Femme ou fée? Mélior dans "Partonopeu de Blois "( Télécharger le fichier original )par Julie Grenon- Morin Université Paris III Sorbonne- nouvelle - Master 1 2010 |
DEUXIÈME PARTIEMélior et d'autres personnagesIII. Mélior et les femmes a. Sa soeur Urraque Urraque est la jeune soeur de Mélior et sera bientôt reine. Les deux femmes s'apprécient, ce qui est visible par l'attention que porte Urraque envers l'impératrice lors de son conflit avec Partonopeu. En effet, sans l'intervention de la soeur, les deux amants ne se seraient probablement jamais réconciliés. La jeune femme dut, par contre, user de mensonges et de duperies pour parvenir à ses fins, quoique cela ne blesse en fin de compte personne. Après la transgression de l'interdit par Partonopeu, Urraque se charge de faire embarquer le héros sur un bateau qui le conduira à Nantes. Cet évènement constitue leur première rencontre. Plus tard, la soeur de Mélior le retrouvera par hasard dans les Ardennes, devenu fou. Elle le soignera et réussira à sortir le jeune homme de sa torpeur en lui faisant croire que Mélior lui avait pardonné et en lui envoyant de fausses lettres de sa part. Enfin, Urraque use de psychologie / manipulation envers sa soeur aînée : elle tente de la convaincre de se chercher un autre ami, tout en sachant que Mélior est encore éprise de Partonopeu et ce, pour lui faire avouer son amour. Contrairement à Mélior, Urraque n'est pas une fée. Il n'est jamais dit dans le texte qu'elle possède des dons spéciaux, outre sa très grande beauté : A tant vint une longe et gente A un cler vis, crase et rovente, A cevele blois, lons et delgiés- Sains treceor li vont as piés- A un front large, blanc et plain- N'i a ne froncete ne grain-, A uns noires delgiés sorcius, A iols nés, a bouce crasete, A levre sanguine et grosete, A dens menues, bien assises, Blances, a parissans devises57(*). Puisque Urraque n'est pas capable de magie, l'idée que la fée Mélior a acquis ses dons et non qu'ils lui ont été transmis par leur mère est renforcée. Urraque n'a visiblement pas eu la même éducation aussi poussée que celle de l'impératrice, puisqu'elle était perçue comme l'héritière du trône de Constantinople. La plus jeune des deux femmes dépend même de sa soeur, puisqu'elle lui doit son domaine de Salence. C'est à cet endroit que Partonopeu se fera adouber. Cependant, la soeur de Mélior lui donne son écoute, son aide et sa disponibilité. Outre Partonopeu, Urraque est le personnage qui lui démontre le plus d'amour. À plusieurs reprises, la cadette ressent de la tristesse et de la pitié pour les tourments de sa soeur. Elle est celle qui guide l'aînée sur la voie de l'Amour : «Quanqu'amis fait est pardonnable58(*)». Si elle se montre compatissante, Urraque se montre également sévère voire cruelle à l'égard du comportement de l'amante de Partonopeu : Trop est, fait ele, amors diables [Dont] li coros est si durables. Trop male cose a en amer S'on n'i puet ires pardoner59(*). La relation d'Urraque et de Mélior est beaucoup plus fusionnelle que celle de Mélusine et de ses soeurs Palatine et Mélior. Il n'y a qu'au tout début du roman de Jean d'Arras que les trois jeunes femmes sont ensembles. Elles s'attirent les foudres de leur mère fée et se font jeter des sorts divers. Celui de Mélusine, cela est bien connu, est de se transformer en serpent / dragon le samedi. Pour Palatine (Palestine), elle doit demeurer enfermée dans le mont Canigou dans les Pyrénées pour conserver le trésor de son père en attendant un chevalier qui viendra la délivrer. Finalement, pour Mélior, il s'agit de garder un épervier merveilleux dans un château d'Arménie. Leur mère Présine, tout comme cela a été le cas pour Mélusine, a été trahie par son époux Elinas, roi d'Albanie (Écosse). Il ne devait pas voir la fée pendant ses couches, ce qu'il fit avant qu'elle ne disparaisse avec ses filles à Avalon. Des années plus tard, les soeurs veulent venger leur mère en enfermant Elinas dans la montagne de Brumbloremmlion et c'est ce qui causera la colère de leur mère. Mélior de Partonopeu de Blois est la seule des deux à avoir connu l'amour et elle semble