PREMIERE PARTIE : LE RAYONNEMENT
ETHICO-FAMILIAL.
Le personnage féminin se distingue dans la
société du texte d'abord par ses responsabilités
familiales, ensuite par son intégrité et enfin par son humanisme.
Dans le domaine familial, il détient le pouvoir du maternage qui se
manifeste par l'omniprésence de la grand-mère. En régime
matriarcal, la grandmère agit permanemment dans le développement
de l'enfant. Dans le récit, Grand Madja, la grand-mère de Halla
Njokè, la berce et lui donne beaucoup de conseils. Le maternage se
manifeste aussi par la force du lien maternel entre la mère et son
enfant. Ce lien rapproche affectivement les deux êtres et pousse la
mère à se sacrifier pour le bien-être de son enfant. Halla
Njokè le prouve par l'attention qu'elle porte à son fils.
La bonne moralité du personnage féminin est
visible à travers sa propension à la justice. Il respecte tous
ses engagements et bénéficie de ce fait de la confiance des
siens. Halla déteste sa mère parce qu'elle a menti contre son
père. Ainsi, elle promet à celui-ci de le soutenir dans l'affaire
qui oppose les deux et elle tient sa promesse. La femme est également
portée vers l'humanisme grâce à son humilité et
à son altruisme. Elle sait reconnaître ses torts. La mère
de Halla a fait son mea culpa au sujet du différend qui l'a
opposée à son ex-mari, le père de la narratrice. Tantie
Roz, une des tantes de Halla, est celle par qui se justifie l'altruisme de la
femme. Elle fait de l'encadrement des déshérités son
combat bénévole quotidien.
CHAPITRE I : LE POUVOIR DU MATERNAGE
Le personnage féminin se penche vers le premier
rôle de la femme qui est lié à la maternité,
c'est-à-dire celui d'assumer sa qualité de mère.
L'implication de la grand-mère dans tout le processus éducatif et
l'instinct maternel sont les principaux éléments qui justifient
la force matrilinéaire.
I.1- L'omniprésence de la grand-mère.
En régime matriarcal, la grand-mère joue un
rôle très important dans l'équilibre familial et
l'éducation de l'enfant. L'homme qui construit la société
est l'enfant qu'il a été auprès de sa grand-mère
puisqu'il a été bercé et éduqué par
celle-ci. La grand-mère joue un rôle fondamental
dans le devenir de l'enfant. Elle est la principale « berceuse »
depuis la naissance jusqu'à l'âge adulte. En Afrique, la
grand-mère est omniprésente dans le vécu de l'individu.
C'est elle, notamment la grand-mère maternelle, qui vient à la
rescousse de la mère quand il y'a accouchement, pour la suppléer
dans l'exercice des tâches ménagères. L'époux ne vit
donc pas l'accouchement comme un fardeau qui augmente à ses
responsabilités celles de son épouse. Sa belle-mère fait
le ménage et remplace valablement l'épouse. Les naissances
peuvent être multipliées en Afrique sans que cela n'influe
négativement sur l'équilibre familial quant à ce qui
concerne l'accomplissement des tâches domestiques.
Ailleurs, le planning familial est rigoureusement
respecté parce que la société n'est pas organisée
de cette façon. Un foyer qui n'a pas de femme de ménage se
retrouve fort obligé d'en recruter quand la femme accouche. Surtout
qu'après la période de congé de maternité, au cas
où la femme exerce dans une entreprise, c'est la femme de ménage
qui s'occupe des tâches domestiques et même du bébé.
Une ligne de dépense supplémentaire est donc forcément
créée dans le budget familial. Pourtant, en Afrique, même
quand la femme est en
service dans une entreprise, elle ne peut solliciter les
services d'une domestique que par pur snobisme. Il y'a toujours une
grand-mère prête à prendre le relais. L'éducation de
Halla Njokè est assurée par Grand Madja.
