PARTIE I. DES ENJEUX
INDIVIDUELS
L'introduction de l'axiome du migrant-acteur rationnel en tant
que variable interrogative du fait migratoire est d'autant plus
impérieuse qu'on assiste, de nos jours, à une
hyper-individualisation des projets et carrières migratoires des
Tunisiens. Terrain de déploiement de la stigmatisation sociale par
excellence, le fait migratoire s'est vu souvent fabriquer et construire des
représentations collectives qui le relèguent au rang des
phénomènes sociétaux désapprouvés, voire
réprouvés. La dimension individuelle de l'émigration a
été, pour longtemps, occultée et rejetée sous
l'effet d'un schéma normatif ambiant qui confond sort individuel et sort
collectif et appréhende le départ comme forfaiture et traitrise.
Ceci dit, on oublie que le migrant tunisien n'est ni crédule ni
pusillanime, du moins il ne se voit et ne se veut pas comme tel. Et s'il
était un stratège ? un calculateur qui intègre dans son
processus décisionnel coûts, risques et bénéfices ?
un entrepreneur qui compose avec les aléas du milieu et anticipe la
marge bénéficiaire future ? Certes, la logique qui anime au fond
l'investissement migratoire se transforme et se modifie à travers les
générations et catégories de migrants, suite à
l'intégration d'autres données et perceptions, singulières
et différenciées. Malgré toute cette marge de
variabilité, nous demeurons devant une tendance générale
qui consiste à dire que cette logique n'est pas dénuée
d'esprit de calcul et de prévision destiné à maximiser
l'intérêt individuel. Il convient, donc, de tenter d'exposer et
dévoiler cette logique de l'égoRmiRlaRt
(chapitre I). Néanmoins, l'observation et la
décomposition du phénomène migratoire nous met à
l'évidence que cette logique n'est pas aussi infaillible
et cartésienne, en effet, nous faisons le constat d'une «
rationalité » entachée (chapitre
II).
CHAPITRE I. UNE CERTAINE LOGIQUE DE L'ÉGO- MIGRANT
L'entreprise migratoire ne se limite pas à la phase de
déplacement géographique qui ne se produit qu'en aval d'un
processus réflexif et décisionnel. Nous soutenons que le migrant
tunisien, quelques soient ses motivation propres et son profil
démographique et socio-économique, est capable,
décidemment, de réflexivité et de méditation. Il
arbitre entre coûts et avantages, effectue des projections,
procède à des comparaisons, collecte des informations,
évalue des risques, etc., se révélant, en
définitive, un sujet pensant-migrant, un ego-migrant, à part
entière, logicien et tacticien. La logique propre au migrant tunisien
compose, à la fois, avec l'existant et le prospecté. Autrement
dit, elle intègre et considère, les facteurs répulsifs
(section I), d'une part, et les retombées
attractives (section II), d'une autre part.
Section I. Des facteurs répulsifs
Sans pour autant sombrer dans un discours misérabiliste
qui insiste, davantage, sur les raisons et les difficultés qui poussent
le Tunisien à s'extrader de son propre pays, il y a lieu de noter que
nous nous sommes heurtés à une grande multitude de facteurs aux
sources de l'émigration tunisienne, aussi complexes que variés.
Leur enchevêtrements et influence réciproque rendent
extrêmement ardue la tâche de les classifier et de les
démarquer les uns des autres. Le phénomène migratoire
tunisien, avec sa portée et étendue propres et
spécifiques, se livre à l'observation comme étant
le produit de la conjonction de deux grandes
catégories, néanmoins différenciées, de facteurs.
Il s'agit, dans le suivant développement, d'aborder les facteurs
répulsifs en examinant les facteurs déclencheurs, dans
un premier temps (paragraphe 1), avant de procéder
à l'étude des facteurs aiguiseurs, dans un second temps
(paragraphe 2).
§1. Des facteurs déclencheurs
Les facteurs déclencheurs sont considérés
comme tels parce qu'ils sont des facteurs essentiels, dans le sens où le
phénomène migratoire tunisien n'aura pas à surgir et
jaillir s'ils ne pourraient se réaliser et survenir. Le
chômage et le sous-emploi, la
marginalité et le blocage de l'ascenseur social, et,
enfin, l'autoritarisme politique, sont autant de facteurs
insérés dans la catégorie des facteurs
déclencheurs.