savoir le type d'amour qu'elle veut, c'est-à-dire dénué de haine : Cant Deu plaira, ju amerai, Mais ja mon ami ne harrai(...) S'amors fait haïr son ami, Dont face amer son enemi60(*). Elle reproche ainsi à sa soeur de se montrer trop dure envers le comte de Blois. Toujours du côté des deux amants séparés, Urraque se montre néanmoins vigilante afin que tout se termine bien pour eux. Par exemple, elle s'arrange pour que Mélior ne découvre pas que Partonopeu se cache derrière le chevalier qui gagne toutes les joutes lors du tournoi pour la main de la souveraine. Aux aguets, la cadette a su démasquer le jeune homme avant tout le monde, même avant la jeune Persewis, éprise de Partonopeu et servante d'Urraque, malgré son sang royal. Tout comme ces femmes (Persewis, Mélior et Urraque), les Parques ou Moires de l'Antiquité sont au nombre de trois : Klotho, Lachésis et Atropos, chez les Grecs. On voit souvent dans les Parques les ancêtres des fées médiévales. Il s'agirait de femmes dotées de pouvoirs et transformées dans les récits au cours des siècles. Les Parques étaient des déesses du Destin. Cette image ne correspond pas à Mélior, même si on la sait probablement capable de divination. Le Roman d'Alexandre met à profit cette idée d'une trinité de fées61(*). Les fées dont il est alors question sont Lucine, déesse de l'Enfantement, Venus, déesse de l'Amour, et Sarra, déesse des Destinées. Ce modèle ne s'applique toutefois pas à Partonopeu de Blois, puisque le seul personnage de fée est l'impératrice Mélior. Ce n'est qu'au cours des siècles suivants qu'évoluera cet archétype. Les fées seront alors de plus en plus présentées en petit groupe. Dans son ouvrage Le monde des fées dans l'Occident médiéval, L. Harf-Lancner, stipule que les Parques sont souvent associées au repas. Cette idée n'est pas si éloignée de Mélior, puisque l'une des premières choses accomplies par Partonopeu à son arrivée dans le château de la fée est de s'attabler pour un festin merveilleux, dans tous les sens du terme. L'auteur explique que cela dessert la volonté de bien ancrer l'image de la fée marraine (dans ce cas-ci la fée amante) dans l'esprit de la victime. Le personnage enchanté par les fées est, tout comme Partonopeu, un comte, dans l'exemple de L. Harf-Lancner, Amadas et Ydoine. Les deux hommes sont très fatigués. Partonopeu dit lui-même à Mélior qu'il ne peut pas aller trouver refuge hors du palais de la fée, car il est trop exténué par son voyage. Dans Partonopeu de Blois, le repas est donc une prémices à l'aventure fabuleuse qu'attend le héros. Lors des deux repas, de riches accessoires sont au rendez-vous : «[Les fées] disposent devant son lit une grande nappe richement ouvragée et trois coupes d'argent magnifiques, trois cuillers, trois écuelles et trois couteaux à manche d'ivoire62(*)». La triade des fées revient dans Le Jeu de la feuillé63(*) d'Adam de la Halle de 1276, un siècle environ après Partonopeu de Blois. Cette fois, les fées présentes sont associées à une date : la nuit de la Saint-Jean, tout comme dans Le Songe d'une nuit d'été de William Shakespeare, où les fées sont largement à l'honneur. Encore une fois, les thèmes de la table dressée et du repas reviennent. Rappelons que Mélior avait par ailleurs fait préparer assez de place et de mets pour mille chevaliers. Dans Le Jeu de la feuillée, il s'agit d'une seule table placée sous des feuillages. Les trois fées du récit se nomment Morgue, Arsile et Maglore. L. Harf-Lancner note que la fée vindicative se retrouve également ici, tout comme c'était le cas dans Amadas et Ydoine, de même que Perceforest. Dans le roman de 1276, il s'agit de Maglore et non Morgue qui, comme on le sait, est souvent perçue comme une créature méchante. Les fées de la Halle possèdent aussi des pouvoirs, dont elles se servent contre le personnage principal Adam. L'évolution du personnage de la fée est donc observable en faisant la lecture de plusieurs récits. Tout comme il n'est pas clair que Mélior soit une femme ou bien une fée, les fées du Moyen âge ont une double appartenance païenne et littéraire : «Tout se passe comme si l'entrée des