DEDICACE
A Mme Ntoh, née Ndoumbe Eyango Alvine, petite-fille du
roi Lock Priso de son vrai nom Kum'a Mbappe, grand résistant à la
conquête et à la pénétration allemandes au Cameroun.
Chère mère, je te dédie ce travail pour saluer ton
dynamisme éclatant en direction de l'Afrique et auprès de ton
digne époux, le Grand Sage Ntoh Ntoh Benjamin. Tu es l'image de la
déesse Isis.
SOMMAIRE DEDICACE i
GRATITUDE iv
EPIGRAPHE v
RESUME vi
MOTS CLES viii
INTRODUCTION GENERALE 09
I- DEFINITION DU CONCEPT 10
II- REVUE DE LA LITTERATURE. 12
III- JUSTIFICATION DU SUJET 16
IV- HYPOTHESE 18
V- PROBLEMATIQUE. 18
VI- INTERET SCIENTIFIQUE. 19
VII- METHODE D'ANALYSE 20
VIII- PLAN DU TRAVAIL 23
PREMIERE PARTIE : LE RAYONNEMENT ETHICO-FAMILIAL
24
CHAPITRE I : LE POUVOIR DU MATERNAGE 26
I.1- L'omniprésence de la grand-mère. 26
I.2- La force du lien maternel. 31
CHAPITRE II : L'ATTACHEMENT A L'INTEGRITE.
36
II.1- L'être juste. 36
II.2- L'élan d'humanisme. 44
DEUXIEME PARTIE : LE POIDS SOCIAL. 56
CHAPITRE III : LA MEMOIRE COMMUNAUTAIRE 58
III.1- La vivacité mnémonique. 58
III. 2- Le formateur de l'identité. 66
CHAPITRE IV : LE DYNAMISME SANS FREIN. 74
IV.1- L'avocat méticuleux 74
IV.2- Le leadership politico-économique. 80
TROISIEME PARTIE : L'ONCTION MYSTICO-RELIGIEUSE.
89
CHAPITRE V : LE CHARISME NATUREL. 91
V.1- La faveur du destin. 91
V.2- Le magnétisme irrésistible. 98
CHAPITRE VI : LE GRAND PRETRE. 107
VI.1- L'élévation spirituelle. 107
VI.2- Le messager messianique. 113
CONCLUSION GENERALE 123
BIBLIOGRAPHIE ET WEBBOGRAPHIE 133
GRATITUDE
Nous avons le plaisir de reconnaître le soutien
multiforme de tous ceux qui, de près ou de loin, ont contribué
à la réalisation de cette oeuvre. Le Docteur Moba Jesse, tout
particulièrement, mérite d'être salué. Lui qui a
parrainé cette recherche, se heurtant à nos lacunes. Nos hommages
sont également adressés au Superviseur général, le
Professeur Rémy Sylvestre Bouelet. Nous voulons aussi reconnaître
l'assistance salvatrice de tous les autres enseignants du Département de
Linguistique et Littérature Négro-Africaines. Nous n'ignorons pas
l'apport substantiel du C.E.R.V.A. (Centre des Etudes et de Recherches sur les
Valeurs Africaines).
EPIGRAPHE
« Si tu veux maintenir la concorde Dans une maison
où tu entres
En maître, en frère, ou en ami, Et partout
où tu pénètres,
Sois plein de réserve dans tes relations avec les
femmes. Rien ne réussit, dont elles ne se mêlent.
Il n'y a point de visage invulnérable à leurs
pièges.
Des milliers d'hommes sont par elles détournés
de ce qui leur [est bon »1.
RESUME
La prééminence du personnage féminin
traditionaliste et surtout la dénonciation du féminisme qui se
déploie en Afrique, justifient ce sujet : L'éloge du matriarcat
dans La Mémoire amputée de Werewere-Liking. Deux types
de personnages féminins se côtoient dans ce récit qui
s'enracine dans la société africaine en général et
camerounaise en particulier. Les uns, dont Halla Njokè,
héroïne et narratrice intradiégétique, sont
confortés dans leur ancrage dans la culture africaine, leur
capacité à s'ouvrir aux autres sans démordre avec leur
tradition et beaucoup plus, leur dynamisme tous azimuts. Ils assument dignement
le pouvoir et la place prépondérants que le système
matriarcal leur assigne. Les autres, phagocytés par l'occidentalisme,
sont assujettis au patriarcat qui les dépersonnalise et fait d'eux des
esclaves.
Werewere-Liking qui se fond dans l'héroïne, le
roman étant autobiographique, stigmatise cette phallocratie
importée. Elle appelle de tous ses voeux les femmes africaines qui se
retrouvent dans cette dernière classe à prendre conscience du
statut élogieux que leur confère la cosmogonie nègre et de
l'assumer pleinement en se montrant entreprenantes sur tous les plans. Il y va
du développement de notre continent. L'écrivain semble dire,
trêve de parlotes et de plaintes revendicatives. Il est temps pour la
réappropriation des bonnes moeurs et de l'action, comme l'ont fait les
femmes des grands royaumes africains d'autrefois.
Ce faisant, la narratrice fustige crûment le
féminisme qu'elle qualifie d' « organisation des femmes
angoissées »2. Ce mouvement confine la femme
africaine dans le discours et s'oppose à plusieurs égards
à la vision matriarcale. L'écho ainsi lancé porte à
percevoir que le personnage féminin est valorisé dans
2 - Werewere-Liking, La Mémoire
amputée, Nouvelles Editions Ivoiriennes, 2004, p. 318. Dans la
suite de ce travail, nous citerons le corpus en utilisant cette
abréviation M.A. suivie de la page de l'extrait. Exemple : (M.A.,
318).
la société du texte et dans la tradition africaine,
contrairement à ce que pensent nombre de critiques littéraires
féministes.
Le structuralisme génétique permet d'explorer
cette réflexion. Il a fallu examiner concomitamment les structures
internes du récit entre elles et leur relation avec les structures
sociales qui ont fécondé l'inspiration de l'auteur.
MOTS CLES
1- Matriarcat
2- Personnage féminin
3- Tradition africaine
4- Valorisation
5- Antiféminisme
6- Développement
INTRODUCTION GENERALE
Notre travail porte sur l'éloge du matriarcat dans
La Mémoire amputée de Werewere-Liking. On serait
tenté de se demander pourquoi le matriarcat et non le féminisme
ou le personnage féminin. La définition de ce concept apporte une
certaine clarification à cette question.
I- DEFINITION DU CONCEPT
Le concept « matriarcat » divise les penseurs quant
à la valeur qui lui est consacrée. Pour certains, c'est un
système d'organisation sociale qui s'inscrit dans la théorie de
l'évolutionnisme. L'Allemand Bachofen, le tout premier théoricien
de ce concept, pense que le matriarcat relève de la barbarie, qu'il
n'est que la forme d'organisation la plus animalière qui se situe au
début de l'évolution du genre humain:
« Bachofen considère que l'humanité a
d'abord connu une époque de barbarie et de promiscuité
aphroditique telle que la filiation ne pouvait être comptée qu'en
lignée utérine, toute filiation paternelle étant
incertaine. Le mariage n'existait pas »3.
Un autre évolutionniste, Charles Fourier, s'inscrit
dans cette perspective lorsqu'il considère le matriarcat «
comme la troisième [des] sept périodes de `'l'enfant du genre
humain `', succédant à la `'sauvagerie'' et
précédant la `' barbarie'' »4. Mais peu
après la publication de son ouvrage intitulé Le Droit de la
mère où cette théorie est exposée, Johann
Jakob Bachofen reconsidère sa position. Il ne perçoit plus le
matriarcat comme étape de l'évolution humaine, mais comme une
« société où la dominance aurait
été exercée par les femmes et fondée sur la
conception du `' droit maternel'', c'est-à-dire sur un statut issu de la
maternité »5.
3- Cheikh Anta Diop, L'Unité culturelle de l'Afrique
noire, Paris, Présence Africaine, 1959, p. 11.
4- Extrait d'un article intitulé « Le matriarcat
» publié sur internet et signé « Un article de
Wikipédia, l'encyclopédie libre », In
fr.wikipedia.org, le 5 mai 2009,
p. 1.
5 -
fr.wikipedia.org, Ibid, p. 1.
Cette définition se rapproche d'ores et
déjà de celle qui est communément admise et qui fait de ce
système « un type de société où les femmes
détiennent les mêmes rôles institutionnels que les hommes
dans les sociétés patriarcales»6. Une nuance
se dégage entre ces deux acceptions. Pendant que la première
parle de la dominance de la femme, la seconde relève
l'équité des rôles institutionnels entre la femme et
l'homme. Une autre idée qui se démarque des
précédentes tranche ce débat. Et c'est la position
soutenue par celle-ci qui nous semble la plus pertinente et applicable à
notre investigation. Elle se formule ainsi :
« Contrairement à ce dont il a
été dit concernant le régime matriarcal, il n'est
aucunement basé sur la domination de la femme sur l'homme, mais sur une
collaboration harmonieuse des deux parties. En effet, la situation de la femme
dans la société noire africaine est acceptée et
défendue par l'homme »7.
Cette thèse indique que malgré la
prégnance du pouvoir féminin en Afrique noire, il n'existe pas de
dysharmonie entre les deux genres puisque le genre masculin valide ce statut de
la femme et le défend même. En régime matriarcal, le
pouvoir de la femme est indéniable aux trois niveaux qui
régissent toute organisation humaine à savoir le niveau familial,
social et mysticoreligieux. Limitons-nous au niveau social pour apporter ce
témoignage sur les Bushongo, un peuple de l'Afrique centrale :
« La situation sociale des femmes bushongo est
remarquable. Le premier personnage du royaume est une femme, la mère du
roi. Parmi les grands du royaume, les femmes sont représentées
par deux personnages ; et dans le conseil des anciens, il y a de nombreuses
femmes... On voit même fréquemment les grandes questions
politiques être décidées par les femmes
».8
6-
fr.wikipedia.org, Ibid, p. 1.
7- Article sans signature, « Le matriarcat »,
In
www.shenoc.com, Le 04 avril
2006.
8 - Théophile Obenga, L'Afrique centrale
précoloniale, Paris, Présence Africaine, 1986, pp.
100-101.
En revanche, les sociétés occidentales sont
foncièrement misogynes. Et cela remonte à leur cosmogonie. Eu
égard à ce reproche d'Hippolyte dans la mythologie
grecque9 : « O Zeus, pourquoi as-tu donc infligé aux
humains ce frauduleux fléau, les femmes, en l'établissant
à la lumière du soleil ? Si tu voulais propager la race des
mortels, ce n'est pas aux femmes qu'il fallait en donner le moyen
»10. On comprend dès lors pourquoi le
féminisme naît en Occident et surtout pourquoi les
sociétés occidentales sont phallocratiques. Mais malheureusement,
la plupart des critiques qui s'intéressent à la question de la
femme dans la littérature négro-africaine trouvent que ce sont
les sociétés nègres qui sont patriarcales.
II- REVUE DE LA LITTERATURE.
Le féminisme est l'oeillère principale à
travers laquelle la littérature des femmes africaines en
général et de Werewere-Liking en particulier est lue. Et comme la
discrimination est le sujet de prédilection de ce courant, elle est
aussi le thème focal du discours critique. Le manque
d'intérêt accordé aux oeuvres des femmes dès leur
entrée dans la scène littéraire est associé
à une volonté de ségrégation. La critique
littéraire africaine en général et camerounaise en
particulier, ayant pour objet d'analyse la femme, n'a pas été
très florissante après la publication des premières
oeuvres à vocation féministe. Les critiques ne trouvent pas
certainement en la femme ou en l'écriture féminine un sujet de
réflexion fondamentale. D'aucuns pensent même qu'il
s'agit-là d'une discrimination, comme le démontre ce propos :
9 - Pour nous, la Grèce antique est pour
l'Occident ce que l'Egypte pharaonique est pour l'Afrique noire. En d'autres
termes, la civilisation gréco-latine est l'ancêtre de la
civilisation occidentale tout comme l'Egypte pharaonique est le berceau de la
culture de l'Afrique noire. Nous nous inspirons de cette affirmation de Cheikh
Anta Diop : « L'Egypte a joué vis-à-vis de l'Afrique
noire le même rôle que la civilisation gréco-latine
vis-à-vis de l'Occident. Un spécialiste européen d'un
domaine quelconque des sciences humaines, serait malvenu de vouloir faire
oeuvre scientifique s'il se coupait du passé gréco-latin. Dans le
même ordre d'idées, les faits culturels africains ne retrouveront
leur sens profond et leur cohérence que par référence
à l'Egypte » in Civilisation ou barbarie, Paris,
Présence Africaine, 1981, p. 387.
10 - Nicole Loraux, Les Enfants
d'Athéna, Paris, Maspero, 1981, p.77.
« La parution de Rencontres essentielles
(1969) de T. Kouh-Moukouri, première romancière camerounaise, est
passée sous silence aux dires de l'auteur et de nombreux critiques entre
autres, Joseph Ndinda et Irène D'Almeida qui, eux aussi, ont
perçu ce vide lors de l'élaboration de leurs premiers articles
sur cette écrivaine. `'Tout se passe comme s'il y avait une conspiration
du silence''»11.
Les premiers à s'intéresser à cette
préoccupation trouvent que la femme est méprisée en
Afrique, qu'elle n'a aucun pouvoir, aucune valeur autre que celle de
procréer et de faire le ménage, eu égard à ce
témoignage :
« Il faut rappeler que les premiers travaux sur la
femme africaine durant la période coloniale ne lui ont pas toujours
été favorables. On en veut pour preuve, l'article `'L'esclavage
de la femme noire'' par soeur MarieAndrée de l'enfant-Jésus dans
lequel la femme africaine est considérée comme une bête de
somme »12.
Les critiques estiment que ce statut de la femme noire est
lié aux idées préconçues des colons au sujet des
sociétés africaines, mais aussi qu'elle est liée aux
pesanteurs des traditions nègres qui opposent de façon
conflictuelle l'homme et la femme :
« Ces préjugées
générées par les incompréhensions et la
différence culturelle se poursuivent par les traditions de
l'intérieur qui admettaient très mal l'accès de la femme
à la connaissance. La réticence à la scolariser vise
à montrer que les rapports sociaux de sexe sont antagoniques et
conflictuels depuis bien des lustres. D'où son arrivée tardive
à l'écriture »13.
Les premiers critiques soutiennent que la culture
négro-africaine est à l'origine du mauvais traitement
infligé à la femme africaine. Ainsi, l'on
11 -
fr.wikipedia.org, Op. Cit., p.
1.
12-
fr.wikipedia.org, Op Cit., p.
1.
13-
fr.wikipedia.org, Op Cit., p.
1.
s'accorde à reconnaître que leurs analyses se
fondent sur des approches socioculturelles et socio-historiques:
« Les premières critiques qui se sont
penchées sur l'écriture des femmes africaines en
général et camerounaises en particulier telles que la Congolaise
Milolo Kembé, Anny-Claire Jaccard, D. Ndachi Tagne ont eu pour but
d'orienter leurs analyses vers des approches socioculturelle et
socio-historique ».14
D'autres penseurs trouvent que la polygamie est une injustice
faite aux femmes, un abus de la société traditionnelle dont la
dénonciation constitue une sorte de révolte :
« Cette révolte subtile [...]. Cette
esthétique entre ouvertement en dissidence avec la société
phallocentrique. Elle se montre plus osée, devient de plus en plus
virulente envers la gente masculine. Odile Cazenave dans Les Femmes
rebelles et Béatrice Rangira-Gallimore dans L'oeuvre romanesque
de Calixte Beyala, montrent la déviance créatrice de C.
Beyala avec la liberté sexuelle et l'écriture du corps tandis
qu'Irène D'Almeida montre l'originalité et l'audace scripturaires
de WerewereLiking »15.
Parlant plus particulièrement de Werewere-Liking, ses
oeuvres en général, et La Mémoire amputée
en particulier, ne connaissent pas une abondante critique. Outre le style
original16 et l'audace scripturaire relevé ci-dessus, les
analyses démontrent que les ouvrages de Liking, et notamment son roman
qui nous sert de corpus, sont des répertoires des pratiques culturelles
africaines. Ce qui fait dire à Yvette Balana que «
l'africanité est au centre de l'oeuvre de Liking
»17. Cependant, les avis sont partagés à cet
effet. Le colloque organisé du 03 au 04 mai 2005 à
l'Université de Douala à l'intention de cet auteur le prouve.
14-
fr.wikipedia.org, Op Cit., p.
2.
15-
fr.wikipedia.org, Op Cit., p.
3.
16- La romancière dit que La Mémoire
amputée est un « chant-roman », un genre dont
elle est l'inventrice. Voir l'inscription marquée sur la première
de couverture du roman pour préciser le genre littéraire.
17 - Yvette Balana, « L'africanité chez
Werewere-Liking : de l'Afrique-musée à l'Afrique-laboratoire
», in
fr.wikipedia.org, 05 mai 2009,
p.1.
Ce colloque a connu la participation des critiques de la
littérature négroafricaine tels qu'Yvette Balana et
Clément Mbom. Nombre de participants opposaient à
l'africanité l'universalité de l'écrivain dans ses
oeuvres, bien que les organisateurs aient concilié ces deux dimensions
dans leur projet :
«» L'hypothèse à partir de
laquelle s'élabore notre projet est que cette oeuvre synthétise
et traduit, dans les langages et formes contemporaines les savoirs
séculaires africains porteurs de valeurs universelles. Elle pourrait
donc être fortement recommandée à la consommation, à
titre principal, des publics d'Afrique soucieux de retrouver les fondements de
leur civilisation» »18.
Les organisateurs de ce colloque estiment que l'oeuvre de
Liking est une interpellation du public africain à s'abreuver aux
sources de sa civilisation. Même lorsque certains critiques analysent la
dimension féministe ou matriarcale de ses oeuvres, c'est pour parvenir
à ce dessein. D'ailleurs, l'écrivain les y encourage lorsqu'elle
dit :
« Ceux qui peuvent se payer le luxe de jouer les
amnésiques ont leur histoire déjà écrite,
conservée en sons, images et microfilms, et en diverses versions : les
subjectives, les trafiquées, les revues et corrigées, les
profanes, les ésotériques et les sacrées, etc. Ils
pourront toujours s'y retremper le moment venu, pour témoigner de leur
passage sur cette terre et de leur part de l'humanité. Alors que nous
autres, nous n'avons pas suffisamment formulé notre expérience
pour nous permettre l'amnésie. Aussi, pour nous, se souvenir ne
devrait-il pas être un combat de tous les instants ? » (M.A.,
386).
Cet extrait invite incessamment le peuple africain à se
rappeler son passé, à le publier massivement pour qu'il fasse
tâche d'huile et s'incruste dans les moeurs de l'universel. Yvette Balana
s'inscrit dans cette logique lorsqu'elle analyse ce propos de l'écrivain
en ces termes : « Liking a donc tranché le débat : nous
devons trouver l'universel dans l'africanité, nous devons
travailler
18-Yvette Balana, Ibid., p. 1.
à inventer la négritude qui entrera dans la
culture universelle à venir »19. Le discours de
Liking, comme ceux de la plupart de ses critiques, dénonce
l'occidentalisation des peuples négro-africains et prône leur
re-africanisation, quitte à ce que cette attitude paraisse chauvine :
« La course vers l'`'universel `' qui hante les
Africains, confirmant ainsi que le `'moi est haïssable» peut nous
être préjudiciable, car l'universel se réduirait alors
à l'histoire et aux valeurs de ceux qui ont assumé leur moi et
qui ont entretenu leur mémoire. Liking semble nous dire qu'il nous faut
faire du chauvinisme »20.
C'est bien de ce chauvinisme qu'il s'agit dans notre
investigation. Soulignons toutefois la nuance qui existe entre notre approche
du matriarcat et celle des critiques ayant investigué sur le même
sujet. La perspective de ceux-ci s'inscrit dans la dynamique du combat
féministe déployé sur le terrain africain alors que la
nôtre remet en cause cette doctrine qui n'a pas de raison d'être
dans un environnement où la femme jouit du plein pouvoir sur tous les
plans. Il est absurde de vouloir conquérir ce qu'on détient
déjà fermement et sans partage. Les femmes africaines doivent
prendre conscience de la valeur prégnante que leur accorde la culture
africaine et jouer pleinement leur rôle pour le bien-être et le
salut de tout le « Pays des Batu »21. Tel est le
motif de cette réflexion.
III- JUSTIFICATION DU SUJET.
Le paradoxe entre le combat féministe en vigueur dans
l'Afrique actuelle et la réalité anthropologique africaine,
l'instauration de la journée du 08 mars pour soutenir un mouvement qui
combat la culture africaine et qui prône l'égalité des
genres dans un environnement qui promeut la complémentarité,
le
19- Yvette Balana, Ibid., p. 2.
20- Yvette Balana, Ibid, p. 2.
21- Ainsi est désigné ce qu'on appelle
vulgairement l'« Afrique » dans tous les articles que comporte le
premier numéro de la revue La Parole africaine. Cette
appellation nous semble mieux appropriée pour désigner le «
continent africain » qui a besoin d'unité pour son
re-décollage. Ainsi, de temps en temps, nous l'utiliserons. Mais nous
pourrons aussi employer le vocable « Pays » tout simplement
comme c'est le cas dans la même revue. Soulignons également que
« Batu » est la terminologie qui désigne le peuple
noir africain dans la même revue.
diktat occidental faisant croire que l'Afrique est le
cimetière des valeurs féminines, sont autant de motivations qui
ont laissé mûrir ce sujet. L'histoire de l'Afrique démontre
le rayonnement fabuleux que les femmes noires ont connu dans ce continent
à travers les civilisations qui se sont succédé depuis
l'Egypte pharaonique jusqu'à l'invasion d'une part du mouvement
almoravide au Xe siècle, et du mouvement colonialiste à partir du
XVe siècle d'autre part. Nul n'ignore par exemple la
prégnance de l'Africaine dans le devenir de l'enfant, voire de
l'humanité. C'est elle qui confère des pouvoirs
héréditaires :
« On ne pourra être sorcier,
c'est-à-dire doué de toutes les qualités [...],
c'est-à-dire sorcier-total, que si l'on est issu d'une mère
sorcière au même degré ; peu importe ce qu'est le
père. Si la mère n'est douée d'aucun pouvoir et si le
père est sorcier-total (demm en valaf) l'enfant n'est qu'à
moitié sorcier : il est nohor ; il ne possède aucune
qualité positive du sorcier, il n'en a que les aspects passifs. [...] On
voit donc ici que la participation du père dans la conception de
l'enfant n'est pas mise en doute, n'est pas ignorée, et qu'elle est
secondaire et moins opérante que celle de la mère
»22.
Et même, n'a-t-on pas entendu parler du dynamisme et du
pouvoir imposant des reines à l'instar de Hatshepsout ou de Nicotris en
Egypte, Candace et toutes les reines qui porteront son nom au Soudan dans le
puissant royaume de Koush ? Que dire des grandes guerrières telles que
la princesse Yennenga, fille de Moro Naba au niveau du Burkina Faso, la reine
Dzinga d'Angola ou encore la reine Pokou des Baoulé ? Pourquoi ignorer
les fabuleuses amazones du roi Béhanzin qui tinrent farouchement
tête à la pénétration française dans le
royaume de Dahomey alors que les hommes s'étaient déclarés
vaincus ? Des exemples ne manquent pas pour justifier la puissance cardinale de
la femme dans la tradition africaine. Nous nous donnons pour objectif de le
démontrer en nous appuyant sur l'oeuvre qui sert de corpus.
22- Cheikh Anta Diop, L'Unité culturelle de
l'Afrique noire, Op.cit., p.37.
IV- HYPOYHESE.
Dans La Mémoire amputée, la femme est
au centre de l'intrigue. C'est pourquoi nous soutenons que le personnage
féminin est valorisé dans la société du texte et
dans la tradition africaine. S'engager donc dans le combat féministe
c'est ignorer cela. La condition des Africaines d'aujourd'hui devrait les
conduire, non pas à s'enrôler dans une lutte
dépersonnalisante comme celle-là, mais à s'interroger sur
le matriarcat et chercher à se le réapproprier. Telle est la
problématique aussi bien du corpus que de ce travail.
V-PROBLEMATIQUE.
Au regard de ce qui précède, on en vient
à se demander : comment La Mémoire amputée
fait-elle l'éloge du matriarcat ? En d'autres termes, comment le
personnage féminin est-il valorisé dans ce récit ? Quels
sont les lieux d'expression de cette valorisation ? Quels sont les
référents qui portent à parler de matriarcat et non de
féminisme ? Telles sont les préoccupations qui constituent la
toile de fond de cette réflexion. Notre analyse se projette
prioritairement sur le parcours narratif du personnage principal, Halla
Njokè, et sur les faire des autres personnages féminins qui,
comme elle, sont très ancrés dans la tradition africaine.
Le regard est aussi porté sur les autres personnages
féminins de même que sur les personnages masculins pour comprendre
leurs rôles actantiels et les relations qu'ils entretiennent avec les
premiers. De manière globale, nous questionnons la société
du texte avec toutes ses composantes pour relever la place de la femme dans la
société traditionnelle africaine d'une part et dans la
société dite moderne - l'Afrique occidentalisée, l'Afrique
d'aujourd'hui - d'autre part. La première hisse la femme au sommet de la
pyramide sociale alors que la seconde l'avilit à cause du colonialisme.
Ceci est l'un des motifs qui invitent à parler du matriarcat et non du
féminisme.
L'auteur dénonce cet avilissement, affirmant par
ricochet que la femme africaine en général doit reprendre la
place qui est sienne dans l'Afrique traditionnelle. Si la femme traditionnelle
est portée au firmament, celle circonscrite exclusivement dans
l'occidentalisme est invitée à sortir de son errance pour la
rejoindre afin que toutes conjuguent leurs forces pour redonner à
l'Afrique sa splendeur d'antan. Les deux personnages sont ainsi
interpellés, pas au même degré bien entendu. Il n'est pas
question pour nous d'honnir les traditions importées, d'ailleurs riches
en hauts faits ; ni même de médire des bienfaits des apports
extérieurs, voire du colonialisme. Nous reconnaissons aussi que tout
n'est pas lumineux dans le matriarcat ou dans l'Afrique traditionnelle. Comme
l'exige tout travail scientifique, nous tenons simplement à rester
fidèle à l'esprit de cette recherche.
VI- INTERET SCIENTIFIQUE.
Les enjeux de ce travail sont multiples. La réflexion
menée invite les critiques littéraires en général,
et ceux inscrits dans le combat féministe en particulier, à
reconsidérer leur perception de la place réservée à
la femme dans la tradition africaine. Ces derniers pensent
généralement que la culture africaine marginalise la femme. Cette
opinion est motivée par les traitements à la limite inhumains
auxquels les personnages féminins sont soumis dans la littérature
négro-africaine. Entre autres châtiments, les critiques
relèvent la pratique de la polygamie et notamment de la polygynie, la
sous-scolarisation ou l'analphabétisme, les sévices corporels,
l'absence des libertés et des droits... Au vu de cette investigation,
les dénonciations ainsi formulées n'indexent pas les Africains,
mais plutôt les Occidentaux et les Orientaux. Les critiques croient
s'attaquer aux traditions nègres alors qu'en réalité, ils
incriminent les influences des traditions étrangères sur les
peuples africains. Il faut interroger l'histoire et les structures textuelles
pour le comprendre.
VII- METHODE D'ANALYSE.
Notre analyse s'inscrit dans une démarche diachronique
et structuraliste en même temps. Car nous interrogeons concomitamment les
structures historiques et cosmogoniques qui ancrent le récit dans son
contexte génétique d'une part, et les structures textuelles pour
comprendre les différents rôles actantiels d'autre part. C'est
pour cette raison que nous convoquons le structuralisme
génétique. Cette orientation permet d'analyser l' «
explicite »23 en rapport avec le contexte
socio-historique qui est celui de l'Afrique. En d'autres termes, nous
interrogeons « les objets qui peuplent [la société du
texte] et les conventions qui la régissent. Qu'y retrouve-t-on de la
réalité ? [...] ; les combinaisons entre rôles actantiels
et rôles thématiques, surtout lorsque ces derniers sont
définis socialement »24.
Le questionnement de l'« implicite
»25, en examinant les traces de l'« inconscient
social »26 manifesté dans le récit, est
aussi opéré. Nous nous intéressons aux «»
contradictions textuelles» [car] `'le décalage, lorsqu'il est
flagrant, met en évidence une fêlure de type
idéologique» »27. Evidemment, il y a trop de
contradictions dans La Mémoire amputée qui ne sauraient
passer inaperçues : le contraste entre l'Afrique traditionnelle et
l'Afrique dite moderne, le contraste entre le féminisme et le
matriarcat, et surtout entre les idées répandues au sujet de la
place de la femme dans la tradition africaine et la réalité
authentique...
L'ironie se manifeste dans le récit comme une structure
très féconde dans le décryptage de l'intrigue. L'implicite
permet aussi de relever « les situations `'anormales»
»28 et l'accent dans ce cas est mis sur le personnage du
« fou » incarné dans l'oeuvre par Némy :
23 - Vincent Jouve, La Poétique du
roman, Paris, Armand Colin, 2001, p. 97.
24- Vincent Jouve, Ibid.., p. 97.
25- Vincent Jouve, Ibid., p. 97.
26- Vincent Jouve, Ibid., p. 97.
« Le statut de la déviance et de la
marginalité est également révélateur. Là,
explique Pierre Barbéris, se dit toujours quelque chose sur la norme en
vigueur et l'idéologie dominante. La figure du marginal doit être
analysée dans son discours, son être et son faire. Discours
aberrants, êtres inattendus, comportements insolites sont
généralement les vecteurs privilégiés d'une parole
du texte sur l'Histoire et les valeurs »29.
Enfin, l'analyse s'enrichit des « contestations
formelles »30 en ce qui concerne toujours les
interprétations de l'implicite. Cette analyse contribue à
comprendre le mélange de genres dont l'oeuvre fait l'objet puisqu'elle
est une compilation de récits créés, de chants, dix-huit
au total, de poèmes, proverbes et légendes. On y retrouve tous
les trois registres de langue. Les phrases sont parfois
détachées, comme pour traduire le ras-le-bol de l'écrivain
face aux énormités dont on accable injustement la tradition
africaine, protégeant et vénérant ainsi le
véritable bourreau, la tradition occidentale adoptée :
« La question des contestations formelles permet de
réintégrer l'analyse de la forme dans l'étude sociologique
et, ce faisant, de ne pas négliger la dimension esthétique du
texte. Refuser l'illusion psychologique, supprimer la ponctuation,
répudier les adjectifs ou déconstruire l'intrigue traditionnelle,
c'est s'opposer à une norme qui n'est jamais uniquement
esthétique »31.
Le premier signe de contestation formelle se lit dans le genre
littéraire de l'oeuvre. Werewere-Liking étiquette son ouvrage
comme un « chant-roman » ; ce qui est une pure invention de
sa part. Cette inscription qui figure à la première de couverture
annonce déjà au lecteur avisé les couleurs contestataires
de l'oeuvre. C'est vrai que nous qualifions par moments le texte de roman. Cela
pour rester proche de l'orthodoxie.
29- Vincent Jouve, Ibid., p. 100.
L'analyse de l' « oblique »32
n'est pas en reste puisqu'il renvoie aux relais à travers lesquels le
récit entretient un rapport avec le réel. On peut citer parmi ces
relais « l'idéologie, les discours en vigueur et les
institutions »33. Nous examinons par exemple l'influence
de la personnalité idéologique et spirituelle de Liking dans
l'intrigue et nous comprenons qu'elle est une traditionaliste hors pair, une
grande prêtresse initiée comme son personnage principal qui n'est
personne d'autre qu'elle-même : le narrateur est
intradiégétique et le récit autobiographique.
