le voyageur à la divine puissance, qui veilla sur lui quelque soit les lieux et les moments, quelques soient les périls et les tourments qu'il a pu traverser. Il est intéressant de remarquer que c'est à postériori, que se manifeste cette reconnaissance ; c'est après avoir représenté son long et périlleux voyage, par une sorte de retour réflexif qu'a permis la narration, que le voyageur rend grâce à son invisible protecteur. L'écriture de son expérience a surement permis à Palerne de se rendre compte des multiples périls auxquels il a survécu, c'est comme si à la fin de son voyage, il prenait conscience de la folie, qui avait pu le pousser à entreprendre un tel périple. L'inconscience de la jeunesse est donc stigmatisée en post-scriptum -et alors, le récit de voyage prend une valeur didactique et morale- : « Celuy qui par deux foys à évité naufrage/ Il n'y doit jamais retourner, s'il est sage // Heureux celuy, qui pour devenir sage/ Du mal d'autruy faict son apprentissage. »154. Mais revenons aux dangers de la navigation en Méditerranée, le premier naufrage de J. Palerne fait office d'entrée en matière, mais ne pensons pas que ce soit le seul, Palerne en observera plusieurs de manière directe par exemple, il nous rapporte au chapitre XC « Nous estions partis (...) avec un autre Caramossallin qui fut ceste nuict submergé, sans qu'il n'y eut personne de sauvé. » (p.223). De plus, il connaitra un autre naufrage de manière personnelle, il lui consacre un chapitre intitulé

sont seulement étoile de feu, qui coustumièrent tombent aussi en temps de fortune... » (chap.XCIII, p.228-229) Ici ce n'est point autant la cause du phénomène que son interprétation qui occupe les voyageurs, nous sommes en plein coeur du vaste problème des « augures », ces signes extérieurs qui présupposent qu'un phénomène peut être un avertissement quant au déroulement de l'avenir. Remarquons, pour aller plus loin, que cette vision ne présuppose pas un futur déjà tracé de manière irrévocable, car l'augure qui prévient les hommes peut permettre de se préparer au mal qui va advenir, voire et c'est plutôt là l'essence de ce type de divination, de s'en préserver ou de permettre aux hommes de changer le cour des choses, d'agir en conformité avec lui.

153 D'ailleurs, avant d'introduire l'interprétation plus profane du naufrage, il prend la peine de préciser « mais sans vouloir rejetter ceste raison, comme chose que pouvoit estre, les mariniers dirent que ... » ch.III., p.66.

154 Dernière page de l'ouvrage, 4 vers placés en post-scriptum après la mot « fin » (p.316).

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« Second naufrage advenu à Zibello entre Barutti & Tripoly »155, comme au début de son récit, Palerne raconte avec le même talent narratif toute la violence de cette seconde mésaventure, où il perdit, non seulement ses effets personnels et ses souvenirs qu'il avait ramené du Caire, mais surtout son ami et compagnon avec lequel il avançait depuis le début du voyage, le fameux « gentilhomme Melunoys », qu'il évoquait dès son avant-propos ; signe que la mémoire du voyageur est marquée de manière indélébile par des évènements si tragiques, Palerne donne solennellement au lecteur la date précise de ce naufrage.

Le désert est un peu l'équivalent sur terre de l'océan ou de la mer, ce n'est pas là un rapprochement uniquement métaphorique ou analogique, car les conditions même du voyage dans les espaces arides rappellent sur certains points la navigation. En effet, comme Palerne le rapporte, ceux qui traversent les déserts ont des boussoles : « les marchands et pelerins qui vont à la Mecque sont contraints de se gouverner par le cadran ou boussole des mariniers, courant aussi dangereuse fortune qu'eux. »156 ; dans le même passage, nous apprenons également que, comme les marins, les voyageurs du desert savent lire dans les étoiles pour trouver leur chemin. De plus, le désert connait lui aussi, quand le vent s'y déchaine, ses tempêtes redoutables157. Poursuivant ce parallèle entre ces deux espaces extrêmement difficiles à vivre et à franchir, nous pouvons rappeler que, de même que sur le navire, les vivres et l'approvisionnement en eau sont des problèmes cruciaux lors des traversés des régions arides. Palerne illustre cette difficulté inhérente aux déserts, lorsqu'il raconte :

«...la pluspart de la Caravanne se trouvoit des-ja en nécessité d'eauë, tellement qu'il fallut qu'il fallut caver dans le sablon bien avant & firent un trou en forme de puyts : où il se rendit quelque peu d'eauë si trouble, puante & infecte, qu'il est impossible d'en boyre. »158.

D'autre part, la chaleur, ennemie redoutable, sera combattue par un cheminement principalement nocturne et des repos aux moments où le soleil est au zénith159. Les voyageurs français affronteront les déserts principalement lorsqu'ils se rendront d'Égypte au Mont-Sinaï, mais ne croyons pas qu'après avoir passé le désert, ils seront au bout de leur peine. En effet, pour ce qui est des montagnes, les dangers sont tout aussi réels, comme l'illustre une anecdote vécue par Pierre Belon, lors de la descente du Mont-Amamus dans l'obscurité : « un de notre compagnie tomba en une vallée de plus de quarante toises de haut... », mais, sous le signe implicite du miracle, Belon

155Chap.LXXXVIII, p.200.

156 Jean Palerne, op.cit., chap.XLVI, p.153.

157 Idem.

158 Chap. XXXIX, p.140.

159 Dans les déserts, les voyageurs se protègent du soleil en journée et cheminent la nuit, comme l'affirme Pierre Belon au chapitre 77 du second livre : « séjournâmes tout ce jour dessous nos tentes ... ».

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rassure instantanément son lecteur en ajoutant : «...sans que lui ni son cheval ne fussent blessés, qui fut chose émerveillable à toute la compagnie »160. En effet, les voyageurs doivent faire face à des obstacles géophysiques lors de leur déplacement161, et Palerne le souligne dans un exemple des plus extrême, lorsqu'il doit littéralement escalader le Mont-Saint Catherine : « si mal aisé, qu'il faut se donner la main l'un l'autre et grimper contre le roc, où l'on a fait de petits trous pour mettre le bout des pieds... », certes Jean Palerne exagère peut être un peu pour passer aux yeux de ses proches (pour lesquels il écrit son récit) pour, ce que nous appellerions aujourd'hui, « un aventurier » courageux et vaillant (d'autres éléments pourraient aller dans ce sens et nous amener à nuancer la véracité de certains passages spectaculaires de son texte), mais il n'en demeure pas moins vrai, que le voyage en certains lieux d'Orient à une dimension très « physique », n'oublions pas qu'il est vécu dans le corps avant d'être représenté dans le récit.

La « réalité du monde extérieur » s'éprouve et se vérifie par sa « résistance ». En effet, le rapport de l'Homme au monde à lieu sous la forme d'un choc mutuel, d'une sorte « friction » 162. Les multiples difficultés et dangers que nous venons d'évoquer font partie intégrante de l'expérience viatique et plus largement de la conscience des espaces lointains, qui sont parcourus avant d'être évoqués et écrits par les voyageurs. Ces derniers insistent sur ceux-ci de manière redondante tout au long de leur récit (et font quelque peu valoir aux yeux du lecteur leurs mérites et leur courage), mais ils ne s'en plaignent pas comme quelque chose qu'il faudrait supprimer ou réduire, de fait, que serait le désert sans la soif et la chaleur, que serait la mer sans les tempêtes et les naufrages ? D'autant plus que ces épreuves, supportées victorieusement tout au long du voyage, apportent un crédit supplémentaire au voyageur, qui, s'il ramène au lecteur une quintessence de l'Orient, lui décrit également les dangers auxquels il a été soumis pour la lui rapporter. Les écrivains, s'adressant au lecteur, insistent souvent sur le caractère confortable du récit en comparaison au voyage lui même163. Ainsi, les récits, s'ils ne se privent pas de rendre compte de ces dangers auxquels sont

160 Pierre Belon, op.cit, chap.107 du second livre, p.421.

161 Nous nous permettons d'insister là dessus, car là encore les conditions ne sont plus les mêmes de nos jours avec les avions, qui passent littéralement au-dessus des obstacles, ou avec les lignes ferroviaires et les routes bien tracés. Ainsi, nous avons du mal à nous représenter l'effort même que constituait le déplacement à l'époque. Du fait de ces difficultés, le déplacement lui-même faisait partie intégrante du voyage. En effet, pour les hommes de cette époque, le voyage ne commençait pas une fois arrivé à Constantinople : le déplacement était un aspect essentiel du voyage. On parcourait vraiment les territoires, alors qu'à l'inverse, de nos jours, les touristes se rendent le plus souvent d'un point A à un point B, sans aucunement en éprouver la distance et découvrir les espaces qui les séparent. Le plus souvent nous survolons les régions ou roulons à grande vitesse ne prenant plus le temps nécessaire au voyage authentique.

162 Non pas d'un rapport neutre qui est très souvent celui du tourisme contemporain qui en cela est une fois de plus diamétralement opposé au voyage dans ses conditions fondamentalement dangereuses et difficiles du XVIe siècle.

163 Jean Palerne, op.cit., Avant-propos de l'auteur : « Donc de tant de dangers, maladies, craintes & desespoirs seront exempys ceux de mes amis, qui à leur ayse, & en lieu de seurté liront ces Observations... » p.59.

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confrontés les voyageurs, s'en distinguent nettement, par le caractère confortable du livre lu par rapport au voyage vécu. En effet, la représentation du danger à laquelle est confrontée le lecteur n'est qu'un « jeu intérieur » sans grand risque, alors que s'engager sur la Méditerranée ou sur les terres ottomanes est une démarche aux conséquences imprévisibles. Alors, celui qui a eu le courage de braver les dangers et qui revient de loin possède, par rapport « au commun des mortels », une sorte d'autorité conquise par l'effort, il sera écouté comme celui qui a vécu des choses exceptionnelles et incroyables. Mais d'un autre côté, ce discours sur « l'ailleurs » et sur le lointain est toujours sujet à caution, il peut être remis en question par des auditeurs qui demandent à voir et qui peuvent accuser le voyageur de mensonges et d'affabulation164. Les voyageurs ont conscience de cette ambigüité, et quand ils veulent publier, ils prennent soin d'autoriser leur texte et de mettre en avant la vérité de leur témoignage. Analysons donc ces stratégies d'écriture et cet esprit assez « mimétique » et véridique, qui anime l'écriture viatique. Voyons également à quel point cette démarche du voyage est liée à des conceptions de la connaissance très axées sur l'expérience et à des définitions originales du savant qui en découlent.

164 Pensons que, déjà plus de deux siècles auparavant, Marco Polo avait été accusé de mensonges lorsqu'il avait décrit les merveilles de la Chine.

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II. L'écriture du voyage : entre observation, redécouverte et

tradition.

Dès son Épitre au Cardinal de Tournon, P. Belon présente clairement son projet et les aspirations qui le soutiennent : « Je l'ai rédigé en trois livres le plus fidèlement qu'il m'a été possible (...) narrant les choses au vrai ainsi que je les ai trouvées ès pays étranges... », il achève ce même Épitre en reformulant ce qui précède, marquant d'une intention encore plus claire son projet d'écriture : « ...ne proposant en tout ce que j'en [du Levant] écris mettre chose que premièrement je n'aie vue ; afin que suivant votre commandement, l'ayant mise au vrai, selon que nature l'a produite, un chacun se puisse persuader et assurer de lire à la vérité. ». On remarque ici à quel point la dimension mimétique165 est primordiale dans l'écriture de Belon, il en fait une règle d'écriture que nous étudierons plus en détail dans cette partie de notre travail. Tout en précisant en quoi consiste « l'observation » -concept au centre de l'oeuvre de Belon-, nous devrons également esquisser ce qui constitue « la tradition », sans laquelle l'écriture du voyage en Orient n'est pas compréhensible. Pour autant, nous ne projetons pas d'accomplir le patient travail érudit qui déterminerait les différentes sources antiques ou modernes et leurs apports respectifs aux récits166 . Notre problème central reste la rencontre de ces deux pôles, que sont le « vécu » et le « lu » : nous chercherons à expliquer les rapports qui se tissent entre l'observation issue du voyage en terres ottomanes et les autorités livresques, qui fondent le savoir traditionnellement admis (et enrichis par l'écrivain-voyageur de cette époque). Nous ne prétendons pas réaliser ici un travail qui tenterait de dégager une « épistémé » propre à cette fin de Renaissance, cette tâche est bien au-delà de nos capacités et nos sources sont trop peu nombreuses pour pouvoir généraliser à ce point. Mais nous considérons, tout de même, qu'une oeuvre comme celle de Pierre Belon, tout en conservant sa particularité, est assez représentative d'une conception féconde du savoir et d'une attitude nouvelle du savant, qui, comme nous allons le montrer, n'est plus seulement réductible à la figure de l'érudit travaillant patiemment sur ses livres dans son cabinet ou du moine lisant tranquillement dans la bibliothèque de son abbaye. Le savant change de figure, il va à la rencontre d'un monde qui est conçu sur un modèle proche de celui du livre : c'est comme si le voyageur se transformait en un lecteur, qui parcourrait

165 L'idée de « mimesis » sera employée ici pour souligner la volonté de l'auteur d'écrire une oeuvre qui tend à « imiter le réel » ou pour être plus précis, dans ce cas, imiter la nature et ses créatures, les rendre fidèlement au lecteur. Pour cela, l'auteur mettra la quête de la vérité au centre de son oeuvre et la distinguera de certaines formes de « fictions » ou de portraits fabuleux des terres lointaines, dont la tradition médiévale et antique était porteuse.

166 Nous renvoyons le lecteur au travail littéraire de Frédéric Tinguely, op.cit., sur les récits de voyage dans l'empire ottoman à l'époque de l'ambassade d'Aramon, qui analyse l'intertextualité avec les textes anciens, mais qui décèle également les échos et les influences entre les textes de la même époque.

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les pages, très denses167, du livre divin, pages qui seraient alors autant de régions à déchiffrer168... Ainsi, nous verrons par quels moyens le voyageur tente de mener à bien sa tâche : lire, autant que possible dans le grand livre de la vie et du monde. Lire, non sans l'aide des anciens, ce qui se présente à ses sens et à son intelligence, avant de pouvoir à son tour prendre la plume et écrire son récit. L'observation tout autant que la lecture apparaissent alors nécessaires : le voyageur doit se plonger, outre la lecture des livres humains, dans la contemplation active du livre de Dieu. Cette figure nouvelle du savant est intimement liée à une conception dynamique du « savoir », qui ressort particulièrement de l'oeuvre de Belon169, dont la démarche donne à voir un état d'esprit et une attitude intellectuelle assez typique d'une période qui s'autoproclame époque de « Renaissance »170. Le voyage et la redécouverte des terres lointaines de l'Orient méditerranéen impliquent une attitude et une démarche spécifiques face au monde et au savoir, que nous nous proposons d'étudier à présent.

A. Entre reconnaissance et correction de la tradition savante : des

rapports complexes aux anciens et aux contemporains.

1. L'exemple de Pierre Belon : de l'intertextualité ....

Au XVIe siècle, nul voyageur, s'il veut être reconnu et publié, ne peut prétendre à écrire sans être lui-même un bon lecteur des livres de références, des textes qui font autorité dans le cercle

167 De part la diversité et la variété de signes, que sont les créatures et cultures rencontrées en terres ottomanes.

168 Dans le même ordre d'idée, mais plus du côté du lecteur face au livre, que du voyageur face au monde, F. Tinguely écrit, à propos du récit de voyage levantin :« Tout se passe comme si le texte en restituant la séquence des étapes du trajet se donnait à parcourir comme un véritable espace géographique. Par delà toute métaphore de la lecture comme un voyage... » op.cit.

169 Ainsi, nous axerons le second temps de ce mémoire en très grande partie sur l'oeuvre de Pierre Belon, c'est un choix, qui peut être justifié par la richesse de son texte dans les perspectives d'étude, que nous venons de décrire, ou à l'inverse par le fait que les projets d'écriture de Nicolay et de Palerne sont orientés dans des directions différentes. En effet, si ceux-ci, comme nous le montrerons, accordent une certaine importance à la fidélité de ce qui est rapporté, ou du moins font preuve d'un certain sens critique, ils n'ont pas autant de rigueur dans leur démarche. Nicolay de par le caractère largement compilatoire des deux derniers livres de son récit, et Palerne par l'exagération de certains points, mais surtout par son projet d'écriture aux prétentions bien plus modestes et limitées, que Belon ou Nicolay : il ne destine pas son ouvrage à la publication, seulement à ses amis, ainsi ce ne sont pas les mêmes contraintes qui pèsent sur son écriture. Bien sûr nous invoquerons quelques fois ceux-ci, car le récit de Palerne garde un côté très sérieux et se veut authentique, de même l'oeuvre de Nicolay est intéressante, notamment pour ce qui est de l'étude de sa dimension iconographique.

170 Comme le souligne Pierre Belon, dans son Épitre, de manière très poétique et d'autant plus significative que ces lignes sont le fruit d'un botaniste : «... les esprits des hommes qui auparavant étaient comme endormis et détenus assoupis en un profond sommeil d'ancienne ignorance, ont commencé à s'éveiller et à sortir des ténèbres où si longtemps étaient demeurés ensevelis, et en sortant, ont jeté hors et tiré en évidence toutes espèces de bonnes disciplines. Lesquelles, en leur tant heureuse et désirable renaissance, tout ainsi que les nouvelles plantes après l'âpre saison de l'hiver reprennent leur vigueur à la chaleur du soleil et sont consolées de la douceur du printemps... » (pp.51-52) Il compare ensuite la figure du mécène au soleil qui fait croitre la plante.

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restreint des savants. D'autant plus, que les territoires traversés par le voyageur ont déjà évoqué de nombreuses fois dans le passé, ils sont donc déjà couvert de signes, que ce dernier cherchera à retrouver ou à nuancer, parmi ces multiples auteurs antiques qui écrivirent sur l'Orient, nous pouvons citer par exemple : Pomponius, Strabon, Pline, Mela, Solin... Les savants du XVIe se définissent surtout par leur capacité à lire le latin, et parfois le grec, ils ont donc accès à ces textes, et plus encore, à un savoir très vaste, par l'intermédiaire de livres, dont les paroles peuvent être très anciennes et avoir été conservées par delà les changements et ravages des temps. En outre, cette maitrise de la langue latine leur permet de communiquer entre eux passant cette fois-ci cette limite spatiale, qu'est la diversité des langues171. Par ailleurs, nous avons déjà vu de manière rapide dans la première partie, l'importance des mécènes et des protecteurs, qui permettent, sur-place, aux écrivains-voyageurs de parcourir l'Empire ottoman dans des conditions favorables, mais revenons sur ce phénomène dans les perspectives précédentes des belles lettres et du savoir en ce milieu du XVIe siècle. Prenons l'exemple de Pierre Belon, qui, de son vivant, fut reconnu comme un éminent savant et protégé par certains « grands » de son temps, comme le Duc de Mont-Morency et son neveu qui entretiennent ses études, J. Brinon qui l'accueille dans sa propriété de Médan, où il pourra rencontrer Dorat, de Denissot et d'autres membres de la Pléiade, ou encore de riches collectionneurs, qui lui présentent leurs monnaies anciennes ou lui ouvrent leurs cabinets de curiosités172. Nous entrevoyons ici l'importance que pouvait avoir le mécénat dans la carrière de savants comme Belon, d'ailleurs l'épitre dédicatoire à son protecteur le Cardinal de Tournon se transforme rapidement en éloge du mécénat et de ses bienfaits : « Les sciences et disciplines qui sont maintenant familières et communes à notre nation ont raison de vous avouer pour leur patron, d'autant qu'en soulevant le pesant faix de notre république vous avez pris plaisir à leur donner commencement, à les avancer selon leurs qualités, et aussi à les employer à ce à quoi ils ont été trouvé enclins et suffisants pour servir à l'utilité commune »173. Pierre Belon rappelle dans cet épitre, que c'est son mécène le cardinal de Tournon, qui finança et qui « commanda » ses pérégrinations orientales 174. Outre rappeler la dette que contracte le savant et ses oeuvres vis à vis du mécène, ces passages des Observations proposent également une certaine figure du mécène, qui, si elle est un peu idéalisée, ne reste pas moins intéressante pour autant, puisqu'elle sert de modèle à des pratiques bien réelles. D'ailleurs, le modèle par excellence du mécène reste François Ier, que Pierre Belon

171 Ainsi, l'écrit, et plus encore l'imprimé, se présentent de prime abord, comme ce qui transcende, dans une certaine mesure, les limites spatiotemporelles, cette idée est intéressante pour ce travail, en cela que l'Histoire du récit de voyage participe de cette réflexion sur les représentations des espaces et des temps.

172 Pour plus d'informations à ce sujet nous renvoyons au travail de Céline Augier, op.cit.

173 P. B, première page des Observations (p.51 de notre édition).

174 P. B, op.cit, Épitre dédicatoire (p.53) : « il vous plut me commander les [plantes & médicaments] aller voir ès régions lointaines, et les chercher jusqu'au lieu de leur naissance, chose que n'eusse pu ni osé entreprendre sans votre aide, sachant que la difficulté eut été ès frais et dépenses qu'il m'y a convenu faire.».

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compare au Soleil, qui permet aux arts et aux sciences de s'épanouir et de porter leurs fruits. Cet éloge du Roi-mécène par excellence est certes, très commun et n'a rien d'original pour l'époque, mais il a dans ce cas particulier une fonction bien précise, en lien avec le contexte : celle de rappeler les grandes oeuvres de mécénat du souverain, qui vient juste de mourir. Perpétrer sa mémoire, c'est espérer que son oeuvre et l'état d'esprit de son règne ne soient pas enterrés avec lui, en effet, au moment de la publication des Observations nous sommes à peine six années après sa mort, jamais, peut être n'a t-il été aussi nécessaire de louer François Ier, archétype du mécène, modèle qui doit, comme l'espère Belon et d'autres savants, inspirer le nouveau souverain et de manière générale les puissants du Royaume. Ainsi, Belon n'est pas non plus avare d'éloges pour un autre François, son protecteur le cardinal de Tournon, son Épitre permet de compléter notre image du mécène protecteur des savants, en ce milieu de XVIe siècle. En effet, le mécène n'est pas seulement l'homme qui finance les travaux et les oeuvres d'artistes ou de savants, bien plus qu'un amateur d'art ou de science, il est lui même un connaisseur, c'est quelqu'un d'éduqué et de cultivé qui, lorsque ses lourdes responsabilités le laissent quelque temps tranquille, sait user de son temps libre pour se cultiver, fidèle en cela au modèle antique de l'otium, ce que souligne Belon :

« Sachant aussi que les lettres grecques et latines vous sont si familières, que tout ce que lisez des bons auteurs, en théologie, philosophie, astrologie, cosmographie ou histoire, vous le lisez dans le langage même de leurs auteurs. Esquelles sciences et lettres grecques vous êtes d'autant plus excellent que dès votre jeune âge vous avez grandement travaillé à les apprendre, et y avez fort bien été instruit ; et pour l'heure présente, le plus grand plaisir que vous puissiez prendre, est d'employer le temps convenable à lire les plus excellents auteurs anciens. »175.

Le mécène est donc un lettré qui s'adonne, lui aussi, aux disciplines, qu'il finance et encourage, il saura donc juger à leur juste valeur les oeuvres et les qualités de ses protégés.

Les textes des voyageurs s'inscrivent dans ce contexte général du monde savant de la seconde moitié du XVIe siècle, qu'on ne peut ignorer pour les comprendre. Le XVIe siècle est également le moment où l'imprimerie se développe à grande vitesse et ouvre le monde du livre à un plus vaste public, de même, à cette époque, les langues vernaculaires passent de plus en plus à l'écrit. Quant à l'inscription de nos auteurs dans ce contexte de fin de Renaissance176, un fait apparait très significatif : les trois récits de voyage sont écrits et publiés en langue vernaculaire. Cet aspect formel implique déjà de nombreux présupposés : d'abord, le public visé est probablement plus large que si le texte avait été en latin, et peut être un peu moins érudit. Par ailleurs, ce choix d'adopter le français peut manifester l'idée de la dignité -à construire et à conquérir177- d'un français écrit. Ainsi,

175 P. B, op.cit, Épitre, (p.52)

176 Nous entendons par là « seconde moitié du XVIe siècle ».

177 Projet dans l'air du temps, clairement exposé dans la Défense et illustration de la langue française (1549) de J.

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les récits de voyage participent, à leur manière, à cet ennoblissement de la langue française à l'oeuvre au cours du XVIe siècle. Mais ne croyons pas pour autant que nos auteurs ignorent les belles lettres, chacun d'entre eux les connait, à des degrés divers, qu'il nous est difficile de déterminer. À cet égard, nous devons rappeler, que Pierre Belon fut accusé par quelques détracteurs contemporains de méconnaitre les belles lettres, par exemple, D. Lambin lui reproche sont ignorance des lettres latines et grecques178, de même, Pietro Andrea Matthioli (1505-1577) traducteur et commentateur de Dioscoride accuse Belon de mésinterprétations grossières, qui prouveraient sa piètre maitrise des langues anciennes : on le soupçonne donc de ne pas être un « vrai lettré humaniste ». Certes, il est possible que quelquefois Pierre Belon ait été aidé par ceux qu'il remercie dans ses livres en tant que ses « collaborateurs », mais ces accusations sont plutôt le fruit de querelles personnelles ou de jalousies179. La virulente Défense de la curiosité, qu'il livre dès le second chapitre de son ouvrage, est à rapprocher de ces tensions, qui existent entre le voyageur et certains savants de son temps, Belon y affirme avoir pour projet de réfuter « les calomnies de certains hommes de mauvaise grâce, afin que celui qui a le plus essayé de me nuire se trouve grosse bête d'avoir si fort blâmé ma curiosité »180. On peut tout de même accorder aux contradicteurs, que Pierre Belon commet quelques erreurs lorsqu'il cite les anciens, mais au fond il n'est pas question ici de juger son niveau de latin ou de grec, c'est sa démarche qui nous apparait digne d'intérêt, et c'est peut-être justement parce qu'il propose une conception du savoir et un modèle du savant peu commun et assez novateur, qu'il est critiqué et qu'il apparait dangereux aux yeux de certains. D'ailleurs, Belon prouve, qu'il a lui même conscience des réactions que pourront suciter son travail, en effet, après avoir présenté son projet d'écriture, il écrit : « ce que par aventure ne ferait sans déplaire à quelques-uns », mais en courageux savant il ajoute : « Toutefois si quelqu'un s'en trouve offensé, qu'il nous le fasse entendre, si bon lui semble, et nous lui répondrons comme il appartiendra »181. D'un côté, il ne sacrifiera pas la vérité pour plaire à tous, de l'autre, il reste ouvert à la critique, ce qui pourrait nous amener à penser qu'il est à la fois très sûr de lui, mais aussi conscient de ses limites et de l'imperfection de son travail. Déjà s'esquisse ici la figure d'un écrivain,

Du Bellay.

178 C'est ce que rapporte, dans sa première partie consacrée à la vie de l'auteur, le Mémoire réalisé pour la préparation d'une édition critique des Observations de Pierre Belon (1553), par Céline Augier, 1988 (conservé au C.E.S.R.).

179 Dans son édition facsimilé de l 'Histoire de la nature des oyseaux (1555), Philippe Glardon rappelle d'autres accusations, dont Pierre Belon fut la cible : II. 1 « L'accusation de plagiat : l'affaire Pierre Gilles », (pages XIX-XXII).

180 Nous sommes ici au centre d'un débat qui occupe les esprits du milieu du XVIe siècle : celui de la « curiosité », Pierre Belon la défend avec virulence, non seulement pour « le loisir », mais pour « l'utilité publique », concept qu'il utilise à deux reprises dans son Épitre dédicatoire, en tête des Observations, pour justifier son projet et son oeuvre.

181 P. Belon, op.cit., ch.2 du premier livre, p.61.

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qui se veut en dialogue avec les savants de son époque, mais aussi avec ceux des autres temps (par l'intermédiaire des livres). En effet, nous avons déjà dit et nous reverrons très prochainement, que Pierre Belon ne cesse dans ses Observations de faire référence aux auteurs anciens, outre les noms d'autorités cités à propos pour appuyer sa démarche ou des points précis de son discours, il reproduit quelque fois dans son récit des passages en latin182 -non traduit183- auxquels il fait directement allusion. Ce procédé nous amène, dès à présent, à considérer à quel point Pierre Belon inscrit son oeuvre dans un dialogue intertextuel par delà le temps, à propos des espaces (et bien sûr, à propos des choses & des êtres qui s'y trouvent) : cette intertextualité ressort tout particulièrement lorsqu'il prend position sur des sujets polémiques184. Par la notion de « dialogue », nous soulignons que sa relation aux anciens ne relève pas de la compilation, qui ne présenterait pas grand intérêt185, si ce n'est peut-être de faire la synthèse, en langue française, de ce qui a été écrit, par le passé et dans le présent récent, à propos du Proche-Orient, c'est dans une large mesure ce que fait Nicolas de Nicolay.

2. ...à la compilation : le cas de Nicolay.

Alors qu'un auteur comme Belon ne cache pas ses références (bien au contraire, il les cite avec transparence), Nicolay est bien moins explicite à cet égard, il reprend des passages de certains auteurs sans toujours les mentionner en tant que tels186. En effet, nous devons répéter que pour ce qui est de Nicolay, son expérience personnelle et ses notes de voyages ne constituent qu'une mince partie de son récit, dont « la bibliothèque fournit l'essentielle de la matière de l'écriture viatique », pour reprendre l'expression claire et frappante de M-C. Gomez-Géraud187. Les lectures à partir desquelles il compose ses Navigations & Pérégrinations consistent principalement dans les géographes et historiens classiques : Ptolémé, Strabon, Polybe, Hérodote, Diodore de Sicile, mais il s'est également servi des textes de savants et des voyageurs de son temps : Pie II, B. Bordone, S. Munster, Paolo Giovo, Menavino, Theodoro Spandugino, A. Geuffroy ou encore Guillaume Postel.

182 Il est intéressant de remarquer que, surement en réaction à ces accusations, Pierre Belon augmente encore de nombreuses citations latines et de références aux autorités la seconde édition des Observations.

183 L'absence de traduction, nous amène à nuancer l'idée séduisante d'un livre destiné à un public plus large, non initié au latin, le livre de Belon reste un travail très érudit destiné à un public cultivé.

184 Par exemple, à propos du « baume », dans le chap.40, qui est entièrement consacré à cet objet problématique, Belon écrit : « les opinions des auteurs ont été si diverses que si je ne l'eusse vu moi-même, je n'en n'eusse osé écrire un seul mot après eux. ».

185 ...Aux yeux mêmes de Pierre Belon, qui, comme nous allons le voir, rapporte plusieurs fois cette idée, selon laquelle il ne vise pas à répéter ou à réécrire ce qui a maintes fois été dit, et que tout un chacun peut aller trouver dans d'autres livres que les siens.

186 Voir les quelques pages de M-C, Gomez-Géraud dans Écrire le voyage au XVIe siècle en France, P.U.F., 2000, « la part du texte préalable » (p.35).

187 Ibid.

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On pourrait trouver de multiples exemples qui démontrent les « emprunts » que fait Nicolay à ces auteurs, il serait fastidieux, si ce n'est inutile, d'en faire une liste, mais retenons comme exemple significatif, que sa description des mosquées de Constantinople est celle des voyageurs de 1530, il ne mentionne pas les réalisations postérieures, qu'il a pourtant eu la possibilité d'observer, ce qui prouve à quel point son texte doit plus aux livres qu'à ses notes personnelles188. Pour donner un autre exemple de cette pratique de la compilation à l'intérieur du récit de Nicolay, nous pouvons prendre son chapitre « Des bains et manière de laver des turcs », qui, comme le font remarquer en note les éditeurs contemporains de son texte, est un résumé des chapitres II et III de Luigi Bassano,

I costumi et i modi particolari de la vita de' Turchi, publié à Rome en 1545. Cet exemple est significatif, car à lire ce chapitre, on croirait à la narration d'une expérience vécue (notamment lorsqu'il y décrit le déroulement d'une séance de massage en détail et qu'il raconte tout le rituel du bain). En effet, dans un récit où le voyage écrit est très éloigné du voyage vécu, l'écrivain doit user de toute sorte de procédés narratifs pour compenser ce décalage, lorsque le « lu » prime sur le « vécu », le voyageur doit user d'artifices plus importants, à la fois pour maintenir la cohérence de son récit et pour le rendre vivant et plus authentique. Relevons parmi ces multiples procédés littéraires, la mise en situation du lecteur par l'utilisation du présent et par l'interpellation de ce dernier à la seconde personne189.

Mais la compilation, illustrée à son plus haut point par le texte de Nicolay, ne doit pas être uniquement conçue selon nos critères contemporains et de ce fait condamnée, ce serait ne pas comprendre à quel point elle est d'usage dans les pratiques d'écriture de l'époque190. Certains font même, non sans raison, l'éloge de cette pratique d'écriture, nous pensons par exemple à Guillaume Rondelet qui, dans l'Avant-propos d'un de ses traités, fait l'éloge de Pline191. Alors, compiler devient un art, celui de réunir des fragments épars, de synthétiser le meilleur de la littérature sur un sujet ou un thème, ce qui implique la capacité à discerner pour choisir ce qui est le plus digne d'être conservé. De plus, il ne suffit pas à l'auteur qui compile de mettre tout ce qu'il récupère bout à bout, il doit recomposer à partir de ce qu'il aura retenu, il doit mêler habilement les extraits sélectionnés. Finalement, le compilateur est remercié par certains lecteurs de la Renaissance, car il sauve, en les résumant ou en les recopiant, des informations et des passages, qui seraient restés inconnus sans son

188 Exemple cité dans l'Introduction dans l'édition de S. Yérasimos et M-C Gomez-Géraud, op.cit., p.29.

189 Ces deux procédés sont utilisés dans le chapitre XXI « Des bains.. », p.136, que nous évoquions précédemment.

190 De plus, comme le rappelle Belon au chapitre 35 du second livre, p.298, lorsqu'il écrit « lisant Hérodote j'ai trouvé qu'il avait déjà écrit chose semblable. » des propos peuvent être similaires d'un texte à un autre, sans qu'il y ait nécessairement compilation pour autant.

191 G. Rondelet, Libri de piscibus marinis..., Lyon, 1554 : « Quand à Pline de tous les savants le plus digne d'éloge, en receuillant les meilleurs extraits chez les meilleurs auteurs... » cité par K. Kolb, op.cit. p.24.

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travail (encore de nos jours, certains livres de l'Antiquité n'ayant pas survécu, nous sont uniquement connus par ce qu'en ont retenu et dit les compilateurs). À la lumière de ces conceptions, on comprend mieux qu'il ait toujours une part de compilation dans l'écriture et que cette dernière ne soit pas dénigré systématiquement à l'époque. Pour finir sur le cas de l'ouvrage de Nicolay, ce qui pose problème, c'est que, contrairement à Belon, il ne cite qu'exceptionnellement ses sources : de ce fait, nous avons des difficultés à distinguer ce qui vient de son expérience viatique & de sa propre plume, de ce qui résulte de ses lectures & de sa bibliothèque.

Pour ce qui est de Palerne, il est assez difficile de juger de l'authenticité de son récit, très peu de travaux se sont intéressés à ce voyageur. Nous ne prétendons pas juger de la véracité de son texte, ni réduire la valeur historique de celui-ci avec ce qui va suivre, mais relevons tout de même un exemple, qui nous a paru plus que suspect, suite à une mise en parallèle avec le texte de Belon. En effet, lorsque Palerne raconte son aventureuse expérience dans la pyramide égyptienne, il décrit à ses lecteurs un puits dont la profondeur est incroyable : « au milieu d'icelle nous trouvasmes un puits à main droicte, auquel nous jettasmes plusieurs pierres, qui retentissoyent demy quart d'heure aprez ce que nous fit juger, qu'il estoit très profond. »192 la durée donnée par Palerne parait exagérée, mais l'existence du puits reste encore plausible, or, Belon qui visite la même pyramide, une trentaine d'années avant Palerne, affirme : « ...il nous fallut retourner à main gauche, où trouvâmes un puits qui est maintenant quasi comblé de pierre. Toute l'histoire de ces pyramides est écrite en Hérodote, Diodore, et plusieurs autres Grecs, desquels Pline, écrivant en latin, a dit que ce puits est moult profond... »193. N'es-ce pas là la source littéraire de ce que Palerne expose comme une expérience vécue ? L'objet du discours est lointain et de ce fait il rend la vérification des informations et la critique assez difficiles. La tentation de romancer le voyage en Orient est presque irrésistible, d'autant plus pour un jeune homme, dont le périple constitue en quelque sorte un passage initiatique, une épreuve qui le fait devenir homme, aux yeux de ses proches, mais aussi vis-à-vis de lui-même. Certes, Palerne est peut-être plus détaché de son texte, plus libre dans son écriture que les autres auteurs, car il ne destinait pas son ouvrage à la publication imprimée, mais seulement au loisir de ses amis. Mais ne croyons pas pour autant qu'il a, de ce fait, un discours plus véridique, l'exemple de Pierre Belon nous montre, à l'inverse, à quel point la publication et la prétention à la transmission d'une vérité sur l'Orient pèsent sur la plume de l'auteur, qui va faire tout sont possible pour être fidèle au vu et au vécu, non sans convoquer pour les appuyer de multiples références.

192 Jean Palerne, op.cit., chap.XXXVI, p.135.

193 P. Belon, second livre, ch. 41, p.313.

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3. Des rapports subtils aux anciens et à la tradition savante.

Nous avons déjà introduit, dans la première partie de ce travail, l'idée selon laquelle le voyageur, dans sa démarche viatique, s'inspire de modèles plus ou moins anciens. Les auteurs étudiés sont pétris de références humanistes, ils ne se privent pas de commémorer les illustres exemples de leurs ancêtres (spirituels au moins) gréco-romains. En effet, les Préfaces de Nicolay et de Belon abondent en noms mythiques ou historiques, les auteurs rappellent aux lecteurs des histoires et mythes anciens et prouvent, en même temps, leur connaissance des textes classiques ; ils marquent, dès l'ouverture de leurs ouvrages, leur appartenance à la communauté « humaniste », qui partage des références communes, que nos auteurs ne manquent pas de citer. Par exemple, Pierre Belon, après nous avoir rappelé « la renommée immortelle » de « Mithridate roi de Pont et de tant d'autres provinces », évoque « Chrion Centaurus, qui fut maitre d'Esculape », évidement cette référence n'est pas sans lien avec une préoccupation principale de Belon : la médecine. Mais il y a bien ici une référence réservée aux initiés des belles lettres194, car pour comprendre cette allusion, le lecteur doit connaitre l'identité d'Esculape, à savoir, le dieu de la médecine dans la religion romaine. De plus, les anciens ne servent pas seulement de références, qui autorisent nos auteurs et leurs donnent du crédit auprès d'érudits connaisseurs du latin ou du grec, certaines figures antiques sont également des modèles quant à leur démarche de voyage195, mais aussi quant à leur démarche d'écriture. En effet, des auteurs comme Hérodote , Diodore ou Strabon sont admirés pour leurs oeuvres qui deviennent autant de modèles pour nos auteurs, car ils « nous ont laissé leurs lointains voyages par écrits » pour reprendre les propos de Belon dans sa Préface. Dans la dimension plus « épistémologique » de sa quête, le voyageur-écrivain ne peut manquer de s'en référer à certains modèles qui, outre l'autorisation qu'ils lui procurent, lui servent d'exemples à la fois textuels et méthodologiques. En effet, ce n'est que dans la mesure où il connait bien les références antiques, qu'il pourra s'en détacher intelligemment196 ou s'y rattacher sagement lorsqu'il le faudra, l'auteur va

194 C'est comme si il fallait avoir la clé -ici mythologique- pour décrypter le texte, ainsi l'auteur présuppose une culture préalable du lecteur, qui lui permettra de « gagner du temps » - il ne sera pas obligé de rappeler à chaque fois l'histoire et l'identité qui se cache derrière un nom, au contraire celui-ci condensera beaucoup de sens et sera une sorte de signe de renvoie qui s'adressera à la culture du lecteur, à sa mémoire. Par ailleurs, ces références communes établiront une forme de complicité entre l'auteur et le lecteur, ils se comprendront tacitement et auront se doux sentiment de faire partie d'une même communauté d'esprits.

195 Comme nous l'avons vu à la fin de la première partie de ce travail (E...1. « La figure du voyageur : entre l'aventurier moderne & le héros antique ? ».).

196 L'émancipation, toujours partielle, du voyageur-écrivain par rapport aux modèles antiques peut schématiquement se diviser en trois temps, selon de F. Tinguely, op.cit. : 1° connaissance de l'intertexte affirmée ; 2° critique de leurs discours ; 3° réfutation habile par le vécu et l'observé ou par les autorités elles-mêmes, qui se contredisent et se neutralisent mutuellement.