fées en littérature signait à la fois leur acte de mort comme déesses païennes et leur acte de naissance comme mythe littéraire64(*)». On peut donc dire que l'union formée par les deux soeurs Urraque et Mélior s'est métamorphosée avec le temps en une petite confrérie de fées. Comme quoi les liens féminins occupent une grande place au Moyen âge. b. La mère de Partonopeu Malgré son accord avec Mélior de demeurer deux ans auprès d'elle avant de se marier, Partonopeu obtient la permission de retourner momentanément à Blois afin de revoir les êtres qui lui sont chers. Ce périple dans sa ville natale aura des conséquences néfastes. Le rôle que joue la mère de Partonopeu, qui n'a, par ailleurs, pas de nom, se rapproche beaucoup de celui de Raimondin auprès de Mélusine dans l'histoire éponyme. L'objet qui servira à Partonopeu pour commettre sa faute et qui lui a été donné par sa mère est une lampe. Le feu qu'elle contient est un peu comme un symbole de baptême par le feu. En effet, à partir de cet évènement, Partonopeu devra subir une suite de péripéties qui le mèneront dans les bras de Mélior. C'est à cause de cette lampe que débutera l'initiation de Partonopeu. Les baptêmes par le feu étaient généralement des cérémonies secrètes et orchestrées par des femmes, dans le monde païen. Elles avaient lieu pendant la nuit ou bien dans les chambres des femmes65(*). Bien sûr, le récit anonyme de Partonopeu en est un du lien d'amour entre le héros et la fée, mais aussi du héros avec sa mère. Pour pouvoir vivre avec Mélior, Partonopeu doit apprendre à quitter sa mère pour de bon. Il y parviendra au prix de bien des efforts. Olivier Collet et Pierre-Marie Joris y voient une autre reprise de la fable de Psyché : «En retravaillant la fable de Psyché et Cupidon, notre roman reprend, on l'a vu, le motif de la rivalité entre Vénus et Psyché (la mère et l'amante) autour duquel s'organise le récit mythique66(*)». Un triangle sentimental, à défaut d'être amoureux à proprement parler, s'installe donc dans le texte médiéval, composé du fils, de la mère et de l'impératrice de Byzance. Ce type de conflit se retrouve souvent dans l'histoire de Thèbes. Par exemple, chez Stace, Parthénopée entretient des rapports houleux avec sa mère. Les auteurs soulignent ainsi que l'appartenance de Partonopeu du côté du roman de Thèbes est renforcée vu la présence de ce type de dilemme. L'amour dans le roman est source de tension pour le personnage maternel. Lentement mais sûrement, Partonopeu passe au travers d'un processus qui le détachera progressivement du sein de sa mère. En effet, même avec tous les soins que lui prodiguaient Mélior, le héros n'avait pas réussi à s'affranchir complètement du lien maternel. Pour preuve, le jeune homme retourne vers elle et se laisse dicter sa conduite, au détriment de son amie. Il faudra plus que les richesses et la dévotion entière de la monarque pour que Partonopeu réussisse à se détacher pour vivre pleinement sa vie avec elle. En fait, il n'y parviendra vraiment qu'en prouvant sa valeur lors de combats et de joutes À deux reprises, la mère réussit à reprendre le contrôle sur son fils longtemps éloigné. Dès qu'il ressurgit, elle tente de mettre la main sur cet enfant qui lui échappe, bien que ses gestes soient guidés par son affection pour lui. Elle entraîne donc son fils à enfreindre la règle établie entre les amants. Pas encore prêt à se donner complètement à Mélior, Partonopeu a choisi sa mère plutôt qu'elle, ce qui est constatée par la fée même : Amis, mar vos vi novelier, Car jo l'ai trop comperé cier. Novele amor avés coisie : Gardés que n'aiés fait folie!67(*) Malgré le retour de Partonopeu à Blois auprès de sa mère pendant un temps, il ne parvient plus à éprouver le même sentiment qu'avant pour elle. Il n'arrive pas à lui pardonner sa traîtrise. La tentative de la mère de conserver son fils auprès d'elle échoue, car au contraire de Mélior qui a toujours agi pour le Bien, sa mère s'est aventurée du côté du Mal et elle sera punie pour cela. Mélior, à la fin du roman, sera elle récompensée par son mariage avec Partonopeu. Elle aura auprès de lui