Année académique 2013-2014
REPUBLIQUE DU CAMEROUN REPUBLIC OF
CAMEROON
PAIX-TRAVAIL-PATRIE PEACE-WORK-FATHERLAND
UNIVERSITE DE YAOUNDE I THE UNIVERSITY OF YAOUNDE
I
ECOLE NORMALE SUPERIEURE HIGHER TRAINING
TEACHER
DE YAOUNDE COLLEGE
DEPARTEMENT DE PHILOSOPHIE DEPARTMENT OF
PHILOSOPHY
THEME: JOHN RAWLS ET LA QUESTION DE
LA JUSTICE: UNE LECTURE DE THEORIE DE LA JUSTICE
|
Mémoire présenté en vue de
l'obtention du Diplôme de Professeur de
l'Enseignement Secondaire 2e grade (D.I.P.E.S.
II)
Présenté par
Israël Jacob Baruc
MEKOUL
Licencié en Philosophie
Sous la direction de
M. Lucien AYISSI
Professeur
- A mes parents Delphine MEGOUOLE et Hubert MEKOUL.
- A mes frères et soeurs Didier OTI, Bernard
ETOUTOU, Ciriac OLOUM, Florence ZOA, Judith Mireille ILOUNGA MEKOUL, Marie
Goroti AYEBEMB MEKOUL pour tous les efforts déployés dans le
cadre de ma formation. A travers eux, que la grande famille André
ATIMELE trouve ici toute ma reconnaissance.
- A feus Armand TEMMENE JEUTSA, MOUSSA et Danielle
KOUM-ME-TSENY. - A Gothard ZIE ZIE et André NLEND
- A Exode NGONO BOUE et Rachel Elinor MEKOUL-ZOA pour
tout.
II
REMERCIEMENTS
La réalisation de ce mémoire a
bénéficié du concours de certaines personnes que nous
tenons à remercier. Il s'agit notamment :
- Du Professeur Lucien AYISSI, qui m'a guidé tout au
long de ce travail avec tant de gentillesse et de patience. Je lui adresse mes
plus vifs remerciements.
- Des Professeurs Charles Romain MBELE et NKOLO FOE, savants
Maîtres, dont la pédagogie m'aura largement inspiré.
- Des Professeurs Patrick ABANE ENGOLO et Harry GENSTLER, pour
leurs conseils avisés.
- De Mesdames Cymphorienne Diane MINSO, Elisabeth Nina BILOGO,
Augustine ANDELA, Winifried PETEH AYAFOR, Germaine EKAMPE, Bernadette MENDOMO
et toute la famille ANDJAE, Claudine CHAVALLIER, Marie-Clotilde ROOSE, Gloria
Henriette MEDOUNG, NGO MAHOP pour toutes leurs remarques et leurs corrections
lors de la rédaction de ce mémoire.
- De Messieurs Louis-Marie NKOUM-ME-TSENY, Jean MVONDO, Merlin
MEKALA MEKALA, Elie GHOMSI, Albin AMEMA, Sinclair MOAMIDOU, pour leurs soutiens
financiers.
- De mes enseignants de Philosophie et de Sciences de
l'Education de l'Ecole Normale Supérieure de Yaoundé.
- De mes condisciples de l'Ecole Normale Supérieure
pour leur sollicitude et leur
soutien. J'aurai toujours des merveilleux souvenirs de ce temps
passé avec eux.
- De tous ceux qui m'ont aidé, inspiré et
soutenu dans mes recherches pour la rédaction de ce mémoire.
III
RESUME
La question de la justice est au coeur des
sociétés. La conception ancienne et conséquentialiste de
la justice a été remise en question par John Rawls pour la
refonder et proposer une nouvelle acception de la justice fondée sur
l'équité. Fonder ainsi la justice sur l'équité,
c'est espérer que les principes arrêtés conjointement par
les partenaires sous le « voile d'ignorance » ne sauraient être
violés ou remis en question par eux, une fois, engagés dans la
vie civile. La conséquence qui découle en est la
solidarité qui lie les partenaires. Cette solidarité
débouche non plus sur l'égalité des chances mais sur
l'égalité équitable des chances, afin de donner à
tous, les chances de réussite et d'épanouissement. Ce qui suppose
au préalable, la mise en place des structures de base, que constituent
les institutions de base. Notre mémoire se subdivise en trois parties :
La première partie présente les principes rawlsiens de la
justice. A travers le principe d'égale liberté, John Rawls montre
que la liberté est un principe sacré qui doit être
octroyé et garanti aux individus sans restriction. A travers le principe
de différence, l'auteur de la Théorie de la justice,
relève que la lutte contre les inégalités sociales
procède du relèvement des couches minoritaires. De plus,
l'acceptation des inégalités ne pourrait être
justifiée que si celle-ci permet aux défavorisés de tendre
vers un mieux être. La deuxième articulation de l'étude est
une mise en procès de cette nouvelle orientation de la justice. La
difficulté de garantir que les accords passés entre les individus
seront toujours respectés, une fois, rentrés dans la
société civile amène à interroger la pertinence du
« voile d'ignorance » : quel gage de sureté faut-il attendre
des partenaires sortis de la position originelle ? La question de la juste
égalité des chances soulève le problème de la
liberté : l'obligation à la solidarité envers les
défavorisés ne s'apparente-t-elle pas à une forme de
contrainte ? Bien plus, la revendication de la liberté sans prise en
compte de l'environnement dans lequel elle doit s'exprimer ne court-elle pas le
risque d'être liberticide? La troisième partie entend justifier la
réception de la pensée rawlsienne. Il s'agit en effet de
réorienter le débat sur la question de la juste
égalité des chances en rapport avec l'équilibre
régional, entendu comme impératif de protection des couches
sociales les plus vulnérables.
iv
ABSTRACT
The issue of justice is at the heart of society. Old and
consequentialist conception of justice was challenged by John Rawls to rebuild
and provide a new sense of justice based on fairness. Establish justice and
equity, it is hoped that the principles adopted jointly by the partners under
the "veil of ignorance" can not be violated or challenged by them, once engaged
in civilian life. The consequence which is the solidarity which binds the
partners. This solidarity leads not on equal opportunities but the fair
equality of opportunity, to give all the chances of success and fulfillment.
Which presupposes the implementation of the basic structures that make up the
basic institutions. Our memory is divided into three parts: The first part
presents the Rawlsian principles of justice. Through the principle of equal
liberty, John Rawls shows that freedom is a sacred principle that must be
granted and guaranteed to individuals without restriction. Through the
difference principle, the author of A Theory of Justice, said that the fight
against social inequality makes recovery minority layers. In addition,
acceptance of inequality could only be justified if it allows disadvantaged
towards a better life. The second joint of the study is a trial implementation
of this new direction of justice. The difficulty of ensuring that the
agreements between individuals will always be respected, once returned to civil
society brings to question the relevance of the "veil of ignorance" which
guarantee safety should we expect out partners position original? The issue of
fair equality of opportunity raises the problem of freedom: the obligation to
solidarity with the poor does she not apparent to a form of coercion? Moreover,
the claim of freedom without taking into account the environment in which it
must be expressed not it runs the risk of being draconian? The third party
intends to justify the reception of the Rawlsian thought. It is indeed shift
the debate on the question of fair equality of opportunity in relation to the
regional balance, understood as essential to protect the most vulnerable social
groups.
1
« La justice est la première vertu des
institutions sociales comme la vérité est celle des
systèmes de pensée. »1
Faire de la justice « la première vertu
», dans l'entendement de John Rawls suscite un questionnement :
Pourquoi est-elle placée à un tel rang à côté
d'autres vertus comme la tempérance ou le courage ?
Du latin, jus, juris, droit, la justice s'entend comme un
principe normatif et régulateur de la vie sociale. C'est une exigence
morale qui invite au gouvernement de soi, au rejet des inclinations, au
respecte des droits reconnus à chaque homme. De ces définitions,
découle la double connotation, juridique et morale que revêt la
justice. Comme institution judiciaire, elle a vocation à faire appliquer
la loi. Comme concept renfermant une dimension éthique, elle exige le
respect de la personne humaine, de sa dignité et de sa liberté.
Elle est dès lors exigible tant dans la vie politique que dans les
rapports intersubjectifs. Ces deux exigences, se rejoignant car elles
traduisent l'idéal rationnel d'objectivité qu'on appelle la
justesse.
La vertu, du latin vis, renvoi à force, pouvoir,
puissance. C'est cette valeur morale du sujet lorsqu'elle est constante et
confirmée. C'est la réalisation effective de l'idéal
moral. C'est aussi une force avec laquelle une âme s'attache à son
devoir et le réalise. Elle est donc la morale en acte. C'est pourquoi,
pour Rawls, « les vertus morales sont des excellences,
c'est-à-dire qu'il est rationnel de les désirer pour
soi-même et pour les autres comme des biens appréciés en
eux-mêmes ou dans des activités qui fournissent une satisfaction
en elles-mêmes.2 »
Placer ainsi la justice au premier rang des vertus
découle du fait que la justice est une valeur consubstantielle à
l'être humain, c'est-à-dire, une exigence spirituelle et
fondamentale de la raison, qui elle, est souveraine et universelle. C'est par
la justice qu'on juge un système
1 John Rawls, Théorie de la justice,
éd. Le Seuil, février 1987, trad. Catherine Audard, p. 29
2John Rawls , op. cit., p. 571.
2
politique ou une institution. La justice devient alors un
droit et un devoir : un droit parce que toutes les personnes méritent
des conditions de vie meilleures et une protection égale de la loi ;
quiconque se sent lésé a vocation à réclamer les
conditions de vie meilleures. Un devoir de respect de la personne humaine,
entendue comme sujet digne et libre. Un devoir au niveau des institutions
sociales (publiques et privées), car il s'agira de toujours rechercher
la loi et la mesure qui soient favorables à tous les sujets.
Dès lors, peut se comprendre le rôle de la
justice face aux identités et aux conflits d'intérêts que
l'on peut constater dans la société lorsqu'il faut
répartir les fruits de la collaboration: pouvoir « choisir
entre les différentes organisations sociales qui déterminent
cette répartition, des avantages et pour conclure un accord sur une
distinction correcte des parts. 3» Ce rôle de la
justice s'entend parfaitement par ses principes qui « fournissent un
moyen de fixer les droits et les devoirs dans les institutions de base de la
société et ils définissent la répartition
adéquate des bénéfices et des charges de la
coopération sociale.4 »
Les principes de la justice constituent ainsi la
finalité même des politiques et le « lien
intrinsèque et vital entre l'Homme et ses droits serait le moyen
d'expression par excellence de leur survie et de leur importance...Les Etats ne
seraient rien d'autres que des ministres de la cause des droits de l'homme
recherchant dans l'exécution de ses missions que leurs populations
puissent effectivement jouir de leurs droits. »5
Mais, la justice n'exige pas uniquement l'accord des
partenaires; elle nécessite de la coordination dans les projets des
individus, de la stabilité des institutions, de l'obéissance aux
lois qu'on s'est soi-même prescrites et de l'efficacité pour
atteindre les buts sociaux fixés sans que cela ne préjudicie aux
droits et libertés des individus.
Ce rôle de la justice ouvre la porte à son objet.
Rawls lui-même souligne que l'objet premier de la justice, c'est la
structure de base de la société, ou plus exactement, la
façon dont les institutions sociales les plus importantes
répartissent les droits et les devoirs fondamentaux et
déterminent la répartition des avantages tirés de la
coopération sociale.
Rawls, en définissant l'objet premier de la justice qui
réside dans les institutions, montre que, ce sont justement ces
institutions, à savoir la constitution politique, les
3 John Rawls, Théorie de la justice,
éd. Seuil, février 1987, p. 30
4 John Rawls, ibidem,p.31
5 Crescence Nga Beyeme, « Droit et
éthique des droits de l'homme », Revue africaine des sciences
juridiques, Université de Yaoundé II, Vol. 8, N° 2, 2011,
p.100
3
principales structures socio-économiques qui «
définissent les droits et les devoirs des hommes et elles
influencent leurs perspectives de vie6 ».
Notre thème de recherche, John Rawls et la question de
la justice: une lecture de Théorie de la justice, loin
d'aborder exhaustivement les problèmes soulevés, dans une oeuvre
connue et étudiée dans les facultés et écoles, est
tout simplement la présentation des principes de la justice et de leur
réalisation. Cet intérêt à redéfinir la
justice cadrait avec le climat intellectuel dans lequel vivait John Rawls.
Le cadre en question, ce sont les Etats-Unis des «
années soixante-dix ». Une Amérique dominée par la
ségrégation raciale et la Guerre du Viêt-Nam, à
laquelle Rawls a pris part. Les revendications de liberté, les
inégalités éducatives ou économiques vont pousser
John Rawls à engager une réflexion sur les conditions de
possibilité d'une société américaine
expurgée de toutes formes d'injustices. Pour cela, il va commencer par
critiquer la doctrine morale dominante, en l'espèce l'utilitarisme, pour
montrer ses limites et proposer une nouvelle morale, prenant en
considération les défavorisés et rendant à
l'individu toute sa dignité.
Placer ainsi la justice au coeur des institutions publiques ou
privées, nous amène à poser le problème de son
effectivité et de son applicabilité dans la
société. Autrement dit, comment les principes de la justice
définis dans la position originelle peuvent-ils être
respectés et appliqués dans la vie civile ?
Si la réalisation de la justice exige un accord
passé par les partenaires sous le « voile d'ignorance »,
quelle est la garantie du respect de ce contrat une fois ces partenaires
rentrés dans la vie civile avec ses antagonismes et ses conflits de
classes ?
De plus, l'agrégat des volontés individuelles,
garant de l'effectivité des principes de la justice obtenu sous le
« voile d'ignorance » peut-il être transposé dans la vie
civile, marquée du sceau des luttes de classes, des contingences et des
regroupements tribaux ou intéressés ?
La question de la juste égalité des chances
soulève le problème de la liberté : l'obligation à
la solidarité envers les défavorisés ne s'apparente-t-elle
pas à une forme de contrainte ?
Bien plus, la revendication de la liberté sans prise en
compte de l'environnement dans lequel elle doit s'exprimer ne court-elle pas le
risque d'être liberticide?
6 John Rawls, op. cit., p. 33
4
La réponse à ces questions commande tout d'abord
l'examen des principes rawlsiens de la justice (Ière partie).
Il s'agira ensuite et dans une toute autre mesure de soulever les
problèmes que posent les principes de la justice chez John Rawls
(IIème partie). Enfin, nous montrerons l'actualité de
la pensée rawlsienne (IIIème partie).
5
PREMIERE PARTIE :
LA CONCEPTION RAWLSIENNE DE LA JUSTICE
La justice, faut-il le rappeler est un principe normatif et
régulateur de la vie sociale. Que ce soit en philosophie morale,
religieuse ou politique, la détermination d'une société
juste ne reste pas sans débats. En effet, il ne se passe pas un jour
dans notre monde sans qu'on n'assiste à des actes injustes. On voudrait
que la justice donne à chacun ce qui lui revient, qu'elle traite de
manière égale ce qui devrait l'être. Qu'elle aille
même plus loin en sortant des cadres légaux pour s'investir dans
ce qui est charitable. Malheureusement, ce voeu est rarement
réalisé. Et c'est cette difficulté qui nous amène
à nous pencher sur cette question de la justice. Au fait que, nous nous
demandons ce que doit être sa nature et quels doivent être les
critères devant présider aux décisions collectives des
individus ou des pouvoirs publics.
Largement redevable à de nombreux philosophes, la
théorie de la justice de John Rawls voudrait dépasser
les conceptions de la justice, antérieures à la sienne. Pour
cela, il part de la position originelle qui « unit en une seule
conception un problème de choix assez clair et des conditions largement
reconnues comme s'imposant normalement aux choix des principes
moraux.7 » pour déterminer le contenu de la
justice.
La réflexion sur la nature rawlsienne de la justice et
les critères devant présider aux choix collectifs des individus
et des pouvoirs publics commande l'examen des modalités
d'élaboration des principes de la justice (Chapitre I), et leur
exposition chez John Rawls (chapitre II).
7 John Rawls, op. cit., p. 625.
6
CHAPITRE I : LES MODALITES D'ELABORATION DES PRINCIPES
DE
LA JUSTICE CHEZ JOHN RAWLS
La conception de la justice chez Rawls apparait comme
l'achèvement d'un long processus qui précède la
présence d'un ensemble d'attitudes ou de structures. Pour ce qui est de
la structure, celle qui est au coeur de son système de philosophie
politique, c'est la structure de base, c'est-à-dire, toutes les
institutions politiques et socio-économiques mises en place au moyen de
la Constitution et des textes ordinaires pour garantir les droits et
libertés des citoyens, et assurer la stabilité de la
démocratie. Cette structure de base est le lieu de déploiement de
la praxis humaine, c'est-à-dire, des attitudes caractéristiques
des personnes, libres et égales, devant construire la future
communauté. Ce sont ces attitudes que nous allons analyser dans le
chapitre premier, car, elles balisent la voie pour la mise en oeuvre des
principes de la justice.
Pour cela, nous examinerons les préalables rawlsiens
d'implementation des principes de la justice, tout en rappelant les conceptions
philosophiques de la justice.
7
1 : LES CONCEPTIONS PHILOSOPHIQUES DE LA
JUSTICE
L'usage du terme « justice » en philosophie est
variable mais complémentaire. Il peut être utilisé pour
désigner le caractère de ce qui est soit conforme au droit, soit
impartial ou alors considéré comme bien sur le plan moral.
L'analyse des conceptions de la justice avant John Rawls
portera sur la conception ancienne et consequentialiste.
1.1. LA CONCEPTION ANCIENNE DE LA JUSTICE : LA JUSTICE
COMME
HARMONIE.
Nous n'exposerons ici que la pensée de Platon et celle
d'Aristote, car, Rawls s'en inspire directement.
Dans la philosophie morale antique, la justice est
essentiellement une vertu. Elle participe de l'ordre de l'univers et de
l'homme. Elle y est vue comme une harmonie8, comme un principe de
concorde et comme une vertu partagée9. Les sophistes seront
les premiers à briser cette union en affirmant que les lois sont
artificielles, qu'elles n'existent que pour assurer la conservation de la
communauté et la satisfaction de ses intérêts. Leur
conception de la justice comme instrument de pouvoir sera critiquée par
Socrate.
Les critiques de Socrate sont exposées par Platon, dans
La République, dialogue sous-titré « De la justice
», dans lequel, il établit un parallèle entre la justice de
l'âme et la justice politique par lequel le microcosme (l'homme et ses
vertus) est en phase avec le macrocosme (le cosmos et la Cité),
ordonné et harmonieux. L'idée de justice, qui permet le maintien
de l'ordre, procède de ce parallèle. Dans la
société, la justice platonicienne repose sur l'équilibre
de trois parties sociales décrites dans La République :
les philosophes qui dirigent la Cité, les guerriers qui la
défendent et les artisans qui veillent à sa
prospérité. Mais elle est aussi un état de faiblesse
lorsqu'on la réclame : dans le Gorgias, il est dit que les
esclaves, en réclamant justice, expriment par là même leur
condition inférieure. Au final, « Il s'agit pour
Platon,
8 Harmonie qui est synonyme d'un autre concept central
dans la pensée rationaliste grecque : le Bien.
9 À la différence de vertus
individuelles comme la sagesse ou le courage.
8
dans sa réflexion sur la justice, de sortir d'une
simple logique de la rétribution - c'est-à-dire, au fond, de
sortir d'une simple logique morale »10.
Quant à Aristote, on lui doit une distinction
essentielle entre deux aspects de la notion de justice : une justice relative,
individuelle, qui dépend d'autrui et une justice globale et
communautaire. La première est une vertu ; la seconde concerne les lois
et la constitution politique et relève de la raison. D'idéale, la
justice devient ainsi politique. Aristote dit de la diké
(« justice » en grec) qu'elle est l'ordre objectif de la
communauté politique. Dans le livre
V de son ouvrage l'Éthique à Nicomaque,
il distingue l'injuste du juste par le fait que ce dernier est « ce
qui produit et conserve le bonheur et ses parties pour la communauté
politique »11.
Cependant, Aristote ne se contente pas de reprendre
l'idée de Platon selon laquelle la justice est la vertu principale. Pour
lui : « La vertu de justice est la vertu par laquelle l'être
humain accomplit sa finalité éthique »12.
Contrairement à Platon, il fait dépendre cette vertu d'une
situation et, en conséquence, d'éléments extérieurs
à l'action de l'homme vertueux. Si pour Platon la justice consiste
à donner à chaque partie (et à chaque homme) la place qui
lui revient dans le tout, pour Aristote, elle consiste à conformer nos
actions aux lois afin de conserver le bonheur pour la communauté
politique: « le juste est le bien politique, à savoir
l'avantage commun »13.
La justice dans l'entendement de Platon et Aristote est
téléologique, c'est-à-dire que les institutions
sensées l'assurer sont justes dans la mesure où elles favorisent
efficacement « le bien unique et rationnel
»14.
S'intéressant à cette justice
téléologique, John Rawls précise à la page 50 de
Théorie de la justice que : « Les théories
téléologiques exercent une attraction profonde sur l'intuition
puisqu'elles semblent incarner l'idée de rationalité. Il est
naturel de définir la rationalité par la maximisation et, en
morale, par la maximisation du bien. »
A l'opposé de cette conception
téléologique, se pose la conception déontologique du juste
qui s'inspire de Kant. La conception déontologique définit le
juste indépendamment du bien par l'exigence rationnelle
d'universalisation de la maxime. En outre, le juste est d'emblée compris
comme une limite imposée à chacun dans la recherche de son bien.
« Dans
10 Ibid.
11 Aristote, Éthique à
Nicomaque, 1129b, 17-19.
12 Idem, 1129b, V, 10, 1143a24-b2.
13 Idem , 1129b, V, 10, 1143a24-b2.
14 John Rawls, Justice et démocratie, Ed. Seuil,
1993, éd. Française, p. 237
9
la théorie de la justice comme
équité, le concept du juste est antérieur à celui
du bien. »15 Mais, les biens en question, ce sont les «
biens premiers»16 dont la distribution est l'objet des
principes de justice. Kant justement relève que : « Est juste
toute action qui permet ou dont la maxime permet à la liberté de
l'arbitre de tout un chacun de coexister avec la liberté de tout autre
selon une loi universelle »17. John Rawls par opposition
à Kant, avec qui, il partage l'idée de positionnement de la
justice avant le bien, accorde sa préférence au régime
d' « humanité », alors que Kant
accorde la sienne au régime de « personnalité ».
Là où Kant voyait l'implication du régime d' «
humanité » à celui de « personnalité »,
Rawls relève que le premier régime n'implique pas le second. La
conséquence de cette non implication est que, pour fonder la
société juste, il est louable de faire appel au régime d'
« humanité » de la raison, c'est-à-dire
à la capacité d'employer les moyens les plus efficaces pour
atteindre les fins désirées.
Pour revenir aux philosophes de l'Antiquité, soulignons
que, contrairement à Platon et à Aristote, Rawls estime que les
partenaires choisissent les principes sous le « voile d'ignorance »
car, elles sont des personnes libres et rationnelles, désireuses de
favoriser leurs propres intérêts et placées dans une
position initiale d'égalité. De son point de vue, la justice ne
saurait se limiter au partage des richesses et des honneurs. Elle doit tenir
compte des défavorisés.
Bien plus, vouloir d'abord le bien avant la justice pose le
problème de la distribution de ce bien : puisqu'il n'y a pas de
règles préalables dictées pour le partager, celui-ci ne
peut que créer des injustices dans la société. Pour que le
voeu de Platon se réalise, à savoir, la réalisation de la
Cité idéale avec l'avènement des « philosophes-rois
» ou des « rois-philosophes », il est opportun de fixer les
règles de partage, à savoir les principes de la justice avant de
procéder à toute forme de partages de biens.
Chez les philosophes antiques, c'est le bien qui est premier.
Chez Rawls, c'est le juste qui occupe la première place.
Cette conception ancienne de la justice nous permet d'entrer
dans l'analyse de la conception conséquentialiste.
15 John Rawls, idem, p. 57
16 John Rawls, idem, p. 290
17 Kant, Doctrine du droit, section C
10
1.2. LA CONCEPTION CONSEQUENTIALISTE DE LA JUSTICE
Le conséquentialisme est redevable à
Gensler18. Dans l'acception du philosophe américain, le
conséquentialisme s'entend comme le fait d'accomplir l'action qui
entraîne les conséquences les plus favorables. Dans le
conséquentialisme, il faut accomplir les actions qui maximisent les
bonnes conséquences, en l'absence de toute action ayant une importance
en soi.
Gensler distingue quatre formes de conséquentialisme :
- L'égoïsme qui consiste à accomplir les
actions qui entrainent les meilleures conséquences uniquement pour
soi-même.
- L'utilitarisme qui renvoi à l'accomplissement des
actions qui entrainent les meilleures conséquences pour toutes les
personnes.
- L'hédonisme tendant à évaluer les
conséquences en fonction du plaisir ou de la souffrance seulement.
- Le pluralisme qui vise à évaluer les
conséquences en fonction d'une variété de bienfaits.
Des quatre formes de conséquentialisme, le travail de
ce mémoire s'attachera à relever les implications de
l'utilitarisme, objet de la critique de John Rawls. Au sujet de la doctrine
utilitariste, Rawls laisse entendre : « En particulier, je ne pense
pas que l'utilitarisme puisse fournir une analyse satisfaisante des droits et
des libertés de base des citoyens en tant que personnes libres et
égales, ce qui est pourtant une exigence absolument prioritaire d'une
analyse des institutions démocratiques »19.
Avant d'approfondir la critique rawlsienne au sujet de
l'utilitarisme, il serait judicieux d'en expliciter le contenu. En effet,
l'utilitarisme est le courant de pensée en vogue aux Etats-Unis au
moment où Rawls exerce sa pensée. Il a été
préfiguré par Hume (1739), fondé par Bentham (1789),
baptisé et popularisé par Mill (1861) et
systématisé par Sidgwick (1874) dans son livre The Methods of
Ethics (Londres, 1907).
Bentham, reprenant à son compte dans Introduction
aux principes de morale et de législation de 1790, les acquis
contenus dans le « principe d'utilité » (The
principle of utility)
18 Harry J. Gensler, Questions
d'éthique, Une approche raisonnée de quelques
perspectives contemporaines, Chenelière/McGraw-Hill,
Montréal/Toronto, 2002, trad. Marie-Claude Désorcy, p. 183
19 John Rawls, op.cit., p. 10
11
de Hume et De l'esprit d'Helvétius, adoptera
finalement cette formule : par utilitarisme, on entend « le plus grand
bonheur pour le plus grand nombre »20 (The greatest
happiness of the greatest number).
Les principes qui commandent l'utilitarisme sont donc ceux qui
tendent à obtenir les meilleures conséquences. Chez les
utilitaristes, la justice devient une grandeur économique. Gensler,
rappelant John Stuart Mill dans son livre L'utilitarisme de 1861,
relève que: « L'éthique de l'utilité est tout
entière comprise dans la règle d'or de Jésus de Nazareth.
Faire comme nous voulons qu'il nous soit fait et aimer notre prochain comme
nous-mêmes, telle est la moralité utilitariste dans sa pure
expression. »21
Le conséquentialisme en oeuvre dans la logique des
utilitaristes renie du même coup, la dignité humaine. L'individu
n'a plus de valeurs propres ; il est au service de la satisfaction
générale ; et même si la liberté ou la
dignité de cet individu sont sacrifiées pour le bonheur de la
société, cela ne saurait affecter la morale.
C'est contre cette doctrine morale qui dénie à
l'homme sa dignité, que Rawls va s'insurger et présenter son
programme : « Mon but est d'élaborer une théorie de la
justice qui représente une solution de rechange à la
pensée utilitariste »22, parce que, un tel
régime est en contradiction avec « certaines idées
fondamentales implicites dans la culture politique publique d'une
société démocratique. »23
Cette critique du conséquentialisme fait de Rawls un
non-conséquentialiste. Le non-conséquentialisme condamne les
actions (le meurtre d'un innocent, par exemple) en elles-mêmes, non pas
forcément parce qu'elles ont des conséquences
défavorables.
Chez les utilitaristes, la priorité est accordée
à la maximisation du plaisir. Bien plus, la priorité de la
justice apparait comme une « illusion socialement utile
»24 ou victime « des marchandages politiques...
(et) des calculs d'intérêts sociaux. »25 Chez
Rawls par contre, la priorité est accordée à la
justice.
20 Cette formule était
déjà employé par Beccaria et surtout par Hudchison dans
Recherche sur l'origine de nos idées de la beauté et de la
vertu (1711), Deuxième traité, Vrin, (1991), p. 179.
21 Harry J. Gensler, idem, p. 185
22John Rawls, Théorie de la justice,
p. 49
23 John Rawls, Libéralisme politique, p. 32 et
p.38
24 John Rawls, op. cit., p. 54
25 John Rawls, Théorie de la justice,
ibid.
12
A la fin de cette partie, nous pouvons retenir que John Rawls
est redevable à de nombreuses conceptions de la justice. Ces conceptions
l'ont présentée comme quête d'une harmonie ou maximisation
du plus grand bonheur. C'est à partir des lacunes de ces conceptions et
surtout de la conception utilitariste, que Rawls va fixer les modalités
d'élaboration des principes de sa société juste.
13
2. LES PREALABLES RAWLSIENS D'IMPLEMENTATION
DES
PRINCIPES DE LA JUSTICE
Contre les anciens (Platon et Aristote), qui ramenaient la
justice à une tension vers le bien, validant ainsi, l'unicité
conceptuelle, Rawls, quant à lui, se demande comment, à partir
d'une multitude de conceptions d'idées de justice et de sens de la
communauté, on peut arriver à les fédérer pour
avoir une base commune et acceptable pour tous. C'est pourquoi, estime-t-il, il
faut concevoir les critères de la coopération sociale. Ces
critères, ne reposent pas sur une hiérarchisation
institutionnelle, mais plutôt, sur un élan commun, qui place tous
les individus au même niveau de départ : c'est la métaphore
de la position originelle.
2. 1. : LES CRITERES DE LA COOPERATION SOCIALE ET LES
FACULTES
MORALES DES INDIVIDUS
Dans Justice et démocratie26, Rawls
donne sa définition de la société : « la
société est un système de coopération sociale
équitable entre des personnes libres et égales ». Pour
qu'une telle société vienne à l'existence, deux faits sont
attendus: d'une part, il est opportun de déterminer les critères
de la coopération sociale et d'autre part, les citoyens qui vont entrer
en société doivent être doués de
personnalités morales, manifestes par les facultés qu'ils ont.
2. 1. 1. LES CRITERES DE LA COOPERATION
SOCIALE
« L'unité de la société et
l'allégeance des citoyens à leurs institutions communes ne sont
pas fondées sur le fait qu'ils adhèrent tous à la
même conception du bien, mais sur le fait qu'ils acceptent publiquement
une conception politique de la justice pour régir la structure de base
de la société. »27
Ces règles de la coopération sociale
débouchent sur l' « unité sociale stable, garantie par
un consensus sur une conception politique raisonnable de la justice
»28
26 John Rawls, Justice et démocratie,
p. 213
27 Idem, p.239.
28 John Rawls, idem, p.246.
14
Mais, elle doit résulter d'un consensus par
recoupement. Pour Rawls, « il s'agit de la base la plus raisonnable
d'unité politique et sociale dont disposent les citoyens d'une
société démocratique. Philosophiques, religieuses et
morales, raisonnables mais antagonistes qui embrassent de nombreux citoyens et
qui perdurent au cours du temps d'une génération à la
suivante. »29
La société, en tant que système
équitable de coopération, « est élaborée
autour de deux idées fondamentales complémentaires :
l'idée des citoyens (les agents qui sont engagés dans la
coopération sociale) considérés comme libres et
égaux, et l'idée d'une société bien
ordonnée, c'est-à-dire une société effectivement
régie par une conception publique de la justice. »30
Une telle affirmation dévoile la psychologie de Rawls :
une psychologie qui est contre la hiérarchisation des rôles dans
la fondation de sa société politique. Pour lui, les citoyens
étant libres et égaux, c'est eux-mêmes qui fixent leurs
règles et les procédures qu'ils devraient tous suivre pour
arriver à la construction de la société idéale. On
assiste ainsi, à une agrégation de voeux formant un tout
cohérent et liant chaque membre.