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donc, le plus souvent possible, essayer de se positionner par rapport à quelque chose de déjà écrit, tenter de rattacher son propos à ce qui existe déjà dans le monde des livres. À l'opposé de ces éléments qui relèvent de l'autorité, dans sa « préface » au lecteur en tête du second livre, Belon souligne à quel point l'opinion, qu'il distingue alors du savoir, peut égarer de la vérité et conduire à des erreurs chez « quelques-uns s'avançant par trop, ignorant les bonnes lettres et choses naturelles ». Les deux éléments sur lesquels s'appuient Belon sont mentionnés ici : la littérature savante et l'observation des choses naturelles. Belon s'oppose donc bien plus à l'opinion et à « l'ouï dire », qu'à la tradition savante : dans le même passage, il distingue explicitement le savoir des « Grecs et Latins » de « ce que le vulgaire pense ». Réitérant son idée, il continue en écrivant :

« Parquoi écrivant ce second livre, je ne prétends non plus mettre que j'ai oculairement

observé ; ou bien prenant l'autorité des anciens auteurs, j'en approuverai ce que j'en écrirai en plusieurs choses dont je prétend parler. ».

Il ne fait donc pas figure d' « iconoclaste », mais il ne sera pas pour autant totalement soumis aux textes de référence, ce qu'il nous indique implicitement lorsqu'il ajoute « Et me sentant avoir liberté de pouvoir pleinement écrire les choses qui se sont offertes à moi, que je voulais examiner, j'en ai fait ample discours sans rien dissimuler de ce qu'il m'en a semblé. ». Toute son honnêteté intellectuelle, que nous retrouverons effectivement tout au long de son livre, est condensée dans ce paragraphe, qui est en quelque sorte le serment d'Hippocrate du voyageur, une profession de foi de l'écrivain, qui fait valoir à la fois la mesure entre observation & tradition et la liberté légitime de son discours. Apprécions la finesse avec laquelle Pierre Belon se joue des usages ou conventions littéraires de l'époque : il les accepte, en même temps qu'il les redéfinit par l'autorité que lui confère son statut de témoin ayant parcourus les terres qu'il évoque, ayant observé de ses yeux les choses qu'il décrit.

Pierre Belon a une très forte conscience des problèmes que pose l'écriture, cette forme de réécriture (au sens où l'intertextualité y est toujours à l'oeuvre), comme le montrent certains de ses commentaires, où il se situe explicitement par rapport à la tradition, par exemple, lorsqu'il écrit : « Il me suffit pour le présent traiter succinctement les choses exquises concernant mon observation, car écrire de la ville d'Alexandrie par le menu après tant de grands personnages, ce ne serait que redite. »197. Il se dégage une idée cruciale derrière l'apparente légèreté de cette phrase. En effet, le voyageur lorsqu'il se fait écrivain doit faire des choix d'écriture pour se plier au nombre limité de page d'un livre, alors, il peut, comme Belon, préférer sélectionner ce qu'il trouve d'original ou de singulier, plutôt que de réécrire ce qu'on a déjà pu lire de nombreuses fois ailleurs. Cette attitude, qui une fois formulée, apparait comme la plus naturelle et la plus intelligente, n'est pas toujours la

197 Pierre Belon, op.cit., Chap. 19 du second livre, p.265.

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norme qui guide l'écriture des récits de voyage, Nicolas de Nicolay est à cet égard un « contre-exemple ». Lorsque les voyageurs s'inspirent plus de leurs lectures que de leur voyage vécu, au lieu d'avoir du nouveau ou de l'inédit, on se retrouve face à de la « redite », face à des formes plus ou moins perceptibles de compilations, c'est ce que semble vouloir éviter Belon, en évitant de répéter 'tout ce que l'on sait déjà' sur Alexandrie198. Le voyageur inscrit alors son texte dans un ensemble littéraire auquel il se réfère, sans tomber dans la copie servile ou la répétition à l'identique. Dans ce cas, la connaissance des autorités devient nécessaire non pour les imiter, mais au contraire pour ne pas les répéter, et pour amener des éléments nouveaux, des singularités différentes de celles qu'on a pu déjà écrire dans le passé et que tout un chacun peut déjà lire dans les textes classiques. Cet exemple est à rattacher aux conceptions les plus profondes, que Pierre Belon se fait du savoir et de sa propre oeuvre : tel « un nain juché sur des épaules de géants », il a conscience de poser sa pierre au grand édifice du savoir millénaire, qu'il se doit de connaitre au préalable et d'enrichir modestement, non de piller (« compiler » pour le dire plus délicatement) et de faire passer pour sien. Pierre Belon affirme clairement la même idée, lorsqu'il se permet d'abréger une évocation du fait que celle-ci est déjà abondamment développée dans d'autres textes que les siens : (à propos de l'Ichneumon plus connu de nos jours sous le nom de Mangouste) « Les auteurs en ont dit plusieurs autres choses (...) que je n'ai mises en ce lieu pour éviter prolixité, pensant satisfaire d'en bailler sa description. »199. Dans le même ordre d'idée, Jean Palerne se dispense de décrire la ville de Rome, qu'il a parcouru sur son voyage de retour : « après avoir veu & recogneu les antiquitez & singulariter d'icelle [Rome], que je passeray soubs silence pour estre assez cogneuës à tous nos François... »200. En effet, l'auteur a conscience que sa tâche doit être limitée à ce qui n'a pas déjà été écrit et réécrit, il n'a aucune prétention à rendre compte de la ville de Rome, qui a déjà inspirée de nombreuses descriptions et narrations de voyage depuis des siècles. Ainsi, Jean Palerne, et plus encore Pierre Belon, suivent une démarche assez déterminante, qui va limiter leur écriture à ce qu'ils jugent digne d'être écrit et à ce qui se distingue de ce qu'on peut lire communément. Voici peut être l'origine de cette quête incessante des « singularités » au cours de leurs pérégrinations, ces dernières, inséparables de leur caractère inédit jusqu'alors, justifient en partie la publication du récit et la prétention à écrire du voyageur.

Mais plus encore que ce qu'il rapporte, c'est la dimension vécue et expérimentée du voyage, qui confère au voyageur l'autorité de son discours et qui garantit l'authenticité de sa démarche

198 Ainsi, il renvoie implicitement les lecteurs qui voudraient en savoir plus aux textes anciens de référence, en quelque sorte, c'est comme s'il considérait ces auteurs comme des lectures préalablement acquises, faisant partie du bagage fondamental de tout bon lecteur, sur lesquels il n'a alors pas besoin de s'appesantir.

199 P. B., op.cit., Chap. 22, p.272.

200 J.P., Chap.CXXXI, p.315.

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d'écriture. Cet effort, que nous pourrions qualifier de « mimétique », passe en grande partie par un mode de représentation, qui se veut en adéquation avec son objet et qui prend largement pour modèle ce témoignage direct qu'est le regard.

B. La fondation de l'autorité du regard & le corpus iconographique.

Crocodile du Nil, extrait des Observations de Pierre Belon, ch.32, du livre second

1. Des voyages illustrés.

Avant d'étudier les fonctions des images dans les récits de voyage, commençons par commenter brièvement leur présence dans les livres de Pierre Belon et de Nicolas de Nicolay (en effet, le livre de Palerne n'en comporte aucune). Les Observations de plusieurs singularités est un ouvrage qui comporte de nombreuses illustrations, qu'on peut décliner en quatre grandes catégories : les animaux (incluant les poissons, oiseaux, mammifères, reptiles), les végétaux (plantes et arbres), les êtres humains (moins fréquent) et finalement les plans ou les illustrations d'ordre géographique. Les deux premières catégories sont bien plus représentées que les deux secondes, plus exceptionnelles et ponctuelles.

Pour ce qui est des Navigations & Pérégrinations, nous devons réaffirmer à quel point le dessin est intimement lié à la personnalité et à la vie de Nicolas de Nicolay. En effet, comme nous l'avons expliqué au début de notre première partie, ce voyageur, en tant qu'espion et informateur, était un excellent cartographe et géographe, on ne peut imaginer le premier sans le don de dessiner, ni le second sans celui de décrire et d'observer, ainsi, de par sa formation, Nicolay était un écrivain destiné à un certain type de récit de voyage. Frank Lestringant a qualifié ce personnage atypique

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« d'homme du regard, dont l'activité pérégrine oscille constamment de l'espionnage au voyeurisme »201. En effet, lors de ses pérégrinations orientales, Nicolay n'a pas fait qu'observer les places militaires ottomanes ou relever les configurations topographiques des lieux qu'il traversait, il a également profité de sa présence sur place pour dessiner la variété des populations locales, dans leurs vêtements traditionnels, il ramena donc de son voyage des croquis, à partir desquels seront réalisées des illustrations. Dans le livre de Nicolas de Nicolay, les images occupent une fonction tout aussi importante que dans celui de Belon, si ce n'est plus (elles constituent un des principaux intérêts de son livre pour notre étude), elles répondent à la très forte demande des Européens, qui veulent avant tout mettre une image sur les fameux Turcs, dont ils ne cessent d'entendre parler. Dans l'ouvrage du « géographe du roi », à la différence de son contemporain, ce sont les êtres humains des diverses régions traversées qui sont représentés, pas d'illustrations de plante ou d'animaux dans les Quatre livres des Navigations & Pérégrinations : cette différence illustre bien des perspectives d'étude sur l'Orient et des intérêts variés d'un auteur à l'autre, Nicolay s'intéresse bien plus aux sociétés humaines, à leurs réalisations et leurs cultures, qu'aux plantes ou animaux. En effet, l'auteur rappelle dans sa Préface, qu'il a consacré une grande partie de son travail, à récolter ses portraits des hommes et femmes, de diverses nations et de variables fonctions, qu'il a pu rencontrer sur sa route. Originalité d'importance, Nicolay les a tracés sur place de sa propre main ; il fera graver202, par la suite, à partir de ses dessins, les illustrations que nous pouvons contempler dans son récit de voyage. Dans ces « portraicts », les habits et vêtement sont les objets d'une attention toute particulière de la part de l'auteur. On retrouve, en effet, à l'origine de sa commande des illustrations, le projet d'un Livre de la Diversité des Habits de Levant...203. L'auteur ne consacrera finalement pas un livre exclusivement à ce propos, mais il réutilisera ces illustrations dans les Quatre livres des Navigations et Pérégrinations, qui accomplissent donc, en partie, son projet d'un « théâtre illustré de l'Orient »204. Ces illustrations contribuèrent grandement à l'intérêt et au succès de ce livre, dont témoignent les nombreuses rééditions tant françaises (1576 et 1586), que les traductions en allemand (1572 et 1576), en anglais (1585) en flamand (1576) et en italien (1576, 1577 et 1580)205. D'ailleurs, dès le frontispice de son livre, celles-ci sont annoncées : « avec les

201 « Guillaume Postel et l'obsession turque » in Guillaume Postel 1581-1981, Paris, Trédaniel, 1985, p.296, cité par Yérasimos dans l'Introduction au récit de Nicolay, op.cit., p.28.

202 Par le graveur Lyon Davent, comme en témoigne un contrat passé entre les deux hommes, daté du 23 novembre 1555.

203 Cf. Préface, Dans l'Empire de Soliman le Magnfique, M-C. Gomez-Géraud & S. Yérasimos, voir aussi C. Grodecki « Le graveur Lyon Davent, illustrateur de Nicolas de Nicolay », Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, t.XXXVI, 1974, 347-350.

204 Pour reprendre l'expression des auteurs de la Préface de l'édition contemporaine de l'oeuvre de Nicolas de Nicolay, rebaptisée à cette occasion Dans l'Empire de Soliman le magnifique. Seule édition contemporaine, malheureusement épuisée et non rééditée, ce qui ne facilita pas notre travail, soit dit en passant.

205 Pour reprendre les termes de l'Introduction au texte de Nicolay déjà citée « C'est donc une bonne partie de

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figures au naturel tant d'hommes que de femmes selon la diversité des nations et de leur port, maintien, et habitz. ». Ces images occupent une page entière, elles mettent en scène des personnages, la plus part du temps seul, dans un décor réduit au strict minimum, ils sont présentés dans leurs habits spécifiques et dans une posture significative, avec souvent quelques attributs, qui symbolisent leur fonction et rappellent leur identité ou leur rôle spécifique. Ces gravures sont accompagnées d'un titre manuscrit, qui fait office de légende, indiquant la « nation », et accessoirement l'action ou la fonction du personnage représenté. Ces images ont une double fonction, didactique et récréative, elles vont permettre de fixer le texte dans la mémoire du lecteur, elles résument les propos de l'auteur en une figure et renvoient au texte. Mais d'un autre côté, elles se distinguent du texte, en cela qu'elles peuvent être plus impartiales que les descriptions littéraires, où se mêlent invariablement quelques jugements ou quelques sentiments qui en troublent l'image206, alors que l'illustration est plus objective, ou du moins, souvent plus neutre. Par ailleurs, ces portraits peuvent témoigner « d'une maitrise de l'observateur sur l'objet qu'il dessine »207 (impression de maitrise renforcée encore par le fait que chaque figure est identifiée ou nommée), cette idée est centrale pour comprendre la démarche des voyageurs, qui tentent, d'une certaine manière, de s'approprier symboliquement l'Orient208, là où la domination politique n'est plus que du passé. Et si la maitrise est principalement symbolique, l'observation permet quelques fois le passage à un contrôle bien plus réel, comme dans l'exemple de la cartographie et de la géographie à des fins militaires ou dans l'exemple, que nous allons bientôt aborder, de l'identification précise des marchandises ou des plantes, qui vont permettre le commerce ou l'exercice de la médecine.

l'Europe qui se familiarise avec une certaine image des turcs entrevus à travers la lunette du géographe de Charles IX » p.33. En effet par ces multiples rééditions, mais également par la réutilisation de ces images dans d'autres livres ou par leur imitation durant toute la seconde moitié du XVIe siècle, les illustrations de Nicolay influencèrent la vision européenne des peuples étrangers. Ainsi ces figures forgées par Nicolay eurent un rôle d'« archétype » pour les imaginaires européens.

206 Cette idée est développée dans l'Introduction, op.cit. au texte de Nicolay, nous ne résistons pas à en donner ici un extrait particulièrement poétique où le vrai et le beau, le juste et la poésie se rejoignent : « Le regard du dessinateur semble avoir effacé du portrait les sillons de sang, de larmes et de rancoeurs qu'y avait creusés la plume ». Nous nuancerons tout de même cette idée, dans la suite de notre travail, notamment pour ce qui est des illustrations représentant les « religieux turcs ».

207 Préface, Dans l'Empire de Soliman le Magnfique, M-C. Gomez-Géraud & S. Yérasimos, p.33.

208 « le lent défilé de figure (...) trahissent simultanément son désir insatiable de voir et comprendre une réalité qu'il n'en finira jamais de découvrir, qu'il ne parvient jamais à posséder. » p.34, ibid.

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Gravure extraite de l'ouvrage de Nicolay, qui montre une habitante du Levant dans son costume spécifique.

L'illustration a quelque fois le rôle de synthèse des propos de l'auteur (par exemple avec plan d'Alexandrie vu précédemment), alors elle résume le discours de l'auteur en une image. D'autres fois, l'illustration aura pour fonction d'éviter de longs développements, elle condensera alors beaucoup d'informations en moins d'espace que le texte. Par exemple, l'image du Crocodile209, ajoutée par P. Belon dans son ouvrage, dispense l'auteur de s'attarder sur sa description textuelle. L'image permet donc une économie d'espace textuel pour l'auteur, le portrait dispense Belon de développer son propos sur les crocodiles (dont la littérature géographique classique parle déjà abondamment), auxquels il ne consacre qu'une seule phrase. De plus, présenter cet animal effrayant sous forme d'image produit un effet plus saisissant sur le lecteur, dont l'imagination va être frappée par l'agressivité très visible de l'animal210, qui est représenté la gueule ouverte, l'air menaçant, entre

209 Voir image ajoutée au début de cette sous-partie, présente dans les Observations à la fin du chap.32 du second livre, p.291.

210 Idem.

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terre et eau, ses griffes & ses crocs attestent son caractère de prédateur, alors que les écailles, qui parsèment sa peau à la texture rude, le rendent plus repoussant encore. Ici, l'image est surement encore plus efficace que le texte pour provoquer l'effroi. Au final, l'illustration a pour fonction, outre de renforcer l'effet du texte, de distraire le lecteur, de rendre le livre plus attrayant et plus vivant. Mais elle a ses limites, notamment du point de vue technique, en effet, ces « portraicts » sont imprimés en noir & blanc, alors que le texte peut, d'un mot, donner des couleurs à ce qui est évoqué dans l'imagination du lecteur. Ainsi, le texte et l'image deviennent complémentaires ; c'est pour cette raison que l'un et l'autre sont en vis-à-vis dans les ouvrages, cette proximité est essentielle pour que le lecteur fasse le lien entre le discours et l'image.

L'idée centrale qui ressort de ce corpus iconographique est la suivante : les nombreuses illustrations réaffirment ce primat de l'observation, elles renforcent « l'autorité de l'oeil », qui est comme posée par l'abondance d'images, dont sont porteurs à la fois les récits de Pierre Belon et de Nicolay. Les illustrations ne sont pas considérées par les auteurs comme de simples décorations, qui seraient donc libérée des critères d'objectivité auxquels est grandement soumise la description textuelle, au contraire, l'image, elle aussi, se doit d'avoir une certaine fidélité par rapport à son modèle. À propos des portraits de mangouste, qui avaient auparavant été gravés sans souci de réalisme, Pierre Belon dénonce les travers des illustrations qui représentent un objet sans l'avoir observé au préalable : «Ceux qui l'ont fait peindre à discrétion sans l'avoir vu ne l'ont pu bien exprimer (...) car les peintures qui en ont été faites à plaisir ne retiennent rien du naturel. »211. À plusieurs autres reprises, Pierre Belon affirme tout aussi positivement la rigueur mimétique, que se doit d'avoir l'illustration qui accompagne son récit. À cette représentation imagée, qui se veut au plus proche du modèle, correspond également une volonté textuelle d'être fidèle à ce qui a pu être observé sur place.

2. L' Observation selon Pierre Belon du Mans : une méthode de travail et une conception du savoir.

Ce qui fait l'originalité de l'oeuvre de Belon, c'est la valeur qu'il attache à l'autorité du regard, qu'il juge souvent préférable à celle du « lu ». Cherchons donc à préciser cette notion « d'observation », à partir de son texte, qui en donne une idée plus ou moins explicite, à la fois par l'exemple -application de sa méthode- et par le discours qu'il tient sur sa propre démarche.

211 Chap.22, second livre, p.271.

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Pour commencer, remarquons un indice de taille, quant à l'importance de l'observation pour Pierre Belon - l'intitulé de son récit de voyage : Les Observations de plusieurs singularités & choses mémorables... Dès le titre le message est clair, Pierre Belon fait valoir son observation directe de ce qu'il prétend rapporter au lecteur. En effet, le voyage donne pouvoir au voyageur de vérifier ce que prétend l'érudition, le schéma est souvent le même, et si les précautions de formulation sont de rigueur, la rectification n'en est pas moins efficace : « Ceux qui ont écrit (...) me semble avoir mal entendu, car m'étant enquis s'il était vrai, j'ai trouvé le contraire... »212, c'est là un exemple, parmi des dizaines, assez typique de la démarche de Belon, qui consiste à tester, par l'expérience viatique, la véracité de ce qui est écrit ou établi. Jean Palerne accomplit un travail assez similaire, lorsqu'il se sert de l'observation directe pour démentir ce qui était tenu pour vérité par les livres ou l'opinion courante, par exemple, lorsqu'il affirme, à propos des pyramides égyptiennes : « ceux qui osent assurer qu'elles ne font d'ombres, se trompent... »213, l'expérience viatique contredit les affirmations infondées.

En effet, des voyageurs, tels Belon ou Palerne (et dans une moindre mesure Nicolay), n'hésitent pas, lorsque leur observation leur permet de le faire, à remettre en question ce qu'on écrit les Anciens ou ce que racontent communément le « vulgaire ». Ce que nous pourrions appeler « un sens critique » ressort des récits de voyage, c'est un mélange d'incrédulité et de scepticisme pas toujours explicite, souvent affirmé tacitement, lorsque les voyageurs formulent les opinions ou légendes locales. En effet, les voyageurs rapportent certains « dires » en s'en désolidarisant, les manières de signifier leurs doutes sont multiples. Souvent, cette mise à distance du voyageur par rapport à ce qu'il rapporte s'effectue par l'introduction de formules précises ou par l'usage d'un temps spécifique. Par exemple, dissertant sur l'origine du « baume », Palerne écrit : « lequel aurait premièrement été apporté en Judée par la Royne de Saba... »214. Ainsi, il rapporte la légende traditionnelle, mais il prend habilement ses distances quant à sa véracité. Si certaines remises en cause peuvent être délicates, d'autres peuvent être radicales et sans appel, par exemple, l'opinion selon laquelle les pyramides égyptiennes servaient de greniers pour stocker des céréales est rejetée, tout autant par Palerne que par Belon, le premier dénonce même avec virulence la ténacité de cette opinion, qui, bien qu'erronée, reste ancrée dans les esprits, il conclut : « Mais laissons ces opiniastres. »215.

212 Chap.108, second livre, p.426.

213 Chap.XXXVI, p.136.

214 Chap.XXXV, p.130.

215 J. P, op.cit., Ch.XXXVII, p.137.

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Ce que nous pourrions appeler un certain scepticisme à l'égard du merveilleux émerge timidement des récits de voyage, celui-ci se manifeste notamment sous forme d'une demande d'observation directe et personnelle des faits rapportés. Par exemple, à propos du vendredi saint en Égypte, où l' « on voit sortir hors de terre une infinité de mains, bras & jambes... », J. Palerne ajoute, « mais, pour le mieux assurer je le voudrais avoir veu »216, ce qui parait difficile, étant donné que cet évènement merveilleux se produit une seule fois par an. Ainsi, le voyageur ne remet pas radicalement en question les phénomènes, qui nous paraissent inexplicables et irrationnels, mais il les rapporte avec précaution au lecteur, il ne les cautionne pas de son regard. Les exemples de ce type abondent dans les oeuvres des voyageurs français. Quelque fois le rejet est plus subtile encore, comme dans un passage, où Jean Palerne présente à ses lecteurs deux explications, à propos des marques singulières que l'on retrouve sur les arbres du Mont Sainte-Catherine : à l'explication « religieuse » des Caloyer grecs s'oppose l'explication d'ordre plus « scientifique » des naturalistes ; à la cause divine (« les Anges... ») s'oppose la cause naturelle (« la répercussion et réverbération du soleil... »)217. Certes, il laisse le lecteur trancher, mais le simple fait qu'il propose une alternative à l'explication traditionnelle peut apparaitre comme un parti pris implicite. C'est comme si, progressivement, commençait à se tracer une frontière entre le possible et l'impossible, une distinction entre le naturel et le surnaturel. Quand ce doute touche à des phénomènes d'ordre religieux, la prudence est de rigueur dans les remises en causes. D'ailleurs, ces questionnements ne sont que rarement en rapport avec des problèmes religieux, ils peuvent avoir trait à de multiples domaines plus profanes. Par exemple, P. Belon rectifie les traités géographiques traditionnellement admis, pour retracer une carte plus vraie des territoires : « Ceux qui ont dit que ce fleuve est commencement du fleuve Jourdain, sont en ce trompés, car il n'en est rien. »218.

Le sens critique de Belon va plus loin encore, puisqu'il remet en cause, outre certains contenus, la méthode même des anciens, qui, selon lui, explique certains manquements. En effet, Pierre Belon critique Théophraste219, qui, pour écrire ses ouvrages sur les végétaux, au lieu de se déplacer vers leurs régions d'origine, faisait venir jusqu'à lui les plantes qu'il étudiait220. Cette méthode montre ses limites avec l'exemple du cassier d'Égypte, qui était trop volumineux pour être

216 Idem.

217 Chap. XLVI, p. 152, nous retrouvons le problème de l'interprétation des évènements et de l'explication des choses, déjà développé à l'occasion du premier naufrage de Jean Palerne, voir Ière partie de ce travail (E...3. « Une nature & des éléments hostiles.. »).

218 Chap.93, du second livre, p.400.

219 Théophraste (vers -372, vers -287) était un disciple d'Aristote, qui se consacra surtout à l'étude des plantes et écrivit plusieurs traités à ce sujet, il est souvent présenté comme le fondateur de la botanique.

220 Chap. 36 du second livre, p.300.

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transporté jusqu'à lui et qui, de ce fait, n'existe pas dans ses textes. Sur le même schéma, il critique une figure très révérée des savants, « Le Philosophe », Aristote, qui selon une méthode similaire à celle du botaniste de l'Antiquité, étudiait les animaux, en les faisant venir à lui des diverses parties de l'Empire d'Alexandre. Belon affirme, que ceux qui faisaient venir à eux les « choses » au lieu d'aller vers elles, étaient conduit à des erreurs, des manques ou des confusions. Ainsi, il fait, implicitement -mais non moins efficacement, par effet de contraste, l'éloge de sa propre démarche, qui est plus vivante et plus vraie, puisqu'elle implique le déplacement du voyageur vers les êtres, qui sont alors observés dans leur milieu naturel et sous forme vivante ! En effet, la méthode de Belon est en adéquation avec son projet d'écriture, qui vise à rendre compte du « vivant » (qui apparait, au final, être l'objet le plus général des récits de voyage). Cette connaissance, au plus près des êtres observés, passe notamment par les organes des sens, qui participent grandement à l'observation et à sa représentation : les évocations sensorielles abondent dans les récits.

Par ailleurs, la méthode de Belon n'est pas seulement passive et empirique, en cela qu'il ne se contente pas de recueillir ce qui se présente à ses sens, il va jusqu'à provoquer lui même les découvertes, dans une attitude que nous pourrions qualifier de plus « expérimentale ». En effet, il n'hésite pas à sacrifier un caméléon221, ou des serpents222, « pour la science » (comme nous dirions aujourd'hui) et à décrire les fruits de son observation anatomique des animaux. Par exemple, la dissection du caméléon n'est pas déclenchée par une pure curiosité, cette observation expérimentale est destinée à réfuter la thèse du « caméléon vivant seulement de vent ». En effet, si le voyageur concède leur capacité à rester des mois sans manger, il veut faire reconnaitre qu'ils se nourrissent

221 Chap.25, second livre, p.279.

222 Chap.54, second livre, p.330.

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tout de même de petits insectes, qu'il a pu retrouver dans leurs estomacs ; dans ce cas, Belon fait figure de zoologiste, qui analyse les animaux, jusque dans leurs « moeurs », ici alimentaires.

L' « anatomisation » des animaux, pour reprendre l'expression de Belon lui même, illustre bien cette volonté d'aller en profondeur des choses étudiées. L'observation véritable ne se contente pas de la surface, déjà si riche et complexe, des êtres, elle cherche à aller jusqu'au coeur le plus intime de l'objet étudié, pour appuyer cette idée, on pourrait prendre l'exemple réel, mais surtout métaphoriquement significatif, du fruit du napeca, dont Belon va jusqu'à observer le noyau : « Aussi est-il doux avec une aigreur aimable, ayant un petit noyau au-dedans, gros comme celui d'une olive. »223 S'il a quelquefois une approche anatomique des animaux, mais aussi, comme le montre l'exemple précédent, des plantes, qu'il observe, en général, et au contraire, il les approche de manière plus vivante, au sens où il les étudie dans le temps, en mouvement & en liberté - en devenir dans leurs milieux naturels. D'ailleurs, il insiste à plusieurs reprises sur cette durée, qui est nécessaire pour arriver à une observation authentique, durée dont les voyageurs ne disposent pas toujours, quand ils doivent traverser des lieux plutôt que de s'y arrêter, alors leur observation n'est pas complète, comme ils l'avouent parfois eux-mêmes224.

Un autre élément de définition de l'observation, assez caractéristique de l'attitude et la méthode de Belon, se révèle lors de moments où il se fait « enquêteur ». En effet, à plusieurs reprises, il tente à partir de quelques indices, décelés par son regard perspicace225, de reconstituer les activités passées des lieux qu'il visite. Par exemple à Silivri226, où il déduit, à partir « de récréments d'un métal », la présence, dans le passé, de mines à cet endroit. De même, à partir d'un simple détail, qui aurait échappé à l'observation de la plupart, il parvient à déduire des pratiques alimentaires : « les habitants du pays les [semences du genévrier] mangent, chose que j'ai aperçue par les noyaux que j'allais amassant çà et là le long du chemin, qui avaient été jetés de ceux qui en avaient mangé le dessus. »227, patiemment le détective accumule les preuves avant de déduire les faits.

Par ailleurs, sous une forme qui fait écho à ce genre d'enquête, c'est toujours par l'observation patiente des différents éléments et caractéristiques d'un objet naturel que Belon

223 Chap.79, second livre, p.371.

224 Par exemple, Belon affirme à propos des ruines de Baalbek : « Un homme curieux des antiquités ne pourrait voir tout ce qui est à Balbec en huit jours, car il y a plusieurs choses antiques et fort notables, qui sont hors de mon observation, aussi n'y arrêtâmes-nous pas longtemps. » chap.95, second livre, p.403.

225...Et peut-être également perçus grâce à des lectures, qui peuvent parfois éveiller l'attention dans des directions particulières.

226 op.cit., pp.206-207, Silivri ou « Seliurée » est une ville non loin de Constantinople.

227 op.cit., ch.110, Tiers-livre, p.428.

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parvient à retrouver son nom : « Approchant du carbaschara voyions quelques arbres verdoyants d'assez loin, qui nous mirent en doute à savoir quels arbres c'étaient : et considérant qu'ils avaient leurs branches à la sommité, en manière d'un bouquet (...) connûmes que c'était des sycomores »228. Cet exemple illustre également la subtilité d'un procédé littéraire, qui rapproche le lecteur d'un objet, au départ mystérieux, au fil d'une description, qui amène finalement à la dénomination correcte. Cette démarche, qui part des qualités sensibles pour parvenir au concept intelligible, est féconde, car la découverte et la considération attentive de la chose précèdent sa dénomination229.

Gravure extraite des Observations de P. Belon.

228 Idem., chapitre 78, p.365.

229 Alors que l'inverse, plus contemporain, consiste bien souvent à recouvrir la chose d'un nom et se dispenser ainsi de vraiment la considérer, opération que nous pouvons appeler de « l'étiquetage ».

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C. Identifier & nommer : la rencontre entre le livre de la Création et les livres savants.

1. Une enquête qui stimule la perception du voyageur.

Nous avons vu qu'en sa qualité de voyageur qui a observé ce dont il traite, l'auteur se permet de corriger des éléments de la tradition en se fondant sur son propre regard. Mais le rapport d'un savant comme Belon, aux anciens est encore plus complexe qu'une simple remise en question par le regard. En effet, tout au long de ses périples orientaux, un souci constant occupe Pierre Belon : nommer correctement les êtres et les choses rencontrées; autrement dit, faire correspondre les noms anciens trouvés dans les livres avec les réalités qu'il observe sur place. C'est une véritable enquête à laquelle il se livre en permanence, c'est une sorte de jeu, plaisant beaucoup à ce voyageur, qui consiste à retrouver dans le monde actuel ce qui est décrit dans les livres anciens : « Le plaisir qu'un homme curieux peut recevoir de rencontrer un animal étrange et singulier est de lui trouver quant et quant230 son nom ancien, pour le savoir exprimer... »231

L'idée d'une « encyclopédie inversée » illustrerait bien l'opération à laquelle se livre Pierre Belon : il doit à partir de la définition, issue de l'observation attentive sur le terrain, retrouver, en la confrontant aux textes anciens, le nom qui lui correspond. Cette opération convoque à la fois les facultés d'observations et la mémoire du voyageur, ainsi, le savant, après avoir patiemment observé, va parfois, dans un éclair révélateur, se souvenir de ce qu'il cherchait. À titre d'exemple, on peut citer l'auteur des Observations, lorsqu'il écrit, à propos du petit boeuf d'Afrique, : « soudainement me tomba en la mémoire que c'était celui que les Grecs avaient anciennement nommé bubalos.. ». Cette phrase montre que les lectures préalables ont pu préparer le futur voyageur à la rencontre des terres lointaines et de la vie qui y foisonne. Alors, le texte ancien aide le voyageur à voir, il le prépare à l'expérience de l'altérité, sans ôter à celle-ci l'effet de surprise, mais, au contraire, en aiguisant encore plus sa perception et en lui procurant un plaisir redoublé (celui de l'admiration directe et celui de la reconnaissance de ce qui était écrit). C'est comme si le grand livre de la Vie posait au voyageur des énigmes pour tester la vivacité de sa mémoire et l'étendu de son savoir232.

230 Signifie « à chaque fois ».

231 P. Belon, op.cit, chap.50 du second livre, p.323.

232 Mais n'exagérons pas les capacités du voyageur, qui ne peut avoir en tête tout les livres, les lectures peuvent donc également être réalisée à posteriori, de retour en France, pendant l'écriture de l'oeuvre.

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Belon, soucieux d'exposer clairement sa démarche au lecteur, explique, dès le second chapitre de son livre, cette difficulté fondamentale, à laquelle il s'est trouvé confronté, qu'il résume bien dans le titre :

« chapitre 2. Qu'on ne doit se fier aux appellations des choses encore qu'elles soient

vulgairement nommées, si elles ne sont bien correspondantes aux descriptions des Anciens, & convenantes à la chose qu'on décrit. ».

Belon se consacre donc à un travail, que nous qualifierons de « post-babelique », au sens où il s'attache à démêler la confusion des langues, à la fois issue du temps -qui corrompt- et de l'opinion -qui induit en erreur-. Selon son point de vue, ce n'est point l'usage qui fonde le nom d'une chose, mais les textes anciens, qui fournissent la description et le nom correspondant.

2. « Nommer correctement » : au coeur du projet scientifique et de l'oeuvre de Pierre Belon.

Ainsi, Pierre Belon ne cesse de rattacher les animaux & les plantes qu'il voit à une tradition livresque, qui est alors considérée comme la source des noms authentiques. Ce souci de nommer correctement est en rapport direct avec le projet épistémologique233 de P. Belon, avec sa conception du savoir et l'idée qu'il se fait de sa propre oeuvre. En effet, ce n'est qu'à condition qu'il adopte les mêmes noms que les anciens, que ses écrits peuvent faire progresser la connaissance générale, car sans une certaine stabilité du nom, il n'y aurait qu'un perpétuel recommencement dans la description des créatures. Il ajoute sa pierre à l'édifice millénaire de la connaissance des « choses naturelles », cette possibilité de compléter et de perfectionner cette construction lui est offerte par sa méthode et sa démarche innovantes. Pour mieux comprendre ces dernières, disons quelques mots sur son oeuvre, qui ne se réduit pas à son récit de voyage, mais se compose de nombreux autres ouvrages, qui, contrairement à ses Observations, traitent de manière systématique d' « objets » particuliers, les titres sont significatifs à cet égard : le Livre de l'Histoire de la Nature des Oyseaux (1555), L'Histoire naturelle des estranges poissons marins (1551) et La Nature et diversité des poissons (1555), De arboribus coniferis resiniferis...(1553), pour ce qui est de l'oeuvre « naturaliste », mais également le De Admirabile operum antiquorum (1553) consacré aux monuments antiques et aux vestiges archéologiques. Il est justifié d'évoquer ses autres ouvrages, car à l'intérieur des Observations, Pierre Belon y fait de nombreuses références, ou pour être plus précis, de nombreux renvoies. Par exemple, à la fin du chapitre 65, il renvoie son lecteur, au livre, publié en 1553, dont

233 Nous préférons employer ce mot plutôt que celui de « scientifique », car ce dernier terme nous est trop familier et son sens contemporain diverge radicalement des intentions et des présupposés d'un homme du XVIe siècle comme Belon. Par ailleurs la notion d' « épistémologie » met en avant la dimension réflexive de sa démarche, une oeuvre comme celle de Belon rappelle, que la connaissance se doit de réfléchir sur elle même et sur ses propres fondements.

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le titre original est De Arboribus coniferis resiniferis, aliis quoque nonnullis sempiterna fronde virentibus... : « pource que j'en ai fait plus long discours au livre des arbres toujours verts, je n'en dirai autre chose en ce lieu. »234. Ce procédé est d'abord littéraire, il permet de ne pas trop s'étendre sur certaines descriptions, de renvoyer le lecteur curieux de plus grandes précisions à un ouvrage plus spécialisé. Ensuite, ce procédé « d'auto-intertextualité » révèle à quel point l'oeuvre de Belon tend à l'unité, elle a une cohérence interne indissociable du projet de l'auteur, auquel il a consacré sa vie : rendre compte de la Création toute entière.

Par ailleurs, ce souci de Pierre Belon (faire correspondre les plantes avec leurs noms corrects) est primordial dans son activité médicale. En effet, la pharmacopée naturelle ne peut être utilisée à bon escient, que si on sait reconnaitre de manière sûr les végétaux et leurs propriétés. Sans quoi, il peut même y avoir quelque danger pour le patient, sans dénomination exacte et rigoureuse, il ne peut y avoir de bons médecins, d'après Belon, qui, contrairement aux usages de l'époque en Europe, affirme l'unité du pharmacien-botaniste et du médecin235. C'est pourquoi, il essaye sans cesse, partout où il passe, de reconnaitre les plantes et les « drogues »236 qu'il rencontre ou qu'il cherche. En effet, si parfois, au détour d'un chemin, Belon tombe par hasard sur quelque plante, de nombreuses autres fois, c'est de lui même, qu'il se rend sur les marchés orientaux ou dans « les boutiques de drogueurs » pour observer leurs produits et se renseigner sur ceux-ci. Ainsi, au problème de l'identification des choses naturelles se superpose celui de l'authentification des produits commerciaux et des remèdes médicaux. Pour faciliter sa tâche, il eut l'excellente idée de faire dresser par un traducteur une table de transcription des noms de plantes de l'arabe en turc, pour ensuite compléter par lui même l'équivalent en français, il consacre un chapitre entier à nous décrire cette opération et ses conséquences237, dont la principale est un travail plus rigoureux et plus aisé grâce à ce tableau, que Belon gardait toujours avec lui et qu'il montrait, au besoin, aux vendeurs de plantes. Le voyageur remédie à son défaut de polyglottisme par cet expédient efficace, selon lui : « ce fut l'une des choses qui m'a le mieux instruit et aidé à savoir ce que je voulais apprendre. »238.

234 op.cit. p.348.

235 Il l'affirme à la fois par son propre exemple, mais aussi en représentant un Orient, où le médecin est également celui qui connait bien les plantes (« il n'y aucun apothicaire »p.108). Contrairement à ce qui prévaut en Europe, la figure orientale du médecin n'est pas divisée en de multiples fonctions (apothicaire, chirurgiens,...), qui lui font perdre son efficacité plus qu'autre chose.

236 On peut distinguer les deux, au sens où la « plante » reste dans son milieu naturel, alors que transformée en « drogue », elle devient une marchandise (ou un médicament), qui circule sur de plus ou moins grandes distances.

237 Chapitre 21 du premier livre, p.107 : « ...après que j'eus trouvé un savant turc, docte en arabe, je convins de prix avec lui pour m'écrire une table de toutes les espèces de marchandise, drogueries et autres matières qu'on vend par les boutiques de Turquie... ».

238 Idem.

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Nous comprenons donc, que l'oeuvre de Belon n'a pas seulement une portée théorique, il insiste sur les intérêts pratiques, qui guident sa démarche. En effet, à plusieurs reprises, il affirme sa volonté de faire redécouvrir à l'Occident des plantes qui ont été oubliés ou qui lui sont restées inconnues. À cet oubli ou à la perte d'usage, il trouve deux causes, d'abord le manque de connaissance des propriétés, ou même de l'existence, de certaines plantes, ensuite l'arrêt de leur commerce : « Qui est cause que plusieurs drogues singulières et choses excellentes qui étaient anciennement tant connues, soient maintenant inconnues, sinon qu'elles ont cessé d'être en cours de marchandise ? »239. Alors, Belon fait l'éloge du commerce240 et devient le promoteur de marchandises nouvelles, il affirme même, que ses démarches ont déjà commencé à produire leurs effets : « Étant au Levant j'en ai fait reconnaitre grand nombre aux marchands, qui pour être à eux inconnues restaient là, et maintenant commencent à être communes en vente, à Venise et plusieurs autres lieux ... »241.

3. Par delà la confusion des langues.

Sans cesse, Belon tente de démêler les confusions de termes, s'il s'en réfère souvent aux noms grecs et latins fixés par la tradition littéraire, il doit également prendre en compte les dénominations vulgaires pour identifier les produits ou les choses rencontrées. L'auteur est souvent amené à distinguer les espèces & les variétés et donc à multiplier les termes pour rendre compte de l'infinie diversité et complexité des choses naturelles. Mais dans un mouvement inverse, ce travail peut parfois passer par la mise en parallèle de termes divers, qui font référence à une seule et même chose. Par exemple, « la semence d'une espèce de pois » d'Alexandrie est nommée successivement dans les langues grecque, française, vénitienne et romaine242. Le travail de Belon consiste ici à faire correspondre des noms différents, il vise à réduire la diversité de noms à l'unité de la chose désignée, outre une grande érudition, cette tâche nécessite un certain polyglottisme de la part des auteurs. Le va et vient entre appellations modernes et anciennes est constant chez Pierre Belon ; il n'est donc jamais exclusivement plongé dans les livres classiques, ni totalement dans les langues vulgaires. De même que pour ce qui est de sa démarche générale, qui est sans cesse un mouvement entre les oeuvres des autorités et le grand livre du monde, Belon passe des livres en langues écrites & érudites au monde des langues parlées & vivantes. Celui-ci doit être très attentif aux étymologies pour retracer l'origine d'une appellation, par exemple, on apprend à propos de la « civette » : « ...le

239 Idem, p.108.

240 Idem. : « Je veux donner cet honneur au trafic de marchandise, que nous lui devons référer tout ce que nous avons de singulier des lointaines parties du monde. ».