un mari lui étant totalement dévoué, car il a renié sa mère : Cant sa mere [en] ot la novelle, A l'huis en vient et si appelle. «Par foit, fait il, n'i enterrés Ne ja joie de moi n'avrés. Trahi m'avés, si ai trahie Par vos [et] ma dame et m'amie. Vos m'engingnastes par vos fables, Mais or pert k n'ert pas deables. Or quereiz atre fiz ke moi, Car jo nul amor ne vos doi68(*). En plus d'être une femme très croyante, la mère de Partonopeu a des relations hauts-placées dans le clergé. Ainsi, pour accomplir sa ruse d'arracher Partonopeu à Mélior, elle fait venir l'évêque de Paris à Blois. La mère se montre ainsi sous un mauvais jour. Au lieu de laisser vivre son fils heureux et amoureux, elle agit de manière égoïste en ne pensant qu'au déshonneur qu'elle aurait à le laisser partir au loin pour régner dans un autre royaume : C'est la mere Partonopeu Qui molt entent a proier Deu Qu'en France retiegne son fis, Qu'il ne soit perdus ne honis. Od le proier a engien quis. Mande l'evesque de Paris Qui molt est sages de sermon Et molt seit bel dire raison69(*). Il s'ensuit un sermon du religieux de quarante-trois vers pour convaincre Partonopeu de revenir à la «raison», car, tout comme la mère, l'évêque est convaincu que le jeune homme a affaire à une créature diabolique. Il lui recommande de bien servir Dieu, de Le craindre et de L'aimer. Ce discours trouble le héros dans sa conviction de son amour pour la fée. Partonopeu avoue son malaise de ne pas pouvoir la voir. Comme il le dit lui-même, il décide de s'en remettre finalement au prêtre. Celui-ci l'enjoint de ne pas tarder plus longtemps à démasquer Satan qui se cache derrière son amie. De connivence avec l'évêque, la mère avait déjà établi un plan qui permettant à son fils d'accomplir la tâche. C'est à ce moment que la mère fournit la lampe à Partonopeu, qui privera, au final, la femme de revoir son fils: Sa mere li dist d'autre part Qu'ele a bien porveüe l'art Par qu'il le vera tote nue; Mais gart soi quant l'avra veüe Qu'il [ne] soit trop espoentés, Por ço que lais ert li maufés. Une lanterne a tant li baille, Puis li a dit que tot sains faille La candelle qui art dedens N'estaint por orés ne por vens70(*). On peut donc dire que la mère commet une double faute : celle de pousser son fils à agir malgré ses sentiments et celle d'être persuadée que Mélior est un avatar du diable. La relation qu'entretient la mère et le fils est, comme nous l'avons vu, cruciale pour l'avancement du schéma narratif. Malgré l'épreuve imposée par la fée ou peut-être grâce à lui seul, Partonopeu réussira à se débarrasser de son complexe d'OEdipe.
IV. Mélior et Partonopeu
L'amour de Partonopeu et de Mélior est teinté par l'injection et par la quasi-absence de la femme. Il met également à l'épreuve la confiance de l'un envers l'autre. En effet, Mélior met son sort entre les mains du héros, puisqu'elle perdra tout s'il ne suit pas son commandement. De son côté, Partonopeu doit croire sur parole sa future épouse qu'elle n'est pas une créature diabolique et qu'elle incarne bien ce qu'elle dit au creux de la nuit. Ce lien de confiance ne dure que quelques mois seulement avant que la directive ne soit plus suivie. Le thème de l'interdit est récurrent au Moyen âge quand il s'agit d'histoires de fées. C'est pourquoi il en est aussi question dans le Roman de Mélusine71(*). La similitude est d'autant plus flagrante que la demande porte sur la prohibition d'apercevoir la fée à un moment donné. Mélusine se marie avec Raimondin à condition que celui-ci ne cherche pas à la voir lorsqu'elle prend son bain le samedi. Cependant et contrairement à la fée du Poitou, Mélior ne subit aucune transformation, comme c'est le cas de Mélusine qui devient une femme-serpent ou une femme-dragon, dépendamment des versions. On peut dire du type d'amour qui unit Mélusine et Raimondin qu'il démontre beaucoup d'attachement entre les deux individus, tout comme c'est le cas chez Partonopeu et Mélior. Le mariage du premier couple dure cependant de nombreuses années avant la disparition de la fée, alors qu'on ne connaît pas la longévité de l'autre. Mélusine a eu onze