RÉPUBLIQUE TUNISIENNE
PREMIER MINISTÈRE ÉCOLE NATIONALE
D'ADMINISTRATION DE TUNIS
2ème Année Cycle Supérieur
Groupe Contrôle, Inspection et Magistrature
Mémoire au titre du deuxième stage auprès
des
entreprises publiques
AUTOPSIE DU PHÉNOMÈNE MIGRATOIRE
TUNISIEN : ENTRE « RATIONALITÉ »
DE
/ 0 * 5 e ET PRAGMATISME POLITIQUE
Élaboré et soutenu par
Raef JERAD (
raefjerad@yahoo.fr)
Août 2011
L'École Nationale d'Administration de Tunis n'entend
donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans ce
mémoire. Ces opinions sont considérées comme propres
à leur auteur
« Aujourd'hui, je pars, et je me demande si cela
m'aidera à oublier Aujourd'hui, je pars, et je me demande qu'elle en
sera les conséquences Que Dieu le veuille, j'apprendrai de la
traversée avant qu'il ne soit trop tard Je sais que la
dernière étape de la traversée est la mort
Mais je suis dans l'obligation de terminer mon aventure
comme tout le monde Je n'ai pas trouvé d'autres solutions
De temps en temps, je me demande pourquoi j'existe
vraiment Je voudrais fuir la réalité, je découvre que
j'y suis attaché Les mêmes visages m'accompagnent dans mon
voyage
Chaque jour, on perd quelqu'un, mais un nouveau
arrive Tous partagent le même chagrin
Je suis croyant, convaincu que Dieu est
omniprésent
Convaincu que la mort est un droit, je ne prétends
pas à l'immortalité L'Homme existe, se débat contre le
chagrin des temps pour confirmer son Être C'est la raison pour
laquelle je me lance dans la traversée, Pourtant une traversée
qui a des limites
La vie de l'Homme, quoi qu'elle dure, à une
fin
Je pars, mais j'ai mille histoires à
raconter
Je pars, mère, rien ne sert à m'adresser des
reproches
Je suis perdu en chemin, mais ce n'est pas de ma
faute
Excuse ma désobéissance, reproche aux temps,
ne me reproche rien Je pars, mère, rien ne sert à m'adresser
des reproches
Reproche aux temps, ne me reproche rien
Excuse ma désobéissance, reproche aux temps,
ne me reproche rien Je pars sans retour
J'ai suffisamment pleuré et versé des
larmes
Les reproches ne servent à rien, à des temps
traîtres
Dans le pays des autres, je vivrai et j'oublierai le
passé [...] »
Jeune rappeur tunisien
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
PARTIE I. DES ENJEUX INDIVIDUELS
CHAPITRE I. UNE CERTAINE LOGIQUE DE L'EGO-MIGRANT
|
8
36
|
34
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Section I. Des facteurs répulsifs.
|
36
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§1. Des facteurs déclencheurs
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37
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§2. Des facteurs aiguiseurs
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41
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Section II. Des retombées attractives
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44
|
|
§1. Propulsion de la mobilité sociale
|
44
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|
§2. Affranchissement de l'Être du « local
»
|
46
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|
CHAPITRE II. UNE « RATIONALITÉ »
ENTACHÉE
|
49
|
|
Section I. Éléments d'irrationalité
|
49
|
|
§1. Le migrant risque-tout : « ça passe ou
ça casse »
|
49
|
|
§2. Le migrant manipulé : le groupe comme
stratège
|
53
|
|
|
Section II. Hypertrophie des coûts
|
55
|
|
§1. Précarité professionnelle
|
55
|
|
§2. Malaise social
|
57
|
|
|
PARTIE II. DES ENJEUX POLITIQUES
|
|
61
|
CHAPITRE I. DES AVANTAGES FORT CONVOITÉS
|
64
|
|
Section I. Des avantages immédiats
|
64
|
|
§1. Désengorgement du marché du travail
|
64
|
|
§2. Drainage de devises 66
Section II. Des avantages médiats 69
§1. Rapatriement des investissements 69
§2. Capitalisation de connaissances et « gain de
cerveaux » 71
CHAPITRE II. DES INSTRUMENTS OPÉRATOIRES 74
Section I. Rattachement à la communauté
nationale 74
§1. La religion : un marqueur culturel 74
§2. La langue arabe : outil de socialisation communautaire
76
Section II. Des mécanismes institutionnels 78
§1. Des mécanismes d'incitation 78
§2. Des mécanismes d'encadrement 80
CONCLUSION 83
ANNEXES 89
ANNEXE I. STATISTIQUES 91
ANNEXE II. TEXTES OFFICIELS 112
BIBLIOGRAPHIE 129
INTRODUCTION
Le phénomène migratoire est aussi ancien que
l'Homme lui-même. Fautil bien rappeler, à cet égard, que
l'histoire de l'Humanité est d'abord celle du peuplement progressif du
monde à partir du berceau africain. La science historique nous
révèle, de la sorte, que ce phénomène n'est pas
exclusif à l'Homme moderne, mais corrélatif à
l'Humanité toute entière, depuis qu'elle a commencé son
expansion sur terre. Partant de cela, un constat saute aux yeux, le fait
migratoire est antérieur à l'apparition des notions
d'État-nation et de frontières nationales, qui sont de
création relativement récente. Le phénomène
précède la stabilisation des populations au sein des
Etats-nations et sévit déjà avant que les
frontières de ceux-ci ne soient tracées et reconnues en tant que
telles1. Certes, les formes et les logiques de ce
phénomène se modifient profondément au cours du temps,
mais la constance et l'universalité qui l'animent et travaillent au
fond, en font un phénomène essentiel2. Bien entendu,
l'essentialisme qui y est inhérent ne touche en rien à sa nature
évolutive et très complexe. Il est dit un phénomène
plurivoque, attendu qu'il se prête aisément à une
infinité d'interprétations et d'approches pour revêtir,
enfin, une grande variété de sens et de significations. Une chose
est sûre, la réalité migratoire a toujours constitué
un indicateur global de l'état général, tant dans les
régions et sociétés émettrices que dans celles
réceptrices des flux
1 Encyclopédie Universalis, Nouvelle
Edition Multimédia, Paris, 2010.
2 BOUHDIBA (Abdelwahab), « Le poids de
l'émigration et l'avenir des rapports de l'Europe et du Maghreb »,
in Quêtes sociologiques : continuité et ruptures au Maghreb,
collection Enjeux, Cérès Edition, Tunis, 1996, p.
20.
humains. La vocation de la réalité migratoire
à s'adonner à l'observation scientifique, comme étant le
condenseur et le conteneur d'une multitude de réalités humaines
et sociologiques, explique la raison pour laquelle elle n'a cessé,
jadis, et ne cesse point, aujourd'hui, de faire l'objet d'une abondante
littérature scientifique.
I
Toute étude prétendant à l'auscultation
du phénomène migratoire propre à la Tunisie contemporaine
se devrait de le placer dans son contexte général qui est la
planétarisation des flux de tout genre, notamment ceux relatifs aux
déplacements et circulations des populations humaines. Un trait
spécifique aux migrations de l'ère contemporaine étant le
caractère mondialisé des flux de mobilité qu'elles
impliquent. Estimant la population mondiale émigrée actuelle, les
organismes spécialisés avancent le chiffre de 200 millions
émigrés de par le monde, soit environ 3% de la population
mondiale3. Compte tenu de la croissance soutenue de la population
mondiale, qui ne semble pas ralentir, et le désagrègement et
effacement, à la fois, inexorables et irréversibles des
barrières matérielles, juridiques et culturelles, ces chiffres
sont, indubitablement, promus à la hausse dans les années qui
viennent. Les populations s'interpénétreront davantage,
conséquence inéluctable d'une porosité et
perméabilité grandissantes des frontières, de quelque
sortes qu'elles soient. La mondialisation migratoire, entre autres
mondialisations, représente, aux yeux des analystes, le chemin
obligé d'une Humanité évoluant, irréversiblement,
vers une société-monde qui symboliserait la fin
3 La communauté immigrée dans certains
pays du Golfe Arabe atteint des proportions considérables. Pour le cas
particulier des Émirats Arabes Unis et du Qatar, elle dépasse les
75% de la population totale, devenant, ainsi, trois fois plus nombreuse que la
population autochtone, données recueillies auprès de l'Office des
Tunisiens à l'Étranger, en juin 2011.
des particularismes nationaux et le triomphe de
l'universalisme culturel. En effet, les déplacements
géographiques initient un processus d'acculturation et de changement des
moeurs, véhiculeur d'uniformisation et de standardisation
culturelles4. Par ailleurs, facteurs et stimulants des mouvements
migratoires parlant, beaucoup mettent l'accent sur le rôle
prédominant des modalités de fonctionnement des économies
occidentales, lesquelles économies, confrontées à une
concurrence exacerbée et davantage soucieuses de rationaliser les
coûts de production, encouragent l'arrivée d'une maind'oeuvre bon
marché, même si la tendance est aujourd'hui vers le drainage des
compétences, mutations économiques et avènement du
modèle de l'économie du savoir obligent. D'un autre
côté, la pauvreté, le sous-emploi et l'explosion
démographique qui frappent de plein fouet les pays en voie de
développement malmènent et essoufflent des populations
entières et alimentent un flux migratoire Sud/Nord. Les États,
jouissant d'un niveau et d'une qualité de vie plus élevés
que les autres, constituent, naturellement, les destinations les plus
prisées et convoitées. Somme toute, le courant migratoire reliant
les deux pôles pourrait être, métaphoriquement,
représenté comme un mouvement de systole et de diastole des
populations, entre deux espaces géographiques distincts, dans la
finalité ultime est le rétablissement d'un équilibre
démographique et de richesse.
Le chercheur se devrait, également, de placer le
phénomène migratoire tunisien dans son contexte régional,
à savoir l'espace maghrébin et les flux de populations qui s'y
dégagent5. La mer méditerranéenne a depuis
toujours constitué un espace de transit reliant les deux rives
européenne et maghrébine.
4 Encyclopédie Universalis, Nouvelle
Édition Multimédia, Paris, 2010.
5 PERRIN (Delphine), « Sémantique et
faux-semblants juridiques de la problématique migratoire au Maghreb
», in Migration Société, volume 21, n°123-124,
mai-août 2009, Paris, 2009, pp. 19-49.
La rive qui avait « un trop-plein de force,
d'énergie, de spiritualité, de main d'oeuvre, disait Abdelwahab
Bouhdiba, envoyait à l'autre bout son surplus »6.
Si l'espace méditerranéen connaissait, au
XIXème siècle, une migration Europe/Maghreb,
d'expansion et de peuplement, les deux guerres mondiales ont occasionné,
dans la rive nord, des déficits démographiques importants qui ont
provoqué un renversement de tendance et ont donné lieu à
un flux migratoire opposé Maghreb/Europe7. Les pays
européens, en pleine période de reconstruction, se
révèlent d'importants demandeurs de main-d'oeuvre
immigrée. L'ampleur de la tache était telle que les travailleurs
maghrébins n'étaient guère perçus comme une simple
force de travail occasionnelle. Aujourd'hui, les difficultés que
connaît l'Europe refrènent le mouvement et mènent au
serrage des politiques migratoires qui tendent vers une
sélectivité de plus en plus poussée que résume
l'illustre slogan : « De l'immigration subie à l'immigration
choisie »8. En dépit de ces mesures drastiques, les
spécialistes de la question observent que la solution ne se trouve,
nullement, dans un verrouillage hermétique des frontières
européennes qui ne pourrait juguler un phénomène aussi
prompt que constitue les flux migratoires maghrébins9. Le
phénomène subsistera, nulle doute, tant que subsisteront ses
6 BOUHDIBA (Abdelwahab), « Le poids de
l'émigration et l'avenir des rapports de l'Europe et du Maghreb »,
in Quêtes sociologiques : continuité et ruptures au Maghreb,
Collection Enjeux, Cérès Édition, Tunis, 1996, p.
22.
7 Voir Ibid. pp. 20-29.
8 Slogan maintes fois employé dans les
discours du Président français Nicolas Sarkozy, depuis son
ascension à la présidence de la République
Française en mai 2007. Le dit slogan trouve une assise juridique dans la
loi du 24 juillet 2006, relative a l'immigration et a l'intégration, qui
recommande, solennellement, de passer d'une « immigration subie
», dont le regroupement familial constitue la principale source,
à une « immigration choisie », par la mise en place
de mécanismes de sélection de la main-d'oeuvre.
9 LABIB (Ali), « La migration maghrébine :
de l'arr~t de la migration à l'arr~t du voyage », in OUESLATI
(Abderrazek) et BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek) (Dir.), La migration tunisienne
: état des lieux, enjeux et développement, actes du colloque
international de Gammarth, 27-28 mai 2007, Tunis, [consulté sur le Web
le 13 juillet 2011]
causes profondes et directes. Il fraudait penser,
plutôt, à transférer les richesses vers les hommes pour
éviter que ceux-ci ne se déplacent vers les
richesses10. Les configurations, politiques, économiques,
sociales et démographiques qui règnent, aujourd'hui, dans les
pays maghrébins, ne peuvent que créer, entre les deux espaces
géographiques, une sorte de pression migratoire qui serait, dans le
futur proche, inéluctable et malaisément
maîtrisable11.
II
Un autre point fondamental mérite, bel et bien,
d'être défriché dans le cadre de cette introduction
générale, il se rapporte à la problématique de
l'intégration des immigrés et de leurs descendants dans les
sociétés d'accueil, et évoque, fatalement, le devoir
d'insertion que ces sociétés doivent assumer
envers cette population minoritaire. Les trois dernières
décennies ont montrél'acuité de ces
thèmes qui ne cessent d'alimenter les débats, tant sur la
scène
politique que médiatique. Une pléthore de
concepts et de notions y font irruption, en étant utilisés tous
azimuts, parfois, pour tout dire, parfois d'autres, pour ne rien dire, des
temps, pour entériner des décisions politiques, autres temps,
pour justifier des courants idéologiques, aussi variés que
discordants. Ceci dit, (( inclusion», (( assimilation », ((
ghettoïsation », (( multiculturalisme », (( relativisme culturel
», (( discrimination positive », (( identité nationale »,
etc. s'imposent comme les outils théoriques, à la fois, des
sociologues et politologues, des activistes politiques et militants des droits
humains, pour questionner et débattre des modèles
d'intégration qui prévalent
10 SAUVY (Alfred), Richesse et population,
Payot, paris, 1943.
11 BOUHDIBA (Abdelwahab), « Le poids de
l'émigration et l'avenir des rapports de l'Europe et du Maghreb »,
in Quêtes sociologiques : continuité et ruptures au Maghreb,
Collection Enjeux, Cérès Edition, Tunis, 1996, p. 26.
dans les sociétés de résidence. En tout
état de cause, un constat objectif s'impose,
réitéré par maintes enquêtes et investigations de
terrain, il consiste à dire que les jeunes issus de l'immigration
demeurent, globalement, rivés à la classe d'appartenance de leurs
parents et victimes d'une tendance générale, s'inscrivant sur le
long terme, de systématisation de la reproduction de la force de
travail, à partir de la force de travail. On assiste, également,
au cours des décennies passées, à une montée
brusque des sentiments xénophobes et anti-immigrés, souvent
accompagnée de flambées de violences et de comportements
discriminatoires à l'égard des communautés
immigrées12. Les soubassements dogmatiques, substrats des
idéologies anti-immigrées, tirent leur consistance d'une certaine
perception hypertrophiée et ethnocentrique de l'identité
nationale, dont la pureté et l'éclat seraient
altérés par un métissage culturel prétendument
pernicieux et corrosif qu'implique une « overdose »
d'immigration. Des courants politiques, se revendiquant de l'extrême
droite, pullulent et prospèrent, autant en nombre d'adhérents que
d'électeurs, décriant l'immigration-invasion et
l'immigré-ennemi public, qui devient l'exutoire, par excellence, de tous
les maux sociaux13. Au moment de l'écriture de ces lignes, la
Norvège est le théâtre d'un double carnage, le plus
meurtrier de son histoire, dont l'auteur présumé, proche des
milieux d'extrême-droite, déclare avoir agi dans l'intention de
provoquer une prise de conscience aigüe et
généralisée et des Norvégiens et de toute l'Europe,
contre ce qu'il appelle l'invasion musulmane et la profanation et avilissement
de
12 ABOU-SADA (Georges) et MILET
(Hélène) (Dir.), Générations issues de
l'immigration. Mémoires et devenirs, actes de la table ronde de
Lille, 12-14 juin 1985, Arcantère Éditions, Paris, 1986 ;
RUDE-ANTOINE (Edwige), Jeunes de l'immigration. La fracture juridique,
Éditions Karthala, Paris, 1995.
13 Voir ALDEEB ABU-SAHLIEH, (Sami), « La
migration dans la conception musulmane », in Migration
Société, volume 8, n°45, mai-juin 1996, Paris, 1996,
pp. 5-26 ; voir POIZAT (Thérèse), « La migration dans la
conception chrétienne », in Migration Société,
volume 8, n°45, mai-juin 1996, Paris, 1996, pp. 27-37.
l'identité chrétienne-arienne du continent
européen qu'entrainent les vagues d'immigration qui s'y déversent
durant les décennies passées14. De telles
idéologies, au fond contestataires de l'ordre établi, ne pourront
que prospérer sur le terreau d'une Europe, dont le modèle de
construction supra-nationale fait du surplace pour ne pas dire qu'il fait de la
marche arrière, et qui sort amoindri d'une pesante crise
financière et économique. Certes, l'Europe ne saurait faire venir
des travailleurs dont elle n'a pas besoin, il n'y a rien de plus
légitime. Néanmoins, les politiques migratoires
européennes doivent être menées dans le respect stricte et
intégral de la dignité de la personne humaine et des normes
universelles des droits de l'Homme, et en application des conventions relatives
aux droits des migrants, réguliers soient-ils ou irréguliers. Il
faut dire que, jusqu'à ces jours-ci, immigrer ne s'est pas encore
érigé en un droit universel, en d'autres termes,
immigrer demeure, toujours, une faveur discrétionnaire.
III
Une variété de concepts reviendront avec
récurrence et meubleront les analyses et les développements du
présent mémoire. Nous ne saurons nous passer d'une clarification
préalable de ces concepts pour pouvoir saisir leurs significations
propres et les nuances, parfois extrêmement fines, qui les
différencient et les démarquent. Emigration, immigration,
migration, migration clandestine, émigré, émigrant,
immigré, migrant, rationalité, et, enfin, pragmatisme
politique, sont autant de concepts que nous proposons d'éclaircir
et élucider ici-bas. Parler d'émigration suppose qu'on
se place du côté du pays de départ pour qualifier l'action
par laquelle on quitte son pays
14 Un double attentat a lieu le jour du 22 juillet
2011, faisant, selon les services de la police norvégienne, 76 morts et
une centaine de blessés.
pour aller s'établir dans un autre.