Le contexte textuel est celui de l'Afrique en
général et celui du Cameroun en particulier à cause des
dénominations et des faits qui rappellent ces parties du
monde34; en raison aussi des précisions faites par Michelle
Mielly35, l'auteur de l'Avant-propos :
« Dans La Mémoire amputée, le
silence est cultivé comme indice primordial sur l'histoire des femmes
africaines : ce roman n'est plus donc un tribut aux femmes de l'entourage
immédiat mais un chant pour toutes les femmes africaines qui se sont
tues [...]. C'est un Bildungsroman36 basé sur deux drames
parallèles : le processus historique de décolonisation au
Cameroun et l'évolution d'une jeune femme au sein de cet univers en
ébullition » (M.A., 9-13).
La référence à l'histoire la plus
ancienne de l'Afrique, à l'Egypte pharaonique et à la cosmogonie
africaine est féconde dans ce travail même si l'histoire dite
contemporaine retient également notre attention. La mythologie, mieux
l'oralité nègre, constitue aussi un grand vivier pour les
démonstrations. Etant entendu que le mythe ou la littérature
orale porte en son sein les
32 - Vincent Jouve, Ibid., p. 100.
33 - Vincent Jouve, Ibid., p. 100.
34- Halla Njokè, l'appellation de
l'héroïne par exemple. Dans le roman comme dans la langue du peuple
bassa' a du Cameroun, peuple auquel appartient Werewere-Liking, Njokè
qui viendrait de « Njock » signifie « l'éléphant
». Nous y revenons plus loin pour plus de détails.
35- Par moments nous désignons Michelle Mielly par
l'expression « le préfacier » parce que son Avant-propos tient
lieu de préface.
36- « Roman initiatique, en Allemand » (M.A.,
13).
fondements de toute vision culturelle, qu'elle soit familiale,
sociale ou même mystico-religieuse.
VIII- PLAN DU TRAVAIL.
A partir de cette démarche, nous démontrons que
le personnage féminin est valorisé sur les trois plans de
l'existence humaine. D'abord sur le plan éthico-familial : on
s'aperçoit qu'il est très dévoué au bien-être
familial, à la morale et à l'intégrité. Ensuite au
niveau social : il est le porte-parole et il est aux premiers rangs dans
l'entrepreneuriat économique et les luttes politiques. Enfin sur le plan
mystico-religieux : il a l'onction divine, il est l'être béni,
l'espoir et le messie.
PREMIERE PARTIE : LE RAYONNEMENT
ETHICO-FAMILIAL.
Le personnage féminin se distingue dans la
société du texte d'abord par ses responsabilités
familiales, ensuite par son intégrité et enfin par son humanisme.
Dans le domaine familial, il détient le pouvoir du maternage qui se
manifeste par l'omniprésence de la grand-mère. En régime
matriarcal, la grandmère agit permanemment dans le développement
de l'enfant. Dans le récit, Grand Madja, la grand-mère de Halla
Njokè, la berce et lui donne beaucoup de conseils. Le maternage se
manifeste aussi par la force du lien maternel entre la mère et son
enfant. Ce lien rapproche affectivement les deux êtres et pousse la
mère à se sacrifier pour le bien-être de son enfant. Halla
Njokè le prouve par l'attention qu'elle porte à son fils.
La bonne moralité du personnage féminin est
visible à travers sa propension à la justice. Il respecte tous
ses engagements et bénéficie de ce fait de la confiance des
siens. Halla déteste sa mère parce qu'elle a menti contre son
père. Ainsi, elle promet à celui-ci de le soutenir dans l'affaire
qui oppose les deux et elle tient sa promesse. La femme est également
portée vers l'humanisme grâce à son humilité et
à son altruisme. Elle sait reconnaître ses torts. La mère
de Halla a fait son mea culpa au sujet du différend qui l'a
opposée à son ex-mari, le père de la narratrice. Tantie
Roz, une des tantes de Halla, est celle par qui se justifie l'altruisme de la
femme. Elle fait de l'encadrement des déshérités son
combat bénévole quotidien.
CHAPITRE I : LE POUVOIR DU MATERNAGE
Le personnage féminin se penche vers le premier
rôle de la femme qui est lié à la maternité,
c'est-à-dire celui d'assumer sa qualité de mère.
L'implication de la grand-mère dans tout le processus éducatif et
l'instinct maternel sont les principaux éléments qui justifient
la force matrilinéaire.
I.1- L'omniprésence de la grand-mère.
En régime matriarcal, la grand-mère joue un
rôle très important dans l'équilibre familial et
l'éducation de l'enfant. L'homme qui construit la société
est l'enfant qu'il a été auprès de sa grand-mère
puisqu'il a été bercé et éduqué par
celle-ci. La grand-mère joue un rôle fondamental
dans le devenir de l'enfant. Elle est la principale « berceuse »
depuis la naissance jusqu'à l'âge adulte. En Afrique, la
grand-mère est omniprésente dans le vécu de l'individu.
C'est elle, notamment la grand-mère maternelle, qui vient à la
rescousse de la mère quand il y'a accouchement, pour la suppléer
dans l'exercice des tâches ménagères. L'époux ne vit
donc pas l'accouchement comme un fardeau qui augmente à ses
responsabilités celles de son épouse. Sa belle-mère fait
le ménage et remplace valablement l'épouse. Les naissances
peuvent être multipliées en Afrique sans que cela n'influe
négativement sur l'équilibre familial quant à ce qui
concerne l'accomplissement des tâches domestiques.
Ailleurs, le planning familial est rigoureusement
respecté parce que la société n'est pas organisée
de cette façon. Un foyer qui n'a pas de femme de ménage se
retrouve fort obligé d'en recruter quand la femme accouche. Surtout
qu'après la période de congé de maternité, au cas
où la femme exerce dans une entreprise, c'est la femme de ménage
qui s'occupe des tâches domestiques et même du bébé.
Une ligne de dépense supplémentaire est donc forcément
créée dans le budget familial. Pourtant, en Afrique, même
quand la femme est en
service dans une entreprise, elle ne peut solliciter les
services d'une domestique que par pur snobisme. Il y'a toujours une
grand-mère prête à prendre le relais. L'éducation de
Halla Njokè est assurée par Grand Madja.
La grand-mère de la narratrice s'investit dans son
éducation en lui inculquant la culture africaine et en lui prodiguant
des conseils. Halla Njokè a beaucoup de privilèges en tant que
l'homonyme de sa grand-mère37. En Afrique, l'enfant homonyme
d'un parent bénéficie toujours, plus que les autres, des bonnes
grâces de ce dernier. En Afrique traditionnelle, l'enfant grandit
auprès de ses grands-parents jusqu'à un certain âge. Cette
pratique vise non seulement à permettre à l'enfant de
maîtriser la langue du terroir qui lui servira de principal outil de
communication, mais aussi d'asseoir chez lui les bases de la tradition. Cette
tâche incombe dans le système matriarcal prioritairement à
la grand-mère. Grand Madja enseigne que le travail assure à
l'individu son autonomie, sa loyauté et le dispense de la servitude et
de la mendicité :
« Grand Madja Halla mon homonyme m'affirmait : `'Toi,
tu sauras toujours si tu es libre ou pas, selon que tu pourras associer travail
et plaisir, ou pas». [...] Dès la première lueur de l'aube,
elle recueille des braises, place des machettes et des houes dans des paniers
que nous portons sur la tête et nous allons au champ. Elle allume un feu
car il fait bien froid à ces heures. Nous travaillons en silence, avec
une double ardeur pour avoir chaud et ne pas nous faire piquer par des
insectes. Parfois, elle entonne un chant et crée un rythme auquel ma
puînée et moi nous abandonnons. Une sorte de moteur
régulier, irrésistible. Ainsi, nous abattons toujours un travail
énorme qui nous vaut les félicitations de notre `' mari `'»
(M.A., 44).
Le travail doit être perçu comme un objet de
plaisir et non comme une corvée. Au même titre qu'un hobby, il
doit être une partie de délassement. En considérant ainsi
le travail, l'individu s'en accommode et s'y complaît. Le résultat
ne peut être qu'excellent. Le culte du travail bien fait est une
leçon que
37 - Elles portent toutes deux le même nom,
Halla.
la grand-mère inculque à sa petite-fille. En vue
d'obtenir un rendement efficient, Grand Madja pense que l'on ne doit pas
travailler comme un forçat qui, sous des intempéries peu
favorables, se plie à la tâche : « A l'abri des
brûlures du soleil, vous pourrez prendre le temps. Et si vous prenez le
temps de bien faire chaque chose, chaque chose bien faite vous procurera sa
part de plaisir » (M.A., 44).
Le temps est une donnée à prendre en compte dans
toute entreprise. Une sagesse de l'Egypte pharaonique affirme que « Le
temps est sagesse ». Il faut prendre le temps nécessaire pour
s'engager dans une action. La précipitation et l'impatience sont des
obstacles à l'épanouissement du travailleur, susceptibles de
susciter soit le découragement si on n'obtient pas aussitôt les
résultats attendus ; soit le bâclage, auquel cas, la tâche
effectuée hâtivement reste à refaire:
« A l'ombre des cacaoyers, prenez le temps de
fendiller proprement les cabosses : vous serez payées de pouvoir en
sucer les fèves sans le désagrément du sable et des
saletés sur les machettes négligées. Prenez le temps de
bien sélectionner les fèves les plus belles et les plus juteuses
en les séparant des fèves médiocres. Vous serez doublement
rétribuées d'abord par la qualité du vin de cacao que vous
pourrez en extraire, ensuite, pour la catégorie du cacao à
chocolat dans laquelle vos fèves seront classées au
marché, au moment de la vente » (M.A., 44-45).
Halla Njokè n'est pas la seule interlocutrice de Grand
Madja. Elle s'adresse à toutes les femmes africaines en utilisant le
vouvoiement. Si elle s'adressait à sa petite-fille seulement, elle
aurait employé le tutoiement car le «vous » de majesté
n'existe pas dans les langues africaines. C'est à dessein que la
grand-mère parle du cacao qui est un produit de rente destiné
à la transformation industrielle. La plupart des Africains pensent que
la culture des produits d'exportation tels que le cacao, le café, le
coton, l'hévéa... est réservée à l'homme et
que les femmes doivent se contenter des produits vivriers destinés
à la consommation familiale et à la
commercialisation locale. Cette disparité qui, au demeurant est
insensée et machiste, est un abus colonial.
Le colonialisme a importé sur le sol africain la
culture du cacao. Fort de leur phallocentrisme, les Occidentaux ne pouvaient
pas permettre que les femmes s'intéressent à ce produit. Elles
qui, selon eux, est une créature impure : « La femme, enfant
malade et douze fois impur »38. Cette idéologie
avait pour souci d'imposer le patriarcat aux Africains. L'homme est le sexe
fort, le puissant, le « surpuissant », un «
Lôs ». Un Lôs dans la société du texte est
un homme surpuissant (M.A., 48). Il lui revient donc « à juste
titre » les produits industriels et par conséquent, la richesse
matérielle, symbole précieux du capitalisme et de la domination
selon les Occidentaux. A la femme, « sexe faible », être
vulnérable et impuissant, reviennent les produits vivriers qui ne
peuvent rapporter gros. Elle doit croupir dans la pauvreté, la
misère et le statut permanent de dominée.
La femme africaine a le droit de s'intéresser et
même de s'approprier le cacao, que ce soit au niveau de sa transformation
qu'au niveau de sa vente sur le marché international. Cette
dénonciation sonne comme un cri d'alarme que Liking lance en direction
de toutes les femmes africaines, les appelant à sortir de
l'obscurantisme où la civilisation phallocratique les a plongées,
il y a près de six cents ans. Dans un environnement qui abrite
« le berceau du matriarcat »39, la femme doit
exercer les mêmes fonctions que l'homme, et même, ses fonctions
doivent être supérieures. Les domaines du pouvoir
réservés aux hommes dans le régime du patriarcat
reviennent aux femmes dans le système matriarcal.
Werewere-Liking laisse entendre que la culture des produits de
rente revient à la femme. Au pire des cas, la femme africaine doit
s'impliquer dans cette activité et même s'intéresser
à sa transformation. Elle doit s'investir davantage dans la
création des industries. On a l'impression que c'est une
exclusivité masculine et que les femmes qui s'y
retrouvent, soit dérogent à l'ordre des choses ou soit, elles
cessent d'être femme. Pourtant, elles se réapproprient tout
simplement le véritable rôle dévolu à la femme dans
l'Afrique la plus ancienne, l'Afrique pharaonique. Il ne s'agit pas de
concurrencer l'homme comme les féministes le laissent entendre. Mais
d'assumer une identité qui est réelle, collée à
chaque femme africaine et qui se trouve en sommeil à cause des
mutilations colonialistes. Il revient donc à celle-ci d'en prendre
conscience et de s'engager dans l'action et non de discourir ou de se plaindre
incessamment en restant dans l'inertie.
Un autre enseignement est celui de la conformité aux
lois. La grand-mère de Halla lui conseille d'être « une
femme caramel » (M.A., 46), c'est-à-dire une femme capable de
s'adapter à toutes les situations. Le caramel fond quand il fait chaud
mais demeure le même et durcit quand il fait froid :
« Mais qu'est-ce que c'était cette histoire de
caramel ? Or pendant une vingtaine d'années, j'ai essayé de vivre
selon une autre de ses théories sacrées : `' je n'ai pas de loi,
je fais de l'adaptabilité ma principale loi. `' Je me suis alors faite
eau, me condensant avec le froid, fondant et m'évaporant avec la
chaleur, ruisselant en pluie selon les intempéries, bondissant en
cascades et chutes libres des sommets vertigineux vers des abysses
insondables...Certes, c'était bien, tout avait une place et revenait
toujours, il n'y a pas meilleure situation pour un esprit que cette
malléabilité » (.M.A., 45- 46).
La conformité aux lois, aux dires de Grand Madja, est
le meilleur mode de vie. Elle facilite l'intégration et permet de
s'adapter aux institutions. Cette démarche évite
l'étiquette de subversif et son lot de fâcheuses
conséquences. Tout comme la grand-mère, la mère
génitrice a un pouvoir réel sur sa progéniture.
I.2- La force du lien maternel.
Les critiques de la littérature négro-africaine
sont unanimes quant à la valorisation de la femme en tant que
mère et aussi quant à son influence notoire dans
l'éducation des enfants. La Mémoire amputée est
un témoignage exemplaire de cette opinion. Le récit
révèle d'abord qu'il existe un rapprochement affectif entre une
mère et sa progéniture et ensuite que la mère est
prête à se sacrifier pour celle-ci.
Le pouvoir du maternage est matérialisé à
travers le lien maternel qui lie affectivement une mère à son
enfant. Ce lien dont les manifestations sont généralement
spontanées, se construit depuis le sein maternel à travers ce que
les psychologues appellent l'« histoire » de la mère et de
l'enfant. Mais l'affection maternelle peut être manifestée
à l'égard d'un enfant par toute femme génitrice ou pas.
Elle est plus prononcée très souvent chez la mère
génitrice grâce à l'instinct maternel. La
démonstration en est faite entre Halla Njokè et son fils. En
effet, ce dernier lui a été enlevé après
l'accouchement pour être donné à Mam Naja, la femme que le
père de la narratrice épouse après avoir quitté la
mère de cette dernière. Halla Njokè et Mam Naja enfantent
le même jour. Mam Naja qui se fait accoucher la première met au
monde un mort-né :
« Toute transie, je suis ainsi tout le travail. Au
bout de ce qui me semble une éternité, un gros foetus tout mou
vient au monde après un long cri de Mam Naja, un cri comme j'imagine, le
dernier avant la mort. Elle s'évanouit une seconde fois. Ma
mémoire ne me restitue de nouveau que ses plans fixes, quelques uns
accélérés, et d'autres ralentis. Le gros foetus mort sur
la balance pèse cinq kilogrammes. Une glaire suinte de sa bouche »
(M.A., 138).
Juste après sa nourrice, Halla Njokè fait des
jumeaux dont l'un est aussi mort-né. Son père profite de ce que
Mam Naja, évanouie après son accouchement, et que Halla est dans
le bureau de Chris, la sage-femme, pour
substituer l'enfant mort-né de la nourrice. Il prend le
nouveau-né vivant et va le poser à côté de Mam Naja,
comme s'il était le sien :
« Chris m'amène sous la vieille douche
après m'avoir aidé à expulser les placenta. Elle me lave,
me "lange" et me rhabille. - Repose-toi un peu dans mon bureau, je m'occupe du
bébé et je reviens te chercher pour te conduire à ton lit,
dit Chris. Mes yeux, ma bouche, et même mon coeur sont secs. Je ne peux
pas pleurer. Je ne peux pas parler. Je suis insensible... Cependant je me sens
incapable de rester en place. Je me lève et me rends dans la salle
d'accouchement. Au moment de franchir la porte, je reste
pétrifiée : Mam Naja est penchée sur le bébé
et le regarde avec perplexité en parlant à la sage-femme. -
Ça par exemple, Chris ! Ce n'était que cette petite souris qui me
faisait un si gros ventre ? dit-elle à l'infirmière »
(M.A., 140).
Le ton méprisant de Mam Naja à l'égard de
« son fils » est déjà fort évocateur sur la
nature du lien affectif entre une mère et un enfant qui n'est pas
génétiquement le sien. Ignorant totalement que le
bébé qui est à ses côtés n'est pas le sien,
puisque la révélation de la substitution ne lui a pas
été faite, Mam Naja qualifie péjorativement « son
bébé ». Il s'agit-là d'un paradoxe quand on
connaît la tendresse d'une mère vis-à-vis de son
nouveau-né. Même inconsciemment, une mère manifeste une
certaine désaffection à l'égard de l'enfant qui n'est pas
biologiquement le sien.
Mam Naja a failli brûler l'enfant qu'elle croit
être le sien lorsqu'elle a frappé « un coup de canne
à sucre à la tête [de Halla] et un autre au genou droit qui
[lui] fait l'effet d'une électrocution. [Et qu'elle est]
propulsée en arrière alors que l'enfant vole vers la marmite
bouillante de sauce d'arachide » (M.A., 165). Cette scène se
passe « dans la cuisine où [Halla] s'affaire, [son] enfant dans
les bras, épluchant des ignames et surveillant la cuisson des repas sur
les foyers » (M.A., 165). « La vieille Rébecca »
(M.A, 165), un personnage du troisième âge faisant partie des
membres de la maison, perçoit la haine dans le geste de Mam Naja. Elle
« bondit avec une rapidité et une
vélocité
incroyables et recueille l'enfant dans ses bras de
justesse [alors que] la main gauche du petit est quand même entrée
dans la soupe d'arachide et il hurle de surprise, de peur et de douleur »
(M.A., 165). La réaction de Rébecca, après son geste
salvateur, est sans concession :
« Quand l'enfant commence à se calmer, la
vieille femme, avec une colère qui fait vibrer sa vieille voix
déjà si chevrotante, se tourne vers Mam Naja pleurant contre la
porte de la cuisine [et dit] : Je pensais bien que tu détestais cet
enfant, que ce n'est peut-être pas le tien. Maintenant, j'en suis
sûre et tu veux le tuer, le brûler vif, publiquement. Ma parole, je
n'ai jamais vu ça » (M.A., 165).
Deux raisons peuvent justifier cette réaction. La
première, le geste imprudent et malencontreux de Mam Naja. Une
mère, génitrice de l'enfant que portait Halla, n'aurait pas agi
de la sorte. L'instinct qui la lie à son bébé lui aurait
permis de prévenir les dangers du coup sur celui-ci. La vieille
Rébecca le sait en tant qu'un personnage du troisième âge
fort expérimenté en la matière. La deuxième raison
est liée à la double vie des vieillards. En Afrique, il est
communément admis que les vieux partagent deux mondes : le monde des
vivants, celui que le commun des mortels partage et le monde des morts, celui
où résident les ancêtres, anges, archanges et Dieu :
« En Afrique, la vieillesse symbolise l'aspect
mystique de la vie. [...] Les vieux sont respectés,
écoutés et aimés. Les conseils qu'ils prodiguent font
l'objet de réflexions, voire de méditations profondes. Ce
comportement de la masse vis-à-vis des anciens n'est ni arbitraire, ni
le fruit d'une politique paternaliste. Elle est plutôt le reflet d'une
connaissance selon laquelle les dires des vieux émanent de deux sources
: la première étant matérielle, parce que l'enseignement
d'un Sage, son point de vue, ne révèlent rien d'autre qu'une
synthèse des expériences de sa vie passée. Spirituelle,
parce que dès que la vieillesse arrive, le physique perd de ses
exigences, et laisse la direction de ses fonctions au psychisme, lequel est en
rapport direct avec le cosmique, Dieu »40.
La force du lien affectif se lit également dans la
tendresse et le sacrifice de la mère pour son enfant. La mère
biologique est prête à tout pour assurer à sa
progéniture le bien-être. L'éloignement de son enfant
suscite en elle beaucoup d'angoisse. Halla Njokè en fait la douloureuse
expérience quand après le drame, Mam Naja décide
d'emporter le bébé comme si elle veux blesser sa mère
biologique:
« Sitôt mon père rentré, elle se
leva, mon enfant dans ses bras, et dit comme un couperet : `' oubliez cet
enfant. `' C'est ce qu'il me fallait faire immédiatement. Oui,
dès le lendemain, je m'emploierai à oublier mon enfant.
C'était une question de vie ou de mort pour nous tous. D'ailleurs,
officiellement, je ne l'avais jamais eu, et de ça au moins il me fallait
m'en souvenir définitivement, ou tout au moins essayer de vivre comme si
» (M.A., 166-167).
Le ton extrêmement pathétique de ce discours
montre que Halla est très affectée par ce qu'on peut
considérer comme l'enlèvement de son enfant. En fait,
c'était le deuxième enlèvement puisque le premier a
été administratif. Après la substitution de l'enfant
à l'hôpital avec la complicité de la sage-femme, «
une seule naissance a été inscrite sur les registres du
dispensaire des fonctionnaires, et un seul assassinat sur ceux des actes de
décès de la ville » (M.A., 141). Pourtant, il y'a eu
trois naissances et deux décès. Administrativement, l'enfant de
Halla lui a été enlevé. La décision de Mam Naja
apparaît alors comme le second rapt.
L'abandon du projet de poursuivre ses études à
cause de son fils montre que Halla se sacrifie pour ce dernier. Après
l'obtention du certificat d'études primaires, elle est obligée
par son père d'arrêter momentanément l'école pour
défaut, dit-il, d'argent. Pourtant elle a hâte d'aller le plus
loin possible dans ses études pour ressembler aux femmes occidentales et
orientales. L'accouchement la résout à abandonner ce pressant
voeu pour se consacrer exclusivement à son enfant afin de lui assurer un
bien-être :
« Je cessai de suivre le feuilleton dès que je
dus m'occuper de mon enfant. Rien d'autre ne comptait plus, même la
fameuse école de femmes blanches et jaunes qui demeurait
jusque-là ma seule motivation fondamentale. Ma seule raison de continuer
la route maintenant était de donner à cette petite
créature perdue d'avance pour moi, tout ce dont je serai capable dans le
laps de temps imprévisible qui nous serait accordé »
(M.A., 146-147).
Le lien affectif rend la femme non seulement attendrissante, mais
aussitrès intègre.
CHAPITRE II : L'ATTACHEMENT A L'INTEGRITE.
L'intégrité du personnage féminin va
au-delà des responsabilités familiales puisqu'en
général, elle le rend juste et humble. La femme africaine, fort
de son statut de mère de l'humanité et de pourvoyeuse de la vie
et du bienêtre, est très encline à la justice et à
l'équité.
II.1- L'être juste.
La femme, contrairement à l'homme, tient toujours
à ses promesses et sait garder un secret. Le frère
aîné de Halla Njokè a suivi une initiation chez les
pygmées. Comme tout acte de ce genre, il nécessite la
discrétion et le secret . L'initié est tenu de ne pas dire aux
profanes ce qu'il a vu ou ce qu'il a entendu pendant son initiation. Or
l'aîné de Halla, même s'il ne trahit pas finalement le
secret, est toujours animé par l'intention de le révéler.
Si tout acte posé est la matérialisation d'une pensée,
toute pensée est en elle-même la conceptualisation et le signe
avant coureur de l'acte posé ou à poser. En plus, le frère
de la narratrice est très bavard. Il vit dans la même maison que
Tante Roz41.
Il faut dire que tous, parents, grands-parents, fils et
petits-fils vivent dans la concession familiale de Grand Pa Helly. La chambre
du frère aîné est attenante à celle que partage
Tante Roz et son mari Ratez. Le jeune garçon, animé par des
idées perfides, a percé un trou discret sur le mur mitoyen. Il le
bouche soigneusement à l'aide d'une pierre. Ce trou lui permet de
lorgner les occupants voisins lorsque les bruits de leurs ébats sexuels
lui parviennent. Au lieu de garder ce secret, il le diffuse auprès de
ses puînées :
« Il me semblait que mon frère était
devenu plus intelligent que mes soeurs et moi : depuis qu'il était
revenu de chez les pygmées, il en savait des choses. D'abord, il
habitait désormais dans une chambre dans la maison de notre tante. Il
avait élargi un trou dans le mur entre sa chambre et celle de Tante Roz
et de son mari Ratez. Il nous y invitait, ma puînée et moi, pour
soi-disant nous raconter ses aventures pygmées. Mais en fait,
c'était pour l'assister dans sa nouvelle activité. Il regardait
par le trou en tremblant, y collait son oreille et reproduisait par sa bouche
les bruits qu'on entendait » (M.A., 36).
Le garçon n'est pas seulement indiscret. Il a aussi des
attitudes incestueuses. Il vient d'entrer dans l'adolescence c'est pourquoi il
a suivi l'initiation qui consacre l'accession à cette classe
d'âge. Il vit dorénavant seul, signe d'une certaine
maturité et d'une certaine responsabilité qu'il devrait assumer
en posant des actes dignes. Au contraire, il semble plutôt perverti. Ses
soeurs sont devenues pour lui des terrains d'expérimentation de tout ce
qu'il voit : « Il nous demandait alors de relever nos robes et de
jouer à la pêche aux digues en remuant les fesses et en
reproduisant le même bruit » (M.A., 36). La pêche aux
digues est une pratique réservée aux femmes : « Il n'y a
jamais d'homme pendant cette pêche et cette danse. C'est une danse
réservée aux seules femmes » (M.A., 37).
En plus de son dévergondage, le garçon est
imprudent. Il sait qu'espionner ses parents est un acte dangereux : «
Il nous prévient que c'est dangereux » (M.A., 38). Mais il le
fait et y invite même les autres. L'homme est donc à l'origine de
la perdition et du malheur dans l'environnement africain. C'est à cause
de lui que les trois seront châtiés après la
découverte du manège :
« Un jour [...], il nous appelle immédiatement
dans sa chambre où ma soeur et moi nous précipitions sur le
trou... Tante Roz se bat contre son mari Ratez qui s'enfonce entre ses
jambes... Elle pousse des hurlements qu'il étouffe en lui
enfonçant sa langue dans sa bouche. Il lui fait avaler sa salive ma
parole ! Une grosse nausée me prend. Le mari ratez se lève et la
retourne. Une mousse blanchâtre a envahi les poils sur son basventre. Je
n'ai pas le temps de me retourner, un gros jet de vomissure
s'échappe de ma gorge et mon frère laisse
échapper la motte de terre trafiquée qui fermait le trou. Le
regard du mari Ratez nous surprend et il pousse un cri de fureur... On nous a
donné une fessée monstre à tous les trois, on nous a
versé du piment entre les jambes et l'on nous a fait coucher sur une
natte au soleil » (M.A., 38).
Les ébats sexuels de Tante Roz et son mari ont
plongé Halla Njokè dans la désolation. Bien que petite et
naïve, la femme ne supporte pas l'impudeur. Son indignation se mêle
à sa colère lorsqu'elle réagit contre l'accusation de son
frère qui la rend responsable de leur malheur : « Quel coeur
as-tu donc pour supporter la vue de telles laideurs, [lui dit-elle],
sincèrement surprise et profondément écoeurée
» (M.A., 38).
A l'opposé de l'homme, la femme est plutôt
très réservée. Après le rite de la «
transfusion du sang »42 qui consistait en réalité
à l'accomplissement de l'acte sexuel entre Njokè et sa fille,
celle-ci est restée muette. La substitution de l'enfant de Halla
à l'hôpital a pour but de garder ce secret. Car personne n'aurait
compris comment une jeune fille de onze ans (M.A., 106) a pu concevoir. Elle
qui marche « toujours à demi nu parmi les garçons »
(M.A., 89), qui n'a « aucune réelle conscience de la
sexualité » (M.A., 90). Malgré cette jeunesse, Halla a
fait preuve de beaucoup de maturité et de responsabilité
contrairement à son frère, pourtant son aîné :
« Je n'ai pas fait le moindre rapport entre ce qui
venait de m'arriver et ce que je croyais savoir de la sexualité à
travers Tante Roz et son mari Ratez, Grand Pa Helly et Grand Madja [...].
N'ai-je pas consacré tout mon temps à la prière et au
recueillement jusqu'au tribunal où l'on
42 - Naja accuse Njokè de l'avoir
abandonnée. Elle demande le divorce « aux torts exclusifs
» ( M.A., 83) de ce dernier. Mais elle perd le procès puisque
les torts exclusifs retournent contre elle : c'est Njokè qui doit garder
les enfants. Pour se venger, elle intente un autre procès où la
paternité de son ex-mari est remise en cause. Dans le but de ne pas
perdre sa fille qu'il aime tant parce qu'elle est l'homonyme de sa mère,
il décide de lui transfuser traditionnellement son sang : « Je
ne veux pas courir le moindre risque, au moins, te concernant. Toi, tu es ma
mère, mon âme, ma fierté de vivre, mon vrai espoir de
survie. Les autres enfants, je ne les connais ni ne les sens comme toi. Je
pourrais peut-être me consoler si l'on me sépare d'eux, mais pas
de toi. Alors, j'ai trouvé une solution : je vais ajouter mon sang dans
ton corps, pour que les tests soient forcément positifs. Bien sûr,
cela devra rester un secret entre nous deux » (M.A., 91).
dépouille les résultats. Dieu ne pouvait ne
pas m'exaucer : j'avais obéi à mon père » (M.A.,
97).
Jusqu'à la dernière minute du procès
où l'avis de Halla constitue le coup de grâce ou pas pour son
père, la narratrice s'est montrée fidèle à ses
engagements malgré le fait que tous ses frères et soeurs ont
choisi d'être encadrés par leur mère. Le résultat
des tests révèle que sur sept enfants, trois parmi lesquels Halla
Njokè ont un sang qui s'accommode avec celui du père. Le tribunal
décide donc de confier à celui-ci « les enfants dont le
sang est concordant avec le sien » (M.A., 98) et les autres à
la mère. Mais cette dernière s'oppose à cette
décision en criant « comme un chien hurle à la mort
» (M.A., 99), confondant le juge. Celui-ci, « ne sachant
plus quoi faire, demande qu'à part les deux derniers-nés, les
enfants plus grands désignent avec lequel des deux parents ils
préfèrent vivre. Tous choisissent [la] mère, sauf [Halla],
bien sûr » (M.A., 99). La narratrice raconte les circonstances
dans lesquelles elle a donné sa réponse et c'est-là que
transparaît son loyalisme et sa fidélité :
« Je me rappelle que je suis tout pour toi, mon
père, tu me l'as dit avant le début du procès. Je ne
trouve pas le courage de t'abandonner. Pourtant, j'ai une subite et très
forte envie de m'aligner sur l'opinion de tous mes frères et soeurs, de
changer ainsi de lieu de vie et surtout de retrouver ma mère dont
quelque chose me dit qu'elle ne reviendra plus jamais avec toi. La
dernière interrogée, je déclare péremptoirement :
je veux rester avec mon père et personne ne pourrait ni ne saurait m'en
empêcher » (M.A., 99).