241 Chapitre 21 du premier livre, p.108.

242 Ch.19 du second livre, p.266.

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nom dont nous l'appelons est emprunté des auteurs arabes, car nous avons délaissé son ancien. »243, Belon devient souvent un médiateur entre les connaissances passées et son monde contemporain, en faisant correspondre les mots anciens et modernes.

Mais les trois voyageurs étudiés ne sont pas comparables, quant à leurs facultés linguistiques, à un autre voyageur du milieu du XVIe siècle, Guillaume Postel, dont la maitrise des langues anciennes, mais surtout orientales, lui valurent de nombreux mérites244 et une mission officielle en Orient, au cours de laquelle il fut chargé, par le Roi de France, de trouver et de ramener des manuscrits rares et précieux. Malgré tout, les voyageurs français font des efforts, qui vont dans le sens d'une plus large connaissance des langues étrangères, en témoignage de ceci, nous avons, par exemple, le tableau de correspondances multilingues, que Palerne a ajouté à la fin de son oeuvre. Celui-ci met en parallèle des mots, des noms et même des expressions usuelles, dans six langues différentes : « le français, l'italien, le grec vulgaire, le turc, le moresque et l'esclavon », remarquons, avant tout, que ce sont là des langues vivantes que retient Palerne, des langues que le voyageur pourrait avoir à utiliser dans l'Empire ottoman. L'italien s'il rencontre d'autres Occidentaux, comme des commerçants ou des diplomates des grandes villes italiennes, le grec vulgaire lui sera utile à de nombreuses occasions en Grèce, mais plus généralement face à ces autres Chrétiens, que sont les Orthodoxes, l'esclavon, entendons le « slave », pourra servir dans la partie nord et européenne de l'Empire, le moresque est la langue parlée par les Arabes d'Égypte et de la Peninsule arabique, elle servira donc pour les pérégrinations le plus au sud de l'Empire, enfin, le turc pourra, bien entendu, être utile en permanence, que ce soit à Constantinople ou dans tout l'Empire, lorsque le voyageur rencontrera des représentants locaux du pouvoir ottoman. Les termes de ce tableau sont classés par grands thèmes : d'abord les « noms de lieux et de peuples », « nourriture, viandes, boissons, fruits », « nombres » & « partie du temps » et finalement « divers propos familiers ». Nous voyons à quel point ces catégories ont une visée pratique, elles renvoient à des termes dont on peut avoir un besoin quotidien sur place. Une fois de plus, le récit de voyage peut être utile à de futurs voyageurs, c'est un véritable outil, que l'auteur met entre les mains d'un lecteur, qui voudrait prendre sa suite (on ne peut manquer de penser ici, avec un peu d'exagération et beaucoup d'anachronisme, aux guides touristiques actuels, qui eux aussi livrent au lecteur quelques mots-clés et expressions indispensables, qui lui serviront pour se faire comprendre sur place). Bien sûr le tableau de Palerne est loin d'être complet ou exhaustif, mais il offre tout de même des informations qui peuvent devenir capitales une fois en Orient, par exemple on apprend que pour demander à boire à un turc

243 Chap.20 du second livre, p.267.

244 Parmi lesquels, la première chaire d'enseignement de langues orientales au collège de France (1539).

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on dit : « Veti chein » (la prononciation reste imprécise et sujette à interprétation, mais l'intention est là !). Ne nous faisons pas d'illusion sur la capacité de nos voyageurs à parler le turc ou le moresque, celle-ci est presque nulle et ils recourront sans cesse à des « truchements » 245 et des interprètes locaux, mais c'est plutôt une attitude qui ressort ici : le voyageur est ouvert à la langue de l'autre, de même qu'il cherche à déchiffrer sa culture, il s'intéresse à son langage. D'ailleurs, on peut considérer le voyageur qui se fait écrivain, comme une sorte de traducteur, il est, pour les Occidentaux, l'interprète de l'Orient. Il est celui qui va traduire le lointain par cet art subtil d'évoquer l'inconnu, d'en donner une idée et de l'éclairer par le connu. Outre la tâche de rendre compréhensible l'ailleurs et l'altérité, le voyageur va avoir la difficile mission de sélectionner parmi la diversité rencontrée et de rapporter ce qui lui parait digne d'être retenu, ces « choses mémorables » et ces « singularités », que promet Belon à son lecteur...

Illustration extraite des Observations de P. Belon, qui donne une idée de la complexité rencontrée pour identifier un certain type de marchandises : la terre sigillée ou scellée (dont les sceaux imposés prouvent l'authenticité).

D . La notion de « Singularité » dans les récits de voyage.

Sous quelles conditions une chose va t-elle passer au rang de singularité, quels sont les critères qui lui confèrent cette dignité particulière ? En quoi la singularité illustre t-elle cette fascination qu'exerce l'Orient sur les imaginaires européens ?

Du fait de la variété de matériaux pouvant retenir l'attention du voyageur, affirmons de

245 Voir première partie de ce travail. (I. A. 2. « Les voyageurs français en terres ottomanes »)

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prime abord, que la singularité est polymorphe, car le voyageur, qui a parcouru en partie l'immense territoire ottoman, s'est vu confronté à une extrême diversité d'animaux, de plantes, mais aussi de moeurs et de coutumes, qui lui étaient étrangères. Mais par rapport à ce monde si vaste, le livre est limité en espace : il y a disproportion spatiale entre l'ampleur des territoires visités et le peu d'espace qu'offre un livre de 300 ou 400 pages. Pour respecter ces contraintes, lorsqu'il se fait écrivain, le voyageur doit recomposer le voyage, il se retrouve face à la dure épreuve de sélectionner parmi la diversité rencontrée, parmi ses multiples souvenirs ou notes de voyage, il doit choisir ce qu'il juge le plus digne d'être raconté ou décrit, ce que l'Occident doit retenir de l'Orient. Alors, il accompli un travail de tri, pour présenter au lecteur une sorte de quintessence issue de ces multiples pérégrinations, qu'il nomme « singularités » pour insister sur le caractère à la fois inédit et intéressant de l'objet désigné comme tel. Ces dernières sont véritablement au coeur des préoccupations du voyageur, elles sont ce qu'il recherche en priorité, un peu comme si chaque lieu recélait quelques trésors, qui lui étaient propre et qu'il fallait s'ingénier à découvrir246. Un voyageur comme Pierre Belon, curieux des merveilles de la terre, se fait chercheur de ces trésors, qu'il récolte soigneusement et se propose de représenter aux lecteurs. En effet, « les singularités » sont l'élément que nous trouvons au fondement même de l'écriture du voyage ottoman, comme le prouve le titre de l'oeuvre de Pierre Belon, qui propose à ses lecteurs Les Observations de plusieurs singularités247, cette annonce excite la curiosité d'un lecteur ayant soif d'extraordinaire et d'inconnu. Ainsi, le voyageur devient, en quelque sorte, le collecteur de ces fleurs rares d'Orient, qu'il rapporte comme le fruit de ces voyages et qu'il consigne dans son livre : les singularités littéraires proposées par les récits de voyage sont, d'une certaine manière, le pendant des curiosités présentées dans les cabinets européens de l'époque. En effet, Belon à propos d'une plante nous affirme : « ...balais d'ambrosia, desquels ayant pris une poignée, l'ai montrée en France par grande singularité, car il n'en croit point en Europe »248, c'est donc bien avant tout le caractère inconnu et inhabituel, qui confère dans ce cas à la plante le statut de « singularité ». Relevons cette tendance à vouloir se saisir du singulier et à vouloir le montrer, la singularité n'est pas seulement un objet littéraire, elle est bien réelle et le voyageur, quand il le peut, la rapporte chez lui comme une sorte de trophée de ses pérégrinations,

246 Rappelons, comme nous l'avons déjà indiqué dans la première partie, que dans cette quête les habitants locaux sont une aide très précieuse : « Nous eumes des caloyers pour nous guider afin qu'en passant ils nous enseignassent toutes les choses singulières de ce mont. », Pierre Belon, chap.63, second livre, p.344. En effet, l'habitant local, fort de son expérience accumulée sur la durée et de sa connaissance approfondie des lieux, sera une source précieuse d'informations, qui fera gagner du temps au voyageur.

247 Remarquons que l'oeuvre de Palerne, dans son titre complet, comporte également ce terme spécifique : «

Pérégrinations du sr Jean Palerne, Forézien, secrétaire de Françoys de Valois, duc d'Anjou et d'Alençon, où est traité de plusieurs singularitez et antiquitez remarquées es provinces d'Egypte, Arabie Déserte et Pierreuse, Terre-Saincte, Surie, Natolie,Grèce et plusieurs isles, tant de la mer Méditerranée que Archipelague, etc..».

248 Ch.112, livre second, p.434.

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tout autant qu'un témoignage de son voyage et de l'altérité orientale. Aux sources de cette notion de « singularité », on retrouve donc cet attrait, particulièrement en vogue en Europe à la Renaissance, pour le bizarre et l'étrange249 ; la ménagerie du Caire, mentionnée par les voyageurs, est la manifestation concrète de l' attrait des Orientaux pour l'extraordinaire, de même que le récit de voyage est en quelque sorte la transposition littéraire de cet intérêt, également vif chez les Européens, que recouvre de nos jours la notion d'« exotisme ». Le caractère monstrueux, aux yeux de l'époque, de certains animaux va leur accorder une place de choix dans le récit, pensons par exemple, aux « serpents ailés », tellement frappant, qu'outre leur description, Belon fait ajouter un portrait de cet animal étrange dans son livre.

Portrait du Serpent ailé, Les Observations de Pierre Belon, chap.70 du second livre.

Par delà le caractère inconnu, c'est souvent l'étonnement provoqué par la rencontre d'un être vivant ou d'une chose, qui lui donne accès au rang de singularité. Par exemple, c'est le comportement stupéfiant « d'une bête d'Asie nommée adil », qui pousse Pierre Belon à lui faire une place dans son texte, en effet, il apprend à son lecteur, que cet animal se déplace en groupe et « dérobe tout ce qu'il peut trouver (...) il vient la nuit jusqu'aux gens qui dorment et emporte ce qu'il

249 Pierre Belon rappelle à l'occasion de l'évocation de la Ménagerie du Caire: « Il ne fut onc que les Grands Seigneurs, quelques barbares qu'ils aient été, n'aimassent qu'on leur présentât les bêtes étranges. » Chap.49, second livre, p.321.

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peut trouver, comme chapeaux, bottes, brides, souliers et autres hardes. »250. Cette rapacité orientée vers des objets est étonnante de la part d'animaux et rappelle étrangement un trait, qui d'habitude est proprement humain. Observons à quel point la « singularité » sort de l'ordinaire et défie l'ordre « normal » -ou attendu- des choses !

De même que pour la nature, l'observation de pratiques culturelles étrangères peut conduire le voyageur à un étonnement tel, qu'il ressent le besoin de partager avec ces compatriotes son expérience incroyable. Nous pensons par exemple, au rituel musulman pratiqués lors des fêtes de circoncision, les animaux sacrifiés pour l'occasion sont rentrés les uns dans les autres et cuits tous ensemble : « Nul ne pourrait croire qu'une si grosse masse de chair se pût cuire en rotissant, qui ne l'aurait vu. (...) Dedans le boeuf ils mettent un mouton tout entier et dedans le ventre dudit mouton une poule, et dedans le ventre de la poule un oeuf... »251. La première phrase de Belon nous rappelle à quel point la singularité apparait incroyable aux yeux du voyageur, et plus encore du lecteur, qui n'a pas expérimenté directement les faits relatés. Ce qui est singulier a quelque chose de si particulier, qu'il est souvent irréductible à toute classification, mais pas pour autant à l'énonciation. Ainsi, il apparait clairement, que cette notion de singularité participe grandement à l'idée d'infinie variété et diversité d'un monde, qui n'a de cesse d'étonner, le voyageur et le lecteur, par sa créativité, qui bien souvent dépasse l'imagination, pourtant riche et féconde, de l'homme du XVIe siècle. Dans ce cas, on retrouve un état d'esprit proche de la sage formule de Michel de Montaigne :

« Il ne faut pas juger ce qui est possible et ce qui ne l'est pas selon ce qui est croyable et incroyable à notre portée. » 252.

N'oublions pas que, dans les mentalités du XVIe siècle, cette diversité de la nature, si manifeste en Orient, est un reflet de l'omnipotence du Créateur, dont elle célèbre la sagesse et la créativité. L'écrivain se fait donc la plume, qui célèbre les merveilles de la Création divine, qui lui rend gloire à sa propre manière : en se penchant de près sur ses oeuvres et en rapportant les plus estimables & formidables d'entre elles à ses contemporains lettrés.

250 Pierre Belon, ch 108,second livre, p.423.

251 Pierre Belon, Chap.61, premier livre, p.194.

252 Essais II, 12. Dans cette perspective, les singularités ont cette vertu de nous ouvrir le champ des possibles, d'étendre nos conceptions sur les êtres et le monde, et par là même -le réel dépassant souvent l'imagination- elles invitent voyageur et lecteur à reconnaitre les limites de son savoir, de ses capacités à percevoir et à connaitre, face à l'immensité du monde et la diversité de la Création divine. Le voyage est une leçon d'humilité pour le voyageur, qui doit bien reconnaitre qu'il ne connaissait qu'une infime partie du monde avant son départ, de même qu'à son retour, il peut concevoir l'ampleur des mystères qui restent à découvrir....

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Voici le portrait d'un animal fort étrange aux yeux des hommes du XVIe siècle, qui se trouve être la dernière illustration des Observations de Pierre Belon du Mans.

Par ailleurs, c'est bien souvent le caractère rare, si ce n'est unique, d'une chose, qui lui donne ce statut de singularité ou de « chose mémorable », pour reprendre l'expression présente dans le titre des Observations. Par exemple, la terre scellée ou terra sigillata est estimée précieuse pour sa rareté253 et ses vertus thérapeutiques : « Cette terre est si singulière que les ambassadeurs qui retournent de Turquie en apportent ordinairement pour en faire présent aux grands seigneurs »254.

C'est comme si, paradoxalement, avec la singularité, le voyageur découvrait à quel point la nature est inclassable255, toujours étonnante, jamais totalement prévisible : pour l'oeil éduqué et observateur, elle présente toujours quelque chose de miraculeux. Pour illustrer cette idée, citons les propos de Belon sur le cèdre du Liban :

« C'est un arbre qui est le seul entre tous autres (excepté le sapin), qui porte sont fruit toujours élevé vers le ciel. »256.

253 Elle n'est extraite qu'une fois par an à une date et en un lieu biens précis.

254 P. Belon, Chap. 22, premier livre, p.109.

255 Cette remarque n'est pas totalement valable dans le cas de Pierre Belon, qui justement ne limite pas son travail aux singularités. Il cherche plutôt l'exhaustivité et ne va pas exclure une plante ou un animal de ses descriptions sous prétextes qu'ils sont connus ou communs. Comme le rappelle Alexandra Merle : « Belon refuse de se contenter de décrire des objets singuliers, manifeste une constante volonté d'identification et de classification des espèces et, surtout exprime ses doutes vis-à-vis de l'invraisemblable.(...) il cherche à relier les singularités entre elles, à leur trouver une parenté ou des dissemblances, à les ordonner enfin.» p.29 de l'Introduction aux Observations.

256 P. Belon, Second livre, chap.94, p.402. Relevons, la poésie discrète de Belon, qui, derrière cette remarque très sobre, dont l'objectivité est indéniable, offre au lecteur un magnifique symbole d'une nature, qui semblent vouloir rejoindre son Créateur, tel le fruit du Cèdre qui s'élance vers le ciel.

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La nature contredit sans cesse les règles générales que l'homme serait tenté de lui attribuer, en lui donnant à voir des exceptions, qui rappellent constamment l'irréductible singularité de chaque être et l'inépuisable créativité du Tout. Parfois, c'est le caractère tout simplement unique au monde d'une espèce végétale, poussant sur un territoire strictement délimité, qui la fait entrer dans le livre de voyage ; en effet, à propos du Mastic de l'île de Chio, Palerne affirme, comme pour justifier sa mention, que cette plante « ne croist en autre part du monde que là »257. En effet, la singularité a souvent quelque chose de très local, elle est alors un élément déterminant, si ce n'est constitutif, de l'identité d'un lieu, ce dernier se définit donc en grande partie par ce qui lui est propre et ce qui le distingue du « reste du monde », tout en lui conférant souvent une réputation qui dépasse ses frontières258. La réputation d'un lieu, et l'attention toute particulière du voyageur à son égard, peut être déterminée, outre par ses éléments naturels, par les oeuvres culturelles qui peuvent s'y contempler. Par exemple, certains vestiges archéologiques apparaissent mémorables aux voyageurs, notamment les pyramides d'Égypte, qui, bien que connues par la littérature, n'en étonnent pas moins les voyageurs, qui les rencontrent directement. Belon affirme qu'elles dépassent grandement tout ce qu'on a pu en écrire : « Véritablement, elles sont plus admirables que ne les ont décrites les historiens »259, de même, Palerne écrit à leur propos : « trouvasmes ceste fabrique beaucoup plus admirable qu'on nous l'avoit réputé. »260, ainsi, la connaissance au préalable ne va pas toujours annuler l'effet produit par un objet, à l'inverse, elle va même parfois exciter la curiosité du voyageur et amplifier sa perception de l'objet. Par ailleurs, c'est, outre l'immensité de l'oeuvre égyptienne, son caractère incompréhensible, qui va lui donner le titre prestigieux de singularité, si ce n'est, dans ce cas particulier, de « merveille du monde ». En effet, les pyramides sont un véritable défi lancé aux entendements des voyageurs, d'abord par leur conservation et leur résistance, ensuite par leur construction, Palerne illustre cette incompréhension, ou plutôt, ce mystère, qui entoure les pyramides et qui explique, en grande partie, l'intérêt qu'elles ont pu susciter au fil des siècles : « ...ne peut-on penser comm'on les [pierre] pouvoit monter et si bien joindre, qu'à peine y pourroit-on mettre la poincte d'un cousteau »261. Pourtant, avec ce cas des monuments du passé, nous apercevons déjà le grand paradoxe de ces singularités : si à l'origine elles sortent de l'ordinaire, elles peuvent rapidement devenir des clichés, des points inévitables à évoquer et se transformer ainsi en « lieux communs », au sens où les pyramides, par exemple, deviennent un passage obligé, attendu

257 Ch. XCIII, p.229.

258 Ici, la notion de singularité devient centrale dans la constitution d'une géographie mentale des espaces. Les lieux existent et sont retenus par les voyageurs -et au second degré, par les lecteurs-, car ils ont quelque chose de propre et d'étonnant.

259 Ch.42, second livre, p.312.

260 J. Palerne, ch.XXXVI, p.131.

261 Ch.XXXVI, p.134.

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par le lecteur, tout autant qu'un motif littéraire, qui risque, à terme, d'être plus inspiré de la représentation écrite et déjà lue que de l'expérience réelle.

Par ailleurs, un autre domaine, qui fascine les Européens, est celui des moeurs amoureuses ottomanes. Aux yeux d'un Occidental comme Jean Palerne, elles sont étonnement singulières. Il affirme, par exemple : « n'étant (...) la peine d'adultère que de cent coups de baston », nous soulignons ces deux petits mots, qui en disent beaucoup sur la différence avec les conceptions occidentales de l'époque, de même, il admire la capacité d'entente des concubines d'un même mari, qui « s'accordent cent fois mieux ensemble avec leur mary, que ne fera icy une seule femme. ». Ainsi, le voyage en Orient éveille la réflexion du voyageur sur les moeurs sociales de son pays d'origine, comme dans ce passage, où Palerne critique, ouvertement et avec humour, les querelles de couples en Occident, l'Ottoman est alors une sorte de miroir, qui permet au voyageur une mise à distance, puis une critique, ici explicite, de sa propre culture. Notons, au passage, que le caractère généralement merveilleux et attrayant de l'Orient aux yeux des voyageurs n'est pas sans rapport avec ces conceptions de l'amour différentes, qui s'y laissent entrevoir.

Pour finir, nous pouvons donc affirmer que la singularité est très « culturelle », au sens où elle se définit en négatif par rapport à ce qui est connu ou habituel aux yeux du voyageur, elle sort de l'ordinaire et de la norme : de ce fait, elle nous renseigne sur ce qui frappe le voyageur français du XVIe siècle. En effet, la singularité n'est pas neutre, d'autant plus fortement lorsqu'elle est en rapports avec les phénomènes « culturels » (autrement dit, lorsqu'elle traite des moeurs ou des croyances des peuples rencontrés), elle devient révélatrice des présupposés mentaux et culturels de l'auteur lui-même. En effet, les singularités s'accompagnent souvent d'un jugement -tacite ou non-sur les peuples ou les cultures, qui les donne à voir. Elles révèlent bien souvent les difficultés du voyageur à se mirer en l'autre : la singularité renvoie le voyageur à lui même, par un processus réflexif, que nous nous proposons d'analyser plus en détail à présent ...

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Illustration extraite des Observations de P. Belon.

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III. Le miroir des récits de voyage : reflets d'Orients et projections d'Occident.

Étudions, plus précisément, la représentation de l'Orient, que donnent les récits des voyageurs français. Cette représentation est double dans ses objets, elle concerne, d'un côté la nature (au sens large : animaux, végétaux, cadres et environnements géographiques, etc.), de l'autre les hommes & leurs sociétés, les habitants du Levant et leurs cultures respectives. Voici donc, les principaux pôles d'intérêts de l'écriture viatique, dans les deux cas, voyageur & lecteur se retrouvent face à la diversité (d'espèces et de variétés, comme de nations et de cultures) et face à l'altérité (caractère inconnu et inhabituel des réalités rencontrées). Nous verrons que ces deux pôles ne sont pas réellement séparés, ils s'entremêlent à plusieurs occasions262. Par ailleurs, que ce soit dans la représentation des hommes ou dans celle de la nature, on retrouve un même rapport équivoque, un même discours ambigu du voyageur. En effet, comme nous l'avons montré en première partie de ce travail, la nature peut être dangereuse et pleine d'embuches pour le voyageur, nous verrons à présent qu'elle est également pleine de merveilles et peut, au contraire, apparaitre sous un jour très idyllique. De même, les hommes qui vivent sur le territoire ottoman, et tout particulièrement les Turcs, sont représentés avec une ambigüité et une duplicité similaire : ils vont tantôt devenir un modèle digne d'admiration, tantôt faire peur et provoquer la répulsion chez le voyageur. Dans la représentation des merveilles de la Création, comme dans celle des sociétés étrangères, l'analyse des discours nous amène à retrouver la même fascination : ce même mélange antithétique d'attraction et de répulsion.

Il serait, en effet, réducteur et absurde de croire que les voyageurs ne donnent qu'une seule image de l'Orient, qu'un seul discours univoque. Au contraire, leurs points de vue sur l'Empire ottoman sont divers, ils impliquent autant de lectures de l'altérité orientale, l'Orient ottoman se présente, à la lecture des récits de voyage, comme une sorte de mosaïque, dont la diversité est difficilement épuisable. Dans le même temps, cette pluralité de perspectives sur l'Orient nous révèle différents aspects de la personnalité de nos voyageurs. En effet, dans leurs textes, ceux-ci prennent parfois plus le point de vue du « Chrétien », notamment lorsqu'il évoque la doctrine musulmane, d'autres fois, ils regarderont plutôt avec des yeux d'« occidentaux », notamment quand ils découvrent des moeurs différentes des leurs, à certains moments les voyageurs français laissent plutôt voir leur côté « humaniste » ou savant263, par exemple lorsqu'ils s'intéressent aux monuments,

262 Notamment pour ce qui est des « singularités », que nous venons d'étudier, qui, en effet, peuvent être, tant naturelles que culturelles.

263 Comme nous allons le voir, le savant lui même devient tour à tour archéologue, botaniste, ethnographe,

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aux traces du passé, ou à des objets naturels. Ainsi, tout autant qu'ils présentent la diversité de l'Orient et sa complexité, les récits de voyages témoignent de la variété des points de vue, qui peuvent coexister au sein d'un même homme et qui se révèlent d'autant plus, quand ce dernier est en situation de voyage ou de narration de son expérience.

Entre admiration et condamnation, entre attraction et répulsion, les terres ottomanes sont décidément sous le signe de l'ambigüité, nous montrerons que le discours sur l'Orient ne peut être univoque, il oblige le voyageur à faire preuve de nuance dans son écriture, de même qu'il offre au lecteur une perception assez subtile de l'altérité ottomane et des terres de l'Orient méditerranéen. Cette représentation de l'autre et du monde oriental n'est jamais totalement « objective », malgré l'importance de la « mimesis » et le primat de l'observation, malgré ce souci de rapporter des descriptions et informations authentiques (sur lequel nous avons insisté dans la partie précédente), l'homme, qui voyage & qui écrit ses expériences, projette dans son discours une part de lui-même. Comme l'écrit très justement E. Borroméo : « Certes, les relations de voyage informent plus sur la société d'origine et la mentalité des voyageurs-écrivains, que sur le pays visité... »264 , nous nous proposons donc, dans cette partie, d'étudier les récits de voyageurs français sous cet angle d'approche réflexif. La représentation et la définition de l'autre est toujours, de quelque manière, porteuse de révélations à propos de celui qui l'énonce. Par exemple, Belon, observant les cérémonies de Chrétiens d'Orient, écrit : « Ce n'est point leur coutume de s'assoir étant à la messe durant le service »265, cette remarque simple illustre bien l'effet de miroir à l'oeuvre dans le récit de voyage, en effet, cette phrase exprime tacitement le fait qu'en Occident, il est de coutume de s'assoir durant la messe. Certes, cette information n'a rien de capitale, mais nous avons cité cet exemple, car sur ce même schéma réflexif -que nous nommerons « miroir en négatif »266- les récits de voyages foisonnent d'informations tacites sur la société occidentale et sur les mentalités d'un voyageur du milieu du XVIe siècle. En effet, l'analyse de ses représentations de l'autre et de ses discours sur les territoires d'Orient va permettre de faire ressortir assez nettement les craintes, les intérêts, les préjugés, mais aussi, la culture et les références des voyageurs, les problèmes qui les préoccupent et « l'actualité » européenne - tous ces éléments seront perceptibles dans les textes de manière plus ou

zoologue, historien ou encore géographe, selon les objets qu'il évoque ; un peu à l'image d'un caméléon, le voyageur s'adapte et se transforme, le discours change de « couleurs », qui sont autant de perspectives différentes sur un même monde ou un même lieu.

264 Elisabetta Borroméo, Voyageurs occidentaux dans l'Empire ottoman (1600-1644), Maisonneuve & Larose, 2007.

265 À propos des caloyers maronites de Tor (rives de la Mer Rouge), Pierre Belon, chap.67, second livre, p.350.

266 « Miroir » pour mettre en avant le caractère réflexif de cette rencontre de l'altérité et la forte projection de l'écrivain dans ses discours sur ce qui lui est étranger ; « négatif » pour insister sur l'idée que les révélations sur le monde et les mentalités des voyageurs ne sont pas tant dans ce qui est exprimé positivement, que dans ce qui est tacitement sous-entendu, ce qui est omis, car allant de soi, pour l'écrivain-voyageur et son lecteur.

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moins explicite, en filigrane ou en allusions directes. En effet, à l'ambigüité de la perception de cette altérité, à la duplicité de la représentation, s'ajoute toujours, à un moment ou un autre, cette révélation de soi, particulièrement riche en informations sur les mentalités et les préoccupations du second XVIe siècle.

A. Un Orient « merveilleux » : entre diversité naturelle et

renommée culturelle.

1. Diversité rencontrée par le voyageur & variété de contenus pour le lecteur : de la dimension « encyclopédique » des récits de voyage.

Le récit par sa forme, tout autant que par son contenu, est très varié. Il y a donc une sorte d'adéquation entre un texte polymorphe, au sens où il convoque différentes disciplines du savoir (Histoire, géographie, botanique, zoologie, ethnographie, etc.), et ses objets d'étude tout aussi variés (les espaces, les hommes et leurs cultures, les plantes, les animaux, les pierres, les vestiges du passé etc.). C'est comme si à l'infinie variété du monde oriental correspondait la plasticité d'un discours qui vise à en rendre compte.

Selon les auteurs, les intérêts seront plus ou moins larges, nous pouvons observer les préférences de chacun, en fonction des domaines auxquels ils consacrent de plus ou moins longues parties de leurs récits. Leurs formations, tout autant que leurs aptitudes ou leurs qualifications, ressortent bien entendus de leurs récits, comme nous l'avons déjà vu, Nicolay s'intéresse plus à l'apparence des hommes, à l'organisation de la société ottomane et à l'Histoire, à l'analyse topographique et la géographie des lieux visités, dans des perspectives militaires et politiques ; alors qu'un récit comme celui de Belon est fortement marqué par des préoccupations « naturalistes », au sens où il consacre de nombreuses pages à décrire des animaux et des plantes267. Mais le récit de ce dernier ne perd pas pour autant cette dimension « encyclopédique », qui fait en grande partie le charme et l'intérêt des récits de voyages. En effet, outre la faune & la flore, Pierre Belon décrit à de nombreuses reprises des savoirs-faire traditionnels, des techniques spécifiques268, il aime

267 Remarquons d'ailleurs, que l'intérêt de P. Belon pour les objets naturels est assez vaste pour que celui-ci aille jusqu'à s'intéresser aux plus petits des êtres, les insectes, par exemple la « tarentule » ou « phalangion » : « qui sont petites bêtes venimeuses, quelque peu plus grande qu'une araignée... » dont il trace un portrait complet, jusqu'à nous décrire, de manière étonnement précise, leur mode de vie (chap.12 du Premier livre, p.88-89).

268 Relevons quelques chapitres exemplaires, quant à l'observation des savoirs-faire locaux et des techniques particulières: « Comment les Crètes font le ladanon » chap.7 du Premier livre (p.76) ; « ...la manière comment les métallaires raffinent l'or.. » chap. 51, Premier livre (p.162) ; « De la manière de pêcher la nuit au feu, avec le trident, et de plusieurs autres du Propontide » chap.75, id.(p.213) ; « Des orfèvres de Turquie » chap.114 du Second livre (p.435) ; « La manière de garder la neige & la glace tout l'été, comme font les Turcs » chap.23, Tiers livre, (p.483) ; etc.

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contempler et rendre compte de l'infinie ingéniosité, que déploient les hommes pour survivre, jusque dans les espaces les moins cléments à leur implantation269. De même, il ose se pencher sur les travaux et modes de vie des hommes de « basse condition », il ne dédaigne pas les plus humbles, bien au contraire, il leur fait une place dans son récit à chaque fois que l'occasion s'en présente : le texte de Belon donne un large aperçu de la diversité des conditions humaines, des métiers et fonctions sociales des hommes, qui peuvent se rencontrer dans l'Empire ottoman270. Cet intérêt pour les arts et métiers de Turquie et d'Orient est très prononcé chez Pierre Belon, il l'est beaucoup moins chez un noble comme Nicolay, qui est plus naturellement - « culturellement » devrions nous dire pour être plus rigoureux- repoussé par certaines taches interprétées comme ignobles (au sens de « non noble »), moins sensible et attentif à ses travaux « méchaniques »271. Mais un voyageur comme Belon est conforté dans son attitude et ses positions par des conceptions proprement ottomanes, en effet, on apprend que les Turcs n'ont pas la même répulsion pour le travail manuel et artisanal, au contraire ils accordent au travail produit d'un savoir-faire une grande dignité, pour preuve, les sultans eux-mêmes, fidèles à la tradition, exercent toujours quelque « art méchanique », comme le rappelle Palerne parlant du Sultan : « Il exerce encore un art méchanique comme tous ses prédecesseurs, car son père faisait des croissans, ou demy-Lunes (...) Cestuy cy faict des flesches : par ce qu'ils disent, que celui qui ne travaille point, n'est pas digne de vivre, s'accordant à ce que dict Sainct Paul... »272. Retenons finalement, qu'un récit de voyage comme celui de Belon comporte une dimension fortement « ethnographique », au sens où il ne s'intéresse pas uniquement aux grands-faits historiques, aux hommes illustres ou puissants et aux monuments prestigieux, il plonge parfois son lecteur au plus près de la vie quotidienne des habitants des territoires qu'il traverse273.

269 Belon offre un exemple de cette adaptation des hommes à des conditions naturelles difficiles, au chapitre 100 intitulé « Des plaines de Cilicie & des citernes encavées en terre qui se remplissent d'eau de pluie. », lorsqu'il écrit : « Les habitants de la Cilicie curieux de leur vie ont bien su trouver invention de garder l'eau de la pluie pour leur usage, et abreuver leur bestial, car ils ont fait des citernes dedans le roc dessous la terre... » p.409. Comprenons bien que le passage du naturel au culturel est assez aisé dans les récits de voyage, car les différents métiers et savoirs-faire sont très souvent fondés sur une transformation d'éléments naturels ; le glissement est encore plus fréquent pour ce qui est de l'agriculture, dont l'évocation suivra naturellement celle des plantes et des ressources d'un lieu donné.

270 Quelques titres de chapitres assez explicites illustrerons cette idée : « Des selliers & cordonniers de Turquie » (ch.45 du Tiers livre) ; « Des maréchaux de Turquie » (ch.46, idem) ; « Des bouchers de Turquie » (ch.47 idem.) ; « Des orfèvres de Turquie » (ch.114 du Second livre) ; etc.

271 Cette idée peut tout de même être nuancée, car dans quelques passages Nicolay traite, lui aussi, de techniques particulières, de manière certes assez rapide, par exemple au chap.VI du Second livre des Navigations & Pérégrinations, il explique une technique particulière : « La manière de tirer et cueillir le mastic est telle : venant les mois de juillet et août, ces villageois avec un ferrement pointu piquent et incisent les écorces des arbres, etc. » (p. 107).

272 Jean Palerne, chap.CXI, p.273.

273 Cet intérêt pour les plus humbles et pour les aspects très techniques et matériels des cultures est très peu présent dans le récit de Nicolay, alors que dans celui de Palerne il s'y perçoit plus franchement, mais à un degré tout de même moindre que dans le récit de Belon. Ce dernier va jusqu'à nous décrire comment le beurre est gardé dans les estomacs des animaux par les paysans de Cilicie (chap.108 du Second livre, p.425), ce n'est qu'un exemple parmi des dizaines d'autres, qui montre bien à quel point Pierre Belon peut amener son lecteur au plus près des

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Par exemple, Belon nous présente à maintes reprises la manière dont procèdent certains artisans ou villageois274, le récit de voyage peut alors participer à des « transferts technologiques », au sens où les savoir-faire orientaux (souvent préservés depuis l'Antiquité) pourront servir de modèles aux Européens, leurs donner des idées et des alternatives.

On ne peut s'empêcher de rapprocher cette démarche, aux dimensions universelles, quant à ses objets d'études, de l'esprit encyclopédique des « Lumières » du XVIIIe siècle, nous retrouverons, en effet, dans l'Encyclopédie, ce même mélange des savoirs techniques et théoriques, ce même intérêt pour des disciplines et des sujets variés. Sans exagérer ce rapprochement, ou tomber dans une interprétation téléologique, qui voudrait faire d'un récit de voyage, comme celui de Belon, un prélude à la démarche des lettrés du XVIIIe siècle, nous jugeons la notion d'« encyclopédisme »275 assez adaptée, pour rendre compte du contenu de certains récits de voyage et de l'attitude de certains écrivains-voyageurs, notamment Pierre Belon du Mans, dont le projet littéraire global est d'« embrasser la création toute entière »276. Ce qui pourrait tout de même limiter l'usage de ce terme d'« encyclopédisme » dans le cadre de ce travail, c'est le caractère non totalement systématique des observations relevées, et surtout leur organisation, qui, loin d'être alphabétique ou thématique277, est au contraire beaucoup plus spatiale, au sens où c'est le lieu ou la région, qui fonde l'unité de la diversité observée et rapportée. Il est manifeste, que le récit de voyage en Orient est très varié dans ce qu'il évoque et représente, mais ne pensons pas pour autant que le texte devient, de ce fait, une juxtaposition artificielle et sans unité d'éléments disparates, bien au contraire, du fait de la multiplicité de ces angles d'approches sur les terres visitées, le récit de voyage livre une image assez complète et vivante des espaces de l'Empire ottoman. De plus, cette méthode d'écriture tend à

savoirs-faire locaux et traditionnels. Ce dernier ne préjuge pas de l'indignité de tel ou tel sujet ou objet, mais exerce au contraire, sa curiosité et ses talents d'observateurs sur de nombreuses choses et sur les thèmes les plus variés.

274 Par exemple au chapitre 100 du Second livre (p.410), il décrit la manière dont les campagnards de Cilicie font cuire leur pain, il rappelle au passage qu'ils le font « à la manière qu'usaient anciennement les soldats romains » .

275 Pour justifier l'utilisation de ce terme dans le cadre de ce travail, on peut également rappeler, que l'une des premières occurrences européennes du mot « encyclopédie » en langue vernaculaire se trouve dans le Pantagruel de François Rabelais (1532).

276 Cette idée est rappelée dans l'Introduction à l'Histoire de la nature des oyseaux, P. Belon, 1555, édition de Philippe Glardon, Droz, 1997. Nous reproduisons ici un passage particulièrement intéressant pour l'historien qui cherche à comprendre les rapports entre la vision de la nature et sa représentation littéraire au XVIe siècle :« Pour le naturaliste du XVIe siècle, la comparaison possède une fonction ontologique, en tant qu'opération qui cherche à reconstituer la structure du réel. Elle est la trace matérielle, au niveau du langage, des liens qui unissent les êtres. Le jeu des comparaisons, en superposant les indices prospectifs et rétrospectifs, reproduit véritablement la cohérence du monde. On dirait dans le jargon linguistique, que la nature est dépositaire d'un métalangage d'origine divine, que le naturaliste du XVI e siècle tente de déchiffrer... » VII. « Nature du discours et écriture de la nature » p.LXIV-LXV.

277 Du moins dans le livre des Observations, qui fait figure d'exception dans l'oeuvre de Belon, car il organisera ses autres ouvrages de manière thématique (voir à ce sujet la seconde partie de ce travail).

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montrer l'unité de la vie dans un lieu278, elle met en avant les relations et les connexions entre différents éléments d'une région ou d'une ville. Ainsi, dans les Observations de Pierre Belon, les hommes et la nature apparaissent très liés, à tel point que la distinction, que nous percevons aujourd'hui comme assez habituelle, entre nature et culture, ou entre les hommes et leurs environnements, n'est pas très pertinente pour rendre compte de la vision d'un voyageur savant du XVIe siècle. Ce qui ressort du récit, c'est bien plutôt une sorte d'osmose entre les sociétés et leurs territoires, la « nature » y est souvent perçue à travers les liens utilitaires et symboliques, qui la rattachent aux sociétés humaines. Les plantes sont très souvent évoquées en rapport avec les usages qu'en font les habitants, de même, les autres ressources naturelles sont toujours replacées dans leurs rapports avec les hommes (que ceux-ci soit de nature alimentaire, médical, commercial, artisanal, etc.). Par exemple, la « Seline », une herbe de Chypre, est présentée pour son utilisation alimentaire par Jean Palerne279, qui explique comment les habitants la prépare et la mange. De la même manière, le récit de Belon est particulièrement attentif à ces pratiques alimentaires et médicales proprement orientales280, citons un bref extrait pour illustrer cette dimension très ethnographique des récits de voyage, qui amènent le lecteur au plus proche du vécu des habitants orientaux : « La façon de faire leur cuisine est moult différente à la nôtre, car quand la chaire est cuite, ils la tirent hors du pot et puis mettent dedans ce de quoi ils veulent épaissir le bouillon, etc. »281.

Mais ces rapports entre les hommes et la nature ne sont pas qu'utilitaires, une plante peut être investie d'une valeur symbolique, dans ce cas l'écrivain-voyageur explique ou rappelle au lecteur l'interprétation culturelle de celle-ci. Nous en trouvons l'exemple-type avec le chapitre LXXIV de Palerne intitulé « Raisons pour lesquelles la croix de nostre Seigneur fut faicte de diverses sortes de bois. »282, à chaque espèce d'arbre est associée une vertu ou une idée, par exemple, « l'olivier » symbolise « la grande miséricorde, qui a esté en Jésus Christ », de même, « le haut Cèdre » signifie « la haute contemplation », nous avons à faire ici aux projections d'une culture chrétienne, mais dans d'autres passages, les auteurs évoquent également des plantes associées à des mythes ou des divinités de la culture gréco-latine. Les liens que les hommes tissent avec la nature sont à la fois techniques et culturels ; la dépendance de l'homme aux éléments, tout autant que la

278 Lieux qui deviennent, au sens propre, autant de micro-« cosmos », avec leurs propres équilibres et organisations.

279 Chap.LXXXVIII, p.218.

280 Pour preuve de l'importance de cette dimension dans les Observations, nous renvoyons bien sûr le lecteur au texte lui même, mais également à l'index thématique, réalisé par Alexandra Merle dans son édition du voyage de Belon. En effet, on y trouve de très nombreuses occurrences sous la catégorie « Nourriture & cuisine » (avec plus particulièrement « Nourriture des Turcs », « Manière de manger ») de même pour « Manière de boire... ».