Le chômage et le sous-emploi,
retombées directes d'une pression accrue sur un marché
d'emploi tunisien fort exigu et de ses faibles performances qui durent,
constituent les principales raisons à l'origine de l'éclosion du
projet migratoire et de la persistance des flux d'émigration depuis la
Tunisie. Les disparités entre les régions, en matière
d'infrastructures et d'opportunités d'investissement, privent des
franges entières de la population de débouchés
réels et génèrent une sorte de sous-employabilité
chronique qui entretient, dans ces contrées, une forte tendance à
émigrer, notamment dans la clandestinité47. Par
ailleurs, faut-il mentionner que les travailleurs diplômés ne se
trouvent guère épargnés par un chômage et une
sous-employabilité qui se sont avérés de type structurel.
Les plus éduqués, en effet, devenant
47 Voir ROUIS (Samir), « La migration
irrégulière en Tunisie : modes d'approches et techniques de
recherches », actes de l'atelier de recherche Les migrations
africaines : méthodes et méthodologie, 26-29 novembre 2008,
Rabat, Maroc, [consulté sur le Web le 12 juillet 2011]
désormais, paradoxalement, les plus
touchés48. Nombreux sont ceux qui se voient condamnés
à une sorte d'économie de débrouille au quotidien et, au
mieux, contraints à occuper des métiers disproportionnés
avec leur niveau d'instruction, voire jugés, à la limite,
pénibles et dévalorisants. Ils pensaient, jusqu'ici, pouvoir
convertir leur instruction et capital culturel en capital économique,
mais les mésaventures de la politique tunisienne de l'emploi, venue
à souffle par une certaine mode népotique d'attribution des
postes, dans les deux secteurs, public et privé, ne leur donne pas cette
possibilité. Avancés dans l'âge, de par l'allongement de
leur parcours scolaire, comme ils sont, confinés dans des postes
d'emploi précaires dépourvus d'un minimal de perspectives
promotionnelles, mais, particulièrement, empreints de rationalité
économique conduisant à un arbitrage coûts/avantages, ils
expriment leur refus de ce qui prévaut et prédomine par
l'extériorisation d'un désir de tout quitter et de partir sous
d'autres cieux. Le départ découle d'une stratégie de
maximisation du bien-être matériel, lequel demeure encore
caressé et bien mérité. A vrai dire, c'est la conjonction
entre offre locale et demande étrangère de main-d'oeuvre qui
structure le phénomène migratoire tunisien. L'émigration
tunisienne, en fait, perçue comme étant une expatriation de
main-d'oeuvre non-occupée et/ou mal-occupée, n'a pu voir le jour
sans la disponibilité de lieux potentiels d'expatriation. En d'autres
termes, elle serait liée, inextricablement, comme d'ailleurs maintes
tendances migratoires de par
48 La proportion des travailleurs qualifiés
n'a cessé d'augmenter, passant de 19,6% du flux migratoire total en
2001, à 30,0% en 2008. Malgré les efforts consentis pour
l'amélioration du système éducatif et l'augmentation des
dépenses affectées à l'éducation, qui ont
passé de 4,0% à 5,7% du PIB au cours de la même
période, la création d'opportunités d'emploi pour les
travailleurs qualifiés n'a pas suivi le même rythme. Ainsi, le
taux de chômage parmi ceux-ci a bondi de 14,8% à 21,6%, entre 2005
et 2008, en dépit d'une stabilisation du taux de chômage global
aux alentours de 14,2%, DI BARTOLOMEO (Anna), FAKHOURY (Tamirace) et PERRIN
(Delphine), Tunisie : le cadre démographique-économique de la
migration, le cadre juridique et le cadre socio-politique de la migration,
CARIM, Profil Migratoire, juin 2010, p. 2.
le monde, à ce que les spécialistes appellent un
facteur d'appel. La forte demande entretenue par le marché du travail
des pays d'accueil constitue un facteur essentiel, mais non suffisant, à
l'enclenchement du mécanisme migratoire, c'est-à-dire pour autant
que les économies des pays émetteurs demeurent dégager un
excédent de main-d'oeuvre. Les pays receveurs ont besoin de travailleurs
pour occuper des emplois, naturellement vacants, ou peu ou prou
évités par les nationaux pour diverses raisons : mal
rémunérés, peu prestigieux, nocifs et/ou dangereux pour la
santé, etc. En dernier lieu, faut-il souligner que, si
l'émigration tunisienne est bel et bien liée à un facteur
d'appel, elle ne peut être appréhendée, uniquement,
à travers le seul prisme de la demande en main-d'oeuvre des
économies des pays receveurs. Elle se prête à l'observation
comme étant le produit de données contextuelles et des pays
émetteurs et des pays récepteurs. Il s'agit, en l'occurrence,
d'un processus compensateur d'un certain déséquilibre entre offre
et demande, à la fois, de richesse et de main-d'oeuvre.