Une autre preuve du caractère juste de la femme est le
fait qu'elle soit la gardienne du trésor familial. Elle établit
le budget familial et en assure la répartition entre les
différentes charges et les divers membres qui sont concernés.
Dans la société du texte, l'homme est le principal pourvoyeur des
biens matériels et financiers. Nous distinguons deux catégories
de personnages masculins qui ravitaillent la famille : les citadins et les
traditionnels. Parmi les
citadins, on peut citer le père de Halla qui travaille
dans une grande plantation industrielle. Ce statut fait dire à la
narratrice qu'il est un « homme providence » (M.A., 163).
Racontant le rythme de travail de son père, Halla renseigne sur la
manière chaotique avec laquelle il gère ses revenus :
« On ne le voit plus que les week-ends. Il arrive en
même temps que tous les commerçants venant des villes. Il apporte
des tonneaux d'huiles, des ignames et gibier dans sa voiture de service. Il
écoule le tout en un temps trois mouvements, achète ce qui lui
plaît d'amener à la maison comme sa quote-part. Il semble vraiment
ravi de jouer au maître de maison qui arrive comme la providence avec des
morceaux de provisions : paquets de morues, conserves à la mode
(corned-beef, maquereaux, sardines, lait concentré sucré, et des
pains pour les petits déjeuners de toute la semaine » (M.A.,
162).
Cette gestion est égoïste dans la mesure où
c'est le père qui ravitaille la maison en denrées alimentaires
alors que ce n'est pas lui qui fait la cuisine. Cette tâche incombe
à la femme dans les sociétés africaines. Njokè est
aussi égoïste parce qu'il « achète ce qui lui
plaît ». Nous avons affaire à un « maître
de maison » qui ne tient pas compte des goûts des siens. Il se
comporte en véritable maître qui a en face de lui des esclaves.
Sa gestion est chaotique en ce sens qu'il dépense
presque inutilement car les produits achetés n'intéressent
guère les membres de la maison. Halla parle « des morceaux de
provisions » pour relever l'insatisfaction de la famille. A quoi sert
de faire consommer aux gens des produits auxquels les appétits
alimentaires ne sont pas adaptés ? Nous sommes dans un environnement
traditionnel qui a ses préférences. Il est donc normal que
certains produits importés déplaisent aux consommateurs locaux
:
« Adieu, nos petits-déjeuners traditionnels
d'ignames sucrées, de morceaux de manioc de la veille
réchauffés sur la braise avec des fruits du safoutier bien noirs,
braisés jusqu'à la dorure. Adieu les restes de repas repris en
gratin, et les marmites qu'on se dispute pour racler les
croûtes du fond. La tendance est désormais de
jeter les restes » (M.A., 162).
Le ton lyrique qui se dégage de ce discours traduit la
nostalgie et l'admiration pour les repas de la veille, les
petits-déjeuners traditionnels. Il traduit en conséquence la
désolation de la narratrice face à l'adoption des nouvelles
habitudes. La dénonciation faite connote l'arbitraire institué
dans la consommation. Fort de son nouveau statut, le maître de maison
oblige les membres de la famille à se conformer aux goûts de
luxe.
Werewere-Liking fustige-là une pratique très
courante dans les sociétés africaines de cette ère : le
snobisme. Un Africain qui, hier, menait une vie tranquille avec les moyens
modestes que lui procurait son activité, se met
généralement à maudire son passé dès qu'il
trouve un emploi mieux rémunéré. Pourtant sa vie
antérieure ne le désolait pas vraiment dans la mesure où
il parvenait à tenir le cours. La condition ayant changé, il
trouve subitement que la vie qu'il menait est dépassée,
désuète et archaïque. Il s'engage dans un snobisme à
outrance, dilapidant sans contrôle son revenu. Kum'a Ndoumbé III
dénonce cette attitude car il estime qu'elle fait des Africains
« les esclaves culturels des autres »43. Il
illustre son propos par un témoignage qui s'achève sur une note
satirique :
« J'avais été invité à
manger un jour chez des gens bien, comme on dit. C'était à Douala
en 1970. La maîtresse de maison servit un menu typiquement
français, depuis l'entrée jusqu'au fromage. Puis, elle apporta
des pommes et s'empressa d'ajouter : `'Ces pommes viennent directement de
Paris, elles ont été débarquées par le dernier
avion». La papaye du pays n'aurait-elle pas pu faire l'affaire ? Et puis,
je ne savais pas que l'on plantait des pommes à Paris
»44.
43 - Kum'a Ndumbe III, L'Afrique relève le
défi, Yaoundé, Douala, Editions AfricAvenir, 1985, p. 13.
44 - Kum'a Ndumbe III, Ibid, p. 15.
Le snobisme est une gangrène que les Africains
d'aujourd'hui devraient combattre avec la même hargne, sinon plus, qu'on
déploie contre le Sida, le cancer et le diabète car c'est lui qui
est à l'origine de ces maladies. Le snobisme tue. Il est le
véritable cancer social dans l'Afrique actuelle. Il ruine les Etats
parce qu'il suscite le détournement des fonds publics et la corruption.
Il accable les familles en provoquant des dépenses piteusement inutiles.
Le drame c'est que ce sont les Africains dits modernes ou évolués
à qui malheureusement la destinée de l'Afrique est confiée
qui le pratiquent. Si on considère la modernité comme un
état de perfectionnement, en quoi les attitudes de gaspillage, de
dilapidation et de ruine constituent-elles la perfection ? Les
sociétés dites traditionnelles, c'est-à-dire
archaïques pour bon nombre de personnes, ne sontelles pas devenues des
sociétés plus modernes ? Ces sociétés ayant
intégré les valeurs d'ailleurs qu'elles jugent indispensables
pour leurs peuples tout en maintenant le cordon avec ce que Fernando D'Almeida
appelle l'« humus natal »45.
Halla Njokè est l'incarnation de cette tradition
modernisée. En même temps qu'auprès de ses grands-parents
elle s'instruit des savoirs cosmogoniques de son terroir, elle s'abreuve aux
connaissances occidentales où elle aspirait aller plus loin. Rappelons
qu'elle a un Certificat d'Etudes Primaires (C.E.P.) et que c'est son
père qui freine ses ardeurs en refusant de la faire continuer au
secondaire. Il est vrai qu'après son accouchement, elle renonce à
son projet de ressembler aux femmes blanches en allant le plus loin possible
à l'école occidentale. Encore-là, se manifeste le souci de
la femme de traquer le superflu et de se limiter à l'essentiel. Face aux
dépenses désinvoltes de son père, elle se rappelle un des
enseignements de sa grand-mère au sujet de l'économie :
« Les ancêtres punissent le gaspillage. Il y a
toujours quelqu'un à qui l'on peut offrir la nourriture que les esprits
nous font la grâce de nous
accorder. Le jeter est un signe de négligence, de
paresse et d'égoïsme inadmissible. Mettez toujours votre
créativité en marche pour pouvoir nourrir la vie comme la vie
vous nourrit » (M.A., 163).
Le monde traditionnel est économe et «
répugne les masques grotesques dont se prévaut l'homme
versé dans le dérisoire, le simulacre »46.
L'économie familiale est gérée par la femme parce qu'elle
a de la mesure et elle est juste. Le sage africain ne gère pas
lui-même son revenu. Grand Pa Helly fait entièrement confiance
à sa fille aînée à qui il confie la gestion de ses
revenus :
« Grand Pa Helly est [...] très riche. Mais en
fait, il n'a jamais d'argent. Pour des raisons que j'ignore, il refuse toujours
d'en avoir, et même d'y toucher. Tout l'argent de la vente des produits
sert à nourrir et à soigner la famille. Tante Roz est
chargée de partager l'argent entre les différentes maisons et
elle procède toujours de la même façon : d'abord elle remet
la part de la maison du chef de famille Grand Pa Helly à Grand Madja qui
la gère. Ensuite la part allouée aux besoins de la maison de mes
parents, mon frère, ma puînée et moi est remise à ma
mère quand elle est là » (M.A., 31).
Dans le partage que fait Tante Roz, rien n'est remis aux
hommes. La part du chef de famille est remise à son épouse. Au
lieu de remettre la part des enfants de Njokè à lui-même,
Tante Roz la remet à sa belle-soeur. Ceci montre la confiance totale
qu'on fait aux femmes dans l'Afrique traditionnelle. On se souvient que dans
nos sociétés traditionnelles au Cameroun, au temps où
chaque homme devait marcher avec son coupon d'impôt, comme sa carte
nationale d'identité, ce sont les femmes qui allaient acheter
l'impôt de leur mari. C'est encore elles qui le gardaient de même
que les autres pièces personnelles de celui-ci. Ce dernier cas est
encore en vigueur. Dans les villages, ce sont généralement les
femmes qui gardent la carte d'identité de leurs époux. Une
étude faite sur la société traditionnelle
rwandaise montre et confirme que c'est la femme qui s'occupe de la bourse
familiale dans toute l'Afrique traditionnelle :
« Dans le domaine agricole, la femme participait aux
travaux de labour parfois plus que l'homme. Elle ensemençait les champs,
sarclait, récoltait et engrangeait les produits. Après le
versement de la quote-part du ménage à l'autorité
lignagère ou à l'autorité politique locale, c'est encore
la femme qui jugeait si le ménage avait le nécessaire pour
partager le surplus avec quelque parent ou voisin en mauvaise posture
»47.
Malheureusement, le colonialisme a investi l'Afrique,
déstructurant la mentalité des Africains, leurs us et coutumes,
imprimant de nouveaux paradigmes socioculturels et de nouvelles visions du
monde tels que l'individualisme, l'égoïsme, la méfiance et
par-dessus tout, la phallocratie. La femme qui, jadis, trônait au
firmament, est désormais ravalée au rez-de-chaussée de la
pyramide sociale. Et nombreux sont ceux qui ne distinguent plus les pratiques
allogènes de celles véritablement autochtones. Ils continuent de
croire que ce ravalement est inhérent au destin de la femme africaine et
que celle-ci est en conséquence à l'origine du pourrissement
social. Pourtant en réalité, elle est très humaine.
II.2- L'élan d'humanisme.
Outre son intégrité, le personnage
féminin se distingue par son humanisme et ceci transparaît
à travers son humilité d'une part et son altruisme d'autre part.
L'humilité de ce personnage se manifeste par son caractère
modéré, exempt de toute vanité. L'aventure de Halla
Njokè est parsemée d'embûches surtout lorsqu'elle quitte le
domicile familial pour se mettre à son propre compte. Alors que toutes
les difficultés rencontrées par une gamine d'à peine
dix-huit ans, qui manque jusqu'à un abri, devraient l'assujettir
à l'envie, on est
47- Jean-Népomunène Nkuriti Yimfura,
« Place et rôle de la femme dans la société et
l'histoire rwandaises : permanences et mutations (XVIIIe - XXe siècles)
In L'Histoire des femmes en Afrique, Groupe « Afrique noire
», Cahier no 11, Paris, L'Harmattan, 1987, pp. 45-54.
surpris de ce qu'elle refuse la proposition de mariage que lui
fait « un magistrat, procureur de la République »
(M.A., 321).
« Monsieur le Procureur » (M.A., 322) est
un homme craint de tout le monde, comme c'est le cas en Afrique, à cause
du pouvoir qu'il détient de faire emprisonner qui il veut et quand il le
souhaite. Halla a été victime de ce pouvoir excessif, du seul
fait qu'elle ait refusé de continuer d'être la concubine du «
tout puissant », celui que tout le monde vénère, même
le patron du cabaret où elle travaille comme chanteuse. Son patron plie
l'échine devant lui, « enrobant [son] ton de toutes sortes de
mielleries, avec des `'Maîtres» par-ci, `'Monsieur le Procureur
par-là `'» (M.A., 322). Cet homme est même craint par
« Monsieur le `'Gouverneur de la province» » (M.A.,
324) qui, face à l'irresponsabilité conjugale dont est
accusé le Procureur par son épouse légitime, demande
plutôt à la gamine de le ramener à l'ordre.
L'interpellation illogique du Gouverneur est à l'origine de la
révolte et du désistement de Halla :
« Il commença à passer de plus en plus
de temps avec moi, à prendre même sur ses heures de travail ou de
vie conjugale pour m'emmener à la plage, au cinéma, etc. La
relation ne tarda pas à défrayer la chronique. Je fus
convoquée par Monsieur le `'Gouverneur de la province» qui me
conseilla la discrétion et la tempérance dans mon rapport avec un
haut fonctionnaire de l'Etat. A moi la mineure, on demandait de contrôler
les élans d'un adulte à sa place, un haut responsable de l'Etat
de surcroît. Je me révoltai et décidai de rompre avec lui.
Mais il me fit rafler et enfermer trois jours durant dans une cellule de la
police judiciaire où son cousin était commissaire principal
» (M.A., 324).
L'abus d'autorité sévit ainsi contre une
mineure, lui ôtant l'un des droits les plus inaltérables, le droit
de sentir, d'aimer ou pas. Le pouvoir absolu du « géant »
s'écroule devant le charme et la résistance de la « vermine
» qui ne démord pas. Déchu, il sollicite son cousin
commissaire pour qu'il plaide pour lui : « Mon cousin a besoin de toi
comme de l'air qu'on respire pour sa stabilité » (M.A., 324).
Le domicile de Halla, après sa libération, devient «
une
nouvelle prison. Plus luxueuse peut-être, mais plus
oppressante aussi » (M.A., 324-325). Il faut le souligner, c'est le
Procureur qui sort Halla de ce qu'on pourrait appeler la misère.
Après avoir quitté le domicile familial, elle vit chez des amis.
Son « bouclier » (M.A., 323) la met aux petits soins :
« Il assurait un loyer enviable dans un quartier
chic, un niveau de vie agréable, des soins de santé et de
beauté ; et une jolie voiturette `'mini-minor» comme rêvaient
d'en posséder toutes les jeunes filles ! Bien que je n'aie pas
l'âge d'un permis de conduire, il m'en fit délivrer un provisoire
» (M.A., 323).
Malgré ce confort, la narratrice ne l'aime pas. Elle le
trouve « maladivement jaloux, collant, exigeant [...] et fatigant
» (M.A., 323). Elle repousse d'ailleurs sa proposition de la prendre
« en secondes noces, une épouse d'à peine dix-huit ans.
Je me permis de rappeler que je n'étais pas amoureuse de lui »
(M.A., 325). Cette réaction dépite Monsieur le Procureur qui
appelle ses propres parents à la rescousse pour qu'ils persuadent la
gamine de l'épouser :
« Sa vie et sa carrière sont en jeu, si tu
n'acceptes pas de l'épouser : car lui sera alors prêt à
tout abandonner pour toi, [...] dit son père. Ma femme et moi te
supplions d'accepter ce mariage, ne serait-ce que le temps pour notre fils de
se calmer. Nous t'aiderons ensuite à obtenir un divorce si tu y tiens
toujours, à ton entière faveur, ce qui correspondra à
beaucoup d'argent, de quoi refaire ta vie avec un gars de ton âge. Tu es
encore assez jeune pour tenter sans grands risques une aventure aussi rentable,
en attendant de trouver l'amour... » (M.A., 325-326).
La tentative de corruption morale voire sentimentale envenime
plutôt la résistance. Témoignant sa dignité et sa
modestie, Halla prouve qu'elle n'est pas vaniteuse et envieuse. Elle
préfère l'honneur dans la misère que l'opulence dans la
servitude, pour paraphraser un homme politique, Sékou Touré,
à l'ère des luttes d'indépendance en Afrique:
« Je ne sais pas pourquoi exactement je fus prise
d'une telle colère. Peut - être par jalousie en voyant ce que
certains parents étaient capables d'entreprendre pour leurs enfants.
Voici que ces respectables vieilles personnes se donnaient encore tant de mal
pour leur fils arrivé au sommet de la société, et ils
étaient prêts à acheter ma moralité, ma
dignité et toute ma jeunesse, pour garantir son avenir à lui. Ma
situation matérielle, financière et même filiale me mettait
en situation d'accepter car il n'y aurait personne de mon côté
pour me protéger, ô mon père, ô ma mère. Ma
colère allait exploser contre vous, et ils croiraient que c'est contre
eux. Je me levai et leur abandonnai la maison sans pouvoir dire un mot, tant ma
gorge était nouée ! » (M.A., 326).
Certes, en fin de compte, Halla est contrainte d'accepter la
proposition. Mais non pour les biens exhibés, mais à cause de son
manque de soutien face au « bouclier suprême » (M.A.,
334). En fait, combien sont les jeunes filles qui, face à une situation
comme celle que traverse Halla, hésiteraient avant de donner leur
approbation au mariage, tant l'offre est alléchante ? La
probabilité pour qu'on en trouve dans la conjoncture actuelle de
l'Afrique, où les désirs et envies guident la raison, est presque
nulle. Au demeurant, l'attitude de la narratrice est un éloge fait
à la femme traditionnelle qui n'est pas gouvernée par la
vanité, le goût du luxe, les masques grotesques ;
plutôt par des valeurs inoxydables telles que la dignité,
l'honneur et la fierté...
A travers les attitudes de Monsieur le Procureur,
Werewere-Liking met à nu les bassesses des gouvernants africains qui,
malgré leur pouvoir absolu et les abus d'autorité qu'ils
pratiquent, ne résistent pas devant la nudité d'une jeune fille
à peine pubère. Ainsi se pose la problématique du pouvoir.
Quand les autorités civiles ou politiques déraisonnent devant le
charme d'une pubère, finalement qui détient le pouvoir ?
L'humilité féminine se dessine aussi à
travers le questionnement de soi, un exercice qui dépouille l'humain de
toute velléité de superpuissance, le conditionnant à se
remettre à l'évidence selon laquelle il n'est qu'une particule du
cosmos ayant des qualités et des défauts. L'environnement textuel
donne à
voir trois Lôs, tous des hommes. L'équation est
vite résolue : seuls les hommes sont « surpuissants », donc
inaptes au travail de remise en question de soi et réduits aux confins
de l'ego qui traque l'auto-sanction. L'acceptation d'autrui au travers de
l'anéantissement de l'ego étant l'ornière de salut vers
l'émergence et la félicité, il va sans dire que le «
mâle » est l'éternel attardé parce que demeurant dans
la puérilité. On s'accorde avec Naja qui, revenue à de
meilleurs sentiments après la mort de son second époux, affirme
:
« Ma fille, les hommes demeurent éternellement
des enfants. Même au plus haut de son âge, ton homme te rappellera
souvent qu'il est encore un enfant. Tu dois donc garder cela présent
à l'esprit si tu tiens à vivre avec lui jusqu'à la fin de
tes jours, et en tenir compte pour pouvoir l'aimer encore et encore »
(M.A., 364).
Ce propos plein d'émotion et de tendresse
révèle l'état d'esprit de l'émettrice. Se
languissant, elle regrette de ne l'avoir pas compris plus tôt. Et d'avoir
orchestré une suite de machinations contre Njokè qui
n'était que dans son plein rôle infantile. Malheureusement le pire
a été atteint et le divorce a été prononcé.
Mais comme la femme est humble, Naja a le courage de faire son mea-culpa :
« Pour ne l'avoir pas compris à temps, j'ai perdu ton
père » (M.A., 364). La mère de Halla se rend
responsable du divorce alors qu'en réalité, elle se
défendait. Tous ses chantages et ragots n'avaient pour but que de
reconquérir son mari qui ne lâchait pas prise sur ses multiples
infidélités et qui avait poussé l'infamie en abandonnant
femme, enfants et domicile conjugal pour s'installer dans le même
quartier avec une autre femme, Mam Naja. L'orgueil des hommes se justifie dans
la mesure où, parcourant toutes les quatre-cent quinze pages du
chant-roman, nous n'avons décelé aucun personnage masculin ayant
avoué son forfait suite à un tort commis ou même demandant
pardon pour garder l'harmonie sauve, même s'il a raison.
Même l'homme que Naja épouse en secondes noces
n'a pas daigné faire son mea-culpa vis-à-vis de sa belle-fille,
Halla, qu'il a méprisée et chassée de son domicile comme
une malpropre, pourtant il est bien un chrétien Témoin de
Jéhovah, donc sensé être courtois et hospitalier :
« Je ne veux pas de cette fille chez moi, c'est clair, ai-je
décidé » (M.A., 248). Son inhospitalité tient
non seulement à son agressivité mais aussi à la jalousie
due à son épanchement amoureux pour sa belle-fille : «
J'étais déjà amoureux d'elle et je savais qu'on ne
s'aimerait pas » (M.A., 248). Son agressivité se justifie par
la bastonnade inhumaine qu'il inflige à la jeune fille tout simplement
parce qu'elle a demandé un ouvrage pour s'instruire sur la
sexualité afin de répondre efficacement à « une
question embarrassante sur la sexualité ... dans le couple ! »
(M.A., 255), question posée par un prospect au cours d'une étude
biblique :
« Il s'en est suivi qu'une mère [...] a
été écartelée par quatre gaillards parmi lesquels
Guéyé le plus malabar des garçons du quartier. On l'a
flagellée de cinquante coups de rotins sur les fesses. Et pourquoi ?
Pour avoir accepté un livre intitulé Les rapports sexuels
dans le ménage, sans en avoir seulement ouvert une page et tout cela
au nom de la pureté de la religion des Témoins de Jéhovah
» (M.A., 258).
A la fin de la correction sévère et injuste,
Halla est chassée une fois de plus. Soulignons que la première
répudiation se fait mentalement parce que le beau-père ne
résiste pas au charme de sa belle-fille. Cette fois, elle est effective.
Notons aussi que c'est cet acte qui jette la narratrice en pâture dans la
rue. En allant, Halla lance ces paroles : « La porte que tu me fermes
aujourd'hui au nez, on me suppliera de l'ouvrir afin que tu sortes de ta prison
et il faudra alors faire des pieds et des mains pour réussir à te
libérer » (M.A., 267). Prononcées naïvement,
dirait-on, ces paroles auront un effet sur le destinataire.
Effectivement, il est emprisonné à cause d'une
malversation dans son lieu de service. L'efficacité des paroles se
manifeste dans la mesure où c'est Halla qui se bat pour que ce dernier
soit libéré. L'abondance du champ lexical de la
libération dans ses dires justifie son entrain :
« les démarches pour la libération de ton époux
» (M.A., 365) ; « rencontrer des personnes susceptibles de
nous soutenir dans l'affaire de mon beau père » ; « de
contacts efficaces pour la libération de mon beau-père »
(M.A., 366). Halla pardonne donc au mari de sa mère malgré
les sévices que ce dernier lui a infligés quelque temps avant.
Grand Madja fait aussi preuve de beaucoup d'humilité en
demandant pardon à sa petite-fille alors qu'elle ne devrait se reprocher
de rien. Halla Njokè est de nouveau enceinte quand elle vit encore
auprès de ses grands-parents et sa grossesse lui fait avoir de
drôles d'appétits. Mais personne n'est au courant de son
état. Elle affectionne des plats de « hikok » (M.A.,
208), une sorte de légume qu'elle prépare nuitamment et le mange
à l'insu des siens. Cependant, la grandmère hume les odeurs et
croit que c'est un sorcier qui vient préparer le hikok chez eux toutes
les nuits. Mais le manège sera éventé une nuit où
Grand Madja la « prend la main dans le sac » (M.A., 208) et
s'écrie affectueusement : « C'est donc toi qui fait cette
sorcellerie mon homonyme ? Eh bien ! Ça te tient fort ! »
(M.A., 208). La dernière exclamation de la grand-mère montre
qu'elle a compris la situation dans laquelle se trouve sa petite-fille car le
hikok est très prisé par les femmes enceintes. Mais la
grand-mère n'en a plus dit mot jusqu'au jour où «
l'ancien de l'église » (M.A., 209), témoignant son
innocence, avoue avoir trouvé un porc mort dans sa plantation et qu'un
gigot lui a été ôté.
Quelques jours avant la déclaration, Grand Madja a
surpris Halla en train de s'apprêter à manger un plat de porc et
de « faire disparaître toutes les traces avant [son] retour
» (M.A., 209). Se renseignant sur l'origine de la viande, cette
dernière répond : c'est le « cousin Legros qui [...] l'a
offert » (M.A., 209). C'est le témoignage de l'ancien
d'église qui établit toute la vérité. Au lieu de
s'en prendre à Halla, la grand-mère s'est plutôt fondue en
excuse :
Certes, j'ai compris que tu es enceinte, mais je n'ai pas
su comment en parler et par où commencer. Je redoute tellement de choses
» (M.A., 210).
L'intériorisation des émotions se manifeste
comme le socle de l'humilité. La maîtrise de soi, de ses pulsions
et de ses colères est une voie royale qui conduit vers la culture de
l'impassibilité qui, elle aussi, contribue indéniablement
à enraciner la tempérance et la sobriété. Halla
fait preuve de grande maîtrise de soi lorsque son père la soumet,
comme tous les autres habitants de la communauté, même Grand Madja
sa mère, à des travaux fort pénibles malgré sa
grossesse déjà très avancée, « un peu plus
de six mois » (M.A., 213). Il s'agit de creuser un grand étang
qu'il va exploiter pour la pisciculture. Tout le monde est enrôlé,
parents, adultes, adolescents et enfants : « Toute âme vivante
dans le village est tenue d'être sur les lieux. Même les chiens,
les poules, et les porcs se mettent de la partie » (M.A., 207). Halla
qui est dans une situation délicate n'en peut plus, surtout qu'
« il fait trop chaud » (M.A., 234). Mais son père, un
vrai bourreau, l'oblige à continuer : « Reste ici et remets-toi
au travail » (M.A., 234). Très harassée par l'ampleur
du travail et le soleil qui brûle, elle n'en peut vraiment plus mais
refuse de dire son problème :
« Je continue d'avancer vers l'autre rive, mais il me
tire brutalement en arrière et je me sens secouée comme un
prunier. La nausée me bondit à la gorge. Je retourne à mon
lieu surexposé. Mais au bout de trois allersretours avec le
récipient de terre, je me sens défaillir. Je déploie toute
ma volonté pour éviter les foudres de mon père, mais mon
destin ne m'appartient déjà plus. Je suis plaquée au sol
transpirant à torrent et incapable de réagir » (M.A.,
234).
L'attitude de Njokè à l'égard de sa fille
et de toute la communauté traduit l'égoïsme de l'homme. Il
n'a de sympathie pour personne lorsqu'il veut atteindre un but
égocentriquement lié à son prestige. Même sa
mère n'est pas
exempte des menaces et tortures. Pour pouvoir se reposer un peu,
elle est obligée d'utiliser l'assistance à Grand Pa Helly malade
comme alibi :
« Grand Madja décide de ralentir toutes les
activités pour que nous puissions rester tous plus souvent à la
maison et éviter à Grand Pa Helly de se lever tout le temps pour
un oui ou un non. Mon père accepte que Grand Madja s'occupe de son
époux, mais refuse de libérer les enfants » (M.A.,
208).
La cruauté de Njokè déborde quand il
apprend que sa fille est encore enceinte. Tout porte à croire que, comme
il n'est pas l'auteur de cette autre grossesse, il en est jaloux. Sinon comment
comprendre son acharnement brutal contre sa fille :
« Ah ! C'est comme ça ! Eh bien ! Je vais
t'aider à le vomir, je vais vider ton ventre du bâtard qui s'y
loge. Tant que je ne verrai pas le foetus de mes yeux, je n'arrêterai pas
de cogner, parole de Njokè ! Ma dernière heure est
arrivée, [...] il frappe et frappe. Ne rencontrant aucune
résistance, il s'énerve davantage, me tire par terre comme un sac
de cacao, suant à torrent. Des gens arrivent, le supplient
d'arrêter. Il les menace, poursuit certains en leur donnant des coups de
pied puis, revient sur moi, me soulève, me pose en travers de ses
épaules et avance. Quand il est fatigué, il me jette à
terre comme un fagot de bois » (M.A., 237).
Le manque d'humanisme de l'homme le destine à
l'ingratitude. Il est incapable de reconnaître un bienfait. Toujours en
train d'en vouloir aux autres, les trouvant paresseux et immondes alors
même que ceux-ci s'échinent pour lui sans espérer une
quelconque rémunération. La quête du pouvoir et de l'avoir
rend l'homme invivable. Malgré le service rendu par la
communauté, Njokè n'a de cesse de proférer à son
endroit des énormités insupportables. Il lèse
carrément son père agonisant pour se préoccuper
exclusivement de son projet bassement mercantile :
« Les cris de douleur de Grand Pa ne connaissant plus
de répit, [...] personne d'autre ne parle plus ni ne rit, sauf mon
père pour donner des ordres et se moquer de `'cette bande de paresseux
que je ne sais pas ce que j'ai fait au bon Dieu pour la mériter, quand
c'est de véritables Caterpillars humains et d'une vrai armée et
pas d'incirconcis que j'aurai besoin», [dit-il] » (M.A.,
213).
En revanche, la femme manifeste une gratitude
angélique. Elle est fort reconnaissante des bienfaits. En
témoigne le vibrant hommage rendu respectivement à Ndiffo que la
narratrice reconnaît comme la « première personne
`'intellectuelle» » (M.A., 338) qu'elle ait rencontré.
Ndiffo pour elle est « le bâtisseur, le constructeur par la
pensée, Ndiffo le pur esprit ! » (M.A., 338).
C'est ce personnage qui a captivé son attention pour la
consacrer « entièrement à une activité purement
intellectuelle et esthétique [...]. Il [lui] parla d'enseignement, du
journalisme, de la prospection commerciale, de la littérature, etc.
» (M.A., 338). Bref Ndiffo a pu faire d'une « illettrée
» ne sachant que chanter dans les cabarets, une véritable
intellectuelle partageant « désormais son exaltation comme une
drogue » (M.A., 341). Elle le considère à juste titre
« désormais comme un Maître » (M.A., 341). En
guise d'hommage à sa mémoire, elle lui dédie tout le
« chant 16 » (M.A., 341) du roman. Tout le récit
compte dix-huit chants reconnus comme tels, soit qui introduisent, soit qui
concluent certains des quarante-huit chapitres.
Le chant en général a une fonction
essentiellement lyrique. Il exprime le « moi » psychologique de la
narratrice soit en déplorant, soit en gratifiant. En dehors des chants,
on a aussi des poèmes qui s'entremêlent aux autres modes
d'énonciation. Il est vrai, la narratrice ne les désigne pas
comme tels mais, nous les catégorisons ainsi de par leur mise en page,
leur élan sentimental et du fait qu'ils ne sont pas
précédés de l'indicatif « chant ». Ils jouent
néanmoins le même rôle que les chants. Pour ce qui est du
chant 16, il est exclusivement dédié, nous l'avons dit, à
Maître Ndiffo :
« Je pense aussi souvent à Maître
Ndiffo
Chaque fois que je frôle le désespoir
Chaque fois que je broie du noir
[...]
C'est pourquoi je te renouvelle ma grande compassion
Et à travers toi, à toutes ces
générations perdues, je dis retrouvons nous divins, dans notre
esprit » (M.A., 341-342).
Mêlant le chant - un genre oral - au récit, donc
à l'écriture, WerewereLiking célèbre le genre qui
lui a ouvert les portes à l'art alors qu'elle n'était encore
qu'une jeune adolescente. La quatrième de couverture renseigne qu'«
Ivoirienne d'origine Camerounaise, Werewere-Liking a commencé sa
carrière d'artiste à seize ans comme chanteuse et peintre ».
La manifestation de son génie pictural est visible sur la
première de couverture qui donne à scruter un tableau portant une
sculpture grotesque d'homme. Cette image est-elle une annonce au lecteur du
caractère ridicule de ce personnage ? Werewere-Liking n'a pas voulu
paraître sexiste en noircissant tous les personnages masculins et
notamment les jeunes, puisque Ndiffo faisant partie des « trois
décennies [...] [des] générations perdues »
(M.A., 341-342) après les « indépendances » en
Afrique, a pu capter et captiver son attention.