La grand-mère de la narratrice s'investit dans son
éducation en lui inculquant la culture africaine et en lui prodiguant
des conseils. Halla Njokè a beaucoup de privilèges en tant que
l'homonyme de sa grand-mère37. En Afrique, l'enfant homonyme
d'un parent bénéficie toujours, plus que les autres, des bonnes
grâces de ce dernier. En Afrique traditionnelle, l'enfant grandit
auprès de ses grands-parents jusqu'à un certain âge. Cette
pratique vise non seulement à permettre à l'enfant de
maîtriser la langue du terroir qui lui servira de principal outil de
communication, mais aussi d'asseoir chez lui les bases de la tradition. Cette
tâche incombe dans le système matriarcal prioritairement à
la grand-mère. Grand Madja enseigne que le travail assure à
l'individu son autonomie, sa loyauté et le dispense de la servitude et
de la mendicité :
« Grand Madja Halla mon homonyme m'affirmait : `'Toi,
tu sauras toujours si tu es libre ou pas, selon que tu pourras associer travail
et plaisir, ou pas». [...] Dès la première lueur de l'aube,
elle recueille des braises, place des machettes et des houes dans des paniers
que nous portons sur la tête et nous allons au champ. Elle allume un feu
car il fait bien froid à ces heures. Nous travaillons en silence, avec
une double ardeur pour avoir chaud et ne pas nous faire piquer par des
insectes. Parfois, elle entonne un chant et crée un rythme auquel ma
puînée et moi nous abandonnons. Une sorte de moteur
régulier, irrésistible. Ainsi, nous abattons toujours un travail
énorme qui nous vaut les félicitations de notre `' mari `'»
(M.A., 44).
Le travail doit être perçu comme un objet de
plaisir et non comme une corvée. Au même titre qu'un hobby, il
doit être une partie de délassement. En considérant ainsi
le travail, l'individu s'en accommode et s'y complaît. Le résultat
ne peut être qu'excellent. Le culte du travail bien fait est une
leçon que
37 - Elles portent toutes deux le même nom,
Halla.
la grand-mère inculque à sa petite-fille. En vue
d'obtenir un rendement efficient, Grand Madja pense que l'on ne doit pas
travailler comme un forçat qui, sous des intempéries peu
favorables, se plie à la tâche : « A l'abri des
brûlures du soleil, vous pourrez prendre le temps. Et si vous prenez le
temps de bien faire chaque chose, chaque chose bien faite vous procurera sa
part de plaisir » (M.A., 44).
Le temps est une donnée à prendre en compte dans
toute entreprise. Une sagesse de l'Egypte pharaonique affirme que « Le
temps est sagesse ». Il faut prendre le temps nécessaire pour
s'engager dans une action. La précipitation et l'impatience sont des
obstacles à l'épanouissement du travailleur, susceptibles de
susciter soit le découragement si on n'obtient pas aussitôt les
résultats attendus ; soit le bâclage, auquel cas, la tâche
effectuée hâtivement reste à refaire:
« A l'ombre des cacaoyers, prenez le temps de
fendiller proprement les cabosses : vous serez payées de pouvoir en
sucer les fèves sans le désagrément du sable et des
saletés sur les machettes négligées. Prenez le temps de
bien sélectionner les fèves les plus belles et les plus juteuses
en les séparant des fèves médiocres. Vous serez doublement
rétribuées d'abord par la qualité du vin de cacao que vous
pourrez en extraire, ensuite, pour la catégorie du cacao à
chocolat dans laquelle vos fèves seront classées au
marché, au moment de la vente » (M.A., 44-45).
Halla Njokè n'est pas la seule interlocutrice de Grand
Madja. Elle s'adresse à toutes les femmes africaines en utilisant le
vouvoiement. Si elle s'adressait à sa petite-fille seulement, elle
aurait employé le tutoiement car le «vous » de majesté
n'existe pas dans les langues africaines. C'est à dessein que la
grand-mère parle du cacao qui est un produit de rente destiné
à la transformation industrielle. La plupart des Africains pensent que
la culture des produits d'exportation tels que le cacao, le café, le
coton, l'hévéa... est réservée à l'homme et
que les femmes doivent se contenter des produits vivriers destinés
à la consommation familiale et à la
commercialisation locale. Cette disparité qui, au demeurant est
insensée et machiste, est un abus colonial.