Cette association est la matérialisation de la
coopération sociale. Elle montre que, c'est uniquement, à travers
la communauté que l'individu s'épanouit. La sociabilité en
action ici n'est pas contingente. Elle est raisonnable. Il y a une force qui
pousse les individus vers les autres. Et c'est cette force qui permet de croire
que, les décisions prises communément ne pourront pas être
violées. La personne humaine, comme citoyen, c'est-à-dire, en
tant que membre pleinement actif de la société toute sa vie
durant, ne peut l'être que parce qu'il est doué des
facultés morales.
2. 1. 2. LES FACULTES MORALES DES INDIVIDUS
Les individus sont doués de facultés morales
leur permettant de bien négocier les règles procédurales
de la fondation de la société. Pour que les critères de la
coopération sociale aient des chances de réussite, il faut que
les acteurs soient rationnels et raisonnables. John Rawls dégage trois
facultés morales ramenées en deux: les sens de la justice et la
conception du bien.
29 John Rawls, La justice comme
équité, Une reformulation de théorie de la
justice, éd. La Découverte, 2003, p. 57.
30 John Rawls, idem, p. 22-23
15
Le sens de la justice « est le désir efficace
d'appliquer les principes de la justice et d'agir selon eux, donc, selon le
point de vue de la justice. »31
C'est aussi « la capacité de comprendre,
d'appliquer et de respecter dans ses actes la conception publique de la justice
qui caractérise les termes d'une coopération équitable.
»32
Les deux définitions que nous relevons du sens de la
justice peuvent s'entendre ainsi : d'une part, ils conduisent à accepter
les institutions justes dont nous et nos proches avions
bénéficié : nous désirons participer efficacement
au maintien de ces institutions ; nous avons tendance à nous sentir
coupables lorsque nous ne remplissons pas nos obligations, même si nous
ne sommes pas liés à ceux dont nous tirons avantage par un
quelconque sentiment de sympathie. La culpabilité, à cet
égard, n'est pas seulement un sentiment moral dû à notre
attachement à des personnes ; elle est aussi un sentiment politique
associé au non-respect de nos devoirs. Rawls insiste sur le fait qu'en
général, le corps politique n'est pas uni par des liens de
sympathie personnelle, mais par la reconnaissance de principes publics de
justice.
Rawls propose un second critère de reconnaissance du
sens de la justice : celui-ci suscite le désir de travailler à
l'établissement d'institutions justes et à la réforme des
institutions existantes lorsque la justice l'exige. Le sens de la justice se
traduit dès lors par l'aptitude à sortir de l'égoïsme
étroit pour chercher à étendre les bienfaits de la justice
à une communauté plus vaste33. Indépendant de
la crainte de la sanction et des mécanismes de coercition, le sens de la
justice est donc un désir de coopération équitable,
irréductible à l'intérêt éclairé.
De ce fait, être capable d'une conception du bien,
« c'est pouvoir former, réviser et poursuivre rationnellement
une conception de notre avantage ou bien. Dans le sens de la coopération
sociale, ce bien a trait à tout ce qui a de la valeur dans la vie
humaine. C'est pourquoi une conception du bien consiste à un
système plus ou moins déterminé de fins ultimes,
c'est-à-dire de fins que nous voulons réaliser pour
elles-mêmes, ainsi que de liens avec d'autres personnes et engagement
vis-à-vis de divers groupes et associations.
»34.
Les membres de la société doivent dès
lors tous avoir une certaine idée de la justice pour que celle-ci puisse
être possible. Ce qui induit inévitablement à la
réalisation du bien. Réaliser le bien, c'est faire de son
semblable, un sujet digne et contribuer à son bien-être.
31 John Rawls, op. cit., p. 608.
32 John Rawls, Justice et démocratie,
p.218.
33 Ibid., p. 514-515.
34 John Rawls, Justice et démocratie, trad.
française par Cathérine Audard, p.218-219.
16
Cette solidarité qui se dégage de la
pensée de Rawls était déjà partagée et
défendue par Thomas More. En effet, l'avocat anglais disait ceci :
« La vertu la plus noble et la plus humaine en quelque sorte consiste
à adoucir les souffrances du prochain, à l'arracher au
désespoir et à la tristesse, à lui rendre les joies de la
vie, ou, en d'autres termes, à le faire participer à la
volupté. »35
La solidarité ainsi envisagée prend sa source
dans le sentiment naturel que nous avons du bien et de la justice. Et, la
coopération sociale n'est possible que, si au départ, les acteurs
choisissent de façon équitable, les règles futures. Et ce
choix, se fait à travers la métaphore de la position
originelle.
2.2: LA METAPHORE DE LA POSITION ORIGINELLE
Dans cette partie, nous analyserons la position originelle
comme source de l'obligation morale des citoyens de se plier aux règles
communes et comme fondement de la justice comme équité.
2.2.1. LA POSITION ORIGINELLE ET L'OBLIGATION MORALE
DES CITOYENS DE SE PLIER AUX REGLES COMMUNES
En lisant Théorie de la justice, on comprend
que la position originelle est « utilisée pour
déterminer le contenu de la justice, les principes qui la
définissent. Ce n'est que plus tard que la justice est
considérée comme une partie de notre bien et qu'elle est
reliée à notre sociabilité naturelle. »36
Cette explicitation de la position originelle montre que, les
individus sont appelés, non pas à formuler, mais à choisir
dans une liste d'options alternatives, leurs principes de la justice. C'est ce
que Rawls souligne à la page 156 de Théorie de la
justice, lorsqu'il laisse entendre que, les partenaires, devant cette
liste, procéderont par « comparaisons par paires »,
en opposant d'une part l'utilité qui s'offre par la maximisation du
bien-être du plus grand nombre et d'autre part, par la justice comme
équité.
35 Thomas More, L'Utopie, 1516, traduction
française 1842 par Victor Stouvenel, p. 53
36 John Rawls, op. cit., p. 625.
17
C'est à ce niveau que Rawls valorise les acquis de la
tradition « contractualiste » pour introduire cette idée de
position originelle. Plaçant le consentement au centre de cette
idée, il s'interroge pour cela sur la situation initiale qui serait la
meilleure et qui pourrait avoir l'assentiment de tous et requérir
l'obéissance aux principes qui seront adoptés. Il forge ainsi un
instrument heuristique équivalent à l'état de nature dans
les théories du contrat social, à savoir la position originelle.
Celle-ci renouvelle, la pensée de l'état de nature qui imagine
une société sans Etat, mais avec pour objectif de penser une
forme d'Etat qui prenne en compte les intérêts de tous. Rawls
comme ses prédécesseurs37, insiste sur les dimensions
imaginaire et hypothétique de sa théorie, dans la mesure
où il ne considère pas la position originelle comme un premier
stade de développement. Pour sa part, « Il faut la comprendre
comme étant une situation purement hypothétique, définie
de manière à conduire à une certaine conception de la
justice. »38 Mais cette définition est mieux
explicite dans La Justice comme équité : « La
position originelle généralise l'idée familière du
contrat social [...]. La position originelle est également plus
abstraite : l'accord doit être considéré comme
hypothétique et non historique »39. Il fait donc
appel à la clause de l'ignorance qui va définir les partenaires,
afin qu'ils ne sachent pas quelle sera leur place, ou bien quels seront leurs
attributs dans la future société ; d'où l'insertion de
l'hypothèse du « voile d'ignorance » qui cache à chacun
sa situation et derrière lequel sont choisis les principes de la
société. Le « voile de l'ignorance » «
répond donc à la nécessité de
débarrasser le contrat de toutes les partialités qui
l'empêcheraient de produire l'effet que l'on attend de lui, à
savoir fonder l'obligation morale des citoyens de se plier aux règles
communes »40.
Cependant, ce serait limitatif de concevoir la
société comme telle. Il faut, selon Rawls, pouvoir en
délimiter les contours, pouvant mener la société à
son organisation et aux choix des principes susceptibles de régir la
structure de base. Face à cette demande, Rawls s'interroge sur le type
de personne habilitée à déterminer les termes
équitables de la société :
37 Nous précisons ici que contrairement
à Hobbes ou Locke, Rawls et Rousseau considèrent l'état de
nature comme un état social sans loi. De plus, Rawls rejoint Rousseau
qui, dans L'Origine et les fondements de l'inégalité parmi les
hommes, avait déjà relevé le caractère
hypothétique de l'état de nature.
38 John Rawls, Théorie de
la justice, op. cit., p. 38.
39 Ce caractère hypothétique de la
position originelle peut s'expliquer par cette affirmation de Rawls : « il
nous faut imaginer que ceux qui s'engagent dans la coopération sociale
choisissent ensemble dans un acte commun les principes destinés à
assigner les droits et les devoirs de base et à déterminer la
répartition des bénéfices sociaux », John Rawls,
La justice comme équité, op. cit., pp. 36-37. Le mot «
imaginer » signifie que la position originelle n'existe pas
réellement et n'a jamais existé dans l'histoire. Elle peut
être assimilée à l'état de nature des philosophies
du contrat (Rousseau), puisqu'elle signifie égalité et donne le
sens direct de l'équité des principes de la justice, à
travers sa dimension hypothétique.
40 Jean Fabien Spitz, « John Rawls et la
question de la justice sociale », dans Études, tome
414 n° 4141, janvier 2011, p. 57.
18
Doivent-ils être fixés par une autorité
distincte des personnes qui coopèrent, par exemple par la loi divine ?
Ces termes sont-ils reconnus par tous comme équitables en
référence à un ordre moral de valeurs, au moyen de
l'intuition rationnelle, ou en rapport avec ce que certains ont qualifié
de « droit naturel »? Sont-ils fixés par un accord auquel
parviennent les citoyens libres et égaux engagés dans la
coopération, qu'ils passent en référence à ce
qu'ils considèrent comme leur avantage ou leur bien
réciproque41?
Pour Rawls, c'est la dernière proposition qui est
valable. Pour lui, ces termes doivent être fixés par tous les
citoyens en tant qu'ils sont des personnes rationnelles et qui doivent choisir
des principes pour le bien et à l'avantage de tous et avec l'accord de
tous. Il faut par ailleurs comprendre par personne rationnelle ici, une
personne qui place ses intérêts en premier. Pour ne pas virer
à l'égoïsme, Rawls se rattrape en imposant, à cette
idée de rationnel, une condition : le désintérêt
mutuel. Celui-ci est la clause qui fera que chaque personne, dans la position
originelle, voulant favoriser ses propres intérêts en bien,
cherchera à les maximiser, d'autant plus qu'elle doit se mettre
elle-même à l'abri du besoin. Ce choix rationnel conduira à
un choix objectif, puisque recouvert du « voile d'ignorance », les
partenaires choisissent chacun ce qui sert leur intérêt. Mais il
est important de noter que, grâce au sens du bien dont ils sont
dotés, les partenaires sont à même de prendre une
décision valable pour tous. C'est pourquoi l'idée de rationnel
explique le fait que ce choix qui découlera de la position originelle ne
sera influencé par aucune doctrine morale, ni aucune vision du bien.
Une fois cette idée posée, Rawls passe à
la phase du cadre dans lequel les principes doivent être choisis. Il
tient à ce que les principes équitables choisis soient libres de
toute influence issue des doctrines englobantes, comme la religion, la morale
ou quelque autre doctrine qu'il appelle « pluralisme raisonnable
»42. Cependant, Rawls tient à préciser, dans
ses écrits ultérieurs que les citoyens sont des êtres
rationnels et raisonnables. Il met au clair par là les rapports entre le
rationnel et le raisonnable.
Pour y arriver, Rawls intègre l'idée de
rationnel car, de son avis, ce sont des personnes libres et rationnelles qui
doivent participer au choix des principes. Cette dimension rationnelle
intègre la connaissance de la psychologie de l'humanité quant
à ses besoins et motivations
41 John Rawls, La justice comme
équité, p. 34.
42 « Le fait du pluralisme raisonnable implique qu'il
n'existe pas de doctrine, qu'elle soit complètement ou partiellement
englobante, sur laquelle tous les citoyens s'accordent ou peuvent s'accorder
pour organiser les questions fondamentales de la justice politique »,
La justice comme équité, op. cit., p. 56.
19
fondamentaux. En tant qu'ils sont rationnels, les partenaires
cherchent ce qui est le meilleur pour eux d'abord, et c'est ce qu'ils
choisissent : « ils sont rationnels , c'est-à-dire qu'ils
cherchent les meilleurs moyens pour atteindre les fins posées par les
individus qu'ils représentent, sans porter des jugements sur elles, ce
qui exclut les passions irrationnelles, et en particulier l'envie
»43.
Rawls estime aussi que les partenaires ne doivent pas ignorer
que, toute personne raisonnable souhaiterait être mise en possession des
biens premiers sociaux qui intègrent l'exercice de la liberté.
Par conséquent, les personnes raisonnables sont celles qui sont
prêtes à proposer, ou à accepter lorsque la proposition
émane des autres. En un certain sens, les personnes raisonnables ont une
attitude d'ouverture non seulement aux propositions d'autrui, mais elles ont
aussi le sens de ce qu'elles doivent choisir pour elles et pour la
postérité. Ces propositions doivent tenir compte du bien d'autrui
et elles doivent être choisies en fonction des autres individus qui
doivent être eux aussi capables de les honorer.
Dès lors, le seul moyen pour les principes de la
justice d'être purs, c'est d'être fondé sur un accord
où toutes les parties représentées sont couvertes d'un
« voile d'ignorance » qui les mette à égalité
les uns les autres de manière à choisir librement les principes.
Aussi en précisant l'idée de position originelle, Rawls affirme
que :
« Dans la position originelle, les partenaires ne
sont pas autorisés à connaître les positions sociales ou
les doctrines englobantes particulières des personnes qu'ils
représentent. Ils ne connaissent pas non plus la race, le groupe
ethnique, le sexe, ou les dons innés variés [...]. On exprime
toutes ces limites sur l'information disponible de manière
figurée, en disant que les partenaires sont placés
derrière un voile d'ignorance »44.
Egaux, semblables aux autres, grâce à ce «
voile d'ignorance » dont ils sont recouverts, les partenaires pourront
aboutir à un accord unanime. Le « voile d'ignorance » apparait
en définitive comme une condition prioritaire, parce qu'il a pour
objectif de situer équitablement les personnes qui doivent
décider du choix des principes.
43 Catherine Audard, « Principes de justice
et principes du libéralisme : la neutralité de la théorie
de Rawls », « Individu et Justice sociale »
Catherine Audard (dir), p. 170.
20
2.2.2. LA POSITION ORIGINELLE COMME FONDEMENT DE LA
JUSTICE
COMME EQUITE.
La position originelle est un procédé de
représentation dans l'entendement de Rawls. C'est pourquoi, l'importance
de la position originelle tient en ce qu'elle est un procédé de
représentation ou encore une expérience de pensée
menée dans un but de clarification personnelle et publique. Cette
représentation, il la conçoit selon deux aspects. D'une part, la
position originelle représente les conditions du choix des principes
susceptibles de régir la structure de base de la société.
D'autre part, elle représente ce qu'il est possible de choisir ou de ne
pas choisir pour le bien de la société. Ainsi, c'est grâce
à la position originelle que l'on peut trouver des bases sociales pour
la direction d'une société. On pourrait ainsi dire que
l'idée de position originelle ouvre la voie à la justice comme
équité, comme étant une conception non pas
métaphysique, mais politique, parce qu'elle transcende tout ce qui est
de la sphère du religieux ou du moral pour aboutir à des termes
équitables n'ayant connu aucune influence extérieure. Pour donner
force à ses idées, Rawls souligne que « comme le contenu
de l'accord porte sur les principes de justice de la structure de base,
l'accord dans la position originelle spécifie les termes
équitables de la coopération sociale entre les citoyens.
D'où l'expression : la justice comme équité
»45.
Précisons néanmoins que, chez Rawls, la question
de la justice concerne d'abord, ce qu'il appelle la « structure de base
» : « Pour nous, l'objet premier de la justice, c'est la
structure de base de la société ou, plus exactement, la
façon dont les institutions sociales les plus importantes
répartissent les droits et les devoirs fondamentaux et
déterminent la répartition des avantages tirés de la
coopération sociale. »46 La structure de base
correspond à la notion d'institution. Une institution est « un
système public de règles qui définit des fonctions et des
positions avec leurs droits et leurs devoirs, leurs pouvoirs et leurs
immunités et ainsi de suite ».47 Cette insistance
sur la structure de base est due au fait que, la structure de base est le lieu
fondamental où se jouent égalité et
inégalité, c'est-à-dire la possibilité même
de la justice. Et, c'est dans les institutions que les humains sont
traités avec justice ou injustice. Ces individus donc, qui recherchent,
pour leur propre intérêt, les principes de justice devant
organiser la structure de base de la société, sont
supposés être placés dans une situation
d'égalité.
45 Ibid., p. 36.
46 John Rawls, op. cit., p. 33.
47 John Rawls, idem, p. 87.
21
Bien plus, dans la position originelle ainsi définie,
les partenaires s'accorderaient nécessairement sur « un
principe de justice qui exige une répartition égale pour tous sur
« un principe qui exige des libertés de base égales pour
tous ainsi qu'une juste égalité des chances et un partage
égal des revenus et de la fortune. »48
De façon générale, il apparaît
clairement que c'est la position originelle qui donne à la justice comme
équité son nom, puisque le mot anglais fairness qui
signifie « impartialité » en français, a un
sens beaucoup plus développé en anglais en ce qu'elle comporte
des notions centrales comme honnêteté, impartialité,
justice et équité49. Or, c'est
précisément l'impartialité et l'unanimité qui
caractérisent la position originelle, à travers le « voile
d'ignorance » où les personnes sont toutes semblables et ont une
idée des besoins que peuvent avoir les autres, du fait même de
leur similitude. Dans la première partie de Théorie de la
justice (section 3), John Rawls, parlant de l'idée conductrice de
la théorie de la justice, au sujet des principes de la justice affirme
:
« Ces principes doivent servir de règle pour
tous les accords ultérieurs ; ils spécifient les formes de la
coopération sociale dans lesquelles on peut s'engager et les formes de
gouvernement qui peuvent être établies. C'est cette façon
de considérer les principes que j'appellerai la théorie de la
justice comme équité »50.
Que retenir de ce premier chapitre ? Nous pouvons retenir que,
pour fonder les principes de la justice, il nous a fallu au préalable
fixer les modalités de sa détermination et relever les
conceptions devancières de la justice avant John Rawls. A travers la
position originelle, John Rawls a montré que, pour adopter les principes
de la justice, il faut écarter les aspirations individuelles, et faire
en sorte que les individus aient tous les mêmes droits dans la
procédure du choix des principes. C'est à partir delà, que
les principes adoptés peuvent satisfaire tous les individus. Et c'est
aussi à partir delà que s'enclenche le processus dynamique
d'ajustement entre les principes retenus et les convictions dont
l'aboutissement à terme sera un état final d'équilibre
réfléchi. Ces principes peuvent être simples ou complexes ;
mais l'accord originel établit les limites dans lesquelles les personnes
sont prêtes à faire des compromis et des simplifications afin
d'établir les règles de priorité nécessaires
à une conception commune de la justice.
48 John Rawls, idem, p. 182.
49 Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire
européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris,
Le Seuil, 2004, P. 439.
50 John Rawls., Théorie de la
Justice, p. 37.
22
CHAPITRE II : LES PRINCIPES DE LA JUSTICE CHEZ JOHN RAWLS
Il faut partir d'une double interrogation:
« Quelle est la conception politique de la justice la
plus acceptable pour spécifier les termes équitables de la
coopération entre des citoyens considérés comme libres et
égaux, comme raisonnables et rationnels, et (nous ajoutons) comme des
membres normaux et pleinement coopérants de la société
pendant toute leur vie, d'une génération à la suivante ?
»51
et, « Quelle est la conception de la justice qui
convient le mieux pour préciser les termes de la coopération
sociale entre des citoyens considérés comme des personnes libres
et égales, et comme des membres normaux et à part entière
de la société durant leur vie. »52
Ces deux questionnements éclairent la « charte
régulatrice » du fonctionnement d'une société juste
chez Rawls. En effet, ce dont il est question ici, c'est de surmonter les
contradictions relatives pouvant surgir ou exister entre la liberté et
l'égalité, d'une part ; celle, d'autre part, au sein de la
sphère socio-économique, entre la justice et l'efficacité
économique. La théorie de la justice de John Rawls
débouche de ce fait sur deux principes de justice : le premier a trait
au domaine des libertés, le second, quant à lui, porte sur la
détermination des positions sociales et de la répartition des
biens économiques.
Pour comprendre ces principes de la justice, certaines
questions et réponses méritent d'être exposées.
Qui sont les destinataires des principes ?
Ce sont les institutions politiques, socio-économiques,
seules aptes à rétablir les conditions de justice.
Que faut-il répartir ?
Il s'agit de répartir des « biens premiers »,
c'est-à-dire, prioritairement les libertés, puis, les positions
sociales, les revenus, les biens.
51 John Rawls, La justice comme
équité, Une reformulation de théorie de la justice,
p. 25
52 John Rawls, Justice et démocratie,
trad. Cathérine Audard, p.219.
23
Quelle méthode de détermination des principes de
justice faut-il adopter ?
La méthode en question est celle de la position
originelle. Pour Rawls, à travers cette démarche
méthodologique, les partenaires dans la position originelle devraient
parvenir à s'accorder sur certains principes. L'accord de ces principes
procède d'une analyse du principe d'égale liberté (premier
principe) et du principe de différence (second principe).
24
1 : LE PRINCIPE D'EGALE LIBERTE : ENTRE PRESENTATION
ET
SIGNIFICATION.
La question de la liberté occupe une place importante
dans la philosophie politique de Rawls. Il n'est pas étranger à
la place qu'elle occupe dans l'esprit de tout américain : aucune
restriction n'est admise. Et s'il y a un domaine où l'ingérence
politique n'est pas tolérée, c'est justement celui relatif aux
libertés des citoyens. Etre libre, c'est-à-dire, le fait d'agir
sans contrainte interne ou externe apparait comme le prédicat
ontologique de l'homme. C'est dans la liberté que s'exprime justement
l'humanité de l'homme. Et cette liberté est déterminante
chez Rawls car, les choix rationnels opérés par les individus
émanent d'eux, sans influence extérieure. C'est pourquoi, face au
débat opposant les Modernes aux Anciens, Rawls prend le parti des
Modernes. Pour lui, les libertés civiles sont prioritaires par rapport
aux libertés politiques. Car, s'il n'y a pas de droit à
l'expression, il ne saurait avoir de droit de vote. Grâce aux
libertés, on se libère des oppressions, de la pauvreté, de
la faim, des guerres ou des inégalités.
Aussi, pour mieux cerner le principe d'égale
liberté, nous devons d'abord le présenter; ensuite comprendre sa
signification.
1.1. : LA PRESENTATION DU PRINCIPE D'EGALE
LIBERTE
Le principe d'égale liberté fonde le statut de
la personne ou du sujet de droit. Rawls en donne une première formule :
« Chaque personne doit avoir un droit égal au système le
plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit
compatible avec le même système pour les autres. »53
Pour que la liberté existe réellement, Rawls
nous dit que chaque personne devrait jouir de toutes formes de libertés.
Et, pour que la liberté s'exerce au mieux, Rawls, donne-t-il quelques
lignes de la condition d'exercice de cette liberté :
« J'étudierai la liberté en rapport
avec les restrictions constitutionnelles et légales [...] Dans ce
contexte, des personnes ont la liberté de faire quelque chose si elles
sont libres vis-à-
53 John Rawls, Théorie de la justice,
p. 91.
25
vis de certaines contraintes soit de le faire, soit de ne
pas le faire et quand leur action (ou leur abstention) est
protégée de l'ingérence d'autres personnes
»54.
L'exercice de la liberté s'accorde avec l'idée
de système chez Rawls : « Il faut garder présent
à l'esprit que les libertés de base doivent être
évaluées comme un tout, comme un seul système. La valeur
d'une forme de liberté normalement dépend de la définition
des autres libertés. »55 Il revient donc aux partenaires
de définir les « diverses libertés de façon à
produire le meilleur système total de libertés »56
Ainsi, les « libertés de base » ne sont pas
les libertés en tant que telles, mais celles absolument
nécessaires au fonctionnement démocratique pour un degré
de développement social donné57. Ces libertés
de base comprendraient, selon une liste indicative de Rawls : les
libertés liées aux droits de l'homme, comme elles sont
exposées dans la Déclaration Universelle des droits de l'homme du
10 décembre 1948. Ce qui importe dans ces principes, c'est
l'égalité de tous devant les libertés de base (cas de
l'égalité du cadre d'entreprise et du chômeur face au choix
de leur emploi, par exemple).
On peut dès lors dresser une liste des libertés
de base de deux manières. L'une est historique et consiste à
passer en revue des régimes démocratiques variés pour
mettre au point une liste de droits et de libertés qui semblent
fondamentaux et qui sont efficacement protégés dans ce qui
apparaît historiquement comme les meilleurs régimes. Une seconde
manière de procéder est analytique : nous cherchons quelles
libertés fournissent les conditions politiques et sociales qui sont
essentielles pour le développement adéquat et le plein exercice
des deux capacités morales caractérisant les personnes libres et
égales58.
En effet, il y a « la liberté de pensée
et la liberté de conscience, les libertés politiques (par exemple
le droit de voter et de participer à la vie politique) et la
liberté d'association, de même que les droits qui correspondent
à la liberté et l'intégrité (physique et
psychologique) de la personne »59. En, substance de quoi
s'agit-il dans ces libertés ? Chez Rawls, la liberté de
conscience a une fonction paradigmatique, au sens où elle «
fournit le modèle de raisonnement qui permet de déterminer
toutes les autres libertés de base »60. Rawls
rattache la liberté de conscience à l'idée de
rationalité. C'est la capacité à former, à
promouvoir et à
54 John Rawls, Théorie de la justice,
pp. 238.
55 John Rawls, op. cit., p. 238.
56 John Rawls, idem, p. 239.
57 Simon Wuhl, L'égalité,
Nouveaux débats, PUF, 2002, pp. 67 à 91.
58 John Rawls, La justice comme
équité, p. 74.
59 Ibid., p. 72.
60 Ernest-Marie Mbonda, John Rawls, Droits de
l'homme et Justice politique, p. 34.
26
réviser une conception du bien à l'abri de toute
contrainte extérieure de la conscience. Chaque partenaire porte en lui
une certaine référence ou bien des références du
point de vue moral, religieux et culturel, des convictions qu'il n'accepterait
pas de voir absorbée par une autre doctrine que la sienne. C'est
pourquoi, conscient que sa référence à l'État peut
constituer une menace pour la réalisation de la liberté de
conscience, Rawls fait appel à la notion de « publicité
» dans la justice. C'est en effet à partir de l'esprit «
public » que les principes de la justice sont admis par tous les
partenaires. L'État ne peut pas intervenir dans la vie privée des
personnes, comme leur religion, leur morale.
Pour ce qui est des libertés politiques, elles
consistent, pour le citoyen, à agir selon sa propre volonté, tout
en respectant le droit et sans être entravé par autrui. C'est une
forme de liberté liée à l'autodétermination, au
sens où le citoyen porte en lui le souci, non seulement pour
lui-même, mais pour l'avenir de son pays. C'est ce qui explique la
considération du vote comme liberté politique. En la
plaçant parmi les libertés de base, Rawls signifie que ces
libertés, quoique politiques, sont importantes parce qu'elles prennent
en compte le caractère social et public de l'individu.
Ces libertés politiques peuvent encore être
comptées comme fondamentales même si elles ne sont que des moyens
institutionnels essentiels pour protéger et préserver d'autres
libertés fondamentales. Lorsque l'on refuse à des groupes
politiquement faibles et à des minorités, le droit de vote, et
qu'on les exclut du service politique et du jeu politique, ils sont
susceptibles de voir leurs droits et leurs libertés restreints sinon
niés. Cela suffit à inclure les libertés politiques dans
n'importe quel système exhaustif des libertés
fondamentales61.
A la fin, Rawls parle de la liberté de la personne et
de son intégrité. Il insiste sur les dimensions physiques et
psychologiques de la personne. La liberté de la personne ici est
entendue non pas comme une action, mais comme une protection de
l'intégrité physique et psychologique de la personne. Dans la
mesure où elle tient compte du physique et du psychologique, la
liberté de la personne implique sa vulnérabilité et une
sensibilité qui peut porter atteinte à son
intégrité. Cette liberté implique le respect physique,
moral et psychologique de la personne. Considérer la personne toujours
comme un être humain, jamais comme une chose ou un quelconque objet de
satisfaction. On peut ajouter plusieurs aspects comme l'interdiction de toute
forme de violence verbale ou physique. Il est à remarquer que
61 « The political liberties can still be counted as
basic even if they are only essential institutional means to protect and
preserve other basic liberties. When politically weaker groups and minorities
are denied the franchise and excluded from political office and party politics,
they are likely to have their basic rights and liberties restricted if not
denied. This suffices to include the political liberties in any fully adequate
scheme of basic liberties» John Rawls, Justice as fairness, p.
42.
27
Rawls sort toujours la personne de son contexte moral ou
dépendant de quelque doctrine englobante, pour mettre en avant la
dimension sociale et politique de sa théorie qui est
élaborée indépendamment d'une doctrine morale, religieuse
ou philosophique. Cela est dû à l'importance qu'il accorde
à l'idée de coopération sociale. De tradition
libérale, Rawls place la liberté au coeur de sa pensée. Il
donne à ce mot une grande valeur, mais ne sépare pas son exercice
des conditions adéquates à son exercice. Sans certaines
ressources la liberté est littéralement sans valeur. C'est
pourquoi en parlant de la liberté, deux idées principales doivent
être prises en compte.
Dans un premier sens, parler de personnes libres suppose que
celles-ci ont conscience qu'elles possèdent de même que les autres
citoyens la capacité d'avoir une conception du bien. Thèse qui ne
signifie pas que ces personnes font passer l'idée du bien avant celle du
juste, mais plutôt qu' « elles sont considérées,
en tant que citoyens, comme capables de réviser et de changer cette
conception sur des bases raisonnables et rationnelles, et qu'elles peuvent le
faire si elles le désirent »62. Autrement dit, les
personnes libres, dans le cadre de l'organisation de la société,
peuvent agir, indépendamment de leur conception du bien, pour
éviter que celle-ci n'influence la structure de base et que, au cas
où elles changeraient de conception du bien, la société
n'en pâtisse pas.63C'est à partir de cette idée
que Rawls juge nécessaire l'idée d'un consensus par
recoupement64.
Dans un second sens, Rawls pense que l'idée de
personnes libres tient à ce que les citoyens « s'envisagent
eux-mêmes comme des sources auto-validantes de revendications valides
»65. Ce qui veut dire que les citoyens, en tant qu'ils
sont membres de la coopération sociale, ont le droit de faire des
revendications à l'endroit des institutions pour la prise en compte de
leur conception du bien, sans pourtant porter atteinte à la conception
politique de la justice. Le plus important, c'est que les conceptions du bien
des individus, de même que leurs doctrines morales soient compatibles
avec la conception politique de la justice. De cette manière, il y a
auto validation.
62 John Rawls, La justice comme
équité, p. 43.
63 Par exemple, dans le cas des religions.
Aujourd'hui, on peut appartenir à un tel groupe religieux qui a des
principes valorisant le droit des femmes, et demain on peut se convertir dans
un tel autre groupe religieux qui appelle la femme à la soumission
totale à l'homme. À supposer que les décisions d'un
citoyen vivant ce genre de situation ait influencé sa participation
à la construction d'une conception de la justice, quelle pourrait
être la suite ?