Le « Professeur Minlon » (M.A., 394),
« le Grand Maître de la Chaire des Littératures de
l'Université de Mfoundi » (M.A., 379), est lui aussi
vénéré. Pour la narratrice, il fait également
partie de ceux qui méritent le qualificatif d'« intellectuel
». Il se distingue par sa pluridisciplinarité, son
élévation d'esprit, sa sobriété, son penchant
paternel et son humour :
« Minlon, un enseignant ferme et affectueux comme un
père
Un guide savant, incollable et exemplaire, un père
comme on en rêve Riche d'une expérience éprouvée en
Occident comme en Orient
Et parlant sans complexe aux enfants comme aux plus
grands
Avec le même amour subtil que seul procure la
sérénité » (M.A., 379).
La différence des genres utilisés pour saluer la
mémoire des deux éminences grises est liée au lieu
où le contact avec la narratrice est établi. Elle fait la
connaissance de Ndiffo au cabaret où elle chante. Quant à Minlon,
Halla se familiarise avec lui dans l'amphithéâtre où elle
est allée chercher Albass48, son compagnon étudiant et
où elle s'est « installée au fond [...] près de
la porte » (M.A., 382). L'amphithéâtre est un milieu
très studieux où on déploie de grandes capacités
intellectuelles. Le poème, utilisé pour rendre hommage à
Minlon, est également un genre dont le décryptage est
réservé aux initiés de la science littéraire.
En somme, Werewere-Liking rend un vibrant hommage à la
littérature comme tous les écrivains car ils produisent des
oeuvres littéraires. Mais chez elle, l'hommage est plus pointu parce
qu'elle promène son lectorat entre divers genres (récit,
poésie, chant) et divers types de littératures (écrite et
orale). Toutes ces marques de gratitude attestent que la femme a un coeur plein
de sympathie et d'amour.
Le personnage féminin est le pilier sur qui repose
l'équilibre familial et même social comme nous le verrons dans la
prochaine partie. La famille est la cellule de base de toute organisation
sociale. Le rôle de la femme y est prépondérant. Elle
assure de bout en bout l'encadrement des enfants. Même adolescent ou
adulte, on requiert toujours les conseils de la grand-mère ou des
tantes. On s'identifie même à celles-ci. Halla Njokè se
rappelle à maintes reprises les conseils de sa grand-mère dont
elle copie le mode de vie en l'adaptant à son contexte. Chargée
de cette vocation familiale, la femme se veut moralement intègre afin
que chacun retrouve auprès d'elle l'équilibre. Pour assurer en
permanence cet équilibre, elle doit être très dynamique car
la société compte sur elle.
48- Albass est le séminariste, auteur de la
deuxième grossesse de Halla.
DEUXIEME PARTIE : LE POIDS SOCIAL.
Hors de son environnement familial, le personnage
féminin investit la scène sociale où elle incarne
respectivement la mémoire communautaire et le dynamisme. Etant la
mémoire sociale, la femme est caractérisée par sa finesse
d'esprit. Elle est très rusée et déjoue tous les
pièges tendus à son encontre. Elle se distingue aussi par son
auto-instruction parce qu'elle est autodidacte. Son silence méditatif en
ajoute à sa force mnémonique. Le personnage féminin
observe calmement la société pour mieux la comprendre et lui
apporter des solutions appropriées. La formation de l'identité
culturelle est une autre dimension de sa vocation. Il construit la
personnalité sociale de l'individu et éduque la
société.
Son dynamisme est si rayonnant de par sa position de
porte-parole. Il défend la cause de son peuple en intercédant
comme tuteur et leader d'opinion. Sur le plan économique, La femme est
sur tous les fronts et elle est très entreprenante. Dans l'arène
politique, elle est la fervente nationaliste, le véritable guide sur qui
comptent les hommes. En un mot, sur le plan social, la femme fait montre d'un
leadership époustouflant.
CHAPITRE III : LA MEMOIRE COMMUNAUTAIRE.
Nous entendons par cette expression l'intelligence et les
survivances culturelles tapies dans l'inconscient collectif d'un peuple et qui
se traduisent en actes à travers ruse, rites et tradition. L'acquisition
et l'application des théories qui sous-tendent ces pratiques
requièrent une activité mnémonique et pédagogique
intense.
III.1- La vivacité mnémonique.
Le personnage féminin se distingue par sa
mémoire très vive. Il est plein d'imagination, principale
caractéristique de sa finesse d'esprit. L'analyse des faire et des
rapports entre les personnages féminins présente la femme comme
un être très astucieux et prudent. Tante Roz est celle qui
l'illustre à suffisance. Dans un espace politique de lutte de
revendications colonialistes, autrement dit « en proie à de
multiples convulsions »49, Tante Roz est la seule parmi
les revendicateurs à échapper aux mailles du colon. Hommes et
femmes, sans distinction d'âge, sont pris et ligotés : «
Un [...] groupe de blancs est venu, tenant Grand Madja et grande Tante
Kèl Lam attachées au bout d'une corde, ainsi qu'une autre dizaine
de femmes [...]. Un autre groupe de blancs est arrivé, suivi d'au moins
une vingtaine de mes oncles » (M.A, 73). Dans une ambiance
délétère où « tout se met en branle d'un
coup » (M.A., 72) et où la furie des colons déborde
pour traquer toute personne soupçonnée d'être dans le
voisinage du lieu où « des maquisards ont tiré sur le
capitaine Râteau » (M.A., 74), Tante Roz, pourtant fervente
revendicatrice, a pu échapper malicieusement à cette furie :
« Tante Roz, ressortant de la case de mes
grands-parents, ma puînée entre les bras, s'engouffre dans la
brousse après m'avoir fait un signe de
49 - David Ndachi Tagne, Francis Bebey,
Paris, L'Harmattan, 1993, Quatrième de couverture.
la tête. Je lui emboîte le pas. [...] Il y
avait déjà toute une foule de gens attachés autour du
blanc étendu. Eh mais, on l'avait oublié celui-là ! Il
était maintenant tout emballé dans des bandages blancs et
posé sur une civière de fortune. On a obligé certains de
mes oncles à le porter. Ils hissent les quatre branchages de la
civière sur les épaules et le cortège prend la direction
de chez nous. Par le raccourci, nous arrivons les premières à la
maison. Tante Roz fait comme si nous revenions du champ, badigeonnées de
boue, portant houe et paniers de légumes. Nous sommes celles qui n'ont
rien vu ni entendu et qui ignorent tout » (M.A., 73).
La ruse est une manifestation de la finesse d'esprit. Elle
permet de se défendre et de déjouer tous les plans ourdis. Mam
Naja en a payé le prix dans un duel qui l'oppose à Halla
Njokè. Le succès de cette dernière dans ce conflit
consacre la prééminence intellectuelle de la femme traditionnelle
sur la femme dite moderne. En effet, Mam Naja entretient une relation
adultérine avec le souspréfet, ami de Njokè. En même
temps, le sous-préfet est épris de Halla, au point de la demander
en mariage auprès de son père. Ce dernier, ignorant tout sur
l'adultère qui se trame dans son dos, accepte la proposition. Cette
situation choque gravement Mam Naja qui voit désormais en Halla une
potentielle rivale. Or cette dernière, qui est tout le temps à la
maison, sait tout ce qui se passe entre le sous-préfet et
l'épouse de son père. L'amant vient toujours embarquer
l'adultérine quand ce dernier est absent. La jalousie de Mam Naja
explose en ragots qu'elle raconte chez sa voisine. Cela se démontre dans
les propos des enfants de cette dernière qui se confient à leur
camarade, la narratrice :
« Nous avons entendu ta belle-mère le dire
à notre mère [...]. D'après elle, tu es une
sorcière qui commence à nuire à ses enfants, dans sa
propre maison. Mais nous, nous te connaissons et nous avons dit à notre
mère que ta belle-mère ment, parce qu'elle est jalouse. Tu fais
tout mieux qu'elle, tout le monde le voit et le dit dans le village et
elle-même le sait. Elle n'en peut plus de ta présence qui lui fait
trop honte ; elle a donc inventé un prétexte pour te renvoyer au
village. Elle dit qu'elle n'a pas le temps de te surveiller, qu'en plus, tu es
devenue trop délurée et tu regardes déjà les hommes
à treize ans et demi ! Donc tu dois retourner
près de ta grand-mère qui seule a de
l'influence sur toi, sinon, ton fiancé ne te trouvera pas vierge »
(M.A., 183).
Mam Naja déclenche une altercation entre sa belle-fille
et elle. Altercation qui est interrompue par l'arrivée de Njokè
et de son ami, le souspréfet : « Les deux hommes [les]
embarquent dans leur fausse joie, [les] traînant dans la maison, chacun
tenant sa chacune par la main » (M.A., 184). Mais au moment de
« franchir le seuil » (M.A., 184), Halla retient le
sous-préfet et le tire dans un coin quand les deux autres continuent
d'avancer et c'est-là qu'elle déroule son stratagème. Elle
exige à cet homme de lui donner une forte somme d'argent pour qu'elle
s'en serve pour « épouser une autre femme pour son père
» (M.A., 185) :
« Je viens d'apprendre que ma belle-mère va me
renvoyer au village. Je sais que c'est pour se venger et se débarrasser
de moi. Je sais que tu te sers de moi pour continuer ta liaison en secret avec
elle. Tu as fait semblant de demander ma main à mon père pour
l'aveugler. Mais moi je ne me laisserai pas faire : je vais tout lui dire
maintenant. [Si tu veux éviter cela], alors il faut m'aider à
faire une chose importante dans les deux jours qui viennent. J'ai besoin
d'argent. De beaucoup d'argent. Je dois épouser une autre femme pour mon
père et il me faudra de quoi payer la dot » (M.A.,
184-185).
Le chantage que fait Halla est une bonne ruse qui lui permet
de ne pas « payer seule le prix » (M.A., 184) de
l'adultère de Mam Naja. Sachant que le sous-préfet n'aurait
jamais accepté qu'elle trahisse le secret, elle le prend au
dépourvu. Il s'exécute, « se fouille, tire tout son
argent de ses poches et se met à compter rapidement en jetant un regard
affolé dans tous les sens. Il compte cent trente cinq mille francs qu'il
[lui] tend » (M.A., 185). Mam Naja passe à l'acte, ne sachant
pas tout le dispositif contre-offensif mis sur pied. Elle a pu convaincre son
mari de renvoyer Halla auprès de sa grand-mère. Njokè
prend la parole, en informe sa fille : « Ta mère souhaite que
tu sois près de tes grands-
parents pour mieux te préparer au mariage, et je pense
qu'elle a raison » (M.A., 186). Halla réplique :
« Je n'y vois aucun inconvénient. Mais je
souhaite voyager avec deux de mes amis, avec la permission de leurs parents
bien sûr, si tu acceptes, père, de m'accompagner pour la leur
demander. Mes amis reviendraient soit avec le cousin à son retour, soit
avec moi quand mon fiancé viendrait me chercher, ce qui ne saurait
tarder, j'espère » (M.A., 186).
Le père, lui aussi, tombe dans le piège
inévitable en acceptant d'aller accompagner sa fille chez les parents de
ses camarades Sara Mbeï, la fille ; et Isma Mbeï, le garçon.
Les deux qui ont éventé les ragots de Mam Naja. Halla vient
à peine de faire leur connaissance et elle connaît à peine
leur domicile qui lui a été présenté à
distance. C'est dans cet imbroglio qu'elle entraîne son père tout
à fait ignorant, tant la ruse est savamment ourdie et logiquement
convainquant. La femme se présente donc comme un être invincible
de par sa malice intellectuelle qui lui permet de s'auto-instruire.
Le personnage féminin est apte à
s'auto-instruire car il est curieux. La curiosité facilite
l'apprentissage et l'acquisition des connaissances. Toute petite, bien que ne
sachant ni lire ni écrire, Halla Njokè était
déjà très curieuse. Elle cherchait à
déchiffrer et à transcrire les écrits qu'elle voyait
derrière la photo de son père. Grand Pa Helly et Grand Madja qui
sont ses fidèles compagnons et initiateurs, eux-mêmes, sont
incapables de lire et de reproduire ce qui est écrit derrière
cette photo : « Tante Roz seule sait lire et elle nous dit qu'il est
écrit : "instituteur à Maloumé" » (M.A., 25).
Cette précision indique en filigrane que même dans la
société traditionnelle, la femme est plus intelligente que
l'homme. Elle maîtrise non seulement son environnement, mais aussi
l'environnement des autres. Elle maîtrise le français, la langue
du colon. La langue étant le véhicule de la culture,
maîtriser la langue de l'autre, c'est maîtriser sa culture. En plus
c'est encore la femme qui, par sa curiosité, s'efforce à aller
vers l'autre en
intégrant sa culture. La femme est ainsi prompte
à s'ouvrir au dialogue des cultures. La petite Halla est fascinée
par les écrits en français et non par l'image de son père
:
« Je regarde tant et tant ces signes que je saurai
toujours les écrire, même sans apprendre l'alphabet. Il ne se
passe plus de jour sans que je ne vienne toucher la photo pour vérifier
que je n'ai pas oublié les signes inscrits derrière. Tante Roz
commence à se plaindre que je vais abîmer la photo, mais rien n'y
fait. J'y reviens toujours » (M.A., 25).
Constatant que sa nièce s'intéresse trop
à la photo, Tante Roz entreprend de la placer dans « un cadre
de vannerie » (M.A., 25) et « l'accroche au mur en face de
sa table de travail, dans sa maison » (M.A., 25). La petite curieuse,
très mal en point à cause de cela, s'en remet à son
grand-père pour lui dire son désarroi : « Je rapporte ma
déception et mon étonnement à Grand Pa Helly [...] et lui
dis mon regret de n'avoir pas conservé ces signes en les transcrivant
ailleurs » (M.A., 25). Grand Pa Helly, prenant acte des
doléances de sa petitefille, comprend qu'elle a hâte
d'écrire. Il compatit à sa douleur et la soulage en lui remettant
le nécessaire pour écrire. Il blague même en lui disant
qu'il attend sa première lettre :
« Il m'offre [...] mon premier cahier et un crayon
gras, en me disant malicieusement qu'il attend ma première lettre.
Pensant qu'il me défie de recopier les signes, il me promet de
décoller la photo un jour où ma tante s'absenterait, bien que je
sache d'avance que je ne manquerais pas alors d'écoper d'une bonne
fessée » (M.A., 76).
En remettant à sa petite-fille son tout premier cahier
et sa toute première plume, le grand-père justifie l'importance
que la société traditionnelle africaine accorde à
l'école dite moderne d'une part ; et d'autre part le souci des
grandsparents de scolariser leurs enfants en général et leurs
enfants filles particulièrement. Les idées féministes qui
soutiennent que les sociétés
traditionnelles africaines empêchent les filles d'aller
à l'école au profit des garçons sont donc non
fondées. Michel Akue-Goeh, Cecilia Willocq et Brigitte Djengue partagent
cet avis lorsqu'ils affirment que l'école coloniale a introduit :
« Une rupture entre les sexes, qui se retrouve dans
toute la structure coloniale. Il n'y eut pas de femmes salariées jusque
dans les années 1950, au moment où les familles
européennes s'installent : on a alors besoin des femmes comme
ménagères pour garder les enfants. Encore cette façon
d'employer les femmes demeure limitée. On a relevé des cas
où les garçons ayant servi comme domestique chez les Blancs ont
été emmenés en métropole par les patrons et ont eu
accès à une instruction plus poussée ; mais on ne trouve
aucun cas similaire concernant les femmes »50.
Il est vrai que l'analyse faite par ces chercheurs s'applique
à la société zaïroise (actuelle République
Démocratique du Congo). Mais en réalité, le constat fait
quant au rejet dont sont victimes les femmes concerne toute l'Afrique
coloniale. Les travaux des autres chercheurs spécialistes des questions
éducatives à l'instar de ceux de Jean-Marie Tchegho l'ont
amplement démontré. Il n'est pas un fait gratuit si la narratrice
fait la précision selon laquelle les instruments scolaires remis
à Halla ont été cherchés dans un endroit
sacré et secret. Après son indignation, elle raconte ce
détail fort évocateur : « Il rit aux éclats sans
que je comprenne pourquoi. Devant ma mine dépitée, il s'en va
ouvrir la plus grande de ses malles en rotin, celle qui est toujours
cadenassée et doublement protégée par son tabouret
sacré de Mbombock 51 » (M.A., 25).
D'abord le grand-père « rit aux éclats
», signe de sa liesse face à la réclamation faite par
sa petite-fille. Ensuite, il va dans « la plus grande de ses malles
» non seulement fermée hermétiquement mais aussi
régulièrement ; ce qui suppose qu'il ne l'ouvre presque jamais.
La malle est également « protégée
50 - Michel Akue-Goeh, et Al, « Mettre les
femmes à leur femme » In Groupe « Afrique noire
», Cahier n°11, op.cit., pp. 56-64.
51 - Le « Mbombock » dans le texte comme
dans la cosmogonie bassa est l' « initié du Mbock »
(M.A., 25). Le Mbock lui-même étant l'univers. Le Mbombock
est donc appelé à décrypter les phénomènes
visibles et invisibles de l'univers. Il est un initié de haut rang.
par son tabouret sacrée de Mbombock » ;
personne n'y a accès en dehors lui. Il est le seul Mbombock dans la
concession ; il est donc le seul à pouvoir déplacer le
tabouret.
Grand Pa Helly avait déjà acheté ce
cahier et ce stylo et il les avait gardés jalousement attendant leur
légitime destinataire, probablement un enfant qui lui tient à
coeur. Il se trouve que cet enfant est sa petite-fille. La tradition africaine,
contrairement aux idées répandues, valorise l'école
occidentale et y envoie tous ses enfants et particulièrement les filles.
La loi de l'endocentrisme et du maatisme52 appliquée depuis
l'Egypte pharaonique fait que les sociétés traditionnelles
africaines ne sauraient être ségrégationnistes.
La conséquence logique de la curiosité
innée de la femme africaine est qu'elle est autodidacte. La femme
naît intellectuellement éclairée, c'est un don de Dieu,
comme le témoigne Halla : « Ma chance à moi a
été d'autant plus miraculeuse que j'étais née
lucide, avec des yeux ouverts comme des loupes grossissantes » (M.A.,
23). La lucidité innée des femmes les porte inexorablement vers
la conquête du savoir et le perfectionnement intellectuel même sans
être formellement inscrites à l'école occidentale ou
importée.
Eddy Nicole Njock n'est-elle pas reconnue comme «
chercheur en traditions et esthétiques négro-africaines
» (M.A., Quatrième de couverture) à l'Université
d'Abidjan en Côte d'Ivoire où elle réside ? Elle qui n'a
même pas de Baccalauréat ? Ne donne-t-elle pas des
conférences dans des Universités du monde entier où
étudiants, docteurs et agrégés s'asseyent pour
l'écouter ? Ne lui a-t-on pas accordé tout un colloque
international en 2005 à l'Université de Douala au Cameroun ?
52- Matungulu Kaba, « L'endocentrisme, univers
de la parole » in La Parole africaine, Paris, ACIVA /CERVA, 1993,
pp. 5-33. N.B. : Deux principes fondamentaux régissaient les
comportements en Egypte pharaonique. Il s'agit de l'endocentrisme et du
maatisme. L'endocentrisme est le principe de la solidarité, de
l'harmonie et de la paix. Selon cette loi, il existe une interdépendance
entre tous les êtres humains et entre ceux-ci et tous les
éléments de la nature. Le maatisme est la loi de
l'équilibre et de la justice. Il exige l'équité absolue.
C'est de cette loi que découle la complémentarité
chère au matriarcat.
Bien que petite, Halla Njokè s'initie à
l'écriture et s'atèle à se perfectionner. Une autre photo
de son père est arrivée et il est écrit au verso :
« `'Gardien de la Paix à Victoria», d'après Tante
Roz », (M.A., 26). Halla renseigne sur sa démarche
d'autodidacte :
« Je décide de tout recopier dans mon cahier,
avant que ma tante ne la colle encore sur un autre cadre. Tous les jours, je
profite des moments d'absence de Tante Roz pour reprendre ma copie sur une
autre page, en essayant de rendre les signes aussi petits et fins que
derrière la photo, hélas ! Plus j'essaye, plus ils sont gros. Je
n'ose pas les montrer à Grand Pa Helly ; j'ai trop peur qu'il se moque
de moi ! La moitié du cahier en est déjà
gribouillée... Je suis pourtant sûre que ce sont bien les signes
qui sont derrière la photo, mais vraiment, je ne comprends pas pourquoi
je n'arrive pas à les faire moins gros » (M.A., 26).
Non seulement la petite Halla s'efforce à reproduire
exactement les signes, elle les analyse et les interprète. Elle a le
sens de l'analyse et de la critique. Une qualité qu'on ne retrouve
généralement que chez des élèves rendus à un
seuil important de la pyramide scolaire. Une autre photo où il est
mentionné « "Maître d'hôtel du commandant de cercle
à Eséka" » (M.A., 26), est arrivée. Halla se met
à comparer les écrits des deux photos et parvient à la
conclusion selon laquelle plus les lettres sont nombreuses, plus son
père augmente de grades :
« Cette fois, je compte quatorze différences
parmi les trente-huit signes et je me dis que les grades se mesurent
peut-être au nombre de signes différents. Tu montes en grade et
l'on augmente les signes. J'essaie de totaliser tous ceux que mon père a
déjà eus à lui tout seul depuis Maloumé, sans
oublier qu'il en a qui sont doublés, et j'aboutis à la conclusion
qu'il est un très grand Monsieur. Et ses costumes de plus en plus
complexes en sont la preuve » (M.A., 26).
les signes des deux photos, j'arrive à les
transcrire de mémoire, même sur le sable » (M.A., 27).
« "C'est l'imagination qui va te tuer" » (M.A., 27) dit la
tante, à qui elle présente son cahier, en s'exclamant de rires.
« Tu es un cas, ma petite épouse chérie" »
(M.A., 28), dit son grand-père, plein d'admiration pour elle.
L'aptitude à s'auto-instruire donne le droit au personnage
féminin de former la société.
III. 2- Le formateur de l'identité.
Il revient à la femme de former l'individu parce
qu'elle a une mémoire vive. Ce rôle se justifie doublement.
D'abord c'est elle qui possède la connaissance. En tant que le contenant
culturel, c'est elle qui bâtit l'identité culturelle et la
personnalité. Ensuite, c'est elle qui est la principale
éducatrice de la société.
La femme est la principale formatrice des hommes et des femmes
de la société. Si la famille est à la basse de la
société, cela suppose que l'éducation qu'on y
reçoit a forcément des répercussions sur la macrostructure
sociale. Le succès de Halla Njokè est dû à
l'identité culturelle que lui a transmis ses grandsparents et notamment
sa grand-mère. C'est la femme qui, généralement dans
l'ombre, construit la personnalité de tous les personnages
célèbres en Afrique.
Une étude faite sur « La femme dans la
société traditionnelle mandingue » indique qu'elle
« s'occupait de l'éducation des garçons comme celle des
filles».53 C'est dire que si la macrostructure
connaît des heurts ou des malheurs, cela est imputable à
l'éducation maternelle reçue. Tous les exploits qu'ont eus les
rois légendaires mandingues sont dus à leur éducation
maternelle : « Tous les personnages célèbres du
mandé (de Soundiata jusqu'à Samory et au-delà) l'ont
été par l'exemple que leur mère a été pour
eux. Cet attachement de l'enfant à la
mère se manifestait jusque dans son prénom
qui était précédé de celui de sa mère
»54.
L'information selon laquelle le prénom de l'enfant
était précédé de celui de sa mère est
révélatrice d'un dysfonctionnement patriarcal que les
sociétés d'Afrique, notamment celle du Cameroun, ont
hérité du colonialisme. Aujourd'hui, les hommes ravissent la
vedette aux femmes en faisant précéder de leur nom le
prénom de l'enfant. Ainsi ce sont eux qui, désormais, exercent
une influence sur la mentalité, les faits et le devenir des
générations. Si les sociétés traditionnelles
africaines se distinguaient autrefois par l'harmonie, la justice, l'entraide et
l'interdépendance, cela était le fait de l'influence tant visible
qu'invisible des femmes :
« Elles savaient toutes que le bonheur de la famille
[donc de la société toute entière], son équilibre,
son avenir et les rapports entre les enfants dépendaient de leurs
attitudes. Quoique cela pût leur coûter, elles faisaient des
efforts pour qu'au moins, en apparence, les choses aillent bien
»55.
Aujourd'hui l'individualisme, le chauvinisme,
l'inféodalisme et le machisme ont pignon sur rue. L'agressivité
est devenue une caractéristique fondamentale de l'être africain
dans une large majorité. Cela n'est que le pendant logique d'un
paternalisme exacerbé inoculé à travers le germe du nom
paternel. Balzac soutient l'influence du nom sur le nommé en ces termes
:
« Il existe une certaine harmonie entre la personne
et le nom. [...] Je ne voudrais pas prendre sur moi d'affirmer que les noms
n'exercent aucune influence sur la destinée. Entre les faits de la vie
et les noms des hommes, il existe de secrètes et d'inexplicables
concordances ou des désaccords visibles qui surprennent ; souvent des
corrélations lointaines mais efficaces s'y sont
révélées. Notre globe est plein, tout s'y tient
»56.
54 - Madina Ly, Ibid, pp 101-121.
55 - Madina Ly, Ibid, pp 101-121.
56 - Pierre Glaudes, et Yves Reuter, Le
Personnage, Paris, PUF, 1998, pp. 62-63.
A partir de ce qui précède et de l'étude
onomastique des noms des personnages, on constate que les noms ne sont pas
donnés au hasard dans La Mémoire amputée. Surtout
qu'ils sont en harmonie avec l'attitude des personnages. Mais on note aussi des
discordances. Ce dernier cas est rare. Seul Njokè, le père de
Halla, l'illustre. Il n'incarne pas la symbolique du nom qu'il porte.
« Njokè » signifie dans le roman «
L'éléphant » (M.A., 64) tout comme dans la langue
d'origine d'Eddy Nicole Njock, le bassa. « Njock » signifie
« L'éléphant » dans cette langue.
Une des particularités de cet animal est qu'il est le
plus géant de la forêt. Il mesure entre deux et trois virgules
soixante-dix mètres de hauteur et pèse entre cinq et six
tonnes57. Il est tout aussi particulier parce qu'il protège
assidûment ses petits à l'aide de sa longue trompe en ivoire, un
objet très précieux, des attaques des fauves. Il est un animal
que les fauves attaquent difficilement. L'éléphant est
généralement inoffensif. Voilà les attitudes qu'on
attendrait d'un être qui porte le nom « Njokè »
et qui est de surcroît un Lôs. Sa dimension de Lôs,
comparable aux trompes, devrait lui permettre de défendre son peuple
tant sur le plan visible qu'invisible. Au contraire, ce personnage est le plus
agressif du roman. Au lieu de protéger les siens, il les détruit
plutôt.
Dimalè, le Lôs qu'il attaque et évince,
porte bien son nom : « Dimalè, par exemple, `'catastrophe comme
son nom l'indique, est vraiment un désastre pour l'homme qu'il rencontre
» (M.A., 62). Les personnages nommés « Naja
» portent aussi bien leur nom. Ils ont en partage la
dangerosité du serpent du même nom. Ce nom semble être une
malédiction pour qui le porte. Eu égard à cette
déclaration de la narratrice qui se plaint parce que son père l'a
désignée par ce nom de malheur quand il lui disait au revoir
après le coup de Mam Naja :
« Moi, j'enrage contre Mam Naja ; ce seul nom de
mauvaise signification me dresse les cheveux sur la tête et me
révolte. Quelle idée mon père a-t-il
57 - Selon le Dictionnaire encyclopédique
pour tous petits Larousse en couleurs, Paris, 1980, p.327.
eue de l'ajouter à la kyrielle de prénoms de
saints dont il aime m'affubler quand il se prend à me tourner en
bourrique comme-là en me disant au revoir. [...] Allez, va ma Mamba
rouge super Naja, et à bientôt. Ça c'est de trop. Qu'est-ce
qui l'a poussé à m'appeler par ce maudit nom de Naja que trop de
personnes antipathiques portent déjà autour de nous, ce nom qui
semble porter la poisse, avec sa cohorte de galères » (M.A.,
190).
Terminons cette étude onomastique par la
catégorie des personnages qui portent le nom « Roz ». Toutes
deux sont les tantes de la narratrice et se distinguent par leur
disponibilité, leur hospitalité et surtout leur dévouement
à défendre les intérêts des leurs. Tata Roz a
soutenu sa soeur Naja au tribunal. On verra la détermination de Tante
Roz dans la lutte politique. Ecoutons la narratrice décrire les «
Roz », se souvenant de sa familiarisation avec Tata Roz : « C'est
ainsi que j'ai appris à connaître cette tante Roz, avec une force
de caractère au moins égale à celle de son homonyme, ma
tante paternelle. Le caractère, ce creuset où se forge le destin
» (M.A., 250). Nous aurions pu dire le nom, « ce creuset
où se forge le destin ». Le nom est alors non seulement un
élément de caractérisation, mais aussi de
catégorisation des personnages. Audelà du nom, la femme
éduque la société.
Investi de son pouvoir d'influence sur l'être et son
devenir, le personnage féminin ne s'engage pas idiotement dans sa
mission formatrice. Il prend son temps et réfléchit
minutieusement sur les moyens efficaces de communication. Les va et vient de
Halla Njokè entre les différentes formes d'expression de la
pensée trouvent ici leur motif.
Pendant tout son parcours narratif, elle a été
tour à tour chanteuse dans les cabarets, peintre : « Je
trouvais fascinant de pouvoir émettre autant d'idées et d'images
» (M.A., 341) ; enseignante dans l'école de son oncle papa
Noël58 : « Je me consacre corps et âme au
redressement de son école, sans ménager mon
58 - Au cours de son parcours, Halla Njokè
est sollicitée par son oncle papa Noël pour exercer dans son
école d'abord comme enseignante, puis comme dirigeante. Deux raisons
justifient le choix de cet oncle. La première est liée au fait
qu'il trouve indécent le métier de chanteuse dans les cabarets
qu'exerce sa nièce. La seconde et la plus déterminante est le
talent multidimensionnel de sa nièce. Il trouve qu'elle est seule
à pouvoir relever son école qui connaît des
difficultés. (M.A., 343-345).
temps de repos comme de loisirs. Je passe successivement
du rôle d'institutrice à celui de surveillante
générale, pour culminer par celui d'assistante de direction
» (M.A., 345) ; journaliste et publiciste : « La
première des propositions que j'accepte après m'être
libérée de Papa Noël, c'est celle de monsieur Diaw,
Fondateur-Directeur d'une revue panafricaine. Il me propose d'y écrire
quelques articles et de prospecter de la publicité. `' La presse et la
pub'', comme il aime à dire, c'est un nouvel empire à
conquérir » (M.A., 351) ; écrivain : « Trois
ans après avoir quitté Mfoundi et mes amis Lorrent et
Hemmil59, j'y reviens [...]. Je me rends immédiatement
à la société des droits d'auteurs et y dépose des
copies de tous mes écrits » (M.A., 366) et chanteuse
encore.
La chanson est au début de la carrière de Halla
et à la fin de son parcours. Werewere-Liking a suivi le même va et
vient, à la quête du meilleur canal de transmission de son savoir.
Il a été dit qu'elle commence sa carrière à seize
ans comme chanteuse et peintre. Elle quitte ces arts pour aller voir ailleurs
et revenir néanmoins au chant par la suite :
« A un moment de ma vie, je suis devenue
écrivain et pensais le demeurer, mais je me suis lassée
d'écrire vainement des mots ou des signes qu'aucun des miens ne savait
lire. [...] Alors j'ai essayé de voir ailleurs et autrement, de produire
des choses plus simples : de la nourriture, des habits, des bijoux, et surtout
des chansons qui rendent plus facilement les gens heureux et les rapprochent
d'un minimal d'état de bonheur continuel dans la vie, face aux
épreuves comme dans l'aisance. Dès lors, les gens autour de moi
semblaient plus en harmonie avec moi » (M.A., 17).