L'immigration, par contre, suppose qu'on se place du côté
du pays d'arrivée, et donc, désigne l'arrivée dans son
pays de personnes étrangères qui viennent s'y installer. Parler
de migration, implique, plutôt, un regard neutre, il ne
désigne ni le départ ni l'arrivée, mais le simple
déplacement géographique des individus d'un pays à un
autre afin de s'y installer. L'expression migration clandestine est
utilisée pour qualifier le phénomène que constitue la
sortie d'individus d'un pays ou leur entrée sur le territoire d'un
autre, sans autorisation légale, que ce soit par voie maritime,
terrestre ou aérienne. L'émigré est celui qui
quitte son pays d'origine en vue de s'établir, durablement, dans un
autre. Le substantif émigrant se différencie,
légèrement, du précédent et renvoie à celui
qui quitte son pays au moment précis oü il est en train de le
faire. Parler d'immigré présuppose un positionnement du
côté du pays d'installation et renvoie à la personne venue
s'installer dans un pays, autre que son pays d'origine. Le substantif
migrant, implique un regard neutre et qualifie celui qui est en train
de se déplacer d'un pays à un autre pour y résider. Le
concept de rationalité évoque, dans les sciences
humaines et sociales, une conduite cohérente et optimale de l'individu
par rapport à ses propres buts fixés au préalable. En
économie, nous trouvons la notion d'acteur rationnel, hypothèse
centrale et clé de voûte des analyses et anticipations des
comportements des agents économiques. Ceux-ci sont censés
poussés et portés à satisfaire, au mieux, leur
intérêt et bien-être personnels, qui incluent,
naturellement, la maximisation des avantages matériels mais, aussi,
autres avantages non-matériels, tels par exemple le prestige et l'aura
sociaux, l'estime de soi, etc. La rationalité de l'individu serait, dans
les faits, limitée par les habitudes et les réflexes, les valeurs
personnelles et sociétales, la perception et les représentations
du contexte, l'étendue des connaissances et l'adéquation des
informations avec la
réalité objective. En somme, le concept de
rationalité, ainsi étayé et appliqué au cas
spécifique de l'émigration tunisienne, objet de notre
étude, postule que l'émigré tunisien est un acteur
rationnel, c'est-à-dire qu'il se décline, purement et simplement,
rigueur scientifique oblige, comme un acteur « égoïste
», motivé, en exclusivité, par la maximisation de son
propre intérêt et bien-être. Quant au pragmatisme, il s'agit
d'une doctrine qui prend pour critère de vérité, d'une
idée ou d'une action, sa valeur pratique et son incidence positive sur
le réel. Cela dit, le pragmatisme politique est une attitude
selon laquelle la réussite pratique de la pensée et de l'acte
politiques est le seul critère permettant de juger l'opportunité
et le bien-fondé de ces pensées et actes. Autrement dit, ces
pensées et actes ne peuvent être considérés comme
tels que s'ils ont l'aptitude d'agir sur le réel et l'existant. Dans ce
sens, appliqué à la politique, le pragmatisme serait une attitude
qui valorise l'efficacité et la mise en pratique de ce qui fonctionne
réellement, sans prendre en compte des à priori
idéologiques ou des jugements de valeurs éthiques. Une politique
pragmatique est, de ce fait, une politique tournée vers le monde
réel, une politique réaliste et efficace, qui privilégie
les résultats positifs concrets plutôt que d'autres
considérations abstraites. Ceci étant, nous pensons que la
politique, étant l'art du possible, non seulement gagne à
être pragmatique, mais, encore, elle se doit de l'être. Nous tenons
également à expliquer que la qualification, par le chercheur,
d'une quelconque politique gouvernementale de pragmatique, n'implique aucun
jugement de valeur péjoratif ou stigmatisant, mais, trouve,
plutôt, ses justifications dans l'insertion des faits
étudiés dans les moules conceptuels et théoriques
existants, outils du chercheur en sciences humaines et sociales, auxquels il
est contraint d'y recourir afin de rendre l'objet de son étude plus
intelligible et
plus accessible à l'entendement humain15.
IV
La Tunisie, Régence ottomane, était, à la
fois, une terre réceptrice de migrants venus de Turquie, et une terre de
passage et d'implantation pour les habitants des régions
frontalières, et que le nomadisme les prédispose à y
pénétrer et séjourner, se prévalant de l'absence de
lignes frontalières fixes et précises. La Tunisie, protectorat
français, subit, plus ou moins, une colonisation de peuplement et
devient une terre d'installation des ressortissants Français, Italiens
et Maltais16. Néanmoins, l'irruption du fait colonial dans la
société tunisienne suscite un changement de tendance, et fait
désormais de la Tunisie un territoire, plutôt, d'émission
que de réception de flux migratoires. Il s'agit, donc, dans ce qui suit,
d'essayer de déceler les moments-clés du phénomène
migratoire tunisien qui vont nous permettre, in fine, de saisir la
trajectoire et l'évolution générales qui le
caractérisent et lui donne sa configuration et consistance actuelles.
Les premiers départs des Tunisiens se produisent à
l'époque du protectorat français évoquant ainsi
le bouleversement d'une société à dominante
rurale et traditionnelle, en proie à l'assujettissement politique et
confrontée au modernisme culturel de l'Occident. Le
phénomène migratoire fut, donc, à son origine,
provoqué par la puissance coloniale qui n'a pas hésité,
elle aussi, à encourager les départs vers la métropole. En
effet, la France n'a pas manqué de puiser dans la Tunisie de la
main-d'oeuvre pour ses industries manufacturières, et des soldats
pour
15 BOUHDIBA (Abdelwahab), « Vicissitudes de la
sociologie ou sociologie de la vicissitude », in Quêtes
sociologiques : continuité et ruptures au Maghreb, Collection Enjeux,
Cérès Édition, Tunis, 1996, pp. 9-19.
16 KASSAR (Hassan) et TABAH (Léon) (Dir.),
Émigration tunisienne en France et problématique du retour,
Mémoire en vue de l'obtention du Diplôme des Études
Approfondies en SocioÉconomie du Développement, École des
Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, 1989, p. 8.
renforcer ses effectifs militaires pendant les deux guerres
mondiales17. Dans la période allant de l'ascension à
l'indépendance jusqu'au début des années
1970, l'émigration tunisienne connaît sa phase
pionnière et son age d'or. Durant les toutes premières
années de l'indépendance, on assiste à une vague de
départs, spontanés et non institutionnalisés. Le reflux
des Français à la métropole entraine à ses trousses
un bon nombre de Tunisiens, certains particulièrement attachés
à la colonie française, d'autres craignant la nouvelle donne que
constitue le désengagement de la France du pays. Ce fut, notamment, le
cas des Juifs tunisiens qui représentent, à l'époque, la
quasimajorité des embarqués18. Plus tard, la France
d'après-guerre, en pleine phase de reconstruction et en quête de
relance économique, fait venir sur son sol plusieurs dizaines de
milliers de Tunisiens pour pallier aux problèmes de stagnation
démographique et de pénurie de main-d'oeuvre, et donne, ainsi, un
autre élan au phénomène migratoire tunisien, qui devient
moins intermittent et discontinu et commence à se stabiliser et à
s'inscrire dans le temps19. Au cours de la décennie 1960, la
mise en place d'une politique de collectivisation des terres agricoles,
inspirée du modèle yougoslave, arrachent des pans entières
de la population à leurs terres et engendre une augmentation manifeste
des taux de chômage et d'exode rural, et fait sombrer le pays dans une
phase d'instabilité politique et sociale. A la recherche d'issues, le
Gouvernement tunisien commence à saisir l'opportunité d'une
éventuelle instrumentation du fait migratoire et prend conscience des
avantages qu'il
17 Selon les autorités tunisiennes, le
nombre des Tunisiens servant dans les effectifs de l'Armée
Française atteint, en 1954, 4 800 personnes, voir Rapport du
Comité Technique de l'Office des Travailleurs Tunisiens à
l'Étranger, juin 1985.
18 TOIGO (Moreno), « Emigration,
développement et dépendance : le cas de la Tunisie », in
Migrations Société, volume 6, n°32, mars-avril
1994, Paris, 1994, p. 62.
19 KASSAR (Hassan) et TABAH (Léon) (Dir.),
Emigration tunisienne en France et problématique du retour,
Mémoire en vue de l'obtention du Diplôme des Études
Approfondies en SocioEconomie du Développement, Ecole des Hautes Etudes
en Sciences Sociales de Paris, 1989, p. 11.
pourrait en tirer. Un accord de main d'oeuvre franco-tunisien
fut conclu, en 1963, permettant aux Tunisiens de disposer de facilités
comparables à ceux déjà accordées aux
Algériens et Marocains20. Multiples accords bilatéraux
s'ensuivent et le furent également avec d'autres pays receveurs
potentiels de travailleurs tunisiens, ce qui permet aux autorités
d'affermir davantage leur emprise sur le flux migratoire national21.
Depuis le milieu des années 1970 jusqu'à la fin des
années 1980, l'émigration tunisienne esquisse une nouvelle
phase marquée par maintes transmutations et renversements de tendances.
Subséquemment aux chocs pétroliers et crises économiques
qui jalonnent la décennie 1970, les puissances industrielles
interrompent subitement les flux d'immigration et arrêtent des politiques
migratoires restrictives. La France, non seulement cesse d'être la
destination première des Tunisiens, mais, plus encore, elle lance un
vaste programme d'aide au retour et à la réinsertion des
immigrés dans leur pays d'origine qui débouche, finalement, sur
quelque 40 000 retours en Tunisie22. L'État tunisien fut
contraint, dès lors, de chercher
20 L'application effective de la convention de
1963, venant officialiser un phénomène qui a commencé
spontanément, n'aura lieu qu'en 1969, par la volonté du
Gouvernement français voulant répliquer à la
décision unilatérale de nationalisation des terres des colons
européens, prise par le Gouvernement tunisien en 1964.
21 A titre d'exemple, un accord de main-d'oeuvre fut
signé avec l'Allemagne fédérale en 1965. Un autre accord
fut signé avec la Libye, en 1971, qui, après avoir
découvert d'importants gisements pétroliers, connaît un
boom productif qui l'incite à devenir un pays importateur de force de
travail étrangère, voir TOIGO (Moreno), « Émigration,
développement et dépendance : le cas de la Tunisie », in
Migrations Société, volume 6, n°32, mars-avril
1994, Paris, 1994, p. 60.
22 TAAMALLAH (Khemaïes), « Mutations
socio-démographiques et intégration des Tunisiens en France
», in OUESLATI (Abderrazek) et BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek) (Dir.), La
migration tunisienne : état des lieux, enjeux et développement,
actes du colloque international de Gammarth, 27-28 mai 2007, Tunis,
[consulté sur le Web le 13 juillet 2011] ; voir TAAMALLAH
(Khemaïes), Les travailleurs tunisiens en France. Aspects
socio-démographiques, économiques et problèmes de retour,
Publication de l'Université de Tunis, Imprimerie Officielle de la
République Tunisienne, 1980 ; voir KASSAR (Hassan) et TABAH
(Léon) (Dir.), Emigration tunisienne en France et
problématique du retour, Mémoire en vue de l'obtention du
Diplôme des Études Approfondies en Socio-Économie du
Développement, École des Hautes Études en Sciences
Sociales de Paris, 1989, p. 11.
de nouveaux marchés de travail et met le cap sur la
Lybie et les pays du Golfe Arabe qui ne tardent pas à ouvrir leurs
portes devant l'excédent de la maind'oeuvre tunisienne. D'autres
destinations sont découvertes comme l'Espagne, la Grèce ou
l'Italie, laquelle commence à enregistrer, à cet instant,
l'arrivée des premiers Tunisiens. Toutefois, une chose mérite
d'être signalée, l'arrêt de l'émigration officielle
vers la France n'empêche pas plusieurs milliers de Tunisiens de s'y
introduire en faux touristes et, donc, de s'y installer et travailler
illégalement. En 1981, année de l'accession de la Gauche
française au pouvoir, le gouvernement Mauroy prend l'initiative de
régulariser la situation de la totalité des immigrés en
situation irrégulière. La communauté tunisienne arrive
à la tête des communautés étrangères avec 22
000 régularisations23. La phase actuelle que connaît le
phénomène migratoire tunisien débute à partir
des années 1990. Depuis, on constate une diversification de plus en
plus grande des destinations, puisque des Tunisiens partent désormais
vers les pays scandinaves, l'Amérique du Nord, l'Afrique Noire,
l'Australie, etc.24. La croissance des effectifs résidents en
Europe ne fléchit point, étant donné la floraison de la
pratique de l'immigration clandestine et la reconduction des programmes de
regroupement familial qui permettent à un bon nombre de travailleurs
tunisiens d'être rejoints par les membres de leurs familles25.
Les pays du Golfe demeurent fort attractifs compte tenu des possibilités
d'emploi et des niveaux élevés de rémunération que
les économies pétrolières pourraient se permettre. Nous ne
pouvons
23 MABROUK (Sonia), « Un diplôme pour un
visa », in Jeune Afrique, 27 avril 2008, pp. 71-72.
24 HAMIDA (Cyrine), « L'histoire et
l'évolution de l'immigration tunisienne en Allemagne », in OUESLATI
(Abderrazek) et BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek) (Dir.), La migration tunisienne
: état des lieux, enjeux et développement, actes du colloque
international de Gammarth, 27-28 mai 2007, Tunis, [consulté sur le Web
le 13 juillet 2011]
25 ESCALLIER (Robert), « Une région
bouleversée par les flux migratoires », in LACOSTE (Camille et
Yves) (Dir.), /'État duio nrxrei, Cérès
Édition, Tunis, 1991, pp. 96-97.
clôturer cet aperçu historique sans mentionner la
vague tsunamique d'émigrés clandestins qui a
déferlé, ces derniers temps, sur les côtes italiennes,
profitant d'une léthargie des pouvoirs publics tunisiens qui sortent
désorientés d'un soulèvement populaire sans
précédent. Ce déferlement humain a embrouillé les
relations diplomatiques de l'Italie avec ses voisins, notamment la France. Des
voix se sont levées un peu partout dans l'Europe des vingt-sept pour
dénoncer et fustiger la mauvaise gestion de ces flux, tout en suspectant
l'Italie d'encourager ces nouveaux arrivants à franchir ses
frontières en direction d'autres pays membres. Quoi qu'il en soit,
l'histoire nous renseigne que lorsque des secousses d'une telle ampleur se
produisent, des mouvements de population pareils deviennent, à la
limite, inéluctables. La Tunisie, jadis espace émetteur de flux
humains, tend, de nos jours, à se convertir en un espace
récepteur et de transit, spécialement pour les populations de
l'Afrique subsaharienne. Au cours des dernières années, la
communauté subsaharienne en Tunisie, notamment estudiantine, a nettement
progressé et diversifié. Le territoire tunisien devient aussi un
véritable pont de passage pour des milliers de migrants subsahariens
souhaitant pénétrer dans l'espace européen d'une
manière irrégulière26.
V
Depuis l'éclosion du phénomène migratoire
national, le profil économique et socio-démographique du migrant
tunisien ne demeure pas inchangé et invariable. Au tout début,
les candidats à l'émigration sont, pour
26 BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek), « La migration
de transit en Tunisie : état des lieux et impacts et avancement de la
recherche sur la question », CARIM, Note analytique n°2009-16,
p. 2 ; voir BOUBAKRI (Hassan) et MAZELLA (Sylvia), « La Tunisie entre
transit et immigration : politiques migratoires et conditions d'accueil des
migrants africains à Tunis », in Autrepartno. 36, IRD,
2006.
la plupart, originaires des milieux ruraux et sans aucune
qualification particulière. A l'image des autres flux migratoires
maghrébins, l'émigration tunisienne est composée, pour
l'essentiel, de jeunes hommes célibataires qui perçoivent leur
départ comme une entreprise individuelle et temporaire27. Les
taux élevés de masculinité et de célibat
constituent des variables objectives qui limitent, de facto, le projet
migratoire dans le temps et suggèrent le retour dans l'avenir le plus
proche. Les émigrés des premières années de
l'indépendance sont, pour la plupart, des Tunisiens de confession juive
ou des commis de l'administration française disposant d'un niveau de
qualification plus ou moins élevé28. Par la suite, le
phénomène s'accentue et se ravive et on assiste à la
multiplication de foyers d'émigration, notamment dans le Sud du pays,
tels Djerba, Tataouine, Gomrassen, etc.29. La vigueur et
l'opérationnalité de la solidarité sociale qui
caractérise ces communautés sudistes permettent d'établir
une sorte de pont migratoire entre ces régions et le territoire
français. À la fin des années 1960, l'émigration,
jusqu'ici, à dominante rurale et paysanne, s'étend à
d'autres couches sociales et attire de plus en plus les populations urbaines.
Les émigrants empruntent, généralement, l'axe traditionnel
Marseille-Paris-Lyon, que constituent ces grands bassins de l'emploi de la
France du début des années 1970, ce qui fait de la migration
tunisienne une migration, plutôt, prolétarienne,
caractérisée par une forte dépendance vis-à-vis du
salariat et du marché de l'emploi du pays récepteur. À la
fin des années 1970, la migration masculine et célibataire perd
du terrain face à une migration devenue plus féminine et
familiale, sous
27 KASSAR (Hassan) et TABAH (Léon) (Dir.),
Emigration tunisienne en France et problématique du retour,
Mémoire en vue de l'obtention du Diplôme des Études
Approfondies en SocioÉconomie du Développement, École des
Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, 1989, p. 24.
28 Ibid., p. 10.
29 Ibid., pp. 13-14.
l'effet conjoint des mesures de regroupement familial et des
programmes d'aide au retour et à la réinsertion30.
Aujourd'hui, la structure sociodémographique de la diaspora tunisienne
enregistre des mutations importantes. Rajeunissement, féminisation, et
tertiarisation de l'emploi constituent les tendances les plus
marquantes31. Par ailleurs, la migration tunisienne, conçue
à l'origine comme une migration de main-d'oeuvre, temporaire et
provisoire, commence progressivement à se transmuer en une migration
d'installation. Signalons, en outre, la prolifération récente
d'un type bien particulier de départ qu'est l'émigration
estudiantine, notamment vers les pays de l'Europe de l'Est, tels l'Ukraine et
la Roumanie. Les dernières enquêtes réalisées
portent, en fait, à 5% la proportion des étudiants tunisiens
poursuivant leur enseignement supérieur à
l'étranger32.