64 Le consensus par recoupement est un concept que
Rawls introduit notamment dans Libéralisme politique, en le
considérant comme un moyen servant à favoriser les ententes entre
les citoyens des sociétés pluralistes : « l'idée de
consensus par recoupement est introduite afin de rendre l'idée d'une
société bien ordonnée plus réaliste et de l'ajuster
aux circonstances historiques et sociales des sociétés
démocratiques, qui incluent le fait du pluralisme raisonnable »,
La Justice comme équité, 56.
65 Ibid., p. 45.
28
En plus de ces libertés de base, il faut ajouter le
droit de détenir « une propriété individuelle et
d'en avoir un usage exclusif »66. Posséder ce droit
et l'exercer constitue selon Rawls, « l'une des bases sociales du
respect de soi-même »67. En réalité,
Rawls voudrait montrer que la liberté constitue une
réalité incontournable si l'on veut prendre en compte tous les
autres biens premiers. Sans liberté, les autres biens n'auraient aucune
valeur. Une fois dans la position originelle, la première
préoccupation des partenaires serait de choisir un principe qui
garantirait les libertés de base, nécessaires pour le bien de la
personne dans la structure de base. Ensuite ces partenaires
s'intéresseraient à la manière dont on pourrait faire
usage de ces libertés pour pouvoir assurer la survie de tous les
citoyens. C'est pourquoi, la liberté serait l'idéal. Ainsi, le
rôle des institutions est de garantir les libertés de base aux
citoyens comme il le souligne, lorsqu'il parle de système de
liberté les plus étendues (ceci voudrait dire que les
libertés doivent être compatibles avec la possession de ce
même système par tous).
Si on se réfère à la page 156 de
Justice et démocratie, Rawls formule le premier principe
autrement. Il n'y parle plus du « système le plus étendu des
libertés » comme dans Théorie de la justice, mais
de « système pleinement adéquat » de libertés.
Cette reformulation souligne que la liberté se réalise seulement
par un accord raisonnable sur les restrictions qui doivent limiter les
libertés, de telle sorte que leur exercice conjugué soit
effectivement possible. Le système adéquat des libertés
est celui dans lequel les restrictions constitutionnelles ou légales
garantissent aux individus une faculté d'agir conforme à leur
nature rationnelle.
La question qui nous vient à l'esprit interroge
l'origine éventuelle des restrictions à la liberté. Elles
viennent d'abord du conflit des libertés. Les libertés de base
sont en conflit avec les autres et se limitent réciproquement. Rawls
parle ainsi d'un conflit entre les Modernes et les Anciens. Les Anciens,
représentés par Rousseau optent pour une priorité
accordée aux libertés politiques, égales pour tous et aux
valeurs de la vie publique et considère les libertés civiles
comme subordonnées. Les Modernes, avec Locke, estiment qu'il faut mettre
l'accent sur la liberté civile, et en particulier la liberté de
conscience et de pensée, les droits de base de la personne, les droits
de propriété et d'association68.
Rawls accorde ses faveurs aux Modernes, mais souhaite
néanmoins que les deux groupes soient profondément
enracinés dans les aspirations humaines69. Il y a donc une
66 Ibid., p. 160.
67 Ibid., p. 160.
68 Lire dans Justice et démocratie, p.
79 et 197.
69 John Rawls, Théorie de la justice,
p. 237.
29
égalité du droit aux mêmes libertés
dites fondamentales, telles que la liberté d'expression, de
réunion, de pensée et de conscience, la liberté
politique...La preuve en est que, dans les différentes constitutions
dans le monde, toutes ces libertés sont consacrées. Mais, on est
d'avis avec Locke et Rawls, qu'il faut au préalable, garantir les
libertés civiles. Pour voter par exemple, il faut jouir de ses droits
civiques. De plus, il n'y a pas de vote dans un Etat où il n'y a pas de
liberté d'expression ou de conscience. C'est dire que, la liberté
civile est prioritaire à la liberté politique.
Cette critique de Rousseau devrait être
modérée. Pour Rousseau, le fait pour un citoyen d'avoir transmis
une parcelle de sa liberté à un représentant, fait de lui
le souverain, dont le vote, c'est-à-dire la liberté politique,
lui permet de sanctionner le représentant inefficace. Rousseau
considérait la liberté civile comme allant de soi ; et insistait
surtout sur le respect du citoyen qui est représenté et qui ne
peut sanctionner l'abus de confiance que par l'exercice de sa liberté
politique. Rousseau faisait cette remarque : « Dans l'état de
nature, où tout est commun, je ne dois rien à ceux à qui
je n'ai rien promis, je ne reconnais pour être autrui que ce qui m'est
utile. Il n'en est pas ainsi dans l'état civil où les droits sont
fixés par la loi. »70
Du coup, les principes de la justice sur lesquels tous
s'accordent apparaissent comme des lois : « Alors la matière
sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui
statue. C'est cet acte que j'appelle une loi. »71
La volonté générale est donc cette
délibération des individus dans la position du « voile
d'ignorance ». Les principes de la justice qu'on choisit « ne
sont que des registres de nos volontés. »72
Cet intérêt pour la liberté justifie la
place que ce principe occupe par rapport à d'autres valeurs. C'est elle
que les partenaires commenceront par choisir comme premier principe de la
justice.
Nous devons, avant de considérer la valeur de la
liberté, donner une idée de ce que Rawls entend par
égalité lorsqu'il l'inclut dans le premier principe de justice,
alors qu'elle semble liée à des questions d'ordre
économique. Rawls affirme :
70Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social
(1762), livre II, Chap. VI, Hatier, Coll. « Les classiques de la
philosophie », 1999, p.44-46
71 Ibid.
72 Ibid.
30
« On peut les concevoir comme égaux dans la
mesure où ils sont tous considérés comme possédant,
au degré minimum essentiel, les facultés morales
nécessaires pour s'engager dans la coopération sociale pendant
toute leur vie, et pour prendre part à la société en tant
que citoyens égaux. Nous tenons la possession de ce degré de
facultés pour la base de l'égalité entre les citoyens
conçus comme des personnes »73.
En fait, si les individus n'étaient pas égaux,
en vertu des facultés morales et du « voile d'ignorance »,
comment arriveraient-ils à s'accorder sur les principes devant
régir leur vie en communauté ? Pour cerner l'idée sous
jacente de cette affirmation de Rawls, il est important de ne pas oublier que
la théorie de la justice comme équité est une
théorie conçue pour une société
démocratique. Ce qu'il précise à partir de 1987. Son
souhait, en outre, est de fonder une base morale pour ce type de
société car, il estime que la base de l'égalité
constitue un minimum de capacité morale pouvant permettre aux citoyens
de participer à la vie de la société. C'est pourquoi, dans
la situation de départ, tous les partenaires devraient participer au
choix des principes qui ont pour base l'égalité des droits. Cette
idée d'égalité, au sein du premier principe se comprend
davantage en lien avec la liberté.
L'égalité et la liberté,
revendiquées par les opprimés sont représentées par
deux courants de pensée dans les Etats-Unis des années 1970 : la
doctrine qui magnifie la liberté, les idéologies
libertariennes74 au sens large (des libertarians), et celle qui
prône l'égalité, les idéologies
communautariennes75 (des communitarians). Pour concilier les deux
doctrines,
73 Ibid., p. 41 (Cette idée de
citoyens conçus comme personnes est déjà présente
dans Théorie de la Justice, Paragraphe 77).
74 Le libertarianisme est une philosophie politique
prônant, au sein d'un système de propriété et de
marché universel, la liberté individuelle en tant que droit
naturel. La liberté est conçue par le libertarianisme comme une
valeur fondamentale des rapports sociaux, des échanges
économiques et du système politique.
Les libertariens se fondent sur le principe de non-agression
qui affirme que nul ne peut prendre l'initiative de la force physique contre un
individu, sa personne, sa liberté ou sa propriété. De
fait, ses partisans, les libertariens, sont favorables à une
réduction, voire une disparition de l'État (Antiétatisme)
en tant que système fondé sur la coercition, au profit d'une
coopération libre et volontaire entre les individus.
75 Le courant de pensée dit communautarien
(Charles Taylor, Stanley Hauerwas, Michael Sandel, etc.), né en
Amérique du Nord au début des années 80, s'est beaucoup
intéressé au statut des communautés religieuses, ethniques
ou culturelles dans la vie publique. Il s'agit avant tout, dans le cadre d'une
anthropologie sociale, d'interroger le rapport entre pluralité
culturelle et cohésion sociale.
Les communautariens ont développé au cours de
ces 15 dernières années une critique sociale, actuelle, de cette
société libérale dominante et établie qui devient,
elle, toujours plus incompréhensible, impénétrable,
toujours plus abstraite dans ses lois et ses règlements pour l'individu
moyen. L'aliénation croît sans cesse entre le citoyen et
l'État, disent les communautariens, car la société se
présente au citoyen moderne comme toujours plus médiate et
éloignée : elle ne se présente plus en effet sous la forme
d'une communauté solidaire vécue au quotidien mais comme un flot
ininterrompu de lois, de règlements, de directives qui réduit le
sentiment d'appartenance de beaucoup de citoyens au niveau d'un univers de
papiers abstrait. La société n'est plus une forme de gestion
autonome concrète, surtout locale ou régionale, mais le reflet
monochrome d'un centre éloigné émettant les
décisions des cours suprêmes ou celles d'organes administratifs
qui n'ont pas grand' chose à voir avec la vie locale.
31
John Rawls est persuadé que la démocratie
libérale peut être juste, qu'elle peut connaître la justice
sociale. La justice ne peut pas résulter d'un calcul utilitaire ; elle
est nécessaire au maintien de la stabilité sociale. C'est
pourquoi, elle doit permettre de résoudre les conflits
égoïstes qui menacent la cohésion de toute
société. Elle doit protéger ce qui est fondamental
à l'humanité, à savoir le principe de la liberté de
l'individu: « Cependant, la liberté...privilège de tous
les hommes est un droit légitime, imprescriptible et conforme aux
principes de la justice divine et humaine. »76 rappelle
Ottabah Cugoano.
Ainsi présenté, le concept de liberté
apparait comme un cadre global qui mérite d'en cerner la
signification.
II.1. 2: LA SIGNIFICATION DU PRINCIPE D'EGALE LIBERTE
La position originelle nous a présenté des
individus, recouverts du « voile d'ignorance », et n'ayant aucune
idée des positions sociales les uns des autres, puisqu'ils ignorent
jusqu'à leur propre situation. La seule chose qu'ils connaissent, c'est
la liste des biens premiers qu'ils possèdent et que Rawls définit
comme « des conditions sociales et des instruments polyvalents
variés qui sont généralement nécessaires pour
permettre aux citoyens de développer et d'exercer pleinement leurs deux
facultés morales77 de façon adéquate, et de
chercher à réaliser leur conception déterminée du
bien »78. Ce qui veut dire que chaque personne a besoin des
biens premiers en ce sens qu'ils sont nécessaires dans la structure de
base de la société. Ces biens sont à penser dans le
contexte d'une conception politique de la justice qui considère les
personnes comme des « citoyens et des membres pleinement coopérants
de la société, et non pas simplement vus indépendamment de
toute conception normative »79.
Deux idées découlent de cette citation au sujet
de la liberté. D'abord il faut noter que cette liberté, dans le
contexte de Rawls, ne consiste pas à nuire à autrui, mais
plutôt à le
De cette façon, les instances telles les cours de
justice, les ministères et les administrations, créées au
départ pour défendre les intérêts des citoyens,
deviennent, sans doute sans le vouloir, des obstacles à la
démocratie. Cela prouve, disent les communautariens, que la
démocratie, en tentant de résoudre les conflits au départ
d'un centre et surtout au départ d'un système de droit fortement
charpenté, butte sur ses propres limites et provoque une crise
d'identification entre le citoyen et l'État.
76 Ottabah Cugoano, Réflexions sur la
traite et l'esclavage des nègres, éd. La Découverte,
Paris, 2009, p. 41
77 Rawls fait allusion aux deux facultés
morales signalées plus haut : le sens de la justice et la
capacité du bien.
78 John Rawls, La justice comme
équité, p. 88.
79 Ibid., 89.
32
considérer comme un autre soi-même80.
Ensuite, cette idée de liberté rejoint ce que dit l'adage :
« Ma liberté s'arrête là où commence celle
des autres ». Ce qui voudrait dire que, dans l'exercice de sa
liberté, l'individu doit savoir que tous les autres membres qui
partagent la vie sociale avec lui doivent jouir des mêmes droits que lui.
C'est pourquoi, en présence des autres, c'est-à-dire de la
société, il doit toujours savoir ses limites.
De plus, Rawls insiste sur le fait que les libertés
forment un ensemble de droits compatibles 81 entre eux. Ce qui
voudrait dire que les libertés et les droits forment un système
uni et qu'aucun droit ni aucune liberté ne peut prétendre
être au-dessus des autres libertés ou droits. Chaque être
humain doit disposer de la même liberté que les autres. C'est
pourquoi, introduisant l'idée des libertés de base, il les
définit comme des libertés fondamentales que possède tout
être humain et qui en aucun cas ne peuvent dépendre d'une
réalité autre que la liberté, car elles ne peuvent
être limitées qu'au nom de celle-ci. Dans Libéralisme
politique, Rawls pose la question fondamentale qui détermine ce
qu'il entend par libertés de base : « Quelles sont les
libertés qui constituent des conditions sociales essentielles permettant
le développement adéquat et le plein exercice des deux
facultés de la personnalité morale au cours d'une vie
complète ? ». On pourrait dire à la suite de cette
interrogation que les libertés de base, ce sont des libertés
liées à des individus au point qu'elles ne peuvent être
violées ni par les autres, ni par l'État. Pour ces raisons, Rawls
s'emploie, au début de la deuxième partie de La Justice comme
équité, à dresser la liste des libertés de
base en s'appuyant sur les dimensions historique et analytique.
S'appuyant sur ces deux aspects, Rawls voudrait montrer
qu'aucune conception de la liberté n'a été inventée
par lui et qu'il se fonde sur la tradition historique (philosophes et
politique, constitutions et déclarations universelles des droits
humains) pour préciser sa conception de la liberté. Ensuite il
voudrait montrer que toute société dans son organisation devrait
prendre en compte la notion de liberté en tant qu'elle constitue un
ensemble de libertés susceptibles de participer à l'organisation
de la structure de base de la société. Puis de faire comprendre
que les libertés doivent aboutir au « respect de soi », car
les deux capacités morales dont il est question ici sont le sens de la
justice et la conception du bien82.
80 Ottabah Cugoano dit : « Ecoutons les vrais
préceptes de la raison et nous apprendrons qu'aucun homme ne peut
légitimement priver son semblable de la liberté. », in
Réflexions sur la traite et l'esclavage des nègres,
éd. La Découverte, Paris, 2009, p. 49.
81 John Rawls, Libéralisme politique,
p. 349.
82 Dans La justice comme
équité, John Rawls souligne que les personnes libres et
égales sont les personnes engagées dans la coopération
sociale tout au long de leur existence. Ces personnes possèdent les
« deux facultés morales » qu'il décrit de la
manière suivante : la capacité d'un sens de la justice :
comprendre, appliquer, et agir selon (et non seulement en conformité
avec) les principes de la justice politiques qui spécifient les
termes
33
Finalement, un individu ayant ces deux capacités ne
peut en aucun cas sacrifier le respect de soi pour un intérêt
économique ou social quelconque, car, il est prédisposé,
grâce à ses facultés, à s'engager dans la
coopération sociale bénéfique pour lui et pour les autres
membres de la structure de base de la société.
Ce principe d'égale liberté est celui qui
concerne les aspects du système social chargé de définir
les libertés fondamentales telles qu'elles doivent se donner libre cours
dans la structure de base. Pour bien définir ces libertés de
base, Rawls part de la position originelle, où les personnes ignorent
leur situation personnelle et sociale dans la société : «
Nous partons d'une situation de non-information, et nous n'introduisons que
des informations nécessaires pour que l'accord soit rationnel, mais
suffisamment indépendant des circonstances historiques, naturelles et
sociales »83. Néanmoins, bien au-delà de
leur particularité, les personnes ont une idée de ce qui est
utile et nécessaire pour l'accomplissement de leur vie en
société. Les normes devant régir la structure de base
commencent par énoncer un premier principe susceptible de garantir leurs
libertés civiles.
Pour justifier ce choix, Rawls relève que leur statut
spécial de libertés de base leur confère une
priorité, et c'est ce qui fait que, parmi les libertés de base,
on ne retrouve que les libertés fondamentales. Les autres
libertés non contenues dans les libertés de base sont prises en
compte, une fois les principes de la justice satisfaits.
»84.
Ce qui ressort de cette analyse, c'est que, Rawls lie
intimement le deuxième principe au premier qui est la condition
même de sa réalisation. Le second principe ne découle pas
de la violation de la liberté humaine. Il est un droit fondamental qui
oblige à la structure de base de la société de
répartir équitablement les ressources. Ce qu'il faut retenir ici,
c'est que « dans l'analyse qui dissocie la garantie des droits
auxquels la liberté donne lieu et la valeur de la liberté, ma
liberté est bien la même que pour les autres membres de la
société (elle m'est garantie comme aux autres)
Ce qui donne des charges à l'Etat : Pour Rawls,
l'État a des obligations envers chaque individu. Mais c'est la
coopération sociale qui est responsable de l'application des principes
de la structure de base, principes résultant du choix et de la
participation de tous. C'est la structure de base qui donne à la
liberté son sens réel, la démarquant ainsi d'une
liberté formelle se trouvant dans des textes. La structure de base est
le lieu de l'exercice de la liberté.
équitables de la coopération sociale » ;
la capacité d'une conception du bien : avoir, réviser et
chercher à réaliser rationnellement une conception du bien.
», La justice comme équité, p. 39.
83 Idem., Justice et
démocratie, p. 54.
84 Véronique Munoz Darde, La justice
sociale, p. 26.
34
Aucune liberté n'est au-dessus des libertés
fondamentales, elles sont toutes égales. Aucun individu n'a plus de
liberté que d'autres. La liberté ne peut être
sacrifiée à un avantage en revenus, richesse ou autorité.
Il est en outre important de ne pas perdre de vue que les libertés
fondamentales font partie des biens premiers. Dans cet ordre d'idées, ce
principe voudrait simplement signifier que la liberté de chaque individu
est fondamentale dans le choix de son avenir et des valeurs qui lui
conviennent, tout en sachant qu'il y a une valeur universelle de
l'intégrité des personnes qui existe et dont il faut toujours
tenir compte. Ceci implique que, dans l'idée des libertés
fondamentales de base, il n'est pas possible d'exclure l'idée de respect
de soi qui fait également partie des biens premiers, car le respect de
soi comporte le sens qu'un individu a de sa propre valeur, la conviction
profonde qu'il a que sa conception du bien, son projet de vie valent la peine
d'être réalisés. Ensuite, le respect de soi-même
implique la confiance en sa propre capacité à réaliser ses
intentions, dans la limite de ses moyens. Quand nous avons le sentiment que nos
projets ont peu de valeur, nous ne pouvons plus les continuer avec plaisir ni
être satisfaits de leur exécution. Tourmentés par le
sentiment de l'échec et traversés de doutes à
l'égard de nous-mêmes, nous abandonnons nos
entreprises85.
L'idée de respect de soi (self respect, self
esteem) a été introduite ici pour souligner le
caractère incontournable de la liberté qui est comme le levier de
la mise en pratique du respect de soi, parce qu'elle transcende les classes
d'origines et toute autre forme de discrimination. Mais Rawls précise
dans La justice comme équité que ce bien n'est pas une
attitude, mais fait partie des biens premiers sociaux qui aident les citoyens,
membres de la structure de base, à prendre en compte leur dimension de
personne, pouvant réaliser ses fins en société et d'y
développer ses dons naturels. Mais tout cela n'est réalisable que
lorsque, en amont, chaque citoyen possède une liberté suffisante
pour être maître de lui-même et de ses projets, car c'est
quand ses projets sont reconnus, valorisés et acceptés par
autrui, et que la structure de base la rend réalisable, que le respect
de soi est possible. De plus, il est important de ne pas oublier qu'une
liberté solitaire n'est pas valable, c'est pourquoi Rawls parle de
libertés de base au sens où elles forment un ensemble de droits
et libertés les plus importantes à respecter ou même
à répartir.
Dans l'esprit de Rawls, lorsque les partenaires sont en
position originelle pour le choix des principes, ils sont amenés
à choisir en premier le principe d'égale liberté. C'est
pourquoi, en fonction de ce premier choix, la priorité lexicale ici
voudrait aussi dire que le deuxième principe de la justice ne peut
être pris en compte que lorsque le premier est complètement
85 John Rawls, Théorie de la justice,
pp. 479-480.
35
satisfait. C'est ce que voudrait dire, « cette
priorité accordée à la liberté garantit donc
qu'elle ne doit jamais être mise en balance avec les autres biens
premiers »86.
Mais Rawls établit cependant une distinction entre la
liberté et la valeur de la liberté : « la liberté
et la valeur de liberté sont distinguées de la façon
suivante : la liberté est représentée par le
système complet des libertés incluses dans
l'égalité des citoyens, tandis que la valeur des libertés
pour les personnes et les groupes, dépend de leur capacité
à favoriser leurs fins dans le cadre défini par le
système. La liberté en tant qu'égale pour tous est la
même pour tous ; et il n'est pas question de donner une compensation pour
une liberté moindre. Mais la valeur de liberté n'est pas la
même pour tous. Certains ont plus d'autorité et de fortune et donc
des moyens plus importants pour mener à bien leurs objectifs
»87.
Une telle affirmation nous pousse à cette question :
pourquoi certaines personnes ont une liberté de moindre valeur que les
autres ? Rawls donne cette réponse : « La valeur moindre de la
liberté est, cependant, compensée ; en effet la capacité
des moins avantagés à mener à bien leurs objectifs serait
encore diminuée s'ils n'acceptaient pas les inégalités
existantes chaque fois que le principe de différence est
respecté. Mais il ne faut pas confondre compenser la valeur moindre de
la liberté et réparer une inégalité de
liberté. En prenant en compte les deux principes à la fois, la
structure de base doit être organisée de manière à
maximiser, pour les plus désavantagés, la valeur du
système complet des libertés égales pour tous. Telle est
la définition du but de la justice sociale. »88
De cette citation, on retient que, pour Rawls, il n'y a pas de
compensation à une inégalité de liberté. Mais, il
peut y avoir compensation à une inégalité de valeur de
liberté ; et cette compensation consiste dans la conviction rationnelle
qu'aucune autre organisation sociale ne favoriserait davantage la
capacité des moins favorisés à réaliser leur
idée du bien.
Après avoir analysé le premier principe de
justice qui est celui d'égale liberté, John Rawls passe au second
principe qui est un principe bidimensionnel, au sens où son premier
volet concerne l'égalité équitable des chances, tandis que
le second, appelé principe de différence s'intéresse
à la question des inégalités. C'est dans l'analyse du
second principe que nous comprendrons au mieux les règles de la
répartition des richesses ou des revenus et les conditions
d'accès aux fonctions d'autorité et de responsabilité.
86 Véronique Munoz Darde, La justice
sociale, p. 86.
87 John Rawls, Théorie de
la justice, p.240.
88 Idem.
36
2 : LE PRINCIPE DE DIFFERENCE
Après avoir dégagé le premier principe
d'égale liberté, il faut maintenant examiner le deuxième
principe de la justice, reformulé par Rawls de la sorte : « les
inégalités sociales et économiques doivent être
organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l'on
puisse raisonnablement s'attendre à ce qu'elles soient à
l'avantage de chacun et (b) qu'elles soient attachées à des
positions et à des fonctions ouvertes à tous. »89
Relativement au principe de différence, celui-ci met
l'accent sur l'intérêt des plus désavantagés :
« Le second, lui, pose que des inégalités
socio-économiques, prenons par exemple des inégalités de
richesse et d'autorité, sont justes si et seulement si elles produisent,
en compensation, des avantages pour chacun, et en particulier pour les membres
les plus désavantagés de la société »
Plus loin, il ajoute : « il n'y a pas d'injustice dans le fait qu'un
petit nombre obtienne des avantages supérieurs à la moyenne,
à condition que soit par là-même améliorée la
situation des moins favorisés.»90
A la page 341 de Théorie de la justice, cette
orientation est plus nette : « Les inégalités
économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient : a)
au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans
la limite d'un juste principe d'épargne, et b) attachés à
des fonctions et à des positions ouvertes à tous,
conformément au principe de la juste égalité des
chances. »
Cette formulation rejoint celle de Justice et
démocratie, à la page 156 : « Les
inégalités sociales et économiques doivent procurer le
plus grand bénéfice aux membres les plus
désavantagés de la société. »
Dans La justice comme équité, Rawls
souligne: « Les inégalités économiques et
sociales doivent remplir deux conditions : elles doivent d'abord être
attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous
dans des conditions d'égalité équitable des chances ;
ensuite, elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux
membres les plus défavorisés de la société
(principe de différence) »91.
L'équité dont il est question ici désigne
la situation des partenaires choisissant, dans la position originelle, les
principes de justice, régissant la structure de base du
système
89 John Rawls, Théorie de la justice,
p.91.
90 Idem, p. 41.
91 John Rawls, La justice comme équité,
pp. 69-70.
37
coopératif qu'ils vont former. Cette position
originelle est une « position initiale d'égalité
»92 « Il semble raisonnable de penser que, dans la position
originelle, les partenaires sont égaux »93 Et
« comme tous ont une situation comparable et qu'aucun ne peut proposer
des principes favorisant sa condition particulière, les principes de
justice sont le résultat d'un accord ou d'une négociation
équitable »94
On comprend ainsi, ce qui distingue égalité et
équité. L'égalité qualifie la situation des
partenaires. L'équité qualifie la procédure de
délibération qui conduit au choix des principes de justice, et la
justice désigne le contenu des principes choisis. La justice comme
équité signifie qu'il n'y a pas de justice, si ce n'est à
partir d'un accord équitable, en situation d'égalité, sur
les principes de justice. La justice dans la situation de
délibération, c'est-à-dire, l'équité, est
censée se transférer au résultat de la
délibération. C'est parce qu'il y a une procédure de
délibération que les principes organisant la structure de base
sont des principes de justice.
Pour comprendre l'idée générale de ces
principes, cette partie s'attachera à étudier tour à tour
le principe de l'égalité équitable des chances et le
principe de différence.
2. 1. : LE PRINCIPE D'EGALITE EQUITABLE DES
CHANCES
Faut-il laisser les démunis, les
défavorisés, les minorités à leur sort parce qu'ils
n'ont ni mérite et ne méritent pas d'être pris en
considération ? La justice doit-elle s'appuyer toujours sur le droit ou
la loi pour répartir ?
En effet, face à la persistance des
inégalités sociales, il faut agir pour réduire la fracture
sociale. Et, c'est en cela que l'égalité des chances est
admise.
Ce qui est en question, c'est l'égalité :
l'égalité des ressources disponibles pour les agents ;
l'égalité de leur bien-être ou leurs « utilités
» ; l'égalité de leurs chances ou des résultats
auxquels ils parviennent.
Les chances désignent, en effet, tout ce qu'un individu
reçoit en matière de ressources matérielles.
92 John Rawls, Théorie de la justice,
p.37.
93 John Rawls, idem, p.46.
94 John Rawls, Théorie de la justice, p.38.
38
Chez Rawls, les chances renvoient à l'accès
à la formation et à l'emploi avec des talents donnés.
Dès lors, l'égalité des chances «
signifie une chance égale de laisser en arrière les plus
défavorisés dans la quête personnelle de l'influence et de
la position sociale. »95
Elle est une exigence qui veut que le statut social de chaque
individu d'une génération actuelle ne dépende en rien du
statut des générations précédentes ; en un mot,
elle exclut le fait des contingences sociales, économiques, religieuses
et même ethniques dans la société.
Chez Dworkin96, les chances consistent en un
ensemble de « ressources » personnelles et impersonnelles, dont
chaque individu est bénéficiaire. Chez ce même auteur, il
faut faire la différence entre l'égalité des chances
(ressources) et égalité des résultats. Ce dont on doit
tenir compte, c'est l'égalité des ressources, des dotations
initiales et laisser l'égalité des résultats aux choix
individuels. Rawls s'intéresse alors à l'égalité
des ressources. Si les ressources et les richesses sont mal distribuées,
il y a risque que les résultats attendus ne soient pas escomptés.
Rawls ne dit pas que l'égalité des résultats est au
même titre que l'égalité des ressources. Puisque
l'égalité des résultats est la marque de la vie
déjà en société, elle y dépend de tout un
chacun. Mais, au préalable, il faut assurer l'égalité des
ressources. Ce sont les choix rationnels qu'on se fait avant notre
entrée en société qui déterminent le reste, et non
pas, les choix que nous faisons une fois entrés en association.
La notion d'égalité des chances, apparaît
aux yeux des populations, des politiques ou bien des penseurs en philosophie,
comme l'option la plus juste pour supprimer les inégalités dans
la société. Cette considération vient simplement du fait
que, en apparence, l'égalité des chances semble garantir «
que le sort des individus est déterminé par leurs choix
plutôt que par leurs circonstances »97 L'idée
générale de l'égalité des chances tient au fait
qu'on ne peut la séparer du mérite, car l'échec ou la
réussite de celui qui vit dans une société prônant
l'égalité des chances, dépendra davantage de ses
compétences que des contingences le caractérisant, comme la race,
le milieu d'origine et le sexe. La réussite y est
considérée comme un gain, non pas comme quelque chose qui est
donné au départ, si bien que les grandes inégalités
sont très remarquables, parce que finalement le mérite est mis en
avant.
95 John Rawls, Théorie de la justice,
p. 137
96 Il faut citer deux articles de Dworkin de 1981,
« What is Equality ? Part 1 : Equality of welfare ; Part 2 : Equality of
Resources », Philosophy and Public Affairs, 10, 185-246 et « What is
Equality ? Part 2 : Equality of Resources » Philosophy and Public Affairs,
10, 283-345. Dworkin fait la différence entre l' «
égalité des ressources » et l' « égalité
des chances », telle qu'elle est habituellement entendue dans ce qu'il
nomme la starting gate theory. Pour celle-ci, il ne faut égaliser que
les ressources externes, alors que pour Dworkin, il faut égaliser
doublement les ressources externes et les ressources internes,
c'est-à-dire les talents.
97 Will Kymlicka, Les théories de la
justice, p. 67.
39
Mais, cette notion d'égalité des chances nourrit
une polémique qui lui vaut beaucoup d'interprétations. Si, pour
certains, l'égalité des chances est une question à
régler au niveau de l'accès à l'éducation et au
travail pour tous, pour d'autres, il est nécessaire de mettre en place
des programmes de discrimination positive98 (affirmative
action), au niveau économique et social, et ce, à la faveur,
des groupes culturels les plus désavantagés, afin de leur
permettre d'atteindre le niveau d'autres groupes avantagés.
C'est la thèse défendue par John Rawls.
L'égalité des chances en termes d'égalité
équitable des chances est judicieuse dans un contexte de
coopération sociale, car les principes de la justice ne peuvent pas
êtres conçus en dehors des dispositifs institutionnels.
La juste égalité des chances apparait alors
comme un système de coopération sociale assis sur les deux
principes de la justice et, à travers lesquels, les institutions doivent
permettre aux plus défavorisés de tendre vers un
mieux-être. Elle est aussi une notion de politique publique qui
s'applique à plusieurs domaines dans la société, en ce
qu'elle prône les chances d'accès pour tous, à toutes les
positions sociales. Cette notion vaste implique également la lutte
contre toute forme de discrimination, à l'échelle de la
société.