Cette affirmation souligne à grand trait l'importance
du support ou du canal dans la pratique éducative. Il est donc
aisé de comprendre Jean-Marie Tchegho qui dénonce
l'éducation telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui. La
dénonciation tient au fait que « le contenu de
l'éducation [...] est consigné dans
les livres »60. Or, combien
d'Africains, même scolarisés, sont-ils aptes à
décrypter le contenu des livres ? La résolution de cette
problématique amène le spécialiste des questions
éducatives à proposer « la nécessaire symbiose
entre l'éducation traditionnelle essentiellement orale et
l'éducation moderne basée sur les écrits, [ce qui]
implique deux types de support pour l'éducation du futur, l'oral et
l'écrit »61.
Une éducation performante dans les
sociétés africaines d'aujourd'hui ou de demain exige
l'implication de l'oralité comme support indispensable. Il ne s'agit pas
d'inscrire au programme quelques contes, mythes et légendes, encore
qu'ils sont contenus dans des livres. Il est question de former une nouvelle
espèce de griots et de bardes dans des connaissances qu'on souhaite
transmettre et de les affecter dans les écoles, collèges,
lycées et universités. Le chant bien rythmé et
mélodieusement captivant est une voie de salut dans l'apprentissage. Les
gens comprennent vite et retiennent pour longtemps ce qui est bien
chanté et sont capables de le répercuter. On n'a qu'à voir
l'attitude des enfants, adolescents, adultes et vieillards qui miment et
décortiquent à longueur de journée des chansons.
En revenant toujours à cette forme d'expression, la
narratrice montre que le chant a une fonction essentiellement
pédagogique en Afrique et qu'il est le meilleur canal de diffusion de la
pensée. Son aura est très grande. Il atteint un large public au
même moment et délasse en même temps qu'il enseigne. Il est
le lieu d'une intertextualité féconde en genres oraux : par le
chant on dit des proverbes, des devinettes, des fables, des prières ; on
raconte contes, légendes, épopées, mythes ; on berce et
anime à travers berceuses, chants rituels ou populaires. Toutes les
cérémonies en Afrique deuils, funérailles, baptêmes,
initiations et mariages s'accompagnent de chants. La pédagogie que
recèle et
répand le chant est indiscutable. Madina Ly le confirme
lorsqu'il explique le rôle de « la première femme du
patriarche »62 dans l'Afrique ancienne:
« De par ses chants, cette femme qui avait
accumulé beaucoup d'expériences apprenait aux enfants tout ce qui
était beau dans le passé ; elle chantait les hommes qu'on pouvait
admirer dans ce passé pour exhorter les garçons à les
imiter ; l'enfant était ainsi instruit du point de vue de l'histoire. La
vieille femme jouait donc un peu le rôle de traditionniste auprès
des jeunes filles et des garçonnets. [...] Elle enseignait toutes les
normes morales de la société. [...] Filles et garçons
jusqu'à un certain âge adoraient écouter ses contes et ses
chants »63 .
A méditer sur cette réflexion, on convient avec
Léon Marie Ayissi Nkoa qu'« oralité n'est pas synonyme
de gratuité »64. Pour ne pas minorer
l'écriture, la narratrice combine chant et écriture à la
fin de son parcours. Werewere- Liking, également reprend sa plume
laissée en hibernation pendant une période relativement longue :
« Cela faisait donc un bon moment que je n'avais plus écrit. Et
voilà que le jour de mon soixante-quinzième anniversaire, le
désir m'a pris. C'était en regardant le visage serein de ma tante
Roz, la troisième du nom, une cousine éloignée de mon
père » (M.A., 17).
La sérénité du visage féminin qui
cache les meurtrissures de la femme est le motif qui réengage la
narratrice à l'écriture. La remobilisation a pour effet de briser
le masque, d'effacer le silence pour dire les souffrances féminines en
particulier, celle de l'Afrique en général qui « demeure
encore le continent de tous les lendemains possibles » (M.A., 9).
C'est donc un acte d'engagement, de sensibilisation et de
pédagogie, écrire pour enseigner : « Le roman n'est plus
donc un tribut aux femmes de l'entourage immédiat mais un chant pour
toutes les femmes africaines qui se sont tues » (M.A., 9). C'est une
invite à reprendre la place qui était la leur dans l'Afrique
ancienne non à travers tambours et
62 - Madina Ly, Op. Cit., p. 109.
63- Madina Ly, Op. Cit., p. 110.
64- Léon Marie Ayissi Nkoa, Contes et berceuses du
Cameroun, Yaoundé, le Panthéon / Epargne Fess Cameroon,
1996, p. 199.
trompettes comme le font les féministes. Il s'agit de
taire les rancunes nourries par le patriarcat et de se réapproprier les
véritables rôles qui sont ceux de la femme africaine. Le salut de
l'Afrique de demain en dépend :
« Taisons les colères qui ont refusé de
montrer leur museau, de se montrer, de se nommer ou de se laisser
décrire, comme toutes celles de mes tantes Roz. Je pense à ces
millions de femmes laborieuses qui, comme les bayam selams, font tourner
inlassablement la roue du devenir de ce continent dans l'oubli de leurs
histoires douloureuses et malheureuses. Alors j'ai envie de prendre trompes et
trompettes pour entonner un hymne aux glorieuses mères Naja et tante Roz
pour tous les combats épiques silencieux, mais qui ont fait qu'au
delà de tous les désespoirs, ce continent torturé demeure
encore le continent de tous les lendemains possibles pour l'humanité
tout entière » (M.A., 9).
La femme écrit pour conseiller l'action
concrète, comme celle des bayam sélams. Celles-ci ne bavardent
pas. Elles agissent et assument leurs rôles de pionnières sur le
plan économique. La pédagogie scripturale semble dire non aux
discours et revendications creux. En somme, en tant que véhicule du
savoir, la femme assume deux grands rôles sociaux. Elle est la gardienne
des valeurs puisqu'elle incarne le savoir et la morale. Et logiquement donc,
elle a la mission de façonner les hommes et la société
tout entière. Ce rôle de courroie de transmission fait d'elle un
véritable leader.
CHAPITRE 4 : LE DYNAMISME SANS FREIN.
Le dynamisme du personnage féminin est notoire car ce
dernier est sur tous les fronts sociaux, que ce soit dans ses prises de parole
en portant haut la voix de ses pairs, que ce soit son engagement dans la
sphère économique ou encore dans les luttes politiques.
IV.1- L'avocat méticuleux.
Le personnage féminin s'identifie par sa position de
porte-parole. Il est le défenseur des droits de son peuple. Le don de
soi, de son temps et de son énergie pour les autres sans escompter une
quelconque rétribution est un exercice auquel se donne le personnage
féminin. Grande Tante Kèl Lam, une des tantes de Njokè,
prend fait et cause pour celui-ci sans son avis. Au cours de la
cérémonie célébrant le retour victorieux de
Njokè après son combat contre Dimalè, Njokè a
trouvé son épouse Naja, le divorce n'avait pas encore eu lieu, en
conversation avec un de ses cousins. Il a piqué une vive colère
contre ce dernier. C'est Grande Tante Kèl Lam qui, spontanément,
a entrepris de le calmer insidieusement en entonnant le chant épique qui
célèbre les hauts faits de Njokè en tant que Lôs :
« N'eût été la présence d'esprit de Grand
Tante Kèl Lam qui a réentonné immédiatement la
chanson qui te consacrait supérieur, on t'aurait peut-être vu
courir derrière Oncle Gwèt comme autrefois derrière Oncle
Ngan, un gourdin à la main » (M.A., 61).
La réaction de Njokè est surprenante pour trois
raisons. D'abord il s'agit d'une cérémonie que la
communauté a organisée en son nom. Il aurait donc pu contenir sa
jalousie au risque de gâcher l'évènement et par
conséquent, il aurait fait honneur aux convives. Ensuite, Gwèt
est l'un de ses cousins c'est-à-dire un personnage qui n'aurait pu
être un de ses potentiels rivaux. Enfin Gwèt complimentait Naja,
la rassurant de l'amour que leur communauté porte à son endroit.
La narratrice rapporte l'ambiance qui a motivé l'échange :
« Ma mère elle-même s'est mise de la
partie ! Elle a souri à toutes les rivales connues ou supposées,
les a installées gentiment et avec des égards
personnalisés pour chacune d'elles. Elle causait avec l'une, riait aux
éclats avec l'autre... Elle s'est montrée si charmante, si
attrayante que de nombreux hôtes n'ont pas pu cacher qu'ils
étaient séduits, conquis. Et c'est bien toi mon père qui
finalement a montré la plus piètre mine. Quand tu as
trouvé ma mère en conversation chaleureuse avec ton cousin
Gwèt ! Il lui disait combien elle était incomparable et la
rassurait qu'elle serait toujours la reine de cette maison, sinon de cette
tribu ; jamais les hommes de votre tribu ne renonceraient à elle, s'il
te prenait la bêtise de la négliger... » (M.A.,
60-61).
La jalousie déraisonnée de Njokè jette
l'anathème sur la gent masculine qui n'a même pas le sens de
discernement et qui est tout aussi instinctive qu'impulsive. Par ailleurs,
l'attitude de Gwèt trahit la désinvolture de l'homme qui se
laisse facilement entraîner par les circonstances et qui dit des
mensonges. Pendant tout le procès opposant Naja à Njokè,
aucun membre de la communauté de ce dernier n'a soutenu la plaignante.
Pourtant quelque temps auparavant, un de ses beaux-frères la rassurait
qu'elle serait toujours défendue si leur frère lui causait un
tort. En revanche, l'attitude de Naja face à ses rivales et potentielles
rivales justifie la sympathie et le sens de l'honneur de la femme. Etant dans
une circonstance qui célèbre son mari, elle fait preuve de
patience, de maîtrise de soi et de sympathie pour contenir sa jalousie et
garder sauf son honneur et celui de son époux. Elle démontre que
la femme a un esprit de discernement.
Le rôle de griot joué par Grande Tante Kèl
Lam dément l'idée selon laquelle seuls les hommes peuvent exercer
ce rôle en Afrique. Le griot ou le barde est la mémoire du peuple.
Il est le plus informé et le plus instruit du village. Pour raconter
l'histoire d'un peuple, les hauts faits des personnages historiques ou
même des contes et fables, il faut déjà les
connaître. Un travail d'investigation, de collecte, de traitement et
d'adaptation à une musique doit être opéré.
L'orateur doit faire preuve de compétence et de performance. Son
discours doit revêtir un charme particulier pour pouvoir capter et
captiver
suffisamment l'attention de l'auditoire. Lylian Kesteloot
pense d'ailleurs que la parole du conteur ou du barde est charmeuse. Une telle
ingéniosité, pour certains critiques machistes, d'ailleurs
inspirés par les travaux des ethnologues colonialistes, est propre
à l'homme exclusivement. La Mémoire amputée bat
en brèche cette conception en donnant à voir une barde, Grande
Tante Kèl Lam, qui est la seule oratrice pendant toute la
cérémonie. C'est elle qui a composé et qui exécute
l'épopée qui rend hommage à Njokè :
« Ce soir, ma puînée et moi nous faisons
bien discrètes derrière la cour de Grande Tante Kèl Lam
qui répète sa nouvelle épopée de notre surpuissant
père qui, dit on revient bientôt. [...] Elle chante en reprenant
certains refrains...
Il est revenu
Il l'est devenu
Njokè devenu plus Lôs que Dimalè
[...] » (M.A., 53).
.
Le tutorat de la femme se manifeste également à
travers le sacrifice qu'elle consent à tous les enfants
déshérités et à tous ceux qui sont dans des
situations inconfortables. Tantie Roz qui est par ailleurs
l'inspiratrice65 du récit se démarque dans ce sens
:
« Tous les jours, entre quatre et cinq heures du
matin, elle se réveillait pour aller rendre visite aux prisonniers de la
grande maison d'arrêt de Laguna, aussi vaste qu'un quartier. Elle priait
pour eux, avec eux, les consolait, faisait des courses pour les mamans
enceintes en prison, assistant les enfants de ce milieu carcéral, tout
cela bénévolement. Elle marchait des dizaines de
kilomètres pour y aller et revenir. Les aprèsmidi, elle rendait
visite aux prisonniers dans les hôpitaux » (M.A., 18).
65 - L'histoire racontée dans La
Mémoire amputée est inspirée par Tantie Roz. Son
dynamisme et son sacrifice pour les autres font d'elle un personnage
exceptionnel qui fascine Halla. C'est pourquoi cette dernière lui
demande de se raconter. Mais elle rétorque à Halla de fouiller
dans sa propre mémoire, elle trouvera qu'elles ont la même
histoire.
Tantie Roz se consacre à l'oeuvre humanitaire
grâce à son statut de « célibataire, sans enfants
» (M.A., 18). Elle a choisi de ne pas se marier et même de ne
pas faire ses propres enfants. Il s'agit-là d'une véritable
oeuvre de sacerdoce. Même sans être prêtre - encore qu'une
femme ne saurait l'être pour ce qui est du catholicisme romain - ou
même soeur, elle est engagée dans le voeu de pauvreté, de
chasteté et de sacerdoce. Il n'y a donc pas que le clergé
catholique qui est capable de ces voeux. L'Afrique connaît de nombreuses
femmes prêtes à s'offrir en holocauste pour le bien-être de
l'humanité. Cette fonction privilégiée fait d'elles des
leaders d'opinion.
Le personnage féminin est le véritable
maître à pensée de la société grâce
à sa force argumentative. La femme a des idées pertinentes
qu'elle sait soutenir à travers une argumentation fort convaincante.
Elle ne lésine pas sur les moyens quand il faut que son argumentaire
prenne le dessus. La modulation du ton y est un ingrédient de poids. Sa
tonalité se veut attendrissante si les besoins de la cause l'exigent :
« Ma tante éclate de son rire le plus sarcastique : -
Décidément, vous les hommes, vous êtes tous les mêmes
et vous ne changerez jamais. C'est cette gamine qui n'est encore qu'un vers de
terre, qui te met déjà dans de pareils états »
(M.A., 176), approuve la narratrice qui se souvient d'une réplique
de Tante Roz face au « guérisseur Maître Sunkang »
(M.A., 176). En effet, Halla a été prise de transe et a
été conduite chez ce guérisseur. Après avoir
réussi son opération, il est amoureux de sa patiente et le fait
savoir à la tante:
« Je suis très heureux que tu ne sois pas
déçue. Je tiens aussi à te féliciter d'avoir en ta
nièce, si elle est bien prise en main, une prochaine grande
prêtresse. Je suppose que cette même confiance te dictera de me la
confier le temps qu'il faut. Et si tu as peur que j'abuse d'elle, tu peux
toujours exiger que je demande sa main, honorablement » (M.A.,
176).
convaincre : « Attends Roz, ne prends pas ma
proposition à la légère. Je ne te l'ai faite qu'en
réponse à ta confiance. Moi seul saurait épanouir le
génie de cette gamine et lui donner au-dessus de la banalité, la
vie que mériteraient ses dons » (M.A., 177). Le
guérisseur se targue parce qu'il est celui qui a pu soigner Halla
« quand personne ne pouvait plus rien » (M.A., 176). Mais
pour Tante Roz, cet argument ne tient pas debout. Elle emploie un ton satirique
pour venir à bout de son interlocuteur :
« Ton argument ne vaut rien. Dans notre famille
personne n'a une vie banale, et surtout pas elle. Bien qu'encore trop jeune,
c'est une originale, je le sais et ce n'est pas un vieux fou comme toi, dans ce
trou, qui lui apportera le plus qu'il lui faudrait. Si tu ne peux plus te
contenter de nos souvenirs, fais-toi enterrer. Mais que je ne surprenne plus
ton regard paillard sur ma nièce d'accord ? Si non, tu te
réveilleras un matin avec un grand vide dans l'entrejambe, salaud. Cela
dit, merci pour la guérison de ma belle-soeur. Tous les deux rient
franchement » (M.A., 177).
Tante Roz a pu dissuader Maître Sunkang qui
reconnaît sa maladresse à travers le rire. À travers son
mea culpa, le guérisseur montre que l'homme traditionnel sait
reconnaître ses torts contrairement à l'homme dit moderne.
La force argumentative de la femme traditionnelle lui permet
d'assumer d'importants postes politiques. Car un Homme politique de premier
rang doit être un bon leader d'opinion. La posture de tutrice
bénévole de Tantie Roz lui permet d'assumer le poste de
« Secrétaire générale des sections
féminines du parti de Mpôdôl66 en son temps
» (M.A., 316). L'exercice de cette haute fonction politique par un
personnage féminin qui fait dans le bénévolat est un
enseignement non négligeable. En tant que le porte-parole, Le leader
politique doit travailler dans le désintéressement total. A la
limite, sa mission doit être similaire au sacerdoce car il doit avoir
pour seul souci le bien-être et la défense des
intérêts de ses pairs.
66 - Le « Mpôdôl », comme il est
le cas dans la réalité, c'est Um Nyobe. On le verra plus loin.
Malheureusement, dans le contexte africain actuel, les leaders
politiques, parce que pour la plupart des hommes, sont très voraces et
se comportent comme le Moloch. Ce comportement est l'un des mobiles qui
poussent la narratrice, restée longtemps silencieuse, à sortir de
son mutisme. La parole féminine se donne alors pour dessein de traquer
les gourous politiques à qui incombent entièrement les
mutilations humiliantes et déshumanisantes auxquelles font face
actuellement tous les peuples noirs d'Afrique. Dans un ouvrage consacré
au poète camerounais Rémy Sylvestre Bouelet, le critique Fernando
d'Almeida pose à celui-ci cette question au sujet du rapport entre la
politique et sa poésie, une pratique à laquelle s'exerce aussi le
poète :
« Vous êtes libre de vous éloigner de la
politique du grand large, des petites combinaisons dérisoires qui font
le charme de la vie politique parce que la politique consiste peut-être
à vider l'homme de sa propre essence. Mais tout de même vous
êtes un homme socialement engagé dans la vie politique de votre
pays. Qu'est-ce qui fait réellement problème ? Vous vous jetez
à l'eau lorsqu'il vous est donné de participer à des
meetings politiques, mais curieusement, cette action ne transparaît pas
dans votre oeuvre poétique. Quelle est, en définitive, votre
position là- dessus ? »67
Dans sa réponse, le poète, par ailleurs critique
littéraire, reconnaît humblement que la politique
déshumanise l'homme :
« Quand je me jette à l'eau lorsqu'il m'est
donné de participer à des meetings politiques, je reste bien
lucide. J'embrasse la politique loin de la poésie. Sûrement, mon
inconscient la rejette parce que les choses et les êtres alentour ne la
pratiquent pas. La politique quelquefois tue, la poésie pas. Les grands
poètes ont-ils réussi à la politique ? S'ils y ont
réussi, c'est parce qu'ils y ont mis beaucoup de rêves. Mais le
rêve les y a toujours broyés »68.
67 - Fernando d'Almeida, Rémy-Sylvestre Bouelet ou le
poète de la totalité émue, Op. Cit., pp. 63-64.
68- Fernando d'Almeida, Rémy-Sylvestre Bouelet ou le
poète de la totalité émue, Op. Cit., pp. 64.
Les points de vue émis, aussi bien dans la question que
dans la réponse, justifient bien les affres que les dirigeants
politiques font subir aux Africains, en tant que gourous du fait politique
africain. Werewere-Liking condamne âprement ces dérives dont le
diktat a muselé tout un peuple pris en otage :
« Les gouvernements avaient la main mise sur les
archives et faisaient disparaître les traces des actions qui les
dérangeaient et que depuis l'avènement de la soi-disant
démocratie, les journalistes s'étaient mis de la partie pour ne
même plus relater les faits, mais plutôt les opinions, le silence
prenait des épaisseurs honteusement palpables et effectivement, on ne
savait plus à qui s'en prendre. Rendre hommage à quelqu'un dans
ces conditions où les atrocités qu'il avait vécues
seraient passées sous silence faute de traces et d'archives, devenait un
gag. Comment raconter les silences de l'Afrique ? » (M.A., 21).
Cette dénonciation qui se termine par une question nous
enrichit sur un fait : rendre hommage à Tantie Roz c'est rendre hommage
à l'Afrique. « Ses silences », c'est-à-dire ses
souffrances, sont celles du continent-mère muselé et
abâtardi d'abord par les colonialistes et ensuite par ses propres fils
complices de ces derniers. Prendre la parole revient alors pour Halla
Njokè à se postuler comme le porte-parole de toutes ces femmes
d'une part, et de tous les Africains d'autre part. Ainsi, la femme entend
occuper les premiers rangs dans toute la sphère
politico-économique.
IV.2- Le leadership politico-économique.
Le pouvoir féminin se manifeste comme dynamisme
économique et force politique. Le personnage féminin est
présent sur tous les fronts socioprofessionnels. Il travaille beaucoup
et ne perd pas son temps à des futilités :
me sont offertes et garantir mon plus tard à moi.
Mais si tu me promets d'être brej je veux bien te laisser me parler de
ton plus tard, puisque tu sembles y tenir » (M.A., 372).
Ces phrases sont de Halla Njokè répondant
à Albass qui veut lui parler. Albass est le séminariste avec qui
elle a conçue sa deuxième grossesse au cours d'un acte sexuel
qu'elle a improvisé alors que les deux ne se connaissent pas :
« Prise de je ne sais quelle folie, j'attrape le
jeune homme et le tire sur moi. [...] Je tremble d'une sensation
indéfinissable entre la douleur et le plaisir et pleure de plus belle.
Subitement, le garçon se met à crier, à crier, si fort que
nos amis de la chambre d'à côté surgissent ahuris, alors
qu'il pousse un dernier râle et s'écroule à
côté de moi comme une masse. Ma jupe est couverte de sang »
(M.A., 204).
L'acte sexuel se passe dans une pénombre où les
deux ne parviennent pas à s'identifier. Après cet acte, ils ne se
sont pas revus. Mais un concours de circonstance fait qu'ils se retrouvent et
s'imaginent s'être déjà vus. C'est sur ces entrefaites
qu'Albass, faisant le premier pas, veut percer le mystère. Ne sachant
pas de quoi il veut lui parler lorsqu'il l'interpelle, Halla réagit de
cette manière. Sa réaction indique que la femme digne est
toujours très préoccupée, soucieuse de son avenir et ne
consacre pas son temps à des inutilités. Elle est autonome et
responsable, et n'entend pas se livrer à la mondanité ou à
la prostitution pour gagner sa vie : « Je ne me sens pas
yéyé pour un sou et me vois mal allant vivre sur Mars avec des
Marciens dont je n'ai jamais entendu parler » (M.A., 278). Un
yéyé, explique la narratrice, est un individu qui « doit
se faire remarquer comme tel sans équivoque. Son allure, ses
manières, tout quoi, yeh ! Eh bien sûr, ça ne coûte
pas rien. Il faut trouver plein de tuyaux » (M.A., 278).
La femme est dynamique et réaliste. Elle ne
s'illusionne pas et sait vivre avec les moyens que lui offrent ses
possibilités. Elle s'adapte à toutes les conjonctures
économiques. C'est ce que fait Naja pour survivre à
l'égoïsme de son deuxième mari qui donne en tout et pour
tout, comme pension journalière,
« trois cents francs, avec la liste de ce qu'il faut
acheter » (M.A., 253). Pour supporter cette situation et pouvoir
encadrer Halla et ses deux cadettes venues habiter chez elle, Naja est
obligée de fournir plus d'efforts :
« Depuis que Tata Roz a réussi à
m'introduire dans cette maison, la porte s'est aussi ouverte à mes deux
dernières petites soeurs [...] toujours affamées. En fait, la
ration devrait augmenter ; mais ce n'était pas prévu au budget du
mari. Ma mère décide d'ouvrir un petit commerce de beignets pour
gagner elle-même le complément dont la nécessité se
fait cruellement sentir, chaque jour davantage » (M.A., 253).
La société traditionnelle en demande un peu plus
à la femme car elle est plus perspicace que l'homme, affirme Moyo
Paul69. Dans la division du travail, les tâches ardues qui
nécessitent la finesse d'esprit lui sont réservées. Halla
est recrutée comme journaliste-reporter, spécialiste «
d'enquêtes dans [son] milieu nocturne de boîte de nuit, sur des
faits sociaux. Les rencontres insolites hommes-femmes, la jeunesse et ses
problèmes spécifiques dans ce milieu, la prostitution, la
délinquance, la dégradation des moeurs, la galopade de nouveaux
fléaux tels que le vice, la perversion sexuelle, la toxicomanie, etc.
» (M.A., 251). Sachant que cette tâche n'est pas aisée
parce que sujette à des attaques et poursuites de tous ordres, le
Directeur de publication de ce journal laisse la latitude à Halla
d'utiliser un pseudonyme : « Il s'empresse de m'assurer que je
pourrais publier sous un pseudonyme pour me préserver
d'éventuelles répressions ! » (M.A., 351).
Aucun métier n'est interdit à la femme dans la
société traditionnelle africaine, contrairement à l'homme.
Malgré la division de travail entre les deux genres pour rendre la vie
harmonieuse, la femme a le droit d'exercer les métiers dits pour hommes.
Mais l'inverse est impossible. Cette répartition réserve à
l'homme les tâches qui sollicitent plus la force musculaire. Mais quand
la femme le peut, elle est libre de s'y exercer :
69- Paul Moyo, Quelle société,
Yaoundé, La Clochette, 1990, p. 53.
« La division de travail socialement admise
réserve à l'homme les tâches de risques, de puissance, de
force et d'endurance ; si, par la suite d'un changement de situation dû
à l'intervention d'un facteur extérieur quelconque [...] les
tâches de l'homme venaient à s'amenuiser, tant pis pour la femme :
elle n'en continuera pas moins à assurer tous les travaux
ménagers et autres que la société lui réserve. Car
l'homme ne saurait l'y relayer sans déchoir aux yeux de tous. Il est
impensable, en effet, que par exemple, un Africain partage une besogne
féminine. En revanche, il n'est pas rare de voir la femme accomplir
certaines tâches qui ne sont pas très pénibles
»70.
Halla Njokè s'exerce au métier de son
grand-père, le métier du tissage du rotin
généralement pratiqué par les hommes : « Je suis
donc à la meilleure place pour apprendre à tresser du rotin aussi
finement que de la dentelle et pour créer de beaux cadres »
(M.A., 32). Cet enrôlement tous azimuts fait de la femme africaine
la véritable pionnière du développement du continent. Les
femmes traditionnelles et notamment les femmes revendeuses dans les
marchés l'ont compris. La narratrice leur en est très
reconnaissante : « Je pense à ces millions de femmes
laborieuses qui, comme les bayam sélams, font tourner inlassablement la
roue du devenir du continent » (M.A., 411).
De tout temps, la femme est celle sur qui repose
l'économie de l'Afrique. Les femmes de tous les anciens grands royaumes
l'ont démontré. Dans l'empire mandingue par exemple, elles
étaient engagées dans toutes les activités, de
l'agriculture à l'artisanat (industrie de l'époque) en passant
par la pêche et l'orpaillage. Cette dernière activité
était si ardue physiquement qu'elle était presque une
exclusivité masculine. Mais même jusque-là, on y retrouvait
les femmes : « Les mines étaient surtout exploitées par
les hommes. Mais, même-là, ils étaient utilement
secondés par les femmes, qui se chargeaient, une fois les terres
aurifères remontées des puits, de les laver
»71. Et la femme était bien
rémunérée : « Comme rémunération,
elles avaient droits à quelques calebasses
70- Cheikh Anta Diop, L'Unité culturelle de l'Afrique
noire, Op. Cit., p.118.
71- Madina Ly, Op. Cit., pp. 101-121.
de terre qu'elles lavaient pour leur propre compte
»72. Contrairement aux idées
préconçues, la situation marginale dont la femme est victime dans
les structures de production est consécutive à la fracture
colonialiste. Les auteurs de l'article « Mettre les femmes à
leur place » affirment que :
« La peinture zaïroise populaire, qui emprunte
beaucoup de sujets à cette période [coloniale belge], atteste que
la femme fut alors une "exploitée par les exploités", et qu'elle
le demeure de nos jours ; ce dont se fait l'écho la chanson populaire
dont les textes traitent des difficultés quotidiennes de la femme et qui
ne ménagent pas ses critiques envers un système qui,
malgré l'indépendance, continue toujours de la brimer
»73.
Force est de constater que la femme est très active.
Son rayonnement économique l'amène à jouer les premiers
rôles politiques car qui tient l'économie doit être
l'animateur principal de l'arène politique. La société du
texte donne à voir un personnage féminin aux avant-postes
même dans la sphère du politique où tous les coups sont
permis. La lutte anticolonialiste est le lieu de l'affirmation de cet
engagement. A travers les actions de Tante Roz, WerewereLiking relève le
rôle central que la femme a joué dans les mouvements de
libération du continent noir en général, et du Cameroun en
particulier. Elle démontre notamment que Um Nyobe, consacré le
« Mpôdôl », avait fondé son programme politique
sur les femmes. Pour lui, « le patriotisme féminin
[était] le socle de la nouvelle nation » (M.A., 403) :
« Oui. "Les amazones des temps modernes", c'est
ainsi, quand il dut entrer au maquis, il nous parut impossible de ne pas le
suivre, lui servir au moins d'oreilles, de bouche, de troisième oeil et
que sais-je encore, brej de trait d'union avec le monde » (M.A.,
403-404).
La vénération du patriotisme féminin par
le Mpôdôl n'était pas ex-nihilo. Elle naissait du sacrifice
et de l'engagement effectif des femmes traditionnelles
72- Madina Ly, Op. Cit., pp. 101-121.
73 -Michel Akue-Goeh, et al, Op. Cit., pp. 56-64.
dans le combat. Celles-ci avaient abandonné tout ce qui
peut plaire à une femme : mode, mariage, maternité... pour lutter
à ses côtés :
« "Foin de mariages et de ribambelles d'enfants qui
ne feraient qu'ajouter au nombre de moutons dans la bergerie du colon", nous
disions-nous alors. C'est vrai, nous n'étions pas parmi les
premières femmes instruites de l'époque, n'ayant pas eu la chance
d'aller à l'école, mais nous voulions être au moins parmi
les "premières résistantes à mener le combat politique
pour la libération du pays" » (M.A., 403).
Combien sont les Africains et les Camerounais d'aujourd'hui
qui savent que la pièce maîtresse des combats de l'U.P.C. (Union
des Populations du Cameroun) était la femme ? L'histoire écrite
par les hommes et les colons occulte cette information pour nier la valeur de
la femme dans les luttes politiques. Le pouvoir patriarcal les utilise comme
marionnettes ou agents d'animation lors des meetings politiques... On s'accorde
avec Odile Tobner pour déplorer que « l'histoire ment toujours
d'une certaine façon, au moins par omission »74.
Le dynamisme politique du personnage féminin part de
son engagement volontaire. Il est résolu à se donner corps et
âme, utilisant tous les moyens stratégiques comme : «
apprendre les langues, les ruses, la dissimulation et plein d'autres choses
très vite, parce que cela pouvait sauver la vie » (M.A., 404).
Il ravitaille les hommes en armes de combat. Même si celles-ci sont
dérisoires, rien n'y fait, c'est ce que lui offre son environnement :
« Tante Roz s'est déclarée prête à barrer
la route aux blancs, fût-ce avec les dents ! Elle a prêté
aux hommes ton vieux fusil de chasse, mon père » (M.A., 71).