281 Chap.59, Premier livre, p.192.

282 Chap.LXXIV, p.196-197.

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sacralisation de ceux-ci, sont illustrés de manière exemplaire avec le phénomène cyclique de la crue du Nil, auquel Palerne a la chance d'assister, lorsqu'il se trouve en Égypte. Après avoir exposé le système de prévision des crues, Jean Palerne décrit la dimension culturelle et collective, que peut prendre la célébration d'une inondation favorable à l'agriculture et donc prometteuse d'abondance & d'avenir pour la population égyptienne :

« Et lors qu'il n'a que sa hauteur ordinaire et accoustumée, les habitans solennisent une feste de trois sepmaines, ou un moys durant en signe de resjouyssace de l'abondance, que leur augure le Nil. Chacune famille équippant une barque bien tapissée, & garnie de toutes sortes de fleurs, vivres, confitures, & divers instruments à la Moresque, avec un signe de joye si grande, qu'il semble, que la ville doyve fondre (...) L'eau duquel vient aprez à commencer à s'estendre à tous les autres cannaux au dessoubs du Caire, & arrouser le pays : là dessus ils ne cessent jour & nuict de se promener par la ville dans leurs barques avec tambours, trompettes, & clairons... »283

Par ailleurs, cette unité profonde de la nature et de la culture est perceptible dans certains passages, qui présentent clairement l'idée d'une interpénétration des oeuvres de l'Homme et de celles de Dieu. Pierre Belon en offre un exemple éloquent, lorsqu'il évoque la plaine où se serait déroulé le combat d'Alexandre et Darius :

« Quand nous eûmes passé la rivière nous entrâmes en cette grande plaine en laquelle on dit qu'Alexandre et Darius combattirent. Il y croit un arbrisseau que je n'avais onc vu ailleurs, qui est moult semblable au myrte. (...) Passâmes par-dessus une arche moult antique, laquelle les auteurs ont nommée Portae Ciliciae, faite de brique et de fort ciment, qui est plus dur que pierre de taille. Regardant ça et là l'on voit la campagne comme un amphithéâtre, car les hauts monts l'entournent en façon de demi-lune pour recevoir la mer dudit siné Issicus. »284

Nous avons gardé le début de ce passage, car il illustre bien avec quelle facilité le récit passe d'un domaine à un autre (dans ce cas précis, de l'Histoire à la botanique, pour de nouveau revenir à l'Histoire dans sa forme plus concrète du monument). Mais c'est surtout cette dernière phrase (que nous soulignons), qui nous a paru digne d'illustrer l'idée précédente, car dans cette formule, de manière assez belle et poétique285, l'auteur fait se rejoindre la nature et l'architecture. Prenons un autre exemple, qui illustre ces rapprochements entre des éléments, qui pourraient nous apparaitre distincts, par lesquels les auteurs tendent à donner une image unifiée de la Création : « Les chèvres de ce pays portent laine si déliée qu'on la jugerait être plus fine que soie : aussi surpasse t-elle la neige en blancheur. »286. Comprenons bien qu'au XVIe siècle, la comparaison n'est pas un simple

283 Jean Palerne, ch.XVII, pp.97-98.

284 Pierre Belon, Second livre des Observations, chap. 107, p.422.

285 Remarquons que Pierre Belon, malgré son discours délibérément rédigé sans fioritures rhétoriques, ni artifices littéraires (intentions qu'il explicite dans sa Préface), donne quelques fois à lire d'autres belles formules de ce type, où la peinture du monde, qui se veut réaliste, frise avec l'art poétique, pour le plus grand plaisir du lecteur et sans trahir son souci de fidélité à ce qui est observé. Nous résistons pas au désir de partager certains de ces passages, par exemple, la comparaison suivante, qui tout en étant vraie et didactique du point de vu géographique, prend une dimension poétique, qui la rend encore plus significative : « ...tout ainsi que le Mont Athos fait ombre à Lemnos quand le soleil se va coucher, tout ainsi le Mont-Sinaï fait au Mont-Oreb quand le soleil se lève. » Second livre des Observations, chap.64, p.343.

286 Pierre Belon, Second livre des Observations, chap. 112, p.433.

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procédé littéraire, elle n'a pas pour fonction unique de rendre compte de l'inconnu par le connu, l'analogie révèle les profondes affinités qui unissent les êtres, elle a une valeur ontologique287. N'oublions pas qu'au XVIe siècle, la description de la nature, ou pour être plus rigoureux dans les termes de la « Création », participe toujours, dans une certaine mesure, de la glorification du Créateur288. Pour appuyer cette idée, nous pouvons citer Belon, dans un autre de ces ouvrages consacré aux oiseaux289, où il célèbre la contemplation des « haults faicts de l'Eternel (...) sachant que c'est le principal devoir de l'homme de louer ces faicts avec grande admiration et de louer l'excellence de ses oeuvres, de manifier les choses (...) lesquelles la providence de ce grand architecte a voulu estre faictes à l'utilité de la vie humaine et des autres animaux. »290. Et si un homme savant, comme Belon, veut louer le Créateur par son texte, en rendant compte de ses créations si diverses et magnifiques, il va également essayer de lire dans ce grand livre de la nature (Liber Mundi), tenter d'en déchiffrer les signes (présents de toutes parts), et s'efforcer de mettre en lumière les rapports entre les choses et les êtres, qui sont conçus comme faisant partie d'un même Tout291. L'eruditio, qui s'intéresse aux mots, et la divinatio, qui s'intéresse aux choses, sont indissociables, la nature est conçue comme un réservoir de signes qu'il faut déchiffrer. Certaines marques, laissées par le Créateur, sont assez manifestes, pensons, par exemple, à la melle Adamo, évoquée par Jean Palerne, lors de son passage à Tripoly : « Ils ont un certain fruict, qui ressemble par dehors à l'orange, & le dedans au citron, avec le mesme goust. Les Italiens l'appellent melle Adamo : voulant dire, que c'est du fruit, quoy que ce soit, semblable à celuy, que mangea Adam, lequel on ne saurait couper sans y trouver une croix tracée dedans... »292. Ce bref exemple illustre bien, à la fois la dimension culturelle que prend la nature, le rapport étroit entre une chose et sa dénomination, ainsi que l'importance accordée à la lecture des signes présents dans la nature. Citons un autre exemple, qui montre l'unité de la Création dans la perception d'un voyageur du milieu XVIe siècle, Pierre Belon, à propos des cornes de bouquetin de Crête, affirme : « Elles ont autant de raies

287 Voir à ce propos M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, plus particulièrement le chapitre II. La prose du monde, voir également l'Introduction à l'édition fac-similé de l'Histoire de la Nature des Oyseaux de Pierre Belon du Mans.

288 Lire à ce propos l'article de Danièle Duport, « La variété botanique dans les récits de voyage au XVIe siècle : une glorification du créateur » dans la Revue d'Histoire Littéraire de la France, Vol. 101, 2001/2 (Presses Universitaires de France).

289 Pierre Belon, Histoire de la nature des oyseaux, Préface de l'auteur.

290 Pierre Belon, Histoire de la nature des oyseaux, p.2-3, ce débat sur la légitimité de l'homme savant et contemplatif est très intense au XVIe siècle, ainsi Pierre Belon se doit de justifier son étude « des faicts de la nature ».

291 Comme le résume cette formule de l'Introduction de Philippe Glardon à l'Histoire de la nature des oyseaux : « Signe de la puissance divine, l'ordre supérieur, dissimulé dans la multiplicité foisonnante des apparences, reste toutefois accessible à l'homme de la Renaissance, animé de la conviction que le savoir est rédempteur. » (édition contemporaine, Droz, Genève, 1997.)

292 J. Palerne, chap.LXXX, p.204.

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par le travers comme les boucs ou chèvres ont d'années. »293. Cette remarque ne peut manquer de faire penser les lecteurs aux arbres, dont les troncs indiquent avec la même régularité leurs âges, c'est comme si le végétal se retrouvait chez l'animal : les deux règnes s'interpénètrent et participent d'un même Tout. De même, à certain moment, les animaux décrits par Belon ont des attitudes étonnantes, qui les rapprochent de celles des hommes, par exemple, nous apprenons, que le bouquetin de Crète sait se guérir lui-même en cas de blessure :

« Le mâle trouvant la femelle en son chemin s'arrête, et lors le paysan lui tire son arc. Et si

d'aventure le bouquetin n'est guère navré, ou que le fer lui soit demeuré au corps, il est maitre à se médeciner, car il va trouver du dictamnum, qui est une herbe attachée aux rochers de Crète, laquelle il broute, et par tel moyen se guérit bientôt. »294

Pareils aux hommes, les animaux savent trouver dans la nature leurs remèdes, c'est dire à quel point l'intelligence est présente à tous les degrés de la Création.

Par ailleurs, la nature est souvent présentée comme prévoyante, à propos d'une espèce de caille, Pierre Belon écrit : « ...ayant ce défaut en lui de ne voler guère bien, en récompense nature l'a fait courir légèrement ». Ce n'est qu'un exemple parmi de nombreux autres, qui tend à montrer à quel point le Créateur a bien fait les choses et à assurer la vie de chaque être, tout autant que l'harmonie de l'Univers entier. Cette idée d'harmonie à l'oeuvre dans la nature est redondante, et un naturaliste comme Belon fait souvent des remarques, qui soulignent cette ordonnance équilibrée des choses et des êtres. En effet, proche de ce que nous appellerions aujourd'hui « l'équilibre de la biosphère », il observe à quel point les environnements vivants s'autorégulent, c'est alors l'occasion pour l'auteur d'admirer la grande prévoyance à l'oeuvre dans la Création, par exemple, il remarque :

« ...au pays d'Égypte, et Belba, nous trouvâmes des campagnes en friche où il y a si grande

quantité de rats et mulots, que si n'était que nature y envoie moult grande quantité d'oiseaux

(...) pour les détruire, je crois que les habitants ne pourraient semer aucun grain qui ne fût mangé. » 295

Dans un esprit assez encyclopédique, un voyageur comme Pierre Belon a pour projet de rendre compte aux lecteurs, avec le plus d'exhaustivité et de fidélité possibles, de la vie lointaine. Sa plume doit donc décrire à la fois la diversité (qui culminent dans les singularités) et l'unité de la Création : son verbe doit chercher à se rapprocher de celui du Créateur. C'est pour cela, qu'il insiste sur les interactions entre les êtres vivants, qu'il replace dans leurs milieux d'origines, qu'il enracine sur les territoires évoqués. Aucun élément présenté n'est isolé du tout, il fait partie d'un cosmos, d'un tout « ordonné », ou, pour être encore plus précis, d'un tout « organisé ».

293 P. Belon, Premier livre des Observations, chap.13, p.89.

294 Idem, p.90.

295 P.Belon, Second livre, chap.78, p.369.

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Quel endroit mieux qu'une île peut donner cette impression d'unité et de microcosme complexe ? L'île est, en effet, le lieu parfait pour illustrer cette diversité et cette unité de la faune et de la flore. Ces entités géographiques clairement délimitées (par l'eau) sont très appréciables pour l'écrivain-voyageur, elles permettent une certaine cohérence dans l'écriture, l'aspiration de l'écrivain au portrait complet, ou du moins, le plus exhaustif possible, parait, dans le cas d'une île, moins démesurée et plus facilement réalisable, que pour une région ou un pays entier296. En effet, le voyageur, lorsqu'il aura à faire à une île de petite taille, lui consacrera un seul chapitre (l'unité territoriale de l'île étant alors comme imitée dans le récit par l'unité du chapitre), pour les îles plus importantes, l'auteur se permettra d'étendre ses descriptions sur plusieurs chapitres, qui insisteront sur autant d'aspects clés, de points de vues spécifiques, sur un même territoire circonscrit par les eaux. Prenons l'exemple de la description de l'île de Crète, qui offre au lecteur de Pierre Belon un portrait riche et vivant d'un « écosystème » florissant à la « biodiversité » immense et étonnante (pour employer deux termes contemporains)297. À la lecture de ces chapitres, on ne peut s'empêcher de trouver quelque chose de paradisiaque au lieu évoqué par Belon, celui-ci insiste sur l'harmonie et l'abondance naturelles des lieux ; cette dimension édénique de l'île de Crète est amplifiée à deux reprises, d'abord, lorsque Belon précise : « Les loups ne vivent point en l'île de Crète, parquoi ose sûrement laisser tous leurs animaux aux champs paître la nuit sans en avoir crainte... »298 et plus encore, ensuite, lorsqu'il informe son lecteur, qu'il n'y a point de serpent venimeux sur l'île de Crète 299. Un lieu si accueillant et fécond n'est-il pas à rapprocher de ces terres du premier-âge, où les hommes vivaient en paix entre eux et en harmonie avec la nature, n'y a t-il pas, dès le début du récit de Pierre Belon, avec la description de ce territoire insulaire, une vision rappelant de quelque manière l'Éden ?

296 À cet égard, la ville serait également une entité géographique très appréciable pour le voyageur qui se fait écrivain : les villes sont un peu l'équivalent sur terre de ce que les îles sont sur la mer. Alors qu'à propos de ces dernières le voyageur orientera plus sa description sur la multiplicité et la singularité des objets naturels, dans la ville son discours sera plus enclin à rapporter la diversité culturelle.

297 Étant donné que Pierre Belon est resté un laps de temps assez conséquent en Crète, sa description s'étend du chapitre12 au chapitre 20 du Premier livre des Observations, ainsi, le récit de voyage de Belon commence par transporter le lecteur sur une île pleine de vie et de diversité, cette entrée en matière donne aux lecteurs de belles promesses quant à la suite de ses pérégrinations orientales.

298 P. Belon, ch.13 du Premier livre, p.89.

299 Ch. 18, p.104 : « Quant aux serpents, j'en ai observé en Crète seulement trois différences (...) Je veux bien confirmer ce qui a été dit anciennement, qu'il n'y a point de bête venimeuse en Crète. Car mêmement en pourchassant l'un des serpents (...) notre guide en levant une pierre où il s'était caché dessous, fut mordu dessus la main jusqu'au sang, et toutefois il n'eut aucun autre mal que l'égratignure. ».

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2. L' Orient rêvé : un paradis terrestre ?300

En effet, l'île, par son caractère relativement protégé301 et souvent autonome, par son aspect unifié et par la diversité qu'elle porte en son sein302, peut apparaitre comme un archétype du paradis, ou du moins, comme un ersatz de celui-ci. Mais les territoires insulaires ne sont pas les seuls à prendre ce caractère merveilleux et attrayant sous la plume des voyageurs.

À propos de l'« Arabie Heureuse », Nicolas de Nicolay affirme :

« Cette région, sur toutes les autres du monde, est la plus féconde et abondante en choses précieuses et aromatiques. Aussi elle porte froment en abondance, olives et tous autres excellents fruits. Et est arrosée de divers fleuves et fontaines très salubres. Le pays méridional est peuplé de plusieurs belles forêts, pleines d'arbres qui portent l'encens et le myrrhe, palmier, roseaux, cinnamome, canelle, casse et ledanum, étant l'odeur qui vient de ces arbres, au sentiment des hommes, de telle douceur et suavité qu'elle semble plutôt chose divine que terrestre et humaine. »303

Remarquons, tout d'abord, le processus littéraire d'accumulation d'arbres et d'espèces végétales, qui mime cette diversité et donne l'impression d'abondance à la lecture. Ensuite, relevons cette impression de paradis, qui culmine dans la dernière phrase de ce passage, où le lecteur se voit transporté vers un territoire merveilleux. Dans le même ordre d'idée, au Chapitre 107 des Observations de plusieurs singularités, Pierre Belon du Mans offre aux lecteurs une description assez idyllique :

« En passant par-dessous lesdites Portes de Cilicie, chacun de la troupe voyant les arbres d'andrachnes porter leur fruit à trochets, déjà rougis et mûrs, rompaient des rameaux et allaient manger par le chemin... ».

Les hommes tendent le bras et prennent ce que la nature leur offre gracieusement, dans son

300 Ne pouvant, dans le cadre de ce travail, nous étendre trop longuement sur ce problème passionnant, nous restreindrons notre étude à la déclinaison de ce motif du paradis dans les récits de voyages orientaux, mais nous renvoyons le lecteur plus curieux à l'abondante littérature sur le sujet, notamment à l'étude assez complète de J. Delumeau, Une histoire du paradis, Fayard, 1992.

301 Pour appuyer ce rapprochement rappelons que dans la Genèse le paradis terrestre est entouré de quatre grands fleuves, qui lui confèrent ce caractère d'isolement naturel et cette protection par les eaux, que nous retrouvons dans l'île (barrière naturelle aquatique de moins en moins efficace avec les progrès de la navigation et le développement croissant de la piraterie à l'époque).

302 L'île, de par la biodiversité qu'elle porte, ne serait-elle pas une sorte d'Arche de Noé naturel ? Véritables microcosmes, certaines îles sont, en effet, des terres de refuge pour les êtres vivants, des réservoirs d'espèces rares et de ressources précieuses, que ne manque pas de visiter un amoureux de la nature comme Pierre Belon. Il adopte volontairement un itinéraire, qui lui permettra de les parcourir et de les découvrir (voir à ce propos la première partie de ce travail, où nous rappelons que Belon se sépare de l'ambassade et chemine selon un itinéraire moins directe et rapide, pour les besoins de sa propre démarche).

303 Nicolas de Nicolay, quatrième livre des Navigations & Pérégrinations, chap.XI, p.222.

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abondance ; ses fruits ont un arrière goût d'Éden, de même, que ces pages ont quelque chose d'une réminiscence de l'état antérieur à la chute, quand la nature était d'elle même féconde. Quelques régions d'Orient semblent conserver ce caractère spontané et luxuriant, qui ressort surtout de la comparaison avec ce que connait l'Europe, nous en trouvons l'exemple, lorsque Pierre Belon écrit : « L'herbe de basilic est semée par les campagnes d'Égypte, croissant trois fois plus grande qu'en ce pays-ci. »304. La nature en Orient est parfois très généreuse, elle fait don de ces bienfaits à celui qui passe, elle rend au centuple à celui qui la cultive305. Elle apparait dans une majestueuse abondance au voyageur patient et attentif, qui, tout en cheminant, se nourrit de cet ailleurs si doux et merveilleux, son corps se rassasie des dons de la terre et ses sens mêmes s'enivrent parfois de ces délices orientaux...

Pour achever cette comparaison entre nos textes, étudions un extrait du troisième voyageur de notre corpus, qui lui aussi plonge le lecteur dans des terres proche de l'Éden, lorsqu'il évoque Damas :

« Les jardinages sont cousus avec la ville, qui l'embellissent d'avantage, d'autant que, comme dict est, les arbres y sont verds en toute saison, tellement que pour la beauté du lieu, il y en a, qui veulent dire, que c'estoit là le paradis terrestre. Il faut que le climat y soit merveilleusement tempéré : par ce qu'ils ont tous fruicts que nous avons en Europe, comme poires, prunes, abricots, pêches, pommes, amandres, orenges, citrons, limons, poncilles, grenades, olives &

autres. & encore la cassia, carobbes, dattes, cannes de succre, muses, cotton, cyprès, & autres arbres, & fruicts, que nous n'avons pas. »306

Encore une fois, l'accumulation contribue à l'impression d'abondance, c'est la formidable concentration en un seul espace, d'autant d'espèces différentes, qui lui confèrent une dimension paradisiaque. En effet, l'aura merveilleuse, qui entoure l'Orient dans les imaginaires et dans l'expérience viatique, est très liée aux plantes et produits rares qu'on y trouve, aux richesses, qui s'y cachent parfois et s'y montrent d'autres fois307. Cette variété et diversité de plantes donne aux

304 P. Belon, Second livre des Observations, chap.40, p.308. Endentons bien que « ce pays-ci » fait référence à la France, du point de vue de laquelle se place Belon pour ses lecteurs.

305 À de nombreuses reprises dans leurs récits, Pierre Belon et Jean Palerne insistent sur cette fertilité des terres agricoles du Proche Orient.

306 Jean Palerne, chap.LXXXIV, p.211-212.

307 À cet égard, on pourrait invoquer la notion « d'El dorado », au sens large, d'un lieu caché et lointain -qu'il faut conquérir et découvrir- qui contient des richesses immenses (d'autant plus immenses qu'elles sont indéfinies et que ce territoire est très réceptifs aux projections les plus irréelles et démesurées des imaginaires) et déclenche, de ce fait, la convoitise des hommes (voir, à propos des effets réels de ces lieux imaginaires sur les explorateurs des Amériques, l'article « Le mythe de 'El Dorado' » dans l'ouvrage collectif Voyager à la Renaissance, Colloque de Tours, 1987). La richesse des terres orientales est exaltée par les auteurs à maintes reprises -elle participe grandement de l'attraction occidentale pour l'Orient, qui dans ce cas est purement intéressée par des considérations matérielles. Finalement, comme pour confirmer cette idée d'un Orient « el dorado » nous pouvons rappeler que Pierre Belon consacre plusieurs chapitres à l'or d'Amérique, mais également à celui d'Orient (chapitre 50 « Des mines d'or & d'argent du Grand Seigneur... » et chapitre 51 « Autre discours sur l'or... » dans

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hommes des aliments et des ressources, mais aussi des médicaments, des remèdes estimables & précieux, ou encore, des marchandises luxueuses et couteuses. Dans le récit d'un médecin botaniste comme Belon, la nature orientale apparait comme un véritable trésor, pour qui sait y puiser comme il faut, pour qui sait reconnaitre les propriétés de chaque plante308. Avant de clore cette partie, nous voudrions parler d'un autre lieu typique, qui, un peu à la manière de l'île, peut prendre des allures assez paradisiaques : « le Mont », autrement dit, le sommet d'une montagne. On peut trouver un exemple de cette idée, lorsque Pierre Belon annonce le contenu de son chapitre 42, en l'intitulant « Des plantes singulières du mont Athos, provenantes naturellement sans être cultivées. ». Ce caractère spontané de la végétation est admirable pour l'observateur, le superlatif est de rigueur pour évoquer ce lieu : « J'ai trouvé le mont Athos herbu sur tous autres lieux où j'aie oncques mis le pied »309 affirme ce connaisseur des choses et espaces naturels. Il confirme notre rapprochement avec l'Éden, lorsqu'il écrit : « Ce lieu est bien dû, car il est séant à gens solitaires, digne d'être comparé à un paradis de délices, pour gens qui aiment à se tenir aux champs. »310. Nous pouvons donc souligner ce rapprochement entre l'île et la Montagne, qui mériterait d'être étudié plus spécifiquement dans un autre travail ; ces deux lieux sont protégés et isolés, ils contiennent de nombreuses merveilles naturelles, qui se révèlent aux voyageurs curieux de les parcourir, ayant bravé les obstacles (terrestres ou maritimes) pour s'y rendre.

Au final, nous pouvons donc bien affirmer, que l'Orient, en certains lieux, peut prendre des dimensions paradisiaques sous la plume des voyageurs. La Terre Sainte reste, bien sûr, un lieu de prédilection pour ce genre de discours, Jérusalem apparait, par exemple, sous la plume de Belon, comme une terre d'abondance : « Ces montagnes sont si abondantes en toutes espèces d'arbres et herbes sauvages et aromatiques qu'on les peut comparer au Mont Ida en Crète... »311. Si la nature orientale, expérimentée par les voyageurs, joue un rôle important dans cette représentation assez onirique de l'Orient, les références littéraires et culturelles vont, elles aussi, transformer les terres ottomanes -à la fois dans le regard que porte sur elles les voyageurs et dans la représentation écrite

le Premier livre des Observations), sujet au coeur des préoccupations de l'époque (le récit de voyage est encore dans ce cas un miroir des intérêts européens).

308 Nous renvoyons le lecteur à certains chapitres exemplaires à ce sujet : chap.51 du Tiers-livre, nous y apprenons l'utilisation en Turquie de certaines plantes comme somnifères : « Les Turcs ont des merveilleuses expériences de plusieurs choses, comme pour faire dormir soudainement. Voudrait-on chose plus singulière que de trouver drogue pour faire incontinent dormir quelqu'un qui ne peut se reposer ? Ils vont chez un droguiste auquel demandent pour demi-aspre de la semence de tatoula. Puis la baillent à celui qui ne peut dormir... » (p.525-526) ; au chapitre 102 du Second livre, Belon met en avant les vertus de la rhubarbe (p.413-414), de même, au chap.59 du Premier livre, il évoque un remède, qu'il réalise avec les plantes dont il dispose : « Faisant un médicament à un splénétique à La Cavalle, je trouvai la manière de faire ce que les Anciens appelaient elaterium.. » (p.193);etc.

309 P. Belon, Premier livre des Observations, Chap.42, p.143.

310 Idem.

311 Belon, chap.81, second livre, p.373.

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qu'ils en donnent- et leur conférer une dimension attirante, si ce n'est merveilleuse...

3. Des régions et terres d'Orient très denses en Histoire : des lieux fortement empreints de références mythiques et littéraires.

Contrairement aux Amériques nouvellement découvertes, qui présentent une altérité radicale pour les Européens, les territoires sur lesquels l'Empire ottoman exerce son influence ne sont pas vierges de signes et d'Histoire. Bien au contraire, l'Occident retrouve une partie de ses racines culturelles en Orient312 -et plus encore dans l'Orient méditerranéen, le voyageur Européen du XVIe siècle, au cours de ses pérégrinations, est très souvent confronté à des régions, des histoires ou des cultures, qui lui sont familières, si ce n'est d'expérience réelle, au moins du point de vue littéraire ou imaginaire. En effet, certaines régions d'Orient visitées et décrites, comme la Grèce ou la Terre-Sainte, accueillent facilement les évocations mythologiques, historiques ou bibliques : à l'intérieur des récits de voyage, certains lieux vont admirablement bien se prêter à des références littéraires & culturelles. C'est comme si, pendant quelques instants, les livres et les textes, qui fondent la culture générale d'un lettré du XVIe siècle, coïncidaient avec le grand livre du monde arpenté par le voyageur. La culture humaniste et biblique, les références littéraires et historiques vont modifier le regard que porte le voyageur sur l'Orient313, certains lieux seront très réceptifs à ces « projections culturelles » du voyageur, la représentation de l'Orient qu'offre l'écrivain, dans son texte, sera indissociable de ces éléments culturels, qui sont autant de clés pour interpréter le grand livre du Monde oriental.

Les lieux visités par le voyageur prennent une dimension merveilleuse ou admirable, avant tout, par les grands noms qui s'y rattachent. En effet, le voyageur arpente des terres, qui ont été foulées par des Anciens prestigieux, des lieux où ont vécu de grands hommes. Par exemple, Pierre Belon nous décrit « l'île de Cos, pays d'Hippocrate »314, de même, Nicolay associe directement, dans le titre d'un de ses chapitres, le nom d'une ville avec un grand nom de l'Occident chrétien : « la

312 Du point de vue de l'Histoire, la séparation entre ces deux entités abstraites (Orient et Occident) apparait un peu arbitraire, alors qu'une étude des phénomènes et interactions historiques à l'échelle méditerranéenne parait mieux fondée et plus féconde. Nous utilisons donc ces termes par commodités, conscient des limites de leur pertinence.

313 La sensibilité du voyageur sera en grande partie conditionnée par sa culture, qui lui offre des codes et des références pour décrypter, ou même simplement pour percevoir, tel élément spécifique ou tel détail particulier. Ainsi, en filigrane, les récits de voyage offrent à l'historien un aperçu de la culture du voyageur et des lecteurs de l'époque, de même qu'ils sont, comme nous le soulignons durant cette troisième temps de notre travail, un miroir des préoccupations européennes de la seconde partie du XVIe siècle.

314 Titre du chapitre 12 du second livre des Observations (p.255).

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Cité de Bonne, anciennement appelée Hippon de laquelle Saint-Augustin à été évêque. »315. Outre l'aura que confère au lieu l'évocation de noms illustres, ce procédé d'écriture permet de fixer les espaces dans la mémoire du lecteur, d'introduire des endroits, peu ou pas connus, à partir de ce qui est connu des Européens. La pérégrination devient parfois un parcours de mémoire pour le voyageur, qui rencontre de nombreux signes le renvoyant au passé, des lieux le ramenant à l'Histoire, des régions lui rappelant des lectures. On imagine l'émotion qu'un humaniste pouvait avoir, lorsqu'il parcourait les terres d'origines de certains auteurs, qu'il admirait et respectait. Dans le texte de Nicolay, les évocations géographiques sont très souvent entremêlées avec des références littéraires & historiques. Par exemple, Megare est associée à Euclyde, le « prince des géométriens »316, de même, que « la citée d'Amycle » est la « patrie de Castor & Pollux ». De la même manière, dans la province de « Béoce », différents lieux sont rattachés à des éléments de la mythologie gréco-latine : « En cette province est le mont Cythère, le fleuve Isménée et les fontaines d'Irce et Aganippe ; et fut le lieu natal des Muses au bois d'Hélicon, patrie d'Hercule et du père Bacchus... »317. Dans le récit de Nicolay, cette tendance à marier les références littéraires et les évocations géographiques est tellement forte, qu'on a quelquefois une impression de catalogue, à cet égard, on se rend bien compte à quel point son discours relève plus de la recomposition à postériori et de la synthèse cosmographique, que de l'expérience vécue et particulière. En effet, comme nous l'avons déjà souligné, le texte de Nicolay emprunte beaucoup plus à ses lectures, ce qui explique que souvent, dans son ouvrage, les descriptions anciennes priment sur les descriptions contemporaines318.

Outre de grands personnages, certains lieux visités invitent également les auteurs à évoquer des évènements historiques mémorables, par exemple, la description de Philippopoly est l'occasion pour Palerne d'évoquer la fondation de cette cité par « Philippes Roy de Macédoine »319, de même que l'évocation de Constantinople est souvent l'occasion pour l'écrivain voyageur de raconter l'Histoire mouvementée de la ville, jusqu'à ce qu'elle devienne la capitale ottomane320 . Bien

315 Nicolas de Nicolay, Premier livre des Navigations & Pérégrinations, p.71.

316 Idem, Quatrième livre des Navigations & Pérégrinations, chap.XXIX, p.258.

317 ibid, chap.XXIX, p.257.

318 Son Quatrième livre est exemplaire à cet égard, Nicolay y consacre beaucoup plus de chapitres à l'Antiquité des territoires qu'il évoque, qu'à leur situation présente, les titres de chapitres témoignent de ce contenu fortement attaché au passé (et donc pouvant s'appuyer sur des textes déjà publiés) : « XXVI. Moeurs, lois, religion et manière de vivre anciennes de Thraces. », « XXVII. Ancienne opinion des Thraces sur l'immortalité de l'âme. », « XXX. Moeurs et ancienne manière de vivre des Grecs », « XXXI. Loi de Lycurgus données aux Lacédémoniens », « XXXV. Ancienne religion des Grecs », etc.

319 Palerne, chap. CCXV, p.305.

320 Voir, par exemple, au Second livre de Nicolay chap.XII « De la fondation de Byzance, des modernes appelée Constantinople », chap.XIII « Réédification de Byzance par le grand empereur Constantin », également les chapitres suivants XIV, XV et XVI «Antiquités de Constantinople ». Il est intéressant de remarquer, que le

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souvent, certains lieux trouvent place dans le récit de voyage et existent dans la mémoire des hommes, parce qu'ils ont été le théâtre d'évènements historiques importants. Évidemment, le voyageur européen, qui se rend dans l'Empire ottoman, ne peut manquer d'aller visiter la Terre Sainte, région des évènements fondateurs de la religion chrétienne, qui, de ce fait, ne laisse pas indifférents ces derniers. En effet, si nos récits de voyage se détachent sur de nombreux points du récit traditionnel du voyage en Orient - le récit de pèlerinage, ils gardent plusieurs éléments qui s'y rattachent. Ainsi, un voyageur comme Jean Palerne, est saisi d'émotion à l'approche de Jérusalem : « Pour l'honneur et révérence duquel lieu, tous les pélerins mettent pied à terre, jusques à la ville, regardans & contemplans avec larmes à l'oeil, le lieu, que l'on a tant désiré de voir, n'y ayant celuy, qui ne se sente saisi de joye, & esmeu de compassion ensemble, considérant les mistères qui y ont esté faicts, le tout pour notre rédemption. »321. Cet extrait relève pour une part du motif littéraire hérité du récit de pèlerinage, mais il renvoie également à une sacralisation bien réelle de l'espace, à une émotion intense vécue par le voyageur. Ainsi, des liens culturels et référentiels rattachent fortement le voyageur français au monde oriental et participent grandement au prestige de ces terres, qui, de ce point de vue, ne sont pas si lointaines pour les Européens. Le voyage est en Orient est alors un retour aux racines culturelles et religieuses du christianisme322.

Par ailleurs, les chapitres consacrés à la Grèce seront l'occasion pour l'écrivain de montrer et d'utiliser ses références humanistes et sa connaissance de l'Antiquité. Nous trouvons, par exemple, dans le chapitre de Nicolay consacré à la « Description de la Grèce »323, quelques lignes assez élogieuses à propos de la déesse Minerve : « Elle fut l'inventrice de tous les bons arts et industrieuses sciences libérales, mère et nourrice de plusieurs excellents philosophes, orateurs et poètes, qui par leurs labeurs et oeuvres mémorables, ont acquis louange immortelle. ».Cependant, ne croyons pas pour autant que le discours de Nicolay sur l'Antiquité soit univoque, certes, il manifeste son l'admiration dans certains passages, mais il prend également de nombreuses précautions, lorsqu'il touche au domaine religieux. En effet, comme s'il craignait de passer aux yeux de ces contemporains pour un admirateur du « paganisme », il ne manque pas de rappeler que les Grecs

développement de Nicolay sur ce point clé de l'Empire ottoman et du voyage que constitue Constantinople, se déroule d'un mouvement qui va du passé de la ville-plus littéraire et culturel- au présent -plus fascinant- avec la description à partir du chapitre XVIII « Du Sarail... », et donc d'une Constantinople musulmane, plus contemporaine. Dans ce cas, le travail de recomposition à postériori du voyage est clair et passe par une réorganisation logique -ici plus encore « chrono »logique- du contenu.

321 J. Palerne,op.cit., chap.LXI, p.173-174.

322 On sait à quel point cette idée de « retour aux sources » a pu être prégnante dans l'esprit des hommes de la Renaissance, le voyage au Levant en est probablement une des manifestations, de même que peut l'être, la recherche des textes religieux les plus « originels » possibles pour les philologues et érudits de la même époque.

323 Titre du chapitre XXIX, Quatrième Livre des Navigations & Pérégrinations.

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« ...furent inventeurs de plusieurs manières monstrueuses de superstition et d'idolâtrie... »324 un peu plus loin, dans ce chapitre au sujet sensible (« XXXV. Ancienne religion des Grecs »), il condamne « leur coeur plongé en profonde erreur et abominable idolâtrie... »325, de même qu'au chapitre suivant, il réitère cette idée, lorsqu'il parle de « leurs faux dieux, qui si longtemps les avaient tenus en obscures ténèbres d'idolâtrie et damnation... »326.

Finalement, ces passages sur la Grèce glorieuse de l'Antiquité sont l'occasion de découvrir certaines conceptions de la civilisation et de l'Histoire, qui témoignent de la mentalité d'un lettré européen du XVIe siècle. Nous relevons, tout d'abord, le motif du « héros civilisateur » ou « du sage éducateur de peuples », qui apparait à de nombreuses reprises dans le texte de Nicolay, dès sa Préface, mais aussi, lorsqu'il évoque les territoires de la Grèce, où le lecteur voit renaitre « Prométhée, fils de Japétus, lequel étant homme de profond savoir enseignait les hommes rudes à vivre civilement. Il inventa les portraits au naturel avec la terre grasse, et fut aussi le premier qui tira le feux d'un caillou et qui enseigna l'astrologie aux Grecs. »327, et « Lycurgus », le fondateur des lois lacédémoniennes, auquel Nicolay consacre un chapitre spécifique328. De même, « Zalmoxis » est présenté comme l'éducateur des Thraces : « Zamolxis, fut le premier qui leur institua des lois pour les induire à la civilité... »329. Cette idée d'un homme providentiel, au savoir quelque peu « surhumain », qui instruit les peuples et les conduit à la civilisation, est très liée à une autre conception redondante dans le texte de Nicolay : celle d'une progression historique du degré de culture des peuples, qui passeraient de l'état de barbarie inculte à celui de civilisation policée. Nous pouvons citer un extrait, qui illustre cette conception de l'Histoire :

« Les Grecs, en leur ancienne manière de vivre étaient forts rustiques et barbares, car ils vivaient et habitaient avec les bêtes en toute oisiveté, n'ayant viandes plus délicates pour leur nourriture que le fruit sauvage des arbres (...) Mais par longue succession de temps, se vinrent tellement à cultiver et accommoder à toute société humaine et bonne moeurs, qu'enfin furent réputés entre toutes les autres nations plus civils, sages, et belliqueux de l'Europe. »330.

Nicolay expose la même idée, deux chapitres plus loin, lorsqu'il évoque les Athéniens : « Premièrement, les hommes ne se nourrissaient que de gland, et n'avaient pour habitation que petites logettes et cavernes. Mais Doxius fut le premier qui édifia maisons en Athènes, etc. »331.

324 Nicolas de Nicolay, Quatrième Livre des Navigations & Pérégrinations, chap. XXXV, p.269.

325 Idem.

326 Idem, chap.XXXVI, p.270.

327 Nicolas de Nicolay, Quatrième Livre des Navigations & Pérégrinations, chap.XXIX, p.259.

328 Idem, chap. XXXI « Lois de Lycurgus données aux Lacédémoniens » p.263-264.

329 Idem, chap.XXVII, p.252.

330 Idem, chap. XXX « Moeurs et ancienne manière de vivre des Grecs » p.262.

331 Idem, chap.XXXII, p.265.

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Toujours sur le même schéma, il expose le développement historique des Athéniens, qui partent du degré de développement le plus rustre et inculte, pour aboutir à une grande civilisation, dont la mémoire est encore célébrée au XVIe siècle. Mais la vision de l'Histoire de Nicolay n'est pas celle d'un progrès linéaire, elle renvoie plutôt à une conception cyclique du temps, qui implique, que même les plus grandes civilisations finissent par disparaitre ou perdre leur puissance et prestige332...

Nous approchons alors d'une conception fondamentale, qui guide l'écriture de Nicolay, véritable leitmotiv de son texte : l'idée de la « décadence ». En effet, en comparaison de la grandeur passée de certaines civilisations, que consignent des livres et des vestiges (culturels ou matériels), le présent apparait souvent bien terne aux yeux du voyageur. Tout le Quatrième livre de Nicolay est construit sur ce principe de mise en parallèle du passé et du présent, l'écrivain commence par évoquer, dans son premier chapitre, les « Anciennes lois et manières de vivre des Perses », avant d'évoquer, au chapitre IV, la « Religion moderne des Perses ». Souvent, à l'évocation de la grandeur passé succède la constatation de la décadence présente, il affirme, par exemple : « Les susdits Perses maintenant contre leurs anciennes coutumes, sont forts adonnés à tous plaisirs et voluptés... »333. Cette opposition du passé au présent est presque systématique chez Nicolay, qui n'a de cesse de constater le décalage entre la grandeur passé (facilement idéalisée puisque cette grandeur est en grande partie disparue et littéraire) et la décadence présente (rapidement exagérée par l'effet de comparaison avec la représentation idéale de l'âge d'or passé). Face à cette impermanence, même des plus grandes civilisations, le voyageur cherche des explications ou des causes. La première explication, que donne, Nicolay est d'ordre « cyclique », il écrit, à propos d'Athènes : « Mais par la mutation des temps et instabilité de fortune, cette citée tant florissante a été réduite à telle extrémité et ruine que pour le jourd'hui, n'est qu'un petit château de peu d'estime... »334. Cet écart est constaté à maintes reprises dans son texte, que ce soit du point de vue politique, moral ou culturel, il remarque souvent, que les plus grands d'hier sont les plus asservis d'aujourd'hui, ce constat est très fort pour les Grecs (descendants des grands auteurs classiques) non seulement chez Nicolay, mais aussi dans le récit de Belon, qui insiste également sur cette décadence présente de la Grèce. Selon le même schéma que Nicolay, il rappelle la grandeur passée des Grecs pour mieux souligner leur décadence présente :

« L'on trouvait anciennement de bons livres grecs écrits à la main en ladite montagne, car les

332 Cette idée est plutôt séduisante et rassurante vis à vis de l'Empire ottoman, dont la chute apparait, à la lumière de ces conceptions, inéluctable et peut être très prochaine, étant donné que celui-ci semble être, en ce milieu de XVIe siècle, à son apogée.

333 N. De Nicolay, Quatrième livre des Navigations et Pérégrinations, chap.VI, p.215.

334 Idem, chap.XXIX, p.258.

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Grecs des susdites monastère étaient le temps passé beaucoup plus docte qu'ils ne sont pour l'heure présente. Maintenant, il n'y en a plus nuls qui sachent rien, et il serait impossible qu'en tout le mont Athos, l'on trouvât en chaque monastère plus d'un seul caloyer savant. Qui en voudrait avoir des livres en théologie écris à la main, on y en pourrait bien trouvé, mais ils n'en ont ni en poésie, histoire, ni en philosophie.»335.