En effet « il n'existe pas de critère d'une
attente légitime ou d'un titre en dehors des règles publiques qui
spécifient le système de coopération
»99. C'est donc la dimension publique qui confère
aux principes de justice leur validité en tant que principes de la
justice comme équité. Par conséquent « toutes
revendications naissent au sein du contexte d'un système de
coopération équitable »100, c'est pourquoi,
en dehors de la structure de base, il n'est pas possible de parler de
mérite, des attentes légitimes ou des titres.
Rawls souligne qu'il n'est pas contre l'idée de
mérite: « affirmer que la justice comme équité
rejette le concept de mérite moral est inexact
»101, car elle intègre certains de ses aspects. En
réalité l'égalité des chances se contente de parler
d'égalité, sans pourtant se poser la question s'il existe dans
les sociétés, des sources d'égalités, non
méritées. Personne, selon Rawls ne mérite une
inégalité, c'est pourquoi, ce serait injuste que de marquer
l'existence d'une personne de cette inégalité. En terme
d'inégalité, Rawls prend en compte toute forme
98 Discrimination positive: principe qui consiste
à instituer les inégalités pour promouvoir
l'égalité. Principe américain à comprendre dans
deux sens : d'abord comme instrument de lutte contre les pratiques sexistes et
racistes ; ensuite comme correction des inégalités
sociaux-économiques. C'est ce deuxième aspect qui concerne notre
étude.
99 John Rawls, La justice comme
équité, p. 107.
100 Ibid., p. 107.
101 Ibid., p. 107.
40
d'inégalité, que ce soient les
inégalités que l'on pourrait qualifier de naturelles,
c'est-à-dire les handicaps (physique ou mental) ou encore les
inégalités culturelles ou raciales.
Ainsi, récuser l'idée du mérite, dans le
contexte de la justice sociale signifie, pour Rawls, « non seulement
cesser de considérer comme justifiés les avantages
supérieurs de ceux qui sont plus talentueux, mais également
considérer la position du plus défavorisé, non pas comme
une égalité résultant de ses seules décisions, mais
comme une responsabilité collective »102. Rawls
engage donc la responsabilité collective pour le bien des plus
défavorisés et repousse l'idée qui veut que depuis des
générations, ce soit toujours les mêmes qui aient
accès aux avantages sociaux. Personne ne choisit de venir au monde dans
telle classe sociale ou dans telle autre. Aussi, est-il important de tenir
compte de la dimension sociale de la justice pour que tous aient la chance
équitable d'accéder aux mêmes positions dans la
société. Selon Rawls, « les inégalités
existantes doivent contribuer à améliorer le sort des gens les
plus défavorisés de la société
»103.
Critiquant la méritocratie, Rawls relève qu'elle
est un « type d'ordre social (qui) obéit au principe qui ouvre
les carrières aux talents et utilise l'égalité des chances
comme un moyen de libérer les énergies dans la poursuite de la
prospérité économique et de la domination politique. Il y
règne une disparité marquée entre les classes
supérieures et inférieures, à la fois dans les moyens
d'existence et dans les droits et les privilèges de l'autorité
institutionnelle. La culture des couches les plus pauvres est appauvrie tandis
que celle de l'élite gouvernementale et technocratique est solidement
basée sur le dévouement aux objectifs nationaux de puissance et
de richesse...Ainsi, la méritocratie est un danger...Il s'ensuit qu'il
faut chercher à donner aux plus défavorisés l'assurance de
leur propre valeur et que ceci limite les formes de hiérarchie et les
degrés d'inégalité que la justice autorise.
»104
En somme, pour Rawls, les inégalités ne peuvent
pas se justifier par le mérite. C'est pourquoi nul ne doit s'arroger le
droit d'occuper telle ou telle autre position dans la société, en
vertu de ses qualités propres. Par conséquent, Rawls pense qu'au
sein de la structure de bases, les citoyens doivent avoir les mêmes
chances d'accès et les mêmes chances de succès
égales, peu importe leur situation de départ dans la
société. Par exemple, les enfants des favorisés, comme les
enfants des moins favorisés devraient tous avoir les mêmes chances
dans la société. Les classes sociales ne devraient, en principe,
avoir aucune influence dans l'organisation de la société. En
parlant de ce qui peut réduire l'influence des origines, Rawls
102 Catherine Audard, Qu'est-ce que le
libéralisme, pp. 448-449.
103 John Rawls, La justice comme équité,
p. 97.
104 John Rawls, Théorie de la justice, p. 137
mentionne « la prévention d'une accumulation
excessive de la propriété et de la richesse chez certains, et la
garantie de chances d'éducation égales pour tous
»105.
Donc, « puisque les inégalités de
naissance et de dons sont immérités, il faut en quelque
façon y apporter des compensations. Ainsi..,pour traiter toutes les
personnes de manière égale, pour offrir une véritable
égalité des chances, la société doit consacrer plus
d'attention aux plus démunis quant à leurs dons naturels et aux
plus défavorisés socialement par la naissance. L'idée est
de corriger l'influence des contingences dans le sens de plus
d'égalité..,on pourrait consacrer plus de ressources à
l'éducation des moins intelligents qu'à celle des plus
intelligents, du moins pendant un certain temps, par exemple les
premières années d'école. »106
Critiquant l'égalité des chances qui s'appuie
sur le droit, tout en risquant de ne pas tenir compte des
défavorisés, Aristote fait cette remarque :
... L'équitable, tout en étant
supérieur à une certaine justice, est lui-même juste et ce
n'est pas comme appartenant à un genre différent qu'il est
supérieur au juste. Il y a donc bien identité du juste et de
l'équitable et tous deux sont bons, bien que l'équitable soit le
meilleur des deux..,L'équitable est un correctif de la justice
légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de
général et qu'il y a des cas d'espèces pour lesquels il
n'est pas possible de poser un énoncé général qui
s'y applique avec rectitude. Telle est la nature de l'équitable : c'est
d'être un correctif de la loi où la loi a manqué de statuer
à cause de sa généralité..,c'est qu'il y a des cas
d'espèce pour lesquels, il est impossible de poser une loi..,Le
décret est adapté aux faits. »107
Cette assertion d'Aristote qui valide la juste
égalité des chances, ouvre la porte à l'examen de la
répartition des biens.
41
105 Emmanuel Picavet, Théorie de la justice,
première partie. John Rawls, coll. philo-textes, Paris, Ellipses,
2001, p. 53.
106 John Rawls, Théorie de la justice, p. 131
107 Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre V, Chap.
XIV, Vrin, 1990, p. 266-267.
42
2.2. : LE PRINCIPE DE REPARTITION DES BIENS
On peut énoncer le principe de répartition des
biens de la manière suivante : « Les inégalités
économiques et sociales [...] doivent procurer le plus grand
bénéfice aux membres les plus défavorisés de la
société (le principe de différence)
»108. Ce principe a pour rôle fondamental de
répartir les biens entre les membres de la société, de
façon à ne laisser personne de côté, et cela de
manière juste et équitable. C'est pourquoi, admettre les
inégalités n'est pas une mauvaise chose en soi, à
condition que cela permette de maximiser le bien des plus
défavorisés.
La répartition est liée aux systèmes de
production, puisqu'elle traite des questions d'efficacité
économique et des inégalités socio-économiques.
Notre analyse du principe de répartition se déroulera à
partir de deux idées principales, à savoir : la prise en compte
des inégalités, la question de la justice distributive et
l'idée de réciprocité.
Pour ce qui est de la question des inégalités,
il est intéressant de souligner le système de production qui est
l'organe même de la prise en compte des inégalités. Les
deux ne peuvent pas être séparés car, dans un
système de production, régi par des règles publiques, on
retrouve les favorisés et les défavorisés. Ce
système étant défini par des règles publiques, tous
ceux qui y participent ont, en quelque sorte, l'obligation de les observer,
dans la mesure où ces règles elles-mêmes sont issues de la
coopération sociale. Leur première fonction est d'organiser la
vie économique et sociale au sein du groupe en assignant à chaque
membre de la société un rôle dans la distribution des
tâches. Cette organisation des systèmes de production tient, en
outre, compte du traitement des personnes, précisément à
travers les salaires qui leur sont attribués. C'est pourquoi, il n'est
pas possible de parler de salaire sans tenir compte de la production. Rawls
définit le système de production comme « la
manière dont ses règles publiques organisent l'activité
productive, spécifient la division du travail, assignent des rôles
variés à ceux qui y sont engagés et, ainsi de suite
»109. Tout traitement de salaire dépend de la
qualité de la production. Si l'on veut avoir des augmentations au niveau
du traitement, il est important de produire plus. Même dans les salaires,
les inégalités sont acceptables selon le principe de
différence. Ce qui est plus important, c'est que les personnes qui ont
des salaires élevés permettent à toutes les couches de la
société de bénéficier des services de tous et
même
108 Ibid., p. 70.
109 Ibid., p. 95.
43
des personnes nantis. Certaines inégalités
salariales devraient permettre à ceux qui perçoivent des gros
salaires d'être capables de rendre la vie plus humaine. Par exemple, en
créant des structures qui tiennent compte des personnes
défavorisées. Ainsi, l'idée de justice équitable
dans un système d'inégalités économiques et
sociales qui soient à l'avantage de tous, pourra être
réalisée.
Pour John Rawls, eu égard aux disparités
sociales, la seule attitude justifiable, est celle où, malgré la
différence, les inégalités procurent un avantage aux
personnes les plus défavorisées. Cela voudrait dire, que «
si les attentes des plus favorisés diminuaient, les perspectives des
plus défavorisés diminueraient aussi. Des attentes encore plus
élevées augmenteraient les attentes des plus
désavantagés »110. Ce qui pourrait permettre
à chaque citoyen de maximiser ses attentes, du plus au moins
aisé, car même s'il existe des différences salariales, la
croissance dans une économie de marché améliore le niveau
de vie de chacun.
Rawls insiste aussi sur les risques de fracture sociale entre
les pauvres et les riches, car l'accentuation des différences entre les
classes sociales « transgresse le principe de l'avantage mutuel aussi
bien que celui de l'égalité démocratique
»111. Rawls voudrait ici montrer que, même s'il
existe des différences dans la possession des biens, elles doivent
être moindres. Sa thèse ne consiste donc pas à soutenir
l'idée que tous les citoyens doivent avoir les mêmes richesses,
car le principe de différence ne se rapporte pas à l'accession
aux avantages sociaux-économiques, de façon égalitaire,
mais plutôt à la possibilité, pour les citoyens d'obtenir,
au cours de leur vie, des biens. Et ce, grâce à la
diversité sociale existante. Ce principe suggère la prise en
compte des inégalités dans la distribution d'avantages sociaux.
Il est de ce fait nécessaire que les plus favorisés et les plus
défavorisés travaillent pour arriver à instaurer ce
système dans la répartition. De ce point de vue, la justice est
compatible avec l'efficacité, parce que l'amélioration de la
situation des uns engendre nécessairement l'amélioration de celle
des autres. Mais, il est important, pour Rawls, de noter qu'en dépit de
cette adéquation, la justice demeure supérieure et prioritaire
à l'efficacité, d'autant plus que le principe de
différence en lui-même n'exige pas une croissance
économique continuelle sur plusieurs générations dans le
but de maximiser à l'infini les attentes des plus
défavorisés.
Le principe de différence s'appuie également sur
la justice distributive. Du latin distributiva justitia signifiant : « le
juste dans les distributions », la justice distributive règle la
répartition des biens entre les membres de la société pour
le bien commun. Elle considère les
110 Idem., Théorie de la justice, p.
210.
111 Ibid.
44
mérites des individus, et distribue les biens selon une
part proportionnelle à ceux-ci112. L'échelle des
mérites n'est pas universelle et varie en fonction du régime
politique et des valeurs qu'il proclame : la vertu pour l'aristocratie, la
richesse pour l'oligarchie, la liberté ou le mérite en
lui-même pour la démocratie. À la différence de la
justice commutative qui ordonne l'égalité des parts
échangées, la justice distributive est fondée sur une
égalité géométrique. Elle commande
l'égalité des proportions à raison des mérites. Et
le rôle de l'Etat est de les répartir.
A ce niveau, Rawls est redevable à Aristote. Mais, il
s'en distingue, lorsqu'il souligne qu'on ne peut pas uniquement distribuer les
biens, les honneurs, les charges dans une société objective et
hiérarchisée. On doit aussi distribuer les libertés de
base, les droits fondamentaux que la modernité a attribués
également à tous les individus. Car, pour que les honneurs, les
biens soient bien distribués et satisfassent les individus, ceux-ci
doivent être libres ou en santé. Comment un homme malade peut
jouir de ses biens ? L'Etat doit d'abord se soucier des biens premiers avec les
biens secondaires.
C'est pourquoi, c'est l'égalité qui est au
fondement de la justice distributive. Elle donne à chacun la part qui
lui revient. Mais elle s'inquiète aussi des démunis. C'est pour
cela, qu'avec Rawls, ce fait de donner à chacun ce qui lui revient sera
infléchi pour tenir compte des désavantagés. La
société juste sera donc celle qui réussit à
bâtir une équité minimale entre les individus, afin
d'éviter le pire si quelques uns possédaient tout et ne
laissaient rien aux autres. L'intérêt de la justice distributive
est qu'elle s'efforce de réfléchir sur les critères
nécessaires pour assurer le partage équitable des biens. Faut-il
se limiter aux besoins des individus ? Faut-il insister sur ce qu'il produit ?
Ou alors, tenir compte de ses droits ou de ses origines ?
La justice distributive de Rawls se fonde avant tout sur des
données sociologiques, en premier lieu le fait que les
inégalités se transmettent de père en fils et deviennent
des inégalités subies depuis la naissance, ce qui est un
état de fait injuste. Elle admet donc l'existence d'une
inégalité (en version originale anglaise : unfairness) originelle
qui est injuste. Il distingue ainsi la liberté commerciale qui
régule le marché, et la liberté personnelle où
réside le seul et unique concept de justice.
En effet, dans une société, il y a un conflit
d'intérêts et une identité d'intérêts entre
les individus; et, pour les régler, « Il faut donc un ensemble
de principes pour choisir entre les
112 Selon Saint Thomas d'Aquin, cité dans, Le droit
naturel, Que sais-je ?, Alain Sériaux, PUF, 1999
45
différentes organisations sociales qui
déterminent cette répartition des avantages et pour conclure un
accord sur une distribution correcte des parts. Ces principes sont ceux de la
justice sociale. Ils fournissent un moyen de fixer les droits et les devoirs
dans les institutions de base de la société et ils
définissent la répartition adéquate des
bénéfices et des charges de la coopération sociale.
»113
Enfin, le principe de différence tient compte de la
réciprocité114. La réciprocité est en
contradiction avec l'utilitarisme qui privilégie les
individualités au profit des plus grands groupes. Cette notion est
introduite par Rawls pour contrer le principe utilitariste du plus grand
bonheur pour le plus grand nombre : « le fait que le principe de
différence comprenne une idée de réciprocité le
distingue du principe d'utilité restreinte »115.
John Rawls considère la réciprocité comme
un idéal dans la société démocratique qui constitue
la trame essentielle de la théorie de la justice comme
équité. Rawls souligne, en effet, que sa théorie est une
théorie pour les sociétés démocratiques. Ainsi
donc, tant qu'ils sont concepteurs de la société, les citoyens
doivent avoir comme idéal social de base la réciprocité,
d'autant plus que les principes de la justice ne doivent pas être
considérés comme des normes imposées de
l'extérieur, ou venant d'une autorité quelconque. Les principes
de la justice sont le fruit de la coopération sociale entre les
individus. L'idée de réciprocité, en tant qu'elle
reconsidère les hommes dans une dimension totalement « non
arbitraire » et symétrique (mutuelle), s'impose. C'est pourquoi,
l'idée de réciprocité aboutit nécessairement
à la justice comme équité. On pourrait même dire que
« l'idée de réciprocité se situe entre celle
d'impartialité (qui est altruiste et qui est motivée par le bien
général) et celle d'avantage mutuel. La
réciprocité, dans le cadre de la théorie de la justice
comme équité, est une relation entre citoyens exprimé par
les principes de la justice qui gouvernent le monde social
»116.
Nous l'avons vu, dans la position originelle, les partenaires
sont dans une position réciproque et sont conscients des
retombées des choix qu'ils devront faire. Par exemple, ils savent que
les principes qui seront adoptés prendront en compte les
réalités de la vie de tous les citoyens. De ce fait, le fait
qu'ils soient dans une situation symétrique les conduira à faire
des choix qui prendront en compte les dimensions sociales et économiques
de la société. La division égale est prise comme point de
départ ; dès lors maximiser le travail, c'est travailler pour
tout le monde tout en étant conscient que le plus important, est de
promouvoir
113 John Rawls, Théorie de la justice, pp. 30-31
114 Ibid., p. 97.
115 Ibid., p. 171.
116 Marie Bruno Borde, « Justice et
Démocratie. La philosophie politique de John Rawls », dans
Bulletin de Littérature Ecclésiastique, n°1,
(janvier-mars 2003), 43-60.
l'amélioration des conditions de vie des plus
défavorisés. On peut comprendre Rawls lorsqu'il affirme que, la
division égale étant comme le fondement de cette distribution,
« ceux qui ont acquis davantage doivent le faire en des termes
acceptables pour ceux qui ont acquis moins, et en particulier pour ceux qui ont
acquis le moins »117. Rawls ne sépare pas la
division égale de l'idée de réciprocité parce que,
pour lui, elles sont complémentaires, car comme idées de base,
elles permettent que les plus favorisés tiennent toujours compte des
défavorisés, au sens où leur pleine richesse ne peut
être effective que lorsqu'ils sont conscients que le moins
favorisé possède un minimum pour sa survie. Et l'idée
même de réciprocité vient du fait que, comme les deux
principes étudiés plus haut, elle s'applique à la
structure de base de la société. C'est donc ce lien avec la
structure de base qui donne à l'idée de réciprocité
son vrai sens et sa consistance, car les contingences ne doivent pas affecter
les structures sociales, que ce soit à l'avantage ou au détriment
des défavorisés comme des favorisés. L'idéal, c'est
de partir de la réciprocité, puisque les principes sont ceux de
la justice comme équité. L'équité repose
fondamentalement sur la réciprocité : il y a équité
entre citoyens lorsque tous prennent conscience qu'ils partagent les
mêmes droits et les mêmes libertés. Ces droits et
libertés vont de pair avec les devoirs à accomplir. Cette
idée de réciprocité nécessaire pour le choix des
principes est une des idées essentielles du principe de
différence de la théorie de la justice.
En guise de conclusion à ce deuxième chapitre,
nous pouvons retenir que les principes rawlsiens de la justice sont de deux
ordres : le principe d'égale liberté et le principe de
différence. Ces deux principes soulèvent des limites que nous
allons examiner dans la deuxième partie.
46
117 John Rawls, La justice comme équité,
p. 172.
47
DEUXIEME PARTIE :
LES PROBLEMES LIES A LA CONCEPTION
RAWLSIENNE DE LA JUSTICE
Cette partie est essentiellement évaluative. Dans cette
optique, nous allons relever les points d'ombre de la justice rawlsienne. En
effet, la conception rawlsienne de la justice s'appuie sur le « voile
d'ignorance » pour dégager des principes qui seront
respectés par tous les partenaires. Puisque les partenaires vont se
retrouver dans la vie pratique, se pose alors la question de la garantie de
l'accord initial. Autrement dit, comment être sûr que les choix
opérés par les partenaires ne seront pas violés par
eux.
Quel gage de sureté faut-il attendre des partenaires
sortis de la position originelle ?
La question de la juste égalité des chances
soulève le problème de la liberté : l'obligation à
la solidarité envers les défavorisés ne s'apparente-t-elle
pas à une forme de contrainte ?
Bien plus, la revendication de la liberté sans prise en
compte de l'environnement dans lequel elle doit s'exprimer ne court-elle pas le
risque d'être liberticide?
Notre critique dans cette partie aura deux volets : d'une
part, nous critiquerons le « voile d'ignorance » et le principe de
juste égalité des chances ; puis, nous dégagerons les
limites apportées à certains droits et libertés.
48
CHAPITRE III : LA CRITIQUE PORTANT SUR L'EFFICACITE
DU
« VOILE D'IGNORANCE » ET DE LA JUSTE EGALITE
DES CHANCES
Que ce soit la question du « voile d'ignorance » ou
de l'égalité équitable des chances, c'est la place de
l'individu qui est préoccupante : en tant que personne et non «
produit contingent »118, cet individu jouit-il encore
de sa liberté au sein d'un groupe ou d'un appareil étatique qui
lui dicte tout?
La réponse à cette question commande la critique
de la démarche procédurale rawlsienne, de même que sa
conception de la juste égalité des chances.
118 Marx/Engels, L'Idéologie Allemande, trad.
Hans Hildenbrand, coll. « Intégrales de philo », Nathan, 1989,
p. 92
49
1 : LES LIMITES DE LA DEMARCHE PROCEDURALE ET DE
LA
JUSTICE DISTRIBUTIVE CHEZ JOHN RAWLS
Comment parvenir à une société juste si
les partenaires, en situation de « voile d'ignorance » n'ont pas tous
choisi les principes devant les guider dans leur future société ?
Ce qui est mis en exergue ici, c'est la démarche que Rawls adopte pour
construire sa société. Pour mieux le comprendre, nous devons nous
pencher sur sa démarche procédurale ainsi que celle de sa
conception de la justice distributive.
1.1. : LES LIMITES DE LA DEMARCHE PROCEDURALE DE JOHN
RAWLS Au début de Théorie de la justice, Rawls
précise:
« J'ai tenté de généraliser et
de porter à un plus haut degré d'abstraction la théorie
traditionnelle du contrat social telle qu'elle se trouve chez Locke, Rousseau
et Kant [...] L'idée qui nous guidera est plutôt que les principes
de la justice valable pour la structure de base de la société
sont l'objet d'un accord originel. Ce sont les principes mêmes que des
personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres
intérêts, et placées dans une position initiale
d'égalité, accepteraient et qui, selon elles, définiraient
les termes fondamentaux de leur association »119.
Mus, par l'idée de « choix rationnels »,
seules les personnes rationnelles sont en droit d'entrer dans la position
originelle. Rawls propose, en effet, de ramener le choix des principes à
un choix rationnel ainsi qu'il écrit dans Théorie de la
justice: « L'hypothèse particulière que je formule
est qu'un être rationnel ne souffre pas d'envie. Il ne considère
pas qu'une perte n'est acceptable pour lui-même qu'à la condition
que les autres perdent aussi. Il n'est pas découragé à
l'idée que les autres ont un plus large indice de biens sociaux premiers
»120.
Dans l'entendement de John Rawls, « les principes de
la justice sont des principes que des personnes libres et rationnelles,
désireuses de favoriser leurs propres intérêts et
placées dans une position initiale d'égalité,
accepteraient et, qui selon elles, définiraient les termes fondamentaux
de leur association »121.
119 John Rawls, Théorie de la justice , p. 20.
120 Ibid., p. 175.
121 Ibid., p. 37.
50
Quand on lit ces assertions rawlsiennes, il est possible de
circonscrire ce qu'il entend par personnes rationnelles. Il s'agit des
personnes qui sont saines d'esprit.
En effet, la société étant faite de
toutes catégories de personnes, on se demande à quel niveau, il
place les « groupes des gens dépressifs, d'alcooliques, ou
encore des représentants des paraplégiques ?
»122. Ne sont-ils pas aussi des personnes à part
entière, capables d'opérer des choix décisifs pour la
future vie communautaire ?
Le refus d'admettre dans la catégorie des personnes
habilitées à opérer des choix rationnels, les
déficients, montre que Rawls n'a pas tenu compte de toutes les couches
sociales. En effet, les déficients ne sont pas tous incapables
d'activité mentale. On peut avoir des jambes cassées, un dos
amorti, mais être capable d'exercer sa raison et son esprit. Si Rawls
veut tendre à l'universalité, il ne saurait laisser au banc
certaines catégories de personnes et privilégier d'autres.
L'universalité ne se rapporte pas aux
déficiences physiques ou physiologiques ; elle se rapporte à
l'humanité des hommes. Or, Rawls reste malgré tout «
sélectif » et n'intègre pas les déficients dans
l'élaboration de sa société. Une telle fracture remet
déjà en cause, l'égalité qui devrait
prévaloir dans la vie civile.
La démarche procédurale est remise en question
à ce niveau parce qu'elle reste sélective : tous les partenaires
ne participent à l'élaboration des principes futurs devant guider
la société.
En rapport toujours avant le « voile d'ignorance »,
il serait intéressant de comprendre le rapport que Rawls établit
entre les individus et les groupes : pour Rawls, les choix opérés
avant la vie civile ont vocation à privilégier les groupes et non
pas les individus. Or, la philosophie politique rawlsienne vise à
protéger l'individu. Comment dès lors, concevoir le
bien-être de cet individu englué dans le groupe ? Comment
être sûr que l'amélioration du sort du groupe entrainera
aussi celui de l'individu ? Les classes sociales ne sont-elles pas le lieu de
luttes d'intérêts, de discriminations, de regroupements par
affinités tribales ou de positions sociales ? Au fond, l'individu ne se
perd-il pas dans la société ? La liberté qui lui est
offerte n'est-elle par essence, vide de contenu ?
Ces questions montrent que le choix opéré par
Rawls pour aménager le groupe et par effet induit, l'individu, ne cadre
pas avec son exigence de liberté. Pour Rawls, le bien-être de
122 Robert Nozick, op.cit., p. 237.
51
l'individu provient du groupe. L'homme est un être pour
le groupe. Son essence est de se rapprocher sans cesse des autres membres de
l'espèce. Comme le relève, Feuerbach : « L'homme pour
soi ne possède en lui l'essence de l'homme ni au même titre
d'être moral, ni au titre d'être pensant. L'essence de l'homme
n'est contenue que dans la communauté dans l'unité de l'homme
avec l'homme »123.
Affirmer que ce n'est que dans la communauté que
l'homme trouve son plein épanouissement, c'est oublier que ce n'est pas
toujours le cas. Dans le groupe, l'individu est embrigadé. Le moi
s'exprime à peine. Et la naissance des classes sociales isole les
individus pour créer des blocs contraires aux intérêts du
départ.
L'idée de réciprocité, sensée
garantir la coopération entre les partenaires est mise à mal, par
les intérêts égoïstes et les regroupements,
tantôt tribaux, tantôt intéressés.
De même, au sujet des rapports individu-groupe, quelle
garantie les accords passés dans la situation du « voile
d'ignorance » peuvent-ils nous donner, lorsqu'on connait la psychologie
humaine. En effet, Rawls, dans sa foi en l'homme, évacue les
possibilités de trahison et de violation des accords passés. Et
pourtant, l'histoire des hommes nous montre, des cas de trahison entre des
membres de famille ou de groupes, où pourtant, semblait régner
une confiance totale ?
Chez un auteur comme Max Stirner, l'homme est redoutable. Il
est impossible de lui faire confiance. En cet homme, se cache, une
infinité d'hypocrisies et d'escroqueries.
« L'Homme est le dernier des mauvais esprits, le
dernier fantôme et le plus fécond en impostures et en tromperies ;
c'est le plus subtil menteur qui se soit jamais caché sous un masque
d'honnêteté, c'est le père des mensonges.
L'Egoïste qui s'insurge contre les devoirs, les
aspirations et les idées qui ont cours comment impitoyablement la
suprême profanation : rien ne lui est sacré. »124
L'homme ainsi mis à nu, chez le penseur allemand,
apparait comme un danger pour l'individu. En effet, il est le prolongement de
l'Etat et proclame un discours porté sur les valeurs. Or, les valeurs se
présentent comme le « voile » qu'utilisent les hommes pour
masquer leur égoïsme, leur haine à l'endroit des autres.
123 Feuerbach, Principes de la philosophie
de l'avenir, (1843), in Althusser, Textes choisis, p. 198.
124 Max Stirner, L'Unique et sa propriété,
trad. R-L-Reclaire, éd. Stock, 1978, p.435.
52
C'est pour quoi, il n'est pas toujours garanti que, dans un
état comme celui de la position originelle, les gens choisissent des
principes qu'ils respecteront une fois engagés dans la
société. En face d'un conflit d'intérêts, les
partenaires choisiront toujours ce qui peut leur procurer un maximum de
plaisirs.
Prenons l'exemple de deux personnes qui discutent un terrain.
Personne ne sait que le terrain litigieux a un sous-sol riche. Une fois
l'accord passé, voici nos personnes sur le terrain. Si à
l'instant T, on dit à l'un que le terrain que tu vas perdre regorge de
minerais inestimables, nous ne voyons pas comment cet individu respecterait
encore les accords passés. C'est dire que la garantie reposant sur les
accords antérieurs est fragile. Et, tant que les intérêts
ne sont pas encore en jeu, il est difficile de conjecturer sur la bonne
volonté et la bonne foi des partenaires au contrat.
Ainsi, la démarche procédurale de Rawls comporte
donc de nombreux écueils qui se répercutent dans la justice
distributive.
1.2.: LA CRITIQUE DE LA JUSTICE
DISTRIBUTIVE
La justice distributive chez Rawls concerne essentiellement
les questions de justice sociale et de partage équitable. Rawls nous a
montré à travers la prépondérance du groupe sur
l'individu, que ce dernier devait tout au groupe. En relevant les dangers
d'asservissement de l'individu par le groupe, nous envisageons poser le
problème de la perte de la liberté chez cet individu. En effet,
la justice distributive, dans l'entendement de Rawls s'accompagne d'une
obligation individuelle de respecter les règles formulées par le
groupe. Ainsi, c'est le groupe qui organise et « distribue » les
libertés : liberté de partager, quantum de l'offre individuelle.
Le groupe fonctionne exactement comme l'Etat qui coupe à la source
bancaire, les prélèvements destinés à soutenir les
plus démunis, sans l'avis du propriétaire du compte. Ainsi, le
droit à la solidarité ne s'exerce plus sous la gouverne de la
libre volonté de l'individu, mais comme une imposition subie. On
comprend pourquoi pour Nozick, la justice distributive n'est pas neutre, car,
« dans ce processus de distribution de parts, il se peut que certaines
erreurs se soient glissées »125.
125 Ibid., p. 187.
53
Les erreurs en questions dont fait allusion Nozick se
comprennent, dans l'oubli même du respect de la vie privée des
individus. Or, l'atteinte à la vie privée est une violation des
droits de l'homme et une atteinte à sa dignité.
Or, la distribution, ou mieux le partage des richesses, doit
être un acte volontaire, c'est-à-dire, qu'il doit être le
résultat d'un échange ou encore l'expression d'un cadeau. Mais en
aucun cas, le partage ne doit relever d'une obligation.
Le problème de la justice distributive pour Rawls,
« réside dans la façon dont ces bénéfices
de coopération devront être distribués ou alloués
»126, et c'est ce qu'il affirme dans Théorie de
la justice : « Les principes de la justice sociale fournissent un
moyen de fixer les droits et les devoirs dans les institutions de base de la
société et ils définissent la répartition
adéquate des bénéfices et des charges de la
coopération sociale »127.
S'il n'y avait pas de coopération sociale, le
problème de la justice distributive ne se poserait pas, et on n'aurait
même pas besoin d'une théorie de la justice justifiée par
des principes, puisque chacun devrait avoir le fruit de son travail. Pour
illustrer cela, appuyons-nous sur un exemple qui montre comment la
coopération crée la dépendance et des obligations envers
les autres, même lorsque certains ont travaillé et obtenu plus que
d'autres.
Partons de cette métaphore : s'il y avait dix
personnes, chacun travaillant seul pendant deux ans sur des terres
séparées, qui découvraient l'existence des autres et de
leurs différentes acquisitions grâce à des communications
par radio transmises vingt ans après, ne pourraient-ils pas revendiquer
les uns envers les autres, à supposer qu'il soit possible de
transférer des biens d'une île à l'autre?