fils, tous ayant de grandes qualités et présentant une marque spéciale provenant de leur mère de nature féérique. Sa prospérité et ses nombreuses possessions sont à rapprocher de celles de l'impératrice de Byzance. Dans cette optique, le schéma mélusinien ne va pas jusqu'au bout dans Partonopeu de Blois. De plus, après que les deux héros, dans chaque histoire, aient manqué à leur parole, on observe qu'ils deviennent plus ou moins fous. Partonopeu erre dans la forêt, tout comme Yvain dans Yvain ou le chevalier au lion après sa traîtrise. Raimondin perd tout, devient rapidement vieux et meurt reclus, loin de ses fils. Du côté de Morgane, son amour va vers son demi-frère, le roi Arthur. Contrairement aux deux autres récits, cet amour est à sens unique. Arthur est très épris de sa femme Guenièvre, qui préfère Lancelot. Quant à elle, Viviane est amoureuse de Merlin avec qui elle terminera sa vie, quoique cela change en fonction des différentes versions. Ainsi, Mélusine, Morgane, Mélior et Viviane partagent toutes la caractéristique d'éprouver des sentiments amoureux pour des hommes. Ce comportement les rapproche des humaines. Comme cela a été dit dans le chapitre III, Mélior est une fée liée à la fécondité. Cela implique donc une part d'érotisme qu'on pourrait qualifier ambigu chez ce personnage : «tantôt elle a un appétit amoureux violent, tantôt l'auteur insiste sur sa pudeur72(*)». En effet, la fée dans Partonopeu de Blois vit sa première nuit d'amour avec un inconnu (elle ne l'a jamais rencontré, même si elle dit l'avoir choisi depuis longtemps). Lors de cette nuit, Mélior ne s'attendait pas à trouver Partonopeu dans son lit et montre beaucoup de surprise en le découvrant là. De son côté, Partonopeu est terrifié, car il ne sait pas du tout ce qu'est cette silhouette qui s'avance vers lui: A tant une arme vint al lit Pas por pas, petit et petit, Mais il ne set que ce puet estre. Or volsist miols qu'il fust a nestre! A une part se traist del lit, Defors soi en laisse petit73(*).
Cependant, la surprise de Mélior ne peut pas être totale : ayant attirée le héros chez elle, elle devait se douter qu'il se trouvait à quelqu'endroit du palais et ce, même si elle n'avait pas choisi le moment de son apparition dans la cité. Lorsqu'elle crie ses questions au jeune homme aussi apeuré qu'elle, la fée feint forcément de ne pas savoir qui il est. Sinon, la surprise lui fait omettre de réfléchir qu'elle a amené elle-même Partonopeu dans sa demeure : Comment! Fait ele, qui es tu? Qui t'a en mon lit enbatu? (...) Qui est ici? Sui jo traïe? Et tu qui iés, va, fole riens?74(*) Suite à ces questions, Partonopeu explique comment il est arrivé jusqu'au château de l'impératrice. Ces informations devraient être suffisantes pour que Mélior le reconnaissent. Alors, la fée fait semblant d'ignorer l'identité du visiteur, comme si sa surprise éprouvée quelques instants plus tôt lui avaient fait perdre la mémoire. La dame est réticente à consentir à ce que Partonopeu reste dans son lit, plaidant sa très grande fatigue : -Sire, fit ele, alés en tost, Car jo n'ai soing de vostre acost. De vostre gré vos en alés U a force en serés jetés, Et s'avrés molt grans marimens, Que n'i sui seule ne sains gens75(*). Après quelques protestations, elle accepte. La fée se laisse ensuite gagner par les gestes tendres de Partonopeu. On peut donc affirmer que la sexualité de Mélior est ambiguë. Elle hésite à se laisser gagner par le jeune homme, alors qu'elle a elle-même planifié leur rencontre. Pour C. Ferlampin-Acher, la fée Mélusine présente ce même genre d'ambivalence : elle ne se montre pas entièrement disponible pour son époux. Elle se refuse à Raimondin le samedi, ce qui la rend plus attirante. Elle apparaît donc distante et pure. Ainsi, parmi les caractéristiques des fées en général en compte l'érotisme et la retenue, ce qui sied d'ailleurs à la fée dans Partonopeu de Blois. La relation de Partonopeu et de Mélior est elle aussi ambiguë. Le texte veut montrer un jeune homme fort, doué et intelligent, bref, un guerrier hors-pair. Cependant, ce valeureux prince est victime d'un enchantement