Avec cet exemple de Belon, nous découvrons une conception du savoir très « humaniste » et lettrée, au sens où il ne suffit pas de connaitre les textes religieux et les commentaires théologiques pour prétendre à la culture. L'affirmation de Belon est d'autant plus frappante, dans sa dernière phrase, que pour les Européens, les pères de l'Histoire, de la poésie et de la philosophie, sont justement les Grecs de l'Antiquité. Dans cette perspective, l'Europe occidentale devient la gardienne des trésors des anciens, puisque leurs héritiers directs n'en sont pas dignes et sont incapables de les conserver. L'appropriation de l'héritage antique par les Européens du XVIe siècle apparait alors d'autant plus légitime et nécessaire, que les Grecs le délaissent et le rejettent, ou du moins, le méconnaissent.

Par ailleurs, ces réflexions sur la décadence culturelle ne sont pas cantonnées à la Grèce. En effet, pour ce qui est de l'Égypte, Pierre Belon affirme à propos d'un Palais du Caire : « Depuis que l'Égypte est rendue tributaire au Turc, il a toujours continué tomber en décadence. »336. Ici, le monument devient le symbole d'une destruction plus générale, dont sont souvent victimes les peuples asservis. En effet, comme le sous-entend cet exemple, outre son caractère cyclique, la décadence peut être expliquée par des causes historiques et politiques. Nicolas de Nicolay donne un exemple de ce type d'analyse, lorsqu'il explique comment les Grecs, au sommet de leur puissance, tombèrent à la fois dans l'orgueil, la dissolution morale et la désunion, qui entrainèrent leur chute :

« après la déconfiture des Persans, par le merveilleux accroissement de leur puissance, tombèrent en si grande fierté et arrogance (ainsi que de tout temps orgueil et présomptions ont de coutume d'accompagner les grandes prospérités) qu'au lieu de très honnête gouvernement qu'ils avaient en leur république, ils se mirent à une vie très orde, corrompue et pleine de toute vilenie et abominable dissolution. Dont advient que pendant le temps de cette monarchie, les Grecs eurent ensemble plusieurs grandes et longues guerres, voire telles, qu'à la fin, cette tant noble Grèce fut totalement ruinée et détruite, car y faisant un chacun entrée de tous côtés, fut à la parfin donnée en proie aux étrangers. »337

335 P. Belon, Premier Livre, chap.39, p.139-140, il développe de nouveau la même idée au chapitre suivant : « Il faut que nous attribuons cette ruine des livres grecs à la nonchalance et à l'ignorance qui a été entre les peuples des pays de Grèce, qui se sont totalement abâtardis (...) Entre tous les 6000 caloyers qui sont par la montagne en si grande multitude, à peine pourrait-on trouver deux ou trois de chaque monastère qui sachent lire et écrire, car les prélats de l'Église grecque et les patriarches, ennemis de la philosophie, excommunièrent tous les prêtres et religieux qui tiendraient livres et en écrirait ou lirait autres qu'en théologie ; et donnaient à entendre aux hommes qu'il n'était licite aux chrétiens d'étudier en poésie et philosophie. » idem, ch.40, p.140.

336 P. Belon, Second livre, chap.40, p.309.

337 Nicolay, Quatrième livre des Navigations & Pérégrinations, chap.XXXIV, p.269.

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Implicitement, Nicolay invite son lecteur à tirer une leçon de l'Histoire, cette décadence trouve sa cause dans la désunion des Grecs et dans l'orgueil de leurs passions égoïstes, comment ne pas voir à quel point ce passage fait écho à des problèmes, qui sévissent en Europe de manière de plus en plus inquiétante : derrière cette évocation historique, Nicolay n'appelle t-il pas les Chrétiens à l'unité ou les Français à la paix civile ? Il va plus loin encore, au dernier chapitre de son livre, où, selon le même schéma, il exhorte implicitement, par le contre-exemple historique des Grecs, les Chrétiens à l'unité et à la moralité :

« se trouvant riches et puissants tombèrent en si grand orgueil et présomption, que ne pouvant plus nourrir paix les uns envers les autres, eurent ensemble plusieurs longues et cruelles guerres, par lesquelles s'en suivit la ruine, le saccagement et la désolation de leur pays (...) pour comble de leur calamité par divine permission et punition de leurs erreurs, vices et détestables péchés (...) sont demeurés les calamiteux Grecs en la misérable servitude des mécréants mahométistes, contraints à tribus insupportables; jusqu'à payer la dîme de leurs propres enfants... »338

Son ouvrage se termine par la phrase suivante, qui sonne comme un avertissement destiné aux Européens : « Tels sont les jugements de Dieu envers ceux qui le méconnaissent, et qui abusent de ses grâces. »339 . Nous avons à faire ici à une vision très moralisatrice de l'Histoire : la décadence des Grecs est interprétée comme un signe de la désapprobation divine. C'est l'idée de la désunion, qui rapproche le plus ce passé des Grecs de la situation présente des Européens, qui connaissent au XVIe siècle de nombreuses guerres civiles et inter-européennes. La position finale de cette réflexion de Nicolay n'est pas une simple coïncidence, elle est significative et on peut supposer que l'auteur, conscient des problèmes de son temps, essaye de transmettre à ses lecteurs un message fort340.

338 Idem, chap.XXXVI, p.273.

339 Idem.

340 Dans ce cas, c'est l'exemple, ou plutôt le contre-exemple, historique qui tente de faire réfléchir les Européens et d'exalter l'unité et la paix entre les hommes. Nous retrouverons, un peu plus loin dans ce travail, cette même portée didactique et moralisatrice du récit de voyage, avec l'utilisation des Ottomans, en tant qu'ennemi commun, pour tenter d'exhorter les Chrétiens d'Europe et de France à l'unité.

4. Des voyageurs et des récits cosmopolites ?

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(Ces illustrations et les suivantes sont toutes extraites des Quatre livres de Navigations & Pérégrinations de Nicolay )

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L'étonnante variété de l'Orient ne peut se concevoir sans la diversité humaine et culturelle rencontrée par les voyageurs. En effet, il n'y a pas que la nature qui offre au sens du voyageur son infinie variété d'espèce et de plantes, les sociétés humaines, les différentes « nations » du Levant, pour reprendre le terme de l'époque, alimentent les discours des voyageurs : l'« encyclopédie » de l'Empire ottoman, que tentent de dresser les voyageurs, ne serait pas complète, si les écrivains ne mettaient pas en scène la variété des peuples, qui sont sous la domination ottomane. Le caractère très vaste de l'Empire turc, lui confère une variété interne de population assez importante : autant de peuples et nations divers rencontrés par les voyageurs, au cours de leurs pérégrinations. Un simple examen de l'index thématique, réalisé par Alexandra Merle dans son édition des Observations, à l'entrée « nationalités et peuples », nous donne un aperçu de cette diversité, relevons quelques noms de peuples, qui reviennent souvent sous la plume de l'auteur : les Arméniens, les Bulgares, les Égyptiens, les Juifs, les Serbes, les Grecs, les Valaques, ou encore, les Vénitiens. Les Turcs ne sont donc pas le seul centre d'intérêt des voyageurs, ils vont évoquer, tout au long de leurs récits, les Chrétiens d'Orient, les Européens sous domination ottomane, et même, plus naturellement, les habitants des pays visités - ces « autochtones », qu'ils distinguent nettement

des Turcs.

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Ce caractère multiculturel de l'Empire ottoman341 donne une atmosphère assez « cosmopolite » aux récits de voyages, au sens où ceux-ci livre aux lecteurs une image de l'Homme vivante et polyphonique, le voyageur s'étonne alors de la grande plasticité de l'humanité, de ses déclinaisons variées, et parfois contradictoires, d'un territoire à un autre. Cette notion de « cosmopolitisme » est problématique dans le cadre de notre étude, à deux niveaux, celui du récit et celui du monde ottoman. Nous affirmons, que nos trois récits de voyages, chacun à leur manière, ont quelque chose qui relève d'une attitude assez cosmopolite, au sens où les voyageurs manifestent un intérêt pour l'altérité culturelle. Certes, nous verrons que cet intérêt, qui peut même parfois se transmuer en admiration, est limité (notamment à cause des barrières idéologiques & religieuses, du fait des représentations ethnocentriques de l'autre). Mais il n'en demeure pas moins un trait caractéristique des récits, essentiel même, car on ne peut imaginer une expérience de voyage authentique et féconde, sans cette altérité humaine, à laquelle se retrouve sans cesse confronté le voyageur. Cette altérité, comme nous le verrons très prochainement, lui offre un regard nouveau sur lui-même. Nous estimons, par ailleurs, que cette notion de cosmopolitisme est un élément central pour comprendre l'attitude et l'état d'esprit de certains hommes du XVIe siècle. Ne serait-ce qu'à l'intérieur de l'Europe, au XVe et plus encore au XVIe siècle, notamment grâce au développement de l'imprimerie, les échanges se sont intensifiés, parfois dans un état d'esprit proche de ce que recouvre cette notion de « cosmopolitisme », les voyages, les correspondances entre savants et lettrés, peuvent également en être des manifestations342. Essayons de définir brièvement cette notion ; le « cosmopolitisme » renvoie à l'idée d'une diversité culturelle interne à un même espace, d'un mélange & d'échanges féconds, sans qu'il y ait pour autant une fusion, ni un syncrétisme complet, qui homogénéiseraient des cultures distinctes ; dans l'idée de cosmopolitisme, chaque groupe garde

341 Rappelons, que cette dimension « cosmopolite » de l'Empire ottoman est assumée, dans leur mode même de gouvernement, par les Turcs, qui laissent le plus souvent aux peuples soumis leurs lois, coutumes et religions, les obligeant « seulement » à la soumission militaire et au versement d'un tribut (financier, mais également « humain », obligation difficile à accepter pour les populations chrétiennes, qui se voient ravir un certains nombres de leurs enfants pour l'utilité du Sultan). Cette méthode de domination politique, soit dit en passant, était déjà appliquée par les grands empires de l'Antiquité, qui souvent n'exigeaient pas des vaincus l'adoption de la culture des vainqueurs, mais qui, au contraire, encourageait les régions soumises militairement à garder leurs lois, voire leurs structures socio-politiques antérieures (pensons par exemple à l'Empire d'Alexandre le Grand). Par ailleurs, le système de devchirme, ou comme disent les voyageurs du XVIe siècle, « l'institution des janissaires », est problématique, quant à cette notion de cosmopolitisme. Cette institution montre, que le concept de « nation » n'est pas prégnantes pour les Ottomans, l'origine étrangère d'un homme, lorsqu'il a été éduqué à la musulmane, ne lui portera pas préjudice quant à sa carrière, au contraire, de nombreux hauts responsables de l'Empire -notamment la majorité des Grands vizirs- sont issus de ce système.

342 Voir à ce propos, le concept de « culture de la mobilité » chez Daniel Roche, ou l'exemple du caractère très « cosmopolite » d'Érasme, dans Colloquia erasmiana turonensia, volume I., Douzième stage d'études humanistes, Tours, 1969, l'article de A. Gerlo « Erasme et les Pays-Bas »...p.98-99 : « Je désire être un citoyen du monde, égal pour tous, ou plutôt un étranger pour tous » Érasme dans une lettre à Zwingli, Bâle, 1522 ; idem « Je veux être un citoyen du monde entier et non d'une seule ville » 1er Février 1523 à Marc Laurin. De le même ordre d'idée, Dante disait déjà : « ma patrie c'est le monde entier ».

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sa culture propre343, tout en la transformant partiellement sous l'influence de l'altérité, conçue alors, non comme un modèle parfait, mais comme une source d'inspiration (l'idée du respect de la culture de l'autre est donc centrale pour appréhender le cosmopolitisme). L'étymologie de ce mot est intéressante, il vient du grec kosmopolitês, qui signifie citoyen du monde. Cette idée de « citoyen du monde » est pertinente pour réfléchir sur nos sources, car les auteurs eux-mêmes exposent cette idée. Par exemple, Nicolay, dès sa Préface, renoue avec ce concept antique, en vogue dans les milieux lettrés du XVIe siècle, comme le rappelle, par exemple, Étienne de La Boétie (1530-1563), dans son texte le plus célèbre, lorsqu'il affirme « Cette bonne mère [Nature] nous a donné à tous toute la terre, nous à tous logés, en quelque sorte, en même maison. »344. À l'époque de Pierre Belon et Nicolas de Nicolay, un autre voyageur, qui a également parcouru l'Empire ottoman, se baptise lui même le « cosmopolite » (première attestation de ce terme en français) : Guillaume de Postel (15101581)345. Sa pratique des langues étrangères -orientales tout particulièrement-, ses expériences de voyages, et même son projet littéraire et politico-religieux (volonté d'unifier les religions multiples dans le cadre d'une orbis terrarum concordia), font de cet homme un « cosmopolite » de la Renaissance.

Chaque auteur rend compte, à sa manière, de ce « cosmopolitisme » inhérent à ce vaste objet d'étude, qu'est l'Empire ottoman. À cet égard, l'exemple de Nicolas de Nicolay est un des plus intéressant à étudier. Il amène cette diversité à la conscience de ses lecteurs en partant des divergences sensibles, il expose, en effet, les costumes et apparences des différentes nations rencontrées avec ses illustrations (voir quelques unes d'entre elles en tête de cette partie), qui appuient les descriptions textuelles, et donne une image sensible (au sens de plus directement perceptible et appréhendable) de cette diversité culturelle du monde ottoman. Ainsi, l'« étranger » perd son unité grossière, pour amener l'Européen à raffiner sa perception de l'autre, à nuancer son regard sur les peuples d'Orient, qui ne sont pas tous réductibles aux stéréotypes de l'« Infidèle », si prégnant tout au long du Moyen-Âge346.

Les possibilités de contacts directs avec l'altérité sont une des vertus du voyage. En effet,

343 On peut retrouver cette idée de manière concrète avec des séparations spatiales mises en avant dans certains passages de Belon et Parlerne, notamment à Jérusalem, où la partition spatiale entre différentes confessions chrétiennes reflètent cette cohabitation dans la distinction.

344 La Boétie, La servitude volontaire, Arléa, 2003, p.19.

345 Ses pérégrinations orientales donneront lieu à la publication d'un ouvrage célèbre à l'époque : La République des Turcs, 1560.

346 Lire à propos de cette vision littéraire et manichéenne de l' « Oriental », le travail d'Edward Saïd, L'Orientalisme : l'Orient crée par l'Occident, Seuil, 1980, notamment le chapitre II. « La géographie imaginaire et ses représentations : orientaliser l'Oriental », p.76-78 et p.85-89.

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lors de leurs expériences viatiques, les voyageurs sont parfois amené à partager des moments de la vie quotidienne avec des habitants locaux, nous voulons, à cet égard, citer l'exemple de Palerne, qui se lie fortement avec le guide arabe, qui le conduit vers le Mont-Sinaï. Il partage, pour quelque temps, les conditions de vie difficile de celui-ci347, il va avoir la possibilité de l'observer dans son intimité, puisqu'il se retrouve quelque jour chez lui, et rencontre même, à cette occasion, la famille de ce dernier. Il relate ces moments riches en enseignements, dans un chapitre proprement intitulé : « Des quelques façons, d'ont les Arabes usent entre eux »348. Cette expérience de l'altérité permet au voyageur de nuancer son discours et d'avouer :

« Encores que ces nations soyent barbares, & vivent continuellement esloignés de toute conversation civile, si est-ce qu'ils ont certaines coustumes entr'eux, qui sont gentiles & honnestes. Car je remarquois en chemin, que si noz Bedouins, & conducteurs venoyent à rencontrer de leurs compaignons, qu'ils se faisoyent toutes les caresses du monde, & se touchoyent premièrement en la main, puis la baisoyent, & portoyent sur l'estomach, se souhaittans les uns aux autres bon & prospère voyage. »349

De même, un peu loin dans ce chapitre, l'étranger est une nouvelle fois « débestialisé », et il devient, à sa manière, un être humain, capable d'affection et de sentiments. Palerne décrit à ses lecteurs la scène émouvante des retrouvailles entre le guide bédouin et sa femme : « sa femme estant advertie de sa venu, vint plus d'une demy lieuë au devant l'embrasser au dessoubs ses aisselles, puis luy ayant tendu la main, le baisa à la jouë, avec beaucoup de caresse, & l'ayant quicté, baisa sa main. »350. Cette rencontre de l'autre dans sa vie quotidienne, participe grandement d'une attitude cosmopolite du voyageur, d'ailleurs, les échanges entre Palerne et la famille du Bedouin sont remarquables, il raconte :

«...nostre femme Arabe, à laquelle nous donnasmes quelques petits patenostres, & pendans d'oreille de crystal, que nous avions apporté de Venise, d'ont elle faisoit démonstration estre merveilleusement contente, les mettant tantost aux bras, ores aux jambes, regardant où ils sieroient mieux. Elle nous usa de toute la courtoisie, d'ont elle se peut adviser, & si nous fist présent d'un chevreau, qui nous ayda à passer une partie du mauvais chemin. »

Voici donc un exemple très éloquent des liens, qui peuvent se tisser entre les voyageurs et les habitants locaux : au don correspond naturellement le contre-don. Les Bédouins, vivant pourtant de la manière la plus simple, se révèlent courtois et « humains », dans ce discours de Jean Palerne.

347 Conditions de vie qu'il décrit ainsi : « Ces pauvres gens vont errans par les déserts, cherchans les eauës : car estants taries en un lieu, ils chargent tout leur équipage sur un, ou deux chameaux, & s'en vont camper avec leurs tentes, & pavillons en un autre, où il y aye quelque autre pasturage pour leurs chameaux, & quelques chèvres qu'ils tiennent, du laitage desquelles ils se nourrissent... » chap.XL, p.143.

348 Chap.XLI, p.144-146.

349 Jean Palerne, chap.XLI, p.144.

350 Idem, p.144-145.

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Revenons, finalement, à la diversité culturelle des « nations » orientales, que l'on retrouve particulièrement en quelques lieux-clés, comme les villes marchandes ou religieuses, qui sont très souvent des mosaïques exemplaires de « nations » et de cultures. Étudions, tout d'abord le cosmopolitisme religieux, et plus particulièrement, le cas des multiples branches du christianisme, qui cohabitent en Orient. Une ville comme Jérusalem est un lieu parfait pour évoquer le cosmopolitisme oriental, au sens où, comme le rappellent les écrivains-voyageurs, une impressionnante variété de religions et de « nations » y coexistent. Pierre Belon décrit de manière saisissante la mosaïque du christianisme que présente la Ville Sainte351. Il dénombre pas moins de huit « confessions » chrétiennes différentes, dont il détaille les origines géographiques et historiques et dont il mentionne, au passage, quelques particularités de croyances et de cultes. Par cette énumération des multiples mouvements chrétiens de l'Orient (Nestoriens, Maronites, Coptes, Jacobites, Abyssiniens, etc.) Belon confère au christianisme une ampleur assez universelle : son rayonnement historique ne se limite pas à l'Europe, mais bien plutôt à tout le pourtour méditerranéen, si ce n'est à des espaces encore plus lointain, avec des Chrétiens comme les Abyssiniens (originaires d'une région proche de l'Éthiopie actuelle) ou les Géorgiens. Pierre Belon donne à voir des « sectes chrétiennes » différentes qui, tout en maintenant leurs identités et leurs particularités, vivent pourtant en paix et ont chacune leurs lieux de résidence et de cultes attitrés. On ne peut s'empêcher de penser, à quel point ce genre de description pouvait avoir un effet puissant dans le contexte des divisions religieuses européennes, la mosaïque cosmopolite du christianisme à Jérusalem se présente alors comme un message de paix et d'espoir, si ce n'est un appel à l'unité des Chrétiens et à la bonne entente, par delà les contradictions et les divergences formelles ou rituelles352 . Une comparaison dressée par Belon, en observant la composition du monastère du Mont-Sinaï, va également dans ce sens :

« Il est environ soixante caloyers maronites, dont les uns sont Grecs, les autres sont Syriens, les autres sont Arabes, tenant toutefois le nom de caloyers, et vivant à la grecque. Ils sont comme si les religieux allemand, italiens, espagnols étaient avec les français : car aussi bien ils parlent diverses langues, et toutefois n'ont qu'une même religion. »353

Ici, c'est dans un monastère isolé, au coeur d'une montagne sacrée, au sommet d'un haut lieu symbolique de la Bible, que le voyageur français retrouve le modèle d'une unité authentique du

351 Chapitre 85, Second livre, p.379.

352 Dans le même ordre d'idée, Palerne rapporte à propos des habitants de Pera (situé en face de Constantinople) : « bien souvent on verra une Grecque mariée à un Pérot Franc, suivant chascun sa religion, comme icy une Huguenote avec un Catholique... » (Chap.CX, p.269) C'est un cosmopolitisme réel et effectif, qui est présenté ici par le jeune voyageur, cette coexistence pacifique, voir, dans ce cas, ce mariage dans la différence, doit laisser certains lecteurs Français rêveurs et plein d'espoir, quant à l'apaisement des tensions civiles et des guerres religieuses en France.

353 Pierre Belon, second livre des Observations, ch.62, p.341.

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christianisme, par delà ses diversités nationales et confessionnelles. La méthode de Belon est assez explicite et didactique, il tend, par l'exemple, à exalter l'union chrétienne. Étant donné le contexte en Europe et en France, on peut supposer, que derrière cette comparaison habile se dessine un appel implicite à l'unité religieuse par delà les différences. Une fois de plus l'Orient peut servir de modèle à l'Occident, c'est en quelque sorte un miroir tendu aux Européens, l'auteur montre, que l'unité dans la diversité est effective, et donc, par extension, il prouve qu'elle est possible.

Jean Palerne consacre encore plus de pages que Belon, à évoquer la diversité chrétienne de Jérusalem, il intitule son chapitre LXIIII : « Combien de nations, & sortes de Chrétiens il y a dans Jérusalem, et de leurs cérémonies diverses. ». Évidemment, les descriptions de l'altérité chrétienne sont souvent empreintes d'une volonté de faire triompher la vision catholique des auteurs, contre celles des « autres », qui relèvent toujours, de quelques manières, de l'hérésie ou de l'erreur. Mais si les voyageurs défendent le point de vue et les conceptions catholiques, ils vont tout de même décrire, parfois en détails, les croyances et pratiques de leurs cousins chrétiens d'Orient, ce qui constituera, alors, pour l'auteur l'occasion d'évoquer des points dogmatiques de tensions, des sujets qui posent problème en Europe, dans le cadre des conflits religieux. Par exemple, Palerne apprend à ses lecteurs, que les Chrétiens grecs « Nient le purgatoire, & confessent qu'il y a seulement un lieu pour la retraicte des ames, où elles seront jusques au grand jour... »354. On sait à quel point cette question du purgatoire a été décisive dans le schisme protestant, ainsi, face à l' Orient, le voyageur retrouve des problèmes et des conceptions, qui agitent l'Europe du XVIe siècle.

De même, certaines grandes villes marchandes présentent une importante diversité de populations, notamment car les échanges commerciaux induisent la présence, en un même lieu, de nombreux marchands de « nations » différentes, ainsi, dans les villes au trafic important, les voyageurs vont souvent décrire de multiples communautés aux origines diverses. Mais la ville par excellence du « cosmopolitisme » orientale, c'est Istanbul355., ou « Constantinople », comme l'appellent encore les voyageurs du XVIe siècle, en effet, la capitale ottomane condense en son sein

354 Jean Palerne, chap.LXIV, p.181.

355 Cette diversité religieuse, tolérée jusque dans la capitale même de l'Empire, est un exemple frappant pour certains observateurs européens, qui admirent cette tolérance -qui ressort avec d'autant plus de splendeur, par effet de contraste par rapport à l'intolérance croissante en matière de croyances dans le contexte des guerres religieuses européennes- Illustrant cette idée d'un Empire cosmopolite et d'un pouvoir tolérant en matière religieuse, Jean Bodin (1529-1596) affirme : « Le grand empereur des Turcs honore et observe la religion reçue par lui de ses ancêtres avec une aussi grande dévotion que tout prince dans le monde, et cependant ne déteste pas l'étrange religion d'autrui ; au contraire, il permet à chacun de vivre selon sa conscience : oui, et qui plus est, à proximité de son palais à Pera, il souffre quatre religions différentes, à savoir celle des Juifs, celle des Chrétiens, celle des Grecs et celle des Mahométans. » cité par Daniel Goffman, The Ottoman Empire and early modern Europe, Cambridge University Press, 2002 (p.111).

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une grande diversité, tant humaine et culturelle, que matérielle (grâce au commerce qui y amène mille et un produits précieux du monde entier)356. Pour ce qui est des hommes et des savoirs-faire, elle présente au voyageur une variété remarquable, Belon en témoigne, lorsqu'il expose en détails les « divers métiers de Constantinople »357. Palerne évoque, de son côté, l'hétérogénéité de la population d'Istanbul, en ces termes : « Elle est plus peuplée qu'elle ne le fut jamais, sçavoir de Chrestiens, Juifs & Turcs, qui en sont les maistres : & outre ce frenquentée de plusieurs nations comme Francs, Mores, Arabes, Ethiopiens, Indiens, Persiens, Arméniens, Tartares, Géorgiques, Russiens, Moscovites, & autres estrangers, qui y trafiquent par mer, & par terre, de diverses sortes de marchandises... »358. Le glissement du commerce vers la variété de produits disponibles et de richesses visibles à Constantinople était tout naturel, Palerne décrit donc, dans la suite de ce passage, la surabondance des marchés urbains : « Il y a deux forts beaux bazarts couverts, & entre autres y en a un, qu'ils appellent le Bezestan, qu'est une grande loge couverte, où se vendent toutes les marchandises rares, comme orfèvrerie, pierreries, perles, arcs, cimeterres, cousteaux, esguilles, & autres ouvrages damasquinez grandement enrichis, drap d'or & d'argent, martres zebbelines, (...) mords de bride, estriers, harnachement d'argent pour chevaux, & une infinité d'autres choses exequises, & de grand prix. »359 L'auteur passe donc du « cosmopolitisme » culturel, à un cosmopolitisme lié au commerce, qui amène une diversité de « nation », mais aussi de produits 360.

Le voyageur est enchanté par cette diversité, tant culturelle, que naturelle, que lui présente l'Orient, il cherche à la saisir et à en rendre compte aux lecteurs. Mais parmi les nombreux hommes rencontrés au cours de leurs pérégrinations, on ne peut manquer de remarquer, que les voyageurs vont tout particulièrement s'attacher à évoquer les Turcs. Les Ottomans sont au coeur du discours des récits de voyage, ils constituent un centre d'intérêt majeur pour les lecteurs de l'époque ; étudions donc, dès à présent, cette représentation du Turc, qui n'est pas sans soulever de multiples

356 Ce cosmopolitisme remarquable de la ville d'Istanbul peut également s'expliquer par son Histoire. En effet, après la conquête et encore au XVIe siècle, les Sultans ottomans ont mené une politique de repeuplement de la ville, notamment en faisant venir des artisans de nombreux pays. Comme le rappelle brièvement Giovanni Curatola : « Au moment de la conquête ottomane, Istanbul était très fortement dépeuplée si bien qu'un programme de repeuplement fut lancé ; maints immigrés, non seulement des musulmans mais aussi des Arméniens et des Grecs de Morée, affluèrent dans la ville. Cette tendance était destiné à s'accroitre ; avec Selim Ier (1512-1520) et ses conquêtes orientales, les artisans (notamment noueurs de tapis et céramistes) qui vinrent du Caucase et de Tabriz, de Syrie et d'Égypte furent nombreux. En outre, la présence juive fut très importante et souvent sous-évaluée. En effet, après l'expulsion des juifs d'Espagne en 1492, l'empire ottoman fut leur destination privilégiée. » L' Art Seldjoukide & Ottoman, Imprimerie nationale, Paris, 2010, Chap.V : De Constantinople à Istanbul, (p.149).

357 Belon, Chap.76, Premier livre, p.224-225.

358 Jean Palerne, chap.CI, p.246.

359 Idem, p.246-247.

360 Voir, par exemple, la liste des plantes vendues au marché de Constantinople, que donne Pierre Belon au chap.52, Tiers-livre, p.531.

118

paradoxes...

B. « La fascination du Turc » : ambigüité s des rapports aux Ottomans et effets de miroir pour les consciences européennes.

Dès le XVe siècle, et plus encore après la chute de Constantinople (1453), l'extension territoriale et la montée en puissance de l'Empire ottoman attirèrent l'attention des Européens, à la fois, pour la religion musulmane (notamment dans des cercles de théologiens) et pour le pouvoir ottoman (dans des perspectives politiques et diplomatiques). Ce rapprochement se traduit, dans les faits, par la présence en Europe, dès le XVe siècle, d'ambassadeurs ottomans et par des accords avec les Turcs, dans le cadre de rivalités inter-européennes (par exemple entre villes italiennes). Sans détailler ses relations particulièrement actives361, retenons simplement, qu'au début du XVIe, on peut clairement affirmer que les Ottomans étaient déjà intégrés au « concert politique » européen. Cette situation impliquait, de la part des occidentaux, une mise à distance relative des contradictions idéologiques et de la haine religieuse, comme le fait très justement remarquer M. Rodinson : « l'intensité des haines religieuses au sein du christianisme même faisait apparaitre l'Islam comme un cas moins extraordinaire et moins repoussant. »362. Dès le Moyen-Âge, on pouvait observer des interprétations, qui faisaient de l'Islam un schisme ou une hérésie du christianisme, au XVIe siècle, dans ce contexte de réforme européenne et de forte désunion de la chrétienté occidentale, l'Empire ottoman n'apparaissait pas toujours comme le premier ennemi ou l'adversaire le plus dangereux363.

Par ailleurs, la proximité géographique avec l'Empire ottoman, ainsi que les relations politiques et commerciales étroites avec le Sultan, favorisaient une étude plus « objective » du monde musulman, et permettaient des discours moins empreints d'idéologies manichéennes (qui refuseraient apriori de considérer les Ottomans autrement que comme des « Infidèles »). Cette étude des Turcs et de leur Empire devenait une nécessité impérieuse pour les hommes politiques et les négociants, qui avaient besoin de descriptions précises et détaillés, et qui accrurent l'exigence

361 Ses relations diplomatiques et politiques intenses, entre l'Empire ottoman et l'Europe, depuis le XVe siècle, sont bien synthétisées dans l'ouvrage de Maxime Rodinson, La fascination de l'Islam, Librairie François Maspéro, Paris 1980, chapitre 3. La coexistence rapprochée : l'ennemi devient un partenaire et chapitre 4. De la coexistence à l'objectivité.

362 Idem, p.57.

363 M. Rodinson, op.cit, p.57 « A l'heure où les schismes se multipliaient (...) il ne s'agissait plus que de classer celui-ci [l'Islam] dans une hiérarchie où il n'apparaissait pas forcément comme le plus nocif. », même si il y a des nuances à apporter à ce point de vue, l'idée est juste et doit être prise en considération, pour comprendre les rapports ambigües des voyageurs chrétiens à l'Orient musulman.

119

d'objectivité, dans les discours sur l'Orient ottoman364. C'est alors, qu'on assiste à des analyses assez rigoureuses du système politique ottoman, des structures militaires et administratives du pouvoir turc, analyses souvent critiques, mais également empreintes d'admiration pour son efficacité dans de nombreux domaines.

À la lumière des textes, la figure du Turc apparait comme essentiellement ambigüe, nous allons donc voir, à présent, en quoi elle fascine le voyageur et l'amène à un discours, où se mêlent la peur et l'admiration, l'attraction pour la civilisation ottomane et les « vertus » des Turcs, tout autant, que la répulsion vis-à-vis de ses croyances et de ses vices365. Ce discours ambivalent est bien à l'image des relations diplomatiques de l'époque, les Ottomans sont les alliés du jour pour les Français, mais ils demeurent des adversaires potentiels et ils restent des « Infidèles » du point de vue religieux. De ce fait, on peut d'ores et déjà affirmer, que le discours de nos voyageurs apparait plus tolérant lorsqu'il se penche sur les moeurs du quotidien, que lorsqu'il évoque les croyances et dogmes religieux ; l'évocation des fondements de l'Islam est toujours accompagnée d'un ton plus rigoureux et sévère, fidélité au Christianisme oblige. Dans ce cas, nous apercevons toute l'ambigüité du rôle de l'écrivain-voyageur, en effet, sa position est assez inconfortable : il doit à la fois être l'interprète fidèle des mondes orientaux, sans pour autant trahir sa patrie d'origine et faire peser sur lui des soupçons de trahison vis à vis de sa culture occidentale et chrétienne. À la curiosité insatiable des voyageurs et des lecteurs sur l'Orient et à l'admiration de la civilisation turque, se mêlent la crainte et la haine des Ottomans, en tant qu'« Infidèles » et ennemis du Christianisme. Ces sentiments partagés se traduisent par les jugements les plus contradictoires sur un même objet, qu'il soit pris sous l'angle de la civilisation ottomane, du pouvoir du Sultan, ou de l'homme Turc, le « phénomène » ottoman fascine, c'est-à-dire, qu'il attire tout en repoussant, qu'il inspire l'admiration, tout autant, que la crainte et la condamnation.

364 Comme le rappelle Esther Kafé dans son article : « Cependant, malgré les diatribes des turcophobes à l'adresse des Turcs, l'intérêt de l'Europe pour la Turquie ne cesse de grandir au cours de ce même XVIe siècle, comme en témoigne l'incroyable quantité de brochures et de livres sur les Ottomans. La caravelle rapide, les navires armés avec les capitaux des marchands-banquiers, qui remplacent la galiote et le brigantin, contribuent, par le développement du commerce, a la prospérité de l'Europe. Les voyages servent en même temps le gout de l'aventure et ils satisfont ce besoin des plus caractéristiques de l'époque, qui est de s'instruire sur les pays et sur les peuples au de la des mers et des terres. » p.175, « Le déclin du mythe turc » in Oriens, Vol. 21/22 (1968/1969), pp. 159-195.

365 À cet égard, notons que les textes français sont plus intéressants et plus riches en nuances, comparés à certains textes espagnols de la même époque, où les enjeux religieux et politiques induisent une vision moins subtile et plus manichéenne du Turc présenté avant tout comme « Infidèle » et adversaire. Voir à ce propos l'étude d'Alexandra Merle dans le Miroir Ottoman.

120

1. La peur de « l'Infidèle » : des discours empreints de conflits religieux de craintes politiques.

« Je trouve (...) qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation à ce qu'on m'en a rapporté : sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n'est pas son usage. Comme de vray nous n'avons autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et l'idée des opinions et usances du païs où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toute chose. »

Montaigne, Essais I, XXX, Des Cannibales366.

Dès le premier tiers du XVIe siècle, la peur du Turc saisit les Européens. Ils voient les victoires des troupes ottomanes se multiplier et atteindre un point de danger extrême, après la bataille de Mohacs (1526), qui conduisit les Musulmans aux portes de Vienne. Cette situation historique inquiétante et cette proximité géographique menaçante sont tellement essentielles dans le questionnement politique de l'Europe du XVIe siècle, qu'un savant comme Érasme, soucieux des problèmes de son temps, consacre à ce problème un petit texte, daté de mars 1530, où il se pose la question suivante : « Faut-il ou non faire la guerre contre les Turcs ? ». Même si sa connaissance des Infidèles et de la culture ottomane est très limitée et empreintes d'idéologie, son texte méritera d'être convoqué à plusieurs égards au cours de cette partie, car il fera écho, en certains points, à la pensée des écrivains-voyageurs. Retenons pour le moment, qu'étant donné le contexte historique et politique du milieu de XVIe siècle (alliance franco-ottomane, mais surtout avancée des Ottomans en Europe et puissance de ces derniers sur le bassin méditerranéen), la figure du Turc et l'Empire ottoman sont toujours au coeur des préoccupations européennes, le récit de voyage dans l'Empire turc a donc pour fonction première d'informer les lecteurs français sur cet allié qui effraie, et qui apparait, au vu de ses victoires et de l'étendu de sa domination, redoutable. À ce propos, Érasme rappelle la réaction typique de la majorité des Européens de son époque, lorsqu'il écrit : « Quand la foule ignorante entend prononcer le nom de Turc, elle conçoit aussitôt en son coeur une intense colère, s'enflamme à l'idée de massacre, les injuriants et les traitants de chiens, d'ennemis des Chrétiens... »367.

(Source des cartes de la page suivante : http://www.explorethemed.com Historical Atlas of the Mediterranean.)

366 (p.211 dans l'édition de la Pléiade).Dans cette citation, à propos de certaines tribus récemment découvertes en Amérique, Montaigne présente, de manière claire et convaincante, cette tendance à l' « ethnocentrisme », qui est au coeur des problèmes, qui nous occupent ici. Dans quelle mesure le voyageur saura-t-il se détacher de cette idée de la supériorité de sa propre civilisation ?

367 Cette phrase illustre à quel point l'immense majorité des Chrétiens d'Europe ignorent tout des splendeurs de l'Orient et de la civilisation turque, éléments qui seront mis en avant dans les récits de voyage et que nous étudierons dans la sous-partie qui suivra.

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Ces trois cartes montrent bien l'expansion territoriale de l'Empire ottoman vers l'Europe, entre 1400 et 1560.

122

La « peur du turc » est avant tout d'ordre militaire, et les voyageurs ne vont pas toujours tenter d'amoindrir la puissance ottomane dans leurs discours. Au contraire, Jean Palerne insiste sur cette capacité de mobilisation massive, qui fait la force de l'armée ottomane, sur la vertu martiale des turcs, qui peuvent « coucher à la dure »368 et qui savent se contenter du strict minimum, dans le boire et le manger. Son discours est très proche de celui de Pierre Belon, qui consacre tout un chapitre à insister sur les facilités d'organisation, de mobilisation et de résistance des troupes ottomanes369, le titre est, une fois de plus, explicite : Chap.19 « Preuve évidente que le Turc peut facilement assembler cinq cent mille hommes en un camp, & une armée de deux cents galères, qu'un autre prince cent mille »370 . Dans cet exemple, c'est la comparaison, qui blesse l'orgueil européen et ses illusions de puissance, Pierre Belon, fidèle à son serment de franc-parler371, affirme nettement la supériorité du Grand Turc sur les princes européens. Il met à la source de celle-ci, les moeurs austères des Ottomans, qui, en temps de paix, comme en temps de guerre, se contentent de peu et vivent de manière simple. Dans ce cas, l'effet de « miroir en négatif » est clair, la supériorité des turcs est ici physique, tout autant que morale, ne vivant pas dans le luxe et connaissant les vertus de la vie simple et rustique, ils sont plus résistants et plus aptes à la guerre, que les Européens : « Et pour le faire bref, faut savoir que leur manière de vivre est tant austère en paix qu'elle nous semblerait être vrai guerre. »372. Le turc devient, en quelque sorte, la mauvaise conscience des Européens, il leur fait voir, par sa vertu et sa force, leur faiblesse et leurs vices. Ce schéma est valable à maintes reprises, dans les récits de voyage étudiés, il faut le garder en tête, pour comprendre un des effets les plus étonnant et intéressant provoqué par la rencontre de l'altérité ottomane : la conscience de soi réflexive.

Certains passages d'Érasme373 vont dans un sens assez différent, lorsqu'ils considèrent le péril ottoman, comme un fléau envoyé par Dieu374 pour châtier les mauvais Chrétiens, que sont les Européens : « Attribuerons nous le succès militaire des Turcs à leur piété religieuse ? Absolument

368 Jean Palerne, op.cit., ch.CVII, p.262.

369 En effet, Pierre Belon admire la « continence » des militaires turcs, « ce que les Hommes d'une autres nations ne sauraient faire », ce sont, entre autres exemples, les biscuits économisés, qui témoignent de leur résistance guerrière et de leur maitrise d'eux-mêmes. Voir le chap. 70 du second livre, p. 358.

370 Pierre Belon, tiers-livre, p.478-480.

371 Voir, sur ce point, la seconde partie de ce travail, où nous avons étudié la Préface, les déclarations d'intentions et les projets d'écriture de Pierre Belon.

372 Pierre Belon, ch. 19, Tiers-livre.

373 « Dieu trop souvent offensé par notre crime, s'est servi de la cruauté des barbares afin de nous amender », Érasme, « Faut-il faire la guerre aux Turcs ? », in « Érasme : Éloge de la Folie, Adages, Réflexions, Correspondance », Robert Laffont, Paris, 1992, p.961.

374 À propos de cette perception des Ottomans, en tant que châtiment divin dirigé contre les Européens, lire l'article d'Esther Kafé, « Le déclin du mythe turc » : « Cependant le Turc, cet épouvantail, inspire la terreur sacrée, car il est l'instrument de la colère divine contre les mauvais chrétiens. » p.160, in Oriens, Vol. 21/22 (1968/1969).