Ils le feraient naturellement. C'est dire que, on n'a pas
besoin de coopération sociale pour appliquer un principe de la justice
sociale. Redistribuer les biens serait un acte injuste.
Dans la logique rawlsienne, dans une coopération
sociale, il serait bon de faire une juste distribution de tous les biens pour
que personne ne manque de rien. Mais, la distribution, qu'elle soit juste ou
pas, ne va-t-elle pas créer une certaine dépendance des
défavorisées vis-à-vis de l'agent organisateur ? Et ceux
qui travaillent, n'auront-ils pas le sentiment de travailler pour les autres ?
C'est pourquoi, la distribution ou la revendication des biens des autres ne
peut pas avoir d'objet, parce que « chaque individu mérite ce
qu'il obtient sans aide, par ses propres efforts, ou plutôt personne
d'autre ne peut, dans cette situation, déterminer qui a droit
126 Ibid., p. 230.
127 John Rawls, Théorie de la Justice, pp.
30-31.
à quoi, et de voir qu'aucune théorie de la
justice n'est requise »128. Ainsi, la coopération
sociale apparait comme une violation des droits des individus et une
collectivisation des talents, en obligeant des individus à
transférer leur bien à d'autres.
En fin de compte, comme le mentionnait déjà
Nozick, « la coopération sociale crée des
problèmes spéciaux de justice distributive qui, autrement,
n'apparaissent pas ou restent vagues, sinon mystérieux
»129. C'est dire que, Rawls formule le principe de juste
distribution sans regarder l'origine des biens.
54
128 Ibid., p. 231.
129 Ibid., p. 235.
55
2 : LA CRITIQUE DE LA JUSTE EGALITE DES CHANCES CHEZ
JOHN
RAWLS
Dans son principe de différence, Rawls
présuppose une juste égalité de chances et une
possibilité de privilégier les inégalités
lorsqu'elles sont à l'avantage du plus défavorisé. Ce
choix soulève le problème des rapports entre les principes de la
justice et la valeur prioritaire de la liberté. Nous critiquerons donc
cette juste égalité des chances à partir deux angles.
2.1. : LE PREMIER ANGLE DE LA CRITIQUE DE LA JUSTE
EGALITE DES
CHANCES
John Rawls souligne que « le principe de
différence représente, en réalité, un accord pour
considérer la répartition des talents naturels comme une dotation
commune et pour partager les bénéfices de cette
répartition, quelque forme qu'elle prenne »130. Ici
Rawls voudrait simplement démontrer que personne ne mérite les
talents innés ni un point de départ dans la
société. Position qui confirme son rejet du système des
libertés naturelles, car cette façon de faire favorise
l'arbitraire et donc les inégalités.
En plus, pour John Rawls, la répartition actuelle des
revenus et de la richesse est l'effet cumulatif de répartitions
antérieures des atouts naturels - c'est-à-dire des talents et des
dons naturels - en tant que ceux-ci ont été
développés ou au contraire non réalisés, ainsi que
leur utilisation, favorisée ou non dans le passé par des
circonstances sociales ou des contingences bonnes ou
mauvaises131.
Ce qu'on peut comprendre encore dans cette pensée,
c'est que Rawls écarte simplement du principe de l'égalité
des chances l'idée de mérite, et, fait en sorte que les plus
favorisés, par le biais de l'État, donnent aux pauvres une part
de leur bien.
Or, peut-on dire qu'une personne mérite ses talents, et
en demeure propriétaire ? Demander de les mettre à la disposition
des autres ne constitue-t-il pas une violation de sa liberté et de son
intégrité morale ? N'est-ce pas là, considérer
l'humain comme un instrument ?
130 Ibid., p. 132.
131 John Rawls, Théorie de la justice, p. 103.
56
Dans nos sociétés, la question du partage de ce
qu'on a reçu naturellement fait problème : car, les dons et les
talents font l'objet d'exacerbation et de culte de l'ego qu'il passerait mal de
voir, les plus intellectuels prendre du temps à réfléchir
sur le sort des plus faibles. Au coeur de ce problème, il y a le fait de
se demander, d'où provient le talent ou le don de tel ou de tel
autre.
Rawls ne nous dit pas comment on acquiert ces dons et ces
talents. Et si tel est le cas, on se retrouve face à un double
degré d'arbitrarité : un premier, par rapport aux dons que nous
recevons ; un second, relatif à l'obligation que nous avons à
partager ce qui n'est pas de nous. Le fait pour Rawls de souligner que les
biens acquis naturellement devraient être partagés, pose encore le
problème de la propriété. Celui qui acquiert par donation
ou par legs doit-il le partager sous prétexte que, ce qu'il
reçoit en legs n'est pas le fruit de ses efforts ? Où placer la
règle de la bonne gestion de l'héritage reçu ? Or, la
propriété est fondée sur la sauvegarde jalouse du
patrimoine reçu. Elle repose aussi sur la préservation des biens
pour les générations futures. Dès lors, le legs, parce
qu'il transmet aussi la personnalité du donateur, mérite
d'être entretenu avec jalousie. Il y a même un mérite,
indicible dans l'acte de donation, car, gérer les biens en « bon
père de famille » engage soi-même et la communauté.
On peut alors comprendre la critique des libertariens
anglo-saxons à l'endroit de Rawls. Pour eux, cette idée de la
manière dont les individus doivent s'organiser dans la
société en utilisant leur actif naturel n'est pas
explicitée dans les écrits de Rawls, car à voir de plus
près, l'auteur de Théorie de la justice n'explique pas
comment l'on peut mettre les qualités morales au service de la structure
de base. Son argumentation offenserait la dignité humaine, parce qu'en
excluant l'idée de mérite et de respect des talents et dons
innés, la théorie rawlsienne de la justice va à l'encontre
de la conception de la dignité humaine, laquelle est censée
incarner le respect des droits, des devoirs et des libertés. Rawls
considère qu'il y a dans le sens commun, une tendance à croire
que le revenu et la richesse et les bonnes choses dans la vie, d'une
manière générale, devraient êtres répartis en
fonction du mérite moral. La justice, c'est le bonheur selon la vertu.
Bien que l'on reconnaisse que cet idéal ne peut jamais être
complètement réalisé, il passe pour être la
conception correcte de la justice distributive, du moins comme première
approximation, et la société devrait essayer de la
réaliser, dans la mesure où les circonstances le permettent. Or
la théorie de la justice comme équité rejette ce point de
vue. Un tel principe ne serait pas choisi dans la position
originelle132.
132 John Rawls, Théorie de la justice, p.
348.
57
Plus clairement, on comprend pourquoi Nozick juge que la
théorie de Rawls viole la liberté individuelle : « Ainsi
dénigrer l'autonomie d'une personne et lui nier la responsabilité
première de ses actions, c'est une voie douteuse pour une théorie
qui souhaite par ailleurs conforter la dignité et le respect de soi des
êtres humains; en particulier, pour une théorie qui se fonde
à ce point sur le choix des personnes »133. Pour
Nozick, Rawls remet ici en cause sa référence à Kant qui
consiste à considérer la personne non pas comme moyen, mais comme
une fin.
La critique de Nozick s'entend comme le refus, même pour
des motifs moraux, de justifier le sacrifice de certaines personnes au profit
d'autres. Bien plus, faire travailler les plus favorisés au
bénéfice des moins favorisés conduit à
considérer les premiers comme des instruments. C'est ce que nous
pourrons ici nommer, l'utilitarisme de John Rawls, puisqu'en fin de
compte, il reproche aux théories utilitaristes leur dimension
sacrificielle, qui permet de sacrifier quelques personnes pour le plaisir du
plus grand nombre alors qu'il le valide au sujet des favorisés pour le
bien des défavorisés.
Poursuivant, Nozick pose la question suivante à Rawls:
« Comment pouvez-vous à la fois adopter cette stratégie
d'argumentation en faveur de vos principes de justice distributive et
présenter votre théorie comme donnant la priorité au
respect de la personne et de la liberté individuelle ?
»134? Le système rawlsien des principes de la
justice affaiblit les dimensions d'autonomie et de responsabilité
à l'égard des actes des êtres humains. De ce point de vue,
souligne Nozick que, les deux principes de justice de Rawls sont
incohérents, car : « aucun acte de compensation morale ne peut
avoir lieu entre nous ; une de nos vies ne peut peser d'un poids moindre que
d'autres de manière à conduire à un bien social plus
grand. Il n'y a pas de sacrifice justifié de certains d'entre nous au
profit d'autres »135. Ainsi, Rawls, dans sa proposition,
reprend plusieurs idées qu'il reproche aux utilitaristes : utilisation
des talents individuels pour le bien des plus défavorisés,
aliénation de leur liberté, considération des talents
comme dotation collective.
C'est dire que, la question des dons et des talents est une
affaire personnelle. Puisque personne ne saurait dire comment il possède
tel talent ou tel autre. Dès lors, le seul système acceptable
reste celui qui consiste à accepter le fait que les individus
méritent leurs atouts naturels.
133 Robert Nozick, op.cit., p. 265.
134 John Rawls, Théorie de la justice, pp.
3-4.
135 Véronique Munoz Darde, La Justice sociale, Le
libéralisme égalitaire de John Rawls, Paris, Fernand Nathan,
coll. philosophie, 2000, p. 103.
58
Dans une société de compétition, le
discours de Rawls pourrait être considéré comme un appel
à la paresse. Car, en obligeant les individus à soutenir les
autres, Rawls valide par-là, l'assistanat et ne permet pas
l'émulation. En favorisant ainsi, les moins avantagés, ceux qui
travaillent et atteignent les positions sociales au biais du travail, se
sentiront moins motivés, parce que leurs efforts ne sont pas reconnus et
leurs chances de jouir de leurs biens sont amenuisés au nom de la
solidarité.
Ce qui fait problème à ce niveau, c'est le
sentiment de contrainte et d'obligation qui animeraient les personnes
appelés à aider les autres. S'il est de coutume que, la
manière de donner, vaut mieux que ce qu'on donne, comment garantir que
la charité qui est faite, sous contrainte, rendrait des services aux
nécessiteux. Il est donc nécessaire de laisser les individus agir
comme ils le pensent.
2.2. : LE DEUXIEME ANGLE DE LA CRITIQUE DE LA JUSTE
EGALITE DES
CHANCES
Dans ce deuxième versant de la critique de la juste
égalité des chances, nous allons nous intéresser à
deux aspects : le premier aspect consiste à obliger des individus d'un
groupe à donner leur temps à un autre groupe. Le deuxième
aspect demande à ceux qui travaillent de se priver des dépenses
prévues pour leur détente afin de le donner aux
nécessiteux.
La solidarité dans le premier aspect apparait comme un
acte injuste, parce que prendre les gains d'une personne donnée pour les
transférer à une autre personne, est une forme d'injustice. C'est
ce que l'on observe dans les entreprises où certains travailleurs
doivent travailler pour d'autres. Par exemple, prendre le salaire des heures
d'une personne équivaut à prendre les heures de cette personne.
Il n'y a pas, de ce fait d'autres comparaisons de ce genre de travail où
l'on travaille pour les autres, que la comparaison des « travaux
forcés »136. C'est pourquoi, il est injuste de
prendre sur les heures des personnes qui donnent de leur temps pour travailler
et de donner cela à ceux qui sont dans le besoin. Il y a des personnes
qui, bien que leur quota d'heures soit établi, travaillent pendant des
heures supplémentaires pour pouvoir financer des bonnes vacances ou un
bon souvenir. Pour Rawls, faire des heures supplémentaires pour se payer
des vacances ne serait pas bien, lorsque, à côté des gens
qui meurent de faim.
136 Ibid., p. 211.
59
Il est donc difficile d'envisager cette solidarité
lorsqu'il faut pénaliser des personnes pouvant satisfaire leur plaisir,
afin de prendre en compte la misère des personnes les moins
favorisées. Or, le plaisir est un aspect dans la réussite du
travail. La détente permet en effet au travailleur de jouir de son
travail et de ne pas sentir le poids de celui-ci. En effet, lorsque le
travailleur est absent de son travail, les résultats escomptés
sont mitigés. Car, ce n'est plus l'individu qui compte, mais le travail
qu'il fait. C'est pourquoi, les défenseurs du jeu dans le travail
pensent que, un travail sans épanouissement du travailleur,
l'aliène et ne produit pas des résultats.
Et puis, quelle conscience peut avoir le travailleur,
lorsqu'il sent que les efforts qu'il fournit sont destinés aux autres ?
On peut aujourd'hui observer avec regret, le nombre de demandeurs d'emploi dans
les pays organisés, qui refusent les offres d'emploi qui leur sont
faites, pour se contenter du revenu minimal que l'Etat leur offre. En effet, la
liberté s'acquiert par le travail. Et c'est par le travail que
l'humanité de l'homme se définit. C'est pourquoi Marx
relève : « l'homme est doué de forces naturelles, de
forces biologiques ; ces forces existent en lui sous forme de dispositions,
d'aptitudes, de penchants »137. Si tel est donc le cas, il
devient dangereux de laisser des personnes dans l'assistanat, car, c'est leur
humanité qui s'avilit. A travers le travail, les hommes communiquent
entre eux. Le travail permet la rencontre des individus. Cette rencontre est
d'autant plus plausible que, les hommes sont sans cesse mus par des
intérêts.
« Ainsi, précise Marx, apparait de prime abord
un rapport matérialiste des hommes entre eux, rapport conditionné
par les besoins et le mode de production et qui est aussi vieux que les hommes
eux-mêmes, rapport qui donne lieu à des formes sans cesse
nouvelles, et, par conséquent à une histoire, sans qu'il soit
besoin qu'un mystère quelconque, politique ou religieux, vienne encore
relier les hommes entre eux d'autre façon. »138
Si le travail permet de relier les hommes, l'assistanat
devient un danger. Or, Rawls valide l'aide aux défavorisés qui,
à la fin, s'achève par une forme d'assistanat et par un
contentement de la situation précaire. On comprend dès lors, les
dangers de la pensée solidariste de Rawls : en voulant satisfaire les
défavorisés, il oublie que le travailleur doit être le
premier à sentir le travail, moins pesant et moins contraignant. Et,
cela n'est possible que par le plaisir.
137 Karl Marx, Manuscrits de 1844, trad. Bohigelli,
Paris, éd. Sociales, 1972, p. 136
138 Marx/Engels, L'idéologie Allemande, trad.
Bohigelli, Paris, éd. Sociales, 1976, p. 164
60
Un individu qui sait qu'à la fin du mois, il aura de
l'argent, n'a plus besoin de chercher du travail. C'est dire que la
solidarité n'est pas mauvaise, mais, si elle risque d'entrainer d'autres
conflits (chômeur se contentant de son aide mensuelle, travailleur sans
épanouissement dans son travail), il y a des chances que cette
solidarité ne soit qu'un leurre.
Parvenus à la fin de ce chapitre, nous avons
montré que le « voile d'ignorance » ne garantit pas la
sincérité des partenaires, une fois rentrés dans la vie
civile. Les individus sont mus par de nombreux intérêts au point
où les accords passés sont souvent violés. Bien plus, ces
mêmes individus perdent leur liberté lorsque, du groupe ou de
l'Etat, ils sont contraints de participer à l'effort de
solidarité communautaire. Ainsi, dans le groupe, chaque membre traite
les autres comme un objet. Par conséquent, au lieu d'une
société régie par les lois spécifiques et rigides,
il en résulte plutôt un groupe d'individus qui s'emploient
à renforcer leur volonté de puissance et de jouissance.
La liberté qui a été mise à rude
épreuve à travers la solidarité rawlsienne va être
examinée dans le chapitre suivant pour voir si elle peut tout
revendiquer sans tenir compte de l'environnement dans lequel, elle doit
s'exercer.
CHAPITRE IV : LA LIMITATION DE CERTAINS DROITS ET
LIBERTES
Limiter des droits et des libertés, c'est
pondérer leur revendication et leur exercice. De nombreuses
libertés sont limitées du fait de leur caractère critique.
Et, c'est à l'Etat qu'il revient d'organiser l'exercice des droits et
libertés. Thomas More le relevait déjà: « la
solution ou la perte d'un empire dépend des moeurs de ceux qui en ont
l'administration. »139. L'avocat et homme politique
anglais voudrait montrer à quel point le destin d'un pays appartient
à ceux qui le gouvernent. Les gouvernants doivent veiller à ce
que, les lois qu'ils prennent puissent construire un Etat honorable.
C'est donc l'Etat qui est au centre de l'octroi et de la garantie
des droits et libertés.
Face à leur souveraineté et à l'exigence
de garantie des droits et libertés, un Etat peut-il octroyer des
libertés contraires à son histoire et aux aspirations de son
peuple ? Un Etat peut-il octroyer tout droit ou toute liberté, pour
satisfaire la communauté internationale et entrer en contradiction avec
ses propres aspirations internes ?
Rawls, en légitimant toute forme de liberté ne
risque-t-il pas de nous plonger dans une société liberticide ?
Pour répondre à ces questions, nous porterons
notre réflexion sur l'application de certains droits humains et la
difficile adéquation entre liberté et équité dans
le champ social.
61
139 Thomas More, L'Utopie, traduction française
1842 par Victor Stouvenel, p. 65
62
1. : LES PREROGATIVES DE L'ETAT DANS L'OCTROI ET
LA
GARANTIE DES DROITS ET LIBERTES
Les Etats sont tenus juridiquement. Cette phrase voudrait dire
que, lorsqu'un Etat a signé des conventions, il est tenu, à ce
titre, de respecter ses engagements internationaux. Seulement, ces engagements,
qui recouvrent ici le domaine des droits humains butent parfois sur les
aspirations même de l'Etat souverain. La conséquence en est que,
l'Etat se trouve dans l'embarras : soit, il respecte ses engagements
internationaux et s'attend aux soulèvements populaires, soit alors, il
écoute le peuple, sachant qu'il sera critiqué par les
institutions internationales.
Le domaine des droits et libertés est
particulièrement exposé à ce genre de dilemme.
C'est pourquoi, nous allons d'une part examiner la place de
l'Etat dans l'octroi et la garantie des droits et libertés, et analyser
une liberté comme celle du libre choix du conjoint et de l'orientation
sexuelle, d'autre part.
1.1. : L'ETAT ET LE MONOPOLE DE L'OCTROI ET DE LA
GARANTIE DES
DROITS ET LIBERTES
Il y a un lien utile entre les individus et les droits et
« Les Etats ne seraient rien d'autres que des ministres de la cause
des droits de l'homme recherchant dans l'exécution de leurs missions,
que leurs populations puissent effectivement jouir de leurs droits.
»140
En ce sens, l'Etat garantit les droits et libertés.
Cette garantie des droits et libertés par l'appareil étatique est
redevable au caractère originaire et supérieur de l'Etat
vis-à-vis de l'individu. En effet, selon Hegel, l'Etat « en
tant que réalité de la volonté substantielle,
réalité qu'il possède dans la conscience
particulière élevée à son universalité, est
le raisonnable en soi et pour-soi. »141
140 Crescence Nga Beyeme, Droit et éthique des droits
de l'homme, Revue Africaine des Sciences Juridiques, vol.8, N 2, 2011, (p.
100).
141 Hegel, Principes de la philosophie du droit,
Idées Gallimard, 1940, p. 270, § 258.
63
Bien plus,
« L'Etat est la réalité de
l'Idée morale (Sittliche Idee), l'esprit moral en tant que
volonté révélée, claire à elle-même,
substantielle, qui se pense et sait qui exécute ce qu'elle sait en tant
qu'elle le sait(...) il a son existence médiatisée dans la
conscience-de-soi de l'individu, dans le savoir et dans l'activité de
celui-ci, et l'individu, par la conviction (Gesinnung), possède sa
liberté substantielle en lui, qui est son essence, but et produit de son
activité. »142
Ces deux assertions montrent que l'idée morale et la
liberté ne se révèlent dans leur rationalité
qu'à l'intérieur de l'Etat. L'Etat apparait à la fin comme
la seule entité apte à poursuivre des objectifs à la fois
universels et conscients. C'est ce qui justifie la dissolution de
l'individu/particulier dans l'Etat/général. Eric Weil confirme :
« L'Etat est la raison réalisée ; en tant que raison
réalisée, il est la liberté au-dessus de laquelle aucune
liberté concrète n'est pensable ; il n'y a que l'opinion, le
désir individuel, les platitudes de l'entendement... »143
Chez Hegel, la liberté individuelle relève de
l'arbitraire si elle ne pose pas au-dessus d'elle l'objectivité et la
validité de la loi, étant entendue que la véritable
liberté relève de l'Etat. Car, même si l'Etat se
présente sous la forme d'une création extérieure à
l'homme, comme une nécessité et une force supérieures, sa
valeur et sa pertinence résident singulièrement dans sa
finalité universaliste. C'est donc dans l'Etat que les individus se
réalisent ; et, ces individus, loin d'être des simples objets face
à une volonté extérieure et immaîtrisable, y voient
plutôt la Raison objectivée, c'est-à-dire le couronnement
de leur organisation et de leur épanouissement. C'est en ce sens qu'Eric
Weil souligne : « L'Etat moderne n'est pas une organisation qui
enferme les citoyens, il est leur organisation. »144
Dans un Etat, les individus se posent souvent des questions
« Que suis-je libre de faire ou d'être ?», et : « Par qui
suis-je gouverné ? », ou encore : « Qui est habilité
à dire ce que je dois À ou ne dois pas À être ou
faire ? »
Ces questions mettent en jeu deux conceptions de la
liberté et leur rapport avec la démocratie. C'est à Isaiah
Berlin145 que nous devons les conceptions de liberté
négative et
142 Hegel, op. cit. p. 270, § 257.
143 Eric Weil, Hegel et l'Etat, Vrin, 1985, p. 46.
144 Eric Weil, op. cit. p, 59.
145 Isaiah Berlin, Éloge de la
liberté, Calmann-Lévy, 1988, in
http://www.contrepoints.org/2013/12/11/149440-deux-conceptions-de-la-liberte-par-isaiah-berlin.
64
positive. Par liberté négative, il entend, la
jouissance totale de ses libertés à la limite des règles
générales. Et par liberté positive, la restriction des
libertés jusqu'à ce qui est permis. La convocation de ces deux
formes de libertés permet de comprendre le rapport que cette notion de
liberté entretient avec l'Etat. Au fait que, si d'une part, l'Etat
garantit la liberté, elle peut en constituer un frein par ses
restrictions.
Rawls, nous l'avons relevé lors de l'examen du principe
d'égale liberté, est contre la privation des libertés par
les institutions de base. Lorsqu'une liberté est en cause, soit parce
que sa revendication n'est pas suivie par les gouvernants, soit alors parce
qu'elle est restreinte, Rawls ne remet pas en cause cette liberté
à problème. Ce sont les délibérations des
partenaires qu'il faut réexaminer. L'exigence de liberté est si
forte qu'il préfère remettre en question, les conclusions
contractuelles de la position originelle, au lieu d'amender la liberté
querelleuse. Il note à la page 252 de Théorie de la justice
: « En effet, quand l'atteinte à la liberté est
justifiée par l'appel à l'ordre public tel que le sens commun le
reconnaît, il est toujours possible d'insister sur le fait que les
limites n'ont pas été tracées correctement, que
l'expérience en fait ne justifie pas cette restriction. »
Pour Rawls, quand bien même une liberté serait
contraire à l'ordre public, celle-ci ne saurait être interdite. En
effet, refuser un droit à un individu, parce que ce droit n'est pas
consacré par un texte, risquerait de nous plonger dans des formes de
« totalitarisme » et surtout dans l'utilitarisme, qui, au nom du
bien-être du groupe, sacrifie les valeurs morales. Ainsi compris, les
droits sont égaux ; parce qu'ils sont « premiers », ils ne
doivent pas être limités au nom d'une quelconque prise en compte
de l'Etat.
Un tel argument qui invalide la prépondérance de
l'Etat a des conséquences au niveau même du pouvoir
représentatif. Car, lorsque le législateur, représentant
du peuple, refuse de consacrer un droit, c'est toujours au nom de ce peuple
qu'il le fait, en vertu du pouvoir qu'il a reçu du peuple souverain. Ce
qu'on ne comprend pas chez Rawls, c'est le refus qu'il oppose à la
compétence législative ? Peut-on reconnaitre la compétence
législative en certaines matières et non pas en d'autres ? Dans
le cas du Cameroun, l'article 26 de la Constitution, énumère les
domaines de compétences du législateur. Les droits et
libertés appartiennent justement à la compétence
législative, qui les consacrent ou non au nom de l'intérêt
de la Nation.
65
Ce qu'il faut finalement comprendre, c'est le contexte de
Rawls, contexte américain. Le constituant américain a
consacré toutes les libertés : civiles ou politiques. D'ailleurs,
le Premier Amendement à la Constitution des États-Unis
d'Amérique fait partie des dix amendements ratifiés en 1791 et
connus collectivement comme la Déclaration des Droits (Bill of
Rights). Il interdit au Congrès des États-Unis d'adopter des
lois limitant la liberté de religion et d'expression, la liberté
de la presse ou le droit à s'« assembler pacifiquement ». Le
texte du premier amendement est le suivant:
«Congress shall make no law respecting an
establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof; or
abridging the freedom of speech, or of the press; or the right of the people
peaceably to assemble, and to petition the Government for a redress of
grievances.»
« Le Congrès ne fera aucune loi pour
conférer un statut institutionnel à une religion, (aucune loi)
qui interdise le libre exercice d'une religion, (aucune loi) qui restreigne la
liberté d'expression, ni la liberté de la presse, ni le droit des
citoyens de se réunir pacifiquement et d'adresser à l'État
des pétitions pour obtenir réparation de torts subis (sans risque
de punition ou de représailles) »
Même si Rawls traite des droits et libertés dans
l'esprit américain, ceux-ci ne sont revendiqués que parce qu'ils
sont octroyés par le constituant américain. C'est l'Etat
américain qui octroie les droits. C'est le pouvoir politique qui octroie
et garantit les libertés. Une liberté n'a de sens que parce
qu'elle est autorisée par les gouvernants. Ainsi, si un constituant
invalide certaines libertés, au nom de sa souveraineté, cette
invalidation ne saurait être considérée comme arbitraire.
Elle n'est qu'en phase avec la loi ou le droit en vigueur.
D'ailleurs, puisque l'individu dans un Etat est
considéré comme un citoyen, cela ne voudrait pas dire que cet
individu est soumis de façon béate et aveugle à l'Etat ;
il faut plutôt que, le droit, la loi et la justice, s'ils
représentent véritablement les aspirations du groupe, et s'ils
sont conformes à la raison, soient identiques aux volontés
particulières. De ce fait, les intérêts des citoyens sont
également les voeux de l'Etat. L'Etat incarne dans cette optique la
« puissance de la réconciliation » de l'individu avec la
raison. C'est pourquoi chez Hegel, être membre de l'Etat n'est pas
facultatif. Car, c'est dans l'Etat que l'individu réalise son unique
possibilité de se réaliser librement, objectivement et
authentiquement.
Un individu qui réclame des droits qui ne cadrent pas
avec ceux de l'Etat est en marge de celui-ci. De même, réclamer
des libertés qui ne sont pas consacrés par l'Etat risquerait
66
d'être liberticide. Ainsi, tuer la liberté, c'est
vouloir à tout prix qu'une liberté qui n'est pas
consacrée, qui est contraire aux aspirations d'un groupe puisse
être reconnu dans ce groupe, sans se soucier des implications que cela
pourrait avoir. Il s'en suit que si l'Etat est la réalisation, voire
l'incarnation de l'Esprit absolu, il faut se référer aux lois qui
le régissent pour réaliser sa propre liberté. Si l'Etat
tire son essence de la loi, et si cette dernière est raisonnable par
nature, tout être de raison devrait y déceler sa propre
volonté raisonnable.
Cette primauté de l'Etat dans l'octroi et la garantie
des droits et libertés intéresse la pratique de la liberté
de choix du conjoint et la libre orientation sexuelle.
1.2. : CAS PRATIQUE DU DROIT AU LIBRE CHOIX DU CONJOINT
ET DE
L'ORIENTATION SEXUELLE
La Constitution, en tant que norme suprême dans la
hiérarchie des normes internes d'un Etat est le fruit de l'histoire d'un
peuple et de son adhésion à des conventions internationales. En
tant que fruit de l'histoire d'un peuple, elle est toujours l'émanation
de ce peuple et tient compte de la diversité de ce peuple. Même si
cet Etat est lié par les conventions internationales, il peut les
apprécier selon le contexte pour voir comment les droits et
libertés peuvent s'accommoder avec sa réalité. C'est
l'obligation de prendre en compte les réalités sociologiques qui
est suggéré à ce niveau. Prendre en compte les
réalités sociologiques dans la détermination des droits et
libertés est un impératif catégorique pour un Etat. Les
droits et les libertés s'exercent dans un contexte. Ledit contexte,
c'est la prise en compte de l'ordre public, qui peut être interne ou
international.
Le domaine de l'ordre public interne, est
protéiforme146. Il a été impossible jusqu'ici
de donner aux mots d'ordre public une définition uniforme147
puisque cette définition de l'ordre public est un faux
problème148. Néanmoins, une certitude semble
précéder les incertitudes : l'ordre public est d'essence
étatique, aussi bien dans l'idée d'ordre que dans
l'idée de publicité149.
146 Charles JARROSON, « Arbitrabilité :
Présentation méthodologique »,
RJ. Com. 1996. n°12. p. 3., cité
in Ordre Public et Arbitrage International en Droit du Commerce International
par Rathvisal THARA, Université Lumière Lyon 2 - Master
1, Droit des activités de l'entreprise 2005
147 Henri MOTULSKY, Etudes et notes sur l'arbitrage,
Dalloz, 1974. p. 64.
148 Homayoon Arfazadeh, Ordre public et arbitrage
international à l'épreuve de mondialisation, LGDJ, 2005. p.
263.
149 Francis MEGERLIN, Ordre public transnational et
arbitrage international de droit privé, essai critique sur la
méthode, 2002. p. 8.
67
La prohibition d'une pratique peut devenir une atteinte
à l'ordre public au regard des émotions et des
soulèvements de foule qui suivraient si cette pratique était
dépénalisée. Ronald Dworkin, réfléchissant
sur une pratique comme celle de l'homosexualité aux Etats-Unis avait
souligné que, lorsqu'une pratique ne nuit pas à l'ordre public,
il ne faut pas la prohiber.
Et, parmi les libertés qui intéressent le
domaine de l'ordre public, il y a la liberté du choix de l'orientation
sexuelle : le cas de l'homosexualité.
L'homosexualité150, c'est une relation
amoureuse entre deux personnes du même sexe. C'est le psychiatre hongrois
Kertbeny qui le premier fait usage de ce mot à côté du mot
hétérosexualité. Pour Freud, l'attirance entre personnes
du même sexe devient une maladie ; elle est la conséquence d'un
échec dans le développement de sa sexualité ; c'est
pourquoi, elle est assimilée à une pathologie, une perversion qui
s'oppose à l'état normal.
La pratique de l'homosexualité, réclamée
par certains en signe de liberté, est condamnée par les
dispositions légales ou socioculturelles au Cameroun.
La disposition la plus importante est d'ordre pénal :
dans le Code Pénal camerounais, l'homosexualité est régie
par les dispositions de l'article 347 bis qui dispose que : « est puni
d'un emprisonnement de six (6) mois à cinq (5) ans et d'une amende de
vingt (20) mille à deux cents (200 000) mille Francs CFA, toute personne
qui a des rapports sexuels avec une personne de son sexe ».
Si on revient sur la disposition pénale 347 bis, ne
fait-elle pas l'objet d'une application particulière ? La loi
réprime, mais la pratique tolère ! Cette tolérance a pour
principale conséquence, la souplesse au niveau de l'application des
textes, devant les tribunaux, où les homosexuels sont de moins en moins
condamnés « On peut même noter une relative souplesse
dans la gestion judiciaire de cette infraction. De mémoire en effet,
nous n'avons retrouvé aucune trace jurisprudentielle, faisant
état d'une condamnation pour un délit d'homosexualité
à la peine maximale prévue dans le code pénal, ou le cas
échéant, celle
150 Le drapeau arc-en-ciel. Le
drapeau arc-en-ciel, "rainbow flag", symbole de la communauté
homosexuelle, a été créé en 1978 par l'artiste G.