VI
L'État tunisien, ne pouvant laisser le
phénomène migratoire déborder et échapper à
son emprise, lui crée des institutions d'encadrement et de
canalisation et lui élabore un cadre juridique
régulateur. Quant aux institutions, nous remarquons qu'elles
sont constituées et réformées au gré des
30 KASSAR (Hassan), « Femmes et migration,
émergence de nouvelles formes : premiers résultats de l'enquete
réalisée auprès des étudiantes tunisiennes de la
F.S.H.S.T », in OUESLATI (Abderrazek) et BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek)
(Dir.), La migration tunisienne : état des lieux, enjeux et
développement, actes du colloque international de Gammarth, 27-28
mai 2007, Tunis, [consulté sur le Web le 13 juillet 2011]
31 La tendance à la tertiarisation s'inscrit
dans un mouvement plus global qui affecte les économies industrielles.
Il s'agit d'un tertiaire dévalorisé, offrant des travaux souvent
salissants et pénibles, et correspondant à des emplois de
manoeuvres, précaires et peu payés, voir TALHA (Larbi), « La
main-d'oeuvre émigrée en mutation », in LACOSTE (Camille et
Yves) (Dir.), /'État du MDTAreE, Cérès
Édition, Tunis, 1991, p. 500.
32 DUBOIS (Thomas), « Pression
démographique et migrations étudiantes au Maghreb », in
OUESLATI (Abderrazek) et BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek) (Dir.), La migration
tunisienne : état des lieux, enjeux et développement, actes
du colloque international de Gammarth, 27 et 28 mai 2007, Tunis,
[consulté sur le Web le 13 juillet 2011]
conjonctures socio-politiques que vit le pays et à
l'aune des changements et renversements de tendances qui affectent le fait
migratoire. L'une des premières structures intervenant dans le champ
migratoire, citons l'Office de la Formation Professionnelle et de
l'Emploi33. Créée en 1967, elle s'est vue assigner la
tâche de la gestion des flux migratoires des travailleurs tunisiens vers
les pays demandeurs34. Cette structure fut réformée,
en 1973, pour devenir désormais l'Office des Travailleurs Tunisiens
à l'Étranger, de l'Emploi, et de la Formation
Professionnelle35, signe d'une volonté politique vers la
préservation de liens solides avec la diaspora tunisienne et son
rattachement à la communauté nationale. Un nombre de
réformes et restructurations s'en suivent, durant les années 1970
et 1980, que nous avons jugé peu utile de les étaler dans le
cadre qui nous est imparti, jusqu'à la création, en juin 1988, de
l'Office des Tunisiens à l'Étranger36, dont la mission
principale est de fournir au Gouvernement les données nécessaires
lui permettant d'arrêter et de mettre en exécution « une
politique d'encadrement et d'assistance aux Tunisiens résidents à
l'étranger »37. Les activités
menées par cette structure ont trois vocations principales. Une vocation
sociale qui consiste dans des prestations d'appui et d'assistance, à la
fois, pour les Tunisiens installés à l'étranger, pour ceux
de retour au pays, ainsi que pour les familles d'émigrés
restées au pays. Une vocation économique dont l'objectif est de
faire participer les émigrés tunisiens au développement
national à travers l'incitation à l'épargne et à
l'investissement dans le pays. Enfin, une
33 O.F.P.E
34 Cette structure avait initialement pour
objectifs l'organisation du marché de l'emploi, ainsi que la formation
professionnelle. Mais elle s'est trouvée, de par l'intensité du
flux migratoire vers la France, orientée vers l'organisation de
l'émigration officielle ; voir SIMON (Gildas), L'espace des
travailleurs tunisiens en France, Poitiers, 1979, pp. 150-160.
35 O.T.T.E.E.F.P
36 O.T.E
37 Fut créé en vertu de la loi
n°88-60 du 2 juin 1988.
vocation culturelle ayant trait à l'enracinement, chez
les membres de la communauté émigrée, et
spécialement chez les nouvelles générations, des valeurs
identitaires et culturelles spécifiques à la Tunisie en tant
qu'entité nationale. L'Agence Tunisienne de Coopération
Technique38 est une autre institution de taille qui intervient dans
le champ migratoire. Créée en avril 1972, elle incarne une
volonté politique vers la régulation et l'institutionnalisation
d'un phénomène naissant que constitue la mobilité des
compétences et cadres tunisiens39. L'identification, la
sélection et le placement à l'étranger de ces
compétences et cadres constituent les principales missions qui lui sont
dévolues. Selon les dernières estimations officielles, quelques
10 000 tunisiens sont en mesure de bénéficier, actuellement,
d'opportunités de travail à l'étranger grace à ce
mécanisme. Ils exercent, pour la plupart, dans les domaines de
l'éducation, de l'enseignement supérieur, des activités
pétrolières, de la santé et de l'agriculture. L'Agence
Nationale pour l'Emploi et le Travail Indépendant40,
créée en février 1993, se chargeant de mettre en oeuvre la
politique gouvernementale d'emploi, procède, entre autres, au placement
de la main d'oeuvre tunisienne à l'étranger, mais se distingue,
toutefois, par un champ d'intervention plus large et moins
élitiste41. Nous ne pouvons passer sans mentionner le
rôle primordial que joue le Ministère des Affaires
Étrangères dans l'encadrement de la diaspora tunisienne et la
contribution dans la gestion du flux migratoire en général.
À travers ses représentations consulaires qui couvrent la
quasi-totalité des pays de résidence, il veille à
l'inscription et au recensement périodiques des Tunisiens
émigrés, et se charge, dans l'ensemble, de l'aspect
procédural et
38 A.T.C.T
39 Fut créée en vertu de la loi
n°72-35 du 27 avril 1972.
40 A.N.E.T.I.
41 Fut créée en vertu de la loi
n°93-11 du 17 février 1993.
administratif de l'émigration.
Les premières années de l'indépendance
passées, le pouvoir bourguibien se charge d'assujettir le fait
migratoire, qui ne cesse d'investir la
sociététunisienne, à un cadre
juridique spécifique, qu'on n'a pas arrêté, depuis,
de
parfaire et accommoder à l'aune des transformations qui
affectent le profil migratoire du pays. Au fur et à mesure que le
phénomène migratoire s'étend et s'intensifie, on assiste
à un foisonnement des textes juridiques applicables. Plusieurs
conventions de main-d'oeuvre furent conclues avec les pays de destination,
européens et arabes. La convention avec la France, entrée en
vigueur en 1969, représente la première mesure importante dans le
contrôle et la gestion des effectifs migratoires. L'objectif étant
d'étatiser l'émigration vers ce pays et de substituer au
mouvement anarchique et spontané une émigration
contrôlée par des procédures administratives communes,
coordinatrices et rationalisantes de l'offre et de la demande de main-d'oeuvre
entre les deux pays. Il y a lieu d'évoquer aussi la loi du 08 mars 1968,
régissant la situation des étrangers en Tunisie, et la loi du 14
mai 1975, relative aux passeports et aux documents de voyage, qui organisent
l'entrée et la sortie du territoire national tout en pénalisant
le franchissement irrégulier des frontières, et par les
étrangers et par les nationaux. Par ailleurs, la Tunisie ratifie un
accord d'association euro-méditerranéen, entrant en vigueur 1998,
dont le volet social l'enjoint à lutter contre l'émigration
irrégulière. En février 2004, les pouvoirs publics
apportent une grande réforme au dispositif juridique se rapportant au
phénomène migratoire, à peine deux mois après la
promulgation d'une nouvelle loi contre le terrorisme, et renforcent les
sanctions pénales relatives au franchissement irrégulier des
frontières. Une nouvelle stipulation juridique fait jour, celle
prévoyant la pénalisation de
l'absence de dénonciation de l'émigration
irrégulière, qui inclut même les personnes
protégées par le secret professionnel42.
VII
Prétendre à l'exploration et à la
décortication du phénomène migratoire tunisien implique la
considération et l'examen des données quantitatives qui en
pourraient être déduites. La lecture des données
statistiques fournies par la Direction Générale des Affaires
Consulaires, relatives à l'année 201043, nous indique
que 1 098 212 Tunisiens résident à l'étranger, soit
presque 10% de l'ensemble de la population tunisienne, autrement dit un
Tunisien sur dix. La majorité écrasante de la population
émigrée est installée en Europe, soit plus des 4/5. Compte
tenu des raisons historiques et politiques sous-jacentes, c'est la France qui
accueille la communauté tunisienne émigrée la plus
nombreuse, soit 598 504 Tunisiens, ce qui revient presque à la
moitié de la population émigrée. La communauté
tunisienne occupe de la sorte la troisième place parmi les
communautés maghrébines vivant en France, après les
communautés algérienne et marocaine44. Si les membres
de la diaspora tunisienne sont, majoritairement, des ouvriers, soit 246 550,
les enquêteurs observent que la proportion des cadres, des professions
libérales et des étudiants ne cessent de s'accroitre durant les
années écoulées, et, aujourd'hui, ils sont,
respectivement, 22 235, 29 531, et 26 082, à y résider. L'Italie,
en
42 DI BARTOLOMEO (Anna), FAKHOURY (Tamirace) et
PERRIN (Delphine), Tunisie : le cadre
démographique-économique de la migration, le cadre juridique et
le cadre socio-politique de la migration, CARIM, Profil Migratoire, juin
2010, p. 4.
43 Données recueillies auprès de la
Direction Générale des Affaires Consulaires, en juin 2011, voir
ANNEXE I.
44 OUESLATI (Abderrazek), « La migration
tunisienne en France, 40 ans après, une nouvelle photographie entre ici
et là-bas », in OUESLATI (Abderrazek) et BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek)
(Dir.), La migration tunisienne : état des lieux, enjeux et
développement, actes du colloque international de Gammarth, 27-28
mai 2007, Tunis, [consulté sur le Web le 13 juillet 2011]
accueillant 152 721, se classe deuxième après la
France en nombre de Tunisiens qui y sont installés. L'Allemagne vient
dans le troisième rang des pays européens, et le quatrième
rang à l'échelle mondiale, avec 85 532 Tunisiens. C'est la Libye,
en fait, qui occupe la troisième place à l'échelle
mondiale avec 87 177 émigrés Tunisiens, dont la
quasi-totalité est résidente à Tripoli. Dans l'ensemble,
la diaspora tunisienne est composée d'une majorité masculine,
soit 64,41% d'hommes (707 409), contre 35,59% de femmes (390 803).
Néanmoins, selon d'autres sources, la répartition hommes/femmes
bascule en faveur du sexe féminin dans certains pays du Moyen Orient
tels la Jordanie, le Koweït et la Palestine, ce que certains analystes
expliquent par la tendance des femmes tunisiennes à se marier avec les
autochtones des trois pays sus-mentionnés. Par ailleurs, la part des
ouvriers, qui était prédominante jusqu'aux années 1980,
tend à s'amenuiser pour représenter, aujourd'hui, un peu moins de
la moitié des effectifs, soit 44,32% (482 503), tandis que les cadres et
les professions libérales voient leur part progresser pour atteindre,
respectivement, 5,54% (60 346), et 5,05% (54 911). Il est intéressant de
remarquer, d'un autre côté, que 16,36% de la diaspora tunisienne
est dite « sans occupation » (178 040), catégorie
incluant les chômeurs, les retraités et les femmes au foyer. Le
rajeunissement de cette diaspora est perceptible à travers les
proportions grandissantes, à la fois, des enfants de moins de six ans et
des élèves qui cumulent, conjointement, 24,46% de l'ensemble de
la population émigrée (267 378). Il y a lieu de rappeler, en
définitive, que ces chiffres sont voués à la contestation
et semblent être sous-estimés, étant donné qu'ils ne
prennent en compte que les personnes déclarées aux
représentations consulaires. Ceci étant, les sans-papiers, une
partie non négligeable de la troisième génération,
et nombre d'enfants issus des mariages mixtes, ne sont pas comptabilisés
et ne peuvent figurer dans les statistiques
officielles puisqu'il est extrêmement ardu de les
décompter avec précision, voire même d'en cerner,
approximativement, le nombre45. Une chose est sûre :
l'incertitude et la variabilité des statistiques officielles nous
renseignent tant, sur l'insaisissabilité et la versatilité du
phénomène migratoire national
étudié46.
VIII
L'ambition de ce mémoire serait d'autopsier, de
décrypter, proprement dit, le phénomène migratoire
tunisien pour en saisir l'essence propre. Au-delà des idées
préconçues et standardisées, véhiculées tant
sur la scène politique que médiatique, venant altérer et
défigurer la signification de ce phénomène complexe, il
s'agit d'essayer de répertorier ses causes profondes et de
déterminer les façons par lesquelles, à la fois, les
structures sociétales et l'imaginaire collectif, concourent à
provoquer le désir du tunisien à émigrer vers le
« paradis perdu ». Dans cette perspective d'analyse,
par-delà un simple listing des causes sociales, économiques,
politiques, etc., provoquant l'idée d'émigrer, lequel listing
serait réducteur et frivole, nous allons tenter de
pénétrer la logique propre au migrant tunisien-personne, chacun
selon son profil particulier. En dépit de ce qui est admis, la
décision d'émigrer est loin d'être une décision
fortuite et prise à la hate. Couronnant un processus d'évaluation
coûts/avantages, elle serait en effet « rationnelle »,
tout au moins contenant des éléments de rationalité.
Autrement dit, pour décrypter ne seraitce qu'une partie du
phénomène, nous pensons qu'il est impératif de se mettre
à la place du migrant tunisien, pour saisir la manière avec
laquelle il se
45 Voir DI BARTOLOMEO (Anna), FAKHOURY (Tamirace)
et PERRIN (Delphine), Tunisie : le cadre
démographique-économique de la migration, le cadre juridique et
le cadre socio-politique de la migration, CARIM, Profil Migratoire, juin
2010.
46 Voir ANNEXE I.
représente sa propre condition au sein de sa
société d'origine, les tensions qu'il vit avec, et la
signification qu'il donne à l'action d'émigrer, pour tenter, en
définitive, de reconstituer les composantes du contexte
général en tant que cadre et soubassement du
phénomène sus-mentionné. Par ailleurs, nous sommes
persuadés qu'une compréhension satisfaisante du
phénomène migratoire national n'est possible qu'avec
l'intégration des enjeux politiques éventuels comme axe
d'analyse. Ceci étant, l'émigration tunisienne, en sus des enjeux
individuels, est, en même temps, un réceptacle des enjeux
collectifs qui se rapportent à toute une communauté nationale.
Notre tâche serait, en l'occurrence, d'étudier l'éventail
des actions des pouvoirs publics en matière de gestion du flux
migratoire et de prise en charge des émigrés tunisiens dans les
pays de résidence. Exportation de l'excédent de main d'oeuvre,
qualifiée et non-qualifiée, désengorgement du
marché du travail local, drainage de devises, rapatriement des
investissements, capitalisation de connaissances et « gain de cerveaux
», constituent, entre autres, quelques pistes qui peuvent nous
éclairer davantage sur le pragmatisme politique qui se faufile et
s'insinue dans les pratiques gestionnaires du flux migratoire tunisien.
Le mémoire sera une tentative pour répondre
à la problématique suivante : parlant du
phénomène migratoire tunisien, comment l'incorporation de
nouveaux axes de recherche, à savoir la « rationalité
» de l'émigré et le pragmatisme politique,
permettent-ils de surpasser les représentations standardisées et
simplistes y afférentes et, dès lors, prélever une
fidèle « échographie » permettant de sonder et
de pénétrer la nature véritable du phénomène
?
Appréhendant la migration tunisienne, essentiellement,
comme donnée
phénoménale, usant des concepts que fournit la
Sociologie des migrations et la psychologie sociale, exploitant les
données statistiques disponibles tout en restant vigilant de les
confiner dans leur rôle instrumental initial de démonstration et
d'illustration, cette recherche visera la dissection du phénomène
étudié, complexe comme il est, et fixe pour ambition de servir
d'outil d'aide à la prise de décision en la matière, au
diapason avec les mutations politiques à l'oeuvre au plan national,
lesquelles mutations nécessitent, bel et bien, de nouvelles recherches
avec de nouveaux angles de réflexion.
Nous sommes conscients que parler d'une « autopsie
» de l'émigration tunisienne est une entreprise ambitieuse,
voire épineuse. Aspirant à saisir la réalité propre
de ce phénomène complexe et à facettes multiples, nous
n'avons eu d'autre choix que de porter sur lui un regard transversal pour
l'appréhender dans le carrefour de disciplines oü il est
déjà situé : sciences politiques, juridiques,
économiques, sociales, historiques, démographiques, etc. Pour
mener ce travail, nous avons eu recours à plusieurs ouvrages et articles
issus de références nationales et internationales. Nous nous
sommes basés, également, sur les données statistiques
communiquées par les différents services et structures
gouvernementaux et non-gouvernementaux, nationaux et internationaux,
intervenant dans le champ du phénomène étudié.
Nombre d'entrevues ont été effectuées avec le personnel
des structures d'encadrement du flux migratoire tunisien. Nous avons recueilli,
également, des témoignages oraux de la part de personnes
résidentes à l'étranger et de certaines autres
familières avec les milieux de l'émigration clandestine en
Tunisie. Néanmoins, le présent travail se présente,
principalement et avant tout, comme la terminaison et la somme d'idées
et réflexions personnelles que
nous avons nourries par des lectures théoriques et des
investigations de terrain. Notons que tout au long de ce travail nous sommes
restés soucieux d'aller au-delà d'une éventuelle approche
descriptive et inductive qui serait simpliste et stérile et opter pour
une approche réflexive et spéculative, ce qui explique, entre
autres, le choix que nous avons fait d'annexer les données statistiques
et de ne pas les intégrer au corps du sujet que si le besoin se fait
sentir. Toutes ces difficultés, néanmoins, ont constitué
pour nous une occasion pour nous lancer dans l'exploration d'un
phénomène aussi complexe que mutable que constitue
l'émigration des Tunisiens, qui s'est avéré, in
fine, un phénomène aussi mystérieux que captivant. Le
présent mémoire se présente en deux volets, chacun
correspond à l'auscultation du phénomène migratoire
tunisien à l'aune d'une hypothèse de recherche bien
précise.
Dans le premier volet, nous allons interroger le
phénomène étudié à la lumière des
enjeux individuels qui, dans une large mesure, le
structurent et le modèlent (partie I).
Dans le deuxième volet, il serait question de le
prospecter en fonction des enjeux politiques au
profit desquels le pouvoir politique se hasarde à le
récupérer et à l'instrumenter (partie
II).
PARTIE I. DES ENJEUX
INDIVIDUELS
L'introduction de l'axiome du migrant-acteur rationnel en tant
que variable interrogative du fait migratoire est d'autant plus
impérieuse qu'on assiste, de nos jours, à une
hyper-individualisation des projets et carrières migratoires des
Tunisiens. Terrain de déploiement de la stigmatisation sociale par
excellence, le fait migratoire s'est vu souvent fabriquer et construire des
représentations collectives qui le relèguent au rang des
phénomènes sociétaux désapprouvés, voire
réprouvés. La dimension individuelle de l'émigration a
été, pour longtemps, occultée et rejetée sous
l'effet d'un schéma normatif ambiant qui confond sort individuel et sort
collectif et appréhende le départ comme forfaiture et traitrise.