La marginalité et le blocage de
l'ascension sociale se révèlent un second facteur expliquant
le surgissement d'un fait migratoire tunisien. Un corps social qui
n'insère plus mais qui produit, désormais, des
laissés-pour-compte, enfante, inéluctablement et
simultanément, des émigrants. Les jeunes Tunisiens, dans une
société qui s'obstine à les exclure et à les
confiner dans les régions intérieures du pays et dans les
banlieues déshéritées de la capitale, se convertissent
facilement en émigrants clandestins portés à prendre le
large de la mer dans des embarcations de fortune pour rejoindre d'autres terres
auto-représentées, à tort ou à raison, comme
inclusives et plus généreuses. L'exclusion, la pauvreté et
les conditions de vie déplorables deviennent, à la fois, les
motifs et les arguments d'une jeunesse proclamant, haut et fort,
qu'elle ne fait que fuir une société qui
s'acharne à lui faire tourner le dos, voire à lui faire des
croches pieds. Par ailleurs, le déséquilibre régional
transversal sévissant dans la Tunisie pré-révolutionnaire,
et continue jusqu'à nos jours de sévir, condamne des franges
entières de la population à subir le sort de citoyens de seconde
zone. Les quelques mesures qui ont été prises en vue de
désenclaver ces régions de la Tunisie profonde, se
caractérisent par leur discontinuité et intermittence,
étant donné qu'elles n'ont été que de simples
outils pour le compte d'un pouvoir en déficit de
légitimité, plutôt soucieux d'enjeux partisans que d'un
réel équilibrage entre les régions. Ceci étant, les
aides insignifiantes qui parvenaient, jusqu'ici, étaient les instruments
de l'intériorisation et de l'enracinement d'une sorte de
clientélisme politique, discriminateur en fonction du degré de
l'allégeance et de la fidélité politiques,
véhiculeur d'un déclassement social et condamnant, parfois les
plus nécessiteux, à une captivité durable. La
marginalité devient, donc, héréditaire, dans le sens
où la marginalité produit la marginalité. La
scolarisation, souvent interrompue depuis le plus jeune âge, et
même parachevée, n'assure plus un minima de mobilité
sociale. Le plus souvent, les jeunes issus de telles catégories sociales
sont prêts à tout pour frayer le chemin de la réussite
sociale, réussite qui demeure, à leurs yeux, toujours possible,
outre-frontières. Corps et âmes ils se jettent, donc, dans des
embarcations clandestines vers les côtes italiennes, avec
l'opiniâtreté et la fierté du marginal qui refuse sa
marginalité et brave son destin. La relation entre marginalisation
sociale et émigration est d'autant plus forte qu'il ressort que ce sont
les régions tunisiennes les plus enclavées qui produisent le plus
grand nombre d'émigrants clandestins.
Les observations menées nous permettent d'avancer que
l'autoritarisme
politique, perpétué par les deux
régimes politiques qui se sont succédés à la
tête de la Tunisie post-coloniale, pourrait être saisi comme une
variable explicative d'un bon nombre de départs notamment vers le
continent européen. Assurément, les exemples des Tunisiens fuyant
le pays, suite aux exactions commises par ces deux régimes, ne manquent
pas. Cela nous ramène, donc, à évoquer une forme
spécifique de départ qui est l'exil politique. L'installation
dans le pays hôte se présente comme une stratégie pour
contourner les restrictions imposées aux libertés individuelles
et politiques et relancer une carrière d'activiste politique, jusqu'ici
obstruée par l'embrigadement hermétique de la sphère
politique nationale49. Il arrive que le changement de lieu de
résidence s'opère avec une certaine discrétion pour qu'il
ne soit pas interprété, par le pouvoir en place, comme une forme
de refus et, le cas échéant, embrouiller des liens courtois qu'on
se garde, toujours, de ne pas compromettre. Pour tout dire, sans l'ombre d'un
doute, la non-reconnaissance et la non-consécration des libertés
individuelles et collectives incarnent un autre facteur à l'origine de
l'engagement de la démarche migratoire.
La fréquence et la nature des trajectoires
spatio-temporelles des départs ne se présentent, aucunement,
comme l'effet des facteurs déclencheurs uniquement, elles sont,
en fait, ce qu'elles sont, parce que sous l'influence conjointe des
facteurs aiguiseurs.
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