Baker qui s'est inspiré du mouvement hippie et du drapeau utilisé
pour la cause des Noirs aux Etats-Unis.
Ce symbole de fierté gaie et lesbienne
représente la diversité et le multiculturalisme de la
communauté. S'il contenait au départ 8 bandes de couleurs, deux
ont été supprimées pour des questions d'imprimerie. Les 6
restantes symbolisent chacune un élément: rouge: la vie ; orange:
le réconfort, la santé ; jaune: le soleil ; vert: la nature ;
bleu: l'art, l'harmonie ; violet: la spiritualité, l'esprit de
communauté.
68
d'une personne condamnée à cette peine maximale
et ayant purgé l'intégralité de sa peine
»151
Par contre, le droit civil camerounais dans l'Ordonnance
N° 81/02 du 29 juin 1981, dispose en son article 52, alinéa 2, 3 et
4 que le mariage ne peut être célébré :
« S'il n'a été procédé de la
publication d'intention des époux de se marier Si les futurs
époux sont du même sexe
Si les futurs époux n'y consentent pas. »
Dans la religion chrétienne et musulmane, cette
pratique est décriée au profit d'une relation homme-femme. Dans
la Bible, on peut lire : « Trois choses sont trop merveilleuses pour
moi, et il en est quatre que je ne puis connaître : le chemin de l'aigle
dans les cieux, le chemin du serpent sur le rocher, le chemin d'un navire au
coeur de la mer, et le chemin de l'homme vers la jeune fille »152
« C'est pour cela que l'homme laissera son
père et sa mère et sera joint à sa femme ; et les deux
seront une seule chair »153
Ces orientations socioculturelle et légale justifient
la prohibition de la liberté de choix du conjoint, qui voudrait que, au
nom de cette liberté et du respect des droits humains, des personnes
physiques fassent des choix de conjoint de même sexe alors que les lois
donnent des orientations précises quant au choix du genre à
faire. En effet, en vertu de la liberté de choix, qui rejoint les autres
principes des droits de l'homme, aucune barrière ni religieuse, ni
ethnique, ni raciale ne devrait contraindre telle ou telle personne à
prendre pour époux ou épouse tel conjoint.
L'opposition de la législation camerounaise à la
pratique de l'homosexualité ne vise pas seulement à satisfaire
une grande portion de la population camerounaise qui est contraire à
cette pratique, c'est parce que fondamentalement, elle n'intègre pas ses
aspirations et son histoire. Cette liberté de choix du conjoint s'oppose
d'ailleurs à un excès de liberté, de volonté
151 Issa Tchiroma Bakary, Ministre Camerounais de la
Communication du gouvernement Yang Philémon II, devant la presse
nationale et internationale, le jeudi 23 janvier 2014 à
Yaoundé.
152 Proverbes 30:18-19.
153 Éphésiens 5:31
69
de l'individu154 et au droit de la famille. La
famille étant considérée comme l'union d'un homme et d'une
femme avec des enfants. C'est dire que, s'il faut valider la limitation d'une
liberté uniquement « au nom d'une autre liberté,
c'est-à-dire seulement pour garantir la même liberté de
base » comme le note John Rawls à la page 239 de
Théorie de la justice, il y a risque que les Etats n'aient plus
de repères sur lesquels ils fondent leur souveraineté. Et c'est
là le danger d'une assimilation qui risquerait de faire perdre à
un Etat son identité et sa fierté. De plus, il faut tenir compte
de certaines spécificités dues à l'histoire, à la
culture et aux choix politiques d'un peuple dans la mesure où ceux-ci
sont son fait libre: « Cette position de notre droit positif reprend
son compte les prédispositions socio-culturelles de nos populations au
rejet de ces pratiques. Il est en effet avéré que nulle part au
monde, l'édiction du droit ne saurait être
désincarnée. Pour demeurer légitime, le droit doit
nécessairement s'insérer dans un contexte, où parce qu'il
est accepté, se donne lui-même la garantie de son application. Par
ailleurs, au même titre que la loi, la doctrine et la jurisprudence, la
coutume constitue l'une des sources indéniables du droit. Au nombre des
prédispositions socio-culturelles qui sous-tendent les processus de
socialisation des individus et leur raison d'être au sein des
communautés, il y a la spiritualité, dont la religion constitue
le cadre d'inspiration et d'expression.
Dans notre pays, où l'on estime à plus de
90% la proportion des populations appartenant à l'un ou l'autre des
grands groupes religieux que sont le christianisme et l'islam, aucun de ces
groupes religieux ne reconnaît l'homosexualité. Bien au contraire,
leurs histoires respectives décrivent des moments de répulsion
parfois violente de ces pratiques. De plus, il est établi que notre
Constitution, c'est-à-dire, la norme fondamentale, protège et
encourage la famille, qu'elle considère comme «la base naturelle de
la société humaine». Or, en son sens le plus strict, aucune
famille- cette famille qui elle-même représente la cellule
fondatrice de l'État-, cette famille disais-je, ne saurait
prétendre, ni à son existence ni à sa
pérennité, donc à celle de l'État, en dehors de la
complémentarité naturelle qu'incarne la dialectique affective et
reproductrice du genre humain entre l'homme et la femme. Voilà donc pour
le cadre juridique, son fondement socio-culturel et la perception sociale de la
question de l'homosexualité au Cameroun. » 155
154 Le philosophe Thibaud Collin soulignait ceci, concernant le
mariage pour tous : « L'Etat va-t-il se mettre au service de
l'individu total ? Plus l'on fonde les liens sur la seule volonté, plus
l'on crée des occasions de conflits irréductibles car manquant de
critères autres que la volonté. »
155 Issa Tchiroma Bakary, Ministre Camerounais de la
Communication du gouvernement Yang Philémon II, devant la presse
nationale et internationale, le jeudi 23 janvier 2014 à
Yaoundé.
70
L'invocation que nous venons de faire au sujet de la pratique
de l'homosexualité vise à montrer que, seul l'Etat est garant de
la liberté à octroyer. Le problème des principes de la
justice et leur application n'a pas toujours été facile du fait
de la difficile harmonie entre les principes admis et les aspirations d'un
peuple. Le risque étant toujours de vouloir appliquer les principes
universels au mépris des coutumes locales. Cependant, en vertu de la
souveraineté interne et extérieure des Etats, on aboutit à
la recherche d'un « ordre accepté » qui satisfasse non
seulement les conventions internationales, mais aussi les
réalités sociologiques et singulières d'un peuple. En
effet, l'ordre accepté n'est rien d'autre que la ligne médiane
entre les principes et leur effectivité.
En fait, la démocratie ne pourrait pas germer sans
prise en compte des réalités culturelles d'un peuple et son
niveau de développement mental. Elle ne pourrait pas non plus germer
tout en niant les fondements d'un peuple au risque de lui superposer des
éléments extérieurs, sources de déstabilisation.
Cette idée, était même déjà reprise par
Alexis de Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique
I, Deuxième partie, Chapitre IX. Dans ce chapitre, la religion, les
lois et les moeurs constituent des formes d'expression des hommes qui influent
largement le sens de la démocratie chez les américains. Les
moeurs étant plus utiles à la nation américaine que les
lois, par ordre de priorité. Ainsi, comparant les Etats-Unis de
l'époque à d'autres nations, Tocqueville a pu dire avec une
franchise de fierté : « Mais ce fait n'est point particulier
aux États-Unis; presque toutes les colonies d'Amérique ont
été fondées par des hommes égaux entre eux ou qui
le sont devenus en les habitant. Il n'y a pas une seule partie du Nouveau Monde
où les Européens aient pu créer une aristocratie.
Cependant les institutions démocratiques ne prospèrent qu'aux
États-Unis. L'Union américaine n'a point d'ennemis à
combattre. Elle est seule au milieu des déserts comme une île au
sein de l'Océan.156 »
Pour ce qui est de l'importance des moeurs dans la
stabilisation de la démocratie aux Etats-Unis, le penseur
américain, poursuit : « Ce sont donc particulièrement
les moeurs qui rendent les Américains des États-Unis, seuls entre
tous les Américains, capables de supporter l'empire de la
démocratie; et ce sont elles encore qui font que les diverses
démocraties anglo-américaines sont plus ou moins
réglées et prospères.157 »
On peut dès lors comprendre le rapport qui existe entre
le degré d'organisation démocratique d'une société
et son rapport avec la rationalité. Mais, il ne faut pas oublier
156 Alexis de Tocqueville, qui, dans De la démocratie
en Amérique I, Deuxième partie, Chapitre IX, p. 150.
157 Idem, p. 153
71
qu'une liberté qui nuirait à la stabilité
d'une société ne saurait être permise au nom du respect des
droits et libertés individuels. La grandeur des droits et
libertés, c'est aussi leur capacité à s'adapter aux
milieux où ils doivent s'appliquer. C'est aussi leur capacité
à tenir compte de l'intérêt général, des
rêves d'un peuple, des convictions d'un peuple et de ce qu'il a de plus
cher. C'est pour cela que nous pensons qu'il faut atténuer ces
affirmations de Daniel Mayer : « Tous les droits, sans exception,
doivent être revendiqués par tous, les hommes sans exception, et
tous les hommes, sans exception, doivent bénéficier de tous les
droits sans exception. »158
Si la liberté est un principe sacré, sa
sacralisation est le fait de l'Etat et sa revendication exige la prise en
compte des exigences spirituelles, morales, culturelles et légales de
l'environnement dans lequel, elle doit s'exercer.
158 Crescence Nga Beyeme, « Droit et
éthique des droits de l'homme », Revue africaine des sciences
juridiques, Université de Yaoundé II, Vol. 8, N° 2, 2011,
p.100
72
2. LA DIFFICILE ADEQUATION ENTRE LIBERTE ET EQUITE DANS
LE
CHAMP SOCIAL
Par équité, a-t-on entendu, la procédure
de délibération qui conduit au choix des principes de justice. La
liberté, quant à elle, c'est le fait d'agir, sans contrainte
interne et externe, tout en respectant la liberté des autres. Ces deux
concepts qui déterminent la position des partenaires dans la philosophie
politique rawlsienne sont antinomiques socialement. Pour mieux comprendre cette
opposition, nous devons analyser en quoi il est difficile d'appliquer
l'équité dans le champ social et la critique de la conception
rawlsienne du sens de la justice.
2.1. : LA DIFICILE APPLICATION DE L'EQUITE DANS LE
CHAMP SOCIAL
L'équité rawlsienne est intéressante dans
une situation où l'action sociale n'est pas encore possible. C'est elle
qui devrait fonder les rapports des partenaires, une fois, engagés dans
la vie civile. En effet, elle prépare, l'avènement d'un monde
à venir, dans lequel, on appliquera tout ce qu'on a
préparé et choisi.
Or, le champ social est le lieu de l'action humaine.
L'équité dans le sens de la délibération ne
concerne pas le champ social, parce que, dans le champ social, il s'agit de
passer à l'application. Ainsi, les enjeux ne sont plus les mêmes.
Celui qui vous a accordé sa volonté dans le « voile
d'ignorance » n'agira plus spontanément, comme s'il ignorait ce
qu'il désirait ou la position qu'il occuperait dans la
société.
C'est pourquoi, dans la position originelle, c'est de la
virtualité, et dans le champ social, c'est de la réalité.
Ce qui est virtuel est encore en puissance ; et, rien ne présage ce
qu'il adviendra. Par contre, ce qui est réel est en acte. Et c'est le
lieu de vérification des décisions prises dans la situation
virtuelle.
L'existence ne se présente pas comme un lieu paisible.
C'est un espace de conflit où les individus se battent pour assurer leur
survie. Dès lors, les valeurs morales sont posées en fonction des
actions que les partenaires ont à poser.
L'idée de liberté suppose, « arrachement
», « conflit ». La situation conflictuelle qui la
caractérise est le témoignage de l'absence d'harmonie entre les
partenaires qui veulent s'affirmer. La liberté se pose toujours en face
de l'autre ; et le rapport entre les deux formes
73
de liberté est marqué du sceau du désir
d'affirmation de soi, de dépassement de soi, et de reniement des
autres.
Quand on lit Rawls, on comprend que le but de la
théorie de la justice comme équité n'est ni
métaphysique ni épistémologique, mais pratique. Mais le
caractère pratique reste très attaché aux comportements
acquis dans la position originelle. Ces comportements s'attachent à
l'affirmation de soi en passant par la délibération du groupe. Ce
qui constitue un frein à l'expression de soi.
La première difficulté propre à toute
conception politique de la justice qui utilise l'idée du contrat, qu'il
soit social ou autre, est de trouver un point de vue à partir duquel
puisse être atteint un accord équitable entre des personnes libres
et égales. Or, un tel accord n'est plus certain d'être
respecté dans la vie civile. On ne saurait évaluer un pic de
coopération entre les individus, puisque les individus
coopérèrent en fonction de leurs intérêts ou de
leurs rapports tribaux.
Le second problème auquel Rawls se trouve
confronté est la suivante : il est clair que la position originelle doit
être traitée comme un procédé de présentation
et, que, tout accord atteint par les partenaires doit être
considéré comme à la fois hypothétique et non
historique. Mais alors étant donné que les accords
hypothétiques ne créent pas d'obligation, quelle est la
signification de la position originelle ?
De ce fait, fonder les principes de la justice à partir
d'une position où les uns et les autres ignoreraient ce qu'ils sont, ce
qu'ils ont et ce qu'ils représentent reste et demeure efficace justement
à l' « état de nature ». A l'état de
société, cette équité disparait pour céder
la place au calcul et au choix.
L'équité de la position originelle aurait bien
fonctionné si les individus restaient des choses ou des objets sans vie,
sans choix. Or, tel n'est pas le cas. Les individus ne sont pas des choses. Ils
n'arrivent pas en société et se laissent faire. Ils orientent
leur vie, veulent ce qui est bien pour eux et font des choix qui leur
plaisent.
Par idée de raisonnable dont fait cas Rawls, on
pourrait comprendre que les hommes feraient leurs choix parce qu'il leur est
bénéfique de se mettre ensemble. Mais cette liberté qui
entre dans le concept d'équité lui est opposé.
Dès lors, la liberté qu'ils avaient sous le
« voile d'ignorance » de choisir tous une société
heureuse pour eux, va encore s'appliquer à l'état social,
où ils ne seront liés que par
74
leur volonté et d'ailleurs, manifesteront cette
liberté en la renvoyant dans la catégorie de choix ou de
recherche de leur bien-être. Certes, ils ont choisi pour eux, une
société juste ; mais, ce fut pour eux et non pour leurs
semblables. Juxtaposer les choix des individus comme des « pions de damier
» qu'on poserait sur la société pour les faire mouvoir
parait irréel. La liberté justement de l'homme, aidée par
sa raison hobbesienne de choix rationnels se révoltera et se choisira
des amis ou des équipes qui cadrent avec ses intérêts. La
vie en société est donc faite d'antagonismes, de calculs et
d'intérêts. Il n'y a pas de garantie offerte par les partenaires
pour respecter leurs accords. Et s'il n'y a pas de garantie, il est difficile
de croire que les partenaires respecteront leurs délibérations.
Puisque, les nouvelles relations qui vont naitre seront fondées sur des
relations privilégiées et où tout un chacun saura non
seulement la position qu'il occupe mais aussi la position de son partenaire.
L'équité et la liberté s'opposent ainsi
car, en société, loin de l'idéal de les voir
assemblés, il n'est pas possible que les individus maintiennent au nom
de leurs libertés de choix, les choix qu'ils ont formulés avant,
ou alors, même s'ils les maintenaient, ces choix pourraient être
renversés et recorrigés en fonction de nouveaux rapports sociaux
qui s'établissent entre des individus, des affinités, des
goûts et surtout des orientations politiques.
Puisqu'il n'y a aucune contrainte sociale, nul n'est tenu de
respecter sa parole donnée. La contrainte morale sur laquelle s'appuie
Rawls joue un rôle marginal, car, elle valide l'idée de
liberté, c'est-à-dire, l'idée de choix, d'option et dont
aucun partenaire ne peut opposer un refus ou une réformation.
Ainsi, la liberté et l'équité sont en
conflit socialement. Elles ne le seraient pas, si dans l'acte du choix libre,
l'individu ne pouvait pas être influencé par son milieu et ses
désirs. Or, le propre de l'individu, c'est d'opérer des choix
mesurés qui satisfassent d'abord ses intérêts. Si les
intérêts sous le « voile d'ignorance » sont maintenus,
la liberté et l'équité seraient en adéquation. Au
cas contraire, il y a distanciation.
Dans une telle situation, la philosophie politique de Rawls
risque de buter sur les difficultés de ces prédécesseurs.
Chez un penseur de la politique comme Rousseau, les accords passés par
les partenaires sont rarement respectés du fait des contingences
sociales : le pouvoir, les honneurs, les richesses. Ces contingences
constituent des obstacles au respect des principes fixés sans contrainte
externe.
Rawls, voudrait éviter l'influence manifeste de ces
contingences dans la vie de ces partenaires, sous le « voile d'ignorance
». Mais on constate que cet évitement n'est pas
75
possible. Les contingences font partie même de la
réalité des individus. Elles déterminent largement les
orientations et les préférences des partenaires. C'est pourquoi,
au lieu de « choix rationnels » au départ, on se retrouve avec
des chois raisonnables. Ce que choisissent les partenaires, ce ne sont plus des
grandes idées, mais des idées pratiques, qui cadrent avec leur
milieu et leur réception de la vie.
Indépendamment de cette dichotomie, il demeure que ces
deux concepts jouent un rôle déterminant dans la consolidation des
liens entre sujets rationnels, qui sont mus par le sens de la justice que nous
devons maintenant examiner.
2.2. : LA CRITIQUE DE LA CONCEPTION RAWLSIENNE DU SENS
DE LA
JUSTICE
Le sens de la justice, nous l'avons relevé «
est le désir efficace d'appliquer les principes de la justice et
d'agir selon eux, donc, selon le point de vue de la justice. »159
C'est parce que les individus sont animés de ce sens de
la justice que Rawls espère qu'une fois, rentrés dans la vie
sociale, indépendamment des contingences, ils respecteront les accords
qu'ils ont passés. Ce sens de la justice, repose en fait sur la foi en
l'homme. Sur sa perfectibilité.
En effet, la critique que Rawls a opéré à
l'endroit des contractualistes reposait sur la critique des fondements moraux
devant conduire les partenaires dans la vie civile. Pour lui, si c'est dans la
société que les individus découvrent ce qu'ils choisiront,
leurs choix ne seront qu'intéressés. Et la conséquence en
est que la justice aurait du mal être appliquée.
Or, si les individus opèrent leurs choix dans une
situation où personne ne sait encore ce qu'il sera ou recevra dans
l'avenir, il est probable que chacun fasse un choix qui lui apporte
satisfaction. De ce fait, transposé, ce choix serait continu et
garantirait l'harmonie sociale et l'application de la justice.
Cette idée connait des limites. En effet, si l'on s'en
tient à la théorie des jeux, il est rationnel pour les individus
de se soumettre aux réquisits de la coopération sans recourir
à la coercition. Ceux qui coopèrent sont assurés que les
« défecteurs » ne les exploiteront pas sans s'exposer à
des représailles. Dans certaines conditions (que le resquilleur puisse
être identifié
159 John Rawls, Théorie de la justice, p.
608.
76
et que la réputation qui lui est faite puisse
être connue de tous), le problème du « free rider
» peut être résolu de manière non coercitive :
à l'évidence, les non-coopérateurs n'auront plus
intérêt à exploiter car les autres refuseront de
coopérer avec eux dès qu'il deviendra notoire que ce sont des
tricheurs. Selon les termes de David Gauthier, mieux vaut être «
maximisateur moral » (sans rompre les accords lorsque notre
intérêt immédiat pourrait nous y enjoindre) que «
maximisateur direct » (en suivant toujours notre intérêt
à court terme)160.
Pour Freeman, l'argument ne vaut que dans de petits groupes
où la réputation de chacun est connue161. Or Rawls
raisonne à l'échelle de grandes sociétés. Sans
coercition, comment être sûr de ne pas être dupe ? L'auteur
de la Théorie de la justice précise que « dans
une communauté nombreuse, on ne doit pas s'attendre à ce que la
confiance mutuelle dans l'intégrité des uns et des autres ait un
degré tel qu'elle rende inutile la coercition162 ».
Pour autant, la coercition ne semble pas suffire à assurer la
stabilité de la société : il faut des forces
endogènes pour assurer l'équilibre du système, et donc une
forme d'adhésion aux normes de justice.
Critiquant la Théorie de la justice, Michael
Sandel s'interroge sur les lacunes de l'anthropologie libérale et sur
les carences de sa conception de la personne : si Rawls soutient que les
partenaires sont avant tout des citoyens, capables de faire passer au second
plan leurs fins privées immédiates et soucieux de trouver le
meilleur système de coopération, rien ne garantit que les
principes de justice fassent partie de leur conception privée du bien
ni, s'ils en font partie, qu'ils y aient une place prioritaire. Ainsi la
conception du bien de la personne qui adopte le principe de différence
ne doit-elle pas seulement être privée, mais publique : elle
inclut l'idée de coopération sociale ; « le sujet humain
n'est plus simplement un consommateur cherchant à maximiser sa propre
satisfaction163».
Cependant, la difficulté est d'autant plus grande qu'il
ne s'agit pas seulement de former le sens de la justice de telle sorte qu'il
existe « normalement » parmi nos motivations (régulant nos
désirs altruistes aussi bien qu'égoïstes) ; il s'agit de
faire en sorte que le sens de la justice soit le régulateur
suprême, et qu'il subordonne tous les désirs (y compris les
désirs de second ordre, qui portent déjà sur des
désirs d'objets pour les réguler). Il n'est pas évident,
en ce sens, de demeurer dans le strict cadre des théories du choix
rationnel »164.
160 D. Gauthier, Morale et contrat, chap. 6.
161 S. Freeman, Rawls, p. 247.
162 John Rawls, Théorie de la Justice, § 42,
p. 309.
163 Voir M. Sandel, Le Libéralisme et les limites de
la justice sociale, trad. J.-F. Spitz, Paris, Seuil, 1999, chap. 1.
164 « La Théorie de la justice est une
partie, peut-être même la plus importante, de la théorie du
choix rationnel » (TJ, p. 43).
Comme le relève S. Freeman, on attend du sens de la
justice qu'il soit supérieur, par exemple, au sens de
l'élégance et de la politesse ; or tel n'est pas le cas chez un
esthète165. Il faut donc envisager une formation
adéquate de cette vertu coopérative.
Ce qu'on voudrait relever ici, c'est que, les hommes sont mus
par de divers élans qui prennent parfois le dessus sur la conception du
sens de la justice. C'est ce qui rend difficile l'expérience d'une telle
faculté. Elle est toujours variable. Même si, naturellement, le
fait d'être mu par ces élans ne leur ôte pourtant pas, leur
qualité humaine d'êtres libres, égaux et raisonnables.
C'est un fait naturel qui se double d'une obligation morale : « Car,
tout citoyen, quelle que soit sa nature, est obligé de donner, par ses
discours et par sa conduite, l'exemple de la justice et de la
piété. »166
Nous venons de relever, tout au long de cette deuxième
partie, les réserves non exhaustives, émises en rapport avec la
pensée rawlsienne. Ces réserves ont porté sur deux
principes : celui des libertés de base et de l'égalité
équitable des chances. Au-delà de ces réserves, du fait de
l'évolution de la pensée et des contextes de réception de
ces principes, il nous apparait dès lors intéressant d'examiner
l'actualité de cette pensée rawlsienne.
77
165 S. Freeman, Rawls, p. 273.
166 Ottabah Cugoano, Réflexions sur la traite et
l'esclavage des nègres, éd. La Découverte, Paris,
2009, p. 82
78
TROISIEME PARTIE :
L'ACTUALITE DE LA CONCEPTION
RAWLSIENNE DE LA
JUSTICE
Pour Robert Nozick, toute la philosophie politique travaillera
soit dans le système rawlsien, soit s'en écartera.
Relever une telle idée dans cette étude tient au
fait que, Rawls a placé la justice au coeur des systèmes
politiques. Elle est le miroir par lequel, les Etats et les groupes de
société s'examinent et s'évaluent. A travers les principes
de la justice présentés par John Rawls, il est question de
re-considérer les choix publics.
C'est pourquoi, il serait d'abord intéressant
d'examiner la règle de l'équilibre régional au Cameroun
(Chapitre V), puis de relever la pertinence des principes rawlsiens de la
justice (chapitre VI).
79
CHAPITRE V: LA QUESTION DE L'EQUILIBRE REGIONAL
La règle de l'équilibre régional rend-elle
possible la justice sociale ?
La justice sociale chez Rawls repose sur la solidarité
:
« Nous sommes alors conduits à l'idée
que l'espèce humaine forme une communauté dont chaque membre
bénéficie des qualités et de la personnalité de
tous les autres, telles qu'elles sont rendues possible par des institutions
libres ; tous reconnaissent que le bien de chacun est un élément
d'un système sur lequel ils sont d'accord et qui leur apporte des
satisfactions à tous. »167
Il ressort de cette citation que, c'est à travers les
institutions légales et libres que les citoyens coopèrent entre
eux et doivent leur bien-être. Ces institutions mettent en place des
instruments ou des politiques.
Parmi ces politiques, il y a celle de l'équilibre
régional qui est pratiquée au Cameroun.
L'équilibre régional, faut-il le rappeler,
s'entend comme la répartition harmonieuse et bien réglée
des places disponibles au sein de la fonction publique camerounaise. Il s'agit
en effet de rétablir une certaine justice compensatrice entre les
différentes composantes sociologiques camerounaises.168
Bien plus, l'équilibre régional consiste
à assurer une répartition plus ou moins équilibrée
entre les différentes régions et les groupes humains du pays. De
ces définitions, il ressort que l'équilibre régional est
un critère de sélection dans l'accès à la fonction
publique ; ceci afin de réduire les inégalités et les
disparités entre les régions sur le plan économique,
social et culturel. Cet équilibre renferme d'autres critères dont
: l'équité, la proportionnalité169.
167 John Rawls, Théorie de la justice, p. 567.
168 MATIGI (A.M), Le problème de l'Equilibre
Régional au Cameroun à l'épreuve de la démocratie
pluraliste,
Mémoire de DEA.
169 Ibid.
D'après le texte du 14 Août 1984 modifié
et complété par la décision n°15, les quotas de
places régionales sont répartis ainsi qu'il suit170
:
Région
|
Pourcentage
|
|
Région
|
Pourcentage
|
Centre
|
15%
|
|
Est
|
4%
|
Sud
|
5%
|
|
Ouest
|
13%
|
Extrême-Nord
|
8%
|
|
Littoral
|
12%
|
Nord
|
7%
|
|
Sud- Ouest
|
8%
|
Nord- Ouest
|
12%
|
|
Adamaoua
|
5%
|
Pour mieux cerner, cette règle de l'équilibre
régional, nous allons nous attarder sur les origines et les fondements
de cette règle; puis, nous examinerons ses sources légales.
80
170 NLEP (R.G), « L'Administration publique
camerounaise - contribution à l'étude des systèmes
africains d'administration publique», Edition GONIDEC, 1986, P.159
81
1 : LES ORIGINES ET LES FONDEMENTS DE LA POLITIQUE
DE
L'EQUILIBRE REGIONAL
Quels sont les fondements de la politique de
l'équilibre régional au Cameroun? La réponse à
cette question exige l'examen des origines de l'équilibre
régional et l'analyse des arguments en faveur de celle-ci.
1.1. : LES ORIGINES DE L'ÉQUILIBRE
REGIONAL
C'est sous le règne du tout premier Président de
la République, Ahmadou Ahidjo qu'est née la politique de
l'équilibre régional. Elle voit le jour, avec au préalable
une distinction des conditions d'études pour le "Grand Nord" (moins
scolarisé) eu égard au "Grand Sud1' (plus
scolarisé). Par la suite, la politique de l'équilibre
régional va s'intensifier avec l'exigence du Brevet d'Études du
Premier Cycle (BEPC) pour les ressortissants du Nord tandis que les
ressortissants du Sud devaient présenter le diplôme du
Baccalauréat dans le cadre du concours d'entrée à
l'École Nationale d'Administration et de Magistrature (ENAM) (Listes A
et B). Cette politique va perdurer ainsi dans l'informel jusqu'à la fin
du régime d'Ahidjo.
Mais, l'institutionnalisation juridique171 de cette
politique va connaitre un développement conséquent après
le départ d'Amadou Ahidjo. Il est formalisé conjointement par le
Décret N°82/4Û7 du 07 Septembre 1982 et par
l'Arrêté NT010467/Fv1FP/DC du 04 Octobre 1982. Cet
arrêté signé par le Ministre de la Fonction Publique
notamment dans ses articles 1 et 2 dispose que:
- Article 1er : Le présent arrêté fixe en
application les dispositions du décret du 07 Septembre 1982
susvisé, les quotas de places réservées aux originaires de
chaque province3172 ainsi qu'aux anciens militaires sans distinction
d'origine, candidats aux concours administratifs d'entrée aux
différentes catégories de la Fonction Publique et aux concours
donnant accès aux établissements nationaux de formation.
171 En réalité, le Décret N° 82/407
du 07 Septembre 1982 modifie et complète certaines dispositions du
Décret N°75/496 du 03 Juillet 1975 fixant le Régime
Général des Concours Administratifs. Cf. Cameroon Tribune.
Grand Quotidien National d'Information, N°2471- Mercredi
08 Septembre 1982, p. 4.
172 Depuis deux voire trois ans, on parle dorénavant de
Régions et non plus de Provinces.
82
- Article 2: Compte tenu de l'importance démographique
et du taux de scolarisation de chaque province, les quotas de places
réservés aux candidats originaires de chacune d'elles ainsi
qu'aux anciens militaires, sont arrêtés comme suit: Province du
Centre-Sud: 19%; Province de l'Est : 4 %; Province du Littoral: 12%; Province
du Nord: 30%; Province du Nord-Ouest: 13%; Province du Sud-ouest: 8%; Anciens
Militaires: 2%.
Pour les défenseurs de cette thèse, cette
politique se tient essentiellement en instrument de consolidation de
l'Unité Nationale. Le second argument avancé par ces derniers est
celui de la justice sociale.
1.2. : LES ARGUMENTS EN FAVEUR DE LA POLITIQUE DE
L'EQUILIBRE
REGIONAL
Deux arguments peuvent être avancés pour mettre
en avant et perpétuer la politique de l'équilibre
régional. Un premier argument politique qui consiste à
considérer que la consolidation de l'unité nationale était
un enjeu qui inclinait à inclure dans le jeu politico-administratif de
la nation en construction, les représentants de toutes les
sensibilités ethniques afin de minorer toute tendance centrifuge ; cette
politique se posant ainsi en instrument de consolidation de l'unité
nationale.
Puis un second argument de justice sociale, consistant
à favoriser l'émergence d'élites au-delà des
populations dans lesquelles l'éducation s'était rapidement
institutionnalisée. En effet, les Régions (avant, on parlait de
provinces) du Nord et de l'Est apparaissaient comme marquées par un
retard du point de vue éducatif. Il eut été difficile de
faire émerger des élites politiques et administratives dans ces
régions sans garantir la permanence d'un recrutement pour leurs
ressortissants. La référence au « taux de scolarisation
» s'éclaire par cet argument.
Deux arguments méritent un examen en faveur de la
règle de l'équilibre régional: les fractures sociales et
le pluralisme culturel.