Ceci dit, on oublie que le migrant tunisien n'est ni crédule ni
pusillanime, du moins il ne se voit et ne se veut pas comme tel. Et s'il
était un stratège ? un calculateur qui intègre dans son
processus décisionnel coûts, risques et bénéfices ?
un entrepreneur qui compose avec les aléas du milieu et anticipe la
marge bénéficiaire future ? Certes, la logique qui anime au fond
l'investissement migratoire se transforme et se modifie à travers les
générations et catégories de migrants, suite à
l'intégration d'autres données et perceptions, singulières
et différenciées. Malgré toute cette marge de
variabilité, nous demeurons devant une tendance générale
qui consiste à dire que cette logique n'est pas dénuée
d'esprit de calcul et de prévision destiné à maximiser
l'intérêt individuel. Il convient, donc, de tenter d'exposer et
dévoiler cette logique de l'égoRmiRlaRt
(chapitre I). Néanmoins, l'observation et la
décomposition du phénomène migratoire nous met à
l'évidence que cette logique n'est pas aussi infaillible
et cartésienne, en effet, nous faisons le constat d'une «
rationalité » entachée (chapitre
II).
CHAPITRE I. UNE CERTAINE LOGIQUE DE L'ÉGO- MIGRANT
L'entreprise migratoire ne se limite pas à la phase de
déplacement géographique qui ne se produit qu'en aval d'un
processus réflexif et décisionnel. Nous soutenons que le migrant
tunisien, quelques soient ses motivation propres et son profil
démographique et socio-économique, est capable,
décidemment, de réflexivité et de méditation. Il
arbitre entre coûts et avantages, effectue des projections,
procède à des comparaisons, collecte des informations,
évalue des risques, etc., se révélant, en
définitive, un sujet pensant-migrant, un ego-migrant, à part
entière, logicien et tacticien. La logique propre au migrant tunisien
compose, à la fois, avec l'existant et le prospecté. Autrement
dit, elle intègre et considère, les facteurs répulsifs
(section I), d'une part, et les retombées
attractives (section II), d'une autre part.
Section I. Des facteurs répulsifs
Sans pour autant sombrer dans un discours misérabiliste
qui insiste, davantage, sur les raisons et les difficultés qui poussent
le Tunisien à s'extrader de son propre pays, il y a lieu de noter que
nous nous sommes heurtés à une grande multitude de facteurs aux
sources de l'émigration tunisienne, aussi complexes que variés.
Leur enchevêtrements et influence réciproque rendent
extrêmement ardue la tâche de les classifier et de les
démarquer les uns des autres. Le phénomène migratoire
tunisien, avec sa portée et étendue propres et
spécifiques, se livre à l'observation comme étant
le produit de la conjonction de deux grandes
catégories, néanmoins différenciées, de facteurs.
Il s'agit, dans le suivant développement, d'aborder les facteurs
répulsifs en examinant les facteurs déclencheurs, dans
un premier temps (paragraphe 1), avant de procéder
à l'étude des facteurs aiguiseurs, dans un second temps
(paragraphe 2).
§1. Des facteurs déclencheurs
Les facteurs déclencheurs sont considérés
comme tels parce qu'ils sont des facteurs essentiels, dans le sens où le
phénomène migratoire tunisien n'aura pas à surgir et
jaillir s'ils ne pourraient se réaliser et survenir. Le
chômage et le sous-emploi, la
marginalité et le blocage de l'ascenseur social, et,
enfin, l'autoritarisme politique, sont autant de facteurs
insérés dans la catégorie des facteurs
déclencheurs.
Le chômage et le sous-emploi,
retombées directes d'une pression accrue sur un marché
d'emploi tunisien fort exigu et de ses faibles performances qui durent,
constituent les principales raisons à l'origine de l'éclosion du
projet migratoire et de la persistance des flux d'émigration depuis la
Tunisie. Les disparités entre les régions, en matière
d'infrastructures et d'opportunités d'investissement, privent des
franges entières de la population de débouchés
réels et génèrent une sorte de sous-employabilité
chronique qui entretient, dans ces contrées, une forte tendance à
émigrer, notamment dans la clandestinité47. Par
ailleurs, faut-il mentionner que les travailleurs diplômés ne se
trouvent guère épargnés par un chômage et une
sous-employabilité qui se sont avérés de type structurel.
Les plus éduqués, en effet, devenant
47 Voir ROUIS (Samir), « La migration
irrégulière en Tunisie : modes d'approches et techniques de
recherches », actes de l'atelier de recherche Les migrations
africaines : méthodes et méthodologie, 26-29 novembre 2008,
Rabat, Maroc, [consulté sur le Web le 12 juillet 2011]
désormais, paradoxalement, les plus
touchés48. Nombreux sont ceux qui se voient condamnés
à une sorte d'économie de débrouille au quotidien et, au
mieux, contraints à occuper des métiers disproportionnés
avec leur niveau d'instruction, voire jugés, à la limite,
pénibles et dévalorisants. Ils pensaient, jusqu'ici, pouvoir
convertir leur instruction et capital culturel en capital économique,
mais les mésaventures de la politique tunisienne de l'emploi, venue
à souffle par une certaine mode népotique d'attribution des
postes, dans les deux secteurs, public et privé, ne leur donne pas cette
possibilité. Avancés dans l'âge, de par l'allongement de
leur parcours scolaire, comme ils sont, confinés dans des postes
d'emploi précaires dépourvus d'un minimal de perspectives
promotionnelles, mais, particulièrement, empreints de rationalité
économique conduisant à un arbitrage coûts/avantages, ils
expriment leur refus de ce qui prévaut et prédomine par
l'extériorisation d'un désir de tout quitter et de partir sous
d'autres cieux. Le départ découle d'une stratégie de
maximisation du bien-être matériel, lequel demeure encore
caressé et bien mérité. A vrai dire, c'est la conjonction
entre offre locale et demande étrangère de main-d'oeuvre qui
structure le phénomène migratoire tunisien. L'émigration
tunisienne, en fait, perçue comme étant une expatriation de
main-d'oeuvre non-occupée et/ou mal-occupée, n'a pu voir le jour
sans la disponibilité de lieux potentiels d'expatriation. En d'autres
termes, elle serait liée, inextricablement, comme d'ailleurs maintes
tendances migratoires de par
48 La proportion des travailleurs qualifiés
n'a cessé d'augmenter, passant de 19,6% du flux migratoire total en
2001, à 30,0% en 2008. Malgré les efforts consentis pour
l'amélioration du système éducatif et l'augmentation des
dépenses affectées à l'éducation, qui ont
passé de 4,0% à 5,7% du PIB au cours de la même
période, la création d'opportunités d'emploi pour les
travailleurs qualifiés n'a pas suivi le même rythme. Ainsi, le
taux de chômage parmi ceux-ci a bondi de 14,8% à 21,6%, entre 2005
et 2008, en dépit d'une stabilisation du taux de chômage global
aux alentours de 14,2%, DI BARTOLOMEO (Anna), FAKHOURY (Tamirace) et PERRIN
(Delphine), Tunisie : le cadre démographique-économique de la
migration, le cadre juridique et le cadre socio-politique de la migration,
CARIM, Profil Migratoire, juin 2010, p. 2.
le monde, à ce que les spécialistes appellent un
facteur d'appel. La forte demande entretenue par le marché du travail
des pays d'accueil constitue un facteur essentiel, mais non suffisant, à
l'enclenchement du mécanisme migratoire, c'est-à-dire pour autant
que les économies des pays émetteurs demeurent dégager un
excédent de main-d'oeuvre. Les pays receveurs ont besoin de travailleurs
pour occuper des emplois, naturellement vacants, ou peu ou prou
évités par les nationaux pour diverses raisons : mal
rémunérés, peu prestigieux, nocifs et/ou dangereux pour la
santé, etc. En dernier lieu, faut-il souligner que, si
l'émigration tunisienne est bel et bien liée à un facteur
d'appel, elle ne peut être appréhendée, uniquement,
à travers le seul prisme de la demande en main-d'oeuvre des
économies des pays receveurs. Elle se prête à l'observation
comme étant le produit de données contextuelles et des pays
émetteurs et des pays récepteurs. Il s'agit, en l'occurrence,
d'un processus compensateur d'un certain déséquilibre entre offre
et demande, à la fois, de richesse et de main-d'oeuvre.
La marginalité et le blocage de
l'ascension sociale se révèlent un second facteur expliquant
le surgissement d'un fait migratoire tunisien. Un corps social qui
n'insère plus mais qui produit, désormais, des
laissés-pour-compte, enfante, inéluctablement et
simultanément, des émigrants. Les jeunes Tunisiens, dans une
société qui s'obstine à les exclure et à les
confiner dans les régions intérieures du pays et dans les
banlieues déshéritées de la capitale, se convertissent
facilement en émigrants clandestins portés à prendre le
large de la mer dans des embarcations de fortune pour rejoindre d'autres terres
auto-représentées, à tort ou à raison, comme
inclusives et plus généreuses. L'exclusion, la pauvreté et
les conditions de vie déplorables deviennent, à la fois, les
motifs et les arguments d'une jeunesse proclamant, haut et fort,
qu'elle ne fait que fuir une société qui
s'acharne à lui faire tourner le dos, voire à lui faire des
croches pieds. Par ailleurs, le déséquilibre régional
transversal sévissant dans la Tunisie pré-révolutionnaire,
et continue jusqu'à nos jours de sévir, condamne des franges
entières de la population à subir le sort de citoyens de seconde
zone. Les quelques mesures qui ont été prises en vue de
désenclaver ces régions de la Tunisie profonde, se
caractérisent par leur discontinuité et intermittence,
étant donné qu'elles n'ont été que de simples
outils pour le compte d'un pouvoir en déficit de
légitimité, plutôt soucieux d'enjeux partisans que d'un
réel équilibrage entre les régions. Ceci étant, les
aides insignifiantes qui parvenaient, jusqu'ici, étaient les instruments
de l'intériorisation et de l'enracinement d'une sorte de
clientélisme politique, discriminateur en fonction du degré de
l'allégeance et de la fidélité politiques,
véhiculeur d'un déclassement social et condamnant, parfois les
plus nécessiteux, à une captivité durable. La
marginalité devient, donc, héréditaire, dans le sens
où la marginalité produit la marginalité. La
scolarisation, souvent interrompue depuis le plus jeune âge, et
même parachevée, n'assure plus un minima de mobilité
sociale. Le plus souvent, les jeunes issus de telles catégories sociales
sont prêts à tout pour frayer le chemin de la réussite
sociale, réussite qui demeure, à leurs yeux, toujours possible,
outre-frontières. Corps et âmes ils se jettent, donc, dans des
embarcations clandestines vers les côtes italiennes, avec
l'opiniâtreté et la fierté du marginal qui refuse sa
marginalité et brave son destin. La relation entre marginalisation
sociale et émigration est d'autant plus forte qu'il ressort que ce sont
les régions tunisiennes les plus enclavées qui produisent le plus
grand nombre d'émigrants clandestins.
Les observations menées nous permettent d'avancer que
l'autoritarisme
politique, perpétué par les deux
régimes politiques qui se sont succédés à la
tête de la Tunisie post-coloniale, pourrait être saisi comme une
variable explicative d'un bon nombre de départs notamment vers le
continent européen. Assurément, les exemples des Tunisiens fuyant
le pays, suite aux exactions commises par ces deux régimes, ne manquent
pas. Cela nous ramène, donc, à évoquer une forme
spécifique de départ qui est l'exil politique. L'installation
dans le pays hôte se présente comme une stratégie pour
contourner les restrictions imposées aux libertés individuelles
et politiques et relancer une carrière d'activiste politique, jusqu'ici
obstruée par l'embrigadement hermétique de la sphère
politique nationale49. Il arrive que le changement de lieu de
résidence s'opère avec une certaine discrétion pour qu'il
ne soit pas interprété, par le pouvoir en place, comme une forme
de refus et, le cas échéant, embrouiller des liens courtois qu'on
se garde, toujours, de ne pas compromettre. Pour tout dire, sans l'ombre d'un
doute, la non-reconnaissance et la non-consécration des libertés
individuelles et collectives incarnent un autre facteur à l'origine de
l'engagement de la démarche migratoire.
La fréquence et la nature des trajectoires
spatio-temporelles des départs ne se présentent, aucunement,
comme l'effet des facteurs déclencheurs uniquement, elles sont,
en fait, ce qu'elles sont, parce que sous l'influence conjointe des
facteurs aiguiseurs.
§2. Des facteurs aiguiseurs
Les facteurs aiguiseurs sont qualifiés en tant que tels
parce qu'ils
49 LEVEAU (Rémy), « De nouvelles formes
d'exode politique ? », in LACOSTE (Camille et Yves) (Dir.),
/'ÉJlt duTO lThrJE, Cérès Édition, Tunis,
1991, pp. 537-538.
interviennent, en amont, aiguillonnant et affûtant un
phénomène migratoire qui existe déjà. Pour dire
autrement, il s'agit de facteurs adjuvants. Nous distinguons deux facteurs dits
aiguiseurs ou adjuvants, le facteur culturel, d'une part, et le
facteur psychique, d'une autre part.
Le facteur culturel renvoie à l'influence de
l'imaginaire collectif sur les tendances migratoires qui travaillent la
société tunisienne. L'image d'une Europe, terre de richesse et de
fortune, tremplin magique pour des nouveaux arrivants essuyant, jusqu'ici, une
sorte de panne biographique, est fortement enracinée dans les
représentations mentales des candidats à l'émigration.
Nombreux sont ceux qui déclarent avoir été convaincus du
bien-fondé de leur démarche sous l'influence des chaines
satellitaires et d'Internet, médias relais de la mythologie migratoire
et vulgarisateurs du mythe de l'Eldorado européen50. Faut-il
souligner, par ailleurs, que l'attrait de l'émigration est largement
tributaire de l'image véhiculée par les Tunisiens
résidents à l'étranger eux-mêmes, qui, en visite au
pays, se livrent à une sorte de consommation somptuaire et ostentatoire
sous-tendue par des penchants à l'exhibition et à la
démonstration. Beaucoup sont ceux qui se laissent, en effet,
séduire par l'exemple de ces émigrés qui ont «
réussi ailleurs », et présupposent, dès lors,
que, quittant le pays, ils ne peuvent aller que vers un mieux-vivre. En faisant
miroiter au plus démunis une prétendue réussite à
portée de main, les « estivants » enracinent
davantage le mythe d'une Europe, pays de cocagne et d'opulence, et,
corollairement, ravivent les appétits migratoires des jeunes et des
moins jeunes. Cette perception des choses, largement véhiculée et
intériorisée, semble, faut-il bien le dire, attiser les
50 ROUIS (Samir), « La migration
irrégulière en Tunisie : modes d'approches et techniques de
recherches », actes de l'atelier de recherche Les migrations
africaines : méthodes et méthodologie, 26-29 novembre 2008,
Rabat, Maroc, pp. 19-20, [consulté sur le Web le 12 juillet 2011]
tentatives de traversée. C'est dans cette même
logique d'analyse que nous pouvons prétendre que l'ampleur de
l'émigration clandestine des Tunisiens reste, au fond, un
phénomène largement nourri par une sorte de fiction collective
prégnante, rendant certaines catégorique sociales, initialement
prédisposées à l'être, des maniaques de la
traversée illégale des frontières maritimes.
Le facteur psychique est un autre stimulant des
départs des Tunisiens. Sans pour autant se laisser charmer par une
quelconque explication psychologiste du phénomène migratoire
étudié, l'option migratoire, étant, à priori, un
choix individuel, plus ou moins conscient et assumé, il nous est paru
difficile d'en saisir le sens propre sans l'intégration de la
configuration psychique spécifique du migrant en tant que variable
d'analyse. Dans cette optique d'approche, le départ, acte individuel
comme il est, doit être perçu, dans son sens basic, comme
l'émanation d'une certaine volonté de positionnement, ou de
re-positionnement, par rapport à la société d'origine. Une
partie des jeunes tunisiens dont la société locale
n'échappe plus, désormais, à la tendance mondiale de
sacralisation du bien-être matériel, vivent l'insatisfaction de
leurs attentes immédiates, en moyens matériels et projets
individuels, sous le mode du refoulement et de la privation. Le
dépassement éventuel de l'espace local, générateur
de frustration et d'insatisfaction croissantes, est perçu comme une
libération définitive, comme une rupture salvatrice avec un
passé douloureux et une réalisation du Moi. Dans d'autres cas,
l'acte migratoire pourrait être interprété comme un
désir d'individualisation par rapport au groupe d'appartenance, comme
une volonté de tracer son propre itinéraire personnel. Autrement
dit, la rupture morale, dans la logique du jeune émigrant, n'est
véritablement consommée
que par son dédoublement d'une rupture physique,
facilement constatable, avec les structures et les personnes de l'espace local.
A cet égard, le degré des tensions qu'éprouve le jeune
avec le milieu familial et scolaire pourrait être
interprété comme un signe avant-coureur de la genèse
progressive d'un désir de tout quitter. Émigrer devient une
contre-conduite, un acte de validation du Moi par sa démarcation de
l'Autre. Dans la logique intime de l'émigrant, l'identification par
opposition, qu'il veut entamer et réussir, ne deviendrait possible que
par la transportation du Moi vers un autre espace géographique et sa
transcription outre-frontières.
S'il est vrai de dire que l'entreprise migratoire du Tunisien
est une réplique à une agglomération de facteurs
répulsifs, il est d'autant plus vrai de dire qu'elle a le
mérite de se dresser, simultanément, en un véritable
catalyseur de retombées attractives.
Section II. Des retombées attractives
La propulsion de la mobilité sociale
(paragraphe 1) et l'affranchissement de l'Être du «
local » (paragraphe 2) s'imposent comme les deux
retombées positives majeures que pourraient offrir une carrière
migratoire.