et, très rapidement, il se laisse gagner par une fée qui lui défend de la quitter. L'image du héros est ainsi un peu ternie. La femme le domine complètement, même si cet assujettissement est caractérisé par l'amour. Les valeurs masculines perdent de leurs pouvoirs auprès de cette fée qui a jeté son sort. En choisissant le neveu du roi Clovis, Mélior devient maîtresse de sa propre sexualité76(*). Cela peut engendrer une crainte de la gente masculine. D'ailleurs, Partonopeu, malgré quelques faux pas, se soumet complètement à elle. Cependant, l'impératrice n'exerce pas cette forte attraction sur le héros dans un but vain : elle veut se marier et poursuivre le lignage des rois de Constantinople, dont elle est l'héritière. Le roman de Partonopeu de Blois ne se poursuit pas assez longtemps pour connaître la progéniture des deux héros, chose que l'on observe par contre dans le récit de Mélusine. Cette fée s'acquitte de son rôle de mère à la perfection. Elle se soucie de ses enfants, tous des garçons, et revient même vers les plus jeunes après avoir dû quitter Raimondin à tout jamais. C. Ferlampin-Acher explique que les fées «se présentent comme des mères hyperboliques, le motif de la fée maternelle trouvant une justification féodale77(*)». Tout comme Mélior, Mélusine contrôle le désir de son futur époux et plus tard son époux. Il dépérit ensuite de ne plus l'avoir auprès de lui. b. Les fées marraines / fées amantes Outre la division en deux pôles soit mélusinien, soit morganien, les fées peuvent également être classées en deux catégories : les fées marraines et les fées amantes. Les fées marraines sont appelées au chevet d'un nouveau-né. Elles sont presque inséparables de l'image d'un repas. Souvent, une fée se venge de ne pas avoir eu de couteau ou autre et lance un maléfice. Comme l'explique L. Harf-Lancner, deux mondes se percutent alors : Cette scène étonnante tire toute sa richesse de la juxtaposition de deux plans merveilleux : celui de la féérie et celui de l'enchantement, l'un parfaitement étranger et inaccessible à l'homme, l'autre réservé aux mortels qui entrent en contact avec le monde surnaturel et en retirent des pouvoirs qui les placent au-dessus des leurs.78(*). Par opposition, les fées amantes sont celles qui rejoignent le héros dans son monde ou vice versa. Elles ont le pouvoir de décider du destin des hommes. Mélior, cela a déjà été dit, se place du côté des fées amantes. Cela présuppose qu'elle pose un interdit au héros. Sa demande porte sur l'existence même de la fée. Dans le cas de l'impératrice de Byzance, elle stipule à son jeune amant qu'elle perdra tous ses pouvoirs s'il ne fait pas ce qu'elle lui dicte. Comme il est mentionné dans Le monde des fées dans l'Occident médiéval, le héros a pour mission de ne pas désobéir, car il empêche la contamination d'un monde à l'autre : «Il s'agit (...) de maintenir un écart entre deux mondes qui ne devraient pas communiquer79(*)». Cependant, le XIIIe siècle fait progressivement se confondre les deux types de figures. Par exemple, dans Graelent, une fée possédant tous les attributs d'une amante distribue pourtant des dons comme l'aurait fait son homonyme marraine. On constate donc une superposition des deux archétypes, alors que les schémas narratifs (devenus des thèmes) des oeuvres littéraires, vont se transmettre d'oeuvre en oeuvre80(*). La fée amante choisit ses propres règles, mais, parfois, les règles lui sont également imposées. Dans le cas de Mélior, le tournoi organisé pour gagner un mariage avec elle n'est pas de son ressort. Le tournoi dans Partonopeu de Blois partage d'ailleurs quelques ressemblances avec celui dans Cligès. Il faut d'abord noter son organisation spatiale, puis la même durée à un jour près et, finalement, le cri d'un des personnages féminin81(*). Dans la version saxonne du roman de Chrétien de Troyes, Fénice joue le même rôle que Persewis, car elles crient durant une joute. La personne ressource de Mélior ne peut pas s'en empêcher lorsque Partonopeu est menacé par Margaris. De plus, la fin pour la fée amante et pour le héros diffère dans l'histoire de Partonopeu par