123

pas. À leur vertu ? C'est un peuple efféminé par la débauche et redoutable uniquement par ses actes de banditisme. Quelle est donc la cause de leur succès ? C'est à nos vices qu'ils doivent leurs victoires. »375. Érasme se distingue nettement de nos voyageurs sur les deux premiers points, ce qui apparait normal, pour quelqu'un qui n'est pas allé sur place et qui dispose de peu d'informations authentiques sur les Turcs, ces réflexions apparaissent également logique de la part d'un Chrétien, dont le discours, du fait du caractère « infidèle » de l'adversaire, est très empreint d'idéologie. Mais remarquons, à quel point il rejoint nos voyageurs sur son troisième point, nous donnant même une remarquable synthèse, d'une idée que Palerne, notamment, exprimera de façon redondante. Ce dernier aurait rajouté : c'est à nos divisons, qu'ils doivent leurs victoires. Érasme développera la même idée, dans la suite de son texte, qui, pareil à certains passages des récits de voyage, se veut moralisateur. C'est comme si les chrétiens récoltaient, avec les Turcs, les fruits de leurs mauvaises actions et de leurs multiples désunions, mais ce « fléau ottoman » n'en reste pas moins une invitation à la conversion morale et au changement d'attitude : « On fait preuve d'une extrême impiété en estimant que l'art médical peut chasser la maladie malgré Dieu. Nous nous trouvons dans la même situation quand nous estimons pouvoir, malgré la colère de Dieu, repousser le désastre par nos propres forces, alors que nous reconnaissons les incursions des Turcs le moyen de nous inciter à une réforme de notre vie et à une concorde mutuelle. »376 Nous retrouverons, dans la suite de ce travail, des idées assez similaires, lorsque les voyageurs feront voir leurs défauts aux Européens en leur présentant les qualités des Turcs en comparaison. Érasme préfigure, en quelque sorte, ce procédé fréquent dans les récits de voyage, lorsqu'il se permet de faire remarquer : « ...des actes encore plus cruels ont été commis, non par les Turcs, mais par nos troupes. »377, ce qui équivaut à une critique virulente des guerres entre Chrétiens, si meurtrières durant tout le XVIe siècle (que ce soit du temps d'Érasme, de Pierre Belon, ou plus tard encore, de Jean Palerne). En effet, la barbarie des Turcs est présentée quelquefois comme moins grande, que celle de certains Occidentaux, en particulier les protestants français, clairement visés à plusieurs reprises dans le texte de Jean Palerne, qui, par exemple, après avoir présenté la violence sanguinaire des Turcs, lors de la prise de l'ile de Chypre, ajoute :

« ...pour le moins pour quelque cruauté & tyrannie d'ont ils ayent usé, si est ce qu'ils n'en ont jamais tant faict, que noz messieurs de la religion prétendue [allusion aux luthériens et aux calvinistes] : car s'ils ont trouvé un beau Temple, ils s'en sont accomodez pour y faire leurs prières & cérémonies sans aucunement les ruyner, ny les abbatre... 378».

375 Erasme, op.cit., p.959, phrase d'ouverture de son texte.

376 Idem, p.969.

377 Idem, p.961.

378 Ch.LXXXIX, p.220-221.

124

Ici, Palerne nuance le côté destructeur des Turcs, pour mieux dénoncer celui des protestants européens, la comparaison est osée et violente, car le Musulman se voit décerner une vertu supérieure, ou du moins, un vice moindre, que certains Occidentaux. L'utilisation de ce procédé de comparaison est subtil du point de vue psychologique, car tout bon Chrétien -quel que soit sa confession particulière- ne peut que difficilement supporter une mise en lumière de ses défauts si honteuse, du fait qu'elle soit réalisée en prenant l'Infidèle comme modèle. C'est comme si, à plusieurs reprises dans les récits de voyage, le Turc devenait un moyen, pour l'auteur, de réformer moralement les Français, ou du moins, de leur donner à voir, de manière radicale, certains de leurs travers. Une fois de plus, les textes « sur l'Orient » sont les miroirs des préoccupations européennes, et la figure du Turc est clairement utilisée, dans ce cas, pour appuyer les luttes idéologiques et politiques, qui agitent l'Europe.

Mais d'un autre côté, certains défauts des Turcs sont tout de même stigmatisés de manière redondante par les auteurs, particulièrement l'avarice des Turcs dénoncée, par exemple, au chapitre 63 du premier livre, par Pierre Belon, qui, en tant que voyageur, subit leurs abus et exactions. De même, dans un autre passage de son récit, il ne manque pas d'affirmer une nouvelle fois : « Les Turcs naturellement sont moult avaricieux, et grandement tirants à l'argent : aussi leur plus grande richesse et trafic est d'avoir de l'argent comptant. »379. Les évocations historiques sont également l'occasion de souligner la cruauté de l'ennemi musulman ; Jean Palerne donne au lecteur une brève description de la prise de Constantinople, en 1453, par les Turcs : « meu d'une rage, & furie de ruyner les Chrétiens ( ...) ils firent un terrible massacre (...) il n'eut sorte paillardise, sorte d'inceste, sodomie & cruauté, d'ont Mahomet [entendons Mehmet II] n'usast durant ce sac. »380. Certes, l'auteur introduit une certaine distance de précaution par rapport à ce discours, en écrivant : « à ce que disent les Grecs ». Mais d'autres exemples appuient cette vision négative des Ottomans, à Chypre, lieu par excellence des tensions politiques récentes entre Européens et Ottomans, il met explicitement en avant leur côté destructeur : « Du temps que les Vénitiens occupèrent l'isle il y avoit de huict à neuf cens villages sans les villes : mais depuis la prise, tout a été ruyné tant par les Turcs, que par les tremblements de terre... »381, les Turcs sont également présentés comme dominateurs, sur cette île récemment conquise : « Il y a deux belles Eglises (...) lesquels Eglises ils se sont maintenant appropriées & leur servent de Mosquée »382. Il faut bien comprendre, que l'île de

379 P. Belon, Chapitre 18, Tiers-livre, p.475.

380 Jean Palerne,op.cit., Ch.CI, p.245.

381 Idem, Ch.LXXXIX, p.220.

382 Idem, Ch.LXXXIX, p.220.

125

Chypre cristallise les rivalités de pouvoirs en Méditerranée, entre Occidentaux et Ottomans383. Ce caractère spécifique du lieu conditionne, en grande partie, le discours anti-musulman de Palerne, dans les chapitres qu'il consacre à l'ile, dont les descriptions sont d'ailleurs fortement orientées du point de vue de la stratégie militaire. On peut donc établir une sorte de corrélation entre un discours négatif, si ce n'est belliqueux, vis-à-vis des Turcs et l'évocation des territoires où les tensions et les enjeux de pouvoir sont plus forts. De ce fait, on peut postuler, que le regard du voyageur sur les Turcs sera plus libre sur des territoires, plus éloignés des conflits récents, et plus neutres historiquement et politiquement. Mais de manière générale, dans le récit de Palerne, les Musulmans demeurent les éternels ennemis de la chrétienté384, d'ailleurs, si son texte exagère le côté « infidèle » des Musulmans, c'est pour mieux exhorter les Chrétiens à l'unité et à la croisade. Dans cette optique, Jean Palerne n'hésite pas à imaginer, en esprit, une opposition européenne à la puissance ottomane affirmant, par exemple, lorsqu'il parle de Rhodes (conquise en 1522 par Soliman), présentée comme une clé géostratégique pour qui voudrait reconquérir l'Orient méditerranéen :

« Ils [les Turcs] font estat de ceste forteresse là, & de Famagoste, d'autant qu'en tout le pays, que domine le Turc, n'y en a point d'autres, sinon quelques chasteaux, qui ne sçauroient résister trois jours à une armée, & si encores la plus part des villes de tout le Levant ne sont point fermées de murailles : en sorte que toute la Turquie seroit aisée à conquester, à qui pourroit une foys tailler

en pièces une armée de troys ou quatre cens mil hommes, que le grand Seigneur peut mettre sur le pied. »385

D'autre part, le caractère menaçant des Turcs ressort fortement, lorsqu'il est question de religion. Par exemple, Pierre Belon rapporte à ses lecteurs, que des femmes turques donnent leurs héritages aux soldats mahométistes « afin qu'ils s'efforcent mieux à combattre les chrétiens, car elles ont cette fausse opinion que c'est le moyen pour sauver leur âme par la mort des chrétiens tués de la main de ceux à qui elles ont laissé telle aumône. »386. Dans ce cas, le Turc est réduit à son identité première « d' Infidèle », d'ennemi juré des Chrétiens. Cette image péjorative est très manifeste,

383 N'oublions pas, que le voyage de Jean Palerne est effectué, après la prise de Chypre par les Ottomans (15701571) et après la fameuse bataille de Lépante, qui, si elle a une portée symbolique importante (dont le texte se fait l'écho à plusieurs reprises, lorsqu'il exhorte les Chrétiens à une croisade unificatrice contre les Musulmans), n'est pas pour autant une victoire stratégique de grande portée, puisque les Ottomans, quelques années après, s'emparent de Tunis (1574).

384 En cela, il se distingue d'un texte comme celui de Belon, qui témoigne d'un rapport plus pondéré aux Musulmans (même si, à certains moments, Belon s'oppose vigoureusement aux « mahométistes », son discours est beaucoup moins radical). Ces différences sont fortement liées à l'évolution du contexte historique, alors qu'à l'époque de Belon, nous sommes en plein âge d'or des relations franco-ottomanes, à l'époque de Palerne, même si la France reste l'alliée officielle des Ottomans, la victoire de Lépante (1571) et les tentatives d'union des impériaux pour repousser les Turcs exerce une forte influence sur les imaginaires et sur la perception du Turc.

385 Jean Palerne, chap.XCII, p.226.

386 Chap.59, premier livre, p.193. On peut citer, en contrepoint de ces conceptions ottomanes de la « guerre sainte » exposées par Belon, une réflexion qu'Érasme développe dans son « Faut-il ou non faire la guerre aux Turcs ? », op.cit., p.967 : « C'est une misérable erreur que commettent ceux qui s'imaginent devoir s'envoler droit vers le Ciel, s'il leur arrive de tomber en combattant les Turcs.» Il préserve en quelque sorte les Européens de tomber, dans le même genre d'illusions, que celles de l'adversaire musulman.

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lorsque Nicolay évoque les différents types de religieux « mahométistes », on observe à quel point il animalise ceux-ci, dans ses descriptions textuelles et dans les illustrations, qui les accompagnent. Et de fait, le « géographe ordinaire du Roi de France » commence sa série de cinq chapitres, consacrés aux religieux musulmans, en affirmant : « leur manière de vivre est si bestiale et éloignée de la vraie religion, sous couleur de feinte sainteté et vaine dévotion qu'elle se peut, par comparable raison appeler plutôt vie de bêtes brutes que d'hommes raisonnables »387. Avant même d'avoir considéré en détails et séparément ceux-ci, Nicolay pose le préjugé de leur « barbarie », il appuie cette vision négative des religieux turcs, par une constante bestialisation de ceux-ci388, qui ne fait que commencer avec la phrase précédente et se développera ensuite de manière plus précise389. Nicolay décrit l'habillement des « géomailers » turcs, de la manière suivante : « ...sur la tunique

« Géomailer turc » (illustration des Quatre livres des navigations & pérégrinations de Nicolas de Nicolay).

en lieu de manteau, sont endossés par-dessus les épaules d'une peau de lion ou de léopard, tout entière en son poil naturel, laquelle ils attachent devant la poitrine avec les deux jambes premières. »390. L'illustration, qui se situe en vis-à-vis de cette description, reprend cet élément et augment ainsi l'animalité du religieux turc, la queue de lion donne un aspect assez diabolique à cette figure (voir illustration reproduite ci-dessus)391.

387 Nicolas de Nicolay, chap. XV du Troisième livre des Navigations & Pérégrinations, p.187-188.

388 Ce discours illustre une attitude de répulsion face à ce qui extérieur à soi, une tentative de renvoyer à la nature inculte, ce qui apparait comme étranger. Cette attitude « ethnocentrique » du voyageur renvoie à un mécanisme très commun dans les relations inter-culturels, que Claude Levi-Strauss expose dans Race & histoire (1952) : « L'attitude la plus ancienne (...) consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignés de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n'est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire, ou de penser qui nous sont étrangères (...) on refuse d'admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. » Chapitre 3, p.19-20 (dans la réédition chez Denoël, collection Folio/Essais, 2010).

389 Remarquons, que la classification adoptée par Nicolay, à savoir la division en quatre grands types de religieux (Géomailers, Calenders, Dervis et Torlaqui), sera reprise à l'identique par Jean Palerne, dans son récit (chap.XXX « Des Religieux Mahométistes.. », p.116), outre cette typologie, les descriptions qu'en donnent Palerne sont presque identiques à celles de Nicolay, on retrouve les mêmes éléments marquants et péjoratifs, ce qui nous pousse à penser, que le discours de Jean Palerne sur les religieux turcs a plus à voir avec des motifs littéraires, qu'avec une observation réelle de ceux-ci et de leurs modes de vie.

390 Nicolay, chap.XV, p.188.

391 Certes, le portrait, que donne Nicolay des géomailers, est très négatif, à de multiples égards, mais il est tout de même intéressant de remarquer, sur la gravure, que ce religieux « barbare » est dans une posture de lecture. Le livre, ce symbole fort de la culture, est mis entre les mains du personnage et tend, ainsi, à nuancer quelque peu la précédente affirmation de sa bestialité. Cet exemple est assez représentatif de l'ambigüité à l'oeuvre dans la

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Outre leur aspect physique repoussant, la critique des « géomailers » est très liée à leurs moeurs, qui apparaissent, aux yeux du voyageur occidental, comme inappropriées à leur fonction. En effet, Nicolay apprend à ses lecteurs : « Entre ces dévots pèlerins d'amour, s'en trouvent bien aucuns qui secrètement, et sous prétexte de religion attirent à eux d'un ardent amour les coeurs des plus belles femmes (...) si bien que sous cette couleur, ils sont appelés d'aucuns Turcs les hommes de la religion d'amour... ». Il continue et conclue ce passage avec un trait d'esprit assez paradoxal, qui rehausse, tout en le condamnant, le pouvoir d'attraction de l'Orient : « ...hommes de la religion d'amour, comme en effet, ils le sont, tellement que si un tel ordre était entre nous, je crois bien que la plupart de notre jeunesse se vouerait, rendrait, et ferait plutôt profession à telle religion, qu'à celle de l'observance. »392. N'y a t-il pas une certaine ambigüité derrière cette phrase, une attraction inavouable pour cette religion, qui apparait plus naturelle ? Nicolay insiste sur le côté attirant de ce mouvement religieux, mais cela semble être pour mieux prévenir le lecteur de ses dangers. Le second portrait, que donne Nicolay, est encore plus repoussant et tout autant marqué par l'incompréhension, il présente une antithèse, pour ce qui est des moeurs, du personnage précédent : « le calender » turc. En effet, si les premiers semblaient portés aux plaisirs ou à la luxure, les seconds les rejettent de manière tout aussi extrême, que les premiers les chérissaient. Cette « étroite abstinence et pure chasteté » prend une forme choquante pour l'occidental, qui observe : « sous le membre viril, se percent la peau, où ils passent un anneau de fer ou d'argent assez gros et pesant, afin qu'étant ainsi bouclés, ne puissent en aucune manière exercer la luxure... »393. Si dans un premier temps, le chrétien occidental aurait pu adhérer partiellement à leur morale, cette pratique singulière rend ces religieux turcs « étrangers », si ce n'est barbares, aux yeux des lecteurs. La bestialisation est de nouveau à l'oeuvre dans la description des « dervis », qui commence de manière « programmative », par cette phrase : « Beaucoup plus estrange et bestiale est la vie et façon de faire des dervis. »394 Une fois de plus, leur manière de se vêtir illustre leur proximité avec la nature : « ils ne se vêtent que de deux peaux de moutons ou de chèvres... », l'image présentée avec le texte est terrifiante (voir reproduction à la page suivante), en adéquation avec la description littéraire, qui présente les dervis en ces termes : « ils sont tous grands larrons, paillards et voleurs, ne faisant conscience de détrousser, tuer, meurtrir ceux qu'ils rencontrent en leur chemin, avec une petite hache qu'ils portent à la ceinture... ». Cette arme est évidemment reprise dans l'image, comme pour symboliser cette violence et démultiplier l'effet du texte. Nicolay poursuit sa description effrayante et stigmatise, le plus possible, l'immoralité de ces personnages, en ajoutant : « ils sont

représentation du Turc.

392 Nicolay, idem, p.190.

393 Nicolay, chap.XVI, p.192.

394 Nicolay, chap.XVII, p.192.

merveilleusement adonnés au détestable péché de sodomie, se mêlant contre tout droit et tout honneur de nature non seulement les uns aux autres d'un même sexe, mais vilainement et dénaturellement avec les bêtes brutes. » Pas besoin d'aller plus loin dans la description (qui rajoute de nombreux autres éléments terrifiants -ivresse, folie, auto-scarification, etc.), de telles affirmations montrent assez la virulence, que peut prendre le discours sur le religieux turc. Dans le texte de Nicolay, ils sont donc grandement diabolisés395 (condamnation morale), bestialisés (mis hors-culture, l'autre est alors renvoyé à la nature la plus primaire, considéré comme « barbare ») et discrédités (les dimensions spirituelles et authentiquement religieuses de leur démarche sont réduites, si ce n'est effacées).

« Dervis, religieux turc » (illustration extraite des Quatre livres des N avigations & P érégrinations de Nicolas de Nicolay, édition de 1568).

Pour finir son catalogue simplifié des religieux turcs, Nicolay présente les « Torlaquis », qui sont mis en scène selon les trois processus dépréciatifs, que nous venons de mettre en évidence : « les torlaquis se vêtent de peaux de mouton et de chèvre (...) La forme et la manière de vivre de ces torlaquis est plus brutale et bestiale que celle des mêmes bêtes brutes, car ils ne savent ni ne veulent savoir lire et écrire, ni faire aucun acte civil ou utile... »396. Une fois de plus, il ressort de cette dernière phrase une représentation ethnocentrique de l'autre, au sens où le voyageur juge ce dernier, à l'aune de ses propres critères de civilisation. Nous retrouvons également, dans ce quatrième portrait, la volonté de discréditer le religieux musulman, lorsque Nicolay affirme : «...ce pauvre barbare et ignorant peuple épouvanté de la menace divine, et consolé de confiance en la dépréciation de ce vénérable révélateur et intercesseur,

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acourt vers lui de toutes parts, ajoutant si grande foi à la masquée hypocrisie de ce vieux renard [le « torlaqui »], qu'ils ont ferment persuasion toutes ces abusives et diaboliques oeuvres être divins miracles. »397. Ce motif du faux-religieux séducteur, qui profite de la crédulité et de l'ignorance du peuple, se retrouve à maintes reprises dans les récits de voyage (notamment à propos de Mahomet

395 Sur ce point, le texte de Nicolay est assez conservateur et peu innovant, au sens où il reprend une image du Musulman déjà très ancrée dans les imaginaires européens, dès le Moyen-Âge. Certes, il précise tout de même cette image, puisqu'il offre à voir plusieurs catégories de religieux musulmans, mais la diversité n'est qu'apparente, l'unité de son discours réside dans sa condamnation univoque de chacun d'entre eux.

396 Nicolay, chap.XVIII, p.194-195.

397 Idem., p.197.

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lui-même). Nous avons insisté sur ces quatre chapitres du sieur Nicolay, parce qu'ils illustrent bien, à la fois une image très négative du Turc, mais aussi un problème conceptuel majeur pour les Européens, qui tentent de donner une image des religieux turcs : la diversité interne à l'Islam, et les apparentes contradictions entre ces différents types de religieux (qui se revendiquent pourtant d'un même fondateur), ces contradictions ont surement quelque chose de troublant pour le voyageur, qui essaie, tout de même, de catégoriser ces religieux et de montrer leur unité dans leur erreur et leur barbarie.

La religion est toujours un sujet sensible pour les écrivains-voyageurs, en effet, si Belon est assez juste, voire tolérant, lorsqu'il présente les Turcs dans leur vie quotidienne, quand il est question de religion, il ne se permet pas le même état d'esprit. Nous en voulons pour preuve sa brève exposition, au début du Tiers-livre, de la doctrine de Mahomet, celle-ci est bien sûr une condamnation sans appel. D'ailleurs, son projet, de quelques chapitres thématiques consacrés à la religion musulmane, est clairement exposé à la fin du second livre, et annonce déjà un changement de ton, il propose au lecteur une mise au point sur « les lois que donna Mahomet (...) pour mieux faire entendre que la bêtise et la barbarie de ce faux prophète a séduit tout ce pauvre peuple ignorant par sa loi qui est un vrai songe fantastique. ». Belon adoptera effectivement un ton extrêmement critique et virulent, qu'on lui connaissait peu jusqu'alors : face aux croyances des Infidèles, il devient un fervent défenseur de la foi chrétienne. Dans le même ordre d'idée, il est intéressant d'étudier le récit de Palerne, qui, lui aussi, propose une série de chapitres thématiques consacrés exclusivement à l'évocation des croyances et des dogmes musulmans398. Ce discours est intéressant sous plusieurs aspects, d'abord, on assiste à une désacralisation de l'Islam399, du fait de l'analyse « historique » de ses origines, alors, la religion musulmane n'est plus une révélation divine, qui trouve ses sources dans un passé mythique, elle devient un phénomène historique et humain. D'ailleurs, l'auteur ne se prive pas d'un parallèle fortement en lien avec le contexte français de

398 Cette description thématique de la religion musulmane, qui brise quelque peu la dynamique de la narration des pérégrinations, s'étend du Ch.XXX au Ch.XXXIV du texte de Jean Palerne.

399 Cette désacralisation ne participe t-elle pas d'une neutralisation partielle de la peur ? En ridiculisant et discréditant les fondements de la religion de l'autre, on lui retire une grande partie de son aura et de sa puissance. Nous estimons d'autre part, que les récits de voyage participent de manière plus générale à une sorte de guérison de cette peur de l'autre, car si les Infidèles sont quelquefois présentés comme puissants, ils ne sont pas exclusivement réduit à l'archétype du Diable, ils sont présentés sous différents aspects, ce qui aboutit à une vision plus nuancée du « Turc ». Le simple fait de mieux les connaitre va parfois permettre de réduire la peur qu'ils inspirent, peur, qui, en général, se nourrit fortement de l'ignorance et des projections fantasmagoriques de ceux qui la ressentent. Malgré les nombreux préjugés qu'ils entretiennent, nos voyageurs participent également à la destruction de certains stéréotypes simplistes et manichéens à propos des Ottomans (nous excluons Nicolay de cette idée, et nous incluons Palerne, dans une certaine mesure seulement). En cela, ils sont véritablement mués d'un esprit cosmopolite, au sens où les peuples ne peuvent se rapprocher et tenter de se comprendre, si la peur s'interpose entre eux, ils ont donc besoin d'intermédiaires culturels, rôle parfois bien rempli par les voyageurs et leurs récits.

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l'époque, lorsqu'il compare l'attitude de Mahomet avec celle des protestants : « huguenots ont despuis suyvi à son imitation (...) qui fut d'inventer une nouvelle religion. », une fois de plus ici, la réflexion sur le passé devient source d'enseignements pour le présent, de même que le texte devient le miroir des préoccupations de son auteur et de ses contemporains. D'autre part, l'Histoire apparaît comme une source de compréhension du présent, lorsque l'auteur évoque le schisme des Musulmans400, qui les divisent entre sunnites et chiites -pour reprendre les appellations contemporaines, cette division est indispensable à la compréhension de conflits, toujours vifs dans la seconde moitié du XVIe siècle, entre le Roi de Perse et le Sultan ottoman. En effet, après avoir relaté le schisme originel, Palerne affirme : « De là est venu la source et l'origine de la guerre (...) qui dure encore à présent »401. Par ailleurs, le chapitre XXXIII (« Du concile tenu par les mahométistes aprez la mort de Mahomet ») témoigne également d'une forte conscience, chez l'écrivain-voyageur, des processus historiques à l'oeuvre dans la constitution des religions et de leurs dogmes unificateurs. Cette idée, si elle est appliquée dans ce cas précis à la religion musulmane, traduit également des préoccupations essentielles en Europe, à la même époque, où, par exemple, des philologues et des « évangélistes », prenant conscience des transformations historiques et des corruptions qu'elles peuvent engendrer, se mettent alors à rechercher le texte originel, à critiquer la Vulgate officielle, à remonter aux sources plus anciennes (notamment grâce à des manuscrits grecs) du Texte sacré. De même, la volonté de fixer le texte et les dogmes, d'imposer une unité religieuse est patente dans la narration des origines historiques de l'Islam, et plus précisément, du fameux concile de Damas, qui aboutit au livre de la Zuna. En effet, Palerne et Belon racontent tout deux, qu'après avoir réunis toutes les différentes versions du Coran et avoir déterminé ce qui devait être retenu, « le reste fust mis à l'eau » sur ordre du calife, qui voulait, en supprimant la diversité des textes, rétablir l'unité des Musulmans. Le Christianisme, au cours de son histoire, a connu les mêmes problèmes et les mêmes tentatives d'uniformisation des textes et des rites : le monde ottoman est, une fois de plus, un miroir pour le monde occidental. Et si cette réflexion critique est dirigée contre la doctrine de Mahomet, on ne peut pas nier qu'une telle analyse et une telle démystification de la religion de l'autre, pourraient, à terme, se retourner contre les croyances et dogmes chrétiens eux-mêmes. Pensons, par exemple, à la virulente critique de Palerne, lorsqu'il évoque les enfers « selon »402 Mahomet. En effet, il les présente de manière tellement caricaturale,

400 Ce schisme entre musulmans est évoqué également par P. Belon, au chap.4, du Tiers livre, p.448, lorsqu'il écrit : « il advint que depuis ils se divisèrent en quatre opinions, dont encore pour l'heure présente les Perses sont contredisant aux Turcs s'appelant hérétiques les uns aux autres. », cette dernière attitude, relevée par Belon, n'est pas sans rappeler les divisions religieuses, qui frappent la chrétienté européenne, durant tout le XVIe siècle.

401 Ch.XXXI, p.123.

402 Nous mettons des guillemets, pour souligner à quel point cette représentation, qui prétend rendre compte de manière « objective » des conceptions musulmanes, est en fait, dans sa présentation même, orientée en vue d'une certaine lecture de l'altérité religieuse.

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que ceux-ci apparaissent finalement, aux lecteurs, comme le fruit de l'imagination humaine, plutôt qu'une réalité plausible403. Palerne n'attaque t-il pas indirectement ici, de manière consciente ou non, certaines conceptions et visions promues par l'Église romaine (qui fut déjà accusée pour celles-ci, dès le début du XVIe siècle par Martin Luther) ? Cette interprétation est d'autant plus forte, que les conceptions chrétiennes de l'enfer ne sont pas sans ressemblances avec celles des « mahométistes ». En lisant le texte de Palerne, on comprend, que cette idée d'enfer exploite la peur des hommes à des fins politico-religieuses, de même que, pour le Paradis, c'est leur soif de plaisir, qui est exaltée404. Palerne y voit donc une stratégie rusée pour « attirer et séduire le peuple » : Mahomet n'apparait plus comme un prophète libérateur, mais, au contraire, comme un démagogue manipulateur405. Certes, c'est toujours de la religion musulmane, dont il est question, mais n'y a t-il pas quelques risques pour les religions établies en Europe, que se développe ce type de pensée critique ? En tout cas, on peut affirmer, que la critique du « mahométisme » par Palerne est intelligente, elle ne se réduit pas à un rejet bloc apriori, il donne quelques éléments authentiques, même si son interprétation est parfois simpliste. En expliquant et en détaillant les origines de l'Islam, Jean Palerne ouvre la voie à une critique historique des religions, il montre à quel point leur instauration peut être liée à la ruse et aux passions humaines406, il désacralise l'Histoire Sainte musulmane et participe par là au développement d'un esprit critique plus général, qui ne se prive pas de dénoncer la crédulité des hommes. Pour achever cette réflexion, soulignons à quel point l'analyse historique de l'Islam amène Palerne à la conscience de l'instrumentalisation, dont les traditions religieuses peuvent être l'objet, notamment, avec l'exemple de la reprise par les Musulmans des Ancien et Nouveau Testaments : « Mahomet veut être recue tant du vieil que du nouveau testament, qu'il a accomodé à sa poste... »407. Dans le texte de Palerne, qui est farouchement anti-musulman, Mahomet apparait donc comme un imposteur, qui utilise les grandes traditions religieuses à son compte, pour se placer en continuité historique et en tirer une autorité plus grande.

403 J.Palerne, op.cit., chap. XXXIV, p.128.

404 Ibid, p.127.

405 La même idée se retrouve dans le texte de Belon, qui lui aussi démystifie l'Enfer et le Paradis musulmans, voir le chap.5 « De la crainte du tourment d'enfer, dont Mahomet a épouvanté les Turcs... », ou encore le chap.7 « Plaisant voyage que Mahomet feint avoir fait en Paradis la nuit en dormant, & des grandes folies qu'il raconte touchant le paradis des Turcs.» (Tiers-livre).

406 À cet égard, Palerne en profite pour mettre en parallèle, sa vision très terrestre des motivations de Mahomet, avec le caractère également intéressé, que peuvent prendre certains mouvements religieux schismatiques de son propre monde et de sa propre époque : «Un moyne Nestorien, nommé Sergio [un érudit en écritures juives et chrétiennes qui révéla à Mahomet qu'il était l'envoyé de Dieu] s'en alla mal content de son Patriarche, pour duquel se venger il practiqua un moyen, que noz Ministres Huguenots ont despuis suyvi, à son imitation, pour n'avoir pas aussi eu du Pape ce qu'ils désiroyent : qui fut, d'inventer quelque nouvelle loy... » (chap.XXXI, p.121).

407 Ch.XXXII, p.125.

Finalement, la peur, qu'inspirent les Turcs aux lecteurs français, passe également par certaines des illustrations de Nicolay, qui entretiennent ce caractère effrayant de l'étranger. En effet, si certaines gravures rendent plus familiers et moins repoussants, aux lecteurs, les habitants des nations du Levant -le simple fait de mettre une image sur l'inconnu a parfois quelque chose de rassurant-, d'autres images représentent, au contraire, des personnages aux attitudes ou aux apparences effrayantes (pensons aux religieux Turcs exposés précédemment, ou à d'autres images, par exemple, les lutteurs d'apparence féroce, représentés au chapitre X, du Troisième livre de Nicolay). Paradoxalement, un personnage effrayant peut, simultanément, provoquer une certaine admiration, nous pensons, par exemple, aux soldats du Grand-Turc (dont nous reproduisons ci-dessous deux illustrations), qui ont quelque chose de majestueux, dans leurs costumes et leurs postures.

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Voici deux archétypes du militaire
ottoman, à gauche une
représentation du fameux
« janissaires », à droite un
« Solaqui » ou archer du Sultan.

Nicolay n'est pas le seul à retranscrire la peur qu'il éprouve face aux Ottomans, à propos des janissaires, parés de leurs plumes et costumes de guerre, Belon écrit : « somme que voyant tels hommes ainsi accoutrés et déguisés, l'on dirait que ce sont géants tant ils sont épouvantables. »408. L'apparence physique des soldats d'élite du Grand Turc a quelque chose d'effrayant pour l'Occidental, mais cela n'a rien d'étonnant, quand on sait, à quel point les militaires cherchent à effrayer leurs adversaires, par leur apparence, et à se donner un aspect redoutable, l'effet est certes, psychologique, mais les avantages n'en sont pas moins réels, lors des combats. Jean Palerne va dans le même sens, lorsqu'il fait observer, à propos des janissaires : « ...ils marchent avec

408 Chap.26, tiers livre, p.487.

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une si grande audace et ont telle monstre avec ces habits que cinq cens paroistront plus que mil de noz soldats. »409. Mais la répulsion du voyageur n'est jamais totale, Belon ajoute, alors qu'il décrit leurs accoutrements composés de plumes : « Ces Turcs ainsi bardés de plumes ressemblent proprement à un Saint-Michel en peinture. »410 ; il est difficile d'interpréter cette phrase, est elle moqueuse et ironique, ou au contraire révèle t-elle une certaine admiration devant l'apparence grandiose des janissaires ? Ange ou démon, le coeur et la plume de nos voyageurs balancent, elle ne peut trancher entre les deux, le Turc n'est ni tout l'un, ni tout l'autre, l'appréhension des hommes demandent plus de nuances et de subtilités, et de fait, on remarque, dans les textes, que les compliments et les reproches, l'admiration et la peur, se retrouvent souvent à seulement quelques lignes d'intervalles. Ainsi, avec ces récits de voyage, nous découvrons une vision nuancée du « Turc », des portraits moins superficiels, que certaines caricatures manichéennes ayant cour à l'époque (notamment dans les récits espagnols411). Après avoir survolé ces côtés « obscurs » et effrayants du Turc, nous allons nous pencher sur les vertus et qualités, que lui accordent les auteurs français et qui le rendent (peut être plus encore, que ces défauts ou que la peur qu'il inspire) dérangeant aux yeux des Européens, car il les oblige à réfléchir sur eux-mêmes et à se remettre en question. Nous devons également étudier la parenté doctrinale de l'Islam avec les traditions juives et chrétiennes, parenté qui pose des problèmes aux voyageurs, qui sont contraints de reconnaitre quelques points communs avec les Infidèles. Ces points communs sont d'autant plus dérangeants et étonnants, qu'ils ne sont pas seulement doctrinaux : dans leurs comportements mêmes, les musulmans vont parfois faire preuve d'une attitude très « chrétienne »412...

409 Jean Palerne, op.cit., ch.CVII, p.259, remarquons, avec cet exemple, à quel point les récits de voyage sont l'occasion d'observer les techniques militaires de l'adversaire.

410 Idem.

411 Voir le travail d'Alexandra Merle, déjà cité à cet égard.

412 L'idée d'un rapprochement et d'une parenté entre les musulmans et les chrétiens n'est pas nouvelle, puisqu'Érasme osait déjà qualifier les « Infidèles » de « demi-chrétiens », dans son texte déjà cité.

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2. L'admiration des Turcs & de la civilisation ottomane: du discours sur l'autre à la conscience de soi.

« Porteur d'eau », illustration extraite des Navigations & Pérégrinations de Nicolas de Nicolay.

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Avant d'évoquer des comportements turcs aux apparences étonnement chrétiennes, pour les voyageurs, revenons, quelque peu, sur cette parenté doctrinale et traditionnelle entre Islam & Christianisme. Pierre Belon expose les éléments chrétiens présents dans l' « Alcoran » de manière très précise, en se référant directement aux chapitres et aux livres de ce dernier413. Il témoigne ainsi d'une connaissance relativement bonne, pour l'époque, du texte fondateur de l'Islam (diffusé en Europe, plus largement qu'auparavant, au cours du XVIe siècle, notamment par l'effort de quelques lettrés arabisants, qui vont le traduire et le faire imprimer). En effet, toujours dans la première dizaine de chapitres, qui ouvrent son tiers livre, Belon prouve son haut degré d'érudition et de connaissance de la culture religieuse islamique, lorsqu'il se réfère à la « Zuna » et au « livre d'Asear », autres textes fondateurs de la religion musulmane, qu'il cite directement, comme sources des histoires et croyances qu'il rapporte. Mais comprenons bien, que cette connaissance de la doctrine des « Infidèles » est conçue comme participant de la lutte contre leurs erreurs, Pierre Belon le précise explicitement, à la fin du chapitre 7, comme pour se préserver de tout soupçon ou critique : « Toutes lesquelles choses j'ai écrites pour montrer le peu de jugement de Mahomet, d'écrire choses si folâtres. » (p.455). Mais si le texte et les croyances religieuses sont facilement critiqués par les voyageurs français, ils ne peuvent manquer de remarquer certains comportements des Musulmans, qui se conforment étonnement bien à la morale chrétienne et aux devoirs qu'elle promeut.

Par exemple, Belon rend justice à cette bonne habitude qu'ont les riches Turcs de réaliser des « oeuvres pieuses » d'utilité publique, qui sont bâties et fonctionnent à leurs frais, tels des bains publics, des caravansérails, des aqueducs & fontaines, des mosquées : « les grands seigneurs qui sont devenus riches en la maison du Turc (...) font faire de tels édifices par charité... »414. Cette notion centrale du christianisme est bien présente, aussi étonnant que cela puisse paraitre aux lecteurs, aux vues des préjugés de l'époque, certains Turcs témoignent par leurs actes de cette vertu cardinale, aux yeux de tout vrai Chrétien ! En outre, la charité des Turcs ne s'arrêtent pas là, en effet, on apprend, que dans leurs caravansérails, qui hébergent gratuitement les voyageurs, l'hospitalité ne connait pas de frontières nationales ou religieuses : « Nul ne vient là qui soit refusé, soit juif, soit chrétien, idolâtre ou turc. »415. Cette hospitalité est également universelle par son caractère égalitaire416, comme le précise Belon, un peu plus après : « l'étranger n'aura pas moins que

413 Voir chap.3 du tiers livre, p.446.

414 Chap.59, du premier livre, p.190.

415 Chap.59, du premier livre, p.191.

416 Cette attitude vis-à-vis des étrangers et des voyageurs pourrait renforcer l'idée, que nous avons déjà rencontrée, d'un Empire ottoman « cosmopolite ».

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le plus grand personnage. »417. Dans ce contexte, le choc culturel est d'ampleur importante pour un voyageur occidental habitué aux « hôtelleries », comme l'indique cette phrase de Belon à celui qui cherche à lire entre les lignes : « Nul Turc quel qu'il soit n'a honte de se loger dedans telle manière d'hôpital, ni de prendre l'aumône en la sorte que j'ai dit, car c'est la façon de faire du pays. ». Belon exprime tacitement la gêne, qui peut atteindre le voyageur européen, peu coutumier à quémander un toit et un repas sans les payer en retour418. De même, que ces édifices fondés « pour l'amour de Dieu », un élément qui étonne souvent le voyageur est la gratuité de l'eau, qui est fournie par pure dévotion religieuse, sans attendre systématiquement de récompense ou de contrepartie419. Par l'exemple ottoman, les Chrétiens sont amenés à se remettre en question et à s'apercevoir, qu'ils sont peut-être plus loin qu'ils ne l'imaginaient de la religion, dont ils se disent les représentants. Toujours selon le même mécanisme, les Chrétiens sont indirectement apostrophés et rappelés à leurs devoirs, par la violente comparaison avec les Musulmans. À cet égard, mentionnons un exemple grandement significatif, extrait du récit de Jean Palerne, après avoir évoqué la grande religiosité et vertu des musulmans, il pousse ce cri du coeur en forme de prière : « Pleust à Dieu que les Chrétiens fussent ainsi zelez à l'amour de leur prochain. »420. De même, les musulmans apparaissent très chrétiens au lecteur, lorsque Palerne écrit à leurs propos : « ...se pardonnans lors les uns les autres, mesme à leurs ennemys... »421, Palerne lui même concède l'étonnement que ce genre de constatation peut induire chez le lecteur chrétien, lorsqu'il écrit ; « Chose que difficilement pourroit on croire, qui se pratique néantmoins entre ces infidèles »422. En effet, le jeune voyageur fait preuve de stupéfaction et d'admiration vis-à-vis des « mahométistes » et de leurs vertus religieuses :

« ils font de grandes aumosnes, & observent principalement les trois poincts à eux tant de foys recommandez par Mahomet, sçavoir, la prière, le jeusne, & la charité : par le moyen de laquelle ne se voit aucun mendiant entr'eux. Aussi tiennent ils qu'un foble423 donné de bon cueur durant la vie, vaut mieux que cent medains aprez la mort »424

Une fois de plus, son discours balance entre l'éloge du Turc et la réprimande implicite aux mauvais Chrétiens, que sont les Occidentaux. En effet, l'absence de mendiant dans les sociétés ottomanes,

417 Chap.59, du premier livre, p.192.

418 Une fois de plus, le voyage est une expérience riche en enseignements pour le voyageur, qui, dans ce cas, va apprendre l'humilité et accepter de recevoir l'aumône en pure gratuité, mettant de côté son orgueil et ses habitudes culturelles.

419 Pierre Belon, op.cit., chap.71 : « Les arabes mettent communément de l'eau par les lieux publics et en font porter par des gens qui en donnent à tous allant et venant, sans rien en demander... ». Nicolas de Nicolay ramène à son lecteur un magnifique portrait de ces porteurs d'eau (nous avons reproduit cette illustration extraite des Navigations & Pérégrinations, en tête de cette partie).

420 Chap.LXIII, p.176.

421 Chap.XXVII, p.112.

422 Chap.XXVII, p.112.

423 Monnaie de cuivre de faible valeur.

424 Chap.XXVII, p.111.

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doit faire grandement réfléchir ceux qui se veulent héritiers véritables du Christ, qui prônait une attitude, dont les musulmans semblent manifestement plus se rapprocher, que les Chrétiens d'Europe425. Par ailleurs, la dernière phrase de Palerne, toujours sous les apparences de neutralité et de description de la religion ottomane, pourrait faire écho au problème des indulgences, qui secoua fortement le monde catholique et devait encore être un argument typique des discours protestants, à l'époque de Jean Palerne. Ne faisons pas de ce dernier un protestant, nous avons vu qu'au contraire, dans certains passages de son texte, il critique avec virulence les « huguenots » français, mais Palerne n'en est pas pour autant totalement soumis à l'Église, il peut se permettre, le voyage & la rencontre de l'altérité l'invitent à le faire, de réfléchir sur sa culture et son temps. C'est, en tout cas, ce qu'il fait dans cet extrait, quant au problème de la misère trop commune en Europe, alors qu'elle ne semble pas avoir cour en terres musulmanes. Il pousse donc ici à un haut degré de perfection son procédé de « réformation morale par la honte », qui semble dire au lecteur d'un ton provoquant « Les Infidèles seraient-ils plus chrétiens que vous ? ». C'est comme si Palerne invitait les Occidentaux à être digne de leur foi chrétienne : l'évocation de la ferveur religieuse des Musulmans est l'occasion de remontrances envers l'Église européenne. D'ailleurs, il renforce cette idée, et son effet, en ajoutant explicitement, à propos des devoirs et observances religieuses, auxquels sont tenus les mahométistes : « ...d'ont ils s'acquitent beaucoup mieux que nous. ». Relevons le ton assez libre et critique de ce jeune homme, surement lié à l'absence de fonction officielle et au caractère délibérément restreint des destinataires de son texte, qui donne à sa plume une grande liberté d'expression, qui fonde à nos yeux le caractère précieux de son récit, en tant que source historique et témoignage original sur l'Orient.