§1. Propulsion de la mobilité sociale
La mobilité sociale est un concept emprunté
à la Sociologie qui se rapporte à la circulation des individus
sur l'échelle sociale au cours de leur cycle de vie ou d'une
génération à une autre. Autrement dit, la mobilité
sociale renvoie aux changements de statut social des individus aux cours du
temps, ainsi que les différences qui pouvaient survenir entre le statut
social
des parents et celui des enfants51. Parler, en
l'occurrence, de propulsion de la mobilité sociale, c'est dire que
l'initiative migratoire revient, en réalité, à un
investissement, physique et moral, dont la finalité ultime est
l'ascension sociale. L'initiative migratoire étant la stratégie
de l'individu qui refuse la reproduction, pure et simple, en lui, du mode de
vie et statut social de ses ascendants52. A titre d'exemple, aux
yeux des jeunes travailleurs issus du milieu rural, l'initiative migratoire
incarne une occasion immanquable pour s'émanciper du travail agricole et
s'affranchir de ses servitudes, sort inéluctable des populations
paysannes les plus pauvres53. Pour les plus diplômés et
qualifiés, le départ s'est imposé comme la condition
inévitable pour la construction et l'épanouissement d'une
carrière professionnelle, rendue inaccessible, sinon difficilement
réalisable au pays natal. Cette tendance se confirme de plus en plus
aujourd'hui, en témoigne le taux d'émigration croissant de la
population instruite. Selon les dernières estimations officielles, il y
aurait quelque 10 000 Tunisiens hautement qualifiés qui seraient
actuellement expatriés de par le monde. Le phénomène de
l'exode des compétences en Tunisie est d'autant plus attisé
compte tenu de la politique de séduction que mènent les pays
destinataires, tant en termes de gain et bien ~tre matériel qu'en termes
de trajectoire et perspectives professionnelles. Par ailleurs, la
dépréciation de la monnaie nationale par rapport à la
monnaie étrangère, notamment l'Euro et le Dollar, constitue pour
les travailleurs tunisiens une occasion à saisir afin de multiplier leur
pouvoir
51 Encyclopédie Encarta, (version
multimédia), Microsoft, 2009.
52 Voir BOURDIEU (Pierre) et PASSERON (Jean-Claude),
La reproduction. Éléments d'une théorie du
système d'enseignement, Paris, Éditions de Minuit, 1970.
53 SAYAD (Abdelmalek), « Une prospective
nouvelle à prendre sur le phénomène migratoire.
«L'immigration dans...» peut être pensée comme
étant, initialement et essentiellement, «une émigration
vers...», in Options Méditerranéennes,
n°22, CIHEAM, p. 54, [consulté sur le web le 19 juillet 2011]
; voir SAYAD (Abdelmalek), L'immigration ou les paradoxes de
l'altérité, tome I, Raisons d'agir, Paris, 2006.
d'achat sur le territoire national. Il y a lieu de remarquer
que cet écart persistant, qui semble allant se creuser, exerce un
attrait considérable sur les candidats potentiels à
l'émigration, et ceci est d'autant plus valable pour les personnes
disposant d'emplois assez stables et rémunérateurs. Les exemples
qui attestent que la mobilité spatiale est un vecteur de mobilité
sociale ne manquent pas. Le déplacement géographique s'accompagne
d'un changement notable de statut social, que ce changement provient d'une
amélioration du revenu et du pouvoir d'achat, d'un accroissement du
prestige et de l'aura sociaux, ou d'une amélioration au niveau de la
nature de l'occupation professionnelle. Si la démarche migratoire est
dite propulsive de la mobilité sociale de son acteur, c'est compte tenu,
à la fois, du degré et de la vitesse avec lesquels les
changements de statut peuvent se produire, toujours par rapport à une
situation d'absence de projet migratoire.
§2. Affranchissement de l'Être du « local
»
L'émigration, au-delà d'un simple
déplacement spatial de la personne humaine, est un placement de Soi dans
un système culturel différent et dans l'altérité de
l'Autre, avec tout ce qu'ils pourront contenir de croyances, de morale et de
traditions, typiques et spécifiques. Dans ce sens, l'expédition
de Soi est synonyme de libération de l'Être des contours culturels
imposés par une collectivité d'origine qui peine encore à
entrer pleinement dans la modernité. Qu'en le veuille ou pas, les
paradigmes qui animent au fond la culture occidentale, ont réussi
à en faire, aujourd'hui, la locomotive de la civilisation Humaine. Ceci
dit, l'auto-expédition ne signifie, aucunement, un effacement
identitaire et une aliénation culturelle, notions chères à
un ethnocentrisme prégnant qui demeure encore remuer, en profondeur, les
sociétés arabo-musulmanes. Émigrer s'assimile, le plus
souvent, et
contrairement aux interprétations dominantes, à
un acte volontariste de l'individu qui s'individualise et commence à
saisir le relativisme qui sous-tend la conception et l'interprétation
des choses par sa propre collectivité. La société
tunisienne demeure, dans une large mesure, une société
imprégnée de holisme, oü la valeur de l'individu
découle, en grande partie, de son affiliation à un groupe
d'appartenance fondée sur les liens primaires de sang et de sol,
même si on assiste à un renversement de tendance lent et
progressif. C'est dire que la valeur de l'individu en Tunisie demeure encore
extrinsèque et non intrinsèque à lui54. Cette
configuration du lien individu/groupe opère une sorte de standardisation
et de normalisation des ambitions et vocations individuelles, lesquelles
devraient, au préalable, recueillir l'aval et être validées
et approuvées par le sens commun, sous peine du dénigrement et de
la stigmatisation sociaux, qui pourraient prendre, selon le cas, des formes
explicites ou implicites55. Un conformisme ambiant qui suffoque
l'esprit d'initiative et jugule les capacités de création et
d'innovation. Nombre de départs vers la rive nord de la
Méditerranée pourraient être interprétés
comme étant un choix stratégique du migrant, en tant qu'acteur
rationnel, pour se libérer du joug du convenu et du commun par
l'auto-placement en terres européennes qui consacrent les notions de
liberté et de souveraineté individuelles. En des termes plus
clairs, le départ s'érige comme l'acte de renaissance de
l'individu en tant qu'individu, l'acte de son émancipation par rapport
au groupe, entité dominante et tutrice. A ce titre, l'émigration
de plusieurs Tunisiens se prete à l'observation comme étant la
démarche
54 ZAMITI (Khélil), «
L'individualité clandestine », in ARKOUN (Mohamed) (Dir.),
L'individu au Maghreb, actes du colloque international de Beit
al-Hikma, Carthage 31-2 novembre 1991, Edition TS, juillet, Tunis, 1993.
55 BOUDON (Raymond), « Individualisme et holisme
dans les sciences sociales », in BIRNBAUM (Pierre) (Dir.), Sur
l'individualisme, F.N.S.P, Paris, 1991.
rationnelle de l'individu asservi et piétiné
dans son Être, qui cherche à s'exempter de l'emprise du «
local » pour se placer, dorénavant, aux dimensions du monde et
embrasser l'universel.
L'effort d'évaluation de ce qui prévaut et
d'anticipation de ce qui pourrait advenir, hisse le candidat à
l'expatriation au rang d'entrepreneuracteur rationnel, dévoilant de la
sorte une certaine logique de l'égo-migrant. Néanmoins,
cet effort, demeurant, nature humaine oblige, sous le joug de
l'influençabilité et limites de l'entendement humain, laisse
transparaitre, en aval, le spectre d'une « rationalité »
entachée.
CHAPITRE II. UNE « RATIONALITÉ »
ENTACHÉE
L'hypothèse de la « rationalité »
du migrant n'implique, nullement, une soi-disant infaillibilité de
celui-ci en tant que décisionnaire. On pourrait penser que le migrant,
par le processus réflexif qu'il engage, cherche plus à justifier
et légitimer son action que d'aboutir à une pondération
exacte des avantages et des inconvénients de l'entreprise migratoire.
Par ailleurs, ce processus réflexif pourrait être très
facilement lésé par des penchants vers l'aventure, par des
croyances de toutes sortes, des rumeurs, des stéréotypes, de
fausses réalités et des illusions, voire des manipulations et des
maniements émanant du micro-environnement sociétal direct. Bref,
nous établissons le bilan d'une « rationalité »
entachée étant donné que les recherches menées
aboutissent à l'identification, pure et simple,
d'éléments d'irrationalité (section
I), et font le diagnostic d'une hypertrophie des coûts
(section II).
Section I. Éléments
d'irrationalité
Les éléments d'irrationalité que nous
décelons pourraient être classifiés en deux
catégories majeurs, l'une se rapporte au migrant risque-tout
(paragraphe 1), l'autre renvoie au migrant
manipulé (paragraphe 2).
§1. Le migrant risque-tout : « ça passe ou
ça casse »
Il est question d'éplucher la démarche
migratoire spécifique à un type bien particulier de candidats
à l'expatriation qui pourraient être qualifiés de
risque-tout ou encore de joueurs de poker. Leur caractérisation, en tant
que tels, découle, à la fois, de l'incidence élevée
et de la gravité du risque
encouru, lors de l'enclenchement et de la mise en oeuvre de
l'entreprise migratoire. Le risque étant, en l'occurrence ce qu'il est,
nous avons jugé qu'il s'impose en un élément
spécificateur à part entière qui frappe du sceau de
l'irrationalité l'entreprise migratoire en entier. La démarche de
l'émigrant tunisien dit clandestin, et plus particulièrement, de
celui qui tente le franchissement irrégulier des frontières
maritimes sur des embarcations de fortune afin de pénétrer dans
le territoire européen, apparait, à cet égard, comme la
démarche migratoire la plus intrépide et
inconsidérée de toutes56. Ce type bien particulier de
conduite migratoire et communément désigné, dans le
dialecte tunisien courant, par le terme « El Harka
»57. Si nous soutenons que la dite conduite est empreinte
d'irrationalité, ce n'est point par référence à un
moralisme qui puise ses sources dans les normes sociales ou juridiques
établies, lesquelles normes assimilent, dans les faits, cette
démarche à la conduite délinquante. La «
rationalité » de la démarche migratoire est dite
entachée dans le sens oft, comme nous l'avons déjà
clarifié, la maximisation de l'intérêt personnel, qui
pourrait en découler, et fortement incertaine et risquée. Dans de
pareilles conditions, l'Être même de l'acteur se trouve
éminemment menacé, purement et simplement, d'extinction
définitive.
56 Voir BOUTANG (Yann Moulher), GARSON (Jean Pierre)
et SILBER MAN (Roxane), Économie politique des migrations
clandestines de main-O' XYLH ARP SIIITERCEriCtlICUIRCLOE LW
exemples français, Publisud, Paris, 2000, p.
26 ; voir ROUIS (Samir), « La migration irrégulière en
Tunisie : modes d'approches et techniques de recherches », acte de
l'atelier de recherche Les migrations africaines : méthodes et
méthodologie, 26-29 novembre 2008, Rabat, Maroc, p. 3,
[consulté sur le Web le 12 juillet 2011]
57 « El Harka », en arabe veut dire «
brûlure ». C'est un terme qui renvoie au franchissement
irrégulier des frontières ou encore au fait de «
brûler » les frontières. Certaines recherches
mentionnent qu'il pourrait etre emprunté aux expériences des
émigrés clandestins africains et marocains qui, dès qu'ils
touchaient le sol européen, mettaient le feu dans leurs pièces
d'identité et passeports pour qu'on puisse plus déterminer leur
nationalité ; voir MABROUK (Mahdi), « El--
Harikoun. Pour une approche sociologique du milieu social des
immigrés clandestins et leur imaginaire », in Revue Tunisienne des
Sciences Sociales, n°125, Tunis, 2003.
D'après les témoignages que nous avons pu
collecter auprès des jeunes qui ont déjà tenté la
traversée vers l'Italie, que ce soit avec succès ou pas, ou qui
ne l'ont pas encore faite sans pour autant exclure cette
éventualité dans le futur proche, nous avons remarqué que
l'entreprise se présente comme le recours ultime, comme la solution
finale pour pallier à une situation d'extrême
nécessité. Pour certains, se résoudre et s'engager
à emprunter un tel chemin casse-cou relève, plutôt, de la
bravoure et de l'héroïsme, qualités « rares »
et « exclusives » à une minorité d'
« hommes ». Nous constatons en outre que la décision
de tenter la traversée se nourrit d'un mélange de
désespoir face à l'avenir et de ressentiment envers une
société qui n'a pas su les intégrer. La traversée
se dévoile, abstraction faite de son aboutissement, de son avortement
par les garde-côtes, ou de sa déperdition aux larges de la
Méditerranée, comme un acte porteur d'estime pour Soi,
restaurateur d'une dignité jusqu'ici perdue. Certains jeunes, tellement
obsédés par la traversée clandestine vers les côtes
italiennes, se rapprochent plus des maniacodépressifs que du migrant
acteur rationnel. Par moment, la façon avec laquelle certains jeunes se
jettent dans des embarcations vétustes, dépassant de plusieurs
tonnes la charge maximale, nous poussent à conjecturer que ceci
relève, plutôt, d'un acte de suicide collectif
déguisé, plus ou moins assumé. Plusieurs, d'ailleurs, au
lieu d'accoster sur les côtes italiennes, se sont trouvés à
la morgue. Pour les moins chanceux, le corps reste introuvable, se privant,
ainsi, du droit élémentaire à une inhumation digne.
Il y a lieu de remarquer que l'émigration
irrégulière en Tunisie est un phénomène
relativement récent qui ne s'est réellement
développé que durant les années 1990, date qui correspond
à un changement de cap de la politique migratoire italienne. En effet,
le freinage italien de la migration légale
coïncide avec l'application de conditions d'entrée
restrictives dans le territoire européen. Il n'est point
exagéré, donc, de soutenir que le phénomène de
l'émigration irrégulière, n'est, au bout du compte, qu'une
production de la loi58. Assez récemment, le relâchement
sécuritaire de la Tunisie postrévolutionnaire engendre le
foisonnement des embarcations clandestines depuis les côtes de Zarzis,
Sfax et le Cap Bon. Les statistiques officielles estiment à plus de 20
000 le nombre des tunisiens qui ont réussi à rallier
clandestinement l'ile italienne de Lampedusa, entre janvier et mai de
l'année 201159. Quoi qu'il en soit, l'observation montre que
l'émigration clandestine des Tunisiens reste, au fond, un
phénomène jeune, masculin et individuel60. Elle se
démarque, de par ses traits caractéristiques, de
l'émigration irrégulière qui sévit dans de nombreux
pays africains, laquelle est, fondamentalement, une émigration familiale
et de clans61. Pour les autorités tunisiennes,
l'émigration irrégulière reste, jusque-là, une
affaire policière, dont les données quantitatives sont tenues
confidentielles et ne sont disponibles que pour les hauts responsables
administratifs et décideurs politiques. Aujourd'hui, la
nécessité est impérieuse d'en appréhender les
causes profondes et sous-
58 GERARD (Bernard), « L'immigration clandestine,
mal absolu ? », in Les Temps Modernes, volume 48, n°554,
9-1992, p. 159.
59 Il a fallu que le Gouvernement transitoire
tunisien use des canaux diplomatiques et de ses bonnes relations avec l'Italie
pour résoudre la crise et empêcher une expulsion massive de cette
pléthore d'émigrés clandestins. Les pouvoirs publics
italiens ont procuré à une grande partie de ces nouveaux
débarqués des autorisations de séjour provisoires qui
devraient leur permettre de rejoindre d'autres pays de l'Union
Européenne, notamment la France. Il s'en est suivi une réelle
crise diplomatique entre l'Italie et la France qui craignait une entrée
massive de ces émigrés depuis sa frontière Est avec
l'Italie. La crise a été si aigüe qu'on a entendu certaines
voix remettre en cause, purement et simplement, le modèle de la
construction européenne en tant qu'espace de libre circulation de
personnes.
60 ROUIS (Samir), « La migration
irrégulière en Tunisie : modes d'approches et techniques de
recherches », actes de l'atelier de recherche Les migrations
africaines : méthodes et méthodologie, 26-29 novembre 2008,
Rabat, Maroc, p. 14, [consulté sur le Web le 12 juillet 2011]
61 Ibid. p. 22.
jacentes, et il est temps d'aller au-delà d'une
approche exclusivement sécuritaire qui ne pourrait offrir qu'un simple
traitement symptomatique, sans pour autant prévenir radicalement les
drames humains qui se produisent aux larges de la
Méditerranée.
§2. Le migrant manipulé : le groupe comme
stratège
Le rôle primordial que joue le groupe d'origine dans la
détermination du devenir migratoire de l'individu n'est plus à
démontrer depuis que la Sociologie de l'émigration a
approché le groupe comme producteur et fabricant d'émigrants.
Cela semble d'autant plus vrai pour le cas tunisien que les départs de
première heure sont difficilement assimilables à une simple
concrétisation d'une quelconque décision personnelle, qui serait
supreme et souveraine. Derrière l'apparente auto-décision de
l'émigrant, se cache, en fait, une réalité beaucoup plus
profonde et complexe. Le décisionnaire s'avère, en dernier lieu,
le groupe social d'appartenance, qu'il soit famille, clan ou tribu. La
rationalité individuelle s'éclipse devant la rationalité
groupale. En déléguant à l'extérieur un de ces
membres, le groupe cherche à se procurer des ressources
monétaires via l'émigré-émissaire. L'introduction
de l'économie capitaliste, suite à la colonisation, dans une
société tunisienne essentiellement rurale, qui subsistait,
jusqu'ici, par des activités agropastorales et une économie de
troque, amoindrit les ressources de plusieurs communautés tunisiennes.
La colonisation, en confisquant les meilleures terres, a
dépossédé des populations entières de leur unique
ressource de subsistance. Par la suite, l'enclenchement brusque de
l'expérience collectiviste, dans les années 1960, centrée
sur le groupement des petites exploitations agricoles, a privé des
communautés fortement soudées d'un catalyseur qui est la terre,
basée sur la filiation patrilinéaire et le principe
de la consanguinité, et provoque, corollairement, une
tendance générale de paupérisation et de fragmentation des
ces groupements. L'émigration tunisienne se révèle, donc,
dans sa forme brute et à ses bases, comme la somme de
délégations temporaires, d'hommes seuls et jeunes, qui avaient
pour mission le renforcement des bases matérielles d'une
société paysanne, qui cherche à survivre et à
restaurer une dignité profanée par la dépossession
terrienne62.
On pourrait, par ailleurs, penser à adopter les notions
de privation relative et de groupes de références, comme d'autres
pistes d'analyse. L'émulation et la compétition inter-groupale
étant une autre variable explicative de la fabrique collective des
individus-émissaires. Le groupe d'origine, se comparant à des
groupes de références qui se trouvent dans l'environnement
immédiat, aboutit à la constatation d'une inégalité
socioéconomique et de prestige, qui débouche sur un sentiment de
privation et de frustration relatives. Plus les inégalités
inter-groupales sont importantes, plus on sera motivé à
expédier des « chargés de mission » vers
d'autres terres pour réduire les écarts constatés.