1) Les fractures sociales au Cameroun
Dans une société où sévissent les
inégalités sociales, il y a toujours un danger pour la
stabilité sociale et politique de celle-ci. En effet, le tribalisme, la
formation et l'enrichissement de certaines classes sociales, au
détriment des autres, un marché de l'emploi constitué de
chômeurs, des jeunes sans emplois, des opérateurs travaillant dans
le secteur informel ne bénéficiant d'aucune forme de protection
sociale, un secteur des assurances instituant
83
avec peine des mécanismes de protection contre les
maladies pour les travailleurs du secteur rural ou tout autre travailleur du
secteur informel, creusent le fossé séparant les personnes
bénéficiant de la protection sociale et les autres, au point
où on peut craindre une fracture susceptible d'aboutir à une
implosion sociale.
Un tel déséquilibre dans le traitement
réservé aux citoyens traduit une véritable
inégalité sociale entre les membres de la société.
Par ailleurs, la liberté laissée aux diverses entreprises par
rapport aux diverses formes de régime de protection sociale ou
même d'assurance maladie traduisent elles aussi des disparités
parmi les populations, créant ainsi des classes qui sont essentiellement
vulnérables soit pour absence de couvertures ou pour couverture
insuffisante (par le volume ou par les conditionnalités imposées
par les compagnies d'assurance).
Face à une telle situation, l'urgence de l'action s'est
avérée opportune.
2) La multiculturalité du Cameroun
Pour beaucoup, la pluralité ethno-culturelle du
Cameroun pourrait constituer une menace pour la stabilité de ce pays,
c'est-à-dire qu'au vu de cette grande diversité ethnique, le
Cameroun se présenterait comme un pays favorable aux rivalités
ethno-tribales. Un lieu de rendez-vous d'une variété
insoupçonnable de forces centrifuges et antagonistes, campant face
à face en une sorte de veillée d'armes permanente, où le
sens des particularismes est frappant.
Le Cameroun n'est pas l'unique pays au monde qui
présente un riche paysage socioculturel varié. L'histoire des
États-Unis d'Amérique (USA) par exemple, montre bel et bien
qu'elle est également l'histoire d'un mélange de Blacks, Indiens,
Latinos, Asiatiques, Migrants européens et autres qui ont
participé puissamment à son développement notamment avec
un surcroît de main-d'oeuvre173. En fait, la vague
d'immigration de masse a profondément modifié le paysage
économique des USA avec effectivement le pluralisme des identités
qui s'expriment au travers des groupes qui ont su négocier leur
intégration et constituer à la fin l'identité
américaine qui fait alors son essor légendaire174.
Ce qui fait dire que, loin d'être un danger,
l'homogénéité culturelle reste un attribut
désirable et atteignable pour l'unité nationale dans un monde
où les États multiethniques à
173 Bernard Vincent (ed), Histoire des Etats-Unis,
(2008), Paris, Flammarion, p. 229.
174 Laurent Bouvet, `'Le tournant identitaire
Américain. Du « Pluralisme-Diversité » au
« Pluralisme-Différence »» in Denis Lacorne
(éd.), Les Etats-Unis (2007), Paris, Fayard/CERI, p. 235.
84
l'instar du nôtre sont
prépondérants175. En réalité, il s'agit
tout simplement de promouvoir l'intégration nationale par une
harmonisation de tous ces contrastes du puzzle ethnique qu'est le
Cameroun176. Son pluralisme socioculturel se doit donc d'être
bien plus ce vecteur d'unité et d'intégration nationale notamment
lors des recrutements dans la Fonction Publique.
175 Dickson Eyoh, "Contesting Local Citizenship:
Libéralisation and thé Poîitics of Différence in
Carneroon" in B. Beiman, D. Ëyoh and YV. Kymiicka (eds),
PAhnlcily and Democracy in Africa (2004), p. 116. Oxford: James
Currey.
176 Thomas Fozein Kwanke, "Ferdinand Léopold Oyono
et la Politique du Renouveau Culturel du Cameroun" in Gervais Mendo Ze,
Ecce Homo. Ferdinand Léopold Oyono. Hommage à un Classique
Africain (2007), Paris, Khartala, p. 119.
85
2 : LES SOURCES LEGALES DE LA REGLE DE L'EQUILIBRE
REGIONAL DANS LES MECANISMES D'ACCES A LA FONCTION PUBLIQUE
CAMEROUNAISE
La règle de l'équilibre régional est
consacrée par la Constitution du 18 janvier 1996. Cette
consécration a permis de régler la question de l'Ecole Normale
Supérieure de Maroua.
2.1. : LA CONSECRATION TEXTUELLE DE LA REGLE DE
L'EQUILIBRE REGIONAL DANS LES MECANISMES D'ACCES A LA FONCTION PUBLIQUE
CAMEROUNAISE
Quand on lit les Constitutions des 4 octobre 1960, du 02 juin
1972 et du 18 janvier 1996, il y est souligné un intérêt
pour le législateur de veiller à un équilibre national
lors de l'organisation et de la proclamation des concours
administratifs177 dans la République du Cameroun. Cet
intérêt législatif est redevable au Préambule de la
Constitution du 18 janvier 1996 qui proclame l'unité nationale par le
truchement de la fraternité, de la justice et de l'attachement aux
dispositions de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme du 10
Décembre 1948. Nous analyserons la consécration qui est
régie dans le texte constitutionnel et dans les autres textes
réglementaires et internationaux.
1) LA CONSECRATION CONSTITUTIONNELLE DE LA REGLE
DE
L'EQUILIBRE
La lecture de la Loi Fondamentale du 18 janvier
1996178 dégage des dispositions relatives à la
planification régionale quant aux mécanismes d'accès
à la fonction publique. Le Préambule et le dispositif de la
constitution nous permettront de mieux cerner ces règles.
Le Préambule explicite l'intérêt qu'il y a
à relever « le niveau de vie des populations sans aucune
discrimination. » Les tirets 1, 2, 3, 13, 14, 15, 16, 18179
traite de la place des individus
177 Décret N°66/DF/339 du 23 Juillet 1966 crée
une liste « A » réservée aux ressortissants des
régions insuffisamment scolarisées
178 Constitution de la République du Cameroun
(loi N°96/06 du Janvier 1996 portant révision
constitutionnelle du 02 Juin 1972), Yaoundé, imprimerie nationale,
2004.
179 Loi constitutionnelle du 18 janvier 1996.
86
et des groupes minoritaires dans le processus de
développement intégral. Ainsi, le tiret 2 du Préambule
dispose : « L'Etat assure la protection des minorités et
préserve le droit des populations autochtones conformément
à la loi. »
Cette disposition nous oblige au Préambule de
comprendre le concept de minorités et d'autochtones.
Par minorité, on entend un ensemble de ceux qui se
différencient de la majorité au sein d'une assemblée, d'un
parti, d'un groupe quelconque. C'est donc un petit nombre par rapport à
la majorité. Ainsi en droit international, une minorité nationale
est un groupe non dominant se distinguant de la majorité de la
population par ses particularités ethniques, sa langue, sa religion, ses
traditions. Ainsi, les minorités sont des groupes sous
représentés ou constituant un petit nombre au sein d'une
population ou d'une société donnée. « Ainsi donc,
il apparaît que la minorité ne découle pas uniquement d'une
position quelconque numérique, mais aussi d'une position de force ou de
domination. Un groupe de population peut être majoritaire
numériquement et être minoritaire parce que dominé ou
n'ayant pas suffisamment de représentants ou de ressortissants sur un
certain plan. Tel fut le cas des populations du Grand Nord après
l'indépendance. De plus, peut être considéré comme
un groupe constituant un groupe minoritaire, celui qui est petit ou non
numériquement par rapport aux autres groupes de la même
société et qui est menacé dans certain cas de
marginalisation. »180
C'est le cas d'un groupe dont les « ressortissants
sur le plan intellectuel ne disposent pas assez de compétences pour
pouvoir accéder par voie de concours aux écoles de formation
d'Etat où l'on exigence des diplômes et autres qualifications
élevées, et de ce fait peuvent se voir marginaliser ou sous
représenter dans la fonction publique si des pondérations ne sont
effectuées »181.
Dans ce cas, les régions dites sous scolarisées
constituent sans contexte des régions minoritaires, même si
numériquement elles sont majoritaires.
Au Cameroun, la technique des quotas et des places
réservées parait donc être une « des formes
d'accommodement d'un ordre social composé des minorités
structurées et organisées »182 afin
d'établir un certain équilibre. Pour protéger les
minorités entendues ici
180 Minso Cymphorienne Diane, L'intégration de
l'Equilibre Régional dans les mécanismes d'accès à
la fonction publique, mémoire de DEA Université de
Yaoundé II, 2010.
181 MATIGI (A.M) , Le problème de l'Equilibre
Régional au Cameroun à l'épreuve de la démocratie
pluraliste, Mémoire de DEA .
182 MATIGI(A.M), Le problème de l'Equilibre
Régional au Cameroun à l'épreuve de la démocratie
pluraliste, Mémoire de DEA .
87
comme « régions insuffisamment scolarisées
», les autorités se sentent obligées de favoriser leur
entrée dans des écoles de formation d'Etat qui donnent
accès à la fonction publique et qui ne saurait être
l'apanage de certaines régions uniquement, soient-elles insuffisamment
scolarisées.
A côté du concept de minorités, il y a
celui d'autochtone. Un autochtone est une personne qui est née dans le
pays dans lequel elle habite. Le Grand Larousse universel le définit
comme un originaire du pays qu'il habite et dans lequel les ancêtres ont
vécu183. C'est donc un enfant du terroir qui ne devrait pas
être victime des actes de discrimination réservés à
des habitants de ce terroir considérés comme des étrangers
ou des allogènes.
Au Cameroun, la définition de cette notion est beaucoup
plus extensive car, est considéré comme autochtone, celui qui est
originaire de la région qu'il habite. Région ici peut
correspondre à un département, un arrondissement ou même un
district au sein desquels un autochtone peut bénéficier de
certains droits dont celui d'être éligible aux différents
organes délibérants tels le Conseil
Régional184. Il faut noter que suite à la
mobilité constante des populations et aux mariages inter-ethniques, il
est difficile de déterminer avec précision la région
d'origine d'un citoyen. D'autant plus que cela n'est pas explicite dans la
constitution et que le Décret n°90/1087 du 25 juin 1990
définit la province d'origine du candidat au concours administratif
comme étant celle dont sont originaires ses parents légitimes.
Le préambule de la Constitution leur garantit donc dans
leur région respective d'origine ou adoptive des privilèges de
toutes sortes par le biais de la pondération ou équilibre
intra-régional afin qu'ils ne soient pas marginalisés au sein de
leur propre région185 ; Ou par le truchement de
l'équilibre inter-régional accordée aux ressortissants des
populations autochtones de chaque région, les possibilités
d'entrer dans les établissements de formation publique de l'Etat, afin
qu'ils représentent leurs différentes localités.
Sous cet angle, il sera question que chaque région soit
représentée non pas par des allogènes y résidant
temporairement, mais par des autochtones, c'est-à-dire les originaires
de ces régions ou des résidants permanents. Car, par ce biais,
ces régions comptent développer leurs différentes
localités et participer à la jouissance des fruits de la
croissance. Les quotas à chaque région seraient
déterminés pour assurer cette fonction.
183Le Grand Larousse Universel, 1993, p.849.
184 SONKENG DONFACK (L), « Le droit des minorités
et des peuples autochtones au Cameroun », thèse de doctorat de
droit de l'Université de Nantes Année académique 2000
À 2001, P.4
185 Le préambule de la Constitution de la
République du Cameroun du 18 janvier 1996.
88
Toujours dans ce Préambule, le législateur
consacre les droits à l'instruction et au
travail.
L'instruction, c'est l'action de former l'esprit des citoyens
par des leçons, des connaissances ; ce qui renvoi à
l'éducation et à l'enseignement qui selon la Constitution sont
des droits et devoirs impérieux de l'Etat. Il faut en effet avoir un
certain niveau d'instruction et de diplômes requis pour pouvoir
prétendre se présenter à un concours administratif.
L'instruction fait donc appel à l'école sous entendue comme un
établissement où se diffuse l'enseignement. Le Professeur Joseph
OWONA donne trois missions fondamentales de l'école républicaine
: dispenser un savoir utile au développement, préparer nos
enfants à l'intégration nationale, créer leurs conditions
d'épanouissement186.
Pour ce qui est du droit et du devoir de travailler, le
Cameroun est resté fidèle à la Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme187 qui énonce le droit au
travail de tous et la protection contre le chômage, justifiant
par-là, la philosophie de l'équilibre régional
appliquée en matière de concours administratif dans notre
pays.
On comprend que, pour travailler et pour s'instruire dans les
couches défavorisées, l'Etat doit prendre des dispositions
relatives aux quotas et aux places réservées aux candidats de
différentes régions et de rester conforme ainsi aux dispositions
du préambule de la constitution. Quelle place la constitution proprement
dite accorde à la politique de la règle de l'équilibre
régional ?
Dans la constitution elle-même, l'article 1er
(2) de la constitution du 18 janvier 1996 dispose que : « la
République du Cameroun est un Etat unitaire décentralisé.
Elle est une et indivisible, laïque, démocratique et sociale
»188
Le caractère démocratique et social pousse les
gouvernants à faire usage de la planification et des pondérations
pour préserver l'unité, l'indivisibilité et la
laïcité de la
186 Joseph OWONA cité par Linus ONANA MVONDO dans un
article intitulé « L'école républicaine et le
défi de la mondialisation » in Minso Diane Cymphorienne,
L'intégration de l'Equilibre Régional dans les
mécanismes d'accès à la fonction publique,
Université de Yaoundé II, 2010, mémoire de DEA.
187 Déclaration Universelle des Droits de l'Homme du 10
Décembre 1948, article 23, alinéas 1 à 3 :
1. Toute personne a droit au travail, au libre choix de son
travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de
travail et à la protection contre le chômage.
2. Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un
salaire égal pour un travail égal.
3. Quiconque travaille a droit à une
rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi
qu'à sa famille une existence conforme à la dignité
humaine et complétée, s'il y a lieu, par tous autres moyens de
protection sociale
188 Article 57 (3) de la constitution de 1996
89
République du Cameroun189. En tant que
nation, les citoyens forment une coopération sociale basée sur la
solidarité et le partage en commun d'un certain passé.
Ainsi, la justification de la politique de l'équilibre
régional appliqué en matière de concours administratif au
Cameroun est visible tant dans les attributs réservés au Chef de
l'Etat d'une part, que dans les compétences attribuées au
Parlement, et surtout à l'Assemblée Nationale, d'autre part.
Le Président de la République, au même
titre que dans les précédentes Constitutions, joue un rôle
très important en matière de conduite de la politique de
l'Etat190.
L'article5 (2), lui confère d'importants pouvoirs car,
il incarne l'unité et définit la politique de la
nation191.
« C'est pourquoi il est évident que dans la
définition de la politique de la nation et dans le souci de
préservation de l'unité nationale qu'il incarne, le Chef de
l'Etat veuille prendre toutes les mesures et autres décisions à
caractère intégrationnistes et conciliantes afin de contenter
tout le monde et éviter la marginalisation d'une région
quelconque. Dans cette même perspective, il serait compréhensible
que des pondérations soient effectuées en matière de
concours administratif pour l'accès aux établissements publics de
formation, pour assurer le travail et la protection contre le chômage aux
ressortissants de toutes les régions par le biais de l'accès
à la fonction publique. En outre, le Président de la
République veille à la sécurité intérieure
et extérieure de la République192. Il peut donc dans
ce cadre compte tenu de son pouvoir règlementaire193, prendre
des actes en faveur des régions défavorisées en
matière de scolarisation afin de faciliter l'accès des
ressortissants des ces régions à des écoles de formation,
donnant accès à la fonction publique pour que la paix et la
sécurité intérieure ne soient pas troublées par le
mécontentement des uns et des autres qui se sentiraient
marginalisés. »194
L'article 62 alinéa 2195 évoque
l'idée de spécialité de certaines régions. Cette
reconnaissance des intérêts propres traduit plus que l'idée
de personnalité morale ; elle
189 Minso Cymphorienne Diane, L'intégration de
l'Equilibre Régional dans les mécanismes d'accès à
la fonction publique, Université de Yaoundé II, 2010,
mémoire de DEA.
190 Constitution de la République du Cameroun
191 Article 8 alinéa 3 de la constitution de 1996
192 Article 8 alinéas 3 de la constitution de 1996
193 Section II paragraphe 1
194 Minso Cymphorienne Diane, L'intégration de
l'Equilibre Régional dans les mécanismes d'accès à
la fonction publique, Université de Yaoundé II, 2010,
mémoire de DEA.
195 « Sans préjudice des dispositions
prévues au présent titre, la loi peut tenir compte des
spécificités de certaines régions dans leur organisation
et leur fonctionnement. »
90
évoque une réalité identitaire autonome,
une projection de personnalité sociologique à distinguer du
projet national dans le cadre étatique196. Cette
spécialité concerne le développement économique, le
niveau de fonctionnaires, le nombre d'infrastructures sanitaires ou
scolaires197.
La constitution ainsi nous permet de comprendre la
réception de la règle de l'équilibre régional.
Certains textes méritent d'être examinés, devant nous
permettre de mieux cerner, la question de l'équilibre régional du
Cameroun, comme les textes internationaux.
2. LES TEXTES INTERNATIONAUX
Dans les textes internationaux, c'est depuis les années
1979 avec la convention internationale sur l'élimination de toute forme
de discrimination raciale. Il s'agit en effet des discriminations positives
meublées d'une jurisprudence abondante198.
Cette consécration juridique de l'équilibre est
également assise sur les textes internationaux. Il s'agit en effet de
:
L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et
du citoyen de 1789 qui affirmait que : « Tous les citoyens sont
également admissibles à tous les emplois publics sans autre
distinction que celle de leur capacité et de leur talent ».
Pour cette déclaration, les constituants exposaient dans un texte
solennel les droits naturels, indéniables et sacrés de l'homme.
Les auteurs lui conféraient une valeur universelle.
La déclaration de 1789 concerne tous les hommes. Pour
s'en convaincre, il suffit d'observer l'article premier de cette
déclaration qui stipule que : « Tous les hommes naissent libres et
égaux en droit et en devoir. Aussi affirme-t-elle que ces droits sont
valables en tout lieu et en tout temps.
196 OLINGA (A-D) « la régionalisation
camerounaise en chantier : acquis constitutionnels et perspectives
législatives »juris périodique IV° 55 Septembre 2003
p.91
197 Discours du Chef de l'Etat lors du Cinquantenaire à
Buéa de la Réunification, le 20 février 2014.
198 Voir convention internationale sur l'élimination de
toutes formes de discrimination raciale de 1979, notamment l'article
1er (4), voir également la très intéressante
jurisprudence de la Cour Suprême des USA inaugurée par les
arrêts Regents of University of California V.Bakke, 438 U.S 265 (1978),
United Steelworkers V Weber, 443 Us 193 (1979), et sur l'évolution
récente des tendances américaines en la matière, Note,
Affirmative Action, Anonymous (1991) 104 HAVARD LAW REVIEW, 967. Lire
également RUSEN ERGEC, « Les inégalités
compensatrices », In L'effectivité des droits fondamentaux dans les
pays de la Communauté francophone, AUPELF À UREF,
Montréal, 1994, PP.87 - 94
91
Les libertés publiques et les droits trouveront leur
dimension internationale avec la Déclaration universelle des droits de
l'homme et du citoyen du 10 Décembre 1948. Toutes les Constitutions du
monde entier y compris au Cameroun vont reprendre les dispositions contenues
dans cette Déclaration, née au lendemain de la Deuxième
Guerre Mondiale. Au Cameroun, la réception desdits droits et
libertés est faite à son préambule en ses tirets 1, 2, 3,
13, 14, 15, 16 et 18. On peut donc lui reconnaitre un caractère
constitutionnel. Aussi les textes internationaux ayant affirmé toutes
ces libertés reçues par le Préambule de la Constitution
garantissent au mieux la politique de l'équilibre pratiquée au
Cameroun en vue de rétablir le principe de la légalité et
par ricochet de l'égal accès aux emplois
publics.199
Le droit à l'éducation est consacré par
le 18e tiret du Préambule de la Constitution camerounaise du
18 janvier au terme duquel : « L'Etat assure à l'enfant le
droit à l'instruction [...] l'organisation et le contrôle de
l'enseignement à tous les degrés est un devoir impérieux
de l'enfant ». C'est un droit qui se trouve également
consacré par divers instruments internationaux des droits de l'homme
incorporé au préambule de la constitution à savoir : la
Charte africaine des droits de l'homme et des peuples ; l'article 26 de la
Déclaration universelle des droits de l'homme200. L'article 6
du pacte relatif aux droits civiques et politiques. Ensuite, l'Assemblée
générale dès 1992 a adopté la Déclaration
des droits des personnes appartenant à des minorités nationales
ou ethniques, religieuses et linguistiques.201
L'article 4 de l'alinéa 6 de cette institution
fondatrice engage les Etats à envisager les mesures appropriées
pour que les personnes appartenant à des minorités puissent
participer pleinement au progrès et au développement
économique de leur pays.
199 Le préambule de la constitution op cit
200 Article 26 :
1. Toute personne a droit à l'éducation.
L'éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne
l'enseignement élémentaire et fondamental. L'enseignement
élémentaire est obligatoire. L'enseignement technique et
professionnel doit être généralisé ; l'accès
aux études supérieures doit être ouvert en pleine
égalité à
tous en fonction de leur mérite.
2. L'éducation doit viser au plein
épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du
respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Elle doit
favoriser la compréhension, la tolérance et l'amitié entre
toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le
développement des activités des
Nations Unies pour le maintien de la paix.
3. Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le
genre d'éducation à donner à leurs enfants.
201 Déclaration universelle des droits de l'homme op
cit
92
Dans le même sillage, la convention de l'UNESCO de 1961
en matière d'enseignement précise en son article 2 que des
mesures de discrimination positives « ne sont pas considérés
comme constituant des discriminations ».202
La Cour permanente de justice internationale a
précisé que l'égalité en droit exclue toute
discrimination : l'égalité en fait peut en revanche rendre
nécessaire des traitements différents.
Ces textes nationaux et internationaux montrent que, la prise
en compte des couches défavorisées pour assurer leur
relèvement est un impératif catégorique. Dès, il
nous revient d'illustrer nos arguments par un exemple. Pour cela, nous nous
appuierons sur l'Ecole Normale Supérieure de Maroua.
2.2. : L'AFFAIRE DE L'ECOLE NORMALE SUPERIEURE DE
MAROUA
« Nous avons besoin les uns des autres comme des
partenaires qui s'engagent ensemble dans des modes de vie ayant leur valeur en
eux-mêmes ,
· que les autres réussissent et soient heureux
est nécessaire à notre propre bien ,
· leur bien et le
nôtre sont complémentaires.203 »
Cette solidarité évoquée par John Rawls
nous permet d'analyser l'affaire de l'Ecole Normale Supérieure de
Maroua; ayant spécialement trait à l'égal accès
à la fonction publique qui, dans une conception camerounaise renvoi
à l'équilibre des régions camerounaises
Le Ministre de l'Enseignement Supérieur publiait, le 18
décembre 2008, une liste additive d'admis au concours d'entrée
à l'Ecole Normale Supérieure de Maroua. L'on devrait parler de
« la » liste additive, car cette liste additive du 18 décembre
2008 n'était plus une liste additive banale. Elle répondait
à une demande sociale insistante et assortie de manifestations et de
projets de manifestations de plus en plus inquiétantes des élites
et élus des trois régions septentrionales du Cameroun, souvent
désignées comme le « Grand Nord ». La publication de
cette liste était aussi la condition posée par les élites
et élus du septentrion pour mettre fin à leurs manifestations.
Cette publication avait donné satisfaction aux
élites des régions concernées qui exigeaient 1420 places
supplémentaires représentant un quota de 60% des places pour
les
202 Convention de l'UNESCO en matière d'enseignement 1961
article 2
203 John Rawls, Théorie de la justice, p. 566.
93
candidats originaires de cette partie du pays, alors que 760
places leur avaient été accordées sur les 2254
initialement attribuées. Avec 855 candidats de plus, dont la
quasi-totalité des candidats du Grand Nord.
La publication de la liste additive apparaissait comme une
réponse aux demandes des élites du Grand Nord visant à
corriger les injustices historiques dont ces régions sont victimes sur
le terrain de la mise en oeuvre du droit à l'éducation. Mieux
qu'une réponse à un « chantage » (a-t-on jamais vu la
victime d'un chantage offrir plus qu'il n'a été demandé?),
il s'agissait assurément d'une réponse politique à la
demande sociale légitimement exprimée par les élites et
élus du Grand Nord, à la suite de la publication des
résultats du concours d'entrée à l'Ecole Normale
Supérieure de Maroua.
C'est dire qu'en plus du problème de l'abandon de poste
par des enseignants originaires des régions méridionales, les
candidats du Grand Nord à la fonction d'enseignant ont souffert de
l'éloignement du lieu de formation des formateurs. De sorte que le droit
à l'éducation que l'Etat garantit à tous les citoyens de
l'un et l'autre sexe au même titre que les autres droits et
libertés énumérés au préambule de la
Constitution était largement nominal ou formel pour les filles et fils
de ces régions. Les élites des régions concernées
étaient par conséquent fondées à demander, voire
à exiger que le droit à l'éducation qui est peu ou prou
réel pour les habitants des sept autres régions du pays, devienne
aussi une réalité tangible pour les trois régions dites du
«Grand Nord ».
Mais, une question demeure : en quoi le «Grand Nord»
serait-il une minorité alors qu'il compte parmi les trois grand
complexes ethniques du Cameroun ? La réponse est pourtant affirmative.
Des grands groupes ou des groupes majoritaires peuvent en effet être
socialement et économiquement ou politiquement
désavantagés, ce qui en fait des groupes « minorisés
»204. Dès lors, sous l'angle de la sociologie de la
représentation, et en dépit du fait qu'elles constituent des
composantes des grands «complexes ethniques» du
Cameroun du point de vue numérique, les communautés composant les
trois Régions septentrionales du Cameroun peuvent être
considérées comme « minorisées »
c'est-à-dire vulnérables. Elles sont de ce fait éligibles
aux protections comparables à celles des minorités, en raison de
leur fragilité, résultat des retards enregistrés dans la
scolarisation de ces parties du pays.
204 Woehrling, (J), « Les trois dimensions de la
protection des minorités en droit constitutionnelle comparé
», Les journées mexicaines de l'association Henri Capitant
(2002) ; Les minorités, revue de droit, Université Sherbrooke
(R.D.U.S), 2003, p. 96.
94
De ce fait, elles sont naturellement éligibles à
la protection des minorités prévue dans le deuxième tiret
du préambule de la Constitution du 18 janvier 1996. Il ne s'agit pas
d'une option arbitrairement choisie par le Cameroun, car la protection des
minorités ainsi consacrée n'est que la mise en oeuvre « de
nouveaux droits que notre époque appelle », selon la
formule de Nicolas Sarkozy. Dès 1992, l'Assemblée
Générale de l'Organisation des Nations Unies a adopté la
Déclaration des droits des personnes appartenant à des
minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques,
L'alinéa 5 de l'article 4 de cet instrument fondateur engage les Etats
à « envisager des mesures appropriées pour que les personnes
appartenant à des minorités puissent participer pleinement au
progrès et au développement économiques de leur pays
». Plus récemment, la Charte africaine de la démocratie, des
élections et de la gouvernance adoptée le 31 janvier 2007 oblige
les Etats membres de l'Union africaine à adopter « des mesures
législatives et administratives pour garantir les droits des femmes, des
minorités ethniques, des migrants et des personnes vivant avec un
handicap, des réfugiés et des personnes déplacée et
de tout autre groupe social, marginalité et vulnérable ». Du
point de vue de la scolarisation, les trois régions septentrionales sont
indubitablement des communautés minorisées, marginalisées
et vulnérables. A ce titre, elles sont éligibles à toutes
les mesures prescrites en vue de la protection des minorités.
En réponse à ceux qui parlent de discrimination
ou de violation du principe d'égalité ou à
l'institutionnalisation des discriminations, l'alinéa 3 de l'article 8
de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des personnes
appartenant à des minorités pose clairement que « les
mesures prises par les Etats afin de garantir la jouissance effective, des
droits énoncés par la présente déclaration ne
doivent pas à priori être considérées comme
contraires au principe de l'égalité contenu dans la
Déclaration universelle des droits de l'homme. » Dans le
domaine spécifique de l'éducation, la Convention de l'UNESCO en
matière d'enseignement de 1961 précise en son article 2 que des
mesures, de discrimination positive « ne sont pas
considérées comme constituant des discriminations ». A
plusieurs reprises, la jurisprudence du Comité des droits de l'homme des
Nations Unies a aussi indiqué que la jouissance des droits et des
libertés dans des conditions d'égalité n'implique pas,
dans tous les cas, un traitement identique.
En réalité, les mesures dérogatoires
qu'un Etat peut être amené à prendre afin de
protéger les droits des minorités sont analysées comme un
moyen de concrétiser le principe d'égalité,
c'est-à-dire une manière d'approfondir l'égalité,
en passant de l'égalité abstraite à
l'égalité réelle. C'est en ce sens que, dès 1935,
la Cour permanente
95
de justice internationale a précisé que
« l'égalité en droit exclut toute discrimination :
l'égalité en fait peut en revanche, rendre nécessaire des
traitements différents en vue d'arriver à un résultat qui
établisse l'équilibre entre des situations différentes. On
peut facilement imaginer des cas dans lequel un traitement égal de la
majorité et de la minorité, dont la condition et les besoins sont
différents, aboutirait à une égalité de fait.
L'égalité entre majoritaires et minoritaires doit être une
égalité effective, réelle »205.
Ces mesures peuvent à première vue
paraître choquantes, il faut en convenir. Mais comme l'observe
pertinemment Ronald Dworkin, si «des critères explicitement
liés à la race sont déplaisants [...] c'est certainement
parce que les réalités sociales que combattent ces programmes
sont plus déplaisants encore206 ».
L'augmentation du nombre de places des candidats des
régions septentrionales du pays améliorera la formation
secondaire des filles et fils de ces régions et réduira à
long terme le sentiment de frustration et d'injustice dans ces
communautés. En permettant à une plus grande proportion des fils
de ces régions de s'épanouir et de participer plus efficacement
à la vie nationale par la mise en oeuvre effective du droit à
l'éducation, le développement du pays tout entier s'en trouvera
accéléré. Il y va donc du développement
équitable de l'ensemble du pays, mais aussi de la paix sociale et de la
préservation de l'intégrité du territoire nationale.
L'alinéa 3 de l'article 8 de la Charte africaine de la
démocratie, des élections et de la gouvernance souligne en effet
que, loin de contrarier la démocratie, le respect de la diversité
ethnique, culturelle et religieuse contribue au renforcement de la
démocratie207. Pour ce qui est de la préservation de
la République, en pastichant Luc Sindjoun, l'on retiendra que dans une
société multiculturelle, c'est seulement si des droits
fondamentaux comme l'accès à l'éducation sont constamment
déniés aux minorités que celle-ci se sentiront exclues,
victimes de discrimination et cesseront de manifester leur allégeance
à l'Etat208.
La situation relative aux quotas dans les grandes
écoles et dans les postes administratifs, à défaut
d'être un débat en coulisse, des cas comme celui de l'Ecole
Normale
205 Voir cours permanent de justice internationale, affaire
des écoles militaires albanaises, arrêt de 6 avril 1935, REC,
série A/B, N° 64, p. 19.
206 Dworkin, (R), Une question de principe, Pouf,
COL. « Recherche politique », 1996, Edition originale 1985, p. 370
207 Mouangue Kobila (J), « Une réponse juridiquement
fondée »,
bonabéri.com. 21 juin 2012. 16
h30mn.
208 Sindjoun (L), « La démocratie plurale est-elle
soluble dans le pluralisme culturel ? Elément pour une discussion
politiste de la démocratie dans les sociétés plurales
», in : Organisation internationale de la francophonie/The Commonwealth,
Démocraties et Sociétés plurielles, Séminaire
conjoint Francophonie À Commonwealth, Yaoundé 24-26 janvier 2000,
p. 25.