Njokè dont le fusil de chasse est remis aux résistants est le
complice des colons : « Le village de Massébè a
été considéré comme un village allié,
à cause de toi mon père, ami [...] des blancs » (M.A.,
70). Il leur sert d'interprète et d'agent de renseignements. La ruse de
Tante Roz le pousse à se dévoiler :
74- Odile Tobner, Du Racisme français :
quatre siècles de négrophobie, Paris, Les Arènes,
2007, p. 258.
« Elle se met à hurler et à sauter sur
son frère, lui demandant en langue bassè ce qui se passe comme si
elle ne comprenait pas le français, ce qui permet à tous de
suivre les explications de mon père : » des maquisards ont
tiré sur le capitaine Râteau. Ils se trompent s'ils pensent
empêcher le bataillon de pénétrer
l'éléphant-forêt et de se saisir de ce hors-la-loi qui se
prétend Mpôdôl !" » (M.A., 73-74).
En prenant l'arme de son frère pour la remettre aux
résistants, Tante Roz permet de comprendre que l'engagement de la femme
était si fort qu'elle était capable de rompre l'harmonie
familiale pour sauver le pays. Cette attitude traduit le véritable
patriotisme de la femme qui n'est pas fondé sur des replis identitaires
comme c'est le cas actuellement chez les hommes. Lorsqu'il s'agit de
défendre le pays, plus rien ne compte pour le personnage féminin.
Ce personnage se démarque en plus comme le guide de la lutte
anticolonialiste. Il mobilise les troupes et leur donne des ordres :
« Maintenant nous possédons la
combativité et une détermination décuplées, dit
Tante Roz. Ils ne pénétreront pas
l'éléphant-forêt par Massébè. Le sang
versé ici doit les en empêcher. Tous debout ! Debout, tous le sont
restés pendant les années qu'a duré la répression.
Les hommes et femmes valides se sont engouffrés dans le maquis »
(M.A., 77).
La femme est donc la principale meneuse du « maquis
» et elle est un chef de troupes écouté. Dans la
société du texte, le projet des colons est de construire une
route passant par Massébè pour leur permettre d'atteindre
facilement l'éléphant-forêt. La résistance
menée par le personnage féminin a pour but de saper ce projet. Il
s'y emploie en assurant le ravitaillement de ses hommes :
« Tante Roz servait de lien avec les maquisards,
rassemblant la moitié des morues, du chocolat, du sucre et du lait qu'on
nous donnait, pour les déposer dans le maquis. Elle réussissait
toujours à convaincre quelques jeunes militaires de garde, de la laisser
aller chercher les médicaments traditionnels pour son vieux père,
ou des fruits pour les enfants. Ses complices faisaient passer les victuailles
par-dessus les clôtures de campement » (M.A., 78).
La femme prive ainsi ses enfants du manger et utilise sa
malice pour nourrir les combattants de la liberté. Elle est la courroie
de transmission entre ceux qui sont en forêt et ceux qui se trouvent sur
le terrain. Elle assure par-là le rôle d'agent de communication,
très important en temps de guerre.
La troisième ruse de Tante Roz est qu' « elle
avait inféodé complètement le service de ravitaillement et
du rationnement [des colons], en devenant la maîtresse du chef. Elle
récupérait donc tous les restes du restaurant des officiers et
les faisait re-préparer par les femmes avant de les déposer hors
du campement en un lieu où les maquisards les
récupéreraient » (M.A., 78). En tant que guide, le
personnage féminin est l'organisateur des plans de combats. Les hommes
sont-là pour les mettre en pratique. Elle est donc la tête
pensante alors que l'homme est la main qui agit :
« Elle fut la principale organisatrice de la
résistance [...]. Tante Roz estimait que c'était la moindre des
choses. Elle organisait également de petits groupes de sabotage des
engins destinés à ouvrir la route vers
l'éléphant-forêt, les enfants versaient un peu de sauce
dans les huiles de moteurs, un peu de sel dans les carburateurs, par
quantité minimes mais suffisante pour retarder les travaux, sans qu'on
puisse vraiment en déceler les causes » (M.A., 78).
Tout le monde est au service de la femme guide. Même si
les livres d'histoire reconnaissent le rôle déterminant
joué par les femmes dans les combats de libération en Afrique,
ils enseignent également que c'est à cause de leur
traîtrise que les mouvements échouaient. Or La Mémoire
amputée nous montre que le véritable traître c'est
l'homme. C'est Njokè qui pactise avec l'ennemi contre son peuple
quand le personnage féminin se bat pour le défendre. Le
rôle central des femmes dans les luttes remonte très loin
dans l'histoire. Laissons les hauts faits de la pharaonne Hatshepsout et le
rôle prééminent de la mère et de l'épouse
royale dans la gestion du trône. Intéressons-nous aux
périodes relativement proches. Madina affirme que : «
De
tout temps, certaines femmes malinké ont
joué un rôle politique très important dans l'histoire du
Mandé, que ce soit en tant qu'épouses
préférées, mère, soeurs, ou simplement amies du
chef »75. Samory Touré, l'un des grands
résistants à la pénétration française en
Afrique de l'ouest, était très influencé par son
épouse préférée. C'est cette dernière qui
administrait son royaume et organisait la lutte comme Tante Roz :
« Saran Kégui, la
préférée de Samory, a été très
déterminante dans la continuation de la guerre contre les
Français. Quand son fils, Karamoko, au retour de Paris lui
déconseilla la poursuite des combats en donnant comme argument la
supériorité des Français dans tous les domaines, c'est
Saran Kégui qui menacera Samory de l'abandonner s'il suivait le conseil
démoralisateur de son fils. Par contre, elle jouait aussi souvent un
rôle temporisateur en empêchant Samory de faire décapiter
plusieurs de ses victimes »76.
Il convient de retenir que la force féminine est
très active aussi bien dans le domaine économique que
politique.
En somme, le personnage féminin et notamment celui
ancré dans la tradition africaine a droit à tous les rôles
sociaux sans exception. La culture nègre n'est en aucun cas sexiste. Au
contraire, on peut même dire que ce sont les hommes qui sont
lésés car ils ne doivent pas exercer les tâches
réservées aux femmes. La division du travail établie dans
le matriarcat répond au souci de faire correspondre les tâches
avec les capacités naturelles de chaque genre. Il est donc question
d'établir une sorte de justice et d'équilibre propre au maatisme.
Le personnage féminin est sur tous les fronts sociaux. Il est la
mémoire sociale, l'entrepreneur économique et le leader politique
grâce à ses qualités intellectuelles et probablement
à l'onction divine.
75- Madina Ly, Op. Cit., pp. 101-121.
76- Madina Ly, Op. Cit., pp.101-121.
TROISIEME PARTIE : L'ONCTION MYSTICO-RELIGIEUSE.
Le rayonnement moral et le poids social dont jouit le
personnage féminin sont ontologiquement inhérents à
l'onction qu'il a reçue ou qu'il reçoit de l'audelà. Car
en dehors de cette aura divine, aucune possibilité de vie, de
bien-être et de prospérité n'est envisageable, tel que le
soutient Kange Ewane. Pour lui, le socle mystico-religieux d'un peuple est
à la base de sa culture, de son organisation et de son
développement. La métaphore de l'arbre avec ses trois grandes
parties permet à ce chercheur d'illustrer son propos. Les racines,
partie nourricière de l'arbre sans laquelle il meurt, constituent le
socle. Le tronc, relié directement aux racines et aux branchages et
feuillages, se réfère à l'organisation
politico-administrative qui doit être parfaitement connectée au
socle mystico-religieux où il s'abreuve afin de vivre et de pouvoir
alimenter la vie sociale. La troisième partie de l'arbre, les branchages
et le feuillages, symbolise la vie sociale qu'on peut encore appeler
l'organisation du vécu quotidien (enseignement, règles de
politesse ou de morale, pratiques rituelles...).
L'anéantissement du socle mystico-religieux des bantous
consacre « la mort spirituelle et culturelle des Africains
»77. Aucun rayonnement n'est donc possible s'il n'est
enraciné dans la pratique spirituelle originelle du terroir. La force du
personnage féminin traditionnel vient de ce qu'il est en liaison directe
avec les ancêtres africains, tremplin pour atteindre Dieu. Son onction se
manifeste précisément par son charisme d'une part et sa
prêtrise d'autre part.
CHAPITRE V : LE CHARISME NATUREL.
Le personnage féminin est caractérisé par
un pouvoir de domination qui lui permet d'avoir une emprise sur tout ce qui
l'entoure et de maîtriser toutes les situations qui surviennent. Ce
pouvoir se décline en opportunités que lui offre le destin.
V.1- La faveur du destin.
Le destin joue toujours en la faveur du personnage
féminin parce qu'il est un être béni. Sa
bénédiction est double : celle qu'il reçoit de
l'au-delà et celle que lui confèrent ses parents. La
bénédiction de l'au-delà se manifeste par le fait que tous
ceux qui l'approchent, trouvent en lui quelque chose d'original. Tous ceux qui
approchent Halla Njokè lui parlent avec beaucoup de courtoisie et de
révérence malgré qu'elle est encore très jeune.
Même quand elle a posé un acte qui peut paraître
inconvenant, elle est surprise de voir ses pairs garder la même attitude.
Halla s'étonne de voir son oncle paternel, Papa Noël, se comporter
ainsi alors qu'elle démissionne sans préavis de l'école
dont la gestion lui est confiée en toute confiance :
« Je ne comprends pas trop ce que les gens voient en
moi quand ils me parlent ainsi. Mais je voudrais les croire de toutes mes
forces, pour qu'au moins Dieu les entende. Je me mets à genoux devant
lui dans un geste d'humilité et de reconnaissance, le remerciant pour sa
tolérance et sa compréhension paternelle » (M.A.,
346).
Papa Noël permet à Halla de faire
l'expérience d'institutrice et de directrice d'école. Bien
qu'elle soit très jeune, il trouve qu'elle est la seule dotée
d'une bonne moralité quand « une nouvelle maladie, [...]
"raccourcis financiers", gangrène [le] pays et n'épargne personne
» (M.A., 345) :
« J'ai surtout un problème d'éthique et
de confiance aujourd'hui. On trouve difficilement des gens ayant leur propre
idéal ou disposés à partager celui d'autrui. [...] Mais
toi, je peux compter sur toi, tu as ta propre vision du monde et une
éthique personnelle, comme un antidote à notre gangrène.
Je compte sur toi pour continuer cette école après moi et c'est
pourquoi j'accélère tant ta formation, car je ne crois pas que je
tiendrais longtemps » (M.A., 345).
Malheureusement pour cet oncle, sa nièce n'est pas du
genre à rester en place, à s'enfermer dans un bureau. Elle aime
être au contact d'une variété de publics pour prouver son
savoir-être et son savoir-faire. Elle aime créer et une telle
attitude exige beaucoup de liberté que l'école ne saurait lui
accorder tant les exigences du milieu scolaire sont grandes. C'est pourquoi
après sa période de formation, elle décline l'offre :
« Seul me guide le désir de créer,
à mon propre rythme et à ma façon, sans trop
dépendre des contingences de quelque autre nature que ce soit. Je veux
pouvoir travailler nuit et jour, tout le temps qu'il faut pour obtenir un
résultat. Mais dans ce système, je ne pourrais pas changer
grand-chose, je le sais et je refuse de m'engager avec lui, certaine de le
décevoir plus tard » (M.A., 346).
Au contraire, au lieu de la déception, l'oncle
étouffe plutôt de joie et de gratitude pour Halla. Pour lui, elle
confirme tout le bien qu'il pensait d'elle, une fille ayant sa propre vision du
monde et une éthique personnelle. Sa joie est si grande qu'il la
bénit. L'acte de bénédiction de Papa Noël est le
deuxième élément qui témoigne que la femme est
doublement bénie :
« Il crache dans ses deux mains, les frotte
vigoureusement l'une contre l'autre et les pose toutes chaudes sur mon front.
Il prie en silence un bout de temps et me serre un moment dans ses bras avant
de m'aider à me relever. Je suis toute émue. Les
bénédictions d'un père, quel qu'il soit, peuvent toujours
servir dans la vie et sont bonnes à prendre pour des gens comme moi,
exposés à toutes sortes d'impromptus » (M.A., 347).
Cet acte recèle trois enseignements. Le premier est
relatif à l'oncle. Par sa tolérance, sa compréhension et
sa générosité, il invite les chefs d'entreprises, les
chefs de personnels, bref toute personne ayant sous son autorité des
employés, à cultiver ces valeurs. Ils sont nombreux les
employeurs égocentriques qui ne pensent qu'à eux et à
leurs entreprises, empêchant l'employé de jouir de ses droits et
libertés. Pire encore, ils sont nombreux les employeurs qui, au lieu de
bénir un employé démissionnaire qui veut se mettre
à son propre compte, le pourchassent, le raillent quand ils ne
réussissent pas à inventer un motif pour l'emprisonner. Or
l'oncle, malgré qu'il a fondé tous ses espoirs sur Halla, l'a
comprise et lui a ouvert grandement les portes de la gloire :
« Je comprends, ç'aurait été
trop beau pour moi, mais trop limité pour toi ! Toi, tu rêves plus
loin que moi, et c'est normal. Les enfants doivent aller plus loin que les
parents. Tu as beaucoup donné à l'école en si peu de temps
et je sais que tu as encore beaucoup à apporter aux enfants, mais ce
sera plus tard, car tu ne pourras pas t'empêcher de les aimer et de les
servir prioritairement. Ton école à toi sera beaucoup plus
importante que celle-ci, quand ton heure viendra. Tu es vraiment ma fille et je
suis fier de ma première goutte de sang. Va ma fille et que Dieu te
protège » (M.A., 346).
Le deuxième enseignement, lui aussi lié à
l'oncle, est celui de l'amour et de la solidarité africaine. En Afrique,
un enfant est la propriété de tout le monde. L'oncle de Halla
l'estime plus que son père géniteur qui est plutôt
méprisant à son égard. Le troisième enseignement
est lié à Halla. Elle interpelle la jeunesse africaine à
aller vers des horizons professionnels où portent leurs désir et
vocation, et de ne plus embrasser des carrières par pis-aller ou par
suivisme. L'homme réussit mieux dans un métier vers lequel
l'orientent ses talents et ses dons. La société actuelle ne donne
pas beaucoup d'exemples de gens qui ont un idéal personnel de vie. L'on
choisit, dans une démarche moutonnière, telle profession parce
qu'elle rapporte beaucoup d'argent ou parce qu'on imite un proche. Et quand on
n'y récolte pas les bénéfices escomptés, de deux
choses
l'une. Soit on sombre dans l'arnaque, la corruption, le
travail mal fait ; bref un travail qu'on fait sans motivation
intrinsèque est plus ou moins bâclé. Soit on se lance dans
le chantage et le sabotage contre celui qui réussit dans le même
métier : on le soupçonne d'être sorcier
(négativement) ou d'avoir des gris-gris (des objets magiques qui le font
réussir).
Le suivisme est l'une des gangrènes profondes de
l'Afrique actuelle. Accusant maladroitement la pauvreté et la
conjoncture ambiante, les gens font n'importe quoi, « pourvu qu'on vive
», aiment-ils rétorquer. On se demande bien si ceux-là
vivent ou s'ils vivotent, parce qu'ils sont sans cesse en train de se plaindre.
Cette attitude qui trahit le défaitisme est tout simplement due à
l'absence de confiance en soi et en la Transcendance. Et par conséquent,
elle trahit la fragilité spirituelle des défaitistes. La mort
spirituelle et culturelle des Africains serait à l'origine de ce
tâtonnement, ce vacillement permanent. Ils ne sont plus que des coques
vides, des marionnettes que le vent entraîne par-ci, parlà. Le
personnage féminin, notamment celui enraciné dans la culture
africaine, se refuse d'être de ce genre. Il est d'ailleurs averti, en
tant qu'être béni, que « son temps va
s'accélérer » (M.A., 12).
Cet avertissement, repris maintes fois à l'intention du
personnage principal sur qui des exploits et espoirs sont fondés, est
une indication de la bénédiction de celui-ci. Cette phrase,
à grande charge spirituelle, annonce des temps nouveaux pour l'Afrique
pressentie par nombre d'Esprits Illuminés comme le continent phare de ce
troisième millénaire. Elle signale donc que les temps à
venir sont chargés de grands progrès qui seront impulsés
et contrôlés prioritairement par la femme. Il lui faut pour cela
être bien préparée en prenant résolument conscience
du rôle qu'elle a à jouer et en s'abreuvant à toutes les
sources de savoir : occidentale, orientale mais particulièrement
africaine. Pour contrôler le monde, comme ce fut le cas à
l'époque de l'Egypte pharaonique, l'Africain, notamment la femme, a
besoin d'être profondément ancré dans ses racines
culturelles et de maîtriser aussi ses différentes variantes
adoptées par les
autres peuples. En tant que le berceau de l'humanité,
l'Afrique a été la source d'inspiration pour tous les autres
peuples. Nous rejoignons Michelle Mielly dans le décryptage de ce bout
de phrase :
« On ne peut comprendre l'oeuvre littéraire de
Werewere-Liking sans prendre en compte sa charge spirituelle. Lorsqu'on avertit
Halla Njokè à maintes reprises que "son temps va
s'accélérer", c'est un présage de la venue d'une
période particulièrement chargée en termes
d'évolution et d'acquisition de savoir. Puisque cette
accélération est porteuse de forces créatrices, son
arrivée signale la naissance d'une nouvelle époque vitale »
(M.A., 12).
Le personnage féminin est un être aux
côtés de qui on est tout aise. Son aura se répand et permet
à tous ceux qui sont dans son voisinage d'en profiter. Il permet par
exemple de trouver du travail pour les chômeurs. Grâce aux faveurs
de Halla Njokè, son père a pu être recruté comme
maintenancier des machines agricoles de leur région. Njokè s'est
servi de sa fille pour obtenir cet emploi du Sous-préfet :
« Un soir où il avait apparemment bien bu, mon
père m'a tirée comme un pantin pendant que je débarrassai
la table, et m'as poussée contre le Sous-préfet en lui disant :
tu connais ma petite mère ? Non, je ne te l'ai pas bien
présentée ? Eh bien, regarde-là bien, c'est un
génie. Elle a fait toute l'école primaire en trois ans seulement,
ce qui lui a permis de me consacrer les trois années ainsi
économisées. Maintenant, j'aimerais bien la mettre au
Collège comme je le lui ai promis, mais je n'ai pas de travail.
J'aimerais trouver quelque chose d'intéressant, soit dans la
mécanique, soit dans l'agriculture moderne. Tu dois bien avoir quelque
chose pour moi, non ? » (M.A., 160).
Le Sous-préfet se précipite et répond par
l'affirmative : « Bien sûr mon cher. Il suffisait de demander.
J'ai quelque chose qui te conviendra parfaitement » (M.A., 160). Les
modalités de l'emploi et les avantages y afférents sont ainsi
décrits :
« Devenu `'un ami de la famille'', d'après sa
propre expression, le Souspréfet s'empresse de trouver pour mon
père, au chef-lieu du département, un stage de formation en
entretien des plantations industrielles et de leurs matériels. En plus
d'une bonne bourse qu'il recevra pour cela, au bout de trois mois, mon
père deviendra responsable de la maintenance des machines agricoles pour
toute la région. Il est si heureux de prendre le large et de se sentir
de nouveau indépendant » (M.A., 160).
Les faveurs de Mam Naja auraient aussi aidé
Njokè puisqu'elle est la concubine du Sous-préfet. C'est en
partie grâce à elle que son mari trouve un emploi. Des cas de ce
genre sont légion dans la société. Beaucoup d'hommes sont
hébergés et nourris, ou alors, trouvent un emploi grâce aux
concubins de leurs épouses soit qu'ils ignorent, soit qu'ils feignent
d'ignorer de peur que la source qui les approvisionne tarisse. Le
matérialisme rend bien des personnes indignes. La narratrice
soupçonne Njokè d'être au courant de ce qui se trame dans
son dos et qu'il refuse de le manifester : « Il ne cherche même
pas à voir ce qui se trame dans son foyer, ou bien choisit-il de ne pas
voir » (M.A., 160),
Dieu exauce toujours les prières de la femme. Au cours
des différentes fugues de Halla, elle a rencontré un transporteur
à qui elle a demandé une faveur, celle de la transporter de
Tchékos à Mfoundi. Ce chauffeur cède et précise :
« à condition que tu acceptes de me payer par deux nuits
d'amour » (M.A., 294). Halla qui n'a pas d'autre choix, donne son
accord à la proposition mais mijote une ruse : « deux seulement
? Une semaine si tu veux » (M.A., 294). Pendant le voyage, elle
réfléchit pour trouver la stratégie à adopter
à la destination afin de se sauver. Ne trouvant aucune par
elle-même, elle s'en remet à Dieu à travers des
prières et du coup, elle a une réponse :
« Il ne me restait plus qu'à adresser des
prières pressantes à Jéhovah, à Jésus et
aussi aux ancêtres, pour les supplier tous de me sauver de ce nouveau
guêpier. Il m'a alors semblé les entendre tous me répondre
à l'unisson: `'Ta fuite n'est pas encore finie. Tu devras te sauver
encore et encore, jusqu'à ce que tu trouves un espace vital supportable
et acceptable par ton corps et ton esprit en même temps'' »
(M.A., 297).
Comme solution au problème de la narratrice, Dieu
conseille encore la fuite. Halla est en pleine fugue. Fuyant le domicile
familial de sa mère dont le mari l'a terrorisée, elle quitte le
Wouri, lieu où ceux-ci résident, pour une destination inconnue.
Elle se rend à la gare ferroviaire alors qu'elle n'a pas le
nécessaire pour se procurer un billet de voyage mais elle a juste de
quoi payer un ticket de quai. Mais le courage et la bénédiction
sont avec elle : « Je me rends au guichet et je dépose mes dix
francs devant le commis, sans rien dire. Dans le même silence, il
dépose le ticket de quai. Quand j'arrive enfin sur le quai, un train est
en train de démarrer. Je monte de justesse, sans savoir la destination
» (M.A., 272). A l'intérieur de ce train, alors qu'elle
s'échappe d'un contrôleur, elle est sauvée par un
« grand jeune homme » (M.A., 275) du nom de Bayard qui la
prend rapidement dans ses bras comme s'il connaissait son intention :
« Je suis rapidement arrachée de mon doux
rêve de bâtisseuses d'économies par la vue du
contrôleur du train qui avance lourdement. [...] Mon coeur bat du tambour
d'eau tant je déploie le maximum d'efforts pour rendre ma fuite
imperceptible ; je commence à manquer de souffre brusquement et je me
retrouve assise sur les genoux d'un jeune homme avec une chemise bardée
de boutons aussi gros que des médailles » (M.A., 274).
Chaque fois que la femme est dans une situation inconfortable,
une solution se présente. Cette fois-ci le sauveur est Bayard,
« élève en classe de quatrième au Collège
Saker. Je vais en congé de Pâques dans ma famille. Je suis un
prince et je suis yéyé78 ! » (M.A., 277),
tel qu'il se présente. Bayard ne sauve pas Halla seulement de la vue du
contrôleur. Il lui permet d'avoir une destination, Mfoundi, chez sa soeur
où il l'héberge pendant cinq jours avant de l'emmener à
Tchékos, le village natal où il est prince : « Nous
restons cinq jours dans la maison de la soeur » (M.A., 277). En plus,
le jeune collégien lui permet
78 - Un « yéyé » dans le
récit est un être qui aime la mode, le luxe et la vie de
débauche.
d'éviter d'être prise par la police qui a
lancé un mandat de recherche contre elle sur la demande de ses parents
:
« Le quatrième jour se précipite. En
début de soirée, Bayard arrive comme un boulet, tout
essoufflé, et me dit que ma photo est affichée à la
mairie, et que mes parents ont lancé un mandat d'arrêt contre moi.
Il faut absolument que nous quittions la ville avant que quelqu'un ne me
reconnaisse et ne me fasse arrêter. [...] Aux aurores du cinquième
jour, il rentre et me trouve en train de guetter son retour par le trou de la
serrure. On s'en va. Je vais t'emmener chez ma mère à
Tchékos. Personne n'ira te chercher là-bas. Et quand tous seront
fatigués de te chercher et qu'ils enlèveront la photo, tu
reviendras et essayeras de trouver du travail » (M.A., 279).
Le succès qui accompagne le personnage féminin est
certainement lié à son magnétisme.
V.2- Le magnétisme irrésistible.
L'attraction féminine se décline en deux points
: d'abord l'hommage rendu au personnage féminin, ce qui témoigne
l'admiration éprouvée pour lui ; ensuite son charme physique et
spirituel. La Mémoire amputée est le prétexte
choisi par Werewere-Liking pour saluer la mémoire de toutes les femmes
africaines en général et les femmes dynamiques en particulier,
leur rendant ainsi un vibrant hommage. Michelle Mielly fait de cette
idée le point d'ancrage de l'oeuvre :
« Liking [...] fait de son expérience
personnelle un amalgame de celles de nombreuses femmes avec la
grand-mère Madja, tout comme Madjo dans L'Amour-Cent vies, le
point de repère principal. Madja est la figure de proue de cette
généalogie de femmes battantes auxquelles l'auteur rend hommage
» (M.A., 13).
notamment à la première section intitulée
« Temps O », l'auteur plante le décor en
présentant sommairement Halla, les motivations qui l'ont conduite
à la réalisation de ce projet et surtout les enjeux. Parmi ces
enjeux, il se dessine en bonne place l'hommage rendu aux personnages
féminins qui ont accompagné l'existence de l'écrivain
depuis son enfance :
« Du fond et tout au long de ma plus petite enfance,
images de femmes aimées ou rejetées, méprisées ou
affrontées, mais toujours indissociablement plantées sur le bord
de ma destinée, comme des panneaux routiers, des signaux lumineux que
nul conducteur ne saurait impunément ignorer sans exposer dangereusement
sa propre vie. Alors, je pris la résolution d'écrire au
gré de ma mémoire, sans lui imposer un ordre ou une
préséance, et encore moins, un rythme extérieur »
(M.A., 22).
Ces mots constituent les dernières phrases du Temps O.
Ils annoncent clairement les couleurs et avisent le lecteur sur les enjeux. Le
dénouement de l'intrigue se fait à la section « 48
» par une sorte de bilan. La narratrice revisite quelques personnages
actifs qui lui ont été très proches et salue leur
mémoire. Que ce soit ceux qui sont restés en vie ou ceux qui ont
connu le trépas. Mais elle insiste davantage sur les personnages
féminins. C'est comme si, ayant fait parler les mémoires des
femmes, ayant ôté le voile sur leur silence, elle pense avoir
accompli sa mission. Et qu'à l'heure de la traversée du «
Grand Fleuve »79, elle s'en irait en toute
quiétude, fière d'avoir arpenté sa trajectoire de bout en
bout. Surtout, Halla termine son discours en invitant les Africains à
célébrer la femme afin que le continent noir connaisse un avenir
glorieux :
« Qu'au coeur de ma terre embrasée par la
guerre fratricide des pauvres, je vous nomme encore et encore ô vous tous
si près de mon coeur, que je vous chante une dernière fois, en
souvenir de mes mères Naja et de mes Tantes Roz
Avant que ne s'endorme ma voix
79 - Joseph Ngoué, Op. Cit., p. 25.
Pourquoi manquerais-je de sérénité
?
[...]
Je crains un plus grand écrasement des femmes mes
filles, si toutes les tantes Roz venaient complètement à
disparaître, avec nos mémoires amputées, trouées...
Une sorte de retour à la traite cache malicieusement son museau
derrière des mots qui ne veulent plus dire la même chose.
Souvenez-vous, sinon de vos mères, au moins de vos tantes qui ont pu
tuer le mal par le silence, et que vogue le futur » (M.A.,
412-414)
Liking termine son récit sur une note d'espoir, celle
de voir l'Afrique sortir de sa situation de marasme actuelle. Laquelle
situation est fortement dénoncée tout au long du récit
comme dans ce discours de fin. C'est ce qui justifie la tonalité
ambivalente qui se dégage ici. La peur et la mélancolie
(« je crains ») côtoient l'espoir et la joie
(« que vogue le futur »).
Pendant que la femme est honorée, l'homme ne l'est pas.
Au contraire, la narratrice trouve en lui le germe du mal-être de
l'Afrique. Il est responsable de toutes les vicissitudes des Africains et plus
particulièrement des guerres fratricides incitées ça et
là pour préserver des pouvoirs factices, des pouvoirs
contre-pouvoir. Halla s'en offusque vivement. C'est pourquoi elle craint que
les femmes qui sont porteuses d'espoir en soient de plus en plus victimes et
elle en appelle donc à la clémence et à l'humanisme de ces
hommes. Qu'ils deviennent humains au moins au nom de leurs mères et
tantes à défaut de l'être pour leurs épouses et
soeurs :
« Hélas, j'entends un requiem lourd et
traînant sur les pas de mes hommes déshumanisés qui
s'entredéchirent pour des bribes d'apparences d'un pouvoir sans
conscience divine, un pouvoir pire que celui de la jungle, un pouvoir qui
dévore sans devoir de perpétuer la vie, qui tue pour tuer, sur
commande, un pouvoir de robot » (M.A., 414).
En dénonçant le sadisme des hommes au
dénouement du récit, WerewereLiking confirme
définitivement que l'homme est foncièrement méchant et que
c'est cette idée qui doit être retenue de lui. En revanche, elle
consacre, par le jeu
de l'ironie, l'honneur qui est dédié aux femmes
et qui doit continuer de l'être. Surtout qu'elles captivent aussi par
leur charme. Le personnage féminin exerce une attraction tant sur les
êtres humains que sur les génies. Chaque fois que Halla
Njokè se retrouve dans la forêt, Yèrè apparaît
sous l'apparence humaine. Yèrè est le génie de la
forêt qui pousse « sous l'arbre fantôme » (M.A.,
158). Cette présentation est faite dans la chanson qui le
célèbre :
« `'Yèrè Mbèi Ngock a poussé
sous l'arbre fantôme Tel un champignon, Yèrè fils de la
pierre Albinos Yèrè vivra comme l'écureuil de
l'ancêtre Sénd Biok Grimpant et sautillant le long des
branchages
Sans construire un nid sans creuser des terriers
Yèrè n'est qu'un passant égaré sur terre
Si tu cherches Yèrè fils de la pierre Albinos
Cherche le sous l'arbre fantôme
Où poussent les champignons des retrouvailles de
génies `' » (M.A., 158- 159).
Dès que ce génie flaire la présence de la
narratrice dans la forêt, il arrive instantanément comme mu par
une force attractive. Les rencontres se passent quand Halla vit encore chez son
père où Mam Naja, sa marâtre, lui abandonne toutes les
tâches domestiques. Le lieu privilégié pour son
assoupissement est la forêt qui est non loin de leur case et où
elle va régulièrement, prenant avec elle son bébé,
une fois que ses parents sont sortis :
« Je ne voulais plus rester là, seule à
tenir un foyer auquel les fondateurs eux-mêmes ne croyaient pas. [...]
Alors, brusquement, je me suis mise à emprunter le chemin du fleuve
dès que mes parents tournaient le dos. Je confiais les deux petits
frères à la vieille Rébecca. Mon bébé au
dos, je partais m'asseoir sur le vieux tronc d'arbre de la crique aux
tambourineuses. Yèrè, que je nommais désormais mon bissima
et qui m'appelait son génie des eaux, ne tardait pas à me
rejoindre. On aurait dit qu'il sentait ma présence dans ce lieu,
où qu'il se trouve dans le village, car je n'attendais jamais plus d'un
quart d'heure sans qu'il arrive en courant » (M.A., 156).
Alors que le génie devrait agir sur Halla parce qu'il a
des pouvoirs surpassant ceux des humains, il se retrouve agi. Il se
dépêche pour aller à sa rencontre comme s'il devrait
être châtié au cas où il arrivait en retard.