L'instrumentalisation est amorcée via des pressions et/ou des
encouragements, explicites soient-ils ou implicites, tous azimuts et d'aspects
multiples. On pourrait maintenant mieux comprendre pourquoi
l'émigré garde, tout au long de son exil, des relations fortes,
et sous différentes formes, avec les membres de son groupe d'origine. La
dilution, et à fortiori le désagrègement total
des liens avec les siens, est vécu, par ces derniers, sous le registre
de la défection, comme une infidélité et
déloyauté de
62 Mohamed KHANDRICHE disait : «
l'émigration se confond avec l'histoire d'une société
paysanne qui luttait pour sa survie et qu'on attendait qu'elle leur donne les
moyens de se perpétuer en tant que telle », KHANDRICHE
(Mohamed), Développement et réinsertion, Publisud,
Paris, 1982, p. 34.
la part du mandaté, lequel n'est censé
être en tant que tel que par et pour son mandataire. Dès lors,
nous pouvons confirmer que l'émigrant pourrait devenir, par moment, une
simple astuce aux mains de sa communauté qui réussit sa
pérennisation et son affirmation, en tant que telle, par la technique,
symbolique mais emblématique, de l'immolation de l'un de ses membres sur
l'autel d' « El Ghorba ».
Si nous postulons que la « rationalité
», animant en toile de fond le choix de l'expatriation est bel et
bien entachée, non seulement parce qu'elle recèle des
éléments d'irrationalité, mais, plus encore,
parce que nous y avons diagnostiqué une hypertrophie des
coûts.
Section II. Hypertrophie des coûts
L'hypertrophie des coûts est perceptible,
essentiellement, à travers la précarité
professionnelle (paragraphe 1), d'une part, et le
malaise social, d'autre part (paragraphe 2).
§1. Précarité
professionnelle
Les Tunisiens expatriés ne pourraient échapper
à la tendance générale de précarisation de la main
d'oeuvre qui frappe, de plein fouet, les économies capitalistes, de plus
en plus boulimiques, récession économique oblige, de force de
travail inconditionnellement flexible et davantage bon marché. Un bon
nombre de Tunisiens qui se recrutent majoritairement parmi les faiblement et
moyennement qualifiés, dénoncent l'instabilité
grandissante de l'emploi dans les pays de destination et éprouvent, de
ce fait, un profond sentiment d'appréhension et d'incertitude envers
leur devenir professionnel. La faiblesse relative des revenus, la profusion des
contrats de travail
provisoires et succincts, et les licenciements massifs,
constituent les principales tares d'un marché du travail pour
immigrés, selon l'expression chère à Abdelmalek Sayad.
Pour lui, l'émigré/immigré serait, au dernier recours, une
force de travail qui est provisoire, temporaire et en transit63. La
précarité qui en découle n'est pas une donnée
objective, qui tire son existence et trouve ses justifications dans le statut
de l'émigré/immigré lui-même, loin de ça,
elle est le produit d'un processus de précarisation, initié par
les modalités de fonctionnement du système productif
prévalant dans les pays d'arrivée64. Un processus de
précarisation qui serait à l'origine d'une nouvelle classe
sociale, théorisé sous le concept de
précariat65. L'exploitation ressort comme le prix que devrait
payer l'émigré de la nécessité en contre partie de
la disponibilité de l'emploi en terres d'immigration. Pis, en ce qui
concerne les immigrés tunisiens en situation irrégulière,
les emplois occupés sont, le plus souvent, des emplois pénibles
qui se situent au bas de l'échelle des métiers et des
qualifications. Les secteurs qui attirent le plus la main d'oeuvre en situation
irrégulière sont l'agriculture, le bâtiment et la
restauration, secteurs qui ne peuvent offrir que des postes d'une extreme
instabilité et volatilité66. D'ailleurs, il nous
paraît abusif d'utiliser les termes travail ou emploi pour qualifier de
telles occupations. Il nous semble plus adéquat, en fait, de les
qualifier de simples activités de débrouille et de
subsistance.
Les conclusions d'une enquête réalisée en
France, et dont les résultats ont été rendus publics en
octobre 2010, révèle que, dans ce pays, les immigrés
63 SAYAD (Abdelmalek), L'immigration ou les
paradoxes de l'altérité, tome I, Raisons d'agir, Paris,
2006, pp. 50-51.
64 PAUGAM (Serge), Le salarié de la
précarité. Les nouvelles formes de l'intégration
professionnelle, collection Quadrige Essais Débats,
PUF, 2007.
65 Précariat, un néologisme de la
sociologie, formé à partir des mots
précarité et prolétariat, pour
désigner les travailleurs précaires comme nouvelle
classe sociale.
66 Voir ANNEXE II.
et leurs descendants ont deux fois moins de chances
d'accéder à l'emploi que la population majoritaire67.
Le taux de chômage des immigrés tunisiens atteint, selon la
même enquête, 17%, contre une moyenne générale de 10%
pour l'ensemble des immigrés en France. Le risque de chômage
étant 2,1 fois plus important pour les immigrés tunisiens que
pour la population majoritaire68. Les enquêteurs font
état, en outre, d'une inégalité salariale significative
entre la population immigrée et leurs descendants, d'un
côté, et la population majoritaire, d'un autre côté.
Celle-là est beaucoup moins payée que celle-ci. Les écarts
constatés ne sont pas dus à un soi-disant niveau de qualification
moindre, mais il s'agit en effet de discriminations à l'embauche. Les
enquêteurs remarquent que de telles discriminations ne concernent que les
immigrés maghrébins et africains puisque aucun écart
significatif n'est enregistré entre la population majoritaire et les
immigrés et descendants d'immigrés européens, que ce soit
en termes de risque de chômage ou en termes de niveau de
salaire69.
§2. Malaise social
Force est de constater que, dans les pays d'accueil, les
émigrés demeurent, toujours, à l'écart des droits
et prérogatives réservés aux seuls nationaux. L'exclusion
politique et officielle, artificiellement légitimée par un
certain juridisme anti-immigré, se double d'une exclusion culturelle et
de
67 Par population majoritaire les enquêteurs
désignent les français dont aucun des deux parents n'est
immigré.
68 Voir les données recueillies auprès
de la Direction Générale des Affaires Consulaires, en juin 2011,
ANNEXE I.
69 C'est ce que révèle l'enquete
Trajectoire et Origines qui a été
réalisée, conjointement, par l'Institut National de la
Statistique et des Études Économiques (I.N.S.E.E) et l'Institut
National des Études Démographiques (I.N.E.D), et dont les
résultats ont été publiés le 19 octobre 2010.
L'enquête a été réalisée entre septembre 2008
et février 2009 sur un échantillon de 21 000 personnes,
[consulté sur le web le 17 juillet 2011]
www.lexpress.fr
masse, celle de tous les jours, véhiculée par
les jugements préconçus et les idées reçues, de
tout genre et de toute forme. Lors de certaines entrevues, nous avons
constaté que les Tunisiens vivant à l'étranger ne sont pas
à l'abri des attitudes xénophobes70 qui atteignent un
niveau paroxystique lors des phases de décélération et de
crise économiques, où l'étranger devient un bouc
émissaire. Tout récemment, l'afflux massif de plusieurs milliers
d'émigrés Tunisiens clandestins, suscite, dans les pays
d'arrivée, une inquiétude à l'égard de ces nouveaux
arrivants (( sans feu ni lieu », (( anomiques », ((
déstabilisateurs » potentiels de l'ordre social. Nombreux sont
les Tunisiens qui s'entassent et se confinent dans les cités de
banlieues des grandes villes européennes, réduits à la
marginalité sociale et culturelle, à l'instar de plusieurs autres
communautés d'immigrés, sous l'effet d'une politique de
l'urbanisme qui entérine et éternise l'exclusion sociale et
culturelle de l'immigré, par le cloisonnement et le compartimentage
physiques. Les autoroutes et les zones industrielles deviennent les nouvelles
frontièresremparts qui démarquent et circonscrivent banlieues,
confins de l'immigréétranger-non-national, et la Cité,
faveur et exclusivité des seuls nationaux. L'exclusion est, dans les
faits, l'histoire d'une éternelle expulsion du corps social, dans le
sens où elle est reproductible et transmissible de père en fils.
C'est dire que plusieurs Tunisiens de deuxième et troisième
générations, nés aux pays d'accueil, se trouvent otages du
statut de l'éternel émigré/immigré. Une
éternelle arrivée, à la fois, de l'ascendance dans le pays
d'accueil, et de la descendance, comble du paradoxe, sur le sol natal.
Constatant que leurs descendants resteront continuellement des éternels
arrivants, les Tunisiens
70 Xénophobie,
étymologiquement du grec xenos, ((
étranger » et phobos, (( peur », (( effroi
». Littéralement, la xénophobie
désigne les sentiments irraisonnés de crainte et
d'hostilité, voire de haine envers
l'étranger. Ce dernier est perçu comme
étant un ennemi envahisseur, comme une menace pour
l'équilibre sociétal.
émigrés de première heure s'accusent
eux-mêmes en permanence et se sentent moralement responsables d'avoir
fait, un jour, le mauvais choix : celui de demeurer immigré/père
d'immigré. L'affliction est grande surtout lorsque la progéniture
emprunte les chemins de la délinquance et de la criminalité,
échec scolaire prématuré aidant. L'inconfort psychologique
qui en résulte est d'autant plus marqué qu'il convient de dire
que nombre de Tunisiens vivent leur démarche migratoire initiale sous le
mode d'une perpétuelle remise en cause71. De leur
côté, les jeunes de l'émigration tunisienne évoquent
souvent des images de déchirement entre deux cultures72.
D'aucuns protestent contre le « déracinement » par un
retour au sacré et à la pratique religieuse73.
D'autres, enclins au maximalisme, empruntent les chemins de l'intégrisme
religieux et réinventent une version combative et résolument
anti-occidentale de l'islam. Le malaise est d'autant plus grand que les
déclarations des interviewés nous ont persuadé que la
question du retour à la Tunisie, terre natale, hante les esprits, toutes
catégories confondues. L'entreprise migratoire, qu'elle soit vue sous
l'angle du fait social objectif ou sous l'angle de la représentation
mentale subjective et relative à l'acteur migrant, s'est construite,
dès le début, comme entreprise provisoire et limitée dans
le temps. Toutefois, les transformations structurelles qui affectent la famille
tunisienne résidente à l'étranger, suite à
l'avènement de la deuxième et troisième
génération, embrouillent l'arbitrage entre, d'un
côté, le retour définitif au
71 TAAMALLAH (Khemaïes), Les travailleurs
tunisiens en France. Aspects sociodémographiques, économiques et
problèmes de retour, Publication de l'Université de Tunis,
Imprimerie Officielle de la République Tunisienne, 1980.
72 Voir ABOU-SADA (Georges) et MILET
(Hélène) (Dir.), Générations issues de
l'immigration. Mémoires et devenirs, actes de la table ronde de
Lille, 12-14 juin 1985, Arcantère Éditions, Paris, 1986 ;
RUDE-ANTOINE (Edwige), Jeunes de l'immigration. La fracture juridique,
Éditions Karthala, Paris, 1995.
73 CUNHA (Maria do Céo), « Pratique
religieuse des jeunes musulmans dans une cité de banlieue parisienne
», in Migrations Société, volume 8, n°45,
mai-juin 1996, Paris, 1996.
pays, devenant de plus en plus incertain et problématique,
et, de l'autre côté, une prolongation continuelle du séjour
qui semble durer indéfiniment74.
Complexe comme il est, le phénomène migratoire
tunisien ne pourrait être réduit à un simple
réceptacle d'enjeux individuels, par-delà, pragmatisme
politique aidant, il se donne à l'observation comme étant le
terrain propice à la concrétisation de toute une batterie
d'enjeux politiques.
74 TALHA (Larbi), « Les aides au retour et la
problématique réinsertion des émigrés », in
LACOSTE (Camille et Yves) (Dir.), /'ÉJlJ duTO lTKreE,
Cérès Édition, Tunis, 1991, pp. 542-545.
PARTIE II. DES ENJEUX POLITIQUES
Le phénomène migratoire tunisien, loin
d'être le simple agrégat des stratégies individuelles, est
beaucoup plus complexe et alambiqué, et se dévoile à
l'observation comme un terrain fertile pour le déploiement du politique.
Des études récentes font état du rôle croissant des
pouvoirs dans l'accentuation, voire la fabrication, de toutes pièces,
des flux d'émigration. Parfois, les encouragements sont si vifs, que
l'émigration, hormis les motivations individuelles et les facteurs
socio-économiques qui la soustendent à la base, devient un
phénomène de masse touchant la totalité de la population
nationale, toutes catégories sociales confondues. Les États
maghrébins nouvellement indépendants, confrontés à
un phénomène migratoire qui sévit déjà dans
une société en quête de ressources financières et de
mobilité sociale, ont dû composer avec et s'en saisir pour en
faire une soupape d'échappement en faveur d'un équilibrage
démographique et d'une stabilité politique, ainsi qu'un tremplin
de développement économique75. Les enjeux sont si
massifs et mettent en jeu des intérêts si importants, qu'il semble
peu probable de voir les pays du Maghreb changer de cap. A l'instar du reste
des pays maghrébins, la Tunisie n'a pas manqué de réguler
le phénomène migratoire selon une logique d'efficacité
politique et économique. Une tendance générale vers
l'encouragement des départs et le placement des
75 BELGUENDOUZ (Abdelkrim), « Les jeunes
Maghrébins en Europe : deuxième génération,
deuxième chance pour le développement au Maghreb ? », in
Revue Juridique, Politique et Economique du Maroc, n°21, 1988,
pp. 69-102 ; voir BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek), « Les politiques
migratoires, les institutions compétentes et leur environnement en
Tunisie », CARIM, Note analytique n°2004/02, pp. 2-3.
compétences tunisiennes à l'étranger
n'est plus à démontrer. Le pragmatisme, d'ailleurs tout à
fait légitime, qui caractérise la politique migratoire tunisienne
ne manque pas d'encourager une émigration durable et solide ayant le
mérite, surtout, d'entrainer des entrées de devises et de
décompresser un marché de travail tunisien qui s'est toujours
montré incapable d'offrir des débouchés aux demandes
additives. L'analyse du phénomène migratoire propre à la
Tunisie, à la lumière des enjeux politiques qu'il est
censé relever, nous mènent à traiter des avantages
fort convoités que les pouvoirs publiques tentent d'en tirer
(chapitre I), avant d'examiner les instruments
opératoires mis en place pour cette fin (chapitre
II).
CHAPITRE I. DES AVANTAGES FORT CONVOITÉS
Dompter, reconfigurer, re-paramétrer le fait migratoire
pour en faire un relais au service de ses politiques publiques, telles sont les
aspirations, peu ou prou, affichées des autorités tunisiennes. On
pourrait, dès lors, résumer la politique migratoire en une phrase
phare : « l'émigration est un mal nécessaire
». Quoi qu'il en soit, outre les avantages immédiats
que les autorités tunisiennes comptent faire dériver d'un tel
phénomène (section I), elles aspirent en
recueillir des effets bénéfiques à plus long terme, que
nous avons regroupés sous la catégorie des avantages
médiats (section II).
Section I. Des avantages immédiats
L'émigration des tunisiens croit brusquement, à
partir des années 1960, encouragée par un État tunisien
ayant hate, à la fois, d'opérer un désengorgement du
marché du travail local (paragraphe 1), et de
faire des flux de transferts financiers vers les proches restés au pays,
une recette pour le drainage de devises (paragraphe
2).
§1. Désengorgement du marché du
travail
Le nivellement entre offre et demande d'emploi est une des
finalités majeures de la politique migratoire de la Tunisie
post-coloniale. Le phénomène migratoire spontané est
récupéré, parfois même stimulé et
aiguillonné, pour en faire un exutoire de la main d'oeuvre
excédentaire76.
76 ESCALLIER (Robert), « Une région
bouleversée par les flux migratoires », in LACOSTE (Camille et
Yves) (Dir.), L'État du Maghreb, Cérès
Édition, Tunis, 1991, p. 96.
Aujourd'hui, le maintien des tendances migratoires est
d'autant plus justifié que le chômage qui sevit en Tunisie s'est
avéré l'appendice des modalités de structuration et de
fonctionnement meme de l'économie tunisienne, et non l'effet de
contrecoups, cycliques et momentanés, de prétendues conjonctures
économiques défavorables. L'histoire récente de la Tunisie
ne manque pas d'exemples qui témoignent que le pouvoir politique n'a pas
hésité à mobiliser et instrumenter le fait migratoire pour
decongestionner son propre marche du travail. A titre d'exemple, le
IVème Plan de developpement (1972-1975), ayant pour
principale vocation la relance économique d'une Tunisie
profondément traumatisée par l'échec cuisant de
l'expérience collectiviste, reconnaît explicitement
l'incapacité de l'économie tunisienne de créer un nombre
suffisant de postes d'emplois pour faire face à une demande sans cesse
croissante. L'émigration étant appréhendée
« comme une mesure nécessaire si l'on veut garantir un emploi
[...] à chaque actif supplémentaire ». Le dit plan
prevoit dans ce cadre « un niveau d'émigration de près
de 60 000 travailleurs » seuil qu'il semble « possible
d'atteindre et mrme de dépasser s'il en est besoin
»77. Plus recemment, le regime dechu de Ben Ali, esperant
pouvoir enrayer le soulèvement populaire generalise et sans precedent
qui touche une societe tunisienne ne pouvant plus endurer un taux de
chômage destructeur qui s'étage, en réalité, entre
15 et 20% de la population active, recourt à la boite à outils
migratoire et obtient l'ouverture inconditionnelle des frontières avec
la Libye pour résorber le surplus de main d'oeuvre et se maintenir en
place. Ceci etant, nous pouvons affirmer que le pouvoir politique s'est
toujours représenté l'émigration comme un outil de
compensation des déficiences de sa propre politique de l'emploi et,
partant de cela, une valve de
77 Ministère du Plan, IVème
Plan de Developpement Économique et Social, 1972-1976, Tunis, 1971, p.
115.
stabilité socio-politique. Seulement les faits
historiques démontrent que l'expatriation de la main-d'oeuvre
excédentaire, notamment vers la Libye, n'est pas un instrument fiable de
politique économique pour résorber le chômage. Pour
reprendre le cas de la diaspora tunisienne en Libye, la relation avec ce pays,
étant sujette aux relations diplomatiques inconstantes entre les deux
régimes, le pouvoir libyen n'a jamais hésité à
expulser massivement les ressortissants tunisiens, en signe de
représailles, lorsque les liens entre les deux parties s'embrouillent.
L'économie tunisienne se trouve, à chaque fois, inapte à
contenir ce reflux massif, et dans l'incapacité totale d'intégrer
les milliers d'expulsés que le marché du travail national avait
refoulés à une époque plus ou moins lointaine.