rapport aux schémas des histoires mélusinienne ou morganienne. Le couple du roman anonyme se marie, ce qui n'a pas d'écho dans les deux schémas où il est question de fées. Leur noce est d'un faste «indescriptible» et célèbre une union où les deux individus s'aiment, malgré les épreuves de part et d'autre. Notons également la séparation dans le temps qui a rendu les choses encore plus pénibles. Le mariage est l'occasion de fêter le bonheur retrouvé et amélioré, car le jeune homme peut enfin contempler sa belle en plein jour : Or est la cord tote partie Et Parthonopeus a s'amie; Tot a delit a son plaisir, A grant joie et a bel loisir, Tot a solaz et a sojor, A grant aise [et] a grant honor82(*). Grâce à ses pouvoirs, Mélior est parvenue à ses fins : elle peut épouser le comte de Blois. C'est un dessein qu'elle caressait depuis longtemps : «Par cest savoir vos ai celé / A tos cels de ceste cité83(*)». Néanmoins, des évènements imprévus survinrent, lui rendant les choses plus difficiles et parfois hors de son contrôle, malgré l'étendu de ses dons. La fée Mélior n'a rien d'une fée marraine, car toute son attention est centrée vers l'objet de son amour. C'est entre ses mains que se jouera le destin de Partonopeu et, lorsqu'il s'agit de fées marraines, c'est également entre leurs mains que se jouera le destin de plusieurs autres personnages de l'Histoire littéraire. c. L'union entre l'Occident et l'Orient On le sait : Mélior est impératrice de Constantinople. Ce déplacement vers l'Orient par rapport au monde occidental apporte des éléments intéressants. Le mariage de la fée et de Partonopeu fait du héros l'empereur de cette région. Placer le récit à cet endroit du globe n'est pas anodin de la part de l'auteur ou des auteurs. La description de Constantinople dans le roman emprunte d'ailleurs des éléments à des récits de voyage en Orient ou à ceux des croisades84(*). Non seulement Partonopeu de Blois mélange les genres et les formes littéraires (tantôt en octosyllabes, tantôt en alexandrins ou en décasyllabes), mais aussi le monde occidental et le monde oriental. Tout comme les deux mondes où évoluent Partonopeu et Mélior, c'est-à-dire le monde féérique et le monde des hommes, l'«oeuvre semble s'être élaborée avant tout à partir des deux modèles que fournissaient le roman arthurien et la chanson de geste85(*)». Donc, le fait de tomber amoureux de Mélior et de se marier avec elle pour finalement devenir empereur classe le texte anonyme parmi les romans orientaux. En effet, les épreuves chevaleresques et la quête amoureuse du neveu de Clovis se déroulent dans l'Orient de Byzance. L'union célébrée entre les deux protagonistes est une métaphore de l'utopie de réunir pour de bon l'Orient et l'Occident, alors déchiré par les Croisades, au moment de la rédaction de l'oeuvre. Malgré tout, le royaume de l'ouest triomphe sur celui de l'est dans le roman. En associant Mélior à Byzance et Partonopeu à l'Occident et puisque le mariage couronne un empereur venu d'Europe, le monde occidental est présenté comme gagnant. De plus, le lignage du héros est décrit au tout début des vers, ce qui laisse présager le succès du ponant. Malgré tout, l'appartenance de la fée à l'Orient est peut-être le fruit d'une simple erreur courante au Moyen âge. Il est possible de penser que les aïeux de Mélior soient les Grecs de l'Antiquité, puisqu'on confondait souvent Constantinople et Troie86(*). Les deux époux pourraient donc provenir d'un même lignage. D'ailleurs, Mélior ne présente jamais les Troyens dont elle relate les exploits comme ses ancêtres. Vu les tensions entre les deux peuples occidental et oriental, la supposition des ancêtres grecs de Mélior fait peut-être plus de sens. Après tout, le comte de Blois aurait trahit ses origines troyennes en épousant la fée. Partonopeu de Blois est sans contredit un hymne au royaume français, représenté par le héros masculin. Non seulement il devient le chef d'un empire ennemi, mais aussi il se bat contre des Bretons, des Anglais et des Allemands, qu'il vainc évidemment. En plus de cela, il est «choisi» par le chef d'état même de Constantinople, ce