96
Supérieure de Maroua sont là pour montrer que la
politique de l'équilibre régional épouse bien les contours
de la juste égalité des chances, tout en justifiant
l'efficacité de la philosophie politique.
CHAPITRE VI : LA PERTINENCE DES PRINCIPES RAWLSIENS
DE LA JUSTICE
Examiner la pertinence d'un principe, c'est se demander en quoi
il est efficace.
Rawls lui-même, désireux de léguer
à la postérité, une philosophie politique pratique,
soulignait déjà que, pour que la justice ait effet, il ne suffit
pas que les acteurs se placent dans une situation équitable au
départ ; il y faut ajouter, la coordination de leurs actions, la
stabilité de celles-ci et des institutions devant les aménager et
enfin, l'efficacité qui se rassure que les positions prises permettront
de réaliser les buts fixés.
Un tel programme relève finalement que, un discours est
efficace lorsqu'il est visible sur le terrain par une prise de conscience des
acteurs sociaux et par les résultats qui sont obtenus. Tout discours
n'est valable que s'il apporte des changements notoires.
Cette idée d'efficacité était
déjà entretenue d'une façon diffuse et larvée par
Socrate qui, se faisant le champion du dieu, soulignait qu'il avait reçu
mandat de lui de transformer la vie de ses concitoyens, dusse-t-il mettre sa
vie en danger209. Ainsi, le discours philosophique reste un «
discours sur le quotidien210 » ; ce qui l'expose à la
vérification de son efficacité, de son impact dans
l'évolution et le changement des moeurs des individus.
A travers la politique de l'équilibre régional,
illustrée dans le cas de l'Ecole Normale Supérieure de Maroua en
2008, c'est la traduction de l'intérêt porté à la
réalisation de la justice sociale. Ce qui justifie l'efficacité
du principe de juste égalité des chances. En effet, la politique
d'équilibre régional traduit l'idée de facilitation
d'accès à la fonction publique des catégories sociales
supposées les plus défavorisées. Cet intérêt
pour les couches défavorisées, justifiant l'efficacité du
principe de la juste égalité des chances peut être
observée sur la réduction des inégalités sociales.
Il restera alors de relever les efforts qu'il reste à fournir.
97
209 Platon, Apologie de Socrate, Flammarion, section
XVII.
210 Emprunt fait à l'ouvrage d'Ebénezer
Njoh-Mouellé.
98
1. L'APPRECIATION DES RESULTATS SUR LE
TERRAIN
L'efficacité justement du principe de juste
égalité des chances est visible dans le souci des politiques de
rétablir des conditions justes d'accès aux positions sociales, en
neutralisant les différences d'origine sociale, religieuses ou
ethniques. Pour mieux le comprendre, nous allons examiner la juste
égalité des chances qui se manifeste dans l'accès aux
concours administratifs et les résultats sur le terrain.
1.1. : LA JUSTE EGALITE DES CHANCES ET L'ACCES AUX
CONCOURS
ADMINISTRATIFS
Si nous combinons les deux volets du principe, à savoir
la juste égalité des chances et la priorité aux moins
représentatifs dans les concours administratifs, cela conduit à
donner plus de chances à ceux qui en ont le moins. Les motivations de
l'équilibre régional ont été expliqué
(chapitre cinquième). Il a été question de prendre en
compte les retards observés dans l'accès des couches
défavorisés aux emplois organisés par la fonction publique
camerounaise. En effet, la notion de juste égalité des chances,
part du constat que la structure de base dans tout le pays n'est pas
organisée de la même manière.
Ce retard structurel a donc un impact sur l'équilibre
des forces représentatives au sein de l'administration. Ainsi, tenir
compte des plus défavorisés ne relève plus de
l'égalité mais de la juste égalité. Car,
l'égalité en elle-même est contraire à des
préférences dues au relèvement des couches fragiles. La
juste égalité des chance permet ainsi de contourner cet handicap
en ouvrant les concours administratifs et en octroyant un quota de
préférence à ces zones dont le nombre d'autochtones ayant
accédé à la fonction publique est faible. Le fait
d'adopter la règle de l'équilibre régional et de lui
donner une consécration permet de rendre compte de l'efficacité
de la théorie de John Rawls. Ainsi, on augmente non seulement des
fonctionnaires, mais on accentue la construction des infrastructures scolaires
et sanitaires.
Si on se réfère aux statistiques de l'Unicef,
illustrant l'état de scolarisation dans l'éducation de base au
Cameroun, on peut observer ceci :
99
Année
|
Secteur
|
Pourcentage %
|
2007-2011
|
Urbain
|
90
|
2007-2011
|
Rural
|
71
|
Source :
http://www.unicef.org/french/infobycountry/cameroon
statistics.html
Ce tableau de l'UNICEF montre les écarts existant dans
la fréquentation des classes en milieu urbain et rural. C'est face
à un tel écart que les politiques s'organisent pour donner la
possibilité aux populations vivant dans les zones reculées des
moyens d'amélioration des conditions de vie (électricité,
bitumage et reprofilage des routes), l'affectation des enseignants et leur
dotation en matériel de travail.
Cette politique garantit non seulement la stabilité des
institutions, mais permet la paix
sociale.
L'adjonction juste égalité des chances et
équilibre régional a sans doute un impact visible sur le terrain.
Il nous revient de relever certains faits attestant encore de cette
efficacité sur le terrain.
1.2. : D'AUTRES RESULTATS SUR LE TERRAIN
A travers l'exemple de l'Ecole Normale Supérieure de
Maroua, nous avons eu la preuve matérielle, de la pertinence des
principes rawlsiens de la justice. Ainsi, l'amélioration des conditions
de vie des populations et surtout des couches défavorisées peut
être visible à travers de nombreuses réalisations.
En effet, de nombreux domaines comme celui de la santé,
de l'éducation connaissent des améliorations quantitatives et
qualitatives. C'est ce qui ressort des chiffres donnés par le
Président de la République, lors de son allocution à
l'occasion de la célébration du Cinquantenaire de la
Réunification à Buéa.
« Construire la nation camerounaise, c'était
permettre à chacun de recevoir une éducation assurant
l'égalité des chances. Au moment de l'indépendance et de
la réunification, c'est-à-dire, après soixante dix ans
d'occupation étrangère, 3% des Camerounais étaient
scolarisés ; il n'y avait pas une seule
université.
100
Aujourd'hui, notre taux de scolarisation, selon l'UNICEF, est
de 90%. Nous avons construit 15123 écoles primaires, 2413
collèges et lycées. Et aujourd'hui nous avons bâti huit
universités d'Etat réparties à travers le territoire
national.
Construire la nation camerounaise, c'était donner
à tous l'accès aux services de santé. Au moment de
l'indépendance et de la réunification, on comptait au total 555
formations sanitaires. A ce jour, nous disposons de 2260 formations sanitaires
publiques dont 4 hôpitaux généraux, 3 hôpitaux
centraux, 14 hôpitaux régionaux, 164 hôpitaux de district,
155 centres médicaux d'arrondissement et 1920 centres de santé
intégrés. Je note en passant que l'espérance de vie qui
était de 40 ans en 1960 est passée à 52 ans
actuellement.
Construire la nation camerounaise, c'était
désenclaver le pays et l'ouvrir vers l'extérieur. A
l'indépendance et à la réunification, notre réseau
routier comportait 621 km de voies bitumées. Aujourd'hui, le peuple
camerounais dispose de 250 000 km de routes dont près de 5200 km
bitumées, de 21 aéroports dont 4 internationaux, d'un port
fluvial et de trois ports maritimes. Le port de Douala est le plus important de
la CEMAC. »
Ce qu'on retient de ce fragment du Discours de Buéa,
c'est l'intérêt à l'amélioration des conditions de
vie des populations. Cette amélioration passe par l'augmentation
d'infrastructures basiques. L'effet induit, c'est la garantie du
bien-être de l'homme. Ainsi, pour que la liberté s'exprime, pour
que les citoyens puissent jouir de leurs droits et assumer leurs devoirs, le
cadre de vie et les conditions d'existence sont nécessaires. Ils
constituent même d'ailleurs la priorité.
Les résultats présentés
matérialisent les efforts des structures de bases à tenir compte
des couches défavorisées. Comme on peut s'en rendre compte, c'est
l'Etat qui a vocation à assurer la stabilité de ses institutions
et la sécurité sociale.
A la lecture de ces résultats, il ressort que, pour
atteindre le stade de société bien ordonnée et
décente211 dans l'entendement de John Rawls, des efforts
doivent être fournis.
Précisons néanmoins qu'une société
bien ordonnée est un type de société qui favorise le bien
de ses membres. Dans une telle société, tout le monde accepte les
principes de la
211 Rawls exprime lorsqu'il définit l'idée
normative de la décence: « un peuple décent doit honorer les
lois de la paix; son système juridique doit respecter les droits de
l'homme et imposer des devoirs et obligations à toutes les personnes se
trouvant sur son territoire. Son système juridique doit se conformer
à une idée de la justice visant le bien commun qui prenne en
compte ce qu'elle tient pour les intérêts fondamentaux de toutes
les personnes de la société...» John Rawls, Paix et
démocratie, p. 76.
101
justice avec les institutions de base qui y satisfont. Dans
l'esprit de Rawls, les Etats africains et certains Etats occidentaux ne
constituent pas des sociétés ordonnées212.
Elles ne font pas encore l'expérience du triptyque des
sociétés démocratiques modernes : démocratie,
droits de l'homme et état de droit.
Même si de nombreux Etats africains ne peuvent pas encore
rentrer dans la catégorie de société bien ordonnée,
il reste que, pour le faire, ils doivent fournir des efforts.
212 Bipungu Victor-David MBUYI, « La
multiculturalité de la Société des peuples :
éthique et géopolitique d'une utopie réaliste. Le cas de
l'Afrique », Thèse présentée à la
Faculté des études supérieures de l'Université de
Montréal en vue de l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph. D.)
en Philosophie, Février 2013
102
2 : LES EFFORTS QU'INSPIRENT LES PRINCIPES RAWLSIENS DE
LA
JUSTICE
En fondant sa théorie politique, John Rawls voulait
qu'elle remplace la doctrine utilitariste et toutes les formes de doctrine
morale.
Au chapitre V de notre mémoire, nous avons montré
ce que les structures de base font pour tendre vers plus de justice sociale.
Mais, la tâche étant inachevée, des défis s'imposent
pour être relevés.
C'est pour relever ces défis, que nous trouvons judicieux
de souligner l'intérêt qu'il y a à s'approprier les
principes rawlsiens de la justice, tout en dégageant les conditions
d'intégration dans la société bien ordonnée.
2.1. : L'INTERET DES PRINCIPES DE LA JUSTICE DE JOHN
RAWLS POUR
INTEGRER LA SOCIETE DES PEUPLES
Une société bien ordonnée est un type de
société qui favorise le bien de ses membres. Dans une telle
société, tout le monde accepte les principes de la justice avec
les institutions de base qui y satisfont.
Dans The Law of People, publié en 1993, Rawls
relance son idée d'un nouvel universalisme, mais cette fois-ci un
universalisme dit en portée, lequel tient compte de la diversité
des peuples. D'où la distinction entre, d'une part, les
sociétés libérales et celles hiérarchiques
décentes, considérées comme des sociétés
bien ordonnées, et d'autre part, les autres dites hors-la-loi,
entravées et des absolutismes bienveillants. Mais seules les
sociétés bien ordonnées, c'est-à-dire
libérales et hiérarchiques décentes, constituent selon lui
le cadre pertinent pour la coopération équitable entre peuples ou
mieux pour former la Société des peuples. Elles sont les
seules à être représentées dans la position
originelle supérieure comme des membres égaux. C'est ce qu'il
convient de traduire par l'expression « modélisation
limitée de l'égalité », qui fonde la limitation
de l'universalisme égalitaire de Rawls.
103
C'est pourquoi, nous estimons qu'il il y a un défi
à sortir de la liste des « peuples non libéraux et non
décents 213».
Pour que cela soit dans l'ordre des possibilités, il faut
intégrer certaines conditions.
2.2 : LES CONDITIONS D'INTEGRATION DANS LA « SOCIETE
BIEN
ORDONNEE »
Le défi, nous venons de le voir, c'est de sortir de la
liste des Etats « non décents ». Pour cela, il serait heureux
d'instaurer une politique de protection sociale capable de créer un
sentiment d'appartenance à une même entité nationale et
ainsi participer à la consolidation de la croissance. En plus de ce qui
a été fait, il faudrait :
- Substituer au système actuel d'insertion sociale
responsable du chômage endémique, une politique
d'intégration pour permettre à tous les citoyens camerounais
d'apporter leur contribution à l'oeuvre de construction nationale ;
- Entreprendre le désenclavement de toutes les
régions à travers le bitumage des routes pour faciliter les
déplacements des camerounais particulièrement ceux des zones
rurales, et l'écoulement de leurs produits vers les marchés des
différentes centres urbains ;
-Revaloriser le pouvoir d'achat des camerounais par le
relèvement du SMIG actuel dont, le montant de 28 216 FCFA n'honore pas
notre pays, et d'autre part rétablir les salaires des personnels civils
de la Fonction Publique à leur niveau de novembre 1992 tout en prenant
soin de les arrimer au coût réel de la vie ;
- Etendre les infrastructures d'approvisionnement en eau et en
électricité à toutes les localités du Cameroun,
particulièrement dans les zones rurales ;
-Engager la refondation du système éducatif
camerounais en vue de son adaptation aussi bien aux réalités de
notre environnement (aux grandes zones écologiques) qu'aux exigences et
enjeux du monde moderne. Ce qui permettra de mettre définitivement fin
au curieux phénomène de diplômés non
qualifiés qui n'a cessé de compromettre les chances
d'accès de nombreux jeunes à l'emploi.
213 Bipungu Victor-David MBUYI, op. cit., p. 16
104
Par ailleurs, grâce à la rationalisation de
l'appareil de prélèvement fiscal (la majorité des niches
fiscales dans tous les secteurs même non structurés alimentent le
trésor public), l'Etat dispose désormais des bases et
suffisamment de moyens pour l'élaboration et la promotion d'un
système de sécurité sociale moderne pour tous les
camerounais. Le système de sécurité sociale ainsi
innové pourrait permettre à l'Etat de garantir à tous ses
citoyens (les personnes du 3e âge, en situation de
chômage ou en extrême précarité) la majorité
des droits fondamentaux, de manière à assurer une redistribution
équitable des fruits de la croissance.
Ces efforts, qui devraient permettre à l' Etat
d'occuper une place dans la liste des Etats rawlsiens, montrent que, les
principes rawlsiens de la justice, certes critiquables, contribuent
néanmoins à la responsabilisation des Etats et des structures de
bases de faible ampleur ; et, c'est en cela que son apport à la
postérité philosophique est indéniable.
105
CONCLUSION GENERALE
Nous voici parvenus au terme d'une recherche dont l'objectif
était de mettre en lumière les principes de la justice dans la
Théorie de la justice de John Rawls. Il était exactement
question de présenter les principes de la justice chez Rawls et de
montrer comment ceux-ci peuvent être réceptionnés pour
améliorer le cadre de vie des individus et le statut démocratique
des Etats.
Le problème majeur portait sur les possibilités
d'effectivité et d'applicabilité des principes de la justice,
définis sous le « voile d'ignorance » par les partenaires, une
fois rentrés dans la vie civile.
Six chapitres regroupés en trois grandes parties ont
constitué l'ossature de notre dissertation et ont permis à notre
effort réflexif de trouver réponses aux questions posées.
La première partie a abordé, la conception rawlsienne de la
justice. La deuxième partie a été consacrée
à l'examen des problèmes lies à la conception rawlsienne
de la justice. Quant à la dernière partie, elle a
constitué l'aboutissement de notre réflexion en faisant ressortir
la particularité et l'actualité de la conception rawlsienne de la
justice à travers un examen textuel de la politique de
l'équilibre régional.
Il ressort de ce mémoire que John Rawls a défini
des principes de la justice qui s'appuient sur une situation
hypothétique, le « voile d'ignorance ». Ces principes de la
justice sont : l'octroi et la garantie des libertés (de base surtout),
la juste égalité des chances et l'acceptation des
inégalités lorsque celles-ci peuvent contribuer à relever
le niveau des plus désavantagés.
Ces principes ne sont applicables et effectifs que si les
partenaires conservent les mêmes attitudes, les mêmes
sincérités, aménagés sous le « voile
d'ignorance ».
Or, en analysant la psychologie humaine, nous avons
relevé que cette effectivité était mise à rude
épreuve. Cette difficulté à rendre applicable cette
justice est redevable aux contrariétés de la vie sociale, aux
changements de comportements des individus.
106
Ce qui replacerait la justice rawlsienne au même niveau
que celle de ses prédécesseurs.
Néanmoins, nous avons souligné la pertinence des
travaux de John Rawls car, il invite à être constamment vigilants
et à définir ce qui est prioritaire pour le bien-être de
l'individu. Ce bien-être repose sur la garantie et l'octroi des
libertés de base à tous, et sur la solidarité qui voudrait
qu'on s'oublie pour aider les défavorisés. Sur ce dernier point,
nous nous sommes appuyés sur la règle de l'équilibre
régional et certains résultats sur le terrain.
Dans un contexte où le culte du moi et l'exacerbation
des fractures sociales deviennent de plus en plus criards, la philosophie
politique de John Rawls apparait comme une invite à plus d'humanisme.
C'est ce qui justifie son actualité: cette actualité est due aux
phénomènes d'injustices qui sont le lot quotidien des hommes et
qui appellent à une réflexion permanente sur la justice. Cette
actualité est due aussi à l'intérêt porté
à la règle de l'équilibre régional dont la
finalité est de créer une coopération solidaire en
relevant le niveau infrastructurel des minorités. Ce qui nous a permis
de souligner que les principes rawlsiens de la justice sont efficients,
effectifs et efficaces.
Ainsi, à la question de savoir pour qui sont
instituées et institutionnalisées les pratiques politiques, les
idées morales et philosophiques, Ralws nous invite à
répondre aujourd'hui. La réponse n'est pas toujours
évidente de dire que c'est pour l'individu. Car le constat des
inégalités, la pauvreté matérielle, l'absence
d'infrastructures culturelles et éducatives montrent que le
bien-être de l'individu n'est pas toujours au centre des
préoccupations.
L'appel à la prise en compte des principes de la
justice dans la vie quotidienne montre que, les efforts, tels que nous les
avons relevés, sont certes louables, mais insuffisants. Car, tant que
les libertés ne seront pas totalement acquises, tant que des gens seront
incapables de se soigner, tant que les jeunes seront dans le chômage,
tant que des femmes auront des difficultés à accoucher dans des
conditions décentes, tant que les agriculteurs ne pourront pas
écouler leurs produits du fait de l'absence des routes et de leur
état délabré, alors, relire sans cesse John Rawls ne
serait jamais de trop.
S'il y a un défi qui est lancé à la fin
de ce travail, c'est celui qui interpelle, chaque personne, chaque responsable,
chacun à son niveau, à placer la justice au centre de ses
préoccupations et à faire siens les principes de la justice de
John Rawls.
107
BIBLIOGRAPHIE
I.OUVRAGES DE JOHN RAWLS
- A Theory of justice, Harvard University Press,
1971, trad. française par Catherine AUDARD, Théorie de la
justice, Paris, Seuil, 1987.
- Political Liberalism, Columbia University Press,
1993, trad. française par Catherine AUDARD, Libéralisme
politique, Paris, PUF, 1995.
- Justice as Fairness: A Restatement, Harvard
University Press, 2001, trad. française par Bertrand GUILLARME, La
justice comme équité. Une reformulation de théorie de la
justice, Paris, La Découverte, 2003.
- Justice et démocratie, trad.
française par Catherine AUDARD, Paris, Seuil, 2009.
II.OUVRAGES ET ARTICLES SUR JOHN RAWLS
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justice sociale : autour de John Rawls, Paris, Seuil, 1988.
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Démocratie. La philosophie politique de John Rawls », dans
Bulletin de Littérature Ecclésiastique, n°1,
(janvier-mars 2003), 43-60.
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- LADRIERE (J.), et VAN PARIJS (P.), Fondements d'une
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- MBONDA, (E.-M.), John Rawls : Droits de l'homme et
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- MUNOZ DARDE (V.), Le libéralisme égalitaire de
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108
- PICAVET, (E.), Théorie de la justice,
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2001.
- RICOEUR, (P.), « John Rawls : de l'autonomie morale
à la fiction du contrat social », dans Revue de Métaphysique
et de Morale, n° 3 (Juillet-Septembre 1990)
- VAN PARIJS, (P.), Qu'est-ce qu'une société
juste, Paris, Seuil, 1991.
III.AUTRES OUVRAGES CONSULTES :
- ALTHUSSER, (L.), Textes Choisis de Feuerbach, in
OLOUM, (C.), Le procès des « marottes » et le statut de
l'individu dans l'Unique et sa propriété de Max Stirner,
mémoire, ENS/Yaoundé, 1993-1994
- ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, trad. par
Richard Bodeüs, Paris, Flammarion, 1994.
- AUDARD, (C.) Qu'est-ce que le libéralisme ?
Ethique, politique et société, Paris, Gallimard, 2009.
- BERLIN, (I.), Éloge de la liberté,
Calmann-Lévy, 1988.
- FEUERBACH, (L.), La philosophie de l'avenir, in
OLOUM, (C.), Le procès des « marottes » et le statut de
l'individu dans l'Unique et sa propriété de Max Stirner,
mémoire, ENS/Yaoundé, 1993-1994.
- GENSLER, (H. J.), Questions d'éthique, une
approche raisonnée de quelques perspectives contemporaines, trad.
Marie-Claude Desorcy, Cheneliere/McGraw-Hill, Montreal/Toronto, 2002.
- HEGEL, (G. W. F.), Principes de la philosophie du
droit, trad. A. Kaan, Idées, Gallimard, 1940.
- HOMAYOON ARFAZADEH, Ordre public et arbitrage
international à l'épreuve de la mondialisation, LGDJ,
2005.
- KYMLICKA, (W.), Les théories de la justice : une
introduction. Libéraux, utilitaristes, libertariens, marxistes,
communautariens, féministes, trad. Marc Saint-Upéry, Paris,
La Découverte, 2003.
- MARX, (K.), Manuscrits de 1844, trad. Bohigelli,
Paris, éd. Sociales, 1972.
109
- MARX/ENGELS, L'idéologie Allemande, Paris,
éd. Sociales, 1976.
- MORE, (Th.), L'Utopie, (1516), trad. française
par Victor Stouvenel, 1842.
- NLEP (R.G), « L'Administration publique camerounaise -
contribution à l'étude
des systèmes africains d'administration
publique», Edition GONIDEC, 1986
- NOZICK, (R.), Anarchie, Etat et utopie, Paris, PUF,
1988.
- OTTABAH, (C.), Réflexions sur la traite et
l'esclavage des nègres, éd. La
Découverte, Paris, 2009
- PLATON, La République,
trad. et notes par Robert Bacon, Paris, GF
Flammarion,
1966.
- RICOEUR (P.), Le Juste, Paris, Esprit, 1995.
- ROUSSEAU (J.-J.), Discours sur l'origine et les fondements
de l'inégalité parmi
les hommes, Paris, Gallimard, 1979.
-Du contrat social (1762), Hatier, Coll. « Les
classiques de la
philosophie », 1999
- SANDEL, (M.), Le Libéralisme et les limites de la
justice sociale, trad. J.-F. Spitz, Paris, Seuil, 1999.
- STIRNER (M.), L'Unique et sa propriété,
trad. R-L. Reclaire, éd. Stock, 1978.
- TOCQUEVILLE, (Alexis de), (1835), De la démocratie
en Amérique, (extraits) - WALZER, (M.), Sphères de
justice, Paris, Seuil, 1997.
- WEIL, (E.), Hegel et l'Etat, éd. Jean Vrin,
1985.
IV. DICTIONNAIRES ET ENCYCLOPEDIES:
- Encyclopédie universalis, T. 18, Paris, PUF,
1985.
- JACOB, (A.), (dir.), Encyclopédie philosophique
universelle, T. 6, Paris, PUF, octobre 1998.
- LALANDE, (A.), Vocabulaire technique et critique de la
philosophie (5ème édition), Paris, PUF, 1999.
V. ARTICLES ET REVUES:
- DWORKIN, « What is Equality ? Part 1 : Equality of
welfare ; Part 2 : Equality of Resources », Philosophy and Public
Affairs, 10, 185-246 et « What is Equality ? Part 2 : Equality of
Resources » Philosophy and Public Affairs, 10, 283-345.
110
- NGA BEYEME, (C.), « Droit et éthique des
droits de l'homme », Revue africaine des sciences juridiques,
Université de Yaoundé II, Vol. 8, N° 2, 2011.
- OWONA (J.) cité par Linus ONANA MVONDO, «
L'école républicaine et le défi de la mondialisation
», in MINSO, (C. D.), L'intégration de l'Equilibre
Régional dans les mécanismes d'accès à la fonction
publique, mémoire de DEA, Université de Yaoundé II,
2010.
- ROEMER, (J.), « Equality of Resources Implies Equality
of Welfare », The Quarterly Journal of Economics, vol.101, n°4
(Nov., 1986).
- RUSEN ERGEC, « Les inégalités
compensatrices », in L'effectivité des droits fondamentaux
dans les pays de la Communauté francophone, AUPELF À UREF,
Montréal, 1994.
- SINDJOUN (L), « La démocratie plurale
est-elle soluble dans le pluralisme culturel ? Elément pour une
discussion politiste de la démocratie dans les sociétés
plurales », in Organisation internationale de la francophonie/The
Commonwealth, Démocraties et Sociétés plurielles,
Séminaire conjoint Francophonie À Commonwealth, Yaoundé
2426 janvier 2000.
- WOEHRLING, (J), « Les trois dimensions de la
protection des minorités en droit constitutionnelle comparé
» in Les journées mexicaines de l'association Henri Capitant
(2002).
- ZA'ABE, (J.), « Fondements philosophiques des
droits de l'homme », Les publications du Conseil scientifique, p. 34.
Cité in Revue africaine des sciences juridiques et politiques,
Université de Yaoundé II, vol.8, n° 2, 2011, p. 92.
VI. MEMOIRE ET THESE
- BIPUNGU, (Victor-David MBUYI), La
multiculturalité de la Société des peuples :
éthique et géopolitique d'une utopie réaliste. Le cas de
l'Afrique, Thèse présentée à la Faculté
des études supérieures de l'Université de Montréal
en vue de l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph. D.) en Philosophie,
Février 2013.
111
- MATIGI, (A.M) « La problématique de la
politique de l'équilibre régional au Cameroun à l'heure de
la démocratie pluraliste » mémoire de DEA de Droit
Public de Yaoundé II, 1998/1999.
- MINSO, (C. D.), L'intégration de l'Equilibre
Régional dans les mécanismes d'accès à la fonction
publique, mémoire de DEA, Université de Yaoundé II,
2010.
- OLOUM, (C.), Le procès des « marottes » et
le statut de l'individu dans l'Unique et sa propriété de Max
Stirner, mémoire, ENS/Yaoundé, 1993-1994
VII. WEBOGRAPHIE ET AUTRES TEXTES
- BIYA (P.), Discours lors du Cinquantenaire de la
Réunification, le 20 février 2014 à Buéa.
- Convention internationale sur l'élimination de toutes
formes de discrimination raciale de 1979
- Convention de l'UNESCO en matière d'enseignement de
1961.
- Déclaration universelle des droits de l'homme du 10
décembre 1948.
-
http://www.unicef.org/french/infobycountry/cameroon_statistics.html
- Loi constitutionnelle du 18 janvier 1996 du Cameroun.
- MOUANGUE KOBILA (J), « Une réponse
juridiquement fondée »,
Bonabéri.com,
21Juin 2012.
112
TABLE DES MATIERES
Dédicace i
Remerciements ii
Résumé iii
Abstract iv
Introduction générale 1
Première partie : La conception rawlsienne de la
justice 5
Chapitre I : Les modalités d'élaboration des
principes de la justice chez John Rawls ..6
1 : Les conceptions philosophiques de la justice 7
1.1. La conception ancienne de la justice : la justice comme
harmonie 7
1.2. La conception conséquentialiste de la justice 10
2. : Les préalables rawlsiens d'implementation des
principes de la justice 13
2. 1. : Les critères de la coopération sociale et
les facultés morales des
individus
|
13
|
2. 1. 1. Les critères de la coopération sociale
|
.13
|
2. 1. 2. Les facultés morales des individus
|
.14
|
2.2: La métaphore de la position originelle
|
16
|
2.2.1: La position originelle et l'obligation morale des
citoyens de se
plier aux règles communes
16
2.2.2. La position originelle comme fondement de la
justice comme
équité ..20
Chapitre II : Les principes de la justice chez John Rawls .22
1 : Le principe d'égale liberté : entre
présentation et signification 24
1.1. : La présentation du principe d'égale
liberté 24
1.2: La signification du principe d'égale liberté
.31
2 : Le principe de différence 36
2. 1. : Le principe d'égalité équitable des
chances . 37
2.2. : Le principe de répartition des biens 42
113
Deuxième partie : Les problèmes lies
à la conception rawlsienne de la justice 47
Chapitre III : La critique portant sur l'efficacité du
« voile d'ignorance » et de la juste égalité
des chances 48
1 : Les limites de la démarche procédurale et de
la justice distributive chez John
Rawls 48
1.1. : Les limites de la démarche procédurale de
John Rawls 48
1.2.: La critique de la justice distributive 52
2 : La critique de la juste égalité des chances
chez John Rawls .55
2.1. : Le premier angle de la critique de la juste
égalité des
chances .55
2.2. : Le deuxième angle de la critique de
la juste égalité des
chances .58
Chapitre IV: La limitation de certains droits et libertés
..61
1. : Les prérogatives de l'Etat dans l'octroi et la
garantie des droits et libertés 62
1.1. : L'Etat et le monopole de l'octroi et de la garantie des
droits et
libertés .62
1.2. : Cas pratique du droit au libre
choix du conjoint et de l'orientation
sexuelle 66
2.: La difficile adéquation entre liberté et
équité dans le champ social ...72
2.1. : La difficile application de l'équité dans le
champ social .72
2.2. : La critique de la conception rawlsienne du sens de la
justice 75
Troisième partie : L'actualité de la
conception rawlsienne de la justice ..78
Chapitre V: La question de l'équilibre régional
79
1 : Les origines et les fondements de la politique de
l'équilibre régional 81
1.1. : Les origines de l'équilibre régional 81
1.2. : Les arguments en faveur de la politique de
l'équilibre régional ..82
1) Les fractures sociales au Cameroun 82
2) La multiculturalité du Cameroun 83
2 : Les sources légales de la règle de
l'équilibre régional dans les mécanismes d'accès
à la fonction publique camerounaise 85
114
2.1. : La consécration textuelle de la règle de
l'équilibre régional dans les
mécanismes d'accès à la fonction publique
camerounaise 85
1) La consécration constitutionnelle de la règle
de l'équilibre régional....85
2) Les textes internationaux 90
2.2. : L'affaire de l'Ecole Normale Supérieure de
Maroua 92
Chapitre VI: La pertinence des principes de la justice rawlsienne
97
1. : L'appréciation des résultats sur le
terrain
98
1.1. : La juste égalité des chances et
l'accès aux concours
administratifs ..98
1.2. : D'autres résultats sur le terrain 99
2. : Les efforts qu'inspirent les principes rawlsiens de la
justice
...102
2.1. : L'intérêt des principes de la justice de John
Rawls pour intégrer la société
des peuples 102
2. 2 : Les conditions d'intégration dans la «
société bien ordonnée » ..103
Conclusion générale ....105
Bibliographie 107
Table des matières 112
115