§2. Drainage de devises
Les pouvoirs publics tablent sur les flux des transferts
monétaires des émigrés vers leurs familles restées
en Tunisie, pour améliorer une balance de paiements déficitaire
et disposer d'une réserve de devise pour couvrir les
importations78. L'apport financier des émigrés
tunisiens est d'autant plus convoité que les spécialistes se
demandent si la politique migratoire menée vis-à-vis de la
diaspora tunisienne ne constitue pas, en dernier analyse, un ensemble de
dispositifs et de mesures pour solliciter et pérenniser ces flux
financiers. Selon la Banque Centrale, le montant global des transferts des
78 Selon des statistiques publiées par la
Banque mondiale, dans les pays les plus pauvres de la planète, contre un
dollar de capitaux étrangers, six autres dollars proviennent des
travailleurs émigrés. Ceci étant, les transferts
financiers des migrants présentent l'avantage d'être beaucoup plus
stables que les capitaux privés. Ils ont un effet stabilisateur
puisqu'ils augmentent dans les périodes de récession
économique, au moment oil, les capitaux spéculatifs
s'échappent, Comité Français pour la Solidarité
Internationale, Phénomènes migratoires : flux financiers,
mobilisation de l'épargne et investissement local, Groupe Agence
Française de Développement, avril 2004, p. 16.
Tunisiens résidents à l'étranger
s'élève, pour l'année 2010, à 2 904 millions de
dinars, montant correspondant à 4.5 % du Produit National et à
20.5% de l'épargne nationale. De par leur importance, ces transferts se
situent à la quatrième place des ressources du pays en
devises79. Ces flux marginaux pour les pays d'accueil, n'en
constituent pas moins une manne dont l'État tunisien ne saurait plus se
passer aisément80. La masse et la fréquence des fonds
envoyés témoignent que la diaspora tunisienne se classe parmi
celles qui maintiennent des liens monétaires forts avec le pays
d'origine. Les transferts pourraient avoir un double emploi, soit ils sont
destinés à améliorer la situation économique et
sociale des familles restées en Tunisie en couvrant les dépenses
de consommation en biens et services, soit ils sont affectés à
l'épargne pour qu'on puisse s'en servir, antérieurement, lors du
retour définitif81. Qu'il porte sur des dépenses de
consommation ou sur l'épargne, le comportement de transfert de
l'émigré est indéfectiblement encouragé par les
pouvoirs publics tunisiens. Toutefois, le dit comportement dépend de
plusieurs autres variables qui peuvent influencer aussi bien la propension de
transférer que le volume des montants rapatriés. Nous avons pu
identifier quatre variables majeures qui pourraient interférér
dans ce processus. La première étant le statut
socio-économique du migrant dans le pays d'accueil,
en effet, un bon niveau de stabilité professionnelle et
d'intégration sociale luiconfère une capacité
de transfert plus grande. La deuxième variable est le
79 Mohamed ENNACEUR,
Ministre des Affaires Sociales,
allocution prononcée à l'ouverture du colloque
international La contribution des Tunisiens résidant à
l'étranger au développement économique et social de la
Tunisie post-révolutionnaire, Gammarth, 22 juin 2011 ; voir ANNEXE
I.
80 BOUHDIBA (Abdelwahab), « Le poids de
l'émigration et l'avenir des rapports de l'Europe et du Maghreb »,
in Quêtes sociologiques : continuité et ruptures au Maghreb,
Collection Enjeux, Cérès Edition, Tunis, 1996, p. 24.
81 TALHA (Larbi), « Les effets de
l'émigration sur les économies maghrébines », in
LACOSTE (Camille et Yves) (Dir.), /'ÉtatTdu TO DIKreE,
Cérès Edition, Tunis, 1991, p. 481.
nombre de parents restés au pays et le
type de lien de parenté, puisque autant que le nombre est
important et le lien de parenté est fort, autant que le comportement de
transfert est vivace et régulier. La troisième variable consiste
dans l'objectif et la durée de la migration. Ceci dit,
l'appartenance du migrant à deux espaces différents constitue un
des éléments déterminant du comportement de transfert, et
ce, selon que le projet migratoire s'oriente vers le pays d'origine, notamment
en terme de retour ou, plutôt, vers le pays d'accueil, en terme
d'installation définitive ou prolongée. La dernière
variable concerne les mesures prises dans le pays d'origine,
c'est-à-dire la capacité et l'efficacité des institutions
financières et politiques du pays destinataire à mettre en place
des programmes incitatifs en termes d'attraction des fonds82.
Néanmoins, d'autres études récentes
mettent en garde contre le tarissement éventuel des transferts de
devises de certaines communautés émigrées, voire leur
extinction définitive, même si la Tunisie semble, dans le
présent et le futur proche, bien à l'abri de tels
inconvénients sans pour autant les exclure, à plus long terme. La
persistance d'un taux de chômage élevé et l'allongement de
sa durée moyenne, la réduction des heures travaillées
normales et supplémentaires, la précarisation croissante de
l'emploi, l'avènement des nouvelles générations
d'émigrés et le relâchement des liens avec la
communauté nationale, sont autant de facteurs soupçonnés
de tendre vers une éventuelle réduction future de la
capacité de transfert des immigrés Tunisiens83. Quoi
qu'il en soit, nous pensons que les transferts ne peuvent avoir de
portée véritable sur le développement national que s'ils
sont intégrés
82 Voir Comité Français pour la
Solidarité Internationale, Phénomènes migratoires :
flux financiers, mobilisation de l'épargne et investissement local,
Groupe Agence Française de Développement, avril 2004.
83 TALHA (Larbi), « Les aides au retour et la
problématique réinsertion des émigrés », in
LACOSTE (Camille et Yves) (Dir.), L'État du Maghreb,
Cérès Édition, Tunis, 1991, p. 545.
dans le cadre d'une planification homogène en faveur
d'une stratégie de développement des régions les moins
nanties de la Tunisie, laquelle stratégie se doit d'être, cette
fois-ci, bien réfléchie et sérieusement entreprise.
Le moment de départ épousé
référentiel, certains avantages fort convoités,
étant situés sur le court et moyen terme, sont qualifiés
d'avantages immédiats. D'autres, étant situés,
plutôt, sur le long terme, sont identifiés comme avantages
médiats.
Section II. Des avantages médiats
Le rapatriement des investissements
(paragraphe 1) et la capitalisation des connaissances et
le « gain de cerveaux » (paragraphe 2)
constituent les deux avantages médiats que les autorités
tunisiennes espèrent faire dériver du phénomène
migratoire.
§1. Rapatriement des investissements
La démarche migratoire, étant, à priori,
temporaire et inscrite dans le temps, le retour définitif, terminaison
du projet migratoire, est perçu comme une occasion, à la fois,
pour l'émigré et l'État, pour monter des projets en
Tunisie et fructifier les montants épargnés. L'impact de ces
investissements est d'autant plus convoité que ce sont les
régions ignorées et délaissées qui sont
censées en disposer, étant, naturellement, les grands bassins de
l'émigration. Il n'est pas indifférent de noter, donc, que c'est
dans les régions les plus ignorées des finances publiques que se
produisent les effets les plus visibles, telles la création de petites
entreprises, la profusion des spéculations
foncières et immobilières, l'urbanisation des
campagnes, etc.84. C'est dire que les revenus de la migration
stimulent l'activité économique locale et compensent les
déficiences d'une politique de développement qui relèguent
les régions intérieures à l'arrière-plan et
pallient à l'inaccessibilité des crédits et autres modes
de financement pour les populations déshéritées de ces
régions. En tout état de cause, les pouvoirs publics continuent
à appréhender le fait migratoire comme une sorte de recette qui
permettra finalement d'entrainer vers le pays des flux d'investissement qui se
démarquent, de par leur vocation permanente et non versatile, des
investissements directs étrangers, même si cela reste, dans les
faits, problématique et largement discutable. En tout cas, les
statistiques officielles les plus récentes estiment à 900 le
nombre des projets qui ont été agrées en 2010,
représentant ainsi un volume global d'investissement de 42.2 millions de
Dinars85.
Une telle aspiration, nous semble-t-il, est trop ambitieuse
pour se confirmer dans les faits, même si elle demeure toujours
légitime. Elle manque de réalisme dans le sens où elle
semble établie sur une évaluation piétinée,
à la fois, de la propension et de la capacité d'investir des
Tunisiens résidents à l'étranger. De prime abord, pour des
immigrés qui ont passé des années en tant que
salariés dans les pays d'accueil tout en bénéficiant de
certaines garanties sociales, il est difficile de rentrer au pays avec un
esprit d'entrepreneur qui doit composer avec le risque et les aléas du
marché86.
84 Voir BOUHDIBA (Abdelwahab), « Le poids de
l'émigration et l'avenir des rapports de l'Europe et du Maghreb »,
in Quêtes sociologiques : continuité et ruptures au Maghreb,
Collection Enjeux, Cérès Édition, Tunis, 1996, p.
20.
85 Mohamed ENNACEUR,
Ministre des Affaires Sociales,
allocution prononcée à l'ouverture du colloque
international La contribution des Tunisiens résidant à
l'étranger au développement économique et social de la
Tunisie post-révolutionnaire, Gammarth, 22 Juin 2011 ; voir ANNEXE
I.
86 Voir KASSAR (Hassan) et TABAH (Léon)
(Dir.), Émigration tunisienne en France et
D'autre part, le surplus de revenus des immigrés suffit
à peine à couvrir les charges de la famille large ou
nucléaire restée au pays, la capacité d'épargne se
trouvant, en l'occurrence, fortement réduite par la diversification des
dépenses courantes en termes de consommation de biens, de soins de
santé, de frais de scolarisation, etc. Selon une enquête de
l'Office des Tunisiens à l'Étranger, les transferts sont
affectés pour 87,8% aux dépenses courantes, et seulement 2,13%
sont investis87. Hormis les capacités d'autofinancement
limitées, un autre point mérite d'être souligné, il
se rapporte au manque de qualifications professionnelles spécifiques qui
exerce un effet dissuasif sur l'investissement. D'un autre côté,
il ne faut pas perdre de vue que les facteurs qui poussent à
l'émigration sont les mêmes facteurs qui réduisent les
éventualités d'investissement et les potentialités
productives des fonds. Les zones d'émigration, étant pour
beaucoup des contrées retranchées, éloignées des
marchés, accusant une carence des services publics et manquant
d'infrastructures de base, il est peu probable d'espérer que
l'émigration promeuve le développement et que les migrants
transforment les montants épargnés en des investissements
productifs. L'émigration ne peut ramener des investissements que dans
les lieux où il y a les conditions minimales de
l'entreprenariat88. Il ne faut pas s'attendre à ce que
l'émigré tunisien joue, à la fois, les rôles
multiples de travailleur, d'épargnant, d'investisseur et de producteur.
Ce n'est pas fortuit, donc, que, d'une manière générale,
les investissements réalisés n'ont été que d'une
rentabilité en dents-de-scies.
problématique du retour, Mémoire en vue
de l'obtention du Diplôme des Études Approfondies en
Socio-Économie du Développement, École des Hautes
Études en Sciences Sociales de Paris, 1989, p. 77.
87 Données recueillies auprès de
l'Office des Tunisiens à l'Étranger, en juin 2011, voir ANNEXE
I.
88 Comité Français pour la
Solidarité Internationale, Phénomènes migratoires :
flux financiers, mobilisation de l'épargne et investissement local,
Groupe Agence Française de Développement, avril 2004, p.
15.
Naturellement, dans un milieu relativement défavorable et
incertain, le projet cède la place aux tâtonnements.
§2. Capitalisation des connaissances et «
gain de cerveaux »
Les analystes tiennent à noter que l'émigration
des populations hautement qualifiées, phénomène plus connu
sous la désignation de la fuite des cerveaux, n'implique pas que des
effets négatifs, comme on a tendance à le croire, mais peut
s'avérer d'une grande utilité pour le pays émetteur. Le
déplacement géographique de cette catégorie
d'émigrés est une démarche rendue nécessaire afin
d'affûter leurs compétences. Ces acquis seront largement
profitables pour une Tunisie ayant tout intérêt à faire de
l'économie du savoir et de la connaissance, contexte mondial oblige, le
fer de lance de ses politiques publiques89. La concrétisation
d'un tel raisonnement est tributaire de l'implication et de la mobilisation
effectives de ces compétences au service des défis nationaux.
L'expatriation de cette population, étant de plus en plus durable et
définitive, le taux élevé du non-retour biaise les
expectatives gouvernementales. Par ailleurs, faut-il mentionner que la
rentrée des compétences expatriées demeure, par essence
même, fort problématique et aléatoire puisque la grille des
causes à l'origine de l'enclenchement de cet exode massif demeure, en
même temps, celle justifiant la désaffection au retour. De plus,
on reconnait, sans ambages, que nombres de qualifications professionnelles
acquises à l'extérieur sont rarement réutilisables sur
place. Ce constat peu promoteur semble devenir une règle qui s'inscrit
dans la durée, étant donné l'absence d'une réelle
stratégie d'incorporation dans la sphère
89 BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek), « Les
compétences tunisiennes à l'étranger », CARIM, Note
analytique n°2009-15 ; BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek), « Le cadre
sociopolitique de la migration hautement qualifiée en Tunisie »,
CARIM, Note analytique n°2010-38.
économique nationale. Les pouvoirs publics
procèdent régulièrement à l'identification des
compétences tunisiennes résidentes à l'étranger et
à leur répartition par pays d'accueil et par champs
d'activité. Un répertoire des compétences fut
créé, en collaboration avec les services consulaires, afin de
garder un oeil sur cette richesse immatérielle qui demeure encore
inexploitée.
La politique migratoire tunisienne, après avoir
identifié les avantages fort convoités qu'elle compte
recueillir du phénomène migratoire national, toujours
fidèle au même cheminement pragmatique, conçoit les
instruments opératoires adéquats.
CHAPITRE II. DES INSTRUMENTS OPÉRATOIRES
Les instruments opératoires renvoient aux
modalités et techniques pratiques que les autorités publiques
adoptent pour atteindre les objectifs fixés. Il s'agit, dans ce qui
suit, d'examiner l'éventail des actions menées par les structures
intervenantes dans le champ migratoire. Convaincues que, faute d'attaches
identitaires solides, la diaspora tunisienne risquerait de se fondre dans les
sociétés d'accueil, les autorités établissent une
stratégie globale de rattachement à la communauté
nationale (section I). Il a fallu, par ailleurs,
concevoir des mécanismes institutionnels particuliers,
adaptés à chaque finalité (section
II).
Section I. Rattachement à la communauté
nationale
Le façonnage d'un sentiment d'appartenance commune et
la subordination affective de la diaspora tunisienne à la
communauté nationale est une condition nécessaire pour le
déploiement des enjeux politiques. La communalisation passe par la
promotion de la religion en tant que marqueur culturel
(paragraphe 1), et l'inculcation de la langue arabe
outil de socialisation communautaire (paragraphe 2).
§1. La religion : un marqueur culturel
L'histoire moderne de la Tunisie, colonisée et
indépendante, ne manque pas d'exemples qui nous renseignent à
quel point la religion et la logique religieuse ont été
mobilisées en faveur de l'entérinement et de la validation
d'entreprises et actions politiques, voire politiciennes. L'appartenance
fondée
sur le critère religieux étant reconnue par les
sociologues et anthropologues comme une appartenance hautement mobilisatrice et
à forte charge identificatoire. Toute religion étant basée
sur un lien communautaire spécifique, entre tous ceux qui partagent le
même système de croyances, l'idenditarisation de la conviction
religieuse revient à sacraliser la cohésion groupale et à
coller l'individu à son groupe d'origine. Dès lors, le
nationalisme, idéologie de l'État-nation, ne pouvant
s'empêcher de récupérer les mérites d'une conception
religieuse du lien national, tellement avantageuse en termes de solidarisation
et de communautarisation des individus90. L'encadrement religieux de
la diaspora tunisienne, notamment en Europe, terre de chrétienté,
mené sous les auspices des services consulaires tunisiens,
s'insère dans cette même logique de particularisation culturelle
par la valorisation du référent religieux. L'entreprise est
d'autant plus opportune et avantageuse qu'elle s'adresse à une
communauté nationale menacée de dilution dans une
société occidentale fondamentalement chrétienne. Un
constat saute aux yeux, la Tunisie d'aujourd'hui peine à retenir et
accrocher les nouvelles générations de Tunisiens nées en
immigration91. Dans cette optique, la valorisation du sentiment
religieux coïncide avec l'affermissement de l'appartenance à
l'État-nation tunisien. Cette corrélation trouve ses
justifications dans la dialectique attraction/répulsion induite par la
logique qui anime au fond le sentiment religieux. Attraction vers la
communauté des croyants, devenue le Moi, et répulsion
vis-à-vis de la communauté des non-
90 Voir DARDOURI (Moez) et MELLITI (Imed) (Dir.),
La régulation institutionnelle de l'Islam en Tunisie : entre audace
moderniste et tutelle étatique, Mémoire en vue de
l'obtention du Mastère en Sciences Politiques, Faculté des
Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis, 2008 ; voir JERAD (Raef)
et MELLITI (Imed) (Dir.), Politiques de l'identité nationale en
Tunisie, Mémoire en vue de l'obtention du Master en Sciences
Politiques, Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de
Tunis, 2009.
91 Entrevue avec Mr. Frej SOUISSI, Directeur
Général de l'Office des Tunisiens à l'Étranger,
effectuée le 21 mai 2011.
croyants, devenue l'Autre. Expédition des Imams,
apprentissage du coran, célébrations des différentes
fêtes du calendrier hégire dans les centres et cercles culturels,
etc., constituent les modalités pratiques de l'actualisation et de
l'initiation à la foi religieuse pour entretenir des liens avec
l'entité nationale. La sacralisation du lien avec le pays en
l'empreignant de religiosité est l'un des éléments phares
de la politique migratoire en matière de lutte contre l'assimilation des
ressortissants tunisiens92.