qui n'est pas peu dire. La fée affirme d'ailleurs qu'elle a jeté son dévolu sur le jeune homme parce qu'il descend des Troyens. On remarque aussi que l'impératrice voulait se marier pour assurer son lignage menacé d'extinction, puisqu'elle est la seule héritière avec Urraque sa soeur. Il est aussi nécessaire que Mélior se marie, car, en tant que femme, il ne lui est pas permis de régner. Constantinople perd donc de ses plumes face à une France pleine d'énergie : «L'Occident, par l'intermédiaire de Partonopeu, vient régénérer l'Orient, le restaurer dans sa grandeur passée87(*)». La relation de Mélior et de Partonopeu fait également se confronter le contexte religieux de l'époque (vers 1180). Chrétien, Partonopeu devient empereur du royaume et peut ainsi suggérer la domination de la religion chrétienne dans l'empire byzantin. Le comte de Blois intervient aussi en le délivrant des pouvoirs magiques de Mélior, même si ceux-ci ne sont pas mauvais par nature. Il faut aussi noter que les Byzantins refusent que le sultan de la Perse change de l'islamisme au christianisme pour épouser l'impératrice. Même la joute à laquelle participe Partonopeu pour reconquérir Mélior prend des allures de croisades. Malgré tout, C. Gaullier-Bougassas explique que le texte se montre favorable à la paix avant toute chose et que montrer l'Orient empreint de féérie qui le rend plus sympathique : Tout le roman, et surtout le long récit du tournoi, se construit en grande part contre l'idéologie des croisades. Son enjeu essentiel est d'exprimer le rêve d'une réconciliation et d'une paix universelles, grâce à l'union de l'Occident et de l'Orient. (...) Partonopeu découvre ainsi un Orient paré de toutes les séductions de la féérie, un espace merveilleux qui s'offre à lui sous les apparences de l'Autre Monde des récits bretons88(*). Une des ambitions de l'auteur anonyme est de montrer un couple heureux et qui s'apprête à régner sur un royaume paisible. La fée Mélior possède peu ou pas de défauts. Elle montre cependant de la colère, ce qui est compréhensible lorsqu'on sait que le manquement la privait de ses pouvoirs. Mélior partage certains attributs avec d'autres fées plus ou moins célèbres. [
* 57 Partonopeu de Blois, op. cit., pp. 326-328. * 58 Ibid., p. 330. * 59 Ibid., p. 336. * 60 Ibid., p. 426. * 61L. Harf-Lancner. Le monde des fées dans l'Occident médiéval, op. cit., p. 31-34. * 62 Ibid., p. 35. * 63 Théâtre comique au Moyen âge (Le), Choix de pièces : Le Jeu de la Feuillée, La Farce de Maistre Pierre Pathelin et La Condamnation de Banquet. Textes et traductions par Jean Frappier et A.-M. Gossart, Paris, Larousse, collé Classiques Larousse, s.d., 119 p. * 64 L. Harf-Lancner. Le monde des fées dans l'Occident médiéval, op. cit., p. 39. * 65 Ibid., p. 41. * 66 Partonopeu de Blois, op. cit., p. 26. * 67 Ibid., p. 318. * 68 Ibid., pp. 348-350 * 69 Ibid., p. 300. * 70 Ibid., p. 306. * 71 Jean d'Arras. Mélusine ou la noble histoire de Lusignan - Roman du XIVe siècle. Traduction par Jean-Jacques Vincensini, Paris, Le Livre de Poche, coll. Lettres gothiques, 2003, 860 p. * 72 Ibid., p. 159. * 73 Partonopeu de Blois, op. cit., p. 126. * 74 Ibid., p. 128. * 75 Ibid., p. 130. * 76 C. Ferlampin-Acher, op. cit., p. 162. * 77 Ibid., p. 163. * 78 L. Harf-Lancner. Les fées au Moyen âge, op. cit., p. 29. * 79 L. Harf-Lancner. Le monde des fées dans l'Occident médiéval, op. cit., p. 72. * 80 L. Harf-Lancner. Les fées au Moyen âge, op. cit., p. 46. * 81 Partonopeu de Blois, op. cit., p. 22. * 82 Ibid., p. 656. * 83 Ibid., p. 316. * 84 Catherine Gaullier-Bougassas, « L'Orient troyen des origines: l'Orient byzantin de Mélior et l'Occident français dans Partonopeus de Blois », "Plaist vos oïr bone cançon vallant?" Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à François Suard, éd. Dominique Boutet, Marie-Madeleine Castellani, Françoise Ferrand et Aimé Petit, Lille, éditions du Conseil scientifique de l'Université Charles-de-Gaulle-Lille III, 1999, t. 1, p. 296. * 85 Id. * 86 Ibid., p. 298. * 87 Ibid., p. 300. * 88 Ibid., p. 303-304. |
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