Yèrè courtise même Halla dans le dessein de faire d'elle
son épouse. Il ne se contente pas de la fréquenter simplement
:
« Il voulait savoir si je l'attendrais. On se
marierait [...]. Il prenait mon regard en captivité. On se regardait
pendant des moments incroyablement longs. Il prenait ma main et la serrait
longuement, progressivement, jusqu'à ce que je lui dise qu'il me faisait
mal. Alors il me relâchait en riant. Donc je ne rêve pas, [dit le
génie], tu es vraiment humaine et tu es là tout près de
moi. Je suis si heureux que je crains de n'avoir plus rien d'autre à
découvrir sur cette terre » (M.A., 157).
Mais Yèrè apporte aussi beaucoup au personnage
féminin dont il tire profit. Il initie Halla à la
phytothérapie et l'abreuve des connaissances historiques, cosmogoniques
et ésotériques :
« C'est lui qui le premier a attiré mon
attention sur les différences entre ce qu'il appelait les connaissances
des blancs et le savoir de nos ancêtres. Il établissait des
comparaisons qui me laissaient bouche bée. [...] Il me racontait des
histoires anciennes, des mythes, me chantait des épopées comme
celles que chantaient les grands aèdes dans la cour de Grand Pa Helly
» (M.A., 157).
En dehors de Yèrè, un autre génie vient
à la rencontre de Halla. Il s'agit d'un poisson mystique. Mais cette
fois-ci, il la trouve en compagnie d'un autre génie. Et cela nous fait
penser à un adage : « Qui se ressemble s'assemble ».
Un génie ne peut être attiré que par un autre
génie. Si Yèrè est attirée par la femme, c'est
parce que, à défaut d'être elle-même un génie,
elle possède au moins des pouvoirs surnaturels. Le poisson dont le
pouvoir mystique semble bien supérieur à celui de
Yèrè n'est venu à Halla que quand elle est en compagnie
d'un autre génie et qu'elle a même déjà reçu
d'autres pouvoirs apportés par ce dernier. Le
génie-poisson apporte, lui aussi, un enseignement et
non des moindres. Il enseigne en parabole le mythe du premier monde qui a
été englouti par les eaux et que Platon nomme l'Atlantide. Ce
mythe est l'histoire cosmogonique de l'Egypte pharaonique et par
conséquent de la terre africaine ou même de ce monde dans lequel
nous vivons actuellement, s'il est acquis que l'Afrique est le berceau de
l'humanité :
« Un poisson qui imprimait des mots dans nos
têtes sans cependant émettre des sons. Nous nous étions
regardés pour vérifier si chacun entendait bien cette parole
muette. Le poisson racontait une histoire à propos d'une terre d'union
qui s'appelait Atna ou Atlana » (M.A., 157).
L'appellation « Atlantide » est le synonyme de
« Atlana » ou « Atna » selon certains historiens et
égyptologues. Mais le monde englouti par les eaux, suite au «
Grand Cataclysme »80 que la terre a connu en 9792 avant
notre ère, a pour dénomination originelle «
Ahâ-Men-Ptah »81 qui signifie « Le premier
coeur de Ptah »82, Ptah étant Dieu. L'histoire du
Grand cataclysme d'où transparaît cette appellation est parvenue
à l'humanité grâce au travail des « Grands
Prêtres rescapés »83. Ils avaient pour devoir
de la graver sur des pierres pour qu'à jamais les Africains en
particulier et les hommes en général sachent d'où ils sont
venus :
« Les Grands Prêtres entreprirent de conter
leur odyssée en la gravant sur la pierre impérissable. Avant de
parvenir sur cette terre devenue l'Egypte, et durant un long et terrible exode,
ces religieux avaient guidé les survivants vers la terre promise, sans
aucune hésitation possible, vers celle qui deviendrait leur
"deuxième coeur" [...]. Il fut demandé un autre effort prodigieux
afin d'ériger à nouveau, sur ce site, ce qui deviendrait le
complexe des "Combinaisons-Mathématiques-Divines" et des Annales
originelles du "Coeur-Aîné" : Ahâ-Men-Ptah, l'Amenta, surnom
phonétisé
80- Albert Slosman, Et Dieu ressuscitera à
Dendérah, Paris, Robert Laffont, 1980, p. 10.
81- Albert Slosman, Ibid, p. 10.
82- Albert Slosman, Ibid, p. 10.
83- Albert Slosman, Ibid., p.10
de ce qui était depuis si longtemps le Royaume des
Ancêtres du Continent perdu »84.
Le récit de l'odyssée d'Ahâ-Men-Ptah pour
la « Terre Promise »85, l'Egypte, renseigne sur
l'origine des Africains et de la grande et puissante civilisation pharaonique.
Au centre de cette genèse se trouve Dieu qui avait décidé
de détruire son « premier coeur » à cause de
l'impiété de la plupart de ses populations. L'indignation du
Pontife Khanepou quand il apprit la nouvelle du roi Khoufou le démontre
: « Quelle faute avons-nous commise pour que Dieu permettent pareil
sacrilège ? En quoi sommes-nous responsables de la prise du sceptre par
les adorateurs impies du soleil ? Devons-nous être punis à cause
d'eux ? »86.
La femme se trouve aussi au centre de cette genèse.
Nout que Dieu avait baptisée la « mère divine
»87 avait été choisie pour porter en son
sein le Rédempteur Osiris qui devait sauver ceux qui pouvaient
l'être et les conduire à « Ath-kâ-Ptah
88», le « Deuxième-coeur-de-Dieu
»89, la Terre Promise, l'Egypte. L'Egypte est donc le lieu
où tous les rescapés devaient se retrouver pour bâtir un
nouvel empire plus fort et plus puissant que le précédent :
« Le lieu tant attendu et enfin trouvé, fut
appelé Ta Mérit en un premier temps : `'Lieu aimé'',
appellation qui lui fut conservée jusqu'à ce que le premier roi
de la première dynastie unifie le territoire entier en un
"deuxième-coeur-de-Dieu" : Ath-Kâ-Ptah, nom qui fut
décidé de lui donner des millénaires avant leur
arrivée par les survivants d'Ahâ-MenPtah, les rescapés de
l'Atlantide, lorsqu'ils promirent de sceller ainsi la seconde alliance avec
Ptah. Ce fut d'ailleurs ce nom d'Ath-Kâ-Ptah que les Grecs
phonétisèrent en Ae-Guy-Ptos, dénomination reprise en
français par Egypte »90.
84- Albert Slosman, Ibid, pp. 101.
85- Albert Slosman, Ibid, p. 10.
86- Albert Slosman, Ibid, p. 177.
87- Albert Slosman, Ibid, p. 182.
88- Albert Slosman, Ibid, p. 182.
89- Albert Slosman, Ibid, p. 182.
90- Albert Slosman, Ibid, pp. 11-12.
L'Egypte a été donc pour les rescapés, la
nouvelle terre d'union. Werewere-Liking a raison de s'interroger sur la
signification ambivalente de Atlana et de Atna, deux appellations pour un
même espace :
« Ce ne peut être que l'un ou l'autre mais pas
ces deux noms à la fois, répond mon bissima. Puisque l'un des
deux est le contraire de l'autre. Atna comme union et Atlana comme
découdre, désunir. Un seul pays ne peut pas porter les deux noms
en même temps » (M.A., 157).
En réalité, Ahâ-Men-Ptah assume les deux
sens : elle a été la terre oütoute
l'humanité vivait avant le Grand Cataclysme. En même temps, elle a
été le lieu de la désunion, des clivages avec deux formes
de croyances : le culte de Ptah et le culte du soleil. C'est d'ailleurs cette
désunion qui est à l'origine de l'engloutissement. Mais on peut
aussi interpréter cette ambivalence comme une sorte d'androgynie qui
caractérisait déjà la terre primordiale et dont
l'influence se répercute sur le monde actuel. Aucune
société ne saurait avoir un seul type d'êtres humains
présentant unanimement un même caractère.
Le drame d'Ahâ-Men-Ptah est lié au fait que l'un
des caractères et malheureusement le mauvais, l'emportait sur l'autre.
Or dans l'ordre des choses, c'est le bien qui doit intégrer le mal pour
que l'androgynie soit parfaite. Ceci est l'enseignement que véhicule la
narratrice à travers l'évocation de l'histoire d'Atlana. Le
génie poisson le confirme lorsque, dans son discours, il démontre
l'indissociabilité des deux principes. Il avoue même que sa
mission dans l'intrigue est de l'enseigner. Il réagit aux propos de
Yèrè qui s'indigne :
« Si tu veux, réplique le poisson, pas en
même temps, mais alternativement.
"Atna le soir, quand il faut tout fusionner
Atlana le matin quand il faut dissocier.
Désigner chaque chose, nommer chaque être
différemment
Mais soir et matin ne sont-ils pas du même
temps
Ce temps où l'on a abusé de sa part de savoir
et de pouvoir
Ou bien ce temps où l'on a partagé avec les
autres.
On appelle Atna ou Atlana, selon soi-même Dans le
même temps.
C'est ce que je suis venu vous dire" » (M.A.,
158).
Le choix de la femme en tant qu'être à qui cet
enseignement est confié est fort significatif. Elle possède des
dons qui lui permettent de saisir la portée de ce message. En plus, elle
est l'être par qui le bien ou le mal de l'humanité peut survenir.
Il est donc important qu'elle soit incitée à s'élever
à l'androgynie afin de comprendre les ambivalences humaines, de mieux
les gérer pour que le monde parvienne à la
félicité. Le monde doit fonctionner comme une balance en
équilibre dont l'un des plateaux porte le mal et l'autre le bien.
Voilà l'enseignement fondamental que le personnage féminin doit
intégrer pour que réussisse sa mission d'éveil de
l'Afrique et de l'humanité tout entière.
Une fois que ce message a été transmis comme par
initiation, les deux génies estiment leurs missions terminées.
Ayant remis à leur « soldat » l'arme qu'il lui faut, ils
estiment le combat déjà réussi. La «
traînée lumineuse » (M.A., 158) qui suit le
génie-poisson lorsqu'il s'en va et la joie qui parcourt
Yèrè au moment de s'en aller, en témoignent :
« Le poisson nous arrache la ligne de pêche que
nous tenions ensemble et traverse le fleuve comme une étoile filante.
Notre ligne de pêche dessine son parcours comme une traînée
lumineuse. Nous regardons avec ravissement et subitement, mon bissima
m'embrasse sur la bouche et dit : je suis heureux, si heureux ! Allons, viens,
j'ai fini » (M.A., 158).
« Mission terminée »91
dirait Mongo Béti. La femme est désormais affûtée
pour son ministère. L'apport des deux génies indique qu'au
charisme naturel de la femme, s'ajoutent d'autres forces
ésotériques qui font d'elle une grande prêtresse.
91- Titre d'un roman publié par Mongo
Béti en 1957.
CHAPITRE VI : LE GRAND PRETRE.
Outre la faveur que lui accorde le destin d'une part et son
magnétisme irrésistible d'autre part, l'onction divine se
manifeste chez le personnage féminin par son élévation
spirituelle et son pouvoir messianique.
VI.1- L'élévation spirituelle.
Deux signes indiquent que le personnage féminin est
spirituellement élevé : sa capacité à se gouverner
et sa capacité à décrypter les mystères. Une marque
de l'élévation spirituelle du personnage féminin est sa
capacité à se taire et à contenir ses instincts sexuels.
Garder le silence n'est pas la chose la plus facile à faire quand on
sait que les hommes, d'une manière générale, sont prompts
à la loquacité. Ils aiment raconter leurs expériences,
exprimer leurs points de vue, dire leurs joies et leurs peines, et même
se plaindre. La particularité du personnage féminin dans La
Mémoire amputée, et notamment celui inscrit dans la
tradition africaine, est sa propension au silence. D'ailleurs, l'exergue qui
résume l'Avant-propos de Michelle Mielly est une pensée de Sony
Labou Tansi qui rend hommage au silence : « J'écris parce que
je suis six cents ans de silence » (M.A., 7).
Garder le silence pendant si longtemps face aux violences et
injustices sociales dont on est victime est un témoignage de la
capacité à se gouverner, à contrôler son
inconscient. C'est une preuve de l'enracinement en soi du pouvoir de la
volonté : on ne fait que ce qu'on veut, et quand on veut, on n'est pas
sujet à l'entraînement des circonstances. C'est donc une attitude
hautement initiatique qui n'est pas l'apanage du commun des mortels, prompt
à crier quand il a mal. L'initié ne dévoile pas
spontanément ses états d'âme. Il vit dans une sorte
d'emmurement d'où seule sa volonté le sort. Le silence est une
marque de l'affermissement de la spiritualité. C'est un signe distinctif
du Lôs, de la surpuissance. Or tous les personnages masculins
présentés dans l'intrigue
comme des Lôs ne possèdent pas cette vertu ; ce
qui remet en question leur statut. Un grand initié ne saurait être
loquace et bavard.
Le rituel osirien prouve que l'une des finalités de
l'initiation est la culture du silence : apprendre à se taire. Se taire
dans le domaine initiatique ne signifie pas forcément ne pas parler. Il
invite à un travail de soi sur soi, un travail de maîtrise et de
contrôle de ses émotions. Il s'agit de taire les émotions
qui excitent la pensée. Si la pensée est agitée, la parole
suivra puisque les deux entretiennent une relation de cause à effet.
Garder le silence c'est alors créer le vide dans sa mémoire pour
la laisser se pénétrer des enseignements de la nature, pour lui
permettre de comprendre et non de s'émouvoir. Se taire c'est parler
quand on a choisi de le faire et utilement.
C'est ce que Werewere-Liking fait en écrivant ce roman
qu'elle considère comme une oeuvre de maturité. Pendant
longtemps, elle est restée en hibernation, gardant le silence, pour lire
et comprendre la société, la femme africaine. Durant une bonne
dizaine d'années environ, de 1996 à 2004, elle a consigné
par écrit les résultats de sa riche expérience
ruminée en silence. En tant que grande initiée, Liking a suivi
les étapes qui conduisent à la parole : observer, comprendre,
parler. Ses personnages féminins suivent le même parcours et se
démarquent comme de véritables avatars, de véritables
Lôs, tel que l'affirme Mielly :
« C'est la reconnaissance mutuelle de leurs
destinées communes d'"avatars féminins" des Lôs qui
révèlera les liens inextricables entre Tantie Roz et Halla. Mais
la découverte de ces liens éveille simultanément une
étendue immense de silence : il aurait fallu étouffer violence et
méfaits, amours et déceptions dans un mutisme solitaire
jusqu'à cette scène crépusculaire sous l'arbre où
Roz dévoile leurs innombrables liaisons communes. Le silence est moteur
créateur du Lôs féminin, et prend, chez les
héroïnes de ce roman, une qualité autant morale que pratique
» (M.A., 8).
La continence sexuelle s'illustre comme un autre indice
d'élévation spirituelle. Une fois de plus, seuls les personnages
féminins, et notamment Tantie Roz, font preuve de cette ascèse.
Aucun personnage masculin n'est présenté comme célibataire
ou sans enfant. Pourtant, en plus de Tantie Roz, Dora sa camarade n'a pas
d'enfant. Cette situation est très incompréhensible pour la
narratrice qui ne parvient pas à cerner comment une femme peut vivre
seule, sans compagnon, dans un environnement où chaque femme fait les
frais de nombreux courtisans qui l'approchent au quotidien. Halla qui s'emploie
résolument, mais sans succès, à arracher quelques paroles
à Tantie Roz sur sa vie, exprime son indignation :
« Mais surtout, acceptera-t-elle de me parler de son
rapport avec les hommes ? Je l'ai toujours connue seule, sans homme dans sa
vie. Comment en vient-on là avec tous les hommes qu'elle n'a pourtant
pas dû manquer de rencontrer ? » (M.A., 316).
S'interroger sur le célibat de sa tante c'est
enquêter sur les forces déployées pour dominer ses
instincts sexuels. Les instincts sexuels sont des pulsions les plus
irrésistibles que vivent les hommes. Seuls les initiés d'un haut
rang sont capables de les contenir. Le rituel osirien n'interdit pas l'acte
sexuel mais le recommande au couple seulement au cas où il est dans le
besoin de procréer.
L'histoire du couple divin africain le plus amoureux, symbole
du mariage parfait, ne fait en aucun cas mention des rapports sexuels qu'Osiris
et Isis auraient connus du vivant d'Osiris dans ce monde. Isis n'a
été fécondée qu'après la mort de son
époux dans le but d'avoir un enfant qui devait succéder à
son père au trône. L'acte de fécondation fait partie du
rituel institué par Isis : « "Osiris, murmurait-elle, vois, ta
soeur Isis est venue, ton épouse, s'ouvrant à ton amour. Place-la
sur ton phallus afin que ce qui sortira de ta descendance soit en
elle" »92. L'abstinence sexuelle et
surtout l'interdiction de l'infidélité semblaient être une
règle au point où la grossesse d'Isis avait soulevé un
tollé général tant chez les humains que chez les dieux.
Nul ne comprenait d'où était venue la grossesse alors qu'Osiris
était mort. Même Isis a dû prendre peur avant de se raviser
:
« Les retrouvailles entre Isis et Osiris, l'union qui
en résulta, la semence que ce dernier, qui était mort,
déposa en celle qui l'avait ranimé firent trembler la terre et le
ciel. La foudre fouetta la nuit, les dieux eux-mêmes prirent peur. Isis,
esseulée, se cacha, mais elle exultait : l'enfant qu'elle portait en son
sein, celui de son frère Osiris, règnerait à son tour sur
ce pays qui devait tant à ce grand dieu si injustement assassiné.
Par elle, femme isolée et abandonnée de tous, ce fils vengerait
la mort de son père »93.
Il peut sembler contradictoire que le roman
célèbre la procréation et en même temps la
continence sexuelle dans la mesure où Halla pâme d'admiration pour
sa tante esseulée. Il ne s'agit pas d'une contradiction, mais d'une
complémentarité de nature androgyne. Les deux types de
personnages doivent se côtoyer pour réaliser l'équilibre du
monde. Mais tout compte fait, la narratrice encourage la continence quand
l'exigent les besoins de la cause. Ayant déjà subi la
neuvième initiation alors qu'elle n'avait pas encore d'enfant, Tantie
Roz ne pouvait plus procréer. Au lieu de s'engager dans le vagabondage
sexuel pour de simples plaisirs, elle a choisi de rester fidèle au
serment initiatique. Elle n'a pas joué les parjures. En cela, elle
montre qu'elle est une vraie initiée. Le silence et la continence
sexuelle sont recommandés parce qu'ils assurent un développement
ascétique qui permet de percer les mystères.
Le mystère dont les arcanes sont
pénétrés dans l'univers romanesque est la mort. Elle est
décryptée à travers deux actions qui sont des rituels : la
cérémonie d'accompagnement du défunt d'une part et son
autopsie d'autre part.
92- Nadine Guilhou, et Janice Peyré, Op. Cit., p. 86.
93- Nadine Guilhou, et Janice Peyré, Op. Cit., p. 87.
Ces rituels sont d'une haute portée initiatique dans la
mesure où ils sont pratiqués par des initiés de hauts
rangs dotés d'une grande élévation spirituelle. C'est
Tantie Roz qui s'en charge dans le récit. Elle pratique une
cérémonie d'accompagnement pour la mère de Halla
lorsqu'elle décède. Ce rituel est ce qu'on a appelé en
Egypte antique la momification c'est-à-dire le fait de redonner vie
à un corps, à un défunt ; le fait de le diviniser :
« Avant de reposer dans le tombeau, d'entreprendre ce
voyage périlleux, le corps aura été momifié. La
momification a pour but de rendre divin. C'est d'abord de la liquidité
de la mort (la semence d'Osiris défunt venant féconder Isis) que
pourra rejaillir la vie : l'inéluctable déliquescence
écoulement de ce qui est mauvais (c'est-à-dire mortel) devient
"humeurs" initiales. Ensuite seulement aura lieu l'habillage à l'abri
duquel se produira la transformation. Les rituels de la momification que
suivent les égyptiens ont été initiés par la
préparation du corps d'Osiris par Anubis »94.
Selon les personnalités ressources95
consultées, c'est ce rituel qui continue d'être pratiqué en
Afrique lors des cérémonies d'obsèques de tout individu et
surtout d'un roi. Il a pour but de permettre au défunt « de
traverser son `' purgatoire» avant de regagner le Grand Tout Lumineux
»96. C'est grâce à la cérémonie
d'accompagnement qu'on dit en Afrique que :
« Ceux qui sont morts ne sont jamais partis Ils sont
dans l'ombre qui s'éclaire
Et dans l'ombre qui s'épaissit,
Les morts ne sont pas sous la terre
[...]
Les morts ne sont pas morts »97.
94- Nadine Guilhou, et Janice Peyré, Op. Cit., p. 260.
95- Nous avons consulté dans le cadre de ce travail
des personnes et des personnalités traditionnelles d'Afrique qui ont une
bonne maîtrise de la culture et des initiations africaines. Tous sont
membres du C.E.R.V.A., une association internationale dont le siège
social est à Paris. Cette association a pour but de promouvoir la
culture africaine.
96- Christiane Desroches Noblecourt, Op. Cit., p. 253.
97- Birago Diop, « Souffles » In Anthologie
africaine II, Paris, Hatier, 2002, pp. 54-55.
Cet extrait du poème « souffle »
nous permet de justifier le concept « cérémonie
d'accompagnement ». Nous préférons cette terminologie
à la place d'« obsèques » ou de «
cérémonie d'enterrement ». En réalité, la mort
ne constitue pas une fatalité en Afrique même si elle suscite des
douleurs. Or ces deux expressions couramment utilisées ont une
connotation péjorative voire négative. La mort étant
considérée comme l'ultime initiation ou l'initiation
suprême dans la cosmogonie africaine, elle est une occasion pour les
vivants d'envoyer leurs meilleures pensées au défunt afin qu'il
ne rencontre pas d'obstacle sur le chemin qui mène vers Osiris. C'est
pour cette raison que cette cérémonie est réservée
aux grands initiés qui ont le parfait contrôle de leurs
émotions et qui maîtrisent les paroles incantatoires à
prononcer et même les éléments nécessaires pour le
rituel. La société du texte, pour ce qui est de Naja, a fait
recours à Tantie Roz :
« A minuit, nous l'avions appelée pour allumer
les cinq bougies de l'étoile de notre mère Naja, et les
déposer sur le grand lit mortuaire lobi dans le salon. Nous [...] avions
alors observé les bougies se consumer pour recueillir les ultimes
indications sur la manière dont maman était partie, et pouvoir
lui envoyer des énergies sur les pointes les plus défaillantes,
afin qu'elle puisse se présenter plus équilibrée dans son
scintillement devant la porte étroite. » (M.A., 348).
Cet extrait donne la précision selon laquelle le but de
la cérémonie d'accompagnement est aussi de procéder
à une autopsie initiatique. Cette pratique permet de disséquer le
corps en fonction de la résistance des flammes des cinq bougies
placées respectivement sur la « "pointe corps" », «
la pointe des émotions », « la pointe intellectuelle »
et « sur les pointes volonté et conscience »
(M.A., 348-349). Si la flamme d'une bougie résiste, cela
témoignage de la résistance de la partie de l'être
où est placée cette bougie. Et l'initiée peut donc faire
des lectures profondes en décelant les dernières
volontés
du défunt et l'origine de sa mort. Limitons-nous en guise
d'illustration aux interprétations faites des deux dernières
flammes :
« Les deux dernières bougies, sur les pointes
volonté et conscience ne se sont éteintes qu'au bout de presque
cinq heures de temps en même temps. Elle nous a attendues trois jours
dans un profond coma d'où elle n'émergeait que pour demander si
ma cadette et moi étions arrivées. [...] La volonté et la
conscience ont dû quitter rageusement un corps déjà
abandonné par tous ses aspects subtils de survie depuis trop longtemps
» (M.A., 349).
Au terme de l'autopsie, le diagnostique général
révèle que la mort de Naja est désastreuse et humiliante
parce qu'elle a été provoquée par son mauvais mariage :
« Voilà ce qu'on appelle mourir dans le
désespoir, mourir de misère, mourir pourri [...]. Voilà
à quoi ça sert de s'imposer de subir les mauvais choix. [...]
Pourquoi n'as-tu pas pu nous aimer plus que ce foutu mec maman, comme nos
grands-mères aimaient plus leurs enfants que les mecs ! Et voilà
que tu nous as abandonnés pour de bon, et pour rien ! » (M.A.,
349).
Les interprétations faites de la mort de Naja montrent
bien que ce travail n'est pas réservé aux profanes. Il est
l'oeuvre des êtres ayant reçu l'onction divine pour sonder les
mystères et même envisager l'avenir.
VI.2- Le messager messianique.
Le personnage féminin est non seulement un messager,
mais aussi un messie. Cela se justifie par son don médiumnique d'une
part et les prophéties qu'il fait d'autre part. Il faut entendre par don
médiumnique les qualités de médecin traditionnel. Ainsi,
on s'aperçoit que le personnage féminin communique avec les
esprits des survivants, entendez esprits des morts. Il n'est pas donné
à tout individu de rentrer en contact consciemment avec les esprits
de
l'au-delà s'il n'est pas médium. Halla
Njokè communique avec l'esprit de Grand Pa Helly déjà
décédé. Parvenue presqu'au bout de son périple, de
sa quête pour le mieux-être, elle décide de revenir
régulièrement à la case de départ rendre visite
à sa grand-mère restée seule après le
décès de son époux. C'est au cours de la première
visite qu'elle laisse entendre qu'elle communique avec l'au-delà.
Auprès de Grand Madja, Halla entend la voix de son grand-père qui
appelle sa femme, annonçant ainsi sa mort imminente : «
J'entendis son cri inimitable mais si reconnaissable au fond de moi, l'appel de
Grand Pa Helly à sa bienaimée, son de puissance des disciples de
Um » (M.A., 380).
En plus, la femme connaît les rituels et plus
particulièrement ceux liés à l'accouchement. La
différence fondamentale entre un initié et un profane se joue
dans la connaissance des rituels. L'un sait ce qu'il faut faire pour sortir
d'une difficulté alors que l'autre l'ignore. L'initié est un
être clairvoyant et lumineux alors que le profane est un être de
l'ombre et des ténèbres. Grâce à ses dons
médiumniques, la narratrice a pu faire face à une fausse couche
que la brutalité de son père aurait pu lui causer. On se souvient
de la colère de ce dernier quand il a appris la seconde grossesse de sa
fille. La violence subie par la gamine est de nature à provoquer un
avortement involontaire. Et c'est même cela le souci de Njokè :
« Je vais t'aider à le vomir, je vais vider ton ventre du
bâtard qui s'y loge » (M.A., 237). Mais il ne réussit
pas son coup grâce à un rituel qu'applique Halla. Elle
enlève sa montre qu'elle serre dans sa paume de main gauche,
empêchant ainsi toute éventualité de fausse-couche :
« Ma dernière heure est arrivée. Je
retire la petite montre-bracelet souvenir de ma mère et l'enferme dans
ma main gauche en me faisant un serment : "tant que la paume de ma main ne
s'ouvrira pas pour laisser échapper cette montre, mon ventre non plus ne
laissera pas échapper mon enfant» » (M.A., 237-238).
Ce rituel est bien connu dans les sociétés
africaines. On le conseille aux femmes en travail qui sentent le foetus se
précipiter à sortir alors qu'elles ne sont pas dans les
conditions adéquates d'accouchement. Généralement, il leur
est demandé de tenir dans leur main un caillou qu'elles doivent serrer
fort. Tant qu'elles ne lâchent pas le caillou, le foetus aussi ne sortira
pas. Ce n'est que dans la salle d'accouchement qu'elles doivent ouvrir leur
main. A défaut du caillou, Halla utilise la montre. Un rituel peut
être adapté à l'environnement ou au contexte qui se
présente. Le plus important c'est la foi qu'on y met.
Le personnage féminin est également
initié à la phytothérapie et aux rites de guérison.
Yèrè, le génie de la forêt, a appris à Halla
à connaître les vertus des plantes : « Il m'apprenait
à reconnaître des plantes que certains vieux et vieilles du
village lui avaient aussi montrées » (M.A., 157). Grand Pa
Helly a aussi initié sa petite-fille dans ce sens :
« Il me révèle de petits secrets que
seul mon frère devrait recueillir, s'il était-là. Ainsi,
sous l'influence de certaines formules de l'initiation masculine Mbock, je vois
une écorce devenir antipoison, bouclier contre toute arme blanche ou
instrument de lecture des messages de la géomancie. J'apprends des
formules pour renforcer le pouvoir magique des écorces de Simgang, de
Yôp ou de Ebadjôb qui, conservées précisément
au fond du sac ou sur soi, dans un noeud de pagne ou dans le repli d'un habit,
annulent tout "mauvais oeil", font tomber des mains toute nourriture ou boisson
empoisonnées, désamorcent tout maléfice placé sur
le chemin » (M.A., 194).
En enseignant à la femme les rituels
réservés aux hommes, Grand Pa Helly, grand Mbombock de son
état, sait que c'est à la femme que revient le don de
guérir, de sauver. Son acte trahit la discrimination malheureuse dont
sont victimes les femmes chez les Bassa en particulier et dans la plupart des
sociétés africaines actuelles en général, où
l'imagerie populaire fait croire que seuls les hommes peuvent devenir Mbombock,
notables ou grands dignitaires du royaume.
Le rituel de guérison fait en l'honneur de Naja
lorsqu'elle est malade indique que l'homme, même quand il est un grand
initié, a besoin de la femme pour réussir ses opérations.
Naja est frappée de démence après son divorce avec
Njokè. Cette crise est provoquée par l'accouchement d'une enfant
dont elle ignore le responsable. C'est l'émissaire envoyé
à Lobôn informer Njokè, localité où vivent ce
dernier et sa nouvelle famille, qui le révèle :
« Ta première femme a accouché d'une
fille et a été prise d'une crise de démence juste
après la délivrance, criant que ce n'est pas vrai, qu'elle ne
peut pas avoir accouché puisqu'elle n'a pas revu son amour ! Dès
qu'on lui présente la fillette, elle commence à taper sa
tête contre les murs. On a dû l'emmener à l'hôpital et
lui administrer des calmants. Depuis lors, elle a sombré dans une
apathie dont on ne sait plus comment la sortir. Alors, ta soeur Roz a
réussi à convaincre la famille de ta femme de l'autoriser
à l'amener chez un guérisseur réputé de sa
connaissance, sans leur révéler que tu te trouves dans la
région » (M.A., 171).
En effet, Naja a été violée, une nuit,
par Njokè qui l'avait neutralisée, l'empêchant de
l'identifier. C'est reprenant conscience, après le rituel, et voyant ce
dernier à ses côtés, qu'elle comprend que ce fut lui
l'auteur du viol et même de la grossesse. Elle s'écrie :
«Donc tu étais-là. Je comprends alors comment j'ai pu
avoir un enfant, et encore une fille. C'était toi n'est-ce-pas ? »
Et Njokè d'avouer son forfait : « Bien sûr mon
amour, [de] qui d'autre cela aurait-il pu être ? » (M.A., 175).
C'est au cours de la cérémonie de guérison que les
qualités de médium du personnage féminin sont
exprimées. Bien que ce soit un homme qui dirige la
cérémonie, le guérisseur « Maître Sunkang
» (M.A., 174), on peut dire qu'il n'a qu'un rôle secondaire.
D'abord parce que ce sont les femmes qui exécutent les danses rituelles
:
« Dans la cour, une foule. Des femmes
habillées de pagnes rouges et blancs barbouillées de kaolin sur
les pieds, les mains et les visages, battent des bambous en chantant. Une
rangée de femmes totalement
enveloppées de pagnes rouges jouent des cloches
triples dont la sonorité me pénètre jusqu'au plus profond
» (M.A., 172-173).