§2. La langue arabe : outil de socialisation
communautaire
La langue est un noyau autour duquel se constituent les
ensembles culturels. Plus qu'un simple outil de communication, la langue sert
à façonner un Être, spécifique et distinct, et
procède à la vulgarisation de cet Être et à son
intériorisation par les membres du groupe. En d'autres termes,
l'inculcation et la transmission des normes culturelles et sociétales
passent, principalement, par la pratique langagière. La langue
apparaît, à cet égard, comme constitutive d'identité
collective, comme garante de la perpétuation du groupe social en tant
que tel. La charge identificatoire qu'elle recèle n'est plus à
démontrer depuis qu'elle a été reconnue et adoptée
comme paramètre, à part entière, permettant
l'identification des communautés humaines et leur différenciation
les unes des autres. L'État-nation, cadre de la communauté
nationale, se doit, donc, de s'attribuer une langue nationale,
c'est-à-dire parlée, comprise, et écrite, par tous les
nationaux. La langue nationale de l'entité tunisienne étant
l'arabe, celui-ci se voit attribuer le statut de véhicule et de
passerelle de l'acculturation nationale de ses membres constitutifs,
c'est-à-dire leur imprégnation d'une culture nationale
homogénéisante. De cette manière,
92 SRAIEB (Nouredine), « Chronique sociale et
culturelle : Tunisie », Annuaire de l'Afrique du Nord, volume 14, 1975,
pp, 605-637.
comprendre et parler la langue arabe devient une condition
sin qua non pour réussir le rattachement et l'accrochage des
Tunisiens à la communauté des nationaux93. La question
se pose avec beaucoup plus d'acuité, se rapportant aux
générations issues de la diaspora tunisienne qui s'avèrent
peu initiées, voire totalement incapables de pratiquer la langue
vernaculaire. Du moment où le cordon linguistique est rompu, on imagine
combien il devient difficile et complexe de vulgariser, auprès de cette
population, l'image d'une Tunisieracines et terre originaire94. Le
véritable point nodal étant que, privées d'outil de
communication avec les parents proches ou lointains restés en Tunisie,
ces nouvelles générations se montreront beaucoup moins
motivées à regagner le pays puisque on va s'y sentir «
étranger ». Pour tenter de résumer, nous pensons que
l'altérité linguistique, dans ce contexte bien particulier, ne
peut que déboucher sur une altérité culturelle, beaucoup
plus influente en termes de distanciation et de dissociation entre descendants
de l'émigration et communauté d'origine. Dans les faits, un
militantisme linguistique est mené par les services de l'Office des
Tunisiens à l'Étranger, que ce soit dans les pays de
résidence ou lors des retours périodiques au pays. En
collaboration avec le Ministère de l'Éducation, l'Office des
Tunisiens à l'Étranger organise des cours gratuits d'enseignement
de l'arabe, pour les enfants d'émigrés tunisiens en visite au
pays, et ce, dans des centres disséminés sur tout le territoire
et répartis proportionnellement selon la densité de la
communauté émigrée. Des cours particuliers sont
disposés aux plus âgés bénéficiant, en
l'occurrence, d'enseignement et supports pédagogiques plus
adaptés à leur
93 GRANDGUILLAUME (Gilbert), « langue,
identité et culture nationale au Maghreb », in Peuples
Méditerranéens, n°9, octobre-décembre, 1979, pp. 4-14
; CHARAUDEAU (Patrick), « Langue, discours et identité culturelle
», in Ela. Études de linguistique appliquée,
n°123-124, 2001/3, pp. 341-348.
94 Entrevue avec Mr. Frej SOUISSI, Directeur
Général de l'Office des Tunisiens à l'Étranger,
effectuée le 21 mai 2011.
particularité d'apprenants retardataires de la langue
arabe.
Le déploiement des enjeux politiques est tributaire,
outre l'effectivité du rattachement à la communauté
nationale, de la mise au point des mécanismes
institutionnels, à vocation précise et bien
particulière.
Section II. Des mécanismes institutionnels
Nous allons aborder les mécanismes institutionnels
suivant une typologie qui distingue les mécanismes d'incitation
(paragraphe 1) des mécanismes
d'encadrement (paragraphe 2).
§1. Des mécanismes d'incitation
Afin de garantir la fluidité et la constance des flux
de transferts vers le pays via les canaux officiels, les autorités
tunisiennes ont dû adapter la législation et le système
bancaires nationaux. La mobilisation de l'épargne des Tunisiens
résidents à l'étranger fut possible essentiellement grace
aux livrets d'épargne en dinars convertibles qui permettent de mettre
à la disposition de l'économie tunisienne des quantités
considérables de devises étrangères, tout en donnant la
possibilité à leurs titulaires de bénéficier des
différents avantages qu'offre un compte d'épargne, que ce soit en
termes de disponibilité de l'argent sur le sol national et
rémunération des montants épargnés, ou en termes
d'éligibilité aux différents avantages d'octroi de
crédits et facilités de paiements qui en découlent. Les
autorités tunisiennes ont dû, par ailleurs, encourager l'adoption
et la mise en place de techniques bancaires et postales de transfert
instantané et sécurisé d'argent à partir des pays
de résidence. Par ailleurs, différentes mesures ont
été prises afin d'encourager les Tunisiens émigrés
à monter des projets dans leur pays
d'origine. Les investissements des nationaux présentent
en effet le mérite d'être durables et permanents, en dépit
des capitaux étrangers, beaucoup plus volatiles et extrêmement
sensibles aux conjonctures internationales. L'Agence de Promotion des
Investissements Agricoles95, et l'Agence de Promotion de
l'Industrie96, outre les actions qui sont destinées au commun
des investisseurs dans les deux secteurs, agricole et industriel, cherchent
à attirer l'attention des membres de la diaspora tunisienne quant aux
opportunités d'investissement en Tunisie et quant aux incitations et
avantages dont ils peuvent se prévaloir. Une attention
particulière est accordée à l'investissement dans les
créneaux porteurs, notamment ceux qui pourraient contribuer aux
transferts de technologies et à la promotion de l'exportation. Les deux
structures assurent une fonction d'information et d'encadrement par
l'organisation de journées portes ouvertes et de rencontres
scientifiques à l'intention des membres de cette communauté, lors
des retours au pays, pour les aider dans l'identification des projets et la
constitution des dossiers respectifs. Cette communauté
bénéficie, également, d'avantages douaniers
supplémentaires lors de la réalisation de projets. En effet, ils
peuvent se prévaloir d'une exonération totale des droits et taxes
douaniers dus à l'importation du matériel, outils de travail et
biens d'équipement nécessaires à la réalisation du
projet. Une franchise douanière sur les équipements et le
matériel roulant importés est accordée à ceux
réalisant un projet dans l'une des activités prévues par
le Code d'incitations aux investissements.
§2. Des mécanismes d'encadrement
Les autorités tunisiennes, conscientes que la diaspora
nationale ne peut
95 A.P.I.A
96 A.P.I
soutenir l'effort de développement que si elle
bénéficie, d'ores et déjà, d'un minima de
stabilité et d'épanouissement économique et social dans
les pays d'accueil, mettent en place plusieurs mécanismes de soutien et
d'appui personnalisés qui prennent en considération les
spécificités de cette communauté. Un réseau
d'attachés sociaux fut installé et étendu progressivement
à la plupart des pays de résidence. La délinquance et
l'exclusion sociale, les problèmes liés aux mariages mixtes, et
l'échec scolaire prématuré, constituent les principales
tares des familles résidentes à l'étranger. Les
attachés sociaux jouent également un rôle notable en
matière de clarification des démarches administratives à
entreprendre. Des rencontres régulières sont organisées
avec les personnes désireuses pour leur fournir une bonne base
d'informations sur laquelle ils peuvent s'appuyer pour déclencher les
démarches institutionnelles requises. Seulement, certains observateurs
mentionnent que le rôle des attachés sociaux n'pas
été toujours l'encadrement des émigrés et qu'ils
ont été utilisés, sous l'ancien régime, à
des fins de propagande politique. D'autre part, l'Office des Tunisiens à
l'Étranger veille, en collaboration avec les représentations
diplomatiques et consulaires, à l'animation des espaces familles qui
abritent des activités éducatives et socioculturelles au profit
des jeunes générations de l'émigration et de leurs
familles. Il y a lieu, aussi, d'évoquer le rôle majeur joué
par les associations de Tunisiens résidents à l'étranger
qui, étant de véritables réseaux de socialisation et
d'entraide, bénéficient du soutien indéfectible des
autorités tunisiennes. Nombreux sont les membres de la diaspora
tunisienne qui endurent des difficultés d'ordre relationnel et subissent
un appauvrissement du réseau social, ce qui les emmène à
éprouver un sentiment de délaissement et de déclassement
par la société d'accueil. A cet égard, les locaux des
structures associatives pourraient constituer des lieux de rencontre et
d'échange entre personnes vivant les mêmes
problématiques, ce qui pourrait contribuer à apaiser leurs
angoisses et inquiétudes et rompre l'isolement sociétal. Les
autorités s'efforcent de mettre en place des mécanismes
d'encadrement adéquats et des pôles d'attraction de cette
communauté émigrée parce qu'elles craignent, en premier
chef, les retours hâtifs dus surtout à l'échec de
l'intégration et à l'inadaptation avec les normes sociales qui
prévalent dans les pays récepteurs. L'échec du projet
migratoire et le caractère non pérenne de l'émigration
impliquent, inéluctablement, un taux élevé de retour
non-spontané qui ne pourrait qu'encombrer davantage un marché
d'emploi tunisien déjà défaillant et priver le pays de
ressources supplémentaires de devises. Cela étant, il a fallu
assister les membres les plus vulnérables de la diaspora tunisienne
à développer les stratégies qui leur permettent de trouver
des modalités d'intégration sociale et d'insertion
professionnelle, efficientes et valorisantes, en terre d'immigration.
CONCLUSION
Le questionnement sur l'émigration tunisienne est
inséparable de l'étude de la réalité migratoire
mondiale, phénomène massif de notre temps, comme il est, qui
touche tous les continents et la quasi-totalité des pays. Les
écarts croissants entre niveaux de vie et espérances
réelles contribuent à amplifier les mouvements de populations qui
deviennent imprévisibles et difficilement maitrisables. D'autre part, le
durcissement des politiques migratoires entraine la prolifération de
l'immigration clandestine qui tend à devenir une pratique de masse dans
la rive sud de la méditerranée. Dans les pays destinataires de
ces flots humains, le thème résonne d'une manière
assourdissante à chaque échéance électorale
nationale. La Tunisie, après avoir été pour longtemps une
terre d'immigration, s'impose, aujourd'hui, en une terre d'émission de
flux humains. Le flux migratoire qui s'y dégage s'avère une
réalité structurelle de la société tunisienne
contemporaine, même si la trajectoire migratoire et le profil
socio-économique du migrant ne demeurent pas inchangés et
invariables depuis le déclenchement des premiers départs par
l'effet d'une puissance protectrice en quête d'ouvriers, pour ses
industries, et de soldats, pour ses effectifs militaires. La vocation initiale
de ce modeste travail est de porter un regard neuf sur le
phénomène migratoire national qui recommande de le relire selon
d'autres grilles de lecture, prenant en considération les mutations
politiques à l'oeuvre. Partant de cela, nous avons fait le choix
d'adopter deux nouveaux axes de recherche, à savoir la «
rationalité » du migrant et le pragmatisme politique, en vue
de surpasser les représentations
standardisées et largement véhiculées, et
de sonder en profondeur l'essence véritable du phénomène.
Dans un premier temps, nous avons approché le sujet sous un angle
individuel d'analyse, en bénéficiant de la transposition de la
théorie économique de l'acteur rationnel sur la
réalité migratoire tunisienne. La confrontation nous
emmène à dire que le migrant n'est point dénué de
réflexivité et du sens de la prévision et de
l'anticipation. Le calcul coûts/avantages vient en amont de l'acte
migratoire dévoilant, de la sorte, une figure peu connue du migrant
tunisien, celle du calculateur et entrepreneur, mué, en
exclusivité, par la maximisation de son propre intérêt
personnel, lequel intérêt réside, principalement, dans la
propulsion de la mobilité socioprofessionnelle et dans la
libération de l'Être des jougs de la réalité locale.
Toutefois, les observations menées nous mettent à
l'évidence que la « rationalité » de
l'acteur-migrant, n'est pas aussi absolue et infaillible. La proportion du
risque que prennent certains migrants clandestins, se jetant dans des
embarcations de fortune et munis de bidons vides pour s'y accrocher en cas de
naufrage, fait éclipser la figure de l'entrepreneur au profit de la
figure du migrant-risque-tout, le migrant-joueur de poker. La superposition de
la théorie de l'investissement familial, apportée par Abdelmalek
Sayad, sur la réalité tunisienne, nous persuade que la
décision de partir sous d'autres cieux n'est pas, toujours, aussi
souveraine et assumée, attendu qu'elle pourrait émaner du groupe
d'appartenance direct qui cherche à survivre et à se positionner
par des délégations à l'étranger chargées de
lui procurer des ressources financières et de l'aura sociale. D'un autre
côté, la « rationalité » est dite
entachée parce que nombreux sont les projets migratoires qui endurent
une tendance à l'hypertrophie des coûts qui est perceptible, tout
particulièrement, à travers la précarité
professionnelle et le malaise social dans les pays récepteurs. A cet
égard, l'instabilité et l'exploitation ressortent
comme le prix que devrait payer l'arrivant en contre partie de
la disponibilité de l'emploi sur la terre d'arrivée. De plus, le
projet migratoire est souvent porteur d'une véritable souffrance
existentielle du fait des changements de valeurs et de la perte de
repères sociaux et culturels. Un émigré, en fait, est
doublement absent et déclassé, à la fois, chassé de
son pays d'origine et socialement exclu dans le pays de résidence,
condamné, ainsi, à survivre étranger et enclavé
entre deux cultures et deux langues. Le sentiment de ne pas appartenir à
aucun groupe social pourrait faire basculer les plus vulnérables dans un
identitarisme religieux inventeur d'une communauté originelle virtuelle,
ou dans un mimétisme et un hyper-conformisme attitudinaux, signes d'une
lutte aveugle pour la reconnaissance sociale dans les pays d'installation. Dans
un deuxième temps, nous avons adopté le pragmatisme politique en
tant que variable d'interrogation sur la réalité migratoire
nationale. S'il est vrai que l'émigration demeure l'effet d'une
décision individuelle, nous partons du postulat que
l'interférence du politique dans le champ migratoire lui donnerait un
contenu particulier et exerce un effet déterminant sur
l'intensité et l'orientation des flux d'émigration. Si nous
qualifions la politique migratoire de pragmatique, ceci ne doit, aucunement,
être saisi comme un quelconque dénigrement et stigmatisation, mais
se justifie par les paradigmes méthodologiques de recherche en sciences
sociales et humaines qui recommandent la confrontation des cadres
théoriques et conceptuels préexistants aux faits
étudiés pour arriver à en saisir le sens véritable
et en déceler les nuances qui pourraient séparer le
théorique du réel. En tout état de cause, l'État a
le droit de réguler le flux migratoire national à l'aune des
enjeux politiques qu'il compte en recueillir. Les recherches faites montrent
que l'État tunisien perçoit les migrants, essentiellement, comme
des agents potentiels de développement. Les avantages qu'on compte faire
dériver
du phénomène sont liés,
simultanément, aux départs et aux retours. Nous les avons
catégorisés, en se référant au moment de
départ, en avantages immédiats, situés sur le court et
moyen terme, et en avantages médiats, situés sur le long terme.
Tout d'abord, à court et moyen termes, l'institutionnalisation et
l'étatisation du flux migratoire sont destinées à
alléger la pression sur le marché de travail national et à
réduire le taux de chômage, par l'exportation du surplus de
main-d'oeuvre. L'encouragement des départs est un moyen pour
préserver une stabilité politique et sociale et, au bout du
compte, revient à renforcer les assises d'un pouvoir politique en
déficit de légitimité, qui a laissé se
répandre un favoritisme abusif dans les deux secteurs, public et
privé. On oublie, d'une certaine manière, que l'expatriation de
main-d'oeuvre n'est qu'une simple mesure conjoncturelle et provisoire à
un chômage qui s'est avéré, finalement, chronique et
structurel. D'un autre côté, on table sur les transferts
monétaires des émigrés pour couvrir les besoins du pays en
devises et améliorer une balance de paiements déficitaire.
Certains n'hésitent pas à dénoncer cette stratégie
financière passive qui vise à bénéficier de la
rente migratoire et à récupérer le pécule de
l'émigré97. Ensuite, et à plus long terme, nous
constatons que le rapatriement des investissements, d'une part, et la
capitalisation des connaissances et le « gain de cerveaux »,
d'autre part, constituent les deux avantages médiats majeurs que
les autorités tunisiennes espèrent faire dériver du
phénomène migratoire, même si dans la
réalité, il est de plus en plus hardi de s'en prévaloir.
D'aucuns tiennent à noter que les calculs des autorités
tunisiennes partent d'une surévaluation de la propension et de la
capacité d'investir des membres de la communauté
émigrée, qui ont été, dans leur
quasi-majorité,
97 TALHA (Larbi), « Les aides au retour et la
problématique réinsertion des émigrés », in
LACOSTE (Camille et Yves) (Dir.), /'ÉJlJTduTO lIKreE,
Cérès Édition, Tunis, 1991, p. 545.
conditionnés par le travail salarial et, donc, peu
enclins à l'entreprenariat et fondamentalement hostiles aux risques du
marché. Par ailleurs, les observations menées montrent la
désaffection des compétences tunisiennes quant au retour
définitif au pays. L'inadéquation entre aspirations
professionnelles et débouchés disponibles, d'un
côté, et la politique de séduction que mènent les
pays de résidence, expliquent, dans une large mesure, une telle
réticence. Une panoplie d'instruments opératoires fut mise en
place pour permettre de concrétiser, au mieux, les objectifs fort
convoités précédemment étayés,
immédiats et médiats. Conscients des risques éventuels de
distanciation et de relâchement du lien national, les autorités
jugent le rattachement affectif à la communauté nationale un
impératif stratégique. La spécification culturelle de la
diaspora tunisienne passe, essentiellement, par la promotion de la foi
religieuse, en tant que marqueur culturel indélébile dans des
sociétés d'installation à dominante chrétienne et
arienne. L'apprentissage de l'arabe pour la deuxième et troisième
génération est perçu comme un outil de socialisation
communautaire étant donné que l'inculcation et la transmission
des normes culturelles et sociétales passent, principalement, par la
pratique langagière. Nous avons examiné, enfin, d'une part, les
mécanismes incitatifs destinés à maximiser les flux de
transferts de devises et à emmener les ressortissants tunisiens à
investir dans le pays, et d'autre part, les mécanismes d'encadrement
destinés à apporter appui et soutien personnalisés et de
proximité à la population résidente à
l'étranger. Même si d'aucuns, fautil le dire, soupçonnent
certaines de ces structures à vocation sociale d'être, sous le
régime déchu, des relais externes d'encadrement et de
conditionnement politiques, voire même de contrôle policier sur la
communauté émigrée.
Les deux hypothèses de recherches adoptées,
à savoir la « rationalité » du migrant et le
pragmatisme politique nous permettent d'attester que le phénomène
migratoire tunisien est une co-production, à la fois, des comportements
individuels et des mesures politiques. L'étude du cas tunisien
révèle une concordance des intérêts et une situation
gagnant/gagnant, entre migrant et pouvoirs publics. Ainsi saisie dans certaines
de ses facettes multiples, l'émigration des Tunisiens reprend un autre
sens et se révèle autant choisie que provoquée. Cependant,
il y a lieu de remarquer que les autorités publiques ne peuvent ni
concevoir ni mettre en oeuvre une politique migratoire que d'une manière
résiduelle. Le phénomène migratoire tunisien, reste en
grande partie, un phénomène rebelle, difficilement domptable et
réfractaire aux tentatives d'institutionnalisation et
d'étatisation.
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