Le colonialisme a importé sur le sol africain la
culture du cacao. Fort de leur phallocentrisme, les Occidentaux ne pouvaient
pas permettre que les femmes s'intéressent à ce produit. Elles
qui, selon eux, est une créature impure : « La femme, enfant
malade et douze fois impur »38. Cette idéologie
avait pour souci d'imposer le patriarcat aux Africains. L'homme est le sexe
fort, le puissant, le « surpuissant », un «
Lôs ». Un Lôs dans la société du texte est
un homme surpuissant (M.A., 48). Il lui revient donc « à juste
titre » les produits industriels et par conséquent, la richesse
matérielle, symbole précieux du capitalisme et de la domination
selon les Occidentaux. A la femme, « sexe faible », être
vulnérable et impuissant, reviennent les produits vivriers qui ne
peuvent rapporter gros. Elle doit croupir dans la pauvreté, la
misère et le statut permanent de dominée.
La femme africaine a le droit de s'intéresser et
même de s'approprier le cacao, que ce soit au niveau de sa transformation
qu'au niveau de sa vente sur le marché international. Cette
dénonciation sonne comme un cri d'alarme que Liking lance en direction
de toutes les femmes africaines, les appelant à sortir de
l'obscurantisme où la civilisation phallocratique les a plongées,
il y a près de six cents ans. Dans un environnement qui abrite
« le berceau du matriarcat »39, la femme doit
exercer les mêmes fonctions que l'homme, et même, ses fonctions
doivent être supérieures. Les domaines du pouvoir
réservés aux hommes dans le régime du patriarcat
reviennent aux femmes dans le système matriarcal.
Werewere-Liking laisse entendre que la culture des produits de
rente revient à la femme. Au pire des cas, la femme africaine doit
s'impliquer dans cette activité et même s'intéresser
à sa transformation. Elle doit s'investir davantage dans la
création des industries. On a l'impression que c'est une
exclusivité masculine et que les femmes qui s'y
retrouvent, soit dérogent à l'ordre des choses ou soit, elles
cessent d'être femme. Pourtant, elles se réapproprient tout
simplement le véritable rôle dévolu à la femme dans
l'Afrique la plus ancienne, l'Afrique pharaonique. Il ne s'agit pas de
concurrencer l'homme comme les féministes le laissent entendre. Mais
d'assumer une identité qui est réelle, collée à
chaque femme africaine et qui se trouve en sommeil à cause des
mutilations colonialistes. Il revient donc à celle-ci d'en prendre
conscience et de s'engager dans l'action et non de discourir ou de se plaindre
incessamment en restant dans l'inertie.
Un autre enseignement est celui de la conformité aux
lois. La grand-mère de Halla lui conseille d'être « une
femme caramel » (M.A., 46), c'est-à-dire une femme capable de
s'adapter à toutes les situations. Le caramel fond quand il fait chaud
mais demeure le même et durcit quand il fait froid :
« Mais qu'est-ce que c'était cette histoire de
caramel ? Or pendant une vingtaine d'années, j'ai essayé de vivre
selon une autre de ses théories sacrées : `' je n'ai pas de loi,
je fais de l'adaptabilité ma principale loi. `' Je me suis alors faite
eau, me condensant avec le froid, fondant et m'évaporant avec la
chaleur, ruisselant en pluie selon les intempéries, bondissant en
cascades et chutes libres des sommets vertigineux vers des abysses
insondables...Certes, c'était bien, tout avait une place et revenait
toujours, il n'y a pas meilleure situation pour un esprit que cette
malléabilité » (.M.A., 45- 46).
La conformité aux lois, aux dires de Grand Madja, est
le meilleur mode de vie. Elle facilite l'intégration et permet de
s'adapter aux institutions. Cette démarche évite
l'étiquette de subversif et son lot de fâcheuses
conséquences. Tout comme la grand-mère, la mère
génitrice a un pouvoir réel sur sa progéniture.
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