Ces femmes sont elles-mêmes des initiées. Elles
ont en conséquence des dons médiumniques puisque un initié
est un medium en puissance. L'accoutrement des danseuses et la
décoration de leur corps sont les signes de leur statut
d'initiées de haut rang. Les couleurs rouge et blanc, le masque au
kaolin traduisent un cheminement initiatique graduel. Ensuite, ce sont elles
qui vont dans la forêt recueillir les plantes nécessaires. Mais,
surtout, ce sont elles qui communiquent avec le génie qui indique la
recette. C'est Halla, guidée par Yèrè, qui recueille les
différentes plantes pour la guérison :
« J'entre maintenant dans une transe
irréversible en entonnant le chant dédié au génie
"Yèrè Baoura", j'arrache les bambous des mains d'une adepte
Sunkang en rouge et blanc et me mets à courir vers la forêt. [...]
Yèrè, mon ami génie défunt avance vers moi,
entouré de tout petits génies qui lui font des courbettes en
l'appelant Baoura "l'énorme". Il me sourit avec ironie comme autrefois,
alors que ma main passe en travers de son corps comme à travers un
nuage. Je sens sa présence immatérielle mais très chaude
qui me guide, m'indiquant des plantes pour guérir ma mère. Je les
cueille avec une aisance qui m'étonne [et] les ramène au
Maître de cérémonie » (M.A., 174-175).
Enfin, c'est encore la femme qui indique le mode d'emploi des
différentes plantes. Ainsi, du début à la fin de la
cérémonie de guérison, le Maître Sunkang n'a
joué qu'un rôle subsidiaire. Cette cérémonie
révèle une fois de plus le rôle central que la femme joue
dans toutes les cérémonies en Afrique. Etant dans la plupart des
cas dans l'ombre, elle est le personnage sans qui rien ne peut être
opéré puisqu'elle est le principal canal de communication avec le
monde suprasensible. L'homme n'est qu'un exécutant. C'est à juste
titre que la gratitude de Tante Roz revient à Halla et non au
guérisseur chez qui pourtant elle a conduit Naja. Elle est
émerveillée par les talents de prêtresse de sa nièce
:
« Dis donc, jeune prêtresse, je ne te savais
pas si forte ! Tu as vu tout ce que tu as ramené de la forêt ? Et
avec quelle voix tu dictais comment bouillir telles feuilles en
décoction pour en faire boire à ta mère, comment
réduire telles écorces et racines pour l'en masser longuement
après qu'un mouton a été immolé sur elle. Le
guérisseur a suivi à la lettre tout ce que tu as ordonné,
et ta mère, en se réveillant dans les bras de ton père
s'est mise à causer avec lui comme s'ils ne s'étaient jamais
quittés » (M.A., 176).
Pour Tante Roz, Halla est une véritable
prêtresse, un sauveur. Elle a sauvé non seulement sa mère,
mais également l'harmonie entre ses parents. Même si les deux ne
partageront plus la même maison, elle a pu tuer la haine et
réinstaller la paix entre eux. Le pouvoir médiumnique de la femme
est complété par ses talents de prophète. Ses
prophéties proviennent de ses rêves prémonitoires. Halla
Njokè fait des rêves qui se réalisent dans le futur. Le
premier est celui qu'elle fait après ses rapports sexuels avec le
séminariste Albass :
« Pendant que mes amis s'affairent à laver mes
habits, je m'endors en grelottant dans les draps. Je rêve qu'un serpent
me mord au bas-ventre. Grand Pa Helly l'attrape par la queue et essaie
vainement de l'arracher, mais il s'accroche de tous ses crocs, me soufflant une
sorte d'air chaud qui me gonfle le ventre. Si gros que je vais exploser.
J'étouffe et me débats. Grand Pa Helly essaie de me calmer »
(M.A., 205).
Dans les traditions africaines, l'image du serpent qui
apparaît dans le rêve symbolise la grossesse ou l'accouchement. Il
est conseillé de ne pas tuer ce serpent car si on le fait, cela signifie
qu'on accouchera d'un mort-né. Quand c'est un garçon qui fait ce
rêve, cela signifie qu'une femme de son entourage est enceinte ou qu'elle
a enfanté. Et quand c'est une fille, cela annonce qu'elle est enceinte
ou qu'elle enfantera. Pour ce qui est de Halla, ce rêve annonce sa
grossesse. La confirmation sera faite par le médecin chez qui son
père l'amène quand elle s'évanouit au cours des durs
travaux de construction de la digue.
Le deuxième rêve survient la veille du jour du
décès de Grand Pa Helly. Alors que celui-ci est gravement malade,
sa petite-fille fait un rêve où il vient lui dire ses
dernières volontés98. Ce rêve est une
prémonition pour plusieurs raisons. D'abord il annonce la mort de Grand
Pa Helly et cela a été confirmé le lendemain. Ensuite, il
annonce la naissance d'un enfant par Halla, ce qui s'est vérifié.
Enfin, le destin pressenti par le grand-père pour sa petite fille s'est
concrétisé. Il a souhaité que celle-ci abandonne
l'école occidentale, qu'elle croyait être la seule voie de
réussite pour elle, pour se consacrer entièrement à
l'école de la vie. Il l'a aussi invitée à prendre en main
ses responsabilités qui devraient la conduire à s'activer pour la
pacification et le développement de son peuple. Tout ceci s'est
réalisé durant la suite du parcours de la narratrice. Les propos
de Grand Pa Helly enseignent que le destin de Halla Njokè, qui est en
réalité celui de toutes les femmes noires, est une
émanation de l'au-delà. C'est Dieu qui a voulu que les choses en
soient ainsi. Voilà pourquoi c'est quelqu'un qui n'est plus du monde des
vivants qui le révèle.
Les prophéties se déclinent aussi en voyance car
le personnage féminin est une voyante, un oracle. Il est
sollicité pour lire ce qui se cache derrière les pensées,
ce que réserve l'avenir. La « folle Némy
»99 fait des révélations dans ce sens.
Quittant le royaume des Témoins de Jéhovah où elle s'est
invitée, elle est suivie par Halla qui sollicite d'elle des
révélations la concernant. Halla ne sait même pas ce
qu'elle veut exactement. C'est quand Némy l'interroge qu'elle fouille
dans sa tête pour trouver une réponse :
98 - Le rêve ou les paroles de Grand Pa Helly
ont été soulignées précédemment dans une
autre argumentation. Nous n'avons pas voulu les répéter.
99 - Némy en réalité n'est pas
folle si on considère la folie comme in dérèglement
psychologique ou mental. Ce sont ses pairs qui l'étiquettent comme telle
parce qu'elle dit tout haut ce que les autres pensent tout bas. Elle est le
seul personnage qui dénonce les abus de Njokè (M.A., 128-129).
Némy a aussi des dons médiumniques. Nous adhérons à
l'opinion de Kouamé Adou selon laquelle : « Dans l'espace
littéraire, sont fous les personnages que le texte désigne comme
tels. Il faut donc s'interroger sur la fonction narrative de la dérision
dans les romans » in « La représentation de la maladie dans
les romans d'Ayi Kwei Armah », Loxias, Loxias 18, mis en ligne le 1-
août 2007, URL : http : //
revel.unice.fr, p.3.
« Pendant tout ce temps de marche, je ne
m'étais même pas posé la question ; le temps avait suspendu
mes pensées et j'étais vraiment prise au dépourvu. Il me
fallait trouver une réponse, ne serait-ce que pour moimême : Je
...J'ai quelque chose qui marche dans le ventre. Toi qui vois derrière
les pagnes, peux-tu me dire si c'est le hu ? » (M.A, 122).
Halla qui est enceinte et qui ne le sais pas, croit que c'est
quelque chose de mystique qui bouge dans son ventre. Némy la rassure. Au
cours de la conversation qui s'en suit, elle lui confirme qu'il s'agit bel et
bien d'une grossesse :
« Certainement pas. Lui là [le hu], il ne
trouverait pas de place en toi, ou du moins, il ne s'y sentirait pas bien. Tu
es trop voyante et transparente.
- Transparente ? Mais dis-moi alors ce que c'est.
- Un bébé sans doute » (M.A.,
122).
Le don de prémonition et de voyance montre que la femme
a un sixième sens très développé. Il lui permet
d'avoir des pressentiments aigus et par conséquent, de prédire
l'avenir. Avant que Tante Roz n'envoie un émissaire chercher Halla et
son père pour venir à la rencontre de Naja malade, Halla avait
déjà prédit les retrouvailles entre ses parents. Elle les
avait annoncées à son père : « Chaque jour, je
disais à mon père : `'Ma mère Naja va venir et vous allez
vous revoir. Vous vous expliquerez et tout rentrera dans l'ordre, tu
verras» » (M.A., 170). Mais Njokè n'y croyait pas et
rétorquait : « Que viendrait faire ta mère dans ce coin
perdu ? Même si on la paie, elle n'ira pas où elle sait que je
suis, surtout, tant que sa sorcière de soeur vivra » (M.A.,
171). Cependant, Halla insistait, sûre d'elle : « Elle viendra,
tu verras, je le jure » (M.A., 171). C'est sur ces entrefaites que
l'émissaire arrive, comme pour confirmer la prédiction. Et
Njokè de réagir étonné : «
Sorcière, tu es contente ? Monte dans la voiture on s'en va ! »
(M.A., 172).
La femme est bel et bien une sorcière mais pas dans le
sens communément donné à ce terme. Elle est une
sorcière parce qu'elle a des
connaissances et des pouvoirs que les autres n'ont pas. Le
sorcier n'est pas forcément celui qui détruit. Il est aussi celui
qui construit. Il existe la sorcellerie positive et la sorcellerie
négative. Quelle que soit celle prise en compte, elle renvoie à
la possession des savoirs et pouvoirs déniés aux autres. Les
prophéties se manifestent également par les déclarations
faites après le rêve annonçant la mort de Grand Pa Helly.
Au sortir de son sommeil, Halla annonce le deuil. Avant même de se
réveiller, elle a déjà commencé à pleurer.
Ceux qui sont à ses côtés croient qu'elle vient de faire un
cauchemar :
« "Au secours Grand Pa Helly est mort" ! Personne ne
m'entend. Je hurle de plus en plus fort en répétant la même
phrase. Des gens se sont attroupés autour de nous en entendant mes cris,
mais ils n'ont pas osé me réveiller. C'est ma puînée
qui me secoue. - Réveille-toi, tu fais un cauchemar. Grand Pa Helly
n'est pas mort, Papa va l'emmener à l'hôpital tout à
l'heure » (M.A., 219).
Malgré les protestations, Halla insiste : « Je
te dis que Grand Pa Helly est mort. Il vient de mourir. Il m'a parlé.
J'ai regardé l'heure. Il était cinq heures trente. Quelle heure
est-il ? » (M.A., 219). A cette question, une voix répond :
« Cinq heures trente-trois ma fille » (MA, 219) et tous se
rendent à l'évidence : « Nous savons tous que le drame
est arrivé » (M.A., 219). Le don médiumnique font du
personnage féminin un prophète. Il incarne le bien-être et
il préserve la vie. En un mot, il est l'espoir de l'humanité.
C'est ce qui se dégage des dernières volontés, elles aussi
prophétiques, de Grand Madja :
« Ce soir-là, soir des adieux, les mains de
Grand Madja dans mes mains, alors que nous nous tenions dos à dos,
communiquant par les colonnes vertébrales, sa position
préférée depuis peu, elle me dit : `' Il se pourrait qu'on
ne se revoie plus. Ta Grand Tante Kèl Lam t'a choisie pour la suite. Je
lui ai dit qu'à mon avis, c'était un peu tôt pour toi, mais
elle m'a dit que tu en auras l'âge au bon moment, qu'il fallait que tu
l'aies, même demain si nécessaire ! Alors courage, car on va
accélérer ton temps : nous avons besoin de toi.» »
(M.A., 381).
Ces propos intervenus à la clausule du récit,
résument clairement l'intrigue. Ils interpellent la femme africaine
à une prise de conscience véritable de ses
responsabilités. L'humanité en général et l'Afrique
en particulier a besoin d'elle pour son salut.
Le personnage féminin enraciné dans la
civilisation africaine est véritablement un être oint. Il est non
seulement béni naturellement, mais encore il est béni par ses
parents et les génies qui l'initient aux savoirs africains. On comprend
pourquoi tout lui réussit. L'Afrique noire étant le
deuxième coeur de Dieu100, il est normal que l'être
béni de Dieu y joue un rôle central dans l'organisation sociale.
Car il a des potentialités que l'homme n'a pas. Il a un charisme qui
attire les génies afin que ceux-ci apportent des solutions
concrètes et efficientes aux problèmes sociaux, il a des dons qui
lui permettent de déceler n'importe quel mal où qu'il se cache et
d'envisager l'avenir. Ainsi, comme Werewere-Liking, la femme africaine
traditionnelle est une vraie prêtresse.
CONCLUSION GENERALE
La question du matriarcat est au coeur des
préoccupations de l'oeuvre intitulée La Mémoire
amputée. Dans cet univers romanesque, Werewere-Liking fait
l'éloge de cette forme d'organisation sociale qui trouve ses fondements
en Afrique. Cette réflexion est suggérée par trois faits
principaux. Premièrement les contrastes relevés aussi bien dans
le récit que son contexte génétique, deuxièmement
le parcours du personnage principal Halla Njokè et enfin la
dérision dont sont victimes les personnages masculins.
Parlant des contrastes, La Mémoire
amputée naît dans un contexte où est
célébré avec faste le féminisme. Une
journée, le 8 mars, a été arrêtée pour «
honorer les femmes »101. Cette idéologie s'acharne
à revendiquer les droits de la femme et à lutter pour l'«
égalité des genres », selon la terminologie
consacrée. Une structure comme l'O.I.F. (Organisation Internationale de
la Francophonie) qui défend activement cette doctrine a adopté
comme slogan : « Egalité des hommes et des femmes en
francophonie ». Le premier paradoxe de ce courant lorsqu'il se
déploie en Afrique est qu'il s'attaque à un système
où l'hégémonie de la femme est établie depuis des
lustres. Cette lutte se justifie chez les Occidentaux car dans les mythes
fondateurs de cette partie du monde, la mythologie grecque en l'occurrence, la
femme n'est pas reconnue comme une citoyenne. Elle n'a donc pas de droit. C'est
la raison pour laquelle cette société est régie par la
phallocratie. Mais en Afrique, ce combat relève de l'utopie dans la
mesure où la cible visée, la tradition africaine, est exempte de
tous les reproches retenus contre elle.
Le deuxième paradoxe est que le féminisme vise
l'égalité entre l'homme et la femme. Encore-là, on a
affaire à une illusion. Les deux êtres ne seront jamais
égaux que ce soit physiquement, biologiquement ou juridiquement. Sur le
plan physique, la morphologie de la femme ne sera jamais celle de l'homme. Sur
le plan biologique, il a été démontré que l'homme a
un corps plus résistant que celui de la femme. C'est pourquoi il lui est
réservé prioritairement les travaux
pénibles. Les compétitions sportives en sont un
creuset d'illustrations. Les exercices ou les épreuves n'ont pas le
même dosage. Dans notre pays, pendant qu'on demande au garçon de
faire mille mètres lors des épreuves sportives au probatoire et
au baccalauréat, on demande à la fille d'en faire six cents.
Même à l'échelle internationale, on peut retrouver des
exemples de ce genre.
Sur le plan juridique, les lois sont définies en
fonction de la nature des êtres. En milieu socioprofessionnel par
exemple, le congé de paternité de trois jours est grandement
insignifiant au regard des trois mois que dure le congé de
maternité. Le code civil camerounais ne permet pas à un
garçon de quinze ans de contracter un mariage contrairement à la
jeune fille du même âge : « L'homme avant dix-huit ans
révolus, la femme avant quinze ans révolus, ne peuvent contracter
mariage »102. En politique, les féministes militent
plus pour la discrimination que pour la justice et la démocratie. Elles
voudraient103 qu'avant même les élections, un quota de
places soit déjà réservé aux femmes ; ce qui est
contraire au jeu de la démocratie et de l'équité. Toutes
ces incongruités font dire à Werewere-Liking que le
féminisme, un mouvement auquel elle s'attaque vivement, est une
organisation de femmes angoissées.
Pour ce qui est du parcours exemplaire du personnage
principal, le récit donne à voir une héroïne, Halla
Njokè, qui vit en parfaite harmonie avec sa culture et son temps. Son
héroïcité est défendable en ce sens que l'être
et les faire du personnage répondent à ces prescriptions :
« Le héros [...] est le point de fuite sur
laquelle se polarise l'oeil du lecteur, qui perçoit de la sorte le
système des personnages, leurs ''valeurs» respectives et la
hiérarchie qui en découle dans la fiction. Or celles-ci ne
sauraient être coupées des systèmes évaluatifs en
usage dans la société, dans la mesure où toute oeuvre
littéraire, dans sa construction et ses effets, entretient
d'étroites relations avec les dimensions sociale,
102- Article 144 du code civil camerounais.
103- Les féministes ne le souhaitent plus seulement
puisque qu'elles ont déjà obtenu cela comme un acquis dans la
plupart des Etats. Mais elles revendiquent plus de places encore comme quota
à réserver aux femmes avant les élections
législatives et municipales ou même dans la composition des
gouvernements.
historique et mythique de l'existence. C'est pourquoi le
héros doit être aussi considéré comme un objet
socioculturel dont l'évolution intéresse l'histoire
littéraire et la sociologie »104.
Naturellement initiée et initiée encore par ses
grands-parents et par des génies, Halla est très ancrée
dans la société traditionnelle africaine. Elle incarne le savoir,
elle est le savoir. Vivant en parfaite harmonie avec son environnement
sociétal, la connaissance est en elle et non hors d'elle. Elle n'a donc
pas besoin d'aller la quérir ailleurs qu'en elle-même. Cela est un
enseignement que lui a prodigué Tantie Roz : «`'Sur le lit
sénoufo, quand elle refusait de me parler de sa vie, m'obligeant
à fouiller dans la mienne pour comprendre la sienne, je n'avais pas
réalisé qu'elle voulait juste me dire que nous n'étions
pas différentes» » (M.A., 11).
Le silence de Tantie Roz est à l'origine du
récit de La Mémoire amputée et des aventures de
Halla Njokè depuis son enfance auprès de ses grands-parents
jusqu'à ses retrouvailles avec celle-ci pour faire le bilan. Il ressort
de ce bilan que toutes les femmes africaines ont le même parcours et le
même destin : elles ont plein de choses enfouies dans leur mémoire
dont elles ne parlent pas à cause de la phallocratie qu'elles subissent
; elles sont l'objet de raillerie ou l'objet sexuel des hommes ; elles doivent
être de bonnes femmes de ménage, elles doivent être
entreprenantes sur les plans économique et politique pour sauver
l'Afrique ; elles constituent l'espoir du peuple africain...
Toutes les femmes ont, pour ainsi dire, les mêmes
qualités et le don de posséder la connaissance : «
Halla, Roz, Naja, Werewere-Liking deviennent analogues dans leurs
différences » (M.A., 12). Ces personnages, notamment les trois
premiers, sont les principaux personnages féminins de l'oeuvre autour de
qui est centrée l'intrigue. Possédant le savoir, la femme est
alors le canal de transmission de ce savoir. C'est elle qui doit instruire la
société globalement et
104- Pierre Glaudes, et Yves Reuter, Op. Cit., pp. 31-32.
l'homme en particulier. Nous l'avons démontré en
nous référent aux trois paliers qui régissent toutes les
sociétés : familial, social et mystico-religieux.
Sur le plan familial, la femme traditionnelle est la bonne
mère et la bonne épouse. Il lui est dévolu l'encadrement
des enfants qu'elle assume en leur prodiguant des conseils allant dans tous les
sens. C'est elle qui définit le budget familial parce qu'elle tient
l'économie et les finances. L'homme est certes le principal pourvoyeur
des biens économiques mais il les met à la disposition de son
épouse ou de sa fille aînée qui en assure la gestion. Ainsi
est géré le principal couple traditionnel de l'oeuvre, celui de
Grand Pa Helly et de Grand Madja. Le couple qui donne l'exemple du
matriarcat.
Sur le plan sociopolitique, le personnage féminin est
très dynamique et entreprenant. Il occupe les premiers rangs dans la
sphère économique. Il est également l'avocate qui
défend les intérêts des déshérités et
le véritable leader dans les luttes politiques. Même dans la
réalité, les femmes ont participé, parfois plus que les
hommes, à toutes les luttes politiques que l'Afrique a connues. Le
récit enseigne que c'est sur elles que comptait le Mpôdôl,
Um Nyobe, dans son combat nationaliste.
Sur le plan socioprofessionnel, la division du travail est
bien établie dans la société matriarcale. Les tâches
qui nécessitent plus de force physique sont réservées
à l'homme et celles qui sont plus souples à la femme. Il ne
s'agit pas là d'une discrimination. Au contraire, cette
répartition tient compte de la constitution anatomique et physiologique
des deux êtres. Cependant, s'il est formellement interdit à un
homme d'exercer une tâche féminine, l'inverse n'est pas vrai. La
femme peut exercer une tâche masculine sans que cela n'émeuve
personne. Cette organisation socioprofessionnelle dément rigoureusement
la thèse selon laquelle les traditions africaines musèlent la
femme dans les fonctions de procréatrice et de
ménagère.
Le matriarcat est le fondement de l'organisation de la
société africaine originelle tandis que le féminisme qui a
pignon sur rue aujourd'hui est une idéologie importée. Le
règne du patriarcat imposé par le colonialisme a renvoyé
le matriarcat aux calendes grecques au point où, l'avènement du
féminisme est perçu comme une bouffée d'oxygène
pour la femme noire. La société, et notamment la femme africaine,
prise dans le bourbier de l'occidentalisme, salue ce courant de pensée
qui, pour elle, est une délivrance des « serres » de la
tradition africaine qui serait, du point de vue féministe, misogyne et
phallocratique.
Nul ne s'interroge pour savoir pourquoi et comment une
société que les historiens et les anthropologues reconnaissent
être ontologiquement rattachée au matriarcat s'est
retrouvée dans un régime patriarcal. Les critiques de la
littérature nègre se retrouvent également coincés
dans cet engrenage. Les uns, les occidentalistes, à dessein dans la
mesure où concevoir la société africaine comme sexiste
contribue à asseoir l'hégémonie de l'homme blanc, l'
« homme messianique » qui a apporté le féminisme pour
sauver la femme noire de la barbarie. Les autres, par mimétisme qui
trahit une indigence en connaissances réelles, historiques et
anthropologiques de l'Afrique. Ceux-ci, à-vau-l'eau, trouvent le sexisme
en tout. Dès lors qu'une oeuvre de littérature
négro-africaine valorise la femme, dénonce les injustices dont
elle est victime ou même lorsque celle-ci est écrite par une
femme, le regard critique se fonde spontanément à la qualifier
comme oeuvre féministe.
Sur le plan mystico-religieux, le personnage féminin
bénéficie de l'onction divine. Il est l'être naturellement
béni à qui tout sourit et rien ne résiste. Il
possède un charisme qui attire vers lui toutes les faveurs et les
hommes. Même les génies ne résistent pas à son
charme. Le pouvoir que ces derniers lui donnent, s'ajoute à ceux qui lui
sont innés et à ceux qu'il a reçus de ses grands-parents
à travers l'initiation. Halla qui en est la principale concernée
est une grande initiée, une grande prêtresse. Bien qu'elle soit
bien nourrie des
savoirs africains, Halla a aussi des connaissances
étrangères. Elle a fait l'école occidentale qu'elle a
interrompue tôt pour se consacrer à l'école de la vie.
C'est pourquoi la société compte sur elle.
La femme occupe une place prépondérante dans la
cosmogonie africaine de même que dans la vie sociale d'une manière
générale. Le voyageur arabe Ibn Batouta ne cache pas sa
stupéfaction lorsque arrivé en Afrique, il constate qu'une grande
attention est portée à la femme : « Ils [les
nègres] se nomment d'après leur oncle maternel et non
d'après leur père, et ce ne sont pas les fils qui héritent
du père mais bien les neveux, fils de la soeur du père. Je n'ai
jamais rencontré cette dernière pratique ailleurs que chez les
infidèles de Malabar en Inde »105.
Le mythe cosmogonique de l'Afrique vénère et
porte la femme au firmament alors que la plupart des autres d'origine
étrangère la marginalisent et la diabolisent. Selon ces visions
du monde, la femme est l'être par qui vient le péché et par
conséquent, elle est à l'origine de la déchéance de
l'homme et de l'humanité. Le mythe le plus répandu à ce
sujet est celui des Occidentaux qui se passent pour des maîtres en
matière de féminisme ou de matriarcat. La Bible enseigne que
l'homme vivait en paix au jardin d'Eden jusqu'à ce que Dieu crée
Eve qui consommera « le fruit défendu » et en fera aussi
consommer à Adam. Et c'est à cause de ce «
péché originel » que le mal et la mort ont infesté le
monde. On sait quelle est la place que représente le mythe dans le
vécu d'un peuple. Il est le principe, la loi, la source
nourricière qui alimente, conditionne et structure les mentalités
et les comportements.
En revanche, le mythe osirien enseigne que c'est la
déesse Isis qui sauve l'humanité et que le mal vient par l'homme,
notamment Seth. C'est ce dernier, du fait de la jalousie, qui tue Osiris. Et
c'est grâce au rituel que Isis met sur pied à partir de son
pouvoir sacré, que le dieu rédempteur recouvrera la vie. Alors
que la trinité occidentale ne prend en compte que les principes
masculins, « le
Père, le Fils et le Saint Esprit », celle
des Africains intègre en bonne place le principe féminin, quel
que soit le temple considéré. Les temples dans la civilisation
égypto-pharaonique sont les dépositaires par excellence des
valeurs. Ce sont les principaux lieux de culte. Relevons quelques exemples de
temples106 et de trinités :
- A Thèbes : on a Amon - Mout - Khonsou. Amon étant
la divinité masculine, Mout la déesse primordiale et Khonsou leur
fils.
- A Memphis : Ptah est le démiurge, sa contrepartie
féminine est la déesse lionne Sekhmet et leur fils est
Nefertum.
- Dans la ville de Ra encore appelée Héliopolis :
nous avons la trinité qui s'est imposée dans toute l'Egypte
à savoir Osiris - Isis - Horus leur fils.
En fait, les judéo-chrétiens n'ont jamais
considéré la femme comme un être humain à part
entière. Mis à part l'exclusion du principe féminin dans
la trinité cosmogonique occidentale, on constate que la femme
dérive de l'homme. Sur le plan de la création, les deux
êtres sont fabriqués avec des matériaux différents
et à des époques différentes. D'après le livre de
la genèse dans la Bible, Dieu créa d'abord Adam avec de la
poussière trempée d'eau et comme il vit que ce dernier
était isolé parce qu'il était seul dans son espèce
alors que les autres animaux étaient en couple, il décida de
créer Eve à partir d'une côte d'Adam. Dans la mythologie
chrétienne, la femme a été donc créée pour
satisfaire les besoins de l'homme et non pour être autonome.
La mythologie grecque illustre suffisamment cette
théorie lorsqu'elle désacralise la femme. Dans la tragédie
d'Oreste d'Eschyle, le plaidoyer d'Apollon fait ressortir ceci :
106 - Thèbe, Memphis et la ville de Ra étaient
les trois principaux lieux de culte dans l'Egypte pharaonique. Il y
était construit les trois principaux temples du pays. Chaque temple
avait sa forme de croyance et ses divinités. En réalité,
ces divinités ne sont que des manifestations du démiurge
androgyne Atoum encore appelé Amonraptah. Il n'est donc pas question de
polythéisme. Les travaux des chercheurs tels que Cheikh Anta Diop,
Nadine Guilhou, Janice Peyré, Christiane Desroches Noblecourt et Albert
Slosman le démontrent.
« La mère est, non la créatrice de ce que
l'on appelle son enfant, mais la
nourrice du germe versé dans son sein. C'est
l'homme qui crée : la femme, comme un dépositaire
étranger, reçoit le fruit, et, quand il plaît aux dieux, le
conserve. La preuve de ce que j'avance est qu'on peut devenir père sans
le concours d'une mère ; témoin, ici, la fille du Dieu de
l'Olympe, qui n'a point été conçue dans les
ténèbres du sein maternel : quelle déesse eût
produit un rejeton plus parfait ? (Euménides, vers 627)
»107.
Le récit étant intradiégétique et
autobiographique, le parcours de Halla Njokè est celui de
Werewere-Liking qui a interrompu prématurément ses études
pour se consacrer à la vie active et plus particulièrement
à l'activité artistique. Tout comme l'écrivain, la
narratrice a été élevée par ses grands-parents qui
sont les premiers à lui assurer une initiation à la
spiritualité africaine, faisant d'elle une grande prêtresse.
Malgré ce traditionalisme acquis depuis la prime enfance, entretenu et
parfait avec la croissance, elle s'adapte à la
contemporanéité de son environnement en allant à
l'école occidentale, en s'engageant dans le christianisme. Même si
son adhésion à ces deux structures étrangères est
très éphémère, toujours est-il que
l'héroïne donne l'exemple du véritable être
mondialisé qui demeure indéfectiblement lié à ses
origines tout en s'adaptant à l'ère du temps. Mais si ce temps
tend à phagocyter voire enrayer sa tradition, autant mieux s'en
départir.
La vision prophétique de l'auteur confère
également au parcours narratif de Halla une certaine exemplarité
qui interpelle la société africaine actuelle à se
réinvestir dans le matriarcat, le socle de la culture africaine et par
conséquent le gage de la renaissance, du développement de
l'Afrique. Née le 1er mai 1950, Liking a aujourd'hui soixante
ans. En 2004, quand paraît La Mémoire amputée, il
y a six ans, elle en a cinquante-quatre. Pourtant, elle dit dans l'intrigue
qu'elle en a quatre-vingts : « Je vis sur ma huitième
décennie » (M.A., 17). Le récit est fait à la
fois des analepses et des prolepses. Comme analepses, il est un
récapitulatif des souvenirs de la narratrice couvrant
son existence allant de dix à quatre-vingts ans. En tant que prolepses,
il envisage le devenir de la femme africaine en particulier et celui de
l'Afrique en général. Werewere-Liking, en tant que grande
prêtresse, semble traduire dans cette oeuvre ce qui se produira quand
elle aura quatre-vingts ans. Le chant-roman est donc futuriste et l'intrigue
annonce des temps nouveaux.
Le pouvoir du personnage féminin est réel dans
le récit et dans les sociétés africaines ; d'où le
postulat le personnage féminin est valorisé dans la
société du texte et dans la tradition africaine. Les
démonstrations soutiennent que l'Afrique est le berceau du matriarcat.
L'adoption d'une journée qui symboliserait la lutte pour la
défense des droits de la femme dans ce continent est
problématique. Il est temps que les critiques féministes de la
littérature négro-africaine comprennent que l'Afrique n'est pas
le berceau des pratiques qu'ils dénoncent et que les
sociétés africaines authentiques ne sont pas phallocratiques.
L'erreur d'appréciation vient du fait que ces critiques lisent les
sociétés africaines décrites dans les textes en se
limitant à des périodes de l'histoire où les Africains
étaient déjà submergés par des invasions, des
influences et des phénomènes d'acculturation et de
déculturation. En plus, ces chercheurs se fient aux thèses des
africanistes occidentaux qui, pour la plupart, présentent au monde une
image tronquée et déformante de l'histoire africaine.
En filigrane, l'écho souhaité à travers
ce travail est la mutation du regard féministe déformant
projeté sur le peuple noir. Cette réflexion convie les
chercheurs, critiques littéraires, historiens et anthropologues à
s'intéresser à la question du matriarcat pour mieux comprendre
les rapports hommes - femmes dans la cosmogonie africaine et pouvoir projeter
le devenir du continent sur cette base. Notre développement en
dépend.
BIBLIOGRAPHIE ET WEBBOGRAPHIE
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