D'autre part, Pierre Belon, fidèle à sa justesse de propos, ne se laisse pas aller à l'opinion courante, véritable leitmotiv du récit de Nicolay, selon laquelle les Turcs sont de grands destructeurs des territoires qu'ils dominent. Au contraire, il affirme, que les Turcs ne démolissent rien : « Je veux dire en outre que les Turcs ont toujours eu cette coutume, que quelque château ou forteresse qu'ils aient jamais pris est demeuré au même état en quoi ils l'ont trouvé, car ils ne démolissent jamais rien des édifices et engravures. »426. Mais les qualités des Turcs ne s'arrêtent pas à cet esprit de conservation et d'assimilation des cultures rencontrées, Belon souligne également, à maintes reprises, certaines de leurs qualités, notamment pour ce qui est de l'obéissance et de la discipline (qui leur valent en grande partie leur supériorité militaire). En effet, le Français ne reconnait pas ce

425 Ce rapprochement entre Christianisme et Islam se retrouve également dans leurs éléments formels, lorsque les auteurs rapportent et traduisent certaines prières et formules rituelles musulmanes, qui rappellent étonnement les formules chrétiennes. Voir par exemple dans le récit de Palerne, chap.XVIII, p.113, au deuxième paragraphe.

426 Chap.13, second livre, p.257.

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qu'il associe « naturellement » -ou pour être plus rigoureux, nous devrions dire « culturellement »aux gens de guerres :

« J'ai eu occasion d'écrire la grande continence et obéissance des gens de guerre du Turc : car combien qu'il y eût vingt ou trente hommes aux portes de la ville, qui les gardent soigneusement, toutefois c'était si grand silence et modestie, qu'on n'y oyait non plus de bruit que s'il n'y eut personne, et il semblait plutôt que ce fussent artisans que gens de guerre. »427

L'effet de miroir, que provoque la rencontre de l'altérité, est ici manifeste, Belon découvre que l'attitude des militaires européens, qui, comparée à celle des Ottomans, apparait grandement débridée, n'est pas la seule possible et réalisable. Le simple fait que cette discipline des militaires ottomans apparaisse remarquable, aux observateurs de l'époque, renvoie indirectement à l'indiscipline des combattants européens. Cette dernière peut également être sous entendue par une comparaison implicite de Palerne, qui affirme à propos des militaires turcs : « ...sont encore maintenus en tel ordre, & bonne discipline militaire, que marchans aux champs, ils n'oseroyent avoir prins un oeuf sans payer », n'évoque t-il pas implicitement le contre exemple, trop bien connu, des actes de pillages et de prédations commis par les troupes militaires et les mercenaires sur les campagnes françaises ? Nous retrouvons d'autres comparaisons de ce type, dans le récit de Belon, qui, renforcé dans son jugement par l'exemple des Turcs, condamne les Occidentaux :

« Les Turcs ne diffinent [=définissent] pas la vaillantise ainsi que nous : car en Europe, si quelqu'un est toujours prêt à se battre (...) et est balafré, jureur, et colère, et a gagné le point d'avoir dementi un autre, icelui sera mis en perspective d'un homme vaillant, loué homme de bien. Mais les Turcs en temps de paix se montrent modestes, et posent les armes en leurs

maisons pour vivre pacifiquement, et ne voit-on point qu'ils portent leurs cimeterres allant par la ville... »428.

Parfois, l'auteur se permet de disqualifier les Européens par rapport aux Turcs, dans d'autres domaines, par exemple pour ce qui est de la couture, il affirme sans détour, ni précaution :

« Je dis que les couturiers de Turquie, si l'on fait comparaison de leurs ouvrages à ceux qui sont cousus en Europe, cousent toutes besognes mieux et plus élégamment que ne font ceux du pays des Latins, tellement qu'on dirait que l'ouvrage d'Europe n'est que ravaudage au prix du leur. »429

De même, au chapitre suivant, il affirme : « Les cordonniers et selliers cousent si proprement en cuir qu'il est impossible de faire mieux. », ne craignant point de se répéter, le voyageur français affirme de nouveau la supériorité des Turcs : « Je ne sache bouchers plus habiles à apprêter les chairs fraiches que ceux de Turquie. »430. Ainsi, un observateur comme Belon, au

427 Chap.14, Second livre p.259.

428 Pierre Belon, Chap.18, Tiers-livre, p.477.

429 Idem, Chap.44, Tiers-livre, p.517.

430 Idem, Chap.47, Tiers-livre, p.519.

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jugement affermi en matière de savoirs-faire et de techniques artisanales, n'hésite pas à mettre en avant les qualités des Turcs, en faisant fi de l'orgueil des Européens, qui préjugeraient trop facilement de leur supériorité dans tous les domaines.

L'admiration du voyageur ne se porte pas seulement sur les Turcs et sur certains de leurs actes manifestement vertueux, plus largement, elle se porte sur la civilisation ottomane, qui quelquefois étonne et séduit le voyageur par son raffinement. L'exemple qui illustre le mieux cette idée est celui des bains, Jean Palerne vante à ses lecteurs les bienfaits des saunas publics et des massages qu'on peut y recevoir431, de même, Belon affirme, que, grâce à leurs pratiques d'hygiène et de culture du corps, « les Turcs sont les plus nettes gens du monde »432. De son côté, Nicolas de Nicolay consacre un chapitre à la description ce raffinement oriental433, bien que celui-ci soit la reproduction du texte d'un autre récit sur le monde ottoman, il n'en est pas moins une reconnaissance du haut degré de civilisation des Ottomans, qui sur ce point sont les dignes héritiers des Anciens.

Cette idée des Ottomans « successeurs » des grandes civilisations de l'antiquité est redondante dans les textes, les auteurs voient dans cette reprise et cette assimilation d'éléments anciens, une des explications de leur grandeur présente. Les bains ne sont pas le seul élément, qui apparente les Turcs aux sociétés antiques, certains savoirs faire et pratiques, comme la technique médicale, qui consiste à guérir le mal par la brulure434, le port des bagages en guerre par les soldats eux-mêmes (« les romains faisaient ainsi anciennement »435, précise Belon), ou encore le sel emporté en campagne par les militaires (« il est composé comme était anciennement celui des Grecs. »436) vont fonder, toujours plus fortement, cette filiation. Belon va fixer cette idée dans l'esprit des lecteurs, en intitulant le chapitre 21 de son tiers-livre : « Des Turcs qui retiennent plusieurs choses de l'Antiquité. ». Du fait de cette filiation, le voyage spatial se transforme parfois en voyage temporel : la rencontre avec les Turcs va alors être l'occasion pour les voyageurs de se rapprocher de l'Antiquité, leur connaissance du passé peut alors s'accroitre grâce à l'observation de ce qui en reste dans le présent ottoman. Ainsi, P. Belon fait judicieusement remarquer : « Qui voudrait éclaircir quelque chose de la musique des instruments anciens aurait meilleur argument de

431 « lon se sent aprez merveilleusement disposé, & les membres si gays, qu'il est incroyable. » chap.XXIIII, p.107.

432 Ch. 35, tiers livre, p.506.

433 Chap.22, premier livre, p.137.

434 Chap.21, tiers livre, p.481.

435 Ch.26, tiers livre, p.488.

436 Idem.

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l'expérience de ceux qu'on voit en Grèce et Turquie, que ce que nous trouvons par écrit. »437. Le voyage pallie aux limites des textes, il les complète, en donnant à voir un « passé » encore vivant, dans le présent d'un ailleurs. Parfois, les parallèles avec l'Antiquité, que dressent les auteurs, vont se référer aux pratiques les plus quotidiennes : « les Turcs sont assis à plat de terre et déchaussés en buvant et mangeant comme aussi faisaient les Romains... »438. De même, Nicolay affirme à propos de l'organisation militaire des ottomans, et plus précisément, des janissaires :

« L'ordre desquels n'est autre chose qu'une imitation de la phalange macédonique avec lequel le grand Alexandre étendit sa domination et monarchie quasi sur toutes les régions de la terre. Et semble que les Turcs, occupateurs de son empire soient aussi imitateurs en la discipline militaire des antiques rois de Macédoine »439.

Les exemples de cette idée (selon laquelle les Ottomans s'inspirent grandement des Anciens) sont multiples, cette relation aux prestigieuses civilisations du passé accroit grandement leur aura et la fascination, qu'ils exercent sur des voyageurs français « humanisants », plein d'admiration pour l'Antiquité gréco-latine. Mais d'un autre côté, dire que les Turcs doivent une grande part de leur sagesse et de leurs savoirs faire à l'Antiquité, c'est également leur retirer une partie du mérite, et le rendre aux Anciens plutôt qu'aux Musulmans ; c'est tout autant inviter les Européens à, eux aussi, s'inspirer toujours plus de la sagesse du passé, idée indéniablement liée à l'Esprit humaniste, qui habite ces voyageurs de la fin de la Renaissance. Comme nous l'avons déjà vu440, cette redécouverte et cette revitalisation des savoirs anciens est au centre des projets viatiques d'un voyageur comme Belon, bien décidé, par exemple, à sauver des plantes de l'oubli et à remettre leurs vertus thérapeutiques en usage441. Nous sommes au coeur d'une conception essentielle de la Renaissance : le passé, dans son sens le plus large (pas seulement le passé récent ou la tradition), peut-être source de connaissances et de savoirs-faire très estimables et utiles aux temps présents442.

Observer les Turcs permet aux écrivains-voyageurs d'apprendre des savoirs-faire anciens et de découvrir des savoirs-vivre du passé, mais c'est aussi bien souvent, pour les Français, l'occasion de prendre une leçon de gouvernement politique et social. En effet, on frise le traité d'art politique à certains moments des récits, par exemple, lorsque Jean Palerne expose les trois causes de la

437 P. Belon, chap.49, tiers-livre, p.520.

438 Pierre Belon, op.cit., ch.30, tiers livre, p.494.

439 Nicolas de Nicolay, op.cit., chap.III du troisième livre, p.156.

440 Seconde partie de ce travail.

441 Ainsi, le voyage et son récit peuvent ouvrir de nouveaux horizons pratiques aux sociétés européennes et contribuer, à ce que nous appellerions aujourd'hui, « un transfert culturel ».

442 Dans ce cas, le savoir se constitue d'une tension permanente entre la tradition, l'innovation, et surtout la redécouverte, à laquelle peut se livrer le voyageur, car en se déplaçant dans les espaces lointains, il entame également une sorte de voyage dans le temps : l'archéologue des savoirs anciens devient un bâtisseur des mondes à venir.

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puissance du gouvernement ottoman : « On peut tirer trois principaux poincts, par lesquels les Empereurs turcs peuvent régner en paix, & maintenir longuement leur Empire... »443. Maintenir son pouvoir et la paix politique, ces deux problèmes cruciaux de l'art politique peuvent intéresser des lecteurs, qui seraient hommes de pouvoir et qui voudraient tenter d'appliquer les méthodes et principes ottomans, pour arriver à des résultats tout aussi probants. Ainsi, le voyage est l'occasion d'observer les techniques et l'organisation militaire de l'adversaire, de même que le récit a pour utilité de rapporter celles-ci aux Européens. Jean Palerne donne quelques exemples de cette collecte d'informations stratégiques, il rapporte au lecteur les petites astuces qu'ont les ottomans pour mieux effrayer leurs adversaires et pour mieux combattre. Par exemple, il écrit à propos de la prise d'opium, dont les janissaires sont coutumiers : « lesquels allans en guerre ont accoustumé de manger d'Opium, que nous appelons pavot, pour les rendre plus furieux »444. De même, Nicolay présente en détails l'organisation strictement hiérarchisée de l'armée ottomane, de ce point de vue, en bon espion et informateur qu'il était, il participe à une meilleure connaissance et une représentation plus précise de l'Adversaire potentiel, qu'est l'Empire ottoman, présenté dans la diversité de ses fonctions et toute la complexité de son organisation.

Nous retrouvons donc, une fois de plus, cette même ambigüité du rapport aux Ottomans : face aux succès politiques et militaires de l'Empire, les Européens sont tentés d'en faire un modèle, dont ils auraient à s'inspirer, mais d'un autre côté, demeure ce rejet de la religion et de certaines pratiques culturelles des « Infidèles ». Ce rapport équivoque au « Turc » est à son plus haut point de tension, lorsque les voyageurs évoquent le système proprement ottoman des « Aimoglans (...) enfants levez par forme de tribut sur les Chrétiens... »445, pour reprendre le titre du chapitre CVIII de Jean Palerne. Il expose aux lecteurs ce système, qui est redoutable pour les Chrétiens sujets du Sultan, car : « de s'en pouvoir exempter il n'y a nul moyen »446. Ce « tribut humain », appelé « devchirme » par les historiens, consiste à enlever des enfants ou des adolescents aux familles chrétiennes (principalement des régions du nord de l'Empire), pour les convertir à l'Islam, les éduquer à la turc, et en faire des esclaves, qui deviendront souvent des guerriers ou des administrateurs, totalement soumis à l'autorité et dévoués à la personne du Sultan. Ce système, outre son caractère arbitraire et révoltant aux yeux d'un voyageur occidental du XVIe siècle, est d'autant plus douloureux pour les voyageurs, que ce sont des Chrétiens, qui, transformés en militaires et fonctionnaires musulmans, deviendront souvent les plus fidèles ennemis de la chrétienté. Palerne

443 Jean Palerne, chap.CVII, p.263.

444 Idem, p.259.

445 pp.264-265.

446 Chap.CVIII, p.264.

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rappelle cette redoutable transformation, lorsqu'il écrit : « ...est la race tant de ces Ichioglans, qu'Aiamoglans si pernicieuse & meschante, que des qu'ils sont enlevés des mains de leurs parents, & instruicts au Mahométisme, ils ne veulent plus recognoistre père, ny mère, ains se déclarent de parole & d'effect, mortels ennemis du nom de Chrestien. ». Ce passage est intéressant pour notre propos, en cela qu'il condense l'aspect effrayant, que prennent les Infidèles lorsqu'ils retrouvent leur identité d'adversaires religieux, mais il nous a également paru digne d'être cité, parce qu'il est une reprise, par Palerne, du texte de Nicolas de Nicolay et de son chapitre intitulé les Amozoglans447, où l'autre voyageur-écrivain expose exactement les mêmes idées. Outre le fait qu'elle témoigne de la part de compilation à l'oeuvre dans l'écriture de voyage448, cette reprise des mêmes motifs et descriptions littéraires d'un texte à l'autre, participe à la formation d'une image stéréotypée du Turc, entre le milieu et la fin du XVIe siècle, en Europe. D'ailleurs, Nicolay, face à ce phénomène de « tribut humain » levé sur les populations chrétiennes, ne manque pas de dénoncer la cruauté de ce système et tente, par là, d'appeler la chrétienté à l'unité, pour combattre cette domination imposée par les Ottomans. En effet, dès la première page de son troisième livre, après avoir brièvement décrit les principes de cette institution, il s'écrit, prononçant une sentence de condamnation contre ce système d'esclavage, tout autant, que contre ceux qui le mettent en oeuvre : « Tyrannie, dis-je derechef, trop cruelle et lamentable, qui devrait être de grande considération et compassion à tous vrais princes Chrétiens pour les émouvoir et inciter à une bonne paix et union chrétienne, et à réunir leurs forces unanimes pour délivrer les enfants de leurs frères chrétiens de la misérable servitude de ces infidèles... »449. Dans ce cas, l'évocation des Turcs et de l'oppression qu'ils font subir aux « frères chrétiens d'Orient », est un moyen pour l'auteur d'exalter l'unité des Chrétiens d'Europe, de les appeler à une croisade contre les Infidèles. Ce projet serait peut-être l'occasion de déplacer les pulsions guerrières vers l'Orient, contre les musulmans, pour que cessent les querelles entre Européens, voire entre habitants d'un même pays (dans le contexte des guerres religieuses). En effet, il faut garder à l'esprit, que ces conflits religieux, très violents, frappent la France une nouvelle fois au lendemain de la publication de Nicolay, de même, les Français seront encore et encore divisés par les guerres civiles & confessionnelles, quelques années avant le voyage de Palerne et quelques temps après son retour. Ces éléments contextuels expliquent, en grande partie, les appels redondants de ces deux auteurs, à la guerre unificatrice contre l'ennemi ottoman, de même qu'ils éclairent certaines références critiques aux conflits peu fraternels entre Chrétiens d'Europe.

447 Nicolas de Nicolay évoque cette institution, dès les premiers chapitres de son troisième livre des Navigations & Pérégrinations : chapitre I. « De l'origine, vie et institution des Azamoglans, enfants de tribut levé sur les Chrétiens sujets et tributaires du grand Turc » p.151, il parachève l'écriture sur ce thème au chapitre III « De l'origine et première institution de l'ordre des janissaires. » p.154.

448 Voir, à ce propos, le début de la seconde partie de ce travail.

449 Nicolas de Nicolay, op.cit., chapitre I du troisième livre, p.151.

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Ainsi que nous venons de le voir, avec les discours concernant le « devchirme », le dévoilement des mécanismes du pouvoir ottoman, s'il est parfois source d'admiration (face une organisation efficace et fortement hiérarchisée), est aussi l'occasion pour les auteurs de s'essayer à une critique de ce système politique. Critique d'autant plus à propos, que le voyageur ne prend pas directement pour objet les institutions de sa propre société, mais celles des Ottomans, sur lesquelles, on peut, et même on doit (en tant que Chrétien européen) se permettre la critique, si ce n'est le discours qui condamne. En effet, la rencontre de l'altérité ottomane, point clé du voyage en Orient, est source de réflexions politiques et sociales fécondes, dont les récits de voyage nous offrent quelques exemples. Dans ses Observations, Pierre Belon pose la singularité de la noblesse ottomane, qui n'est pas héréditaire, mais esclave du Sultan, selon le système du « devchirme », déjà exposé450. Selon un schéma assez fréquent dans nos textes, l'évocation de ce cas particulier va conduire l'auteur à une réflexion plus générale, sur la diversité des conceptions de la noblesse, qui l'amène à une conclusion pleine de lucidité et assez osée : « Et pour ce que les républiques ont eu divers jugements en la noblesse des hommes, je veux dire qu'elle est ainsi qu'on la veut estimer. »451. C'est de la diversité de jugements sur ce qui constitue la noblesse, que Pierre Belon en arrive à cette conclusion très « relativiste »452. De cette déclinaison singulière et de cette conception inconnue de la noblesse, peut naitre, dans un premier temps, une incompréhension du voyageur face à ce système ottoman, où « le plus grand honneur et bien que puisse avoir un homme en Turquie est de s'avouer esclave du Turc...»453. Mais immédiatement Pierre Belon, fidèle à son rôle d'intermédiaire culturel, propose une traduction en des termes plus familiers aux lecteurs454 : « ...comme en notre pays disons être serviteur de quelque prince »455. Suivant la même démarche comparative, Belon poursuit cette réflexion dans un autre chapitre, lorsqu'il écrit : « Par ainsi il n'y a pas si grande

450 Voir également dans la Ière partie (E.2.) de ce travail la note, qui fait référence à l'ouvrage de Thérèse Bittard et à son développement sur l'institution des janissaires.

451 Chap.95, second livre, p.404.

452 Conclusion qui n'est pas sans nous renvoyer à certains passages des Essais de Montaigne, qui insiste sur la nécessité de se libérer de ses propres coutumes et des conceptions qui les accompagnent, par exemple :« J'ay honte de voir nos hommes enyvrez de cette sotte humeur, de s'effaroucher des formes contraires aux leurs: il leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons et abhominent les estrangeres. », cité par Tzevtan Todorov, Nous et les autres : réflexion française sur la diversité humaine, Seuil, 1989, p.57.

453 Chap.95, second livre, p.404.

454 Ainsi, l'altérité de ces conceptions n'est pas totale, au contraire cette conception de la noblesse est déjà dans une certaine mesure en cours d'assimilation en Europe. Elle sera appliquée en partie par Louis XIV, qui tentera de réduire la noblesse à un titre et se protègera des agitations nobiliaires (qu'il n'a que trop connu et expérimenté) avec son système de la cour, qui s'inspire peut-être, ou du moins peut-être comparé, au système de servitude ottoman.

455 La réflexion de Belon sur ce point ne s'arrête pas là, puisqu'ensuite, il met en relation ce caractère non-héréditaire de la noblesse avec les constructions modestes des Turcs, qu'il observe lors de son voyage, selon lui, celles-ci s'expliquent en grande partie par l'impossibilité structurelle d'accumuler du patrimoine dans l'Empire ottoman.

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lignée de parenté en Turquie comme en Europe. »456. À d'autres occasions au cours de ses Observations, le naturaliste se transforme en philosophe du politique ; notamment, lorsqu'il analyse les trois figures essentielles, qu'on retrouve, d'après lui, de tout temps, dans toute société, à savoir, le médecin, le théologien, et les gens de justice. Le premier protège le corps, le second aide l'âme à trouver son salut, et les derniers veillent sur les biens des personnes457. À partir de cette division en trois fonctions sociales clés, Belon souligne des différences, entre ce qu'il observe en Orient et ce qu'il connait en Europe. Tout d'abord, pour ce qui est des médecins, il affirme : « Les médecins en ce pays-là [la Syrie] lorsqu'ils sont appelés à voir un malade, eux-mêmes font diligence de faire recouvrer les drogues qu'il faut au malade (...) Par quoi me semble qu'ils ont telle manière de médeciner que les savants Grecs et Arabes anciens soulaient avoir en usage, lorsqu'ils servaient eux-même de chirurgien et apothicaire. ». Il met donc en avant, l'unité de fonctions et de savoirs, devenues distinctes en Europe, pourtant, à l'origine (et c'est encore le cas en Orient au XVIe siècle) le médecin était également apothicaire : cette idée doit être chère à Pierre Belon, qui l'applique pour son propre cas, en cherchant à reconnaitre et trouver, par lui-même, les plantes et leurs vertus thérapeutiques. Sa critique de la spécialisation, de la division à outrance des fonctions sociales, ne s'arrête pas là, en effet, il affirme, à propos de la manière de rendre la justice en Turquie : « Il ne faut point de sergent en Turquie pour ajourner un homme (...) Par quoi ne leur faut point de soliciteurs, procureurs et avocats. »458. Cette simplicité du système turc semble bien laisser Belon admiratif, il laisse entendre implicitement, que la division n'est pas toujours appropriée et que, parfois, elle nuit, au contraire, au bon exercice d'un métier. Ainsi, la rencontre de l'altérité orientale permet au voyageur, par une sorte de retour réflexif, de développer un oeil critique sur son propre système socio-politique.

3. Le pouvoir ottoman mis en scène : les grandes fêtes du Sultan Murad III, à Istanbul (1582).

Le sens critique du voyageur s'aiguise donc au contact de l'altérité rencontrée, cet exercice du jugement est d'autant plus libre, que son discours concerne le monde ottoman, l'écrivain ne risque aucunes représailles, puisqu'il ne vise pas un pouvoir établi dans son pays d'origine. Ainsi, les récits des voyageurs français sont autant de points de vue originaux sur le pouvoir turc, l'extériorité du voyageur au monde qu'il décrit, outre le nombre de préjugés qu'il implique, va

456 Chap.18, Tiers-livre, p.476.

457 « Anciennement comme encore maintenant les républiques bien gouvernées ne se sont pu passer des trois susdits états ... » ch.91, p.394 des Observations...

458 Idem.

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également offrir un regard digne d'intérêt pour l'historien, qui sait à quel point les discours que tiennent les sociétés sur elles-mêmes relèvent de l'idéologie. Nous voulons donc esquisser une brève analyse du caractère spectaculaire du pouvoir ottoman, à la lumière d'un récit particulier et d'un évènement précis...

Nous avons déjà montré à quel point la perception des Ottomans est sujette à de multiples interprétations, le Turc est à la fois un allié admirable (dans le cadre des rapprochements franco-ottoman), et un ennemi éternel (car musulman infidèle). Lorsque le pouvoir ottoman se donne à voir dans des représentations spectaculaires, nous sommes à l'apogée de cette ambigüité, au coeur de cette séduction qu'il exerce sur le voyageur français. Nous avons la possibilité d'étudier ce problème de manière précise, grâce à un exemple, qui se trouve au centre du récit de Jean Palerne : les grandes fêtes données à l'occasion de la circoncision du fils de Murad III (Sultan de 1574 à 1595), commencées en mai 1582459. Par une chance inespérée, le jeune voyageur se retrouve à Constantinople précisément au moment de cet évènement exceptionnel460, il aura donc l'immense opportunité d'assister à ces quarante jours de fêtes et de fastes, d'abondance et de spectacles. Dans son texte, la relation de cet évènement suit la description et la découverte de Constantinople, l'auteur consacre de nombreux chapitres à détailler le cadre et le déroulement de ces fêtes. C'est le moment idéal pour observer la société de Constantinople et le pouvoir du Sultan, qui se manifeste de manière très complète, dans le cadre de cérémonies, bien ordonnées et préparées, au caractère très solennel. En effet, le pouvoir ottoman profite de ces cérémonies pour se donner lui aussi en spectacle461, dans des représentations théâtralisées et codifiées, dont l'ordre et le déroulement sont très significatifs. Pensons, par exemple, aux différentes positions des représentants du pouvoir dans l'Hippodrome, celles-ci coïncident avec la plus ou moins grande importance des personnages dans la hiérarchie ottomane462, de même que la position des ambassadeurs reproduit leurs plus ou moins grande soumission au pouvoir ottoman, comme le fait remarquer Palerne : « au troysième et dernier,

459 À l'importance de cet évènement correspond la richesse du matériel historique que nous en laisse Palerne, sa description des fêtes se déploie du chapitre CXIII « Théatres & galeries dressées à l'Hyppodrome.. » au chapitre CXXI « Feux d'artifices.. », qui clôture l'expérience proprement orientale de Palerne. La position de ce grand moment de spectacle apparait comme le couronnement du voyage, sorte d'apothéose du récit, l'effet littéraire est remarquable.

460 Qui marquera durablement les chroniques ottomanes, comme le prouve certains manuscrits turcs. Voir, par exemple, le célèbre Surname-i Hümayun (Livre de la fête de la circoncision impériale), 1583-1588, conservé au Musée du palais de Topkapi Sultanahmet (à Istanbul), dont les enluminures représentent l'évènement.

461 Remarquons le subtil effet de mise en abime à l'oeuvre ici, en effet, au spectacle distrayant que tout le monde est venu voir, s'ajoute celui, pas moins important, du pouvoir ottoman, qui se donne en spectacle (dans sa hiérarchie, par le faste déployé, etc.) dans une vaste mise en scène (savamment orchestrée et préparée)visant à renforce sa puissance sur les imaginaires. Ainsi, cet évènement est un mélange subtil d'opposés : le caractère solennel de certains moments alterne avec d'autres plus légers et distrayants.

462 Voir Palerne, chap.CXIII, p.278, les premier et second paragraphes listent les dignitaires ottomans présents, dans un ordre, qui est calqué sur leur importance politique.

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qui estoit le plus bas, estoyent tous les Ambassadeurs des Roys, & Princes Chrestiens... ». En effet, dans ce genre d'évènement, les agencements spatiaux sont très significatifs, notamment, quant aux rapports de domination et aux distinctions, qui s'opèrent sur le mode vertical. Des complexes d'infériorité-supériorité s'y révèlent, par exemple, lorsque Palerne poursuit sa description de l'organisation spatiale de l'Hyppodrome : « De l'autre costé de la place furent encores dressés d'autres théatres, & loges, pour les autres Ambassadeurs Mahométistes, qui ne se voulurent mettre au rang des Chrestiens. »463. De plus, la présence de l'Ambassadeur « du Roy de Perse » et sa position significative (« le premier rang (...) sa loge vis à vis du logis d'Amurat »), nous rappelle à quel point ce genre de fêtes est l'occasion, pour le pouvoir, de montrer sa puissance et sa richesse, en premier lieu, à ces adversaires politiques du moment et aux puissances rivales. Par ailleurs, un évènement d'une ampleur et d'une importance aussi grande va attirer des représentants Orientaux & Européens venants des quatres coins de l'Empire : ce qui implique un renforcement de l'impression de « mosaïque cosmopolite » et la transformation de Constantinople en une sorte de microcosme de l'Empire, voire des mondes méditerranéens et orientaux, puisque des Ambassadeurs de pays extérieurs à la domination ottomane sont présents464. Ainsi, en ces temps de grandes festivités, la capitale ottomane devient pour le voyageur, plus encore qu'à l'ordinaire, une vitrine du pouvoir et de sa richesse, tout autant qu'un lieu où se donne à voir la grande variété des nations et cultures du monde465. En effet, au cours de ces grandes cérémonies, dont la dimension politique ne fait aucun doute, les différents groupes, viennent, en grande pompe, offrir des présents au Sultan et lui signifier leur allégeance. Ainsi en est-il des ambassadeurs, des hauts responsables religieux, ou encore des riches marchands de diverses nationalités, dont Palerne décrit successivement le défilé en bon ordre et le passage devant le Grand Turc466. Ces cérémonies ont donc des vertus fortement unificatrices pour l'Empire, en effet, outre les personnages déjà cités, de nombreux artisans participent activement au spectacle et sont réunis par ce que les Européens appelleraient « corporations de métiers », chaque groupe mettant en avant son savoir-faire et essayant de se distinguer à l'occasion de ces cérémonies publiques :

« Les plumassiers se monstrèrent fort ingénieux en ce, qu'ils firent un grand nombre d'oyseaux, qui marchoient, & voloyent par la place, comme oyseaux naturels : l'on voyoit puis les cousturiers, qui alloyent faisans des accoustremens, les forgerons des clouz, les massons

463 Idem, p.279.

464 Nous venons de mentionner celui de Perse, mais Palerne parle également des ambassadeurs de « Tartarie », de « Transylvanie », de « Moldavie », de « Pologne », etc.

465 Voir à propos de caractère cosmopolite de Constantinople, qui est déjà assez impressionant en temps « normal », le III. A. 4 « Des voyageurs et des récits cosmopolites ? » de ce travail.

466 Au chapitre CXIIII. « L'ordre que les Ambassadeurs estrangers tienent lors qu'ils vont baiser les mains au grand Seingneur, & des présens qui luy furent faicts lors de ladicte Circoncision. », chapitre CXVI. « L'équipage auquel se présenta le Moufti, & autres prebstres, & Religieux, tant Mahométistes que Chrétiens »., chapitre CXVII « L'ordre & équipage des marchands, & autres artisans ».

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batissoyent, les verriers faisoyent des verres, les potiers des pots, les coutelliers de couteaux, les selliers des selles, & les cordoniers des souliers : marchoyent puis les boulengers, bouchers avec leur boucherie, charcutiers, & cuisiniers : là ne voyoit-on que tuer & escorcher, trancher, & découper la chair en pièce, d'ont ils faisoyent largesse au peuple : y vindrent aussi les jardiniers chargez de fleurs, & les bonnes gens de laboureurs avec leurs attirages, labourans le sable par la place, suyvis de bergers avec leur bergerie, mulletiers, gambelliers, ou bedoins, & charretiers, avec leurs buffles, mulets, chevaux, & asnes (...) Somme ils se présentèrent de tous les estats, au meilleur équipage qu'il leur fut possible : lesquels représentoyent en ceste place une vraye fabrique du monde, & s'estudoyent les uns à l'envy des autres, qui feroit le mieux, qui pourroit aussi inventer quelque chose de nouveau, pour donner plaisir au Seigneur, & à une si belle assemblée : & sur tous, qui seroit de plus beaux, & riches présens, & qui fussent trouvés agréables. »467

C'est tout un microcosme urbain, qui défile sous les yeux du voyageur, la société ottomane se donne en spectacle, elle s'anime de tous côtés, c'est le moment idéal pour observer, car chacun fait montre de ces talents et de son savoir-faire. Ainsi, en ces temps de fêtes, au caractère inconnu & merveilleux de la ville pour le voyageur français la visitant pour la première fois, s'ajoute le caractère extraordinaire & inhabituel de l'évènement : l'effet produit par la ville sur l'imaginaire du Français et la fascination, qu'exercent le pouvoir et la société orientale sur le voyageur, en sont décuplés.

Le processus de séduction à l'oeuvre s'opère selon divers moyens, ne pouvant point trop nous étendre sur ce problème passionnant, relevons seulement quelques exemples et idées essentielles. Ce qui frappe tout d'abord, c'est l'importance de la dimension sensorielle, voire sensationnelle de ces festivités, ce côté impressionnant est au coeur du spectacle et assure aux évènements un caractère mémorable. Palerne décrit les nombreux musiciens, qui animent les festivités et subjuguent les oreilles, les yeux des spectateurs seront également convoqués de toutes parts (pensons par exemple aux feux d'artifices ou aux richesses étincelantes). Le côté attrayant des « jeux » publics, du faste déployé, en un mot de l'aspect spectaculaire d'un évènement comme celui que vit Palerne à Constantinople, exacerbe le rapport ambigu du voyageur à l'Empire visité. L'artifice a souvent quelque chose d'attirant & de plaisant, mais il peut également renvoyer à quelque chose d'assez effrayant et dangereux, cette tension entre attraction et répulsion est à son comble, avec l'exemple des biens nommés « feux d'artifices », les fêtes musulmanes prennent des apparences très païennes, elles sont à la fois inquiétantes et attirantes :

«...tous les soirs on amenoit quelques chasteaux que l'on faisoit brusler, aucuns trainez par des satyres, & autres par des dragons jettans le feu par la gueule, & trous diversifiez : bien munis d'artillerie, de fusées, & autres sortes de feux artificiels : lesquels faisoyent un bruit lors qu'on y mettoit le feu comme si tous les tonnerres, foudres & esclairs y fussent esté... »468.

467 Chap.CXVII, p.286-287.

468 Jean Palerne, op.cit., chap.CXXI, p.296.

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Dans ce court extrait, nous retrouvons le dragon, qui pourrait être un symbole assez représentatif des Ottomans dans les imaginaires européens, son caractère reptilien renvoyant implicitement à la dimension diabolique des « Infidèles », dont la puissance à quelque chose de terrifiante et de destructrice, à l'image de ce feu469, qui sort du monstre oriental. Mais la dimension païenne470 de ces cérémonies ne s'arrête pas là, elle s'y affirme de manière encore plus inquiétante, lorsque Palerne poursuit sa description : « Il faisoyent encore brusler plusieurs figures d'hommes de diverses nations, & divers animaux... »471. Mais comme nous l'avons souvent remarqué dans les récits de voyage, à l'évocation d'éléments repoussants ou effrayants, succède, quelques lignes plus tard, des descriptions attirantes, qui insistent ici sur le caractère festif des évènements : « En fin pour le faire court, il ne se voyoit durant ce temps là, que comédies, tragédies meslées de danses, sauts, gambades & virevoltes, tourdions, fissaignes, remuements, morisques, & chansons accompaignées de joltes, tournois, & masquetades, avec des tambours, trompettes, & clairons, timbales, flustes, & cornets. »472. Encore une fois, l'Orient se présente au voyageur sous les traits de l'abondance et de la diversité, ici c'est la profusion des spectacles qui est frappante, l'accumulation à laquelle se livre Palerne tend à mimer celle-ci.

Relevons un autre type de spectacle, particulièrement important durant ces festivités : « Les combats de guerre », c'est-à-dire des reconstitutions, aux dimensions historiques et politiques, de grandes batailles victorieuses. Bien sûr, ces mises en scène ont pour but de glorifier le pouvoir, tout en commémorant des évènements historiques réels, mais parfois déformés par le pouvoir à son avantage. Citons la description détaillée qu'en donne Palerne :

« Le grand Bachat (...) fit amener en la place deux chasteaux de boys, peincts de couleurs diverses, montés sur rouës, & garnis de leurs tours, rampars, & artilleries, l'un desquels estoient par les Turcs, sur les tourelles duquel estoyent enseignes en nombre, de couleur rouge, blanc, & vert : l'autre par les Chrestiens, armes à la Francque, avec leurs cuirasses & casques en teste, ausquels on avoit baillé des drappeaux ayans la croix blanche, qu'ils pouvoyent avoir autresfoys gaignés en quelque rencontre, ou prinses de villes (...) aprés ils contraignirent les Chrestiens se retirer en leur fort, qui fut assiégé, & battu de furie (...) voulant par là représenter les victoires, qu'ils ont euës sur les Chrestiens & se faire estimer valeureus: estans donc ainsi saisis de la forteresse, mirent la pluspart au fil de l'espée, & tranchèrent la teste aux principaux eslevant de

469 Le feu, dont la maitrise est mise en avant par les spectacles ottomans, est un symbole assez représentatif de cette fascination du voyageur pour l'Orient & le pouvoir ottoman. Il attire le regard et l'attention, mais il fait également peur de par le côté destructeur qu'il peut prendre.

470 Cette dimension « païenne » exacerbe l'ambivalence des sentiments chez le voyageur, car l'Antiquité, qu'il retrouve en partie sur les territoires visités et dans la culture ottomane, l'attire par certains de ses côtés qui le laissent admiratif, mais le repousse, tout autant, par d'autres aspects, qui sont opposés aux conceptions chrétiennes. L'attitude de l'ambassadeur français, vis à vis de ces fêtes & cérémonies, illustre bien cette idée, en effet, Palerne affirme que tous les représentants étrangers sont présents : « horsmis celuy de France, qui n'y comparut point, d'autant qu'il ne fust pas esté bien séant çà un Roy portant le nom de Très Chrestien d'assister à telles cérémonies payennes. » Chap.CXIII, p.278.

471 Jean Palerne,op.cit, chap.CXXI, p.296.

472 J. Palerne, op.cit., chap.CXXI, p.296.

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fausses testes par dessus les murailles... »473

Nous ne pouvons pas rentrer dans une analyse exhaustive de ce passage, mais nous avons tenu à reproduire cet extrait assez conséquent, pour montrer, une fois de plus, la richesse du texte de Palerne en tant que source historique. Les visées pédagogiques et idéologiques de ces spectacles sont patentes, les mises en scène des deux camps, représentés par des attributs symboliques simples et des costumes, qui les rendent clairement identifiables, participent de cette volonté d'inculquer une Histoire au service du pouvoir. Le fait qu'un Français assiste à ce spectacle et l'interprète de son point de vue est fort intéressant, le regard porté sur ces représentations pseudo-historiques sera beaucoup plus critique et lucide (notamment, quant au caractère artificiel et exagéré de ce genre de représentations théâtralisées), que celui que pourrait porter un Ottoman, qui raconterait les festivités (et en profiterait surement pour glorifier le Sultan). En effet, alors que pour les Turcs ces spectacles sont univoques et renforcent leur adhésion et leur confiance dans le pouvoir du Sultan, pour un Européen ces représentations prennent un tout autre sens. Par exemple, un spectacle commémorant et célébrant la prise de Chypre par les Ottomans, provoque, du point de vue de Palerne, « un indicible regret en l'ame des Chrestiens, pour la mémoire des malheurs passés. »474. Palerne retranscrit ce spectacle de manière saisissante, les évènements représentés prennent une dimension atroce, presque « apocalyptique »475 à la fin de cette description, dont nous donnons un court extrait :

« & en fin comme par faute de secours les Cypriens furent forcés, & contraincts de se rendre par

composition à la mercy des Turcs, qui les mirent tous à la chaisne contre leur foy, & selon leur

accoustumée cruauté : à ceste heure n'oyoit on que canonades, tambours, trompettes, cris, & hurlemens, si bien qu'il sembloit que tout deust s'abysmer. »476

On observe d'abord, la compassion du voyageur pour les frères chrétiens de Chypre, ensuite la dimension d'actualité de cette représentation, qui fait référence à un évènement relativement récent477. Finalement, il est également intéressant de remarquer à quel point un même spectacle peut aboutir à des perceptions différentes - et même, dans ce cas présenté, à des réceptions diamétralement opposées- selon le point de vu adopté, selon la perspective portée sur celui-ci. Ce genre de spectacle devait être très dérangeant & désagréable pour un Chrétien, on imagine à quel point Palerne a pu se sentir mal à l'aise, face à cette mise en scène de la perte de Chypre et de

473 Idem, chap.CXVIII, p.287-288.

474 Idem, chap.CXVIII, p.288.

475 Nous employons cet adjectif au sens commun de grande destruction -violente et calamiteuse, et non au sens premier, de révélation et de retour du Christ.

476 Idem, chap.CXVIII, p.288.

477 L'île de Chypre est conquise par les Ottomans entre 1570 et 1571.

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l'asservissement des Chrétiens. Ce genre de représentations politiques, ces mises en scène « historiques », fortement empreintes d'idéologie, nous rappellent à quel point un pouvoir se construit face à des adversaires, se renforce et s'affirme en s'opposant, ici contre les Chrétiens : « L'on fit puis amener en triumphe, & signe de victoire, environ trente soldats Chrestiens, ayants les fers aux pieds, avec leur drappeau, & tambour qu'ils avoyent prins quelque temps auparavant en Hongrie.. »478. L'exposition des adversaires enchainés479 et l'appropriation de leurs symboles sont des éléments essentiels, qui démontrent la puissance du Sultan aux yeux de tous, font craindre son pouvoir, tout en l'exaltant. Évidemment, le pouvoir ottoman profite de cette occasion pour exposer sa puissance militaire. Par exemple, Palerne décrit des démonstrations martiales : « Il y eut une autre troupe d'archers à cheval, qui firent une infinité de beaux traicts, où la disposition & adresse est merveilleusement requise... »480, suit une description détaillée des exercices, auxquels ils se livrent. La dextérité de ces militaires ottomans impressionne à tel point Palerne, qu'il conclut ainsi sa description : « chose presque incroyable ». La dimension acrobatique des spectacles militaires et civils est très importante, les hommes profitent de ce moment pour faire montre de leurs talents, pour réaliser de véritables exploits481. Palerne consacre d'ailleurs un chapitre aux professionnels du spectacle, qui ajoutent un caractère très divertissant et fortement spectaculaire aux festivités, il l'intitule : « Basteleries, & choses estranges, qui se firent en ladicte place, des luicteurs du grand Seigneur, & danseurs sur la corde »482. Dans ces moments, le spectacle prend des dimensions proprement orientales, une description de Palerne fait grandement penser au « fakir », figure fameuse de l'orientalisme destinée à un grand succès par la suite, la fascination trouve souvent une de ses sources les plus puissantes dans l'incompréhension de ce qui se déroule sous nos yeux, dans le caractère inexplicable & incroyable du spectacle observé : « Un autre se vint présenter tout nud, qui se coucha contre terre à la renverse sur le tranchant de deux cimeterres, & mirent sur son ventre un gros enclume de fer, surlequel quatre hommes frappoyent à grands coups de marteau, puis fendirent enocres du bois sur luy, sans l'offenser. »483, il multiplie les exemples de ces prodiges, qui repoussent toujours plus loin les limites du corps. Là aussi, le voyageur est tiraillé par des sentiments contraires, d'un côté, ces exploits lui font peur -de par leur caractère inexplicable et

478 Chap.CXVIII, p.289.

479 Cet élément induit encore un rapprochement avec les pratiques politiques de l'Antiquité, ces défilés des vaincus ne sont pas sans rappeler les « Triomphes » romains.

480 Chap.CXVIII, p.290.

481 « Un autre couroit la teste sur la selle de son cheval, les pieds en haut entre quatre cimeterres liés à la selle, voltigeans & sautans, ores devant, tantost derrière, & mettans tous les deux pieds en terre remontoyent incontinent : le tout sans arrester le cheval. Somme que l'on fit chose admirables, & indicibles. » (Chap.CXVIII, p.290).

482 Chap. CXIX, p.291-293.

483 Chap. CXIX, p.291.

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quelque peu sur-humain, de l'autre, il est admiratif, voire enthousiaste, face à ces merveilles, que lui donnent à voir Constantinople en fête. Le mot « merveille » n'est pas trop fort pour qualifier certains spectacles, qui semblent, à certains moments, aux frontières de l'incroyable et du délirant : « vous eussiez veu un singe courir sur une chèvre (...) les asnes danser, les chats marcher sur corde, & plusieurs petits oyseaux, lesquels de tant loing qu'on leur monstroit une pièce de monnoye l'alloyent incontinent quérir, & la portoyent à leur maistre. ».

Revenons sur les relations, souvent fusionnelles, entre le spectacle & le pouvoir, en étudiant la notion d' « ostentation », qui permet de mieux comprendre leurs rapports. Au cours des festivités, l'ostentation prend des formes multiples, plus ou moins directes. La mise en scène peut directement mettre enjeu la personne du Sultan, comme l'illustre le chapitre CXV « En quelle magnificence marchoit le grand Seigneur allant à l'Hyppodrome », où le Grand Turc apparait de manière triomphante et magnifique, pour l'ouverture des festivités : « Le jour eschu, que se devoyent commencer lesdicts jeux, le Grand Seigneur sortit de son Serrail, & s'en alla en grand triomphe à la place de l'Hyppodrome, avec Mahomet son filz pour l'amour duquel se faisoyent lesdicts appareils, aagé de quinze à seize ans, fort richement, & superbement vestu de drap d'or frizé, ayant le mont Juvisi de son Turban couvert de perle, & pierreries, monté sur un brave cheval magnifiquement bardé & caparrassonné à la Turquesque... »484. Ce premier temps de la description insiste sur l'importance de la parure et du costume, qui témoignent de la richesse et du raffinement du Sultan, de nouveau, le spectacle du pouvoir se développe fortement sur une base sensorielle, il cherche à impressionner, à frapper les imaginaires. Dans le second temps de sa description, Jean Palerne donne à voir la dimension théâtrale et très contrôlée -presque ritualisée- de la représentation, que le pouvoir offre de lui-même :

« En ceste magnificence furent conduicts les Sultans à l'Hyppodrome, à l'arrivée desquels commencèrent incontinent à jouer les instrumens avec tel bruict, que l'air & la terre en retentissoyent : & comme ils traversoyent la place, on fit cheminer devant eux par artifice cinq gros cierges de cire, couverts de clinquant & ornés de toutes sortes de fleurs, d'une hauteur, & grosseur desmesurée, & qui paroissoyent plustost arbres, qu'autre chose. Car ils avoyent quatre

pieds de hauteur : lors le peuple commença à crier : vive les Sultans : leur augurans toute félicité, avec bénédiction infinies, & applaudissemens de mains en signe de resjouyssance. »485.

Cette popularité du Sultan pourrait laisser plus d'un souverain européen admiratif et envieux, l'observation de l'Empire, dans ce moment clé de la vie politique, est riche en enseignements. Une fois de plus, les Ottomans peuvent servir de modèles, les festivités splendides données par le Sultan

484 Chap.CXV, p.282. Ce genre de fête contribue également à légitimer le successeur à venir, à pérenniser la dynastie, à associer au pouvoir le jeune fils du Sultan.

485 Chap.CXV, p.283.

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peuvent apporter des éléments nouveaux et des idées aux hommes de pouvoir, qui, eux-aussi, pratiquent à leur manière ces évènements spectaculaires en Europe. Par ailleurs, les spectacles, dont les Ottomans semblent être coutumiers486, sont un élément de plus, qui les rattachent aux pratiques et à la culture de l'Antiquité, comme l'indique Palerne, le lieu même où se déroule une partie des festivités ottomanes, l'Hippodrome de Constantinople, est déjà chargé d'un passé similaire : « En ce lieu les Empereurs faisoyent anciennement courir, & manier leurs chevaux pour le plaisir du peuple... »487 . Certains spectacles turcs approchent fortement de pratiques de l'Antiquité, Palerne le rappelle avec l'exemple des lutteurs488 :

« Le Seigneur fit aussi venir des luicteurs, qu'ils appellent Pelinandres, tenant encores cela des

anciens (...) il entretient ordinairement trente ou quarante hommes fort robustes, & nerveux, de nations diverses, qu'il fait luicter, quand il luy plaist d'en avoir le plaisir... ».

Le spectacle est sous le contrôle absolu du Sultan, là encore, le parallèle avec l'Empereur romain et ses gladiateurs est immanquable. Les spectacles ottomans peuvent donc être rapprochés des « jeux du cirque », tant pour ce qui est de leur contenu489, que pour ce qui est de leurs fonctions politiques490. Les quelques éléments que nous venons de développer illustrent assez nettement le côté « circences », que peut prendre l'exercice du pouvoir, et, sans surprise, nous retrouvons le « panem », lorsque Palerne rapporte, que les animaux sacrifiés sont préparés et « distribué aux pauvres »491, ou encore, que « sur l'heure de midy ils assioyent mil plats de ris par jour, & mil pains sur la dicte place, ou autre menestre avec de la chair hachée par petits morceaux, qui estoit donnée aux pauvres... »492. La vieille recette antique semble donc ne pas être étrangère au pouvoir ottoman...

486 Spectacles, dont les Ottomans semble être coutumiers, même en dehors de ces temps de fêtes et en dehors de cet évènement exceptionnel et ponctuel rapporté par Palerne. En effet, nous observons, dans le texte de Belon, des passages consacrés à ces distractions urbaines, très répandues dans la culture ottomane. Par exemple, dans le tiers-livre des Observations, aux chapitre 38 « Des choses difficiles à croire que les bateleurs de Turquie font en public », chapitre 39 « De la lutte de Turquie », ou encore chapitre 40 « Que les Turcs vont hardiment sur la corde ».

487 Chap.CXIII, p.278.

488 Chap.CXIX, p.292, de même, les autres récits de voyage évoquent la figure du lutteur, Nicolay en donne même une illustration saisissante dans son ouvrage.

489 Nous renvoyons le lecteur au texte de Palerne, dans lequel il trouvera, par exemple, « Des Elefants, qui furent ammenez à l'Hyppodrome, & de la giraffe. » chap.CXX (p.293-295).

490 Etienne de la Boétie, dans son ouvrage déjà cité, insiste sur l'importance que peuvent avoir les divertissements dans le contrôle politique, avec un exemple éloquent : « ...cette ruse de tyrans -d'abêtir leurs sujets- ne se peut mieux connaitre plus clairement que par ce que Cyrus fit envers les Lydiens (...)il y établit des bordels, des tavernes et jeux publics et fit publier une ordonnance que les habitants eussent à s'y rendre (...) Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux, et autres choses de peu, c'étaient aux peuples anciens, les appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la tyrannie... » (p.33-34).

491 Palerne, op.cit., chap.CXVIII, p.290.

492 Palerne, op.cit., chap.CXV, p.284.

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Conclusion

« Il se tire une merveilleuse clarté pour le jugement humain, de la fréquentation du monde (...) Tant d'humeurs, de sectes, de jugements, d'opinions, de loix et coustumes, nous apprennent à juger sainement des nostres, et apprennent nostre jugement à recognoistre son imperfection et sa naturelle foiblesse : qui n'est pas un legier apprentissage »

Michel de Montaigne, les Essais, I, 26, p.157-158.

Ce travail nous a amené aux origines d'un genre nouveau, hybride (qui ne cessera de croitre et aura un grand succès, comme en témoignera une abondante production littéraire au XVIIe siècle), dont une des principales caractéristiques est la diversité de contenu et la variété des objets pris en compte. Ces textes nous donnent à voir des écrivains, qui jonglent entre plusieurs disciplines et donnent ainsi naissance à des écrits composites (mais ne manquant pas d'unité pour autant), qui pourraient se rattacher à des disciplines aussi variées que la politique, les sciences naturelles, la littérature, l'Histoire ou encore la géographie. Le voyageur-écrivain se fait archéologue, botaniste, ethnologue, géographe, ou historien, selon les thèmes et les points de vue qu'il aborde. Les perspectives qu'offrent les voyageurs sur l'Orient s'attachent à retranscrire toute la diversité de la faune, la flore, des savoirs-faire et cultures, leurs discours se concentrent également sur le pouvoir ottoman, sur la figure, pleine d'ambigüité, du Turc, qui est la grande nouveauté rencontré sur ces territoires, déjà anciens vis-à-vis des imaginaires et de la culture des Européens. Certes, nos récits empruntent à des narrations et des modèles antérieurs, de même que leur démarche -qui consiste à voyager pour connaitre & apprendre- est souvent inspirée d'exemples très anciens. Mais, ces récits de voyage du second XVIe siècle se détachent à la fois du récit de pèlerinage et des récits merveilleux médiévaux, car les considérations d'ordre politique et scientifique y sont prépondérantes, ils amènent des éléments nouveaux & des questionnements inédits, une approche beaucoup plus mimétique dans ses intentions. Ainsi, au cours de cette période de 1553 à 1583, l'Orient se transforme sous la plume de nos voyageurs, de même que l'Europe qui regarde n'est plus là même qu'auparavant. D'ailleurs, notre étude a montré à quel point cette transformation de la représentation de l'Orient, nous permet, par effet de miroir, d'observer les métamorphoses à l'oeuvre en Europe. C'est bien souvent les mentalités et le contexte d'une époque, qui se reflètent dans les récits de voyage, leurs discours sur l'autre et sur l'ailleurs sont sans cesse en rapport avec l'actualité européenne, ils sont révélateurs des problèmes identitaires et des transformations qui travaillent une « Europe » en plein implosion au XVIe siècle.

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Le voyageur est confronté à l'altérité et à l'inconnu, ce décalage induit la réflexion, il invite au discours, stimule la curiosité du voyageur, comme du lecteur. L'écriture viatique répond à deux impératifs complémentaires : la recherche de l'extraordinaire d'un côté (notamment avec la notion de singularité) et volonté d'organiser le réel de l'autre (avec des descriptions fondées sur l'observation et des discours, qui tentent de faire ressortir l'unité du vivant et les liens subtils qui relient les êtres). De même, la description de l'Orient est prise entre une tentative d'émancipation vis à vis des Anciens (qui passe notamment par une remise en cause partielle de ceux-ci) et une réactualisation des textes de référence, qui se double, sur place, comme dans les discours, d'une admiration des vestiges d'un « âge d'or », de la contemplation des reliques d'un passé glorieux. Ces textes représentent bien la relation au passé ambigüe et complexe, qu'on put avoir les hommes de la Renaissance. En effet, la dimension historique, que prend la découverte de l'Orient ottoman, est apparue essentielle au cours de ce travail, en quelque sorte, le voyage spatial est aussi un voyage temporelle, une expérience culturelle extraordinaire, qui rapproche parfois le voyageur de l'Antiquité, tant admirée pour ses réalisations culturelles et ses écrits. Parallèlement, ces récits de voyage illustrent la tension, à l'oeuvre au XVIe siècle, entre expérience oculaire et compilation livresque : la mimesis et l'imitatio s'y côtoient sans cesse, la confrontation des textes nous a permis de révéler des tendances plus ou moins fortes à l'une ou à l'autre, selon les auteurs. Ce qui rapproche les trois récits de voyage étudiés, c'est à la fois l'importance du regard (dont les illustrations et la mise en avant de l'observation directe témoignent), mais aussi le poids du déjà écrit, des motifs attendus, voire dans certains cas, de la réécriture. Certes, l'Orient est multiple dans les représentations qui en sont données, mais les centres d'intérêts des voyageurs, les objets du discours sont souvent les mêmes, d'où la fécondité de l'approche comparative entre les textes.

Nous avons étudié les représentations de l'Orient sous certaines de leurs déclinaisons particulières, principalement la nature & les territoires, le pouvoir ottoman & la figure du Turc. De cette analyse ressort toujours une même ambigüité, une équivocité féconde, en adéquation avec les rapports contradictoires et paradoxaux, que l'Occident entretient avec l'Orient au XVIe siècle. D'abord, la nature orientale est à la fois présentée comme dangereuse (les éléments s'opposent souvent au voyageur, jusqu'à parfois mettre sa vie en danger) et comme merveilleuse (la nature y prend parfois des allures paradisiaques, les références culturelles et littéraires projetées sur les territoires leurs ajoutent souvent un pouvoir d'attraction important). De même, la représentation du pouvoir ottoman et des Turcs oscille, sans cesse, entre crainte et admiration, entre rejet et acceptation des Musulmans, parfois, ils sont de véritables modèles de vertus, qui laissent admiratifs les voyageurs ; d'autres fois, ils deviennent, sous les mêmes plumes, des « barbares » dangereux et

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immoraux. De même, le pouvoir ottoman séduit les Français par sa puissance et ses manifestations spectaculaires, tout autant qu'il les effraye (par son autorité) et les dégoute (notamment, à cause de l'esclavage et de l'enrôlement de force, dont sont victimes les Chrétiens d'Europe et d'Orient). Ainsi, la fascination (qui ne désigne pas seulement une attraction particulièrement forte, mais insiste sur une forme de sidération, qui compromet l'exercice de la faculté critique) exercée par l'Empire ottoman sur le voyageur n'est jamais totale. Certes, une attraction intense se décèle, à certains moments, chez les auteurs, mais elle n'induit pas une paralysie du sens critique, comme le prouve de nombreux exemples développés au cours de notre travail, notamment, celui de Palerne lors des fêtes de Murad III. D'un autre côté, cette faculté critique, lorsqu'elle est exacerbée à l'extrême, peut conduire à des effets tout aussi désastreux que si elle est absente, en effet, un sens critique totale conduirait à un rejet pur et simple de l'autre, et dans ce cas, l'expérience viatique n'amènerait pas grand chose au voyageur totalement prisonnier de sa propre idéologie. Fort heureusement, ce n'est pas le cas et les discours des voyageurs ne sont donc pas uniquement des miroirs de leurs préoccupations, ils laissent parfois une place authentique à l'altérité (humaine ou naturelle).

Ce travail nous permet, à présent, de résumer quelques-une des principales fonctions de ces textes pour les Européens (ce qui revient à répondre à la question : pourquoi nos voyageurs écrivent t-ils ses textes ?). Tout d'abord, ces « récits de voyage »apportent aux lecteurs des informations stratégiques sur l' « Adversaire » musulman (certes, allié du moment pour les Français, mais pas moins ennemi potentiel pour autant), par ailleurs, certaines parties de leurs discours peuvent être sources d'informations politiques et pourquoi pas donner des idées aux puissants (les réussites politiques et militaires de cet Empire en font à certains égards une sorte de modèle). D'autre part, ces textes ont de fortes potentialités critiques dans les domaines politiques & sociaux, cette portée réflexive a été mise en évidence à de nombreuses reprises au cours de la dernière partie de ce travail, l'altérité donne à réfléchir et amène à des conclusions, qui peuvent avoir des implications jusqu'en Europe. En effet, les remarques, que font les voyageurs ont une portée assez universelle, leur démarche et le questionnement, que provoque la rencontre de l'ailleurs et de l'autre, s'inscrit à merveille, dans des perspectives « humanistes » d'une réflexion sur l'Homme et sur soi-même493. Les récits prennent sont sources d'enseignements pour le lecteur, de même que le voyage a pu l'être pour l'auteur, au sens d'une transformation de soi par la rencontre de l'autre.

493 Pour illustrer cette idée, on peut citer Michel de Montaigne, qui affirme, à propos du voyage : « L'ame y a une continuelle exercitation à remarquer les choses incogneuës et nouvelles ; et je ne sache point meilleur escolle, comme j'ay dict souvent, à former la vie, que de lui proposer incessament la diversité de tant d'autres vies, fantaisies et usances, et luy faire gouster une si perpétuelle variété de formes de nostre nature » Essais, III, 9.

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Dans une autre perspective, les expériences et les observations des voyageurs peuvent devenir sources de connaissances scientifiques & techniques sur la nature (plantes, animaux, utilisation des ressources), sur la géographie des territoires ottomans & sur les hommes et leurs savoirs faire; ils peuvent même, quelque fois, participer à des « transferts de technologies » entre l'Europe et l'Empire ottoman. Plus généralement, ces discours sur des régions lointaines contribuent à l'assouvissement de la curiosité sur le monde, très forte chez des Hommes du XVIe siècle. Les récits de voyage au Levant sont donc à rattacher à l'entreprise, plus vaste, d'une cosmographie universelle, construite de manière parcellaire, pour conserver l'irréductible particularité de chaque région, voire de chaque lieu.

Ces textes illustrent également une volonté d'appropriation symbolique de l'Orient méditerranéen, au sens où la description du monde amène à une prise sur celui-ci, le fait de nommer les choses peut être rattaché à un désir de contrôle & de maitrise. Ainsi, transposer en image les « nations » orientales, comme le fait Nicolay, peut participer d'une neutralisation de la peur, d'une tentative de classifier ; de manière plus générale encore, « décrire » l'Orient, c'est souvent y apposer la marque de l'Occident. Dans une perspective assez similaire, nous avons vu à quel point des récits, comme celui de Palerne et plus encore celui de Nicolay, vont appeler à la reconquête des territoires sous domination ottomane, ils exhortent, à maintes reprises, les Chrétiens à l'unité, dans le cadre d'une croisade contre un géant, qui nécessairement (ainsi, le veulent les conceptions de « l'Histoire » de l'époque et l'implacable mutation des temps qu'elles postulent), ne pourra se maintenir éternellement à son apogée. Mais d'un autre côté, malgré la grande part de préjugés qu'ils véhiculent, les discours sur les Ottomans permettre de nuancer la perception de l'autre, d'affiner les catégories, et en somme, de ne pas réduire le Turc à un archétype du mal absolu.

Finalement, l'écriture du voyage dans l'Empire ottoman révèle le besoin de transmettre une expérience exceptionnelle, de la conceptualiser pour pouvoir la partager, c'est l'occasion, pour les voyageurs, de faire le point sur leur vécu, de tirer quelques enseignements de leurs expériences orientales. Décrire son périple et ses découvertes permet à l'écrivain de proposer un modèle nouveau du savant voyageur ou du diplomate cosmopolite, qui vont à la rencontre de cultures et de mondes différents, de ceux qui leurs sont connus ou habituels. Le voyageur livre un message par son propre exemple, par la mise en scène de sa démarche viatique dans l'espace littéraire du récit, il propose le modèle d'un homme, qui ose se déplacer pour vérifier des informations et qui considère le voyage, comme un moyen pour faire progresser la connaissance sur la nature ou sur les peuples étrangers. Cette démarche et cette attitude ont quelque chose de très « modernes », tout en

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s'autorisant des modèles les plus anciens. Le livre devient une invitation à parcourir le monde, non seulement en mots et en esprit, mais aussi en expérience et en observation authentiques et vécues. Paradoxalement, avec les récits de voyage, l' Orient se condense dans les pages du livre, les régions deviennent autant de chapitres, que peut tranquillement parcourir le lecteur français, comme si le Levant entier était à portée de sa main. En cela, le récit de voyage, et plus largement les travaux cosmographiques, participent, une fois de plus, d'une forme de « domestication du monde », qui passe par l'organisation de celui-ci, par la patiente observation des différents objets inconnus, qui s'offrent au sens, par la description méticuleuse de leurs aspects singuliers, tout autant, que par leur inscription dans un tout (dont l'unité harmonieuse est la marque de l'Intelligence créatrice).

Le voyage est assez représentatif de la dynamique du savoir à l'oeuvre en cette fin de Renaissance (les discours sont un subtil mélange de redécouvertes, de reconnaissances et d'éléments nouveaux), nous assistons avec l'écriture viatique, en quelque sorte, à l'opération par excellence de la connaissance : à partir d'un vécu et d'un perçu en terres ottomanes, le voyageur, qui se fait alors écrivain, tente de représenter quelque chose, d'en extraire quelque savoir, voire quelque enseignement ou leçon494. Que se soit de l'ordre du conseil qui pourra servir au futur voyageur, du savoir (sur le monde naturel, les espaces géographiques ou l'Histoire) théorique et pratique (techniques, savoir-faire, utilisation de plantes, etc.), ou même du questionnement culturel, le voyage a pour vertu d'offrir une matière vivante, sur laquelle peut s'exercer de manière diverse le jugement du voyageur et du lecteur. Le monde inconnu et lointain permet une véritable réflexion -au sens littéral- du voyageur, les terres lointaines seront alors supports de ces réflexions, souvent , elles seront même des miroirs, renvoyant à des préoccupations personnelles et des problèmes collectifs (liés au contexte historique), qui occupent les voyageurs -ceux-ci les portent t-ils, à tel point en eux-mêmes, qu'ils les retrouvent même à l'autre bout du monde ? Ainsi, la représentation du monde donnée par les récits de voyage, ne doit jamais être considérée, comme une représentation totalement ou uniquement mimétique, elle est bien plus souvent, le reflet de l'âme qui contemple, qu'une reproduction à l'identique de ce qui serait objectivement perçu et présent ailleurs. Reflets de « l'âme », nous entendons par là, miroir des intérêts profonds du voyageur, ainsi que des modes de perception de son époque et de la réorganisation du savoir, qui la traverse : les discours tenus sur l'autre, sur l'ailleurs et sur l'inconnu, permettent de percevoir, en filigrane, les mentalités et conceptions de ceux qui écrivent, et dans une certaine mesure, ils reflètent une époque et ses

494 Ainsi, dans l'alchimie subtile du récit de voyage se retrouve à la fois le scientifique et le « didactique », au savoir sur le monde et les êtres, se mêle une réflexion à partir de l'autre sur soi même. Et parfois même une réflexion sur le « savoir » lui-même, avec, par exemple, la démarche de Belon, qui joue le jeu de la « transparence » dans son discours (se positionnant dans les débats, en citant et confrontant ses sources, etc.), tout en donnant à voir au lecteur l'application pratique de sa propre méthode : le voyage d'observation.

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préoccupations, ses interrogations et ses systèmes de représentation.

Les perspectives de recherches ouvertes, suite à ce travail, sont donc multiples. Tout d'abord, elles relèvent de l'Histoire des représentations et des sensibilités : le voyageur est confronté à des mondes nouveaux, inédits -certes en partie, car les territoires sous domination ottomane comme la Terre Sainte, certaines îles Méditerranéennes, la Grèce ont des relations millénaires avec l'Europe plus occidentale, mais il demeure toujours quelque élément provoquant l'étonnement, quelques moeurs incroyables, qui confrontent le voyageur à l'inconnu et l'altérité. Face à celle-ci, il serait intéressant d'étudier, plus en détails, les multiples réactions des voyageurs : attraction, soif de connaitre de comprendre ; volonté de rationaliser, de fixer dans un discours ou une représentation ; peur et perception à travers des aprioris « idéologiques », des préjugés, etc... Un autre point, qui mériterait d'être étudié plus précisément, est la perception de la Nature dans le récit de voyage : quels rapports aux êtres vivants et à la Création ressortent de ces textes ? Le récit de voyage de Pierre Belon est particulièrement riche à cet égard, car il présente, à la fois, la perception d'un botaniste, soucieux de distinguer et classer les plantes, doublé d'un médecin, qui les identifie et les utilise pour soigner et guérir, tout en donnant à voir, une nature fortement liée à la culture des sociétés rencontrées, indissociable de leurs savoir-faire et de leurs représentations495. Nous avons esquissé quelques éléments de réponse à ce sujet, mais de nombreux travaux restent à écrire... De même, une autre piste ouverte à des études futures serait la recherche d'un « contre-point » oriental. Y aurait-il des récits de voyageurs ottomans, qui pérégrinent en Europe à la même époque ? Ceux-ci permettraient une étude en regards croisés (sur le modèle du travail de Serge Gruzinski réalisé entre Amérique et Empire Ottoman496) et des comparaisons probablement fécondes en découvertes.

Finalement, nous avons montré à quel point les récits de voyage sont un genre hybride, qui convoque de multiples disciplines du savoir pour répondre à la diversité de ces objets. De manière analogue, en matière de recherche, ces récits apparaissent comme des sources à la croisée des disciplines universitaires, ils permettent de reconstituer une partie des mentalités, des contextes, des conditions de rédaction et des modes de représentation d'une époque, ils peuvent donc être étudiés sous des angles divers : approche littéraire, dimension philosophique, étude historique et

495 Il remarquable de constater à quel point la « technique » des sociétés orientales du XVIe siècle, les rapproche de la nature, bien plus, qu'elle ne les sépare de celle-ci. À la lumière du texte de Belon, les savoir-faire font le pont entre les hommes et leurs environnements, ils font vraiment partie de la culture des sociétés, qui instaurent une relation d'équilibre, une sorte de microcosme duquel les hommes font partie intégrante. Ces réflexions historiques et ce genre de travaux pourraient apparaitre d'autant plus nécessaires et utiles, face à aux problèmes environnementaux contemporains,de plus en plus urgents et inquiétants.

496 S. Grunzinski, Quelle heure est-il là-bas ? : Amérique et Islam à l'orée des temps modernes, Seuil, 2008.

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épistémologiques. Certaines initiatives contemporaines tendent justement à croiser ces disciplines, pensons, par exemple, à des projets comme Viatica, qui se concentre uniquement sur les illustrations des récits de voyages, mais résume bien, dans ses déclarations d'intentions, le caractère fédérateur et transversal de l'étude du voyage : « Les résultats inédits obtenus à partir de plusieurs millions de clichés intéressent au premier plan la recherche interdisciplinaire dans les domaines de la littérature des voyages, de l'iconographie et des systèmes de représentation, de la génétique de l'image d'un lieu ou d'un sujet, de la gravure, de l'histoire du livre et du livre d'art, de l'histoire de la cartographie, de l'imagerie culturelle, de l'anthropologie historique, de l'histoire des mentalités. »497. Ce genre de projet invite à la fédération de pôles de recherche variés, à des approches pluridisciplinaires, qui nous semblent très adaptées à ce type de source, que sont les récits de voyage. Finalement, ce genre de projet permet la centralisation des informations, encore trop souvent disparates, mais déjà remarquablement avancée, dans le cas de base de donnée comme viati-web498, mise en place par le Centre de recherche sur la littérature des voyages (C.R.L.V.), qui propose des centaines d'articles, organisés par ères géographiques et par thèmes. De même que le voyageur dépasse sans cesse les frontières des mondes connus et que son discours jongle habilement entre « différentes » disciplines, l'étude des récits de voyage gagne à adopter de multiples perspectives. Belon n'apparait-il pas alors comme une sorte d'avant-gardiste ? Il nous offre l'exemple d'une démarche, qui a encore beaucoup à nous apprendre ; à l'ère de l'informatique, qui permet une accessibilité & une centralisation sans précédent des informations, ses conceptions de l'intertextualité peuvent apparaitre fécondes, nous aussi nous devons apprendre à trier nos sources, à ouvrir de larges dialogues entre les disciplines et entre les auteurs, nous devons également, à son exemple, ne pas rester river aux informations préconçues et « reconnues », mais vérifier celles-ci, aller vers le monde, ne pas uniquement le percevoir derrière un écran ou un texte. « Juché sur des épaules de géants », nous devons, de même qu'on sut le faire certains hommes de la Renaissance, réactualiser la masse d'information, dont nous disposons, dans un va et vient constant entre la redécouverte et l'enrichissement. Le sens critique (qui distingue, rejette ou conserve, qui amène à juger et à trier) est donc primordiale, pour que notre voyage dans les galaxies numériques, ne reste pas superficiel et virtuel... L'essentiel du problème contemporain réside également, selon notre opinion, dans le réveil de cette « soif de connaitre », qui anima les hommes du XVIe siècle, à tel point qu'ils eurent le courage de traverser les mers et de braver les mille et un dangers du voyage. Ils eurent une telle envie de connaitre et de découvrir, qu'ils furent prêt à mettre leurs vies en danger et à se rendre en des territoires peuplés d'« Infidèles » : en effet, outre les éléments hostiles, les

497 « Fondements et objectifs du programmeVIATICA », consulté en ligne à l'adresse suivante : http://www.crlv.org/viatica/index.php.

498 http://www.crlv.org/crlv/viati-web.php.

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voyageurs ont donc, dans une certaine mesure, bravé les préjugés de leurs temps. Étudier ces récits de voyage et les voyageurs, c'est aussi rechercher les origines de leur irrépressible quête du Savoir, c'est observer leur amour de la connaissance ...Voilà un point crucial vis-à-vis des temps présents, car ce qui semble faire obstacle à l'utilisation des potentialités énormes, qui nous sont offertes, c'est bien souvent l'absence de gout pour le savoir, la perte d'intérêt pour la connaissance. Il serait donc fort utile d'étudier les récits de voyage et plus largement les mouvements intellectuels, culturels, et artistiques, qui ont transformé leurs époques, sous cet angle problématique. Qu'es-ce qui réveille chez les hommes la soif de connaitre, l'aspiration au savoir et à la découverte ? Nous estimons, que les récits de voyage sont des sources privilégiées pour apporter des éléments de réponses, puisque l'émerveillement & de l'étonnement sont au centre de l'écriture viatique, reflets de l'indomptable curiosité et de l'insatiable soif de connaitre, qui animent les voyageurs du XVIe siècle.

Bibliographie

Sources fondamentales :

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- Nicolas, De Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations et pérégrinations, Lyon, 1568, (édition de S. Yérasimos et M.C Gomez-Géraud, Dans l'Empire de Soliman le magnifique, Presses du CNRS, 1989).

- Jean, Palerne, Pérégrinations du s. Jean Palerne... où est traicté de plusieurs singularités et antiquités remarquées ès provinces d'Égypte, Arabie déserte... Terre sainte, Surie, Natolie, Grèce (1581-1583), Lyon, 1606 (D' Alexandrie à Istanbul pérégrinations dans l'Empire ottoman édition présentée et annotée par Yvelise Bernard, l'Harmattan, 1991).

Sources anciennes secondaires :

- Pierre, Belon du Mans, Histoire de la Nature des Oyseaux, (1555), édition de Philippe Glardon, Droz, Genève, 1997.

- Pierre, Belon, L'Histoire naturelle des estranges poissons marins avec la vraie peincture et description du Dauphin et de plusieurs autres de son espèce, Paris, R. Chaudière, 1551.

- Joachim, Du Bellay. Défense et illustration de la langue française, Paris, 1549.

- Pierre, Boaistuau, Histoires prodigieuses, Paris, 1560.

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- Jacques, Cartier, Brief recit de la navigation faicte es ysles de Canada, Paris, P. Roffet, 1545.

- Érasme, « Faut-il faire la guerre aux Turcs ? », dans Érasme : Éloge de la Folie, Adages, Réflexions, Correspondance , Robert Laffont, Paris, 1992,

- Pierre, Gilles, De Topographia Constantinopoleos illius antiquitatibus libri IV, Lyon, 1561.

- Idem, De Bosphoro Thracio libri III, Lyon, 1561.

- Étienne, de La Boétie, La servitude volontaire, 1576.

- Michel, de Montaigne, les Essais, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, 2007.

- Poésie de Jean Palerne Forézien, édité et présenté par Auguste, Benoit, imprimerie Pillet et Dumoulin, Paris,1884.

Ouvrages généraux :

- Geoffroy, Atkinson, Les Nouveaux horizons de la Renaissance française, Genève, Slatkine, 1969.

- Thérèse, Bittar, Soliman, l'Empire magnifique, Gallimard, 1994.

- Fernand, Braudel, Autour de la Méditerranée ; Paris, Fallois, 1996.

- Fernand, Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, deux tomes, Paris, Armand Colin, 1966.

- Jean, Céard et J-C Margolin (sous la direction de), Voyager à la Renaissance, actes du colloque de Tours, 1983.

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- Giovanni, Curatola, L' Art Seldjoukide & Ottoman, Imprimerie nationale, Paris, 2010.

- Jean, Delumeau, Une histoire du paradis, Fayard, 1992.

- Jean, Ebersolt, Constantinople byzantine et les voyageurs du Levant, 1918.

- Michel, Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.

- Aloïs, Gerlo « Erasme et les Pays-Bas », dans Colloquia erasmiana turonensia, volume I., Douzième stage d'études humanistes, Tours, 1969.

- Daniel, Goffman, The Ottoman Empire and early modern Europe, Cambridge University Press, 2002.

- Serge, Grunzinski, Quelle heure est-il là-bas ? : Amérique et Islam à l'orée des temps modernes, Seuil, 2008.

- Frédéric, Hitzel, l'Empire ottoman XVe-XVIIIe siècle, Paris, Les Belles lettres, 2001.

- Claude, Levi-Strauss, Race & histoire (1952), réédition chez Denoël, Paris, 2010.

- Robert, Mantran, L'Empire Ottoman du XVIe au XVIIIe siècle : administration, économie, société,

Variorum, 1984.

- Robert, Mantran, Istanbul au siècle de Soliman le Magnifique, Paris, Hachette, 1994.

- Daniel, Roche, Humeurs vagabondes : de la circulation des hommes et de l'utilité des voyages, Fayard, 2003.

- Maxime, Rodinson, La fascination de l'Islam, Librairie François Maspéro, Paris 1980. - Edward, Saïd, L'Orientalisme : l'Orient crée par l'Occident, Seuil, 1980.

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- Tzevtan, Todorov, Nous et les autres : réflexion française sur la diversité humaine, Seuil, 1989.

- Michel, Vergé-Franceschi (sous la direction de), Le Dictionnaire d'Histoire maritime, Robert Laffont, 2002.

- Stéphane, Yérasimos, Constantinople : de Byzance à Istanbul, Paris, Place des Victoires, 2000.

Ouvrages plus spécifiquement en rapport avec le sujet :

- Céline, Anger, Les Observations de P. Belon, travail pour préparer une édition critique, mémoire, 1987-88, C.E.S.R. (Tours).

- Yvelise, Bernard, l'Orient du XVIe siècle à travers les récits de voyageurs français, Paris ; l'Harmattan, 1988.

- Elisabetta, Borroméo, Voyageurs occidentaux dans l'Empire ottoman (1600-1644), Maisonneuve & Larose, 2007.

- Marie-Christine, Gomez-Géraud, Écrire le voyage au XVIe siècle en France, PUF, 2000.

- Edith, Garnier, l'Alliance impie, éditions du Félin, 2008.

- Katharina, Kolb, Graveurs, artistes & homme de sciences : Essai sur les Traités de Poissons à la Renaissance, Éditions des cendres et Institut d'étude du livre, 1996.

- Frank, Lestringant, L'atelier du Cosmographe ou l'image du Monde à La Renaissance, Paris, Albin Michel, 1991.

- Claude, Longeon, Écrivains foréziens du XVIe siècle, Centre d' Études Foréziennes, Saint-Étienne, 1970

165

- Alexandra, Merle, le Miroir ottoman : une image politique des hommes dans la littérature

géographique espagnole et française (XVIe-XVIIe siècles), Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 2003.

- Hélène, Pignot, La Turquie chrétienne : Récits des voyageurs français et anglais dans l'Empire ottoman au XVIIe siècle, Versey (Suisse), Xénia, 2007.

- Frédéric, Tinguely, l'Écriture du Levant à la Renaissance, Genève, Droz, 2000.

Articles :

- Danièle, Duport, « La variété botanique dans les récits de voyage au XVIe siècle : une glorification du créateur », Revue d'Histoire Littéraire de la France 2001/2, Vol. 101, pp. 195-212.

- Danièle, Duport, « Le beau paysage selon Pierre Belon du Mans », In: Bulletin de l'Association d'étude sur l'Humanisme, la Réforme et la Renaissance. N°53, 2001. pp. 57-75.

- Esther, Kafé, « Le déclin du mythe turc », dans Oriens, Vol. 21/22 (1968/1969), pp. 159-195.

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Table des matières

Introduction 3

I. Voyager vers le Levant dans la seconde moitié du XVI e siècle 12

A. Les relations franco-ottomane : diplomatie et ambassades levantines 13

1. La « scandaleuse alliance » 13

2. Les voyageurs français en terres ottomanes : facilités, protections et devoirs 15

B. Trois voyageurs français du XVIe siècle : aperçus biographiques et contextuels.

20

1. Jean Palerne (1557-1592) : jeune voyageur du dernier quart du XVIe siècle. 21

2. Nicolas de Nicolay : espion et géographe du roi 22

3. Pierre Belon (1517- 1564) : modèle du naturaliste du XVIe siècle & savant assez typique de

la Renaissance 25

C. Des itinéraires en Orient 28

D. Les modes de déplacements maritimes & terrestres et la perception de l'espace :

se déplacer, se situer et s'orienter dans l'espace 35

1. Voyage sur mer, techniques nouvelles & géographie. 36

2. Voyager sur les terres 40

E. Les dangers du voyage 43

1. La figure du voyageur : entre l'aventurier moderne et le héros antique ? 43

2. Les dangers liés aux hommes et aux sociétés étrangères 45

3. Une nature et des éléments hostiles sur mer comme sur terre 49

II. L'écriture du voyage : entre observation, redécouverte et tradition. 56

A. Entre reconnaissance et correction de la tradition savante : des rapports

complexes aux anciens et aux contemporains 57

1. L'exemple de Pierre Belon : de l'intertextualité 57

2. ...à la compilation : le cas de Nicolay. 61

3. Des rapports subtils aux anciens et à la tradition savante 64

B. La fondation de l'autorité du regard & le corpus iconographique 67

1. Des voyages illustrés 67

2. L' Observation selon Pierre Belon du Mans : une méthode de travail et une conception du

savoir 71

C. Identifier & nommer : la rencontre entre le livre de la Création et les livres

savants 77

1. Une enquête qui stimule la perception du voyageur 77

2. « Nommer correctement » : au coeur du projet scientifique et de l'oeuvre de Pierre Belon 78

3. Par delà la confusion des langues 80

D. La notion de « Singularité » dans les récits de voyage 82

III. Le miroir des récits de voyage : reflets d'Orients et projections

d'Occident 90

A. Un Orient « merveilleux » : entre diversité naturelle et renommée culturelle.. 92

1. Diversité rencontrée par le voyageur & variété de contenus pour le lecteur : de la

dimension « encyclopédique » des récits de voyage 92

2. L' Orient rêvé : un paradis terrestre ? 100

3. Des régions et terres d'Orient très denses en Histoire : des lieux fortement empreints de

références mythiques et littéraires 103

4. Des voyageurs et des récits cosmopolites ? 110

B. « La fascination du Turc » : ambigüités des rapports aux Ottomans et effets de

miroir pour les consciences européennes 118

1. La peur de « l'Infidèle » : des discours empreints de conflits religieux de craintes

politiques 120

2. L'admiration des Turcs & de la civilisation ottomane: du discours sur l'autre à la

conscience de soi 135

3. Le pouvoir ottoman mis en scène : les grandes fêtes du Sultan Murad III 145

Conclusion 154

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Bibliographie 162






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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus