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Le "mouvement du 20 février" au Maroc, une étude de cas de la coordination locale de Rabat

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par Romain Chapouly
Institut d'études politiques de Lyon - Master 2 2011
  

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UNIVERSITE DE LYON

UNIVERSITE LUMIERE LYON 2

INSTITUT D'ÉTUDES POLITIQUES DE LYON

Le « mouvement du 20 février » au Maroc
Une étude de cas de la coordination locale de Rabat

Chapouly Romain
Mémoire de Master 2
CODEMMO

2010 - 2011

Jury :
Karine Bennafla et Montserrat Emperador

Contact : romain.chapouly@hotmail.fr

Remerciements

Ce mémoire est dédié aux militants du 20 février, et particulièrement à ceux qui, à Rabat et ailleurs, ont consacré régulièrement de leur temps pour répondre à mes questions et éclairer ma compréhension des événements.

Je tiens à remercier toute l'équipe du CESEM de Rabat, pour m'avoir accueilli en stage durant la période de Mars à Juillet 2011, et particulièrement son directeur Driss Ksikes et la rédactrice en chef de la revue Economia, Laetitia Grotti.

Un remerciement particulier revient à Mohamed Laalami pour son aide précieuse à la traduction. Sans oublier tous ceux qui, de près ou de loin, m'ont témoigné de leurs encouragements et contribué à alimenter ma réflexion : Mouhcine et Houria Ayyouche, Houda Ait Idder, Marwa El-Chab, Mohamed Yazami, Mohamed El-Boukili, Michel Péraldi, Abdelahad Sebti, Elabadila Chbihna Maaelaynine, Moustapha El-Guemri, Fouad Abdelmoumni, Abdeslam Adib... et bien d'autres.

Merci enfin à Brice et Nathalie, spécialistes ès orthographe, pour leur relecture salvatrice.

Introduction

Au début de l'année 2011, au moment où la Tunisie et l'Egypte s'engageaient dans un processus révolutionnaire historique, le Maroc est lui aussi rentré en ébullition sociale. Avec ses formes propres et tout son héritage politique, le Maroc a bel et bien suivi la séquence de propagation qui a touché la plupart des pays arabes avec des nuances d'intensité. Le Maroc, dans son contexte singulier, est une de ces nuances.

Depuis l'ouverture politique à la fin du règne d'Hassan II et la transition avec son héritier Mohamed VI, le Maroc se situe dans les limbes de la typologie des régimes politiques qui exaspèrent les tenants de la politologie1. Ni purement autoritaire, dans le sens où le concept de << transition démocratique », s'il s'est aventuré à postuler une temporalité linéaire plus que douteuse sur l'évolution d'un régime autocratique vers la démocratie, n'en a pas moins montré quelques signes effectifs d'évolutions, disons vers plus de << souplesse ». Ni pleinement démocratique pour autant, car le régime marocain reste fermement ancré sur des dispositifs contrariant en permanence les principes de base d'un système démocratique, au premier rang desquels la << souveraineté populaire » qui demeure exclue du débat, puisque c'est en effet le roi et sa cour (et non le droit) qui détiennent la << compétence de la compétence », c'est-à-dire qui prennent l'initiative des grandes politiques et décident en dernier recours. Dans ce contexte singulier, que d'aucuns présentent comme une << exception marocaine » sur fond de paysage politique arabe, un mouvement de contestation généralisée porté par la jeunesse marocaine s'est attelé à reconfigurer le champ de la contestation et à exposer tous les griefs redevables au régime marocain, dans le domaine social et politique. Entamé le 20 février 2011, ce mouvement de contestation entend depuis lors construire un projet alternatif (en dehors et dedans le politique) ainsi que reconquérir les espaces de diffusion d'une parole contestataire, censée balayer les discours d'opposition en trompe-l'oeil et proposer une alternative à l' << unanimisme transitologique » qui imbibe le corps social marocain ainsi que la quasi intégralité du corps politique.

1 Dabène O, Geisser V, Massardier G (dir.), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au 21e siècle. Convergences Nord-Sud, Paris, La Découverte, Recherches, 2008, 334 p

Nul doute que le << printemps arabe >> a provoqué une sorte d'événement générateur à l'origine d'un renouveau dans les cycles de protestation et d'une reconfiguration du politique sur la scène marocaine. Pourtant au Maroc, il s'agit moins d'un événement initiateur qu'un événement permettant la réactivation d'un potentiel de contestation en veille (<< abeyance structure >> concept utilisé par Verta Taylor2) qui a trouvé les motifs de son renouveau dans une dynamique de cristallisation des contentieux dont les événements tunisiens et égyptiens, bien que configurés différemment, en sont les modèles d'inspiration (diffusant une sorte de << vérité de l'action >>). Ce qui a démarré le 20 février 2011 au Maroc est certes à plus d'une titre une modalité nouvelle de protestation, une action collective inédite entreprise sur un terrain hybride entre le social et le politique, mais ne constitue pas outre mesure un phénomène révolutionnaire, étant donné la temporalité longue dans laquelle les mobilisations et les événements s'inscrivent ainsi que la proportion encore minoritaire de la population dont le mouvement a réussi à susciter l'adhésion. A bien des égards la contestation marocaine actuelle est le prolongement sous une autre forme d'une activité de protestation déjà présente3 : la nouveauté réside en ce que cette force de contestation plurielle est désormais conglomérée et inscrite dans une temporalité et un espace synchronisés. Cependant que les forces en présence, les types d'individus participants et surtout les appareils de militantismes demeurent relativement inchangés. << Relativement >> car en effet si les forces visibles marquent la réalité d'un prolongement dans la manière de conduire le mouvement de contestation, il demeure des aspects qui soulignent toutefois des transformations notables : l'apparition de nouveaux types d'alliances, de nouvelles manière de mobiliser (usage des réseaux sociaux) et cette dichotomie singulière du mouvement entre un groupe << agissant >> (les coordinations locales du << 20 février >>, qui sont composées en majorité de jeunes militants) et un groupe << soutenant >> (les comités d'appuis, très expérimentés, qui sont composés de structures associatives et partisanes). Cette configuration nouvelle offre une place inédite à la << jeunesse >> (en tant qu'elle a constitué un effet de vérité dans les cas tunisien et égyptien) dans l'acte de décider, et selon des modalités de décisions qui rompent avec les pratiques antérieures : refus de la

2 Taylor Verta, La continuité des mouvements sociaux : la mise en veille du mouvement des femmes, in O. Fillieule (dir.), Devenirs militants. Approches sociologiques du désengagement, Paris, Belin, 2005

3 Vairel Frédéric, L'ordre disputé du sit-in au Maroc, Genèses, n°59, 2005/2, p 47-70

bureaucratie et laboratoire d'expérimentation de la << démocratie directe >> (cette dernière se présentant tantôt en vertu, tantôt en nécessité).

En d'autres termes, le << marché >> de la contestation au Maroc n'a pas acquis de nouvelles parts, mais il s'est doté en revanche d'un nouveau type d'organisation qui, dans son plus notable aspect, tend à concentrer les forces d'une manière unanime. D'un marché émietté, nous sommes donc passé à un marché beaucoup plus unifié ou en tout cas manifestement à tendance oligopolistique (pour filer la métaphore). Cette innovation peut être porteuse, par la reconfiguration générale qu'elle permet, d'un accroissement des effectifs participants ou bien, sans aller jusque là, de transformations dans les référentiels idéologiques (ce qu'il est entendu de considérer dans le champ des possibles). L'un serait le résultat rapide d'un changement du rapport de forces par le nombre, l'autre d'une endurance, une transformation du rapport de forces par le temps. Pour résumer cette alternative en des termes politiques, il s'agit soit de la révolution (renversement du régime), soit d'une << guerre de positions >> de type gramscien où hégémonie et contre-hégémonie se font face et opèrent des déplacements dans l'ordre culturel.

Dans sa substance syncrétique, le mouvement du 20 février réactive la rhétorique révolutionnaire en la déclinant sur un mode démocratique, plaçant l'engagement de l'individu << citoyennisé >> au coeur d'un processus collectif de changement dont le combat pour les << valeurs >> constitue le principal leitmotiv. Et pourtant le mouvement semble davantage se mouvoir sur la ligne gramscienne de reconquête des légitimités idéologiques sur le registre des libertés et de la démocratie (qui subsume au passage la question du partage des richesses, la lutte contre la corruption, la transparence etc..), que sur la thématique (désuète) de la conquête du pourvoir et du << grand soir >> rédempteur. Cette << guerre de position >> inaugurée par le mouvement du 20 février se veut la construction d'un projet alternatif renouvelé capable de d'opposer un << contre modèle >> à celui que dispense le régime makhzénien, qui comme le démontre Mohamed Tozy, est spécialisé dans la production d'un lexique et d'une praxis de la domination.

Car en effet l'histoire contemporaine de l'opposition démocratique au Maroc est celle
d'une élite progressiste qui ne parvient jamais complètement à se constituer en << volonté
générale >> et déterminer une majorité à exercer une force de défection à l'encontre de

l'appareil monarchique, tout comme les éléments de contre-hégémonie qu'elle met en place ne parviennent jamais à ériger des barrières assez hautes pour se prémunir de son absorption par la force hégémonique, incarnée par le système monarchique et plus largement par ce qu'il est convenu d'appeler le Makhzen4 (prolongement du système monarchique dans l'Etat marocain moderne) . Le << mouvement du 20 février » est la dernière tentative en date pour ériger ces hautes barrières imperméables, dans le but de mûrir une contre-hégémonie à même d'organiser la détermination d'une majorité contre l'ordre établi. Davantage dans l'optique d'un basculement des référentiels (un combat pour la défense de valeurs) plutôt que pour un renversement de régime qui n'aurait pour conséquence que l'immédiateté du changement politique sans le contenu des transformations culturels, c'est-à-dire les motifs de l' << agir » et les modalités du << faire ».

Quand nous saisissons le champ des mouvements sociaux au Maroc, le caractère relatif que Pierre Bourdieu concédait à l'autonomie de tout champ social nous apparaît clairement. Car même si les temporalités, les objectifs et les procédés s'insèrent dans des logiques distinctes, les mouvements sociaux sont intimement liés aux enjeux qui prévalent dans le champ politique. Doit-on pour autant céder à la formule tautologique de G. Mauger selon laquelle << l'absence de définition du mouvement social fait [...J parti de sa définition »5 ?

Le mouvement du 20 février a tout d'un mouvement politique mais qui n'aurait que les habits d'un mouvement social pour exister et s'exprimer. Sa structuration même le fait entendre comme un mouvement social plutôt que comme un mouvement politique. Alors que le projet est somme toute révolutionnaire (il s'agit de changer la pratique et les formes légitimes du pouvoir) l'organisation du mouvement est elle déjà embarquée dans les formes prises par les NMS (faible structuration, pas d'emprise dans le système économique, faibles ressources, répertoire d'action à faible incidence). En d'autres termes, ce mouvement est singulier, partout où on veut le voir il se situe ailleurs, dans une sorte de configuration hétérotopique de la contestation, à la fois dans le social et

4 Sur les multiples sens à donner au terme << Makhzen » voir Tozy Mohamed, Monarchie et islam politique au Maroc, Paris, Presses de Sciences Po, 1999, 304 p

5 Mauger Gérard, Pour une politique réflexive du mouvement social, in Cours-Salies Pierre, Vakaloulis Michel, Les mobilisations collectives : une controverse sociologique, Paris, PUF, 2003, p33

dans le politique, ou plutôt situé sur cette digue instable qui sépare deux eaux et qu'il tente de briser.

Le mouvement du 20 février est donc un de ces cas de figure qui interrogent l'analyse des mouvements sociaux. Si l'on considère l'origine et la forme prise par le mouvement, alors on peut le considérer comme un mouvement social : il est une émanation du social (c'est-à-dire qu'il a pris naissance en dehors du système politique institutionnel) et n'a pas pour objectif final la prise du pouvoir par le jeu de la compétition électorale. En revanche il ne s'inscrit pas non plus dans le champ propre de la << société civile >>, ce n'est pas une association ni même un regroupement d'associations, et si l'on considère ses revendications rien ne peut nous laisser dans l'équivoque : ce sont des revendications éminemment politiques, c'est-à-dire que le coeur du discours protestataire se porte à un niveau systémique, et non à des arrangements sectoriels dans l'ordre institué. Ainsi, ni tout à fait << social >> dans le sens où les thématiques qui l'animent sont essentiellement d'ordre politique, ni tout à fait politique dans le sens où il s'exclut lui-même d'une participation au jeu institué par les règles politiques marocaines, le mouvement du 20 février se situe à mi-chemin. Parce qu'il se coupe des enjeux qui sont propres au champ politique, sans pour autant se couper de ses thèmes rhétoriques, le mouvement du 20 février se veut être avant tout le déploiement d'un espace de militantisme << citoyen >>, à partir duquel les participants se rassemblent pour défendre des valeurs et constituer un << acte de résistance >>, c'est-à-dire << la volonté de nuire aux puissants >>6. Il s'agit donc de s'éloigner du politique pour paradoxalement mieux s'en approcher et le saisir, dans un idéal de pureté, de dépouillement des éléments encombrant la réflexion autour de l'intérêt général, que sont au sein du champ politique les échéances électorales et la course à la captation des ressources.

Tout mouvement social de ce type, c'est-à-dire à vocation générale, se fonde en premier
lieu dans sa dimension collective sur un principe éthique, d'attitude morale, que
d'aucuns appellent une << attitude citoyenne >>. Nous entendons par cette << attitude

6 Bennani Chraïbi Mounia, << Exit, voice, loyalty et bien d'autres choses encore... >>, in Fillieul O, Bennani Chraïbi M, (dir) Resistances et protestations dans les sociétés musulmanes, Presses de Sciences Po, 2002, p58

morale >> le fait que les participants, qui ne sont pas directement touchés par un grief, soulèvent un problème collectif, pointent un dysfonctionnement, une injustice, ou une indignation qui « scandalise >>, et dont la réaction est l'effet d'un positionnement sur une échelle de valeurs, et non le fruit d'une vision stratégique de prise de pouvoir ou de captation de ressource. L'adhésion à cette forme d'action collective est conditionnée par un « oubli de soi >> qui se révèle par la faible disposition de l'action entreprise à garantir des rétributions pour l'investissement des militants. C'est fondamentalement ce qui distingue un mouvement social « généraliste >> d'un mouvement social « corporatiste >>, même s'il ne faut pas dans ce domaine ériger des frontières trop étanches, et penser que les mouvements de protestation générale sont épurés de toutes formes d'intérêts individuels et de rivalités militantes, car il est comme ailleurs un espace dans lequel chacun souhaite faire fructifier son « capital >> investi et obtenir des rétributions, fussentelles symboliques. Surtout aussi qu'il s'agit ici d'une action collective dont on peut supposer que les fruits ne se récoltent pas tout à fait dans le champ où on les cultive.

On observera clairement la distinction signalée entre mouvement social à portée générale et mouvement social corporatiste dans le cas marocain, par cette désynchronisation apparente entre les activités de l'association des diplômés chômeurs et celles du 20 février à partir de sa création. Les diplômés chômeurs, parce qu'essentiellement motivés par des promesses de rétribution des efforts investis dans la visibilité du groupe protestataire (notamment un poste dans la fonction publique), n'ont donné aucun signaux tangibles de ralliement à la cause des févriéristes, et continuent leurs activités protestataires routinières (manifestations, sit-in, flash mob, ...) presque comme si rien dans l'espace de la contestation sociale marocaine n'avaient changé. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il existe une imperméabilité structurelle entre ces deux collectifs militants, ni qu'ils se retrouvent en situation de rivalité, chacun a d'ailleurs intérêt à ce que l'autre continue son activité (dans la mesure où tout deux ont intérêt à ce que la pression sur l'Etat marocain s'accroisse), simplement on ne peut mettre ces deux mouvements dans la même catégorie, leurs logiques d'action étant par trop différentes. En effet aucun févriériste n'a a priori un quelconque motif matériel à participer à des formes d'actions toujours susceptibles d'être réprimées, si ce n'est d'appartenir à un collectif réuni autour de la défense de valeurs (ce qui du point de vue de l'estime de soi n'est certes pas rien, mais qui matériellement n'apporte pas beaucoup). Au contraire du diplômé chômeur pour lequel le collectif sert d'emblée d'appui à la satisfaction d'un

intérêt individuel (l'obtention d'un emploi), non que le risque répressif pour le diplômé chômeur n'existe pas, mais qu'il est cependant gratifier individuellement. L'ANDCM7 s'est d'ailleurs constituée sur cette logique de capitalisation/rétribution de l'investissement militant. Cette institutionnalisation de la rémunération du risque et de l'effort permet aux plus investis dans les actions du collectif de gagner des places sur les listes d'attente des emplois à pourvoir dans la fonction publique.

Néanmoins à côté de cette observation dichotomique opposant désintérêt/ intérêt à l'action collective, il existe surtout des formes de protestation hybride où l'intérêt immédiat (et matériel) à l'action vient rejoindre des principes d'intérêt général. Telles les tansikiyates contre la vie chère, qui de 2006 à 2008 ont rassemblé dans tout le Maroc des milliers de protestataires autour des problèmes d'augmentation des prix des biens de première nécessité8. En sortant dans la rue munis des factures d'eau et d'électricité pour prouver l'augmentation scandaleuse des prix, les participants aux << tansikiyates » (coordinations) n'ont pas fait que protester contre un dommage vécu individuellement, mais s'en sont pris également à la logique politico-économique qui a présidé à la réforme de privatisation des services d'eau et d'électricité. Ou de même, lors de certaines manifestations des coordinations de diplômés chômeurs où l'on peut lire et entendre des slogans à portée générale appelant à la préservation des services publics marocains, et qui ici font rejoindre intérêt individuel et fondement éthique de l'action collective9. Ainsi tous les mouvements de protestation à vocation générale ne sont pas dénués d'intérêts propres aux individualités composant le collectif, et tous les mouvements à vocation corporatiste n'existent pas sans une dose d'éthique d'intérêt générale, l'un et l'autre s'alimentant mutuellement. Ces points communs participent à l'inscription de ces mouvements de nature différente dans un espace partagé, celui du << mouvement social ».

On le voit, les logiques de << justice sociale » entretiennent avec les mouvements sociaux
des liens consubstantiels, qui nous incitent à penser qu'un élément d'éthique à vocation

7 Association nationale des diplômés chômeurs marocains, fondée en 1991

8 Zaki Lamia, Maroc : dépendance alimentaire, radicalisation contestataire, répression autoritaire, Etat des résistances dans le Sud - 2009. Face à la crise alimentaire, CETRI, décembre 2008

9 Trois coordinations de diplômés chômeur ont même participé ponctuellement aux tansikiyates contre la vie chère dans la ville de Bouarfa entre 2006 et 2008

générale se glisse toujours d'une manière ou d'une autre dans les motifs de l'adhésion individuelle à l'action collective. En revanche l'amalgame consistant à réunir sous la même dénomination des actions collectives de protestation au motif qu'elles sont nées dans le << social » ne peut que porter à confusion et à se méprendre dans l'analyse. Certains mouvements sont corporatistes dans leur vocation première, et n'entretiennent quasiment aucun lien avec d'autres mouvements, alors que certains sont davantage disposés à entretenir des liens plus ou moins forts avec d'autres mouvements et d'autres champs, et dans des configurations encore très diverses. Ce fut le cas des tansikiyates contre la vie chère dont la porosité avec le champ partisan était notoire, mais dans une logique encore toute différente aussi celui du 20 février. Cette porosité est essentiellement due à la << multipositionnalité » des militants, dont l'activité et le capital se meuvent et se bonifient sur plusieurs champs et temporalités. C'est en cela que le concept d' << espace des mouvements sociaux »10 forgé par Lilian Mathieu nous semble pertinent pour sortir de l'impasse à laquelle est destinée l'analyse des mouvements sociaux en termes de << champ », qui contraint son contenu à des règles propres, à une homogénéité et un hermétisme que la diversité et la labilité des mouvements sociaux ne peut satisfaire.

Un des points importants où se cristallisent les divergences dans l'analyse des mouvements sociaux réside dans la question de l' << intentionnalité » de l'action. Pour certains chercheurs, comme Jean-noël Ferrié et Baudouin Dupret11, qui suivent une filiation wittgensteinienne, la question de la politisation (c'est-à-dire l'intentionnalité politique de l'action) d'un mouvement ne peut être cherchée ailleurs que dans le discours même des acteurs en situation12. Ainsi plutôt que d'élaborer ou suivre des concepts théoriques les auteurs nous invitent plutôt à étudier << ceux des gens dont on analyse l'activité »13.

La question de l'intentionnalité est évidement un problème sociologique crucial, et
identifier la nature des motifs qui président à la conduite d'une action (individuelle et

10 Mathieu Lilian, L'espace des mouvements sociaux, Politix, n°77, 2007, p131-151

11 Dupret Baudouin et Ferrié Jean-Noël, L'idée d'une science sociale et sa relation à la science politique, Revue française de science politique, 2010/6 Vol. 60, p. 1159-1172.

12 << ce qui permet de qualifier l'action, c'est l'intention des membres » Ibid. p1164

13 Ibid. p1161

collective) ne va pas de soi. Quand bien même une cause est désignée comme leitmotiv, le cadre générale de l'action, a fortiori collective (donc plurielle), est d'emblée vouée à l'instabilité, au changement. Le contexte et les acteurs en présence subissent en cela des altérations de nature, qui dévient les motifs et transforment les intentions au gré des évolutions. De même, le cours de l'action est en même temps la création d'un espace où les possibilités sont en attentes ; des protagonistes investissent l'espace où s'en retirent, des propositions et contre-propositions reconfigurent en permanence les enjeux stratégiques, produisant in fine l'activation ou la désactivation d'une myriade de motifs et d'intentionnalités. C'est en ce sens qu'un mouvement de résistance ou de contestation, ne peut se réduire à une forme arrondie d'intentionnalité axiale qui attendrait d'être cueillie, une intentionnalité pure qui ignorerait par exemple la présence de déterminations satellites qui, bien que non nécessairement apparentes (car dilués dans le collectif), peuvent constituer une somme non négligeable d'intérêts individuels sans lesquels le collectif, qu'on croyait solidement bâti sur son axe, s'effondre. L'intelligibilité qui préside à la fabrication du sens par les acteurs dans les actions menées n'épuise pas pour autant le phénomène social, en tant qu'il peut être l'objet d'une multitude de regards et d'appréciations, s'il l'on admet nonobstant, les approches pluridisciplinaires.

Selon Ferrié et Dupret, << la qualification [des acteurs] est souveraine »14. Vis-à-vis d'un phénomène social, personne ne peut donc prétendre voir autre chose que ce que les acteurs étudiés ont déjà dénommé souverainement. On ne pourrait donc par conséquent qualifier de << politique » une action collective conduite par des acteurs qui ont pris le soin de préciser au préalable qu'il ne s'agit pas d'un acte politique. Si au demeurant nous souscrivons à l'invitation de Ferrié et Dupret, suggérant de se rapprocher au maximum de ce que nous dit le terrain et les acteurs engagés dans un phénomène social pour le comprendre et saisir son intention, le cas du mouvement du 20 février nous offre pourtant l'occasion de réfléchir sur les limites de cette approche par l'intentionnalité des acteurs. Car en effet aussi homogène et unitaire qu'il apparaisse dans ses intentions collectives, le mouvement porte néanmoins en lui des éléments qui contredisent cette unité du discours et de la pratique. Notamment, comme mentionné plus haut, sur la question de savoir s'il s'agit d'un mouvement social ou d'un mouvement politique (ce

14 Ibid. p1165

qui n'est pas qu'une simple question de terminologie, car il s'agit bien là de savoir si le champ politique est exclu d'emblée ou bien s'il persiste une volonté de reconquérir ce champ par des voies détournées). Si des acteurs du mouvement affirment s'inscrire dans la logique des mobilisations sociales situées en dehors du champ politique, d'autres en revanche affirment le contraire en décrivant leur acte de contestation comme éminemment politique. D'autres enfin ne voient pas d'inconvénient à situer leur action dans un entre-deux qui amalgame la logique politique et celle du mouvement social. La fréquentation des acteurs dans cette « salle des machines » du mouvement, l'observation de ses dispositions concrètes, nous montrent donc plutôt une superposition d'intentionnalités, qui le révèle hétérogène et contradictoire. Le fait de sonder l'intentionnalité des acteurs, de les faire parler sur l'action qu'ils mènent, et le fait de saisir le phénomène social d'une manière plus théorique (disciplinaire) et plus extérieure, répondent tous deux à des logiques de nature différente, et mettent en lumière des éléments certainement hétérogènes, mais qui ne sont pas nécessairement voués à s'annihiler mutuellement.

Le caractère inédit (et perturbant) de ce phénomène de mobilisation sociale tient principalement à l'équation déséquilibrée qui opposent l'importance de l'événement (huit mois de mobilisation dans plus de 80 villes marocaines) à la difficulté objective de sa lecture (qui ? quoi ? où ? comment ?), rendant le lieu exacte de son influence relativement flou et donc mal situé. Quand à cela s'ajoute l'opposition entre une pratique publique du discours qui, contraint par l'hétérogénéité des alliances, atteint l'acmé du laconisme, et une incontinence verbale dans les sphères privées des différents lieux militants et groupes composant le mouvement, l'analyse traditionnelle du discours basée sur un matériau écrit et unanime trouve rapidement et logiquement ses limites. Ainsi peut-on réellement comprendre un phénomène social de ce type en faisant l'économie des outils d'analyse de l'anthropologie ? Il semble que non, car l'enjeu de l'événement acquiert véritablement sa visibilité et sa pertinence à l'intérieur des situations concrètes où les acteurs négocient et élaborent les chantiers de la mobilisation. C'est davantage l'observation empirique du mouvement en train de se faire, en train d'exister dans sa complexité rhizomique faite de présences contradictoires, de chairs charismatiques, de paroles plurielles, d'attitudes expertes ou dilettantes, qui forment le matériau de base permettant d'appréhender l'identité et le sens de ce mouvement de

contestation, plutôt que la somme des traces laissées sur les lieux autorisés de sa visibilité.

Notre travail de terrain réalisé a Rabat durant la période de Juin a Juillet 2011 ne prétend nullement a l'exhaustivité d'une enquête ethnographique, mais se veut une contribution a la compréhension sociologique d'un phénomène de « mobilisation contestataire » assez inédite dans la configuration politique marocaine. La démarche accomplie dans cette approche du mouvement du 20 février souffre d'évidentes carences avant tout d'ordre temporel et spatial : le terrain d'enquête se situe uniquement a Rabat et sur un créneau s'étalant de Juin a Juillet 2011. Cette ponctualité de l'observation n'autorise guère a asseoir des enseignements généraux sur un phénomène qui occupe tout le territoire marocain et ce depuis février 2011. Par ailleurs les informations récoltées, si elles suffisent a priori a bâtir une ligne de réflexion sensée, demeurent tout a fait dépendantes d'une part de subjectivité. Celle-ci touche tant l'observé que l'observateur, dans des contextes largement dépendants d'éléments contingents, et où une part du sens tend toujours a s'échapper, notamment dans des situations où les enjeux sont a géométrie variable et leur saisie entravée par le détour d'une langue étrangère.

Nous ne pouvons, dans la forme actuelle, prétendre a saisir le mouvement du 20 février dans sa totalité, a la fois spatiale, temporelle et thématique. Les points d'approches d'un tel phénomène sont particulièrement nombreux, et nous n'avons pas voulu produire une synthèse de toutes les thématiques possibles. D'où peut-être le sentiment a la lecture que la présente analyse laisse de côté des événements importants et des pants entiers de réflexion. Au vu des données récoltées il nous a semblé que l'angle le plus pertinent et intéressant a dégager serait celui de la description de la « genèse » du mouvement, afin de comprendre ce moment singulier où le collectif prend corps, se codifie, s'oriente et s'équilibre. La manière dont le mouvement du 20 février émerge, s'organise concrètement et formule son identité est une facette du mouvement que l'on ne saisit pas très bien si l'on en reste a une lecture macroscopique. Nous voulions donc retracer l'exactitude des événements et y inscrire les méthodes et les incarnations du militantisme rendues visibles dans les lieux d'existence du collectif (réunions, AG, manifestations) en combinant analyse interprétative et description factuelle. Ceci de manière a formuler dans un second temps une sorte d'inventaire des divers profils

militants disponibles, afin de montrer la pluralité des trajectoires militantes et des modes d'entrée dans le mouvement.

Le présent travail consiste ainsi à saisir la forme de mobilisation militante telle qu'elle s'est incarnée dans la ville de Rabat, en essayant d'alterner les regards macroscopique et microscopique. Les observations faites, notamment au niveau des effectifs militants, de la composition et du fonctionnement des manifestations et des AG, ne suffisent donc pas à saisir l'ensemble des pratiques contestataires et des compositions militantes comprises sous le nom de « 20 février » au Maroc. Le mouvement, bien qu'unitaire sous son appellation unique au niveau national, montre de multiples variations locales (plus de 100 coordinations) qui sont autant d'occasion de représenter la pluralité et les contrastes des contextes sociaux et politiques au Maroc.

Chapitre 1 : Genèse du « mouvement du 20 février »

Le « mouvement du 20 février » au Maroc a pris son nom suite à la réussite d'une mobilisation nationale à laquelle plus de 50 villes marocaines ont participé ce dimanche 20 février 2011. Ce mouvement n'est pas une création ex nihilo ou l'émanation d'une structure particulière, il est le produit d'un rassemblement d'initiatives plurielles et l'aboutissement d'une escalade de mobilisations qui se sont greffées sur les temporalités des mobilisations arabes de décembre 2010 à février 2011. L'épure de ce qui deviendra à partir du 20 février un mouvement autonome et unifié, se trouve dans l'enchevêtrement entre des initiatives virtuelles (via des groupes Facebook essentiellement) et des mobilisations de rue (sit-in et manifestations). L'élément déclencheur des mobilisations marocaines de 2011 est incontestablement les situations tunisienne et Egyptienne. Ces deux événements majeurs relayés par les médias arabes satellitaires, violents autant qu'insoupçonnés, d'une rapidité et d'une radicalité surprenantes, ont concrétisé l'hypothèse d'un changement politique possible dans ces régimes dictatoriaux par l'effet d'une mobilisation populaire de masse. Les semaines de manifestations et de répressions sanglantes qui ont suivi l'immolation du Tunisien de Sidi Bouzid, Mohammed Bouazizi le 17 décembre 2010, ainsi que les mobilisations colossales de la place Tahrir au Caire, ont réactivé immédiatement comme par capillarité tous les réseaux et les cercles de la scène contestataire au Maroc.

Au Maroc le « cyber-activisme » a aussi son histoire15, qui débute en 2007 avec les dénonciations sur la toile de faits de corruption d'agents de police, d'une manière analogue à Khaled Saïd en Egypte (qui lui le payera de sa vie), mais à la différence de ce dernier le sniper marocain n'a jamais été identifié. Le Web est apparu très tôt au Maroc comme un espace inédit, anarchique et masqué, une sorte d'hétérotopie (au sens foucaldien) en deux dimensions, un lieu d'informations alternatives, de rencontres et de débats, qui s'est superposé à une scène politique par trop engoncée dans la bienséance et surtout victime d'indifférence. Cet espace ni complètement virtuel ni complètement réel, à partir duquel a germé anarchiquement toute une nébuleuse de paroles dissidentes qui n'avaient auparavant nul lieu d'expression, est souvent perçu comme le nouvel espace

15 Ksikes Driss, Genèse du cyber-activisme au Maroc, Economia, Cesem, Rabat, n°12, juillet-octobre 2011, p80-83

du militantisme de la nouvelle « génération numérique ». Les sites d'e-journalisme, les sites de plaidoyer et d'informations alternatives, les blogs, les forums de discussion, et dernièrement les réseaux sociaux, composent cette toile dense à partir de laquelle semble s'organiser une nouvelle forme de contre-pouvoir, une contre-hégémonie citoyenne sur le terrain de l'omniscience communicationnelle. On présente souvent à cet égard le jeune mouvement de protestation marocain comme le produit de cette nouvelle culture numérique dissidente. Mais dans cet espace horizontal, dans cet immense océan d'informations, de prises de parole et d'échanges d'opinions, on est en droit de se demander comment l'armature d'une mobilisation concrète réussi-t-elle à émerger.

Contrairement à une image reçue, les mouvements de protestations et surtout leurs capacités à faire structure et s'organiser, ne proviennent pas en premier lieu du virtuel, mais bien du réel, sur la base de structures militantes expérimentées et rodées au fonctionnement des expressions publiques de la contestation. Penser que le mouvement du 20 février est une pure émanation du cyber-activisme, opérant une rupture ontologique et épistémologique dans le registre protestataire c'est se fourvoyer dans l'extrapolation excessive d'un phénomène inédit. Tout comme le fait de penser qu'une « génération indignée » a trouvé dans ses motifs de révolte le levier d'une protestation spontanée, est une généralisation qui occulte une arrière scène plus complexe et étoffée. Comme le souligne L. Mathieu, cela revient à créer un raccourci et à « conférer à l'engagement une dimension spontanée et impulsive qui fait écran à tout ce que celui-ci doit à une socialisation particulière16 ». Les cas tunisien et égyptien mériteraient qu'on s'attarde davantage sur les soubassements organisationnels et les dispositifs militants qui ont rendu possible par exemple les premières manifestations de Sidi Bouzid, ou encore l'organisation logistique des mobilisations du Caire. Loin de dénier aux nouveaux outils de communication et autres réseaux sociaux virtuels une place cruciale dans ces événements inédits, l'intention est ici de pointer du doigt l'envers du décor, l'événement sans le mythe qui l'accompagne, pour comprendre sans raccourci comment une mobilisation contestataire prend corps et réussit. Le cas marocain est particulièrement éloquent en la matière, car il s'est joué entre fin 2010 et février 2011 une sorte de va-etvient entre des structures militantes et des réseaux virtuels jusqu'à ce que l'hybridation

16 Mathieu Lilian, Les ressorts sociaux de l'indignation militante, Sociologie, Vol.1, 2010/3, p305

prenne forme dans une configuration spécifique : un mouvement national sans bureau central, avec des coordinations locales autonomes dans chaque ville, une organisation de soutien au niveau national (en plus des comités locaux de soutien rassemblant différents organismes de la société civile avec l'appui de certains syndicats et partis politiques), une plateforme de communication basée sur les réseaux sociaux numériques (essentiellement Facebook, mais aussi Twitter et Youtube) et enfin une collection pléthorique de << cyber-relais >> (sites Internet et blogs) notamment le site Mamfakinch.com.

A partir de décembre 2010, au moment où la situation s'enlise en Tunisie et que le mouvement populaire prend de l'ampleur, la blogosphère17 marocaine s'active et des groupes Facebook se créent. Deux thématiques concentrent les discussions sur la toile : soutenir la Tunisie et envisager un mouvement de protestation au Maroc. Rapidement un groupe Facebook sort du lot par le nombre de posts et de membres, il s'appelle << Des Marocains qui s'entretiennent avec le Roi >>18. Le Maroc, jusque là épargné dans les différents groupes de soutien à la Tunisie (puis l'Egypte) fait son entrée dans l'arène des << cyber-débats >>. Nouveauté notable, le souverain chérifien fait l'objet - sans détour - d'un questionnement de fond sur les fondements politiques du Maroc. Un premier stade est franchi : soulever la question de la monarchie, en tant que régime d'essence non démocratique qu'il faut réformer. En vérité tout l'argumentaire en faveur d'une réforme démocratique de la monarchie marocaine était déjà dans les starting-blocks, les groupes Facebook n'ont fait que sortir des questionnements qui réclamaient leur juste moment. << Des Marocains qui s'entretiennent avec le Roi >>, cet intitulé nous révèle deux choses. D'abord l'automatisme de la saisie du roi pour résoudre un problème politique, nous verrons par la suite que cette forme d'évocation du roi disparaîtra du répertoire des << févriéristes >> au cours de la mobilisation. Le deuxième élément réside dans la manière d'interpeller le roi : il ne s'agit pas d'une incantation, d'un appel à ce que le Roi se

17 L'usage des blogs est très développé au Maroc, il existe même depuis 4 ans une association nationale des blogueurs Marocains (ABM), qui a eu un rôle politique au moment des élections municipales de mai 2009 (surveillance des bureau de vote et dénonciation des phénomènes de tricheries par postage de vidéos et d'articles)

18 Traduction de l'arabe (NB : les groupes Facebook et notamment ceux des coordinations du 20 février sont tous en arabe dialectale (darija) ou classique, les discussions écrites se font la plupart du temps en darija, quoique le classique soit aussi utilisé, et le français également mais dans une moindre mesure)

saisisse d'un problème, mais il s'agit bien de la volonté d'instaurer un dialogue, << face to face » pourrait-on dire, avec les jeunes marocains, ce qui est en soi un appel à rompre avec les règles séculières du protocole royal qui veut que l'on s'adresse au Roi en passant d'abord par des intermédiaires. Ces << intermédiaires » en question sont les acteurs des officines royales, des proches du Roi qui composent un véritable cabinet politique non constitutionnel. Ce groupe qui en appelle à une discussion directe avec le Roi Mohamed VI constitue la première ébauche de ce qui deviendra à partir de Janvier le groupe Facebook << Liberté et Démocratie Maintenant », quittant le registre de l'évocation royale pour adopter celui de la mobilisation citoyenne.

Alors que les réseaux sociaux s'activent et << marocanisent » progressivement sur la toile les événements politiques tunisien et égyptien, la rue entame également son entrée en scène à partir d'une autre source, plus traditionnelle. C'est en effet à partir du réseau associatif que les premières mobilisations de rue prennent corps. Un rassemblement d'associations de plaidoyer organise des manifestations et sit-in à Rabat devant les ambassades tunisienne et Egyptienne entre fin décembre et le mois de janvier19. L'Association Marocaine des Droits Humains (AMDH), figure institutionnelle et emblématique de la lutte démocratique au Maroc, prend la tête de ce consortium, et sera en cela à l'avant-poste de la mobilisation du 20 février. Peu nombreux (quelques centaines) ces précurseurs de la mobilisation marocaine sont assez facilement réprimés lors de leurs sorties publiques. Cependant, plus qu'aucun autre lieu, celui des rassemblements de soutiens aux révoltes arabes, fonctionne comme un véritable espace de rencontre pour les jeunes militants venus faire entendre leur voix. On retrouve dans ces toutes premières manifestations les individus qui constitueront l'épicentre de la mobilisation à venir. Des figures comme celles d'Oussama El-Khlifi (jeune militant USFP dissident) ou de Najib Chaouqi (jeune militant de la cause laïque qui s'est fait connaître avec le mouvement MALI) par exemple ne quitteront plus le devant de la scène dans les mois qui suivront, cependant que la question du leadership du mouvement rencontrera un sort singulier, nous y reviendrons.

19 Trois manifestations de soutien à la Tunisie et quatre en faveur de l'Egypte

1) Du virtuel au réel : réseaux sociaux et réseaux militants

Avant même la chute du régime de Ben Ali en Tunisie, un groupe Facebook fait son apparition sur la toile marocaine, << Liberté et Démocratie Maintenant ». Attirant un nombre conséquent de membres ce groupe constitue la première véritable plateforme de rassemblement des paroles contestataires et qui conduira à l'organisation d'une marche nationale le 20 février 2011. On doit noter que ce groupe rassemble des individus préalablement politisés, et n'a pas engagé un processus de politisation, on y retrouve surtout les jeunes mobilisés dans les manifestations de soutien aux peuples tunisien et égyptien. A présent les gens mettent des visages sur les noms.

La construction par étape d'un << espace public virtuel » est le pendant de la constitution d'un nouvel espace de protestation réel. Les organisations de la lutte démocratique réactivent leurs appareils militants et entament une mise en réseau que les outils de communication modernes permettent d'accélérer et d'ouvrir plus largement. Mais ce relais virtuel n'est pas l'émanation des structures elles-mêmes, mais des individualités qui les composent, et qui en faisant cela s'en découplent quelque peu. Par ailleurs l'espace public virtuel n'est pas un lieu qui viendrait retenir les individus dont les motivations militantes potentielles n'auraient pas été séduites par les possibilités offertes sur la scène associative ou partisane. Au contraire les premiers groupes Facebook constituent un espace qui rassemble avant tout des individus ayant déjà une expérience militante ou bien l'intention d'un engagement concret. Bien sûr tous les visiteurs et contributeurs des groupes virtuels ne sont pas des militants, mais ceux qui effectuent le passage du virtuel au réel sont en revanche des individus ayant déjà acquis au préalable une motivation d'engagement résultant d'expériences de politisation antérieures. Le virtuel n'est pas un espace de socialisation politique qui se suffirait à lui-même, il n'est pas un lieu où on s'engage. En cela l'espace virtuel ne peut pas faire l'économie d'une socialisation militante << traditionnelle » dans ce processus qui est communément appelé << le passage au réel de l'action protestataire ». Les individus passant d'une logique de discussion politique virtuelle à une logique d'engagement militant inscrit dans la durée, sans avoir au préalable expérimenté d'autres formes de mobilisations sociales ou politiques, sont des cas extrêmement rares, et à vrai dire plus un mythe qu'une réalité.

La spécificité de l'espace public virtuel est l'ouverture et l'anonymat, ce qui autorise tout un chacun à circuler sans crainte sur les pages électroniques et à en discuter librement la teneur. Cette pratique est répandue dans tout le Maroc, et particulièrement au sein des populations urbaines âgées entre 15 et 35 ans. La circulation quotidienne dans cet espace virtuel constitue l'usage tout à fait normal des jeunes utilisateurs d'Internet, socialisés dans cette configuration qui a de spécifique et d'attrayant le fait de ne pas reproduire les contraintes de la parole qui sévissent dans l'espace public réel ; une « réalité » à l'intérieur de laquelle tout reprend son ordre, tout se hiérarchise à nouveau.

A quoi sert donc cet espace public virtuel s'il ne permet pas la politisation et l'engagement ? A vrai dire, et au-delà du mythe de la conscientisation par médias électroniques interposés, cet espace permet deux choses essentielles: en premier lieu il permet de faire bénéficier aux individus d'un espace d'anonymat qui autorise une pratique sans risque de la liberté de parole. Ainsi on avance ses positions et ses idées avec beaucoup plus de franchise. D'autre part il constitue pour des militants souvent cloisonnés ou éparpillés, un espace inédit d'unification des discussions, qui joue un rôle providentiel d'accélérateur de rencontres. Cette capacité d'agrégation des réseaux sociaux est à retenir si l'on veut comprendre comment il a suffi de quelques jours pour diffuser les appels à la mobilisation, constituer des coordinations locales, synchroniser des plateformes de revendications et organiser des manifestations hebdomadaires dans plus de 100 villes du Maroc pendant plus de sept mois. La combinaison des réseaux militants préalablement disponibles et des réseaux sociaux électroniques est la clé pour comprendre cette réussite organisationnelle.

Revenons-en aux groupes concrets qui se constituent courant janvier 2011. A partir de ces premières manifestations de solidarité avec la Tunisie et l'Egypte, et à la fin de chacune d'elles, des jeunes individus (la plupart des jeunes militants associatifs ou partisans, ou encore des jeunes sans étiquettes mais qui se sont illustrés dans des collectifs ad hoc) se rassemblent en divers groupes (selon les affinités de chacun) et discutent à bâton rompu des possibilités d'organiser un mouvement de protestation de grande ampleur au Maroc. Ces groupes ne sont pas cloisonnés, au contraire les individualités voyagent d'un groupe de discussion à l'autre, on pourrait dire que ces groupes sont simplement des réunions momentanées et totalement informelles à

l'intérieur desquelles chacun sondent les intentions d'autrui et avance ses propres propositions. Le coeur des échanges se situe sur la question des modalités organisationnelles de ce qui est encore un mouvement hypothétique : la forme de la structure, les alliés potentiels, la cible, et bien sûr les revendications. Evidemment, il ne saurait s'agir d'une reprise des formes de mobilisations que le Maroc a connu ces dernières années, structurées autour de personnes charismatiques et pilotées par des organisations chevronnées qui font autorité dans ce domaine. L'idée est de reprendre à son compte les modalités opérationnelles qui ont fait la singularité tunisienne et égyptienne, et pour ce faire il faut que la « jeunesse » se prenne en main et mette en place une forme d'organisation inédite capable de rassembler la contestation autour de mots d'ordre citoyens qui puissent parler à toute la nation marocaine, et d'abord aux plus démunis, à ceux que le régime exclut en premier.

Alors que des initiatives individuelles se multiplient sur Internet, avec plus ou moins d'échos et de succès, à l'instar d'une vidéo postée sur Youtube par Oussama El-khlifi appelant le peuple marocain à se révolter. Vidéo qui a reçu un succès d'audience au vu du nombre de visionnages, et qui contribuera autant à la mise sous projecteurs d'ElKhlifi qu'à éclairer le chemin à suivre quant aux modalités de communications du futur mouvement. Parallèlement à ces initiatives, les militants de la jeunesse des partis d'opposition de gauche, y compris la jeunesse USFP (parti de gauche modérée qui compte quelques ministres dans le gouvernement actuel d'Abass al-Fassi), entament des discussions en interne. Mais ce n'est pas du champ politique conventionnel que viendront les premières initiatives à l'origine du mouvement du 20 février. Les militants des partis ne rejoindront massivement le bateau qu'une fois celui-ci mis à flot. Une des toutes premières réunions de jeunes militants se tient à Rabat (dans le Café Italia du centre ville) à la fin du mois de janvier et après une manifestation contre le régime d'Housni Moubarak. Sept personnes composent cette première réunion, ils sont sans étiquettes, du moins leurs présences n'engagent qu'eux-mêmes, individuellement. En sortira quelques décisions prises d'un commun accord, comme la création d'une chaîne Youtube et la fabrication de tracts appelant les marocains à se tenir prêts et à consentir à la nécessité d'un mouvement de grande ampleur au Maroc, dans le sillage des pays arabes voisins.

Pour le moment tout se passe à Rabat, la capitale marocaine est le coeur politique du royaume, et l'avenir d'un mouvement national se joue ici dans ce lieu où convergent toutes les structures d'oppositions et tous les sièges des grandes organisations de la société civile marocaine, qui sont autant de réservoirs de militants, formés et diplômés, aptes à concevoir un dessein national. Les réseaux sociaux et les groupes Facebook jouent en parallèle le rôle de relais des débats et des esquisses de projets auprès des habitants des villes de province. Internet est aussi, nous l'avons souligné, un bon moyen pour les militants rabatis de se tenir au courant des forces disponibles dans les diverses contrées du royaume.

La date de la sortie publique du mouvement de protestation marocain est le fruit d'un processus de décision combinant l'espace virtuel et l'espace réel. Les gens mobilisés ici ou là dans des lieux bien réels de la capitale marocaine, utilisent la plateforme que constitue le groupe Facebook « Liberté et démocratie maintenant » pour mettre d'accord tous les militants qui sont sur le pied de guerre. Le 27 janvier une date est trouvée et publiée ce jour même par les administrateurs sur le mur du groupe. Ce sera le 27 du mois de février. Les raisons qui ont motivé ce choix et les modalités de cette décision ne sont pas clairement identifiables. A ce propos la part relative d'arbitraire dans certaines décisions prises au cours de la mobilisation est récurrente et nous le verrons donnera lieu à des contentieux. La gestion des rapports de forces dans des contextes où les décisions importantes à prendre reposent sur des modalités à faible contrainte (démocratie directe, unanimité...) donne lieu à des moments de tensions dont on ne sait exactement s'ils fragilisent le collectif ou s'ils le renforcent. Toujours est-il que cette date, censée intervenir le plus rapidement possible sur le terrain marocain en profitant de l'effet d'escalade de la situation régionale, provient aussi du constat réalisé dans les lieux de militance réels de la nécessité de prévoir au moins un mois de préparatif afin d'ajuster le programme et de mobiliser toutes les régions du Maroc. Rapidement pourtant la date ne convient pas, car elle correspond à la date anniversaire de la République Arabe Sahraoui Démocratique, coïncidence négligeable si la problématique sahraouie ne servait pas de prétexte systématique pour accuser tout mouvement protestataire d'accointance avec le mouvement sécessionniste du front Polisario. Le risque était grand de voir le jeune mouvement marocain décrédibilisé immédiatement dans l'opinion. Plutôt que faire démarrer la manifestation inaugurale au mois de mars, on préférera sacrifier une semaine de préparatif. A la fin du mois de janvier la date du dimanche 20 février est

retenue, elle donnera son nom au mouvemen,t qui a désormais une page Facebook, fusionnant ainsi les groupes éparpillés.

Début février, avant même la chute d'Housni Moubarak, un groupe de jeunes militant se solidifie et entame des réunions de concertation régulières, à la suite d'un sit-in de protestation contre le président égyptien. Il s'agit du groupe des jeunes de l'AMDH. Parmi ces jeunes, la majorité d'entre eux se connaît déjà, ils sont ou bien membres ou bien << amis » de l'AMDH. Néanmoins dans ce premier cercle concret des artisans du << mouvement du 20 février » qui compte à cette étape des événements entre 20 et 30 personnes, tous les participants ne sont pas membres de l'association. Cependant tous bénéficient du local du siège central de Rabat pour tenir leurs réunions. De quoi parle-ton dans ces rencontres et réunions informelles ? Tout simplement des manières concrètes de mettre le feu aux poudres au Maroc. Les modalités concrètes de la mobilisation, ses cadres politiques et idéologiques, ses piliers revendicatifs, ses principes intrinsèques, et les préparatifs finaux ont nourri les débats et ont mûri pendant deux semaines dans les locaux de l'AMDH occupés chaque soir par une trentaine de jeunes militants Rabatis.

Il est extrêmement important de souligner la place cruciale prise par ce groupe des jeunes de l'AMDH (et de tous ceux qui, non membres, se réunissent avec eux) dans les événements contestataires marocains de l'année 2011. L'AMDH est l'association de plaidoyer pour la démocratie, la plus radicale, la plus puissante et la plus chevronnée au Maroc. Elle bénéficie d'un rayonnement étendu et dense dans toutes les régions du Royaume. C'est principalement ce réseau, composé de 92 sections et de 12 000 adhérents sur l'ensemble du Maroc, qui va permettre cette synchronisation quasi immédiate des mouvements locaux du << 20 février » à partir de cette date. D'autres structures nationales contribueront à cela, c'est à n'en pas douter, mais aucune d'entre elles ne peut se prévaloir d'un tel réseau, et d'une telle capacité fédérative sur l'ensemble d'un territoire aussi saccadé que celui du Maroc. La probité de l'association, son abnégation et les sacrifices que ses membres ont consenti depuis des décennies sur le terrain des luttes sociales et politiques, confèrent à l'AMDH une autorité inégalée dans le domaine du plaidoyer pour la démocratie et les droits de l'homme. Son rayonnement politique bien que situé à l'extrême gauche tend à transcender les clivages idéologiques et partisans de la gauche. Mais les rivalités politiques demeurent toutefois,

c'est ce qui fonde la présence concomitante au Maroc de plusieurs organisations de droits de l'homme, issue de scissions ou de créations ex nihilo. Car en effet, il serait incomplet de souligner la seule dimension civile des organisations des droits de l'homme en laissant de côté leur dimension politique. On peut dire qu'à plus d'un titre ces organisations civiles sont le reflet à peine déformé de bien des querelles partisanes, qui trouvent sur le terrain des droits de l'homme une arrière-cour disponible pour extrapoler leurs contentieux. C'est la rivalité qui existe par exemple entre l'AMDH, proche des structures du parti de la Voie Démocratique, et l'OMDH (organisation marocaine des droits de l'homme), plus proche des positions du centre gauche20.

Néanmoins la régularité et l'efficacité du travail de l'AMDH, ses prises de positions indéfectibles à l'égard de l'exigence démocratique, son intransigeance quant à la critique du système makhzénien, lui confère une confiance que les jeunes contestataires marocains (très suspicieux en matière d'instrumentalisation) ne sont pas prêts d'attribuer à n'importe qui.

Comme nous l'avons souligné le groupe de l'AMDH est très hétéroclite, et les individus qui le composent ne sont pas tous liés à l'extrême gauche. Cependant il est à noter que l'existence concomitante d'autres groupes de jeunes militants (qui ne sont pas venus immédiatement rejoindre celui de l'AMDH) est à mettre sur le compte d'une certaine méfiance à l'égard de cette association très proche (voir intimement liée) au parti de la Voie Démocratique ( Annahj Addimocrati, en arabe) héritier du parti clandestin marxiste Ilâ al-Amâm. Ces individus regroupés en marge du groupe de l'AMDH, et quoique communiquant avec lui, soupçonnaient l'association de jouer masquée le rôle de relais de la Voie Démocratique pour prendre le leadership de la mobilisation en devenir.

Les premières réunions qui ont lieu à l'AMDH sont au début très discrètes, la direction de l'association n'est pas immédiatement mise au courant de cette initiative. Cependant une fois informée, la direction a laissé toute latitude à ce groupe pour s'organiser de manière autonome. L'action autonome des jeunesses égyptienne et tunisienne a fabriqué

20 Pour un tableau exhaustif du champ des droits de l'homme au Maroc, voir Rollinde Margueritte, Le mouvement des droits de l'Homme au Maroc. De l'engagement national à la lutte pour la citoyenneté, Paris, Karthala-Institut Maghreb-Europe, 2002, 506p

un effet de vérité que les cadres de l'ancienne génération de l'AMDH ont tôt fait d'entériner. Et c'est à partir de ce contrat tacite passé entre les leaders organiques et les jeunes militants en herbe que prendra forme la structure dichotomique du mouvement : d'une part un cadre décisionnel laissé à la discrétion des assemblées générales du mouvement indépendant, d'autre part un comité d'appui rassemblant les structures d'opposition traditionnelles. Le comité national d'appui rassemble un collectif de plus de 100 organisations de la société civile, accompagnées des grandes centrales syndicales (UMT, CDT, ODT, SNESUP, UNEM) et de partis politiques (PSU, PADS, Annahj Addimocrati, CNI, al-Badil al-Hadari, Hizb al-Oumma, al-Adl wal-Ihssan)21. Ce comité d'appui au mouvement du 20 février n'a pas de pouvoir décisionnel, il sert de bailleur pour les divers frais d'organisation du mouvement, et de caution symbolique en appuyant les décisions prises par les assemblées générales du mouvement. Contrairement au mouvement du 20 février qui n'existe que par ces coordinations locales, le comité d'appui relève d'une structure nationale avec un comité exécutif composé de 16 personnes (dont Mohamed Aouni et Abdelhamid Amin). En outre la plupart des coordinations locales du 20 février sont épaulées par des comités de soutien locaux (qui fournissent une aide matérielle).

A Rabat les jeunes du groupe de l'AMDH veulent reproduire les conditions de ce qui a constitué la force des mobilisations tunisienne et égyptienne : mobiliser la jeunesse, faire du neuf, du spontané, de la révolte citoyenne. Pour cela il faudra montrer par tous les signes possibles qu'une jeunesse indignée existe au Maroc et qu'elle compte se mobiliser de manière autonome avec les nouvelles recettes du XXIè siècle. Donc le corollaire immédiat de ces premières conditions est une exclusion de facto des dispositifs de décisions des anciennes structures associatives qui ont modelé les manières de faire dans le paysage de la contestation marocaine depuis 40 ans. Une exclusion amicale s'entend, une prise de distance nécessaire en tout cas afin que la mobilisation marocaine montre qu'elle est neuve, qu'elle se fonde sur de nouveaux motifs, qu'elle n'est pas un énième avatar des survivances marxistes-révolutionnaires, mais qu'elle est justement le signe d'un changement dans les règles du jeu, et marque l'avènement d'une nouvelle génération qui prétend à la citoyenneté comme droit le plus

21 Notons l'absence de l'USFP. Il est tout de même étonnant de constater la forte implication de la jeunesse du parti dans un mouvement qui conteste un gouvernement (et un système) auquel participe ce même parti. Ce paradoxe est manifestement un symptôme du décalage existant entre les jeunes militants et les apparatchiks de l'USFP.

fondamental. Cette mobilisation souhaite aussi montrer qu'elle est prête à mettre un point final à la lente décennie de tergiversations politiques et de consensus mou autour des attributions de pouvoir entre l'Etat makhzénien et l'Etat moderne, c'est-à-dire entre les dispositifs démocratiques, faiblement dotés en compétences souveraines et les prérogatives royales qui perpétuent le monopole de court-circuitage des décisions politiques et administratives derrière une vitrine constitutionnelle.

Les quinze jours de préparation sont intenses, le premier noyau militant est solide et rassemblé dans un lieu, le siège central de l'AMDH, qui restera pendant quelques temps le QG du mouvement. La plateforme revendicative est constituée, les slogans sont répertoriés, et la structure graphique du mouvement standardisée. Le ton visuel est très sobre, un fond noir sur lequel est inscrit << mouvement du 20 février » décliné en trois langues : arabe, tamazight, français22. En province les coordinations locales prennent forme, grâce au rôle d'intermédiaires indispensables que jouent les comités locaux de l'AMDH, accompagnés d'autres structures associatives (comme l'association AttacMaroc très présente à Agadir et à Tanger). Le compte à rebours de la mobilisation nationale est lancé précisément le 14 février au moment où la première vidéo23 du mouvement du 20 février est postée sur Youtube et sur la page Facebook du groupe << mouvement du 20 février ». Cette première vidéo met en scène une dizaine de jeunes militants qui, un à un, déclinent les raisons de leur participation à la manifestation du dimanche 20 février, en commençant tous leur discours par << Ana maghribi » (je suis marocain) suivis des motifs de la mobilisation.

Une des particularités du mouvement du 20 février dans l'espace des mouvements protestataires marocains repose sur la désynchronisation entre le cadre programmatique et la temporalité de l'action. Dans le fonctionnement classique d'une mobilisation sociale, un programme de revendications précède toujours le moment de l'action (manifestations, grèves, pétitions...). Or le processus d'établissement d'une charte commune ou d'un programme de revendications connaît un sort ambigu dans le cas du mouvement du 20 février. Dans un souci d'autonomie laissée au local, le premier noyau

22 Pour un aperçu des affiches, tracts, et divers support de communication du mouvement voir en annexe

23 Toutes les vidéos du sont disponibles sur la chaîne Youtube du mouvement : www.youtube.com/user/mouvement20fevrier?blend=21&ob=5

de Rabat a concocté une << plateforme revendicative >> minimale publiée sur la page Facebook du mouvement et annoncée le 17 février en conférence de presse. Mais rapidement au cours de la mobilisation et de la constitution des coordinations locales un litige apparaît au niveau de la première revendication qui appelle à transformer la << monarchie exécutive >> en << monarchie parlementaire >>. En particulier deux groupes de militants (Annahj Addimocrati et al-Adl wal-Ihssan) s'opposent à l'inscription du terme << monarchie parlementaire >> dans la plateforme revendicative. De février à août il y a eu au total quatre plateformes programmatiques différentes. Ces changements sont dus essentiellement à des divergences lexicales, mais ce conflit de vocables n'est pas si symbolique que cela. Conserver le mot << monarchie >> ou le supprimer change objectivement la tonalité de la protestation. Au final dans la quatrième plateforme, l'appel à une << monarchie parlementaire >> est définitivement remplacé par l'appel à une << constitution démocratique >>. Mais cependant l'expression << monarchie parlementaire >> ne disparaît pas complètement. Bien qu'elle ne figure plus dans la plateforme, la formule persiste en revanche ailleurs, dans d'autres lieux. On la retrouve ainsi à de nombreuses reprises dans des banderoles de cortège, dans des slogans et lors d'interviews journalistiques dans la bouche de différents militants du mouvement. Ainsi, on le voit objectivement, le mouvement du 20 février ne s'est pas basé sur une charte claire, un programme solide et unanime (<< à l'ancienne >> pourrait-on dire) mais plutôt sur des formules générales et chancelantes. En réalité, et cela fait partie de la nouveauté, le mouvement n'a pas eu besoin de cela pour exister. Sa force motrice réside bel et bien ailleurs, dans un impératif d'autonomie locale et dans une sorte d'indignation collective, un enthousiasme partagé par une jeunesse militante qui veut en découdre avec un système. Cette volonté de changement, qui est une sorte de << volonté sans objet >> naviguant à tâtons, illustre bien l'esprit d'acéphalie (un corps marchant sans tête) qui guide le mouvement depuis le début, et qui constitue à force, sa motricité intrinsèque, en même temps qu'elle en souligne les limites. Toujours est-il qu'en dépit des variations sur les termes employés, le mouvement du 20 février vise bien des objectifs généraux dont on peut identifier trois tendances : Une réforme du régime absolu (il s'agit d'une volonté de faire basculer le lieu d'exercice de la souveraineté du palais vers les citoyens) qui comprend une critique de la << corruption oligopolistique >> ; une lutte contre les politiques néo-libérales qui maintiennent les inégalités sociales ; et enfin une critique radicale du système partisan (et des appareils bureaucratiques). L'ensemble reste assez vaste et général pour qu'un maximum de gens puisse y adhérer au niveau national, et

pour que les coordinations locales puissent facilement y joindre des problématiques locales.

Le Dimanche 20 février 2011 il pleut sur Rabat, mais cela n'empêche pas une mobilisation importante d'avoir lieu24. Les affiches du mouvement sont là, quoique encore peu homogènes, les supports de communication sont à ce stade essentiellement de l'artisanat individuel, les participants confectionnant des pancartes où figurent les motifs de leur mécontentement : fin de la corruption, fin du despotisme, revendication pour une vraie démocratie...etc. La mobilisation est un succès dans tout le Maroc, bien qu'elle n'ait pas rassemblé autant que souhaité (environ 150 000 manifestants sur l'ensemble du territoire, on est donc loin des scénarios tunisien et égyptien). Le succès se trouve ailleurs pourtant, dans la synchronisation des lieux, la simultanéité des manifestations. En effet 54 villes25 ont organisé des manifestations ce dimanche 20 février, répondant directement à l'appel de la coordination de Rabat. Dés lors les coordinations se multiplient en province. Le 24 avril, c'est-à-dire seulement deux mois après le début de la mobilisation, ce seront 110 villes qui organiseront des manifestations par le biais des coordinations locales. Un site Internet, www.mamfakinch.com, créé dans la foulé du 20 février et indépendant du mouvement, se charge de récolter toutes les informations relatives aux événements et manifestations du mouvement dans tous le Maroc. Créé à l'étranger, sur le modèle de l' « e-journal » alternatif tunisien Nawaat qui a accompagné la révolution tunisienne, le site Mamfakinch se veut une plateforme d'informations et d'analyses censée pallier la désinformation des médias officiels. Il produit également un « suivi en temps réel » et un « mapping » de toutes les manifestations marocaines hebdomadaires, avec à chaque fois les chiffres de participation et des vidéos illustratives. Mamfakinch.com s'avère un outil essentiel dans la communication et la coordination du mouvement.

Le mercredi 9 mars, soit 17 jours après la première manifestation du mouvement du 20
février, le roi Mohamed VI fait un discours à la télévision nationale. Sur le ton calme et
désincarné qu'on lui connaît, il fait entendre qu'il comprend le mécontentement

24 Pour un récit détaillé des manifestations du dimanche 20 février voir Tel Quel n°462, 26 février-4 mars

25 Chiffres officiels du ministère de l'Intérieur

populaire et partant décide de mettre sur pied une commission chargée d'élaborer un projet de réforme constitutionnelle dont la mouture finale sera soumise à référendum.

Comme le soulignent L. Zaki et A. Tourabi le mouvement du 20 février « apparaît un temps divisé sur l'interprétation à donner à cette initiative >> Mais il continuera néanmoins à appeler à la mobilisation au motif de « la nature non démocratique de la procédure de nomination des membres de la commission constitutionnelle consultative par le roi, qui rappelle la pratique de la "Constitution octroyée", utilisée par Hassan II en 1962, 1992 et 1996, celle-ci avait finalement eu pour effet de garantir la mainmise du pouvoir royal sur le champ politique >>26.

2) Implication des jeunesses partisanes

Les lendemains de cette journée de mobilisation vont changer la donne. La réussite de la mobilisation va inciter une jeunesse partisane à massivement rejoindre les rangs. Même si l'implication de certains jeunes des partis de gauche était déjà à l'oeuvre dans les prémisses du 20 février, c'est surtout après cette date que le mouvement se gonfle d'un effectif militant supplémentaire. Ces nouveaux militants, fraîchement débarqués des partis, dés lors s'identifient au mouvement, le gratifient de leurs réseaux, de leurs compétences militantes, mais aussi de leurs querelles de chapelles. Comme l'indiquent

L. Zaki et A. Tourabi « ces partis comptent certes peu de militants encartés, mais ces derniers sont expérimentés, rompus aux techniques de mobilisation et aux face-à-face avec les forces de l'ordre, et constituent donc à ce titre des soutiens centraux durant les mobilisations. Par ailleurs, ils sont souvent multipositionnés et ont une forte capacité de mobilisation au sein des syndicats de gauche et du tissu associatif >>27. Les jeunesses des partis de gauche, qu'elles aient ou non participé à la première manifestation, rejoignant massivement le noyau pionnier du mouvement, intègrent également les groupes privés

26 Tourabi Abdellah, Zaki Lamia , Maroc : une révolution royale ?, Mouvements, n° 66, 2011, p102

27 Ibid, p 99

Facebook28. Celui de la coordination de Rabat compte autour de 150 membres à la mijuillet. C'est aussi une période où les cercles s'agrandissent d'une façon telle que rapidement les participants vont être filtrés. On s'assure (par une sorte de parrainage) que les militants qui pénètrent les cercles de discussions (sur les groupes Facebook ou dans les réunions) sont dignes de confiance et ne sont pas des agents des renseignement (ou de quelconques mouchards du régime). Mais cependant le principe d'ouverture du mouvement à tous les citoyens prévaut sur l'impératif de confiance. La pratique du filtrage se déplace au niveau des responsabilités organisationnelles (les comités), qui agissant le plus souvent en secret (et à huis clos) sont désignés en AG parmi les militants les plus méritants (ceux qui ont fait leurs preuves) cependant qu'un turn-over est institué pour freiner toute tentative de monopolisation des postes clés.

L'ouverture du mouvement à tous les citoyens marocains désireux de contribuer au changement politique offre une occasion pour les partis politiques de la gauche de renouer avec l'action politique non partisane, comme certains partis l'avaient fait entre 2006 et 2008 pendant les mobilisations locales contre la vie chère. Il faut bien dire qu'à cet égard tous les partis ne sont pas logés à la même enseigne. Annahj Addimocrati est évidemment le parti politique qui fait de la participation au mouvement social sa priorité (le parti ne participe pas au processus électoral). En terme d'éloignement du << mouvement social », l'USFP remporte la palme, cependant que certains de ses jeunes militants les plus radicaux ne s'en soient jamais éloignés complètement. Il n'est nullement surprenant de voir que les jeunes militants USFP qui ont participé à ces espaces de renouvellement de la question sociale - au sein des coordinations locales contre la vie chère ou dans le Forum Social Marocain - sont naturellement ceux qui ont ensuite pris part au mouvement du 20 février. Le parti de l'USFP offre une image particulièrement intéressante de l'évolution binaire d'un parti de masse, symptomatique d'une ambivalence qui travaille le parti depuis plus d'une décennie, et qui trouve avec l'avènement du 20 février prétexte à clarifier les positions et donc à accentuer les tensions internes. L. Zaki et A. Tourabi notent fort à propos, << Les tergiversations de la direction de l'Union socialiste des forces populaires (USFP) sur l'attitude à adopter

28 Chaque coordination locale du mouvement du 20 février possède son groupe Facebook privé. A l'intérieur de ces groupes ne peuvent entrer que ceux qui ont reçu la permission des administrateurs, il faut donc montrer patte blanche pour devenir membre du 20 février et avoir ainsi accès aux informations et au fil des discussions.

par rapport au mouvement du 20 février donnent à voir les divisions en son sein >>29. Cette ambivalence du parti est à comprendre par le fait qu'il n'a pas connu qu'une forme de « notabilisation >> (comme on le répète souvent), mais qu'il a su gardé nolens volens, dans les rangs de ses bases militantes, un noyau de jeunes militants, plus proches des positions révolutionnaires des fondateurs que celles de la direction actuelle du parti. Ainsi, bien malgré lui, le parti de l'USFP n'a pas su contrarier complètement ses bases, et c'est cette étonnante fidélité qui permet au parti de garder actuellement un pied dans le mouvement social. Par ailleurs, bien que nombreux et puissants au sein du 20 février les jeunes de l'USFP ne sont pas pour autant tous d'accord sur les positions à adopter. Un nombre non négligeable de jeunes ittihadis se situe sur l'aile modérée du mouvement, appelant toujours à des formes tempérées de mobilisation, afin de ne pas trop s'écarter des limites tolérées par le parti (qui rappelons-le participe au gouvernement d'Abbas el-Fassi). Une position qui tranche avec celles d'al-Adl walIhssan et d'Annahj Addimocrati, fervents adeptes d'options révolutionnaires et d'une confrontation directe avec le Makhzen. La période de positionnement sur la question du référendum constitutionnel consommera la rupture entre le 20 février et une certaine frange de la jeunesse ittihadie. A partir de Juillet (après que le référendum ait validé le projet constitutionnel) on assiste à des scènes étonnantes à l'occasion de plusieurs manifestations, où certains militants USFP, hier participant aux cortèges, se retrouvent au café Balima à siroter des limonades en regardant médusés défiler, quelques mètres plus loin, les manifestants du 20 février sur l'avenue Mohamed V.

Le PSU apparaît comme le parti de gauche parlementaire qui a su le mieux gérer sa relation avec le mouvement social. Le parti dirigé par Mohamed Moujahid, a été extrêmement actif dans les « tansikiyates contre le hausse des prix >> entre 2006 et 2008. Ce combat pour des questions économiques dans un cadre extra-électoral a crédité le parti d'un gain de confiance au sein des forces sociales. Et en investissant ainsi le champ social dans plus de quatre-vingt villes du pays, le parti a également contribué au processus de politisation de cet espace contestataire. La participation du PSU aux tansikiyates est une volonté préméditée de reconstruire la gauche par le bas. Cette volonté est une réponse stratégique à l'effondrement du capital de sympathie des marocains pour la politique, dont les élections législatives de 2007 en sont le symptôme.

29 Tourabi Abdellah, Zaki Lamia , Maroc : une révolution royale ?, Mouvements, n° 66, 2011, p 100

A l'inverse, la stratégie de l'USFP visant à reconquérir des sièges à la chambre des représentants a consisté à solliciter l'appui des notables locaux (rétribués en sièges au parlement), quitte à brader la cohérence idéologique du parti et à tourner le dos aux bases militantes. Il nous semble que le travail antérieur effectué par le PSU pour parvenir à une unification de la gauche, dont le G3 est l'illustration (PSU, PADS, CNI30), ainsi que l'effort consenti à faire un retour nécessaire dans l'espace des mouvements sociaux, est - tout comme l'intégrité de ses fondateurs, à l'image de l'incorruptible Mohamed Bensaïd Aït Idder - à l'origine de son gain de popularité auprès des jeunes militants du 20 février.

Au final au sein du 20 février, les positions des militants par rapport au champ politique font le grand écart. Certains militants adhèrent aux schémas classiques de la politique tels qu'ils prévalent, et ne souhaitent nullement s'en couper. Ils émettent certes des critiques mais ne disqualifient pas le système dans son entier (c'est le cas des USFPistes). D'autres sont plus critiques, notamment au regard de ce à quoi a conduit la participation gouvernementale de 1998 : nous avons là les militants de l'alliance du G3 : PSU, PADS, CNI. Cette attitude labile du G3 est charnière, car elle circule entre la participation ou le boycott de la politique traditionnelle. Encore un point où la position du G3 sur la question de la participation ou non aux prochaines élections législatives sera décisive. Par ailleurs certains autres militants disqualifient le système partisan totalement mais ne sont pas anti-parlementaristes pour autant (c'est la position de la plupart des « indépendants »). La position des militants d'Annahj s'inscrit également dans un refus de cautionner les institutions de la « démocratie bourgeoise », sans pour autant disqualifier la modalité politique que représente le « parti ». Enfin une dernière position observable est celle que partagent les militants d'extrême gauche d'obédience « basiste ». Ceux-là n'officient dans aucun parti, pour la raison qu'ils renoncent à participer à un système partisan voué à l'instrumentalisation par le pouvoir central. Largement présent dans les syndicats (notamment l'UNEM) et les associations (comme ATTAC-Maroc), les « basistes » représentent une nébuleuse, un collectif dilué et peu identifiable, qui s'investit essentiellement dans les mouvements de protestation locaux (d'où l'appellation « basistes »). Ils sont en cela de fervents adeptes de la démocratie directe et de la décentralisation radicale des instances de décision au niveau de la

30 PSU, parti socilaiste unifié ; PADS : parti de l'avant-garde socialiste ; CNI : congrès national ittihadi

société. Il est à noter que les positions à l'égard de la monarchie subissent le même éclectisme, dont les tergiversations relatives à la composition des revendications de la plateforme du mouvement sont le révélateur.

Nous pouvons in fine faire état de la répartition des forces disponibles dans la coordination de Rabat comme suit : sur la base d'une présence régulière en AG située entre 50 et 60 personnes, une dizaine de militants appartiennent à l'USFP, une dizaine également sont au PSU ou au PADS, cinq militants viennent d'Annahj Addimocrati, une dizaine de militants sont liés à al-Adl wal-Ihssan, quatre militants sont affiliés à l'association ATTAC-Maroc, et enfin 2 militants viennent du mouvement « Baraka »31 . Le reste des effectifs composant les AG relève des militants sympathisants ou indépendants, soit une quinzaine d'individus. Ainsi l'observation empirique nous montre bien la prégnance des militants encartés et donc redevables d'une socialisation politique opérée en partie au sein de formations politiques classiques. Nous sommes donc assez loin de l'idée selon laquelle ces nouvelles mobilisations et ces nouveaux forums seraient l'apanage de « néo-militants », d'un collectif composé d'individus idéologiquement et politiquement vierges.

Il ne peut donc s'agir d'un mouvement qui s'émancipe complètement des règles de la politique classique, pour investir un chemin radicalement alternatif, mais ce n'est pas non plus un mouvement absolument entenaillé par le champ partisan. Tout d'abord parce qu'il existe bel et bien des forces indépendantes qui refusent cette mainmise, et en second lieu parce que le champ partisan est à ce point hétérogène et conflictuel qu'il ne peut en lui-même conduire à l'acceptation de règles unanimes. Le mouvement n'est pas autre chose, en somme, qu'un équilibre fragile de forces convergentes autant que divergentes, et qui se trouve présentement dans une configuration de convergence, largement suscitée par l'élan unificateur du « printemps arabe ». Mais cette convergence, qui semble être contrariée de toute part et fonctionner sur le principe de l'unanimité silencieuse par la grâce d'un ennemi ciblé en commun, peut à tout moment se défaire. La particularité du mouvement du 20 février repose pourtant sur ce fait

31 Affilié au parti islamiste PJD, le mouvement « Baraka », s'est opposé à la position du PJD qui a appelé officiellement, en la personne se son leader Abdelillah Benkirane, à ne pas participer au mouvement du 20 février.

ambivalent : quoi qu'une division du mouvement paraisse non seulement possible mais quasiment inéluctable, en revanche une fois défait le mouvement semble être en mesure, à la manière du rhizome, de se reconstruire à tout moment. Ses effets paraissent avoir marqué la réalité sociale d'une trace indélébile, comme un système créateur d'une nouvelle culture de la mobilisation, et dont les éléments participant gardent en mémoire les référentiels communs. Il y a donc un << esprit 20 février » qui n'est pas près d'épuiser les ressorts du mouvement social marocain, et qui semble même s'incarner comme la nouvelle formule du politique, à laquelle le champ partisan conventionnel ne pourra pas échapper.

Une chose est sûre, alors que les leaders politiques de la génération précédente connaissent entre eux beaucoup de tensions, liées aux expériences passées de désunions et de scissions, il y a dans la nouvelle jeunesse de gauche un puissant désir d'unification, que les partis politiques pourront utiliser comme un levier pour rebondir électoralement. Mais il faut aussi compter sur ce fait nouveau : les jeunes partisans ont acquis une place dans le 20 février qu'ils n'ont jamais pu acquérir au sein de leur parti. Sur le plan politique, en participant à cette vaste mobilisation les militants du 20 février ont désormais un temps d'avance sur les appareils partisans, car ils ont gagné en expérience, ils ont acquis un ample réseau de camarades multipositionnés ; ils ont capté en somme un véritable pouvoir supplémentaire. Leur retour dans l'espace partisan proprement dit ne se fera certainement pas sans l'imposition de certaines conditions. Des changements substantiels vont probablement avoir lieu à l'intérieur des directions des partis de gauche. C'est ce que les militants rencontrés dans la coordination de Rabat aiment à appeler << la 20févriérisation des partis ». Ainsi le mouvement du 20 février plutôt que d'être uniquement perçu comme un espace politique alternatif, qui exclut d'un même geste le makhzen et son opposition officielle en proposant une nouvelle configuration du politique, doit être appréhendé davantage, nous semble-t-il, comme un espace protestataire dans lequel une nouvelle élite militante tente de se construire une légitimité (une identité propre, un réseau militant inédit, et une expérience éprouvée collectivement à même de forger une mémoire générationnelle) pour peut-être reconquérir une place et une force propositionnelle dans le cadre des formations politiques classiques.

3) Construire le collectif et l'adversaire : les antidotes contre le Makhzen

William Gamson32 donne à l'action collective trois dimensions qui conditionnent son avènement. L'injustice, qui est le cadre éthique primordial motivant le sentiment de devoir agir, pour réparer un grief ou un dysfonctionnement. L'identité, qui formalise le cadre dans lequel s'opposent les rivalités de valeurs ou d'intérêts. Et l'agencement, qui est une mise en situation concrète de l'action à un moment où l'opportunité d'agir est rendue possible.

Dans le cas de la mobilisation du mouvement du 20 février, ces trois dimensions trouvent un contenu substantiel. En premier lieu, le sentiment d'une injustice est unanime, il est la clé de voûte d'un mouvement qui a réussi à prendre immédiatement grâce à ce sentiment d'indignation reconnu. A cet égard M. Bennani Chraïbi et O. Fillieul parlent quant à eux d'un << cadre d'injustice partagé »33. Ce cadre d'injustice est le référentiel commun d'identification à un grief ou à une situation inique qu'il faut rectifier. Dans le cas du 20 février il ne s'agit pas d'un cadre faisant référence à un préjudice vécu directement dans la vie de ceux qui se mobilisent, mais se présente plutôt comme un cadre identifiant le refus de voir la perpétuation d'une structure d'iniquité systémique. Qu'il s'agisse de la corruption, de la prédation économique, de l'incurie politique, du principe de soumission, tous ces éléments composent la cadre général identifiant les motifs de la mobilisation et auxquels les participants adhèrent unanimement et spontanément. Ce cadre ne fait pas l'objet d'une construction intellectuelle, il est spontanément identifié, il est d'une simplicité radicale qui n'attend pour rencontrer l'adhésion que le sentiment d'en partager les principes élémentaires et de devoir agir en conséquence pour les rendre effectifs. Le temps de l'action, c'est-à-dire le moment où un sentiment d'injustice se meut vers l'édification d'une stratégie d'action pour remédier au problème, rejoint la dimension de l'agencement. Le sentiment d'injustice et le mécontentement social n'est pas neuf au Maroc, il imbibe une partie

32 Talking politics, Cambridge University Press, 1992, 292p,

33 Bennani-Chraïbi Mounia et Fillieule Olivier, Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes, Presses de Sciences Po << Académique », 2003, p116

importante de la population (des classes les plus défavorisées aux catégories moyennes déclassées) cependant que les opportunités de porter publiquement ce mécontentement requiert un moment particulier, un agencement à même d'organiser la protestation dans une situation où les instances de pouvoirs sont susceptibles de l'entendre, soit qu'elles se trouvent dans une posture d'ouverture ou plus simplement dans une situation de faiblesse. L'opportunité de l'action collective est donc une condition nécessaire de mise en mouvement d'un sentiment d'injustice, qui est un motif toujours en situation de latence, un motif en sursis qui réclame son heure.

L'expérience de la frustration vis-à-vis d'aspirations démocratiques non satisfaites, apparaît comme le mobile de base poussant à la contestation. Cette frustration qui s'éprouve dans le sentiment d'inachevé, répond directement à ce que L. Mathieu dénomme le << décalage entre la nature du discours délivré par l'institution et la réalité observable des attitudes et des comportements »34. Ce décalage a atteint, au fil des mobilisations sociales, un point d'orgue, qui a mis la dernière pierre à un lent processus de défection, désormais quasi irréversible, tant le socle commun à l'origine du lien entre ces jeunes participants réside dans la mise hors jeu des appareils de pouvoirs traditionnels. Cette radicalité du changement s'illustre dans le slogan << mamfakinch ! », autrement dit << plus de concession ! ». Le pouvoir institué est inconditionnellement rejeté, cette inconditionnalité de l'exclusion est le ciment du mouvement parce qu'il a été le plus fort motif de rassemblement. Revoir cette position serait prendre un grand risque de dissolution du mouvement. A cet égard, les forces les plus éloignées de cette pierre angulaire, celles qui n'en admettaient pas nécessairement l'intangibilité, sont celles qui sont justement assez rapidement sorties du mouvement, pour rejoindre in fine les règles du jeu proposées par le pouvoir central (illustré par la participation de certains jeunes de l'USFP au référendum constitutionnel).

Dans le mouvement du 20 février il y a la volonté de créer un récit du << nous » fondateur, qui puisse à la fois réexaminer l'histoire << officielle » de la nation marocaine post-indépendance et réexaminer les possibilités de salut collectif, en reprenant l'équation politique de l'époque de l'indépendance pour en changer les variables, afin de sortir de cette ornière qui désamorce toute tentative démocratique depuis l'avènement du

34 Mathieu Lilian, Les ressorts sociaux de l'indignation militante, Sociologie, Vol.1, 2010, p308

Maroc indépendant. C'est ici, nous semble-t-il, que se situe précisément la substance révolutionnaire du mouvement. Réexaminer l'histoire politique d'un pays est le geste le plus radical qu'un mouvement protestataire puisse réaliser. Le passage d'une protestation sociale contre la vie chère et le chômage, pour la défense des services publics ou pour la libération de détenus politiques, à un mouvement national qui propose de réexaminer la légitimité même du pouvoir institué, est le signe manifeste qu'à l'aune du « vouloir collectif » un changement dans l'ordre de la revendication a été opéré, et qu'un passage du social au politique a objectivement été effectué.

L'expérience de l'instrumentalisation et de la récupération des mouvements contestataires par le régime agit comme un traumatisme dans l'esprit des févriéristes. Une phobie de la récupération s'installe très tôt dans les coordinations locales, qui refusent d'être associées ou de défiler à côté d'organisations soupçonnées de collaborer avec le Makhzen. Cette phobie présente dans le subconscient du mouvement a indiscutablement été à l'origine de la construction du mouvement sur un mode acéphale. L'insaisissabilité étant portée comme condition première pour se prémunir du Makhzen et de ses alliés masqués, c'est toute l'organisation du mouvement, son identité et son mode de fonctionnement, qui en ont été marqués. Liquide et anonyme, le mouvement peut ainsi éviter d'être entièrement compris, saisi, et anticipé, de telle sorte qu'une récupération se révèle impossible.

A cette exclusion de toute compromission possible avec le système makhzénien, s'associe une méthodologie de l'organisation collective constituée en anti-thèse de l'autocratie. Il parait naturelle qu'un mouvement contestataire qui se construit contre un régime considéré comme dictatorial ne puisse le faire que sur des principes de fonctionnement horizontaux et démocratiques, en dépit de quoi il ne ferait que reproduire le système qu'il conteste.

Le mouvement des jeunes févriéristes ne souhaite aucune identification possible par le makhzen, il ne souhaite ni parler sa langue, ni réveiller quelques réminiscences historiques qui permettraient au prédateur de repérer et identifier sa proie afin de mieux préparer son attaque. Volontairement ou malgré-lui (il s'agit de comprendre ce qui motive ses partisans à agir de la sorte : est-ce un subconscient, ou est-ce déterminé ?), le mouvement préfère rester dans l'indicible, le flou, et se déployer telle une pieuvre

évanescente, insaisissable, multiple, et tentaculaire, ouvrant de petites brèches mais sur tous les fronts, glissant dans les failles du régime un poison inconnu. La désorganisation apparente du mouvement - autant cognitive que pratique - ne le rend pas vulnérable pour autant, du moins pas tout à fait. Certes en tentant de s'émanciper des structures classiques d'opposition, et en refusant d'incarner une forme de proposition politique claire et concrète, le mouvement augure un renouveau dont il n'est pas sûr qu'il reçoive une adhésion unanime au sein même des catégories de la population réfractaires à l'autocratie. La manière dont la presse d' << opposition >> (ou du moins critique à l'égard du régime) a traité les mobilisations du 20 février, partagée entre l'enthousiasme et le désarroi, est révélatrice de l'ambivalence et de la circonspection qui habitent ces catégories de la population à l'égard du 20 février. Mais cependant cette imprécision du mouvement, ce mélange contradictoire des forces contestataires (de l'extrême gauche à l'islamisme), cette application à demeurer imperturbable sur le terrain du << refus >>, sont au final les seuls moyens trouvés pour se prémunir contre une récupération du régime. Se déterminer sur une proposition précise de réforme est non seulement difficile au regard du large spectre idéologique qui compose le mouvement, mais ce serait aussi ouvrir une brèche dont le régime pourrait se servir pour déguiser une réforme à moindre frais. A titre d'exemple, la demande d'un changement constitutionnel inscrite dans la première plateforme du mouvement a été subtilement utilisé par le régime pour réagir rapidement (le roi fait son discours le 9 mars) en chargeant une commission d'élaborer un nouveau projet constitutionnel. Après le 9 mars en effet, le mouvement du 20 février s'est essentiellement évertué à se battre contre ce projet, en revendiquant en guise de riposte des élections démocratiques pour une assemblée constituante. Mais il était presque trop tard. Le régime, outillé de son appareil de propagande, avait réussi à faire passer le mouvement du 20 février pour une bande de radicaux inconséquents. On le voit, même en se prémunissant au maximum contre les dispositifs de neutralisation de la contestation du régime, celui-ci sait utiliser toutes les failles. La suite des événements portés par le 20 février est une succession de variations sur le thème du << refus >> à l'encontre de ce processus de réforme constitutionnelle.

4) Capitaliser les luttes : effets de vérité et redéploiement

Dans l'arrière-plan du mouvement protestataire actuel, il y a bien sûr l'influence des mouvements sociaux antérieurs qui ont impacté les manières concrètes d'occuper la rue, de créer du collectif, d'investir le social. Mais à vrai dire, dans le mouvement actuel on ne peut comprendre la confiance mise en l'efficacité des nouveaux outils sociaux d'Internet si l'on n'a pas à l'esprit combien ils se sont révélés efficaces dans un passé très proche. Le mouvement MALI35 de 2009 est la première expérience marocaine du passage des réseaux sociaux à la réalité d'une mobilisation protestataire. Ce « Mouvement alternatif pour les libertés individuelles », créé par quelques cyberactivistes désireux de soulever le tabou de la laïcité au Maroc, est un pur produit des réseaux sociaux. En marge des organisations de la société civiles (bien que soutenu par certaines structures de plaidoyer), ce collectif formé de quelques dizaines de militants a organisé - via la page du groupe Facebook - un pique-nique en plein ramadan durant l'été de l'année 2009, afin de protester contre la criminalisation des « non pratiquants » et de défendre d'une manière plus générale le droit individuel de ne pas suivre un précepte religieux. Cette action protestataire a reçu un accueil plutôt circonspect dans la presse marocaine, a mis en branle les services de sécurité de l'Etat, et a attisé les rancoeurs et la haine de la part de certains groupes politiques conservateurs ou islamistes, allant jusqu'à proférer des menaces de mort à l'encontre des « déjeuneurs ». L'événement en lui-même a davantage engendré la polémique qu'ouvert un débat d'idées sur la question de la laïcité au Maroc. Mais ce qui nous intéresse ici c'est l'effet de vérité que la méthode de mobilisation a projeté sur le champ de la protestation au Maroc. En effet, l'espace du numérique et des réseaux sociaux s'est soudain révélé être un levier performant pour créer du collectif à partir du virtuel, afin de détourner les différents tabous prévalant dans l'espace public. On retrouvera d'ailleurs les fondateurs du groupe MALI à la pointe des événements du 20 février. Nous verrons en troisième partie, à travers les trajectoires de jeunes militants, comment l'expérience MALI a été vécue par certains d'entre eux.

35 Sur la factualité des événements, voir l'enquête réalisée par l'hebdomadaire marocain « Tel quel » n°391, 26 septembre - 2 octobre 2009

Pour compléter la compréhension de la genèse du 20 février nous aimerions faire également un bref détour sur ce qui nous semble avoir été comme une préfiguration, ou en tout cas une expérience qui a directement projeté ses réussites pratiques sur l'esprit du mouvement du 20 février : le mouvement social des tansikiyates36 contre le vie chère. Ce moment de mobilisation, particulièrement actif sur la période allant de 2006 à 2008, illustre à la fois la manière dont le << localisme » a gagné en terme de modalité opérationnelle, et comment l'alliance de forces sociales et politiques a permis de solidifier une unité protestataire inédite. Et enfin comment l'échec partiel du mouvement, lié aux modalités de cette union, a projeté ses enseignements sur le mouvement actuel du 20 février.

En octobre 2005, une première expérience de protestation contre la hausse des prix rassemblant un large spectre de la gauche a lieu dans la ville d'Ouadzem. Des militants de gauche et la section locale de l'AMDH organisent des manifestations sporadiques sous le slogan << Ne touche pas à mon pain ». D'autres petites coordinations naîtront ailleurs dans toute la périphérie37 marocaine, et auxquelles viennent se joindre des structures comme ATTAC-Maroc, le PSU, Annahj Addimocrati, et le PADS. Le mouvement s'essouffle peu à peu, mais renaît pourtant très rapidement après l'adoption de la loi de finance de 2006 qui fait augmenter le prix de l'eau et de l'électricité dans toutes les villes du royaume. Cette augmentation du prix de l'eau et de l'électricité se répercute sur d'autres biens de première nécessité (comme la nourriture ou le prix des transports en commun). A partir de septembre 2006, un mouvement social d'ampleur national se met en route, alors que les forces sociales et politiques classiques sont focalisées sur les élections à la chambre des conseillers. Le siège de l'AMDH à Rabat reçoit un nombre important de plaintes et d'appels à l'organisation d'un mouvement de protestation contre la hausse des prix. Après un temps de réflexion sur la légitimité d'une intervention de l'AMDH sur ce domaine d'ordinaire chasse gardée des syndicats, l'organisation en vient à considérer cette augmentation des prix comme une atteinte à un certain nombre de droits fondamentaux. Elle décide dés lors d'appeler à une alliance des

36 << Tansiqiyât mahaliya » signifie en arabe << coordinations locales », nous utilisons l'abréviation << tansikiyates »

forces démocratiques. Trois partis rejoignent le collectif : Annahj Addimocrati, le PSU et le PADS, et trois syndicats également : l'UMT, la CDT, et l'ODT. Cette alliance qui se décline dans toutes les villes sujettes aux protestations (environs 90 coordinations en tout) donnera naissance à un fonctionnement décentralisé du mouvement, les coordinations locales bénéficiant d'une large autonomie opérationnelle, et encadré par un << comité national de suivi >> composé de onze personnes, dont la majorité sont des militants qui affectionnent les méthodes basistes. Depuis les années 2000, les << basistes >> gagnent en importance au sein des mouvements sociaux dans la périphérie du Maroc (Tanger, Oujda, Guercif, Bouarfa, Sidi Ifni, Sefrou...). Les courant basistes (Qaïdistes) apparaissent dans les années 1980, à une période où le centralisme, l'Etatisme et la bureaucratie subissent une puissante critique au sein de la gauche révolutionnaire : Le courant basiste << al-Kourass >> apparaît en 1984. Le courant basiste << al-Qaïdi >> apparaît en 1986, et les basistes progressistes appelés << al-Moumanîne >> apparaissent en 1989. Agissant en satellites autonomes en marge d'Annahj Addimocrati à partir de 1995, les basistes investissent les syndicats étudiants et ouvriers, ainsi que les organisations de la société civile. Si les années 1990 voient grandir la mainmise des islamistes sur l'UNEM, les années 2000 sont en revanche témoins de la remontée des militants marxistes radicaux au sein du syndicat étudiant, qui viennent contrebalancer le pouvoir des islamistes (à Fès, Marrakech, Oujda et Agadir notamment).

Les tansikiyates reprennent donc le flambeau des luttes sociales, dans lesquelles les structures politiques et sociales traditionnelles (partis et syndicats), bien que parties prenantes, sont quelques peu reléguées à la marge, et ne disposent en tout cas plus des manettes de pilotage. Ces mobilisations d'ampleur nationale recréent un lien entre la région Casablanca-Rabat et les régions périphériques du Maroc. A cet égard il est à noter que les différents efforts de synchronisation et de << coordination >> des actions entre les différentes villes touchées par le mouvement, seront facilités par l'usage d'Internet. Nous ne sommes, à ce stade, pas encore à l'heure de l'usage massif des << réseaux sociaux >> mais cependant la pratique des << mailing list >> et des << groupes Yahoo >> (regroupant des milliers de militants des tansikiyates) se diffuse, et contribue à faire de l'usage d'Internet une pratique indispensable dans la boite à outils des mouvements protestataires.

Les émeutes de Sefrou en septembre 2007 (quelques jours après les élections législatives), ont alerté le ministère de l'Intérieur sur la nécessité de contrôler les coordinations locales contre la vie chère. Il fallait que ces coordinations puissent avoir une structure centralisée susceptible d'être mieux contrôlée et avec laquelle le ministère serait plus apte à négocier. La mainmise des radicaux sur les structures décentralisées n'a pas fait peur qu'au ministère, mais également aux partis politiques engagés dans le mouvement. Lors de la quatrième rencontre nationale des « tansikiyates » de Casablanca en mars 2008, le mouvement, qui avait jusque là réussi à transcender les clivages, a buté sur un litige opposant deux groupes, celui des partis de gauche et celui des « basistes », au sujet de la stratégie à suivre. Les premiers souhaitant une structuration décisionnelle au niveau national, les seconds refusant catégoriquement cette proposition. La force des « basistes » repose sur le local, dépourvus de structure au niveau national, ils n'ont de prise sur le mouvement social que dans la mesure où celui-ci s'incarne localement. Cette gauche révolutionnaire basiste rassemble de nombreux courants très divisés entre eux (léninistes, maoïstes, trotskistes de la IVe internationale, anarchistes...) mais qui ont cependant réussi à s'entendre pour bloquer les « réformistes ». Ainsi la méfiance des basistes à l'égard des structures politiques nationales, perçues comme prédatrices et porteuses d'une volonté de contrôler le mouvement, a fini par affaiblir le collectif qui s'est scindé en deux (créations de 2 secrétariats nationaux distincts). Les événements de Sidi Ifni de 2008, avec le blocage du port par les chômeurs et les violents affrontements avec les forces de l'ordre qui s'en sont suivis, illustrent le délitement d'un collectif initialement porteur d'un projet pacifique et politiquement alternatif.

Les tansikiyates étaient alors composées de différentes forces sociales et politiques qui, bien que réunies en un collectif, conservaient leurs étiquettes à l'intérieur de celui-ci. Les partis politiques, les associations et les syndicats montraient leurs couleurs, et chacun avançait son pion en espérant tirer la meilleure épingle du jeu. Cette manière de constituer le collectif par superposition de structures a favorisé les rivalités d'intérêts et les conflits politiques, jusqu'au point d'aboutir à la désarticulation des coordinations et au délitement de l'unité initiale. Trois ans plus tard cet échec devait servir d'enseignement lors de la formation des toutes premières coordinations du mouvement du 20 février. L'impératif d'union ne devait plus succomber à la tentation hâtive d'amalgamer toutes les structures derrière un collectif. Celui-ci devait exister sui generis, au détriment des structures. Seuls les individus, les « citoyens », pouvaient en

devenir membre. De telle sorte qu'une répétition du scénario funeste de 2008 aurait plus de difficulté à se produire. L'union des organisations classiques (représentées en tant que telles) a trouvé tout de même à se former, mais en marge du mouvement, dans ce qui a été baptisé le conseil national d'appui au mouvement du 20 février. Les organisations qui composent ce conseil d'appui sont des institutions rodées à la gestion d'un mouvement social. Dans cette combinaison classique et émérite on retrouve les mêmes acteurs quasi institutionnels de la société civile qui composaient les coordinations contre la vie chère. L'organisation interne est elle aussi des plus classiques, il y a une cohérence organisationnelle, des statuts, des portes paroles, une hiérarchie, des responsables, en somme une véritable << bureaucratie ».

En définitive les tansikiyates contre la vie chère, augurent, après le fort taux d'abstention aux législatives de 2007, un véritable renouvellement des formes de l'action politique38. Si le mouvement s'épuise en 2008 dans une crise de confiance liée aux rivalités de chapelles, les méthodes << basistes » d'autonomie locale et les formes horizontales de prise de décision gagneront le répertoire d'actions et les modalités d'organisation, que le mouvement du 20 février se chargera de réactiver.

38 << De fait, la déconsidération des syndicats et partis signale moins une crise de la participation politique, corroborée par le faible taux de participation électorale, qu'un renouvellement des modes d'action politique », in Bennafla Karine, Emperador Monserrat, Le Maroc inutile redécouvert par l'action publique : le cas de Sidi Ifni et de Bouarfa, Politique Africaine, n°120, décembre 2010, p76-77

5) Société civile et politique : les transformations dans l'ordre du discours et de la pratique

Les tansikiyates du 20 février sont directement issues des expériences de mobilisations sociales antérieures, qui ont réussi à projeter leurs effets de vérité dans les nouveaux modes de mobilisation et d'organisation du collectif. L'insertion de la lutte dans le local, ainsi que cette absence de cerveau centralisateur officiel et statutaire, tant au niveau national qu'au niveau des coordinations locales, sont le résultat direct des bouleversements de la scène protestataire, mais aussi plus profondément des transformations cognitives et pratiques opérés au sein de la société civile.

En effet il serait difficile de comprendre comment un mouvement comme celui du 20 février a pu apparaître au Maroc, dans les formes et les singularités qu'ont lui connaît, sans porter un regard attentif sur les évolutions de la société civile et les changements dans l'ordre du discours (mais aussi de la pratique) dans le domaine de l'action publique. Des concepts << démocratiques » distillés au niveau international, tels que la << bonne gouvernance », la délibération collective, la transparence, la lutte contre la corruption, la décentralisation du pouvoir etc... vont jouer un rôle dans la mise en incohérence des discours et des pratiques politiques au Maroc. Ne pas voir que c'est dans ce contexte que toute une génération a grandi et a baigné son intellect, ce serait se couper d'une compréhension de ce qui fait le liant symbolique et culturel parmi les militants du 20 février. Toute cette mise en discours des injonctions à la dilution du pouvoir dont le régime marocain s'est autorisé, notamment depuis le changement de règne, à en reprendre l'esprit (si ce n'est dans la pratique du moins dans le registre discursif) s'illustre parfaitement dans la rhétorique de la << transitologie ». Il est certain que le discours porté à l'égard de la << transition démocratique » sert autant d'outil de dissimulation pour un régime qui souhaite << tout changer pour que rien ne change », que de réels gages de changement ouvrant des brèches à l'intérieur de la carapace autoritaire du régime, et que des volontés collectives présentes dans la société civile ont su parfois utiliser à bon escient. Il serait par conséquent dommage de ne pas prendre en compte ces changements dans l'analyse d'un mouvement de protestation comme celui du 20 février. Car en effet à bien des égards le mouvement du 20 février est l'enfant de cette

injonction démocratique, portée autant par les institutions internationales et leur corollaire l'idéologie développementaliste, (relayées par les mass medias, notamment les chaînes satellitaires panarabes), depuis plusieurs décennies, que par la société civile marocaine, dont la digestion du discours sur la << bonne gouvernance », en remplacement du discours révolutionnaire, a réussi à impulser des changements dans le registre de l'action publique39. Depuis plus de vingt ans, en effet, les autorités marocaines se sont réappropriées à nouveaux frais la rhétorique démocratique. Les chantiers de la << régionalisation avancée » sont un exemple d'inscription des politiques publiques dans ces nouveaux dispositifs démocratiques, mais qui cependant ne sont pas sans cacher des volontés de distorsion, notamment à l'égard du règlement de la question saharienne. C'est donc dans ce contexte d'injonction à l'adoption des modalités de gouvernance moderne, qui a généré une forme d'hybridation du régime marocain (fait de dispositifs démocratiques inédits et conservant tout de même les outils d'annihilation de ces mêmes dispositifs) que les structures militantes (associatives et partisanes) ont évolué. Les travaux d'Eric Cheynis sur les transformations du militantisme associatif sont à ce propos très instructifs40.

L'évolution des modalités de l'action associative, illustrée par E. Cheynis (entre autres dans le cas de l'Espace Associatif), révèle l'introduction de deux éléments déterminants dans l'acculturation à de nouvelles méthodes et de nouvelles pratiques : tout d'abord l'ouverture des associations de plaidoyer aux financements internationaux à partir des années 1990, qui opère un moment de rupture avec l'époque où l'idéologie anti-impérialiste obligeait les organisations politiques de gauche à demeurer absolument autonomes vis-à-vis des éventuels financements étrangers41. Le corollaire de cette

39 Catusse Myriam, Vairel Frederic, Question sociale et développement : les territoires de l'action publique et de la contestation au Maroc, in Le Maroc de Mohammed VI : mobilisations et action publique, Politique Africaine, n° 120, décembre 2010, p 5-23

40 Cheynis Eric, L'Espace des transformations de l'action associative au Maroc. Réforme de l'action publique, investissements militants et légitimation internationale, thèse de doctorat de sciences sociales, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2008, 607 p

41 Si l'année 2000 est une date charnière dans la succession monarchique, le tournant annoncé de la politique marocaine, elle inaugure aussi un changement sur le terrain associatif. Pour la première fois une association comme l'Espace associatif, composée d'anciens prisonniers politiques et militants d'extrême gauche, engage un partenariat avec l'USAID dans un programme de formation à destination d'associations rurales.

arrivée massive de financements étrangers (européens et américains essentiellement) a été la professionnalisation et la salarisation des personnels travaillant au sein des grandes associations, avec également l'introduction des logiques managériales (rationalisation des modes de fonctionnement). Dans le contexte international la question du développement local se voit couplée à la cause des droits de l'homme, qui devient dés lors une catégorie d'intervention des bailleurs de fonds internationaux, mais aussi de l'Etat marocain (le Conseil Consultatif des Droits de l'Homme est créé en 1990). La participation à l'action publique de cette nouvelle offre associative composée d'anciens militants, se combine au maintien d'un positionnement militant et contestataire. Les associations deviennent des partenaires de l'Etat, des prestataires de services inscrits dans le projet de développement national, mais conservent pour certaines dans leur identité une dimension de plaidoyer politique. On assiste également à des changements conséquents dans le registre lexicologique: le << développement démocratique >> remplace la << révolution >>, le << changement social >> remplace la << lutte des classes >>. Toute une nouvelle rhétorique est venue adoucir les tonalités politiques inscrites dans le militantisme associatif, sans pour autant les vider de leur substance. Et cela bien sûr afin d'être présentable dans les dossiers de subventions des bailleurs internationaux (institutionnels ou privés), qui sont en général, il faut bien l'avouer, assez récalcitrants à l'idée de participer au financement d'une guérilla marxiste.

A cette transformation des référentiels cognitifs et idéologiques dont la société civile marocaine actuelle s'est faite le véhicule, s'ajoutent les évolutions corollaires des rapports de l'individu au collectif. Nous avons affaire avec le 20 février à une de ces nouvelles formes d'organisation qui sied parfaitement à l'individu moderne, celui qui refuse toute appartenance, toute hétéronomie. Comme l'indique S. Bronowski << Les structures souples sont plus efficaces parce que les individus refusent désormais de se rapporter à l'organisation sur le mode de la soumission ou de l'appartenance >>42. Si la << souplesse >> structurelle du 20 février repose sur divers facteurs, il est cependant notable que les transformations dans l'ordre du rapport de l'individu au collectif y sont pour quelque chose.

42 Bronowski Samuel, Voix discordantes, actions concordantes, Raisons politiques, Presses de Sciences Po, 2008/1, n°29, p142

D'autre part, les << bricolages culturels » qu'observe M. Bennani Chraïbi dans la jeunesse marocaine des années 199043, n'ont fait depuis que poursuivre leur route vers davantage d'hybridation. La politologue note à ce propos : << Dés lors sous le signe de la libéralisation et de l'expérimentation, se démultiplient les possibilités de circulations entre des univers hétérogènes. La palette du bricoleur et les voies de socialisation sont beaucoup plus variées. Un adolescent peut camper avec toutes sortes d'islamistes, mais aussi participer aux activités d'associations oil il a le loisir de s'initier à d'autres référentiels »44. C'est en effet à une société urbaine de moins en moins cloisonnée, et des individus de plus en plus ouverts sur l'extérieur et autonomes vis-à-vis des structures collectives d'appartenance (famille, clan), que l'on doit cette << culture syncrétique », dont le mouvement du 20 février nous offre une photographie saisissante.

Cet aspect des transformations des repères cognitifs et des modalités de l'<< agir » dans le registre des collectifs protestataires, mériterait une analyse sociologique beaucoup plus conséquente. Dans le sillage des travaux d'E. Cheynis consacrés à l'analyse du renouveau des modalités du militantisme dans le champ associatif marocain, il serait instructif de dresser les évolutions du militantisme partisan, notamment au sein de la jeunesse, afin de compléter la compréhension de ce qui apparaît comme le profil militant majoritaire dans le mouvement de protestation actuelle : un << militantisme multipositionné ».

43 Bennani Chraïbi Mounia, Soumis et rebelles : les jeunes au Maroc, CNRS éditions, Paris, 1994, 335p

44 Economia, Rabat, n°6, juin - septembre 2009, p133

6) Tansikiyate et démocratie horizontale : nécessité ou projet ?

Il nous reste à évoquer le fonctionnement des tansikiyates du 20 février, et notamment celle de Rabat. Rappelons que le mouvement s'est organisé de telle sorte qu'une prise de pouvoir par une force politique particulière soit rendue impraticable. Premièrement en refusant l'existence d'une entité représentative du mouvement au niveau nationale (principe d'autonomie et de décentralisation), deuxièmement en n'acceptant la représentation d'aucune structure dans le mouvement (les militants investissent le 20 février en qualité de « citoyens »), et troisièmement en interdisant l'usage du vote en AG.

Alors que les manifestations dominicales de Rabat rassemblent un cortège composé en moyenne de 2000 personnes (sur le base de nos observations faites entre juin et juillet) et un éventail d'âge très large, les assemblées générales (AG), quant à elles, ne sont composées que d'une soixantaine de personnes dont la moyenne d'âge se situe entre 16 et 35 ans. Ce « jeunisme » caractéristique des AG provient de la volonté initiale des fondateurs de créer un mouvement dirigé par la « jeune génération », perçue, à tort ou à raison et en tout cas sous l'influence directe des événements tunisien et égyptien, comme la population la plus apte à changer le système. Révolutionner le régime suppose en effet de changer au préalable les méthodes de lutte et le personnel préposé à cette lourde tâche. La virginité supposée de la jeunesse serait donc cette qualité indispensable pour se débarrasser en premier lieu des obstacles idéologiques et méthodologiques imbibant la culture de l'ancienne génération de militants. Cette exclusivité du pouvoir décisionnel réservée à la jeunesse a justement produit la dichotomie du mouvement décrite plus haut (un mouvement de jeunes épaulé par un comité d'appui). Mais ce monopole du pouvoir par la jeunesse relève de l'accord tacite avec les structures associatives et partisanes et leurs dirigeants, et ne repose pas sur des règles précises (il n'y a pas de chasse au vieux, ni de filtrage au faciès !). A ce propos, il faut bien le dire, quelques rares individus présents dans les AG contrarient la juvénilité d'usage, puisqu'il arrive en effet que quelques quadragénaires investissent parfois les lieux.

Depuis le début du mouvement du 20 février, l'assemblée générale de ses membres est l'instance où se prennent les décisions. Celles-ci concernent essentiellement l'organisation des manifestations et des divers rassemblements publics hebdomadaires, la composition des comités (comité de manifestation, de communication, de slogans, de veille...), ainsi que les grandes lignes stratégiques à adopter. Le plus souvent en AG les militants s'accordent sur un programme de manifestations mensuel, que les comités sont chargés de rendre effectif.

Dans les premières semaines de la mobilisation, les AG de la coordination de Rabat ont lieu au siège de l'AMDH, mais plus tard d'autres lieux vont servir de QG pour les assemblées du mouvement, comme le siège du syndicat UMT ou celui de la CDT, tous deux situés au centre ville de Rabat. Après les manifestations de rue, l'AG est le deuxième lieu où se rencontrent les militants. Un troisième lieu de rencontre militante est à mentionner. Ce troisième espace de rencontre équivaut à la face immergée de l'iceberg févriériste : le lieu pluriel des rencontres informelles. En effet ce troisième lieu est celui où les militants de chaque tendance se rencontrent pour discuter dans un « entre soi » des modalités stratégiques, des opportunités politiques, ou simplement faire des bilans et réfléchir ensemble sur les aspects positifs et négatifs qui se dégagent des événements. Ce sont aussi des moments où l'on essaye de convaincre en aparté untel ou untel de choisir telle ou telle position, de souscrire à telle ou telle tendance qui se profile au sein du mouvement. Bien que ce soit des moments inidentifiables et des lieux imprécis, tout à fait informels, ils sont cruciaux pour les militants févriéristes. Ils y trouvent en effet de quoi échanger et exprimer ce qu'ils ne peuvent faire en AG pour cause de bienséance (les AG sont des espaces décisionnels fragiles, un mot de trop, un faux-pas et l'ont peut facilement, en heurtant une sensibilité, bloquer le mouvement). C'est ainsi que les cafés populaires du centre ville font bien souvent office de lieu de rendez-vous pour les groupes de militants. Le café de l'hôtel Balima, exactement en face du Parlement, est particulièrement fréquenté par les militants du 20 février. Les terrasses de ce café accueillent quotidiennement des groupes de jeunes militants qui semblent s'agrandir au fil des heures et palabrer infiniment, commentant la presse, la prochaine manifestation où la dernière AG.

Alors que pendant les manifestations tout est réglé à l'avance, et tout semble se dérouler
comme un rituel répétitif, les AG sont bien plus anarchiques, bruyantes et

cacophoniques parfois. Si la manifestation est le lieu où tout le monde est unanime et synchrone, l'AG est celui où la divergence règne mais où tout le monde doit finalement parvenir à se mettre d'accord. C'est donc un lieu où l'on fabrique du collectif, et où bien souvent on s'évertue plutôt à le réparer, à rafistoler les points d'accrochage. Si l'adhésion collective est l'objectif final, celle-ci ne s'obtient pas sans épreuves tumultueuses. L'absence de l'usage du vote comme outil de décision rend le processus de mise au diapason collective lent et laborieux. La modalité choisie est celle de l' « unanimité sans vote », c'est-à-dire que l'AG ne finit que lorsque la totalité des membres s'accordent sur les thématiques mises à l'ordre du jour (l'ordre du jour étant décidé en début d'AG). Un bureau chargé de superviser l'AG est mis en place au tout début de celle-ci, et une personne en particulier (le modérateur) est chargée à chaque AG de distribuer la parole et de veiller à ce que les temps de parole ne soient pas dépassés. En général une minute de parole est accordée à chacun des militants désirant intervenir sur les sujets soulevés. A raison d'une cinquantaine de participant en moyenne dans les AG de Rabat, dont le tiers prend en général la parole (dépassant évidemment à chaque fois la minute allouée) et sur trois, quatre ou cinq thématiques différentes ; sans compter les tours de paroles qui suivent les décisions, le déroulement d'une AG est nécessairement très long. A titre d'exemple l'AG du 25 juillet, particulièrement houleuse à cause d'une dissension interne liée à des accusations mutuelles d'instrumentalisation, a rassemblé une soixantaine de personnes et a duré plus de cinq heures (de 18h à 23h environ, au siège de l'UMT).

A l'intérieur de ces AG, le participant a indéniablement l'impression de peser dans la décision, d'être un élément important car toujours capable de provoquer une instabilité, et non d'être un participant auxiliaire dont le principal rôle serait d'avaliser des décisions qui sont prises de toute façon ailleurs et qui ne souffrent d'aucune possibilité de remise en cause. Cette instabilité, toujours susceptible d'être causée par un élément isolé, génère cette responsabilité éprouvée collectivement. Par ailleurs plus l'organisation grandit et prend en cohérence, plus l'individu participant gagne en importance en devenant l'architecte indissociable de cette mise en cohérence collective. Il serait illusoire de croire que les AG mettent tous les participants d'accord, au regard du large spectre idéologique que connaît le mouvement, cela relève de l'utopie. Simplement il y a, fortement présente, une culture du compromis qui, posée en postulat de la stabilité du mouvement, invite les militants à composer avec les desiderata de

chacun. Le consensus et les facilités décisionnelles sont rendus possibles par une forte adhésion individuelle et par un moment très porteur, celui du contexte du printemps arabe. Nous ne sommes pas dans l' << affirmation de soi », mais dans la mise à disposition de soi (de ses compétences, de ses réseaux) au sein d'une action collective locales aux visées nationales, et dont les perspectives sont incertaines. Les mêmes personnes, un an plus tôt, n'auraient sans doute jamais pu se mettre d'accord sur des questions qui sont actuellement tranchées aujourd'hui. C'est un moment de syncrétisme dans le champ contestataire marocain, et dont les jeunes militants sont les artisans moteurs. Evidemment cette culture du compromis ne règle pas tout, les divergences apparaissent tout de même de manière récurrente.

La modalité décisionnelle adoptée par les coordinations, souvent érigée en emblème comme l'incarnation de la forme démocratique optimale, semble pourtant au final moins voulue que subie. L'acéphalie et l'horizontalité sont toutes deux avancées comme les éléments centraux de l'identité du 20 février, comme autant de signes ostensibles marquant la rupture avec les façons de faire bureaucratiques et inégalitaires prévalant dans les partis, mais en réalité ces éléments idéalisés sont surtout des pis-aller. Il s'agit davantage d'un fonctionnement minimaliste visant avant tout à préserver la virginité idéologique du mouvement des prédations partisanes et de l'influence du nombre présagé de chaque tendance, que d'une pure volonté de dépasser une modalité démocratique considérée comme désuète. Il y a en effet dans ce processus horizontal qui se veut démocratique, une évidente part d'arbitraire et d'inégalité d'accès à la décision. Comme le formulent pertinemment P. Corcuff et L. Mathieu << se réclamer d'un fonctionnement « horizontal » et « en réseau » ne suffit pas à garantir l'égal accès de tous à la prise de parole et à la décision, lesquelles ont toutes les chances d'être réservées aux seuls individus disposant d'une compétence militante suffisante pour se sentir autorisés à intervenir dans les débats et, ce faisant, de produire des rapports de dépossession et de domination d'autant plus efficaces qu'ils sont niés »45. Le pouvoir existe toujours, on peut le diluer mais pas l'abolir. Le mouvement du 20 février est en train d'expérimenter dans un même moment l'alternative au pouvoir et ses limites organisationnelles. Partout où l'on souhaite échapper aux problématiques liées à la

45 Corcuff Philippe et Mathieu Lilian , Partis et mouvements sociaux : des illusions de « l'actualité » à une mise en perspective sociologique , Actuel Marx, 2009/2 n° 46, p72

question du pouvoir (comme structure opérationnelle et doctrinale) celles-ci reviennent en force immanquablement et peut-être plus violemment.

Chaque AG est une sorte d'enceinte où les paroles militantes expertes rivalisent de formules pour emporter l'adhésion du grand nombre, les corps et les paroles charismatiques s'incarnent chez des leaders que tout refuse à reconnaître comme tels. Alors que les militants en herbe tentent de donner une tournure performative à leurs paroles, que l'horizontalité démocratique du mouvement leur autorise presque. L'AG de Rabat du 25 juillet (au siège de l'UMT) est emblématique de cette théâtralisation des paroles et des corps. Effet cathartique peut-être de cette agora où l'on donne en spectacle la dissension dans une sorte d'intrigue en attente de sa résolution annoncée. Axée ce jour là sur la problématique de l'indépendance du mouvement, la polémique qui remplit la salle suit la tenue de réunions organisées à la seule initiative d'al-Adl et d'Annahj, suspectés de vouloir court-circuiter les décisions prises lors de l'AG du 11 juillet, qui disposait notamment de l'organisation de la prochaine manifestation en date du 31 juillet. Dans leur volonté d'occuper un maximum l'espace public, certains militants de la coordination de Rabat en désaccords avec ces positions organisent deux AG (le vendredi 15 juillet et le lundi 18) toutes deux boycottées par une grande partie des févriéristes de Rabat continuant, quant à eux, de se référer aux décisions initiales du 11 juillet. Ce lundi 25 juillet, après deux manifestations (17 et 24 juillet) auxquelles a participé massivement la coordination de Salé, et qui ont été boycottées par beaucoup de militants de la coordination de Rabat, l'heure est au règlement de compte. L'AG qui débute fait apparaître au grand jour les différences idéologiques et stratégiques, qui naguère n'étaient qu'en suspend, pudiquement cachées derrière un voile de bienséance. Au bout d'une heure le ton monte, on s'échauffe de toutes parts. Le modérateur de la séance, à la manière d'un chef d'orchestre faisant face à une mutinerie de musiciens, s'égosille au milieu de l'auditoire, tente de faire taire les bavards, et de faire cesser les imbroglios. On accuse ici les leaders « autoproclamés » de prendre des décisions individuelles (O. Khlifi, militant de Salé qui est la coqueluche de la presse, avait fait la veille une déclaration à titre individuel qui engageait le mouvement dans son ensemble alors qu'aucun membre n'est autorisé à prendre des décisions individuelles au nom du 20 février). On accuse ailleurs des groupes de vouloir secrètement récupérer le mouvement par quelques pernicieuses combines. Certains pointent du doigt les islamistes d'al-Adl wal-Ihssan, les accusant de vouloir utiliser la coordination de Salé

pour influer sur les décisions de Rabat et de pousser à la provocation du régime. Les islamistes accusent les « athées » du MALI de vouloir étouffer la présence et les sacrifices concédés par les adlistes, afin de garantir une essence laïciste au mouvement. Certains veulent multiplier les sorties publiques du mouvement, augmenter la pression sur le régime quand d'autres militants (indépendants en l'occurrence) veulent impérativement une clarification des positions du mouvement avant l'organisation d'une manifestation supplémentaire. On en vient parfois aux mains, on s'attrape par le col à quelques reprises, front contre front on essaye d'intimider les rivaux du regard. Et puis contre toute attente tout finit bien, peu à peu tout s'apaise, les énervés vont prendre l'air, on se met à rire et à se prendre par l'épaule, on se tempère, quelques individus viennent calmer l'assistance et les camarades encore campés sur leurs positions. Et finalement la coordination réunie en AG finit par prendre des décisions pour que la réunion se termine au bout de cinq heures : On annonce une manifestation prévue pour le 31 juillet, un communiqué de presse pour le mercredi 27 juillet (que le comité de communication sera chargé de rédiger), et un programme spécial pour le mois du Ramadan (qui advient en août) basé sur des rassemblements publics réguliers après l'iftar et la tarawih.

Ainsi dans le mouvement du 20 fevrier, il y a toujours des modalités décisionnelles, mais celles-ci reposent sur quelque chose qui ne suffit jamais par lui-même : l'échange, la transparence et la confiance. Sans dispositif contraignant, une structure peut vaciller rapidement, car elle est tiraillée par des forces qui ne disent pas leur nom (la paranoïa peut s'installer et remplacer la confiance). Une petite défaillance dans le système tacite, peut provoquer de grands dommages pour la stabilité du mouvement (comme l'illustrent l'AG du lundi 11 juillet et celle du 14 juillet).

La question du leadership du mouvement du 20 février est un autre grand thème dont il faut dire quelques mots. Cette question a fait couler beaucoup d'encre dans la presse marocaine, nourrissant autant de questions légitimes que de fantasmes. Dans une société marquée par la force d'attraction de personnages charismatiques, où le pouvoir s'incarne et s'illustre par des visages, l'acéphalie du mouvement du 20 février provoque l'incompréhension voire le soupçon. Deux exemples tirés des événements orchestrés par le mouvement du 20 février peuvent être mis en exergue pour illustrer la manière dont l'impératif de l'acéphalie et la lutte contre les ambitions individuelles est gérée.

Saïd Benjebli, est un jeune militant marocain, ancien détenu et ancien militant d'al-Adl wal-Ihssan, et qui a fait parti des premiers cercles de févriéristes. Alors qu'il s'imposait comme une des figures motrices du mouvement, il a lancé le 17 avril de sa propre initiative un appel à constituer un mouvement structuré au niveau national et dont manifestement il briguait le leadership. Son initiative a été condamnée sans appel par les coordinations du 20 février, et il s'est soudainement retrouvé tout seul, interdit de prise de parole dans les AG, et désormais décrédibilisé. Une sanction qui est tombée comme un avertissement pour les éventuelles tentatives individuelles de court-circuiter les instances collectives dans le but avoué ou non de prendre le contrôle du mouvement. Un autre exemple d'application des règles « anti-césaristes » du mouvement se présente le dimanche 26 juin pendant une manifestation à Rabat. Alors que la police bloque le cortège dans l'avenue Mohamed V, Abdelhamid Amin, figure charismatique de l'AMDH et d'Annahj Addimocrati, prend subrepticement la parole au mégaphone et à gorge déployée appelle à un sit-in. Les jeunes militants févriériste de la coordination de Rabat lui reprocheront plus tard ce vieux réflexe de leader, dont F. Vairel nous explique les usages46, mais qui n'a plus court sous les drapeaux du 20 février. Les jeunes de la coordination sont attachés à ce que ce soit eux qui prennent les décisions et les initiatives pour parler en public dans les manifestations organisées par le 20 février. Bien d'autres litiges liés au leadership sont apparus au cours de la mobilisation et pourraient être mentionnés. Mais si les ambitions individuelles de certains sont avérées, la paranoïa du mouvement l'est aussi certainement, causée par l'ambiguïté même de son fonctionnement. Rien ne permet véritablement à l'intérieur d'un mouvement qui postule l'autogestion et la démocratie directe, de distinguer l'inévitable part du quiproquo ou de la maladresse (dans ce contexte de flou réglementaire) de celle de l'instrumentalisation délibérée.

On le voit, la démocratie directe et l'organisation horizontale du mouvement sont autant d'éléments structurant l'identité du collectif févriériste que des instruments servant de palliatifs à son manque d'homogénéité idéologique et stratégique parmi ses membres, et pouvant bien souvent se retourner contre l'efficacité même du mouvement.

46 Vairel Frédéric, L'ordre disputé du sit-in au Maroc, Genèses, n°59, 2005/2, p 47-70

Fouad Abdelmoumni résume bien la tension présente au sein du 20 février entre ce désir de construire des alternatives politiques et l'impératif de baser la mobilisation sur des modalités d'action efficientes, des principes crédibles et un collectif solide. « On a besoin d'agoras dans lesquelles l'essentiel est la prise de parole, la libre expression individuelle, dans un cadre horizontal où chaque parole de citoyen compte de manière égale. Mais il serait naïf de prétendre que la gestion d'une lutte sévère pour changer une telle situation politique puisse se faire sans des organisations solides et structurées. Les coordinations sont nécessaires, mais ce n'est pas suffisant. Il faut des organisations qui transcendent le local. Et cela ne se fera pas sans l'implication des forces sociales traditionnelles. Il faut des espaces de délégation, il faut que des grandes décisions puissent se prendre à la majorité. L'organisation actuelle du 20 février n'est pas une modalité optimale de la démocratie. Mais il y a un processus d'apprentissage à l'oeuvre, et donc un processus de fabrication du collectif où on commet des erreurs, car l'apprentissage c'est faire des erreurs et les corriger >> 47

Ainsi contrairement à son intention initiale le mouvement du 20 février a davantage pris la forme d'un mouvement de << militants >> que de << citoyens >>, dans le sens où des militants, certes jeunes mais déjà positionnés, sont venus investir un créneau protestataire rendu possible par les échos familiers provenant de Tunisie et d'Egypte. En voulant reconstituer les éléments ayant prouvé leur efficacité chez les pays voisins, le mouvement a certes réussi à s'égrainer sur l'ensemble du territoire marocain, et a inauguré indubitablement un renouveau des formes de mobilisations protestataires, en s'émancipant des structures et des modalités opératoires traditionnelles, mais cependant sans jamais réaliser la massification attendue, l'avènement d'une volonté générale aussi crédible que celles observées dans les cas tunisien et égyptien. Fouad Abdelmoumni résume ainsi la situation actuelle et les perspectives de mutation : << L'objectif sera désormais de transcender totalement la petite minorité agissante, car si le mouvement ne dépend que des militants « professionnels », il y a de fortes chances pour qu'il stagne et s'empêtre dans les rivalités, réduisant inévitablement sa force de frappe et sa capacité d'influencer l'orientation des réformes à venir ».

47 Interview de Fouad Abdelmoumni, militant de l'AMDH et membre du comité national d'appui, réalisée à Rabat le 15 juillet 2011

Enfin il faut signaler que l'idée initiale d'appeler le citoyen à prendre en charge son avenir et en insérant le mouvement dans une logique << localiste », a réveillé au bout de quelques mois de mobilisation, quelques << structures endormies » dans le corps social. A Rabat la réactivation par la coordination du 20 février des << comités de quartier » dans les zones les plus défavorisées de la ville, est sans doute le signe que des mutations du mouvement et des formes d'adaptation aux contraintes et aux limites des actions jusque là menées, sont en marche. Un travail d'observation et d'analyse reste à mener dans ce domaine.

Chapitre 2 : Occuper l'espace public : manifestations et slogans

1) Les manifestations de rue, sit-in et rassemblements

Il est 20h passée ce dimanche 31 juillet et dans le centre ville de Rabat la manifestation organisée par le mouvement du 20 février prend doucement le chemin de la dispersion après l'ultime discours d'un des organisateurs adressé par mégaphone à la foule rassemblée devant le parlement marocain. L'avenue Mohamed V est remplie de manifestants sur son artère ascendante, de l'autre côté sur les terre-pleins et les trottoirs s'agglutinent les passants qui paraissent curieux devant ce spectacle de protestation publique. Regards neutres et silencieux, cette manifestation bruyante mais pacifique les intrigue apparemment assez pour les stopper dans leurs trajets. Mais cependant la frontière est bien là, présente sur ce lieu contigu entre la posture muette du spectateur dégagé et l'exercice bruyant de vocalise accompagné des frappements de main rythmés auxquels s'appliquent les << mounâdilîn » (les militants). Puis, alors que les forces auxiliaires48 établies autour du rassemblement entament un mouvement pour progressivement accélérer la dispersion de la foule, quelques groupes de jeunes militants enthousiastes improvisent au milieu de l'avenue des sortes de danses où une dizaine d'individus en cercle et se tenant par les épaules tourne frénétiquement à pas chassés (ou en sautant) en déclamant des chants de résistance en choeur. A quelques mètres de cette étonnante scène de ronde effervescente, sur le terre-plein de l'avenue, des groupes d'hommes de différents âges installent les tapis de prière en rangs serrés pour accomplir << salât al-maghrib », la prière du soir. Deux scènes radicalement différentes se font donc face, deux rituels qui chacun à leur manière figurent comme un retour à la source liturgique de l'identité des sous-groupes composant le mouvement commun, celui du << 20 février ». Ce dernier a ses rituels propres, ses règles respectées et suivies par la communauté, mais ils n'épuisent pas ceux des différentes cultures militantes qui le composent, et qui naturellement réapparaissent une fois la communion févriériste

48 Corps de police qui compose le plus souvent l'essentiel des forces de l'ordre déployées dans les situations de manifestations, rassemblements et sit-in dans les villes marocaines.

achevée. Comme l'écrit M. Emperador << La manifestation est le lieu où le groupe se définit. Elle est le résultat de luttes de sens, et d'objectifs concurrents répercutant les engagements individuels et collectifs »49. Mais c'est aussi, comme l'illustre l'observation ci-dessus, le lieu de visibilité des singularités qui se cachent derrière l'union, car << chacun des groupes manifestants se trouvent confronté à la nécessité de mettre en oeuvre, de diffuser en son sein et d'institutionnaliser des façons propres de faire corps, qui se cristallisent dans des formes spécifiques »50.

L'occupation de la rue, qu'elle prenne la forme d'une manifestation classique ou d'un rassemblement fixe (sans déplacement de cortège), est l'activité centrale du mouvement du 20 février. Comme la plupart des mouvements sociaux de protestations, la voie pacifique choisie pour exprimer le mécontentement restreint le répertoire d'actions à ces quelques variations sur le thème de la << démonstration du nombre », dont les régimes démocratiques sont en générale sensibles. La forme hybride du régime marocain, engagé dans des processus de démocratisation (notamment depuis le changement de règne) en conservant des appareils chargés de contourner les dispositifs démocratiques, offre une mise en pratique éloquente de cette ambiguïté dans le cas de la gestion, par les appareils sécuritaires, des manifestations du 20 février. Observe-t-on ainsi, comme pour le cas des diplômés chômeurs, << une levée de la coercition à l'égard des expressions publiques du mécontentement au Maroc »51 ? Il faut croire en tout cas que le régime s'est engagé sur une gestion << pacifique » du conflit, et grâce à cette image il s'est attaché les faveurs de l'UE (dont les pays membres n'ont pas tari d'éloges sur l'intervention du roi) et d'un certain nombre de personnalités de la société civile marocaine proche du mouvement des droits de l'homme (notamment Driss al-Yazami). Cette image d'une gestion pacifique des événements contestataires, avérée par le faible nombre de morts et de blessés durant les événements, ne doit cependant pas laisser sous silence les multiples cas de répression, d'enlèvement, de torture et d'intimidations. Toujours sporadiques, détournés des voies classiques, les modes de répressions des militants protestataires sont toujours présents, et relèvent de l'arbitraire des différents appareils de sécurité dont

49 Emperador Montserrat, Les manifestations des diplômés chômeurs au Maroc : la rue comme espace de négociation du tolérable, Genèses, 2009/4 n° 77, p 46

50 Soutrenon Emmanuel, Le corps manifestant. La manifestation entre expression et représentation, Sociétés contemporaines, n°31, 1998, p 46

51 Emperador Montserrat, Les manifestations des diplômés..., op cit, p31

dispose le régime. Il est certain que ce dernier, engagé auprès de partenaires internationaux (comme l'UE avec le << statut avancé >>), prendrait des risques trop importants à réprimer durement un mouvement dont le risque de propagation insurrectionnelle demeure encore bien en-deçà du seuil systémique.

Dans l'espace de la protestation au Maroc, nul doute que les mouvements de diplômés chômeurs et l'exercice boulimique de la manifestation qu'ils pratiquent depuis 20 ans ont progressivement creusé un sillon dans lequel a pu se loger un spectre beaucoup plus large de mouvements de protestation. Il faut bien reconnaître au mouvement des diplômés chômeurs d'avoir essuyé les plâtres de la répression policière jusqu'à ce que des niveaux de tolérance et de dialogue identifiables apparaissent. Comme l'explique M. Emperador, cette récurrence de la manifestation a posé en quelque sorte les jalons de la protestation à moindre risque et offert un standard des modes opératoires de la manifestation sur la voie publique dans le Maroc de l'après Hassan II. La protestation dans l'espace public a ainsi acquis, à force de répétition, un caractère routinier qui a modelé un espace de protestation relativement équilibré entre seuil de tolérance de l'appareil répressif étatique et visibilité des mobilisations revendicatives. L'autodiscipline des manifestations et sit-in des diplômés chômeurs ont institutionnalisé une pratique pacifique (dont la forme était auparavant perçu par l'Etat uniquement comme dangereuse car propice au désordre) incitant à une transformation corollaire des modes opératoires des forces de l'ordre. << Le verrouillage complet de la rue ou l'exercice d'une violence physique létale sont impensables aux yeux des militants à cause de leurs effets négatifs sur l'image de l'État. En effet, l'« acceptation » des manifestations valide publiquement la rhétorique de démocratisation des autorités >>52. La protestation publique n'était dés lors plus perçue comme une entreprise subversive, mais comme catégorie légitime (ou tolérable) dans l'ordre de l'action publique53. Les politiques publiques ont en quelque sorte été progressivement contraintes à prendre en compte (sinon laisser apparaître) le << voice >> du mécontentement, quand celui-ci reste néanmoins circonscrit à l'intérieur d'un cadre limité par des lignes rouges qu'il ne faut pas franchir au risque de briser le pacte tacite avec les autorités. Cependant comme le

52 Ibid, p39

53 Catusse Myriam, Vairel Frederic, Question sociale et développement : les territoires de l'action publique et de la contestation au Maroc, Politique africaine, n° 120, décembre 2010, p 5-23

note M. Emperador, « les limites du tolérable définies par les agents de l'État sont instables »54.

Les militants du 20 février ont éprouvé à plusieurs reprises « cette instabilité des limites du tolérable », bien que les motifs du dépassement du tolérable soient eux-mêmes très abscons et vraisemblablement relèvent plus de l'ordre de l'arbitraire que d'une stratégie de délimitation claire. Toujours est-il que la sortie dans les lieux publics est, pour les militants, une prise de risque non négligeable, en premier lieu parce qu'elle met en visibilité les personnes participantes (les services de renseignement photographient scrupuleusement les moindre rassemblements contestataires), et en second lieu parce que ces sorties ne sont pas soustraites à un risque toujours latent de répression policière et d'emprisonnement. Durant la mobilisation de février à août, très peu de manifestations organisées par le mouvement du 20 février ont fait l'objet d'une autorisation préalable de la wilaya (préfecture). La stabilité relative des rassemblements et manifestations, est due au pacifisme appliqué et à l'autodiscipline des manifestants, ainsi qu'à la routinisation des parcours à laquelle les autorités se sont habituées. En effet, les manifestations de la coordination de Rabat organisées dans le centre ville ont toujours suivi le même parcours, de sorte que les forces de l'ordre avaient une bonne connaissance des lieux et des moyens d'encadrer les cortèges. En revanche lorsque les manifestations sont organisées dans les périphéries de la ville, dans les quartiers populaires, les forces de l'ordre sont alors plus enclines à faire usage de la force. Du reste, le caractère a priori illégal de toute les sorties du mouvement est une marge de manoeuvre délibérément laissée à la discrétion des appareils de sécurité pour réprimer en cas de besoin (l'Etat peut toujours invoquer l'illégalité d'une marche pour légitimer une vague de répressions ou d'arrestations).

La rue est l'espace privilégié de la visibilité du mouvement. Les sorties doivent donc être impeccables, contrôlées et doivent afficher le mieux possibles les messages que veulent faire passer les militants : qu'il s'agisse des slogans ou de la forme même du déroulement de la manifestation, censée véhiculer un message d'unité et de protestation pacifique. Un faux pas en ce lieu équivaut à une perte en légitimité tant sont rares les

54 Emperador Montserrat, Les manifestations des diplômés..., op cit, p 46

autres lieux d'expressions susceptibles de corriger les erreurs survenues dans les manifestations.

La manifestation est non seulement un moyen d'expression et un lieu de mise en visibilité d'une volonté collective, mais elle est aussi pour le mouvement lui-même le meilleur moyen de savoir ce qu'il pèse. Comme le fait remarquer E. Soutrenon, << d'une certaine manière, la mobilisation physique permet au groupe de se compter et de savoir sur qui - et sur combien de personnes - il peut compter »55.

Le sit-in est bien souvent la seconde étape des manifestations. Dans les manifestations du centre ville de Rabat, le rassemblement se fige et la marche prend fin devant ce qu'elle considère comme sa cible primordiale : le parlement. Quand prend fin la marche du cortège, en face du parlement, le rassemblement prend des airs de << sit-in », la foule stationne devant le portail du bâtiment rouge et commence sa charge de chants et de slogans de protestation, contre ce qui a l'évidence est pris comme le premier responsable, le coeur du pouvoir. Pourtant chacun parmi les manifestants est absolument conscient que ce contre quoi s'écrasent leurs cris n'est rien d'autre qu'un bâtiment creux, une coquille vide. Mais cet ersatz de pouvoir est un pis-aller qui convient malgré tout, c'est une cible à moindre risque. Et puis le parlement c'est à la fois le symbole du régime et aussi (et surtout) le symbole de l'adhésion des partis à ce système, et donc il s'agit in fine du symbole de la collaboration avec le régime. Le parlement est donc cette cible autorisée, qui satisfait autant les manifestants que les autorités. On laisse donc les manifestants prendre ce lieu pour exutoire. Mais si d'aventure le cortège avait l'idée de continuer son chemin en remontant l'avenue jusqu'au Méchouar (enceinte du Palais royal), il y a de quoi penser que l'attitude policière changerait rapidement. Il y a donc derrière cette ferveur, cette scénographie de la contestation populaire en face du parlement, une sorte de théâtralisation pacifiée de la confrontation, une représentation de la révolte. Comme le fait justement remarquer M. Emperador dans son observation des sit-in des diplômés chômeurs, il s'agit là d'un << désordre contrôlé »56

55 Soutrenon Emmanuel, op.cit. p40

56 Emperador Montserrat, op.cit. p34

A l'intérieur des cortèges, les symboles de l'identité du mouvement sont en rivalité. Bien sûr les couleurs du mouvement sont mises en avant, son nom en caractères blancs sur fond noir, et décliné en plusieurs langues, est le symbole de ralliement. Il n'y a pas de manifestation févriériste sans ce drapeau. Mais à côté de ces signes d'union, de ces signes d'attachement à un mouvement commun, d'autres objets permettent (ou offre à voir) des formes de distinction.

Le poing levé, la bougie, la casquette, l'étoile rouge, le keffieh palestinien, sont autant de marqueurs faisant directement référence à une culture de gauche et une culture de la lutte ouvrière et syndicale. La bougie, symbole de la lutte pour les droits de l'homme, a été largement adoptée par les partis de gauche, à l'exemple du PSU qui en fait même l'emblème du parti. L'étoile rouge reste très marquée à l'extrême gauche, c'est la représentation du communisme révolutionnaire, il est parfois accompagné chez les jeunes militants du portrait du « Che ». Ce sont le plus souvent les militants d'Annahj (ou plus largement de toute l'extrême gauche) qui arborent ces signes ostensiblement référés à l'idéal communiste. Le poing levé, s'il fait bien sûr référence aux luttes ouvrières et à tout le registre de la gauche révolutionnaire, n'en est pas moins récupéré par de nombreux militants, islamistes compris, qui prennent ce geste comme un symbole universel de lutte, comme d'ailleurs le keffieh palestinien qui est largement repris par les islamistes. Par ailleurs, la barbe, la djellaba et la calotte ne sont nullement équivoques, et appartiennent au champ sémiotique islamiste. Quant au drapeau amazigh, qui apparaît sporadiquement dans les manifestations du 20 février, il est évidemment la représentation des groupements autonomistes de culture berbère (que l'on retrouve dans toutes les coordinations du 20 février).

Pour illustrer la physionomie des manifestations et montrer comment chaque sous groupe cohabite dans le même cortège en s'autorisant quelques signes de distinction, l'attitude observée des militants d'al-Adl est significative. Le groupe des adlistes est celui le plus homogène dans les manifestations de Rabat. Même s'il ne fait pas d'esclandre et qu'il reste même discret, sa suprématie numéraire est objectivement patente. Le groupe défile en rang serré, donnant à la queue de manifestation une attitude très ordonnée qui contraste avec la tête de cortège composée de groupes denses mais labiles et irréguliers, et qui font davantage penser à un amas d'électrons libres qu'à des groupes disciplinés. La posture manifestante adliste semble emprunter des usages

corporels acquis dans l'espace de la pratique religieuse. La prière collective des musulmans met en scène des rangs de fidèles alignés et parfaitement synchrones. Cette pratique de la prière alignée semble être reprise comme par analogie dans la mise en mouvement des corps du groupe adliste au sein des cortèges du 20 février, offrant une impression frappante d'unité et de discipline qui permet à la fois de consolider la force interne du groupe et projeter l'expression de son identité au sein de l'espace public. Cet élément de distinction est le seul à être mis en scène par les adlistes. Au-delà de l'orchestration des corps, aucun élément de type vocal ou accessoire (banderoles...) ne vient se distinguer dans le cortège ou contrarier l'esprit d'ensemble des marches organisées par le mouvement du 20 février. Cependant avec une acuité plus fine on peut noter des points d'insistance qui, sans pour autant contrarier l'esprit du mouvement, viennent marquer des identifications particulières. Après la mort de Kamal al-Omari (survenue le 2 juin des suites de blessures infligées par la police marocaine) un militant adliste de la ville de Safi, le portrait de ce martyr n'a cessé d'emplir les cortèges manifestants, notamment à Rabat. La photographie en noir et blanc du corps supplicié du défunt sous l'épitaphe << shahîd harakat `achrîn febraîr » (martyr du mouvement du 20 février) a fait l'objet d'une multiplication d'apparitions sous formes d'affiches cartonnées. Si l'ensemble du mouvement du 20 février a bien reconnu le martyr et le célèbre comme il se doit, ce sont cependant les adlistes qui insistent sur sa mise en visibilité dans les cortèges, dans une logique de << martyrisation » qui n'est pas partagée par tous les militants. Pour les militants d'Annahj et d'al-Adl wal-Ihssan, la martyrisation et la confrontation au régime suivent une logique stratégique. La mobilisation doit aller crescendo afin de pousser le régime à la faute, le forcer à sortir de son attitude passive ; pour eux la seule manière de faire changer les choses consiste à multiplier les sorties publiques et se confronter au régime par le biais de son service de sécurité. Comme l'explique M. Emperador << la récurrence des manifestations se fonde sur l'hypothèse pratique qu'un enchaînement de "violences" fera réagir les autorités, pour le meilleur ou pour le pire »57. Une vision stratégique qui n'est pas du goût de tous les militants du 20 février. Certains, comme les militants de l'USFP ou du G3, la confrontation avec le régime dans la rue ne peut pas être la forme axiale du mouvement, mais simplement une forme d'incarnation. Un versant constructif doit, pour eux,

57 Emperador Montserrat, op.cit. p35

nécessairement trouver à se localiser sur le terrain social. C'est l'idée de la réactivation des « comités de quartier », comme forme alternative d'occupation de l'espace public.

De février à août 2011, il y aura eu à Rabat une somme considérable de manifestations de rue orchestrées par la coordination locale du 20 février. A raison d'au moins une manifestation hebdomadaire (chaque dimanche) on peut compter un total de 25 manifestations du mouvement du 20 février à Rabat durant cette période. Mais en rapportant toutes les formes auxiliaires d'apparitions publiques, on peut aisément doubler ce chiffre. Ajoutées à la mobilisation févrièriste les manifestations régulières des diplômés chômeurs, le centre ville de Rabat n'a pratiquement pas connu un seul jour sans manifestation ou sit-in durant cette période. Les marches militantes font donc entièrement partie du paysage urbain de Rabat. Mais il faut noter toutefois que ces marches ne sont jamais très importantes au niveau du volume de participants ; elles ne rassemblent guère plus qu'un millier de personnes voire deux.

En matière de manifestation toutes les coordinations du mouvement sont libres pour les organiser avec la forme et le rythme qu'elles souhaitent. Seulement, une fois par mois (autour du 20 de chaque mois en guise de rappel de la date du 20 février) des manifestations sont synchronisées au niveau national. Du fait de leurs dimensions nationales celles-ci sont plus vastes et importantes que les autres. Elles attirent souvent à cet égard un public plus large que celui que forme l'effectif assidu des manifestations dominicales ordinaires. Ainsi chaque date de l'avant dernier dimanche de chaque mois est à chaque fois le moment d'un bilan de parcours de la mobilisation févriériste. La date du 20 mars par exemple a été un moment crucial pour le mouvement car ce jour de mobilisation suivait le discours royal du 9 mars. Alors que les militants du mouvement s'attendaient à une baisse de fréquentation, ce fut le contraire. Le 24 avril fut également une date charnière pour le mouvement, c'est certainement le jour de mobilisation le plus important de la période. A Rabat, le départ de la manifestation du 24 avril s'est tenu dans le quartier populaire de Yacoub al-Mansour (le cortège est parti du stade pour rejoindre la gare routière). Le cortège rassemblait un spectre très large de mouvements et de sensibilités politiques : ce fut la première fois que les salafistes sont sortis au côté des févriéristes. La forte affluence de cette journée est due à l'organisation d'une importante sensibilisation la veille dans les quartiers populaires de la ville.

Jusqu'à la fin avril les effectifs des manifestations n'ont fait qu'augmenter. Mais à partir du mois de mai, les manifestations du mouvement 20 février ont commencé à subir la répression des forces de l'ordre. La raison en est que le mouvement a tenté de sortir un peu plus des sentiers battus pour pointer du doigt les points flous et sensibles du régime. L'organisation le 15 mai d'une manifestation à Témara (à quelques kilomètres au sud de Rabat) sonne la fin de l'attentisme du côté du régime. A Témara les févriéristes ont l'intention de protester contre un centre de détention, dont le mouvement (et d'autres ONG des droits de l'homme) suspecte le caractère secret et politique. Pour le mouvement, ce lieu est le symbole de la persistance des pratiques des années de plomb avec lesquelles il faut rompre. Mais le régime n'admet pas qu'une telle limite soit franchie. Il faut dire également que le régime est en alerte sécuritaire depuis l'attentat de Marrakech perpétré le 28 avril, de sorte qu'après cette date les services de sécurité reçoivent des ordres plus musclés pour calmer l'état d'agitation que connaît le pays. Toujours est-il que pour cet événement du 15 mai le régime en premier lieu dénie l'existence d'un centre de détention secret, et dans un second temps interdit formellement les manifestants de se rendre sur les lieux de l'hypothétique prison.. L'interdiction n'est pas suivie et la répression a lieu. Des blessés et des arrestations ont été signalés, mais pas de morts, le régime tient à essouffler le mouvement pas à fabriquer des martyrs susceptibles de nourrir la haine populaire contre lui. Cette riposte du régime (même si elle n'est pas la première, le 13 mars des militants de Casablanca ont subi le même sort) inaugure une étape de répression afin d'affaiblir le mouvement. Il faut attendre la manifestation du 5 juin (organisée au niveau national par le comité de soutien pour condamner les violences du régime) pour que la violence policière s'estompe. Mais lors de la manifestation du 19 juin (qui suit le discours du roi du 17 juin), alors que la coordination de Rabat souhaite organiser une manifestation dans un quartier populaire (à Taqadoum), une nouvelle sorte de répression s'abat sur le mouvement, non plus directement de la main des policiers, mais par le biais de groupements << contre-révolutionnaires ». Appelés communément << baltagia » (casseurs, voyous), ces individus ont attaqué violemment le cortège du 20 février sous les slogans de << vive le roi », << A bas le mouvement 20 février » etc... Après cette manifestation du 19 juin, les << baltagias » vont apparaître systématiquement au moment des manifestations du mouvement du 20 février. Organisés, unifiés sous diverses sortes d'emblèmes, d'appellations et de couleurs, ces << royalistes », particulièrement présents sur Rabat, vont prendre le relais des forces de l'ordre dans la stratégie d'étouffement du

mouvement févriériste, en limitant la violence physique. Beaucoup moins nombreux, les « légitimistes » bénéficient cependant d'un appui logistique et matériel conséquent de la part du régime. D'une manière particulièrement visible après l'appel du roi à voter « oui » au référendum, les groupements légitimistes vont devenir l'instrument de propagande du régime pour occuper la rue de manière à affaiblir la portée du mouvement contestataire. Une semaine après l'événement de Taqadoum, le 26 juin la manifestation du 20 février revenue sur des lieux plus conventionnels (le centre ville de Rabat), se retrouve entenaillée entre les force de l'ordre et les « royalistes ».

Voici le compte rendu factuel avec les éléments les plus saillants de cette manifestation du 26 juin.

A l'initiative de la coordination locale, une manifestation est organisée sur la place centrale Bab al-had (centre ville de Rabat). Le rassemblement est rapidement bloqué par la police, qui encercle le cortège de part et d'autre de l'avenue Ibn Toumart, l'empêchant de suivre son trajet habituel vers le parlement (avenue Mohamed V). L'avenue Mohamed V en question est quant à elle déjà occupée par des cortèges de partisans du « oui » au référendum (surveillés et encadrés par aucune force policière), notamment les compagnies de taxis défilant à grands coups de klaxon, avec des affiches à l'effigie du roi, des drapeaux du Maroc, des slogans royalistes.

Une présence importante des partisans du roi est à noter sur la place Bab al-had. Tout un matériel militant de communication a visiblement été mis à leur disposition : t-shirt appelant, en arabe et en français, à voter oui au référendum, banderoles, affiches dénonçant le mouvement 20 février, et autres affiches accusant l'organisation al-Adl wa al-Ihssan de corruption, de trahison et de manipulation (20fev = al-adl wa al-ihssan). Des attaques ad hominem envers Nadia Yassine sont à noter également (« Nadia Yassine la coquine », « Nadia Yassine la libertine »).

Les forces de l'ordre forment une barrière empêchant les protagonistes de se rencontrer frontalement, cependant qu'elles cèdent à l'évidence beaucoup de terrain aux légitimistes, de sorte que la double barrière formée par la sûreté nationale, en devient rapidement une seule.

Manière d'atteindre la figure du monarque, sans le montrer et sans le désigner directement : Une grande affiche brandie dans la manifestation « 20fev » du 26 juin représente sous la forme d'un organigramme 3 personnes désignées comme les principales personnifications du makhzen : Mounir Majidi, Fouad al-Himma, et Mohamed Moatasim, tous trois réunis par des embranchements qui convergent vers un point d'interrogation, le commentaire du dessin : « qui est derrière eux ? » Sous entendu le roi. Mais la case censée recueillir la figure du roi est bien laissée en noir avec un point d'interrogation blanc en son centre.

Nous souhaitons pour illustrer plus profondément le déroulement d'un rassemblement du mouvement 20 février, prendre pour exemple celui du 30 juin, qui a la particularité de ne pas se dérouler un dimanche, mais un jeudi, à la veille du référendum (un jour décisif donc pour le régime) et enfin de fonctionner sur le principe de la « flashmob » : sorte d'apparition inopinée, rapidement décidée, censé prendre le régime au dépourvu.

2) Description factuelle d'une « flashmob »

(Rassemblement du jeudi 30 juin, à la veille du référendum sur la constitution)

A l'initiative de la coordination locale, la place Bab al-had est choisie comme lieu de rassemblement (à 18h). Mais cette place fait l'objet d'une quasi-omniprésence des « royalistes » depuis une semaine, et qui à chaque fois redouble en nombre et gagne en matériel de communication. Cette fois des autocars, des camionnettes, des voitures, sont affrétées pour l'occasion, les véhicules sont équipés de tout le matériel (micros, sonos, mégaphones), nécessaire à la diffusion sonore de slogans, chansons, et aussi d'estrades métalliques montées sur les toits destinées à accueillir les orateurs et les porteurs de drapeaux. Visiblement, les royalistes attendent les févriéristes, l'information selon laquelle un rassemblement serait prévu a probablement été ébruitée dans les rangs des royalistes.

Face à ce bataillon, disposé en règle, avec leurs uniformes rouges et leurs drapeaux (T-shirt, pancartes, homogènes), le mouvement du 20 février (20fev) se fait attendre. Les personnes, arrivent individuellement ou par petits groupes, vont à la rencontre de leurs camarades qu'ils reconnaissent, formant progressivement des groupes éparpillés mais de plus en plus importants. La première question qu'on pose après les salutations d'usage : << où sont les autres », la réponse intangible : << ils arrivent ». On interpelle individuellement les camarades qu'on reconnaît sur la place, en leur faisant signe de rejoindre les petits groupes constitués. Presque aucun signe ostensible manifestant la présence du 20fev n'est brandi, la discrétion de la mise en route du rassemblement est surprenante. Soudain, un groupe rassemblé derrière le siège de l'Istiqlal et une station essence, et qu'on aurait pu prendre initialement pour un groupe de personnes contingentement agglutinées sans intention collective (à l'image d'une file d'attente de bus), se mettent en choeur à frapper des mains et entonner les chants et slogans du 20fev. Ceux-ci fonctionnent autant comme des signes de ralliement pour les camarades qui arrivent sur la place, que comme un moyen de manifester aux passants rabatis et également aux forces de l'ordre que le mouvement du 20fev est présent et entend accomplir son occupation de l'espace public. Presque aucun signe visuel de reconnaissance signifiant l'appartenance collective n'apparaît, si ce n'est quelques maigres pancartes et des écharpes à l'effigie du 20février, de sorte que le groupe (quelques dizaines au début) apparaît en contraste des royalistes (tous appareillés des signes de reconnaissance : la couleur rouge et les caractères << naam »58 mis en gras sur les affiches, pancartes et écriteaux ) comme un amas impromptu, une foule d'inconnus, un conglomérat d'individus isolés, marqué par aucune couleur commune. Rapidement cependant, la discipline oratoire qui se manifeste par la rigueur de la scansion avec laquelle les slogans oraux sont déclamés à l'unisson, fait du tort aux royalistes partisans du oui (groupe qui se présente selon les tracts envoyés par centaine sur la place comme la << coordination nationale de la jeunesse », selon les membres du 20fev il s'agit simplement de << baltajias » payés par le ministère de l'intérieur59. Les slogans scandés sont de plusieurs ordre (et exprimé tantôt en darija tantôt en arabe plus classique) : le premier est l'appel au boycott du référendum et à la mise en place d'un processus

58 << oui » en arabe (en référence à l'appel au << oui » pour le référendum constitutionnel)

59 Le reportage de TV5 sur le groupe de << l'alliance royale » en apporte une confirmation, voir le lien : http://www.youtube.com/watch?v=fVYgtKLWB1I&feature=share

constitutionnel démocratique, le deuxième est une dénonciation de la corruption et un appel à la chute du gouvernement, le troisième est un appel à l'unité populaire pour défendre << la dignité, la liberté et la justice sociale >>. Le rassemblement du 20fev grandit assez rapidement, en l'espace de 20 minutes il peut compter environ 200 personnes. Les forces de l'ordre repèrent le positionnement du 20fev et s'organisent pour former une barrière humaine entre les royalistes et le 20fev. On s'aperçoit que jusqu'à la manifestation des membres du 20fev, les forces de l'ordre étaient en stand-by, il aura fallu que les contestataires entament leur cérémonie pacifique pour que la sûreté nationale se mette en branle, qu'elle sorte des estafettes et rapidement forme un arc d'individus kakis avec boucliers et matraques (mais sans armes à feu) devant les manifestants, augmentant la densité du groupe tout en réduisant son espace de mouvement. Cette façon de procéder a laissé toute latitude aux royalistes pour se déployer juste derrière les forces de l'ordre, donnant ainsi l'impression d'un piège qui se referme sur les militants du 20 fev, ou encore l'impression que la police protège la petite minorité de trublions contre ce qui semble vouloir incarner cette immense falaise d'adhésion populaire figurée ici par les << partisans du oui >>. Ceux-ci sont visiblement voués à incarner l'évidence du << oui >>, le rôle du << consensus populaire >> pour la constitution du roi, ils sont censés représenter le soulèvement d'adhésion instantanée de la masse pour plébisciter le roi, et faire précisément figurer cet enthousiasme dans l'espace public. Cependant cette instantanéité, ce sursaut d'adhésion spontanée laisse songeur au regard du déploiement logistique et matériel qui semble accompagner cette << spontanéité >>. Ces royalistes n'existent véritablement (et dans leur forme organisée) que par l'appui logistique et matériel d'une force institutionnelle, car nulle autre force ne serait apte à déployer dans cette temporalité si courte des cohortes d'individus, comme surgis de nulle part, avec une discipline qui s'apparente plutôt à celle d'un syndicat chevronné qu'à une foule improvisée60.

Quatrième protagoniste après le 20fev, les royalistes et les forces de l'ordre, la présence
d'un public apparemment neutre et qui se met en place au bout d'une bonne heure au gré

60 Après la dispersion de la manifestation, la présence de quelques voitures de la sûreté nationale remplies d'individus en T-shirt rouge (conducteurs compris) qui quittaient les lieux à quelques pas du lieu du rassemblement, nous a confirmé l'hypothèse (avancée par certains manifestants du 20fev) selon laquelle les groupes de royalistes étaient composés en partie de policiers en civil, improvisés << militants >> pour l'occasion.

de l'échauffement des parties prenantes. Une foule impassible qui recrute ses membres chez les passants pris de curiosité devant cette confrontation politique qui semble presque inopinée et qui en tout cas possède sans aucun doute quelque chose d'inédit dans sa théâtralité : la reproduction ostensible, mais en miniature de chair, de deux figures incontournables de la tragédie chérifienne, le régime colossal et l'opposition populaire (les éléments disjoints demos d'un côté kratos de l'autre). Il y a de la violence certes mais d'une manière latente, les enjeux sont lourds car il est question du régime et de la contestation d'un processus engagé par le roi, donc c'est aussi le système monarchique qui est attaqué même si celui-ci ne subit jamais d'attaque frontale. Il y a donc de la violence, mais c'est une violence qui est assez vite désamorcée, étouffée, sublimée par la structure même du 20fev, qui a cette conscience partagée par tous ses membres que l'un des premiers liants du mouvement est sa forme pacifique, postulat indiscutable qui en disparaissant ferait exploser le mouvement d'une manière irrémédiable. La force pratique de ce principe commun s'illustre à chaque fois qu'une scène réellement violente semble apparaître, soit qu'elle provienne de l'intrusion ou de la provocation des baltajias soit qu'elle vienne d'une confrontation avec la police, toujours le cri de ralliement qui sortira à l'unisson de toutes les bouches sera « silmiya, silmiya ! » (pacifique, pacifique !) comme pour rappeler à l'individu qui s'est égaré en laissant libre cours à sa colère qu'en faisant cela il engage tout le collectif à assumer les conséquences de ses actes.

Le peuple ici, comme le 20fev s'imagine l'incarner, est une petite formation bariolée, destructurée et presque aphone et qui est prise en tenaille derrière un rempart de policiers, recevant la vindicte et l'opprobre de la part d'une formation lourdement outillée en décibels, les trois véhicules équipés d'un matériel d'amplification sonore ressemblent à trois énormes falaises, un système titanesque face à l'agitation rendue inaudible des contestataires. La foule non-engagée dans les événements qui se présentent à elle, regarde ce spectacle d'une manière impassible cependant que les enjeux n'échappent à personne : tout est mis en oeuvre pour mettre en scène la suprématie du régime (non pas le régime en tant que tel, c'est-à-dire en tant qu'instrument de puissance de déploiement de force, mais en tant qu'il est l'incarnation de la volonté générale), et pour montrer encore que le mouvement du 20février n'est rien (et dans une signification plus profonde, qu'au Maroc on ne peut être personne, on

ne peut exister véritablement sans l'assentiment et le soutien du régime monarchique) si ce n'est une poignée d'individus sans voix, sans organisation, sans avenir.

Conscients d'être en situation minoritaire, au vu de cette connivence tacite entre royalistes et forces de l'ordre, les manifestants du 20fev redoublent d'intensité dans la scansion des slogans. D'autant que les énormes baffles disposés sur les 3 véhicules des royalistes qui entourent le rassemblement des févriéristes ont pour ambition manifeste de couvrir la portée de leur appel au boycott du référendum. Un unique mégaphone (prêté par une organisation syndicale) tente de donner une autorité plus conséquente à la conduite des slogans. Les slogans sont connus de tous, ils alternent, reviennent, ils ne sont en tous cas absolument pas improvisés, car le risque qu'une initiative individuelle vienne semer le trouble dans l'unité phraséologique du mouvement est la crainte de chacun. C'est pour cela que si quelque individualité éprouve le besoin d'innover (comme ce fut le cas pour un slogan improvisé, visant à tourner en ridicule le rassemblement visiblement « tarifé » des partisans du oui, qui sera accompagné d'ailleurs d'une gestuelle corollaire : quelques manifestants tendent à la vue des royalistes des billets de 50 et 100dh, signifiant par là qu'ils ont été soudoyés) il y aura alors un petit moment de discussion des quelques personnes (le comité de manifestation) qui gravitent autour du mégaphone et qui semble rassembler l'ensemble des tendances politiques du mouvement. Une fois le slogan accepté unanimement, il sera délivré oralement via le mégaphone.

Le leadership de la manifestation semble suivre les règles tacites qui ont présidé au fonctionnement des manifestations antérieures. Pas de leadership officiel, ni de services d'ordre connu, du moins celui-ci n'est pas connu de tous, il n'est pas désigné publiquement ni entiché d'un signe distinctif, mais cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'organisation au service de la sécurité des manifestants, cependant le processus d'attribution des responsabilités dans ce domaine subit un turn-over et par ailleurs est le fruit de décisions prises en comité réduit et en amont de l'événement. Le rassemblement est donc contrôlé et surveillé par un service d'ordre. Nous avons à cet égard directement fait les frais de cette surveillance informelle lorsqu'un des militants du 20 février (apparemment de la jamaa d'al-Adl au vu de la barbe, la djellaba et la calotte) nous aborda alors que nous observions le groupe se mettre au diapason, nous demandant pourquoi nous ne chantions pas avec eux et si par hasard nous n'étions pas

un << baltajia >>. Nous lui répondîmes avec un sourire et dans un arabe approximatif que nous ne comprenions pas tous des slogans employés mais que nous étions cependant tout à fait prêt à combler cette lacune par un soutien digital redoublé. Après nous avoir identifié comme français inoffensif il nous congédia, un peu interloqué.

Pas de leadership sur le papier donc, cependant qu'un leadership de facto tient lieu de << poisson pilote >> pour la foule qui attend quelques signes et recommandations. En fait les << têtes >> sont connues et reconnus, tout se passe comme si le déroulement de la manifestation suivait les effets conjugués de l'autorité légitime et de la confiance. Cependant on se tromperait en ne remarquant pas les va-et-vient incessant de certaines personnes, allant vers untel ou untel glisser quelques mots à l'oreille, ou les brèves discussions en aparté de ces mêmes personnes.

Les personnes clés pour les décisions qui vont être prises dans l'agitation du moment sont celles qui visiblement ont une légitimité chronologique, c'est-à-dire ceux qui sont présents depuis les toutes premières heures du mouvement et qui ont structuré les premiers échafaudages du 20février. Il s'avère que dans ces personnes clés, beaucoup ont fait leurs armes dans des partis politiques ou dans le syndicalisme étudiant (UNEM). Ce qui augmente leur importance (leur poids dans le statut de << leaders >> même si cette terminologie n'est pas apprécié par les 20févriéristes), cette fois-ci non plus sur le terrain de la légitimité chronologique, mais sur celui de la compétence technique et stratégique.

Paradoxalement ces figures centrales ne sont désignées comme leaders que d'une manière absolument extérieure au mouvement lui-même, notamment via les médias (marocains et français notamment) qui ont voulu dresser le portrait de ceux qui se trouvaient le plus souvent en tête des cortèges. Evidemment tous les membres du 20fev savent qui sont les personnes qui comptent au sein du mouvement mais cependant aucun signe, même des signatures personnelles, n'est venu attester une quelconque organisation hiérarchisée. Les royalistes néanmoins reprennent ces figures désignées par la presse comme pour pouvoir trouver des personnes à accuser, des personnes de chair et d'os, des figures charismatiques à condamner, alors que le mouvement lui-même se présente sous les traits exclusifs d'un collectif. A titre d'exemple les portraits d'Oussama al-Khlifi et de Najib Chaouqi ont été barrés d'une croix rouge et collés à un

faux cercueil sur lequel était inscrit en arabe quelque chose que l'on peut traduire par << la mort du 20 février ».Ce cercueil était porté par deux royalistes qui le faisaient circuler derrière la barrière formée par les policiers et au-dessus de leurs têtes, accompagnés de pancartes aux slogans sarcastiques << 20 février, vous allez nous manquer ».

Au moment où les royalistes semblent avoir gagné la bataille des décibels, un des leaders prend le mégaphone et harangue les 20févriéristes en leur demandant de ne pas se décourager devant les << intimidations du makhzen ». Puis à l'initiative de quelques personnes (mais probablement d'un commun accord) qui le manifestent par des gestes amples, le rassemblement est appelé à se mouvoir quelque peu afin de perturber les royalistes et les forces de l'ordre. Aussi cela met en mouvement et les policiers et les royalistes, ces derniers réajustant le placement des camionnettes afin que les baffles reproduisent le couvrement des voix là où les contestataires trouvent à s'arrêter de nouveau dans le petit périmètre laissé par les forces de l'ordre.

Afin de contrecarrer les objectifs des royalistes, qui sont de couvrir le plus possible la portée des slogans émis par les 20févriéristes, ces derniers à l'initiative de quelques membres entament des danses exaltées, en cercle crient en choeur les slogans habituels et profitent de l'émulation produite par la vue rapprochée des camarades communiant dans la même exaltation pour redoubler de puissance la sonorité des slogans émis. D'autres se mettent à les applaudir. Progressivement le rassemblement qui dure bientôt depuis 2 heures se referme sur lui-même. Initialement destiné à haranguer les passants et faire entendre une voix indignée, contestataire et discordante par rapport aux canaux officiels d'information, sur la grande place de Rabat, le rassemblement se retrouve désormais en huis clos, comme séparé de toute extériorité, une contestation qui n'existe plus désormais que pour elle-même, séparée qu'elle est de l'extérieur par cette force d'endiguement que sont les cordons de policiers alliés à ces écrasantes façades royalistes (longue banderoles, cars, camions, qui produisent un effet très efficace d'extinction de la visibilité des 20févriéristes). Quelques passants curieux cependant sont encore les témoins de cette situation.

Au moment où le découragement et la lassitude semblent gagner les esprits, et que le
bourdonnement incessant des baffles déversant les chansons patriotiques tout autour du

rassemblement contestataire attise la fatigue, se met en place précipitamment une petite troupe de théâtre. Presque à l'improviste, car il y a de la préparation tout de même dans ce petit numéro de dernière minute. Un des orateurs appelle la foule rassemblée à s'asseoir, la scène théâtrale se met en place dans un petit espace au milieu des gens. Les personnages du drame ont revêtu des tuniques (burnous) sur lesquelles sont accrochés les attributs des personnages : il y a la constitution, les partis makhzéniens, le peuple. La petite scène attire tous les regards et revivifie soudainement l'ambiance du rassemblement. L'extérieur revient à être exclu encore une fois mais cette fois à l'initiative du 20fev (avec la manière de retourner contre elle-même la puissance qui contraint une orientation, la fermeture sur l'extérieur qui semblait sonner le glas de l'événement par l'étouffement de son objectif premier, ne fait en vérité que le dévier vers une autre forme d'expression qui sait réutiliser (compétence d'adaptabilité) à ses propres fins la force contraignante qui s'impose), et la petite foule des royalistes a beau redoubler d'efforts pour couvrir la parole des comédiens, il est trop tard, le public est déjà conquis, à la fois par l'initiative théâtrale en elle-même (le déroulement du drame, le jeu des personnages) et par l'effet de dédain qu'il constitue envers ceux qui tentent présentement d'étouffer le mouvement. Il s'agit visiblement d'un repli sur soi comme technique de conquête sur l'extérieur par l'arme du dédain, car ce repli n'est pas simplement un accommodement momentané ou une résignation à ne demeurer que dans un entre-soi, son objectif est bien plus de toucher l'extériorité, par un jeu d'indifférence visant à vexer les royalistes dans leurs efforts d'intimidation, que de divertir les participants, d'autant que ce << spectacle dans le spectacle >> est une mise en abîme attirant la curiosité des passants, non contents apparemment d'apercevoir l'ingéniosité et le sens de la dérision se déployer dans le comportement des contestataires du 20fev, quand par contraste l'attitude des royalistes parait beaucoup plus classique avec l'unique arme de la suprématie sonore (et l'appui logistique), qui n'est pas sans rappeler, dans un cadre métaphorique certes plus pacifique, l'usage de la matraque par les forces de l'ordre. Cette violence sonore pourrait en effet être vue comme une variation sur le thème du matraquage.

Le contenu de la représentation théâtrale en elle-même traite du processus référendaire et tourne en dérision le régime marocain. Une femme cinquantenaire personnifie la constitution (la pancarte << al-doustour >> autour du cou), elle boite, elle geint, elle manque de s'écrouler dans ses tergiversations sur la petite scène, mais les partis

makhzéniens (Ahzab al-makhzen) sont là pour la sauver chaque fois qu'elle semble trébucher, ils sont les béquilles de la nouvelle constitution. La représentation est caricaturale, c'est son objectif, elle est didactique aussi, et souhaite montrer par des images burlesques la scène politique marocaine dans tout ce qu'elle a de ridicule et d'antidémocratique: les contorsions et génuflexions des partis politiques pour baiser la main de la constitution (c'est ici le symbole de la bay'a qui est attaqué et la culture de l'obéissance), ou encore la censure du peuple chaque fois que celui-ci souhaite émettre une critique. Les partis, les partisans du oui et l'allégorie de la constitution, entourent le personnage représentant le peuple, et le doigt sur la bouche lui ordonne le silence quand celui-ci crie au scandale, en appelle à la fin de la mascarade politique et de la corruption. Un personnage absent, le roi, est pourtant très présent dans toute la symbolique des mises en scène.

Au bout de 3h, un groupe se concerte, puis un des membres prend le mégaphone et après avoir remercié l'ensemble des participants annonce la fin du rassemblement. La dispersion de ce dernier n'est pas une mince affaire cependant, car les royalistes sont toujours là très proches des 20févriéristes. Les policiers de la sûreté nationale ouvrent néanmoins une brèche dans leur cordon et un flot de personnes s'y dirige et forme inévitablement un goulet. Les insultes fusent, une panique collective monte quelque peu, et on se rassure en ressassant le slogan « silmiya silmiya ! >>. Quelques personnes vêtues du t-shirt « oui à la constitution >> et talkie-walkie à la main se joignent aux policiers pour fortifier le cordon de séparation et protéger les 20févriéristes dans leur sortie. Preuve s'il en est que les effectifs des royalistes étaient composés de policiers en civil, et cependant preuve indéniable que les instructions venues d'en haut ont voulu empêcher tout débordement de violence.

Si la place est bientôt vide, en revanche l'avenue Hassan II se retrouve vite embouteillée par des groupes de manifestants qui, à cause de leur nombre important, occupent la rue et les trottoirs empêchant une circulation normale. Les 20févriéristes ne sont pas pressés de se disperser car des groupes de royalistes suivent le mouvement en dispersion et l'invectivent. Bientôt des groupes ambulants se font face, se provoquent et s'insultent de part et d'autre de l'avenue Hassan II, et il faut l'intervention des policiers pour appuyer la dispersion des protagonistes. Unique incident, dans un coin de rue où un bus arrêté formait un goulet limitant le passage des gens, une jeune militante du 20fev reçoit un

projectile au niveau de l'arcade sourcilière. Moment décisif, avant que les 20févriéristes ne tentent une riposte de colère, la police intervient et protège l'endroit de l'incident, la personne sera emmenée à l'hôpital. La police finit de vider la place, et sonne la fin des hostilités. Les 20févriéristes se retrouvent à remonter l'avenue Hassan II par groupe de 4-5, souvent en fonction des affinités, et au bout de quelques carrefours se disjoignent peu à peu. Après des embrassades, accolades, paroles d'encouragement, annonces et rappels des prochains événements, et le bras levé avec le V de la victoire, les camarades se saluent mutuellement et reprennent chacun leur chemin propre.

3) Les slogans

Les slogans du mouvement du 20 février sont à l'image du mouvement, l'incarnation d'un syncrétisme des différentes thématiques de la contestation sociale et politique au Maroc (à ceci près que la lexicologie islamiste en est totalement absente). L'arsenal sémantique se situe donc à mi-chemin entre l'héritage des luttes antérieures et la formulation d'une nouvelle phraséologie qui signale la particularité du mouvement. Si lors des premières manifestations l'usage des slogans n'est pas véritablement systématisé et ordonné (ils reprennent les antiennes d'usage héritées des mouvements sociaux antérieures) la constitution des coordinations va progressivement doter le mouvement de << comités de slogans >> chargés de formuler de nouveaux slogans, de les homogénéiser et surtout d'en organiser la scansion pendant les apparitions publiques. Ceci de manière à rendre homogène la parole du collectif et de contrôler les débordements oraux. La chose peut paraître anodine, mais les forces de l'ordre ont l'ouïe fine et savent faire la différence entre des slogans revendicatifs (même << border line >>) et des slogans s'attaquant directement à la figure sacrée du roi. A cet égard des cas de répressions ont parfois précédé des moments de dispersion du collectif générant par manque de coordination ces << franchissements >> des limites auxquelles les services de sécurité du régime sont attentifs. Il faut d'ailleurs noter l'absence dans le catalogue des slogans du 20 février, du célèbre << ãÇ~ÙäáÇ ØÇÞ~ÓÇ ?~??? ??~ÔáÇ >> (le peuple veut la chute du régime) qui a fait florès partout ailleurs dans les pays arabes en révolte. Ce slogan est remplacé le plus souvent par << ÏÇÏÈÊ~Ó?Ç ØÇÞ~ÓÇ ?_??? ??~ÔáÇ >> (le peuple veut la fin du despotisme), ou bien par << ÏÇ~ÓáÇ ØÇÞ~ÓÇ ?~??? ??~ÔáÇ >> (le peuple veut la fin de la corruption), formulations qui visiblement paraissent moins radicales quant au sort à réserver au régime.

La description que nous offre M. Emperador de ce processus de << mise en discours de l'action revendicative >> dans le cas des mobilisations des diplômés chômeurs, nous semble partager quelques analogies avec le fonctionnement du mouvement du 20 février. << Certains slogans proviennent du répertoire étudiant, après avoir été édulcorés de leur sens politique original. Les autres types de slogans calquent des mélodies populaires qui font partie du registre affectif des Marocains, comme celles composées à l'occasion de la Marche verte. Recours à l'affect ou source de protection ? L'usage du

registre émotionnel sert à optimiser la sympathie suscitée dans l'opinion publique et rendre encore plus choquante la violence des répressions policières. La langue des manifestations est l'objet d'âpres discussions dans les comités de shi'arat (slogans). Rien n'est laissé à l'improvisation, et les slogans scandés sont le résultat d'une négociation entre des leaderships concurrents, des conceptions idéologiques et des engagements universitaires différents. La mise en discours de l'action revendicative n'est pas l'occasion d'émergence de nouveaux leaders, elle entérine et renforce au contraire les hiérarchies et les clivages internes. »61

Les slogans62 répertoriés ci-dessous illustrent la teneur générale des slogans scandés au cours des manifestations de février à août. S'il ne s'agit pas là d'un répertoire exhaustif, l'ensemble est cependant fidèle à ce que l'on peut entendre le plus souvent dans les cortèges du 20 février. Il faut préciser que ces slogans sont surtout ceux conçus par la coordination de Rabat (même si nombre d'entre eux se retrouvent ailleurs), il ne fait aucun doute que les quelques cents autres coordinations présentes au Maroc produisent et popularisent leurs propres trouvailles avec leurs nuances vernaculaires. Mais il aurait été trop fastidieux de les répertorier intégralement ici. Nous avons classé ces slogans en cinq catégories :

Les slogans de l'Identité du mouvement, de l'appel à l'unité et à la résistance Les slogans politiques et la dénonciation de la corruption et de la répression Les slogans socio-économiques

Les slogans d'attaques ad hominem (qui visent des personnes clés du régime en les nommant)

Les slogans se référant au roi et à la sacralité

61 Emperador Montserrat, op.cit. p39

62 Les slogans traduits dans des encadrés ont été extraits d'un travail de compilation d'un blogueur Marocain ( http://www.larbi.org/)

a) L'identité, l'unité, la résistance

 
 
 
 
 

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Marocain main dans la main, notre unité doit tenir

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Peuple marocain, vas-y vas-y, vers la victoire et la libération

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Marocains partout, leur dignité ne se bafoue pas

???? ÏæãÕ ÏæãÕ ÈáÇØãáÇ ?????? íÏí ?? ßÏí ????? ÉÇÊÇí O jeune O jeune ta main dans la mienne pour arracher nos revendications. Résistons résistons jusqu'au bout

??????? ???? ÉãÇÑßáÇ ???? // ÉíäØæ ????? ???????

Nos revendications sont nationales, notre droit à la dignité notre droit à la liberté

áÇÍÈ áÇÍÈ ,,,, áÇÖíä áÇÌÑáÇ æÇ .... ÁÇÓäáÇ Femmes...ou hommes dans la lutte nous sommes les mêmes

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?????? ÇæáæÞä ÇäÍæ Lève un pied, pose un pied, les rues sont pleines de soucis.

Ils prétendent nous avoir vaincus, nous prétendons avoir gagné

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ÇäãÒå ÇæáæÞí Çãå

ÚÏãáÇ ÊæÕ ÇäÈåÑí ?? // ÚÂÑä ?? ÇÏÈ ÚÂÑä ??

Nous ne nous prosternerons jamais, le bruit du canon ne nous intimidera pas

Êæãí ? ??? ??? // ÊæÑÈÌáÇ á ãÛÑ Malgré la tyrannie, nous sommes le peuple qui ne meure jamais

ãÇã?Ç ìáÇ ÉÂÑÚãáÇ Pas de recul, pas de reddition, la bataille est devant nous

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???????? äíÑæåÞã // ????? ??????

Marchons vers la liberté, les opprimés sont des millions

ÉÏãÇÕáÇ ÑíåÇãÌáá // ?????? ????

Salutations militantes pour la plèbe résistante

ÍÇßáÇ áÕÇæäÓ

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Ô martyr repose en paix, nous continuons le combat

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áÊÞáÇ æ ÇäÈåÑí

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La répression ne nous effraie pas, la mort ne nous éradiquera pas ;

 
 

Le peuple nourrit notre lutte

ÊÇããáÇ æÇ ÑííÛÊáÇ

ÇãÇ // Ê?ÆÇÚáÇ

ÇäÏåÇÚ

Nous avons promis aux familles, ou bien le changement, ou bien la mort

ÉÑÏãá ??????? Í? ???? ???? ????? ÍÇßáÇä ã ãÒ? ãÒÇÇÇÇÇÇÇÇ? ãÒÇÇÇÇÇ? Il faut il faut il faut que l'on se batte, élèves, étudiants, ouvriers paysans

???? ÇäÏÇÒ äÒÎãáÇ

æãÖäÇ æãÖäÇ ÑíåÇãÌáÇ

Masses populaires unissez vous...unissez vous/Le makhzen nous accable de ses ennuis

ÉíÈÚÔáÇ ÑíåÇãÌáÇ ?íåÇãÌáÇ ÈÑÏ ÇäÈÑÏ ÇÐå // ??? ÉÑæË åÐå

C est la révolution du peuple//c'est notre destin, le destin des masses populaires

íÑæØÇÊßíÏ~áÇ ãÇ~ÙäáÇ ?_? íÑæ~? íÑæ~? ÑíåÇ_ãÌáÇ Peuple révolte-toi contre le régime dictatorial

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??? ??? ÈÑÛãáÇ ???

Nous avons juré pour la liberté // Et la victoire n'a pas d'alternative sauf avec le feu et notre sang//pas de bla bla ou de débats // peuple marocain marche marche//jusqu'à la victoire et la libération

ÑÇÑÍ?ÇÈ ???? íÏ?È ÑÇæËáÇ // ãÇ ?? íãÇ ?? íÏÑÛÒ

Lance tes youyou ô ma mère, ô mères / Notre patrie est enceinte d'hommes libres

???? ??? Çå 20 ÑÇåä æ // ÇäæÊÑßÍæ ãÂÇäÏÚÇæ

Nous l'avons promis et nous avons bougé / le jour du 20 nous sommes venus

á?Ô ????? ????? áÌÇ ?? íãÏ // íãÏ ?? íÏ?È ?? ???? ???? Résiste résiste ! même avec notre sang pour notre pays // mon sang pour mes droits j'en fais ma chute

óÉÇÜóíóÍúáÇ óÏÇóÑ ðÇóãúæóí õÈúÚøÔáÇ ÇÐÅ
íó úä ?ÏõÈ ?óÑóÏÜóÞáÇ óÈíöÌóÊúÓ
íÜÜöáóÌúäóí úä öáúÜí?áöá ?ÏÜõÈ ?óæ
ÑÜöÓóßúäÜóí úäó öÏúíóÞáá ?ÏõÈ ?óæ

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ÇäÊÏÍæ ÇäÑÇÚÔ

Notre slogan : l union ; notre pays nous unit

Citoyen proteste...proteste... et cesse d être spectateur

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ÌÊÍÇ ÌÊÍÇ äØÇæã

ÏæãÕáÇæ áÇÖäáÇÈ ÏæÚÊÓ ÞæÞÍáÇ

Les droits sont acquis grâce à la lutte et à la résistance

???????? ????? ...ÑíåÇãÌáÇ ÈÑÛã ÇÐå

C est le Maroc du peuple...qui demande le changement

ÑíåÇãÌáÇ

ÊæÕ

ÇÐå ..

. ÑííÛÊáÇ ÑííÛÊáÇ

Le changement le changement... c'est la voie du peuple

ÏÈ?æ

ÑííÛÊáÇ.

. . ÇÏÛ

ÇæÓ ãæíáÇ ÇæÓ

Que soit aujourd'hui ou demain le changement est inéluctable

 
 
 

ÉÑÆÇÏáÇ ?? ???

O Tunis la révoltée...O Egypte la résistante...à qui le tour

...

ÉÑåÇÞ ?? ??? ??

..

ÉÑÆÇË ?? ???? ??

« Lorsqu'un jour le peuple veut vivre,

Force est pour le destin de répondre,

Force est pour les ténèbres de se dissiper,

Force est pour les chaînes de se briser »

[2 premières strophes de l'hymne national tunisien, écrit par Abu Al-Qacem Asshabi]

O makhzen tu te trompes, nous n'avons plus peur de tes matraques

Nous ne céderons pas, nous ne céderons pas !

Et avec le régime nous ne réconcilierons pas

Nous ne céderons pas, nous ne céderons pas !

Et avec le régime nous ne réconcilierons pas

Je suis Marocain moi

Par affiliation et par identité Je suis Marocain moi

Par affiliation et par identité

?~ÜÜÜÜÜÜÜÜÜÜÜÜÜÜÜÜÜÜÜÜä ???_?? ?~ä
???_ÓáÇæ ?~??????
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???_? ???~?? äÒ_ÎãáÇ
æÇ~???? ØæÇÑÒ ?~äæÚáÎÅ

ÔäíÂÇ-???? ÔäíÂÇ-????
??????-???? ãÇ-ÖäáÇ ?-Úãæ
ÔäíÂÇ-???? ÔäíÂÇ_????
??????_???? äÒ_ÎãáÇ ?-Úãæ

b) Slogans politiques (revendications et dénonciation du régime et de la répression)

ÏÇÏÈÊÓ?Ç ØÇÞÓÅ ... ???? ÈÚÔáÇ

Le peuple veut faire tomber la tyrannie

Hé tyran hé dictateur... ton tour arrivera

ÑæÏáÇ 4NíÊäÇ

 

... ÑæÊÇÊÂÏ ??

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t.S ?? 1...3 ÈÚÔáÇ

ÇÐå ..

.. ÚãÓÇ ÚãÓÇ

???? ??

Hé tyran, écoute, écoute...ce peuple ne plie jamais

ÑÇåäí ãÒ? ÏÇÏÈÊÓ?Ç... ÑÇÏ ÑÇÏ ÉßäÒ ÉßäÒ Rue par rue, maison par maison, la tyrannie doit s'écrouler

?????? ???? æ ???? äÇãáÑÈáÇ //?????? ?? ????? ?? ????? ??

O Maroc, O Marocain, O Marocaine, Notre parlement est une mascarade

äÇÚíÌ íÔæ ÏÑÔã ?? äÇãáÑÈ ?? íÊÑÏ ÔÂ

As-tu réalisé ô parlement que certains sont sans toit et les autres ont faim

ÉÈÇÐßáÇ ÓáÇÌãáÇ Qu'elles partent maintenant...les assemblées des menteurs

...

ÇÈÇÏ ???? ÇÈÇÏ ????

????? ?? ßíÏíÇ ÚÑÇ ãÇÙä ?? // ?????? æ ÇäíáÏ ?? æáÏ æáÏ On nous abaisse, on s élève, ô régime ôte ton joug de notre peuple

á?ÛÊÓ?Ç æ ãáÙáÇ ÉÑËÂ

O mon peuple... ici c'est la maison des ténèbres et de l'exploitation

..

áÇÍã ÇÐå ???? ??

...

ÑæÈÞáÇ ?? ÁÇÏåÔáÇæ

ÑæÕÞáÇ ?? äÒÎãáÇ

Le Makhzen est dans les palais et nos martyres sont dans les cimetières

ÕíÎÑ æå ?? ÈÚÔáÇ ãÏ //???? ?? äÒÎã ??

ô Makhzen, ô crapule, le sang du peuple a un prix

ÏíÑÔÊáÇ æ ÑåÞáÇ ÈÑÛã // ÏíÏÌáÇ ÈÑÛãáÇ ???? Regardez le nouveau Maroc, pays d'oppression et d'exode

ÉäÇå?Çæ ÚãÞáÇ ???

...

ÉãÇÑ ? ????? ?

Aucun changement aucune dignité...Nous n'avons que la répression et l'humiliation

????? ? ????? ? // ãíÑ ?Ç ÈÑÛã ÇÐå

Ça c'est le Maroc dieu soit loué, aucune considération, aucune réglementation

ãÇÙäáÇ ÏÇÓá ãÇÏÞ?ÇÈ ? ??? ????

Ecrase écrase avec tes pieds la corruption du pouvoir

íÓÇíÓáÇ ÞÇäáÇ ?? ÇÂÑÇÈ ÇÂÑÇÈ // íÓíáæÈáÇ ÑÇÕÍáÇ ?? ÇÂÑÇÈ ÇÂÑÇÈ Assez assez ! de la main mise policière, assez assez ! de l'hypocrisie politique

ÉÑÍ ÖÑ ÈÑÛãáÇ... ÇÑÈ ÇÑ? äÒÎãáÇ

Le Makhzen dehors dehors..le Maroc est une terre libre

íå íå ÉáÇÍáÇ æ // ÊÇÌ æ ÊÇÔã ÊÇãæßÍ

ÉíÍÖáÇ Çãå ??? æ // ÊÇÑÇÚÔáÇÈ ???????

Les gouvernements vont et viennent, notre situation est la même, vous nous fatiguez avec vos slogans, et nous sommes toujours les victimes.

äÇÈÌÇí äÒÎã ?? ãÇÙäÇí ÇåÚãÓÇæ //

äÇÓä?Ç ÞæÞÍá íãáÇÚáÇ

ÞÇËíãáÇ

La charte internationale des droits de l'homme ; écoute la O régime O peureux makhzen

ÚæáÎã ???? äÒÎãáÇ æÇ // ÚæÑÔã ?? ?åÇÙÊáÇ

Manifester est un droit inaliénable, ou le makhzen est un pouvoir peureux

ÑíåÇãÌáÇ ÈÇíÛ ?? // ÑíÊÇÓÇÏá ?Ç ?

Non non aux constitutions en l'absence du peuple

????? ÑæÊÓÏ ????

...

íØÇÑÞãíÏ ÑæÊÓÏ ?????

Nous voulons une constitution démocratique... pas une constitution makhzenienne

??_ÔáÇÑæÊÓÏ ÇÐ_åÁÇÑ~ÞáÇ ÑæÊ~ÓÏ ?_??? ÉÑ Cette constitution est celle des voleurs, pas des pauvres

íØÇÑÞãíÏ ???? ÑæÊÓÏ ...

íÞíÞÍáÇ áíÏÈáÇæ ...

íäÒÎãáÇ ÑæÊÓÏáá

...

íÚÇãÌáÇ ÇäÖÑ

Notre refus généralisé...à la constitution makhzenienne...et l'alternative authentique c'est une constitution populaire

íØÇÑÞãíÏ ÈÑÛãá ...??????? ?????...???? ??? ?????

Notre peuple veut ...une assemblée constituante...pour un Maroc démocratique

ÉíÚÑáÇ äÒÎ? ?

...

ÉíÑÍáÇ ÑæÊÓÏ ?????

Nous voulons une constitution de la liberté. .et pas un berger de Makhzen

???? ??? ???? ?

ÑíåÇãÌáÇ ????? ...ÉãÇÑßáÇæ ÉíÑÍáÇ...

Notre peuple veut...la liberté et la dignité.. Pour toutes les masses populaires.

Pas de confiance dans vos promesses...notre peuple est un peuple qui règne

ÊÇÁÇßáÇ ÈÑÛã ?? ??

C est le Maroc des matraques...et non le Maroc des compétences

...

ÊÇØæÑÒáÇ ÈÑÛã ÇÐå

ÉØæÑÒáÇ ????? // ????? ????? ?????? ??

De la ville de Bou Arfa en passant par Ifni et Tata, une seule politique : le bâton

Ø?ÓáÇ æÓÑÇã

/ æÑÂÇÊÍ

. . . .

ØáÓáÇ æÑÂÇÊÍ/ ?????

.... ØáÓáÇ ????

Ils raflent le pouvoir....ils raflent/ils monopolisent le pouvoir...ils monopolisent/ils exercent le pouvoir

...

? ?

...

? ?

íÓíáæÈáÇ ÑÇÕÍáá

íÓÇíÓáÇ ???????...

Non et non à la police politique...non et non a l'encerclement policier

s ÓÑÇÏãáÇ ?? ÇäæÏíÒ... ÓíáæÈáÇ ?? ÇÂÇÑÇÈ

Ça suffit les flics...nous voulons des écoles

...

íæ ??? ÊÇÑÔæ ????

ÉíÈÑÛãáÇ ÉãæßÍáÇ æÑíÒ

Le gouvernement marocain vaut « zéro »...ils nous ont vendu et acheté aux exploitants

äÇ ???? ãæåÇäíÛÈ ... äÇãáÑÈáÇæ ÉãæßÍáÇ Le gouvernement et le parlement ..nous les voulons au passé

ÉÑÇ~ÔáÇ ?

...

????--? ?~äÍÇæ

Çæ ÉÑÇÒæ-áÇ Çæ ...????_? ?~äÍÇæ ÉÑÇ_ÔáÇ

Çæ ÉÑÇÒæ-áÇ Çæ ...????_? ?~äÍÇæ ÉÑÇ_ÔáÇ

Nous arrivons 6 voleurs, 6 voleurs nous arrivons, 6 ministres 6 voleurs nous arrivons...

ãÇÙäáÇ ????? ?? //

äÇÌãáÇÈ Ê?ÇÞÊÚÇ

ÉÈÑæÕ ÊÇãÂÇÍã // ãåÊæÇ ??? ÇÐå Les Enlèvements sont gratuits // c'est la nature du pouvoir//Mensonges et

accusations//procès de façades

äíÏÓÇáÇ ????? // ÑíÛÊáÇ ?? ?????? Rendez vous avec le changement du gouvernement des corrompus

ÉãáßáÇ ÈÚÔáÇ ???? // ÉãíÒåáÇ ãÇßÍÇí

Hé pouvoir défaitiste//donne la parole au peuple

áíÏÈáÇ æÏäÚ ????? .... áíÍÑáÇ áíÍÑáÇ

Dégagez dégagez...notre peuple a une alternative

íÇÔ ????? íÌÇæ ??? // íÇÊÇæ ÌäÓáÇ ????? Gouvernement de beignet et de thé//Va et viens il n y a rien

ØÇÈÓáÇ ??? ÉãÙä?Ç // ÖÇíÑáÇ ØÇÈÑáÇ ??

De Rabat a Riad//les régimes sont sous la botte

íØÇÑÞãíÏ ???? ÑæÊÓÏ íÞíÞÍáÇ áíÏÈáÇ æ íäÒÎãáÇ ÑæÊÓÏáá íÚÇãÌáÇ ÇäÖÑ Refus collectif de la constitution Makhzenienne et la véritable alternative c'est une constitution populaire et démocratique

ÉíäØæ ????? ãÇÙäáÇ // ÈÇÒÍ? æáæÂ

?????? áæáÍ?

//

ã?ÓÊÓÅ? ÚÌÇÑÊ?

Dites aux partis /le régime est une affaire nationale, pas de recul pas d abdications//pas de solution de plâtrage

íÓíáæÈáÇ ÑÇÕÍáÇ ?? ÇÂÑÇÈ ÇÂÑÇÈ // íÓÇíÓáÇ ÞÇäáÇ ?? ÇÂÑÇÈ ÇÂÑÇÈ Ça suffit, ça suffit de votre hypocrisie politique//ça suffit ça suffit de l encerclement policier

äÇÈÑå ???? äÇíÛØáÇæ ... äÇíÕÚáÇ ãÇÚ ÇÐå

C est l'année de l'insubordination...et les coupables partiront en courant

äÇíÛØáÇ ËÇËÊÌ? L'insubordination...l'insubordination...pour enterrer l'injustice

....

äÇíÕÚáÇ äÇíÕÚáÇ

... ÉæÔÑáÇÈ ... ã?Ú?Ç ..

ÉæÔÑáÇÈ

...äÇãáÑÈáÇ ...ÉæÔÑáÇÈ ... ÉãæßÍáÇ ... ÉæÔÑáÇÈ íÇÌ

íÔá ÉæÔÑáÇÈ

íÏÇÛ íÔáÂ

íÔá ... ÉæÔÑá?? íÏÇÛ

íÔá ...

ÉæÔÑáÇÈ ... ÉãÏÎáÇ ... ÉæÔÑáÇÈ ... ìäßÓáÇ ... ÉæÔÑáÇÈ

... ÑÇØíÈÓáÇ ...

ÉæÔÑáÇÈ ... ãíáÚÊáÇ

ÉæÔÑáÇÈ íÇÌ

Tous fonctionnent à la corruption, tout va a la corruption, tout vient de la corruption : le gouvernement est corrompu, le parlement est corrompu, les médias sont corrompus, l'éducation est corrompue... (répétition)

ÉíäÒÎãáÇ ÉÒáÊáá ????? ÉäÇÏÅ

Dénonciation populaire de la télévision makhzénienne

Les slogans suivants sont ceux qui inaugurent en règle générale les manifestations, les divers rassemblements et les sit-in. Cette salve fonctionne comme le véritable slogan de ralliement du mouvement du 20 février.

Les masses déclarent

Que la seule solution entre toutes

C'est de faire tomber le gouvernement,

dissoudre le parlement, Changer la constitution, Libérer la justice,

Libérer les médias

Ecoute la voix du peuple

Ecoute la voix des fils de ce peuple

Ecoutes la voix des filles de ce peuple

Que le Makhzen s'en aille

Et que le Maroc reste une terre libre

áæ~?? ÑíåÇ~ãÌáÇ ..áæ_?? ÑíåÇ-???..
áæ_áÍáÇ ?~ ?--? ?~íÍæáÇ ?-ÍáÇ
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ÁÇ~ÖÞáÇÑíÑÍÊæ..
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...

È ?-??? äÒ-ÎãáÇæ ..ÇÑ--? ?-??? äÒ-ÎãáÇæÇÑ ÇÑ-? ?--ÖÑ ÈÑ~ÛãáÇæ

c) Slogans socio-économiques

????? ? ??? ? // ãíÑ ?Ç ÈÑÛã ÇÐå Ça c'est le Maroc dieu soit loué, pas de système de Soins ni d'éducation

???? íå ?? ÉáÇÍáÇ // ÈÑÛã ?? ???? ?Ç

ÈÑÇæÞáÇ ÇÊæãáÇ æ // ÖíÍÇÑãáÇ ÉäßÓáÇ

Dieu te protège O Maroc, ta situation est déplorable, on habite dans les toilettes et on meurt dans les barques.

????? ÊÇÑßÍ Ï?Èá ÐÇå ÉØáÓáÇ

...

????? ÚÑÇæ ???? ?? ???

Témoigne histoire et écris ton rapport...le pouvoir dans ce pays humilie les pauvres

?????? ÈæÚÔáÇæ ...?????? Ñíí?ãáÇ

Des milliards sont détournés...et le peuple est dans la misère

ÉáÇØÚáÇ æ ?????? // ? ?? ? ?

Non non et non, à l'exclusion et au chômage

Le Maroc des libertés...et non des grandes familles

Ê?ÆÇÚáÇ ÈÑÛã ????

...

ÊÇíÑÍáÇ ÈÑÛã ÇÐå

ÉÑÇÕíÈáÇ æÇ ÓÏÚáÇ ÈÚÔáÇ Ï?æÇ ??? // ÊÇÑÇãÚáÇ ÏíÒæÇ ?íáÇ ??? Construis tes villas et tes immeubles, et laisse au fils du peuple les lentilles et la bessara (purée de fèves)

ÑíÏÕÞáÇ ?? ???? íÔæ Certain grimpent et veulent voler...et le reste vit sous la tôle

...

???? ìÛÈæ ?? ??

????? ÊÑÇÏ ???ÚÇãáÇ æÇ // ????? ?? ???? íÂ

Comment peut vivre le pauvre, alors que le coût de la vie a pris des ailes ?

????? ÉáÇÒåáÇ æÇ ÉíÑÇÞÚ ÊÇÈÑÇÖã ÉíÎæÑÇÕ ÑÇÚÓÇ // ????? ?? ???? ÔÇí Comment peut tu vivre O pauvre alors que les prix grimpent comme des fusées, la spéculation bat sont plein, et des soins lamentables ?

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?~???? ?~???? ?~ÔíÚãáÇ
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???? ?Ç ÞæÞÍáÇæ

 


·
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·

Ñå Ñå íÖÇÑ?Ç

Les terre sont spoliées...et nos droits c'est : « que dieu nous récompense »

?????? ????


·
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ãíÑ ?Ç ÈÑÛã ÇÐå

Pas de soins, pas d'éducation ...c est le Maroc du : « Dieu est miséricorde »

ÉíÑÇÞÚáÇ ??????? ????? ÉäÇÏÅ

Dénonciation populaire de la mafia immobilière

Ca suffit la corruption, nos poches sont vides

ÇæÎ åÇÑ ?????


·
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ÉæÔÑáÇ ?? ÇÂÇÑÇÈ

Pourquoi sommes-nous ici et pourquoi nous protestons ? Parce que le coût de la vie nous est trop cher

Pourquoi sommes-nous ici et pourquoi nous protestons ?

Parce que la facture de l'eau et de l'électricité est trop chère Pourquoi sommes-nous ici et pourquoi nous protestons ?

Parce que nous voulons le changement

Pourquoi sommes-nous ici et pourquoi nous protestons ? Parce que le coût de la vie nous est trop cher

d) Critiques ad hominem

ÑíåÇãÌáÇ ??? ???? ?????? ÓÇÈÚ ??

Hé Abbas el-Fassi l'arrogant, le peuple t'a percé à jour

íÓÂãáÇ ????? Le gouvernement d'el-Fassi c'est le gouvernement de ma misère

. . .

íÓÇáÇ ?????

íÓÇáÇæ íÏíÌÇãáÇ ÉãåáÇ Le trio de la corruption...el-Himma, el-Majidi et el-Fassi

...

íÓÂãáÇæ ÏÇÓáÇ ????

ÉãÐáÇ ?? ÈÚÔáÇ Ï?æ Ni Majidi ni El himma..les fils du peuples prennent la relève

...

Éãå? íÏÌÇã ?

ÏÇÓáÇ ÒæãÑ Çãå íÏíÌÇãáÇæ ÉãåáÇ

El-Himma et Majidi sont les symboles de la corruption

ßáÇíÏ ?? ?? ÈÑÛãáÇ Hé Abbass [el-Fassi] dégage..le Maroc ne t'appartient pas

...

????? ???

II

ÓÇÈÚ

II

??

Vos enfants, vous les avez éduqués Et les enfants du peuple vous les avez expulsés

Vos enfants, vous les avez nourris

Et les enfants du peuple vous les avez affamés

Vos enfants, vous les avez employés Et les enfants du peuple vous les avez poussés à l'immigration

Mais les enfants du peuple se sont réveillés

les enfants du peuple ne sont plus dupes

les enfants du peuple vous crient : Ceci est le Maroc et c'est notre pays Et que El Himma comprends de luimême ce qu'il lui reste à faire

Ceci est le Maroc et c'est notre pays Et que Majidi comprends de luimême ce qu'il lui reste à faire

Ceci est le Maroc et c'est notre pays

ãåæ~???? ?_ÂÏ?æÇ

...

ãåæÊíÑ~? ?~ÂÏ?æÇ ... ãåæÊíÑ~? ?~ÂÏ?æ

Ç Ï?ææãåæÊÏÑ_? ??~??...

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?_??? ?~äÍæ ÈÑ_ÛãáÇ ÇÏÇ~å

e) Le roi (et le sacré)

Le roi fait l'objet d'une attention particulière dans les slogans du 20 février. Il est évoqué, comme un des responsables de la corruption et du manque de démocratie, mais il ne s'agit pas d'une attaque ad hominem. C'est le concept de l' « intersession royale » qui fait souvent l'objet d'une critique, comme le symbole d'un système politique réduit à une « offrande providentielle ». Concernant le roi les slogans tendent toujours à tempérer la teneur du propos, soit en tournant en dérision la fonction (le burlesque de la « société de cour »), soit en laissant en suspend le nom de celui qui porte un responsabilité mais qu'on ne peut nommer.

ÊÇíÑÍáÇ äæÏíÒ // ÊÇÓÏÞã ?????

Ça suffit les « sacralités », qu'on augmente les libertés

ÉÓÇÓáÇ ÈÚÔáÇ ÑÇÊÎí ... ÉÓÇÏÞ ? ÇíÇÚÑ ? Pas de tutelle pas de sacré...le peuple choisi ses dirigeants

ãÇ~ßÍÇ ?~? æ Ïæ~ÓÇ Ïæ_ÓÇ áæ~?? ÑíåÇ~ãÌáÇ

Le peuple dit : règne, règne ! mais ne gouverne pas

La réforme constitutionnelle ... est une offrande royale

Le conseil des ministres ... est une offrande royale

La désignation du gouvernement ... est une offrande royale

Celle des commissions ... est une

offrande royale

Celle des Cheikhs des confréries ... est une offrande royale

Les donations et les aumônes ... est une offrande royale

Le protocole et la chancellerie ... est une offrande royale

Le limogeage et la nomination ... est

une offrande royale

Le bien-être et la vie ... est une offrande royale

La prière de la pluie ... est une offrande royale

Et la prière des calamités ... est une offrande royale

L'inauguration des hôpitaux ... est une offrande royale

Et celle des routes et des aéroports ...

est une offrande royale

Et même la maison de l'Etudiant ... est une offrande royale

La réalisation des revendications ... est une offrande royale

Et la Guérison du cancer ... est une offrande royale

Le nettoyage des plages ... est une offrande royale

Et le pardon des pêcheurs ... est une offrande royale

...

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... íÇÌ

ÇæåÇå

íÇÌ

ÇæåÇå

Il arrive, il arrive ... réparez lui les routes

Il arrive, il arrive ... déroulez lui les tapis

Il arrive, il arrive ... faites-lui planter des arbres

Il arrive, il arrive ... préparez lui les drapeaux

Il arrive, il arrive ... préparez lui les drapeaux

Il arrive, il arrive ... à genoux devant lui

Il arrive, il arrive ... faites lui le baisemain

Chapitre 3 : Engagements et trajectoires militantes

Chercher à comprendre comment se compose le mouvement du 20 février est une opération assez délicate, qui nécessite un suivi et une fréquentation du mouvement dans sa dimension collective et ses composantes individuelles. La trajectoire du mouvement, ses positions et ses pratiques reposent sur un syncrétisme militant produit de la diversité des parcours et des expériences des individus le composant.

Les jeunes militants les plus expérimentés du mouvement du 20 février vivent cet engagement sur le mode de la continuité avec leurs engagements précédents. Il ne s'agit pas pour eux d'une rupture biographique, d'un baptême augurant une conversion, ou bien d'une déviance par rapport à leur passé, mais plus simplement d'un positionnement supplémentaire dans leur capital militant accumulé. Leur coût d'entrée dans le mouvement est faible, car leurs vies trouvent une cohérence dans un parcours militant qui se perpétue et se bonifie. Aussi l'engagement au sein du 20 février est moins susceptible de les marginaliser que de les doter d'atouts supplémentaires dans l'espace de la militance contestataire, pouvant être éventuellement réinvestis dans d'autres champs sociaux. Qu'ils viennent du champ associatif, du champ partisan ou plus généralement de collectifs engagés dans des mobilisations sociales antérieures, toujours est-il qu'au sein du 20 février ils nagent dans le même bain. Et s'y sentent particulièrement à l'aise. Leurs compétences acquises et rodées dans les mobilisations antérieures, alliées à leur jeune âge, produisent une chimie légitimatrice qui les propulse sur les devants de la scène. Jamais désignés directement comme leaders (le mouvement se revendique acéphale) ils incarnent cependant des figures charismatiques (ou en tout cas reconnaissables) qui les fait sortir de l'anonymat. Les médias se focalisent sur eux dans les manifestations et leurs prises de parole au cours des AG valent en général plus que les autres en tant qu'elles cristallisent des positions. Même si cela ne peut être mesuré, on l'imagine aisément les avis de ces individus ont un impact équivalent à leur degré de légitimité dans le mouvement.

Les militants novices, c'est-à-dire souvent les plus jeunes (quoiqu'il existe aussi des
engagements tardifs venant de personnes plus âgées) entrent dans le mouvement avec

plus ou moins d'aptitudes, et plus ou moins d'enthousiasme. Le degré d'engagement de ces novices varie en intensité selon leurs compétences (leur utilité au mouvement) et leur appétence à porter des responsabilités. Un militant peut être un simple participant aux manifestations et sit-in hebdomadaires, comme il peut tout aussi bien consacrer plus de temps et assister aux assemblées générales en donnant son avis, ou encore entrer dans les différents comités d'organisation au sein du 20 février. Cette gradation dépend de la volonté d'investissement du militant et de sa capacité à faire ses preuves. << Faire ses preuves >> cela signifie se rendre utile en faisant un << don de soi >>, par exemple en apportant une compétence technique, un savoir-faire organisationnel, en agrégeant des réseaux, en publiant sur la toile ou dans des journaux, ou encore tout simplement en donnant de son temps pour des préparatif divers. Un point important à noter est qu'aucun des novices n'est en fait absolument novice, dans le sens où leur engagement ne marque pas une rupture nette avec leurs passés, mais marque plutôt le franchissement d'une étape dans leurs biographies. Leurs << politisations >> ne datent pas de l'avènement du << printemps arabe >>, même pour les plus jeunes les questions de société et l'intérêt pour la politique s'inscrivent dans un processus de maturation à long terme. S'ils rejoignent le mouvement, c'est tout simplement parce que celui-ci arrive à un moment où les conditions sont réunies pour engendrer leur adhésion. Il est évident que les novices font leur entrée dans ce mouvement parce que celui-ci offre dans l'immédiat une nouvelle façon de produire de l'action collective, à la marge des institutions traditionnelles (partis ou syndicats), et pour des changements d'ampleurs, c'est-à-dire avec une dimension politique qui n'en reste pas à une échelle revendicative corporatiste ou simplement locale. Leur coût d'entrée dans le mouvement est plus important que pour les plus expérimentés, car ils n'ont pas a priori bâti leurs expériences antérieures sur des fondements militants. Le nouvel environnement suppose donc qu'ils s'y adaptent avec tout ce que cela comporte comme acculturation aux pratiques et façons de faire dont ils n'ont jusqu'alors qu'une vague idée. Ces nouvelles contraintes sont parfois perçues comme des formes d'apprentissage et d'habilitation, pour d'autres elles sont vécues comme des limites anomiques à leurs propres vision de ce que doit être l'engagement collectif.

Le délitement des structures partisanes et syndicales au Maroc n'est pas sans générer ce
phénomène que le sociologue Jacques Ion a appelé l' << engagement distancié >> ou
l' << engagement post-it >> pour définir un phénomène de militance à intensité variable

qui est intimement corrélé au fonctionnement des sociétés modernes dans lesquelles les perspectives individuelles rivalisent avec les impératifs collectifs. Les jeunes militants arrivent parfois à des moments charnières de leur existence qui les poussent à prendre des distances avec le militantisme. Cet << exit >> n'est pas irréversible, mais il est tout du moins le signe d'une faiblesse inhérente aux nouvelles formes d'action collective défaites des structures et des dogmes. Les discours idéologiques structurant la cohérence cognitive du groupe et effectuant le lien nécessaire entre l'individuel et le collectif dans l'offre d'une lecture de la réalité liée à une praxis corollaire, a laissé la place à une approche cognitive beaucoup plus sceptique et pluraliste fragilisant les certitudes sur les modalités de décision et d'action. A l'époque des luttes politiques << citoyennes >>, dont le printemps arabe est actuellement une illustration canonique, le nombre des militants semble s'accroître (à mesure que la politisation gagne les esprits). Mais ces militants s'avèrent être davantage des << participants >> ponctuels que des militants de carrière, et leur enthousiasme est aussi grand que l'est leur incertitude. Une fragilité qui empêche le plus souvent d'inscrire l'engagement dans une forme structurée et pérenne. Certes il est de plus en plus aisé de s'engager pour une cause mais il est en contre partie tout aussi aisé d'en sortir. A cette fragilité caractérisant des luttes qui ne sont plus accompagnées des supports idéologiques et des supports d'encadrement (le collectif comme une famille), s'ajoute la persistance de l'engagement comme un stigmate, une forme de sortie de la normalité, dont le regard de l'Autre est la mesure. Le moment du << voice >> fonctionne encore sur le mode du tabou dans la société marocaine, l'acte démocratique (c'est à dire l'action en tant qu'elle provient d'un individu à la fois citoyen collectif et citoyen indivisible) quand il est du ressort de l'engagement individuelle (auto-fondé par le sujet) réveille une sorte d'hubris suscitant le soupçon et la crainte. M. Emperador relève bien ce phénomène dans son observation des mobilisations des diplômés chômeurs au Maroc. << L'activité protestataire est appréhendée comme un phénomène pathologique : un "cercle vicieux" qui érode les anciennes sociabilités et qui fait sombrer les manifestants dans un "monde à part" >>63. L'aspect stigmatisant de l'engagement protestataire est une constante, dont les militants les moins intégrés dans les cercles associatif ou partisans (les moins professionnels) subissent avec d'autant plus

63 Montserrat Emperador, Diplômés chômeurs au Maroc : dynamiques de pérennisation d'une action collective plurielle, L'Année du Maghreb, III, 2007, p 306

de crainte qu'ils ne bénéficient pas nécessairement d'un entourage (famille, milieu professionnel...) qui accepte leur choix.

Axé sur le mode de l'engagement citoyen et basé sur une structure minimaliste laissant la « démocratie directe » opérer les décisions, le mouvement du 20 février subit logiquement ce phénomène de labilité des participants, en même temps qu'il tente de s'en prémunir. Le premier aspect qui freine la tendance à l'abandon de la cause (ou à la mise en parenthèse de l'engagement) réside dans l'aspect global de la lutte menée. En réalité au Maroc personne n'échappe à un positionnement à l'égard de ce qui se passe dans le royaume depuis le 20 février. La nation entière est concernée, et l'essentiel de l'enjeu réside dans la capacité du mouvement à remporter l'adhésion du plus grand nombre et donc in fine à faire basculer l'opinion contre les cibles du 20 février. Ainsi il ne s'agit pas d'une cause sociale comme il y en a tant eu dans le passé mais de LA cause qui, inondant les champs social, politique, économique et culturel, trace au Maroc un événement d'ampleur nationale qui oblige la population à se déterminer par rapport à lui. De sorte qu'au-delà de l'investissement dans le collectif, l'adhésion aux objectifs du 20 février est déjà une réussite pour le mouvement. Les individus qui ont côtoyé le mouvement adhèrent inévitablement à l'esprit protestataire du 20 février, et qu'ils soient ou non dans la « salle des machines », leur adhésion aux principes ne change pas. Un élément qui prend part aux actions du mouvement puis s'en détache, ne signifie pas qu'il retourne sa veste pour autant, et cela n'en fait évidemment pas un ennemi du mouvement. Il n'y a pas de phénomène de rupture dans cette labilité militante comme il pouvait au contraire y en avoir jadis dans les luttes révolutionnaires où sortir des rangs signifiait pratiquement faire acte de trahison. Le deuxième aspect qui protège le mouvement de l'engagement distancié est la constitution d'un noyau dur reposant sur des militants chevronnés et structurés, si bien qu'au-delà des flux d'entrée et de sortie le mouvement se préserve d'une fragilité organisationnelle excessive et s'assure d'une continuité des personnes ressources. Enfin dernier aspect quant à la labilité des membres qui laisse planer des incertitudes sur la force du collectif, le mouvement s'en prémunit d'avance en optant pour des modalités d'action qui ne comportent rarement des mises en situation périlleuse. En effet le répertoire d'actions est limité et s'évertue à diffuser un pacifisme indéfectible et à toujours à rester dans la plus stricte légalité, ce qui empêche de faire courir des risques importants aux militants. A cet égard les quelques cas

d'affrontement avec les forces de l'ordre recensés au cours de certaines manifestations, l'ont toujours été de l'initiative de militants radicaux en marge des marches.

Les dix profils militants64 que nous allons examiner représentent un échantillon de parcours et de positionnements au sein de la vague de contestation actuelle. Cet échantillon ne vise pas l'exhaustivité, quoiqu'une enquête quantitative ne soit pas impossible à réaliser dans l'absolu. Il serait possible en effet de parvenir à saisir l'ensemble des positionnements et des parcours militants de la coordination locale de Rabat, par exemple sur la base des participants au assemblées générales se tenant dans la capitale marocaine et qui ne comptent en général qu'entre cinquante et soixante assidus (d'après nos observations). Notre approche limitée dans le temps s'est intéressée aux figures représentant chacune une attitude typique et qui rassemblées nous offre néanmoins une bonne vue d'ensemble des éléments qui composent le mouvement.

1) R, l'engagement distancié

R fait partie des innovateurs de la scène protestataire marocaine, qui depuis quelques années investissent la toile comme espace public de rencontre et de débat. Féministe et progressiste laïque issue d'une famille casablancaise « libérale », elle débute son « cyber-activisme » à partir de 2003 sur le web. Comme un nombre conséquent de marocains désabusés par les structures de pouvoirs autant que par les moyens disponibles pour y faire face, elle devient blogueuse. Ce qu'elle souhaite c'est faire avancer le débat sur la laïcité au Maroc, un débat qui selon elle est un tabou absolu sur la scène politique traditionnelle. Elle décrit la politique marocaine comme un espace sclérosé et perclus de contradictions au sommet duquel règne une chape de plomb distillant le conformisme dans les moindres recoins de la société. Cette culture de la bienséance à laquelle se soumettent la plupart des partis de gauche sur le thème des libertés individuelles et notamment les libertés religieuses, l'a fait très tôt renoncer à un investissement militant dans des structures formelles. Relativement peu touché par la censure au Maroc (quoique des dispositifs de surveillance et de censure existent mais

64 Certains militants de la coordination de Rabat ayant fait la demande de conserver l'anonymat, nous avons étendu cette forme d'identification factice à l'ensemble de l'échantillon.

dans une bien moindre mesure qu'en Tunisie par exemple) le web devient très vite un refuge où viennent s'échouer les individus rongés par la frustration d'habiter un pays qui ne les laisse pas s'exprimer au-delà des limites fixées par les conventions morales et la bienséance.

C'est à travers le forum Internet Paltalk et à travers tous les réseaux de discussion panarabes qu'elle fait la connaissance d'un certain nombres de blogueurs marocains, notamment dans les << rooms >> (espace de débat) du Paltalk consacrés à la question de la << laïcité et de l'athéisme >>. Ce n'est pas à travers ce système virtuel qu'elle se conscientise ou qu'elle se socialise à ces questions, son éducation politique remonte à plus loin et provient des canaux académiques traditionnel (universités marocaine et française) à partir desquels elle a construit son univers d'indignation. Le système des forums Internet, puis des réseaux sociaux, va permettre de faire rencontrer ces univers au-delà des filtres innervant les sphères réelles de l'expression publique autorisée.

Quand elle décrit son milieu familiale R insiste sur l'aspect politiquement neutre de celle-ci, une famille qui n'a eu affaire ni au Makhzen ni à l'opposition clandestine. Cependant qu'elle reconnaît avoir bénéficier d'un milieu familial libéral en matière de moeurs et sachant cultiver un esprit critique. Son milieu familial nourrit néanmoins une rancoeur particulièrement acerbe à l'égard des riches familles fassies (de la ville de Fès) et R fait très tôt l'expérience des contradictions entre ce que l'histoire officielle enseignée à l'école accorde à ces familles de notables fassis et l'avis de ses parents à cet égard. L'école publique marocaine dans laquelle R fait ses classes, représente selon elle le symptôme des << leurres >> dont les marocains sont imprégnés au plus tôt de leur socialisation. Selon elle c'est le récit officiel concocté par le régime d'Hassan II qui permet de donner au royaume ce prestige et cette reconnaissance que la grande majorité des marocains n'ose remettre en cause. Or pour R il s'agit d'un tissu de mensonges, d'un oubli délibéré de pans entiers de l'histoire marocaine, notamment concernant la période de la construction de l'Etat après l'indépendance, période durant laquelle le régime hassanien a étouffé les forces modernistes et progressistes qui avaient pris part à la libération du joug français, et au premier chef l'Armée de Libération Nationale. Pour R l'opinion marocaine doit son conservatisme au fait qu'elle s'est construite sur le balisage idéologique d'un régime dont le plus grand souci était de maintenir dans les consciences le sentiment d'appartenir à une nation qui n'existe (et n'a existé) que par la grâce d'un système monarchique providentiel et sacré. Or la période qu'ouvre

l'indépendance est tout autre que cet unanimisme idéologique bâti de toute pièce par le régime et la bourgeoisie fassie et qui trouvera à s'imprégner pourtant dans tout le corps social par le biais d'une institutionnalisation de l'ignorance, dont le piètre état du système scolaire marocain actuel et les taux alarmants d'analphabétisme représentent encore les plus éloquents stigmates.

On peut s'étonner que la colère de R vienne en premier lieu investir l'histoire de son pays plutôt que son actualité immédiate, mais c'est une colère de plus de 50 ans qui n'a pas trouvé à s'apaiser. Et c'est aussi un trait commun à cette jeune génération de militants, qui font sans cesse référence au passé des luttes et à l'histoire du Maroc pour se situer et motiver leur mobilisation présente. Au Maroc, bien des motifs d'indignation secouent l'activisme de jeunes militants, mais aucun ne semble le faire avec autant de force que celui qui touche à l'histoire de leur pays, à sa part d'injustice et d'imposture.

R confesse qu'elle n'a jamais voté au Maroc. Pour elle, les partis politiques marocains sont tous logés à la même enseigne. Nous lui demandons si elle a le même regard envers les jeunes partisans qui investissent le mouvement du 20 février, et dés lors elle modère un peu ses propos, ajoutant qu'elle considère les personnes pour ce qu'ils sont individuellement, pour les valeurs qu'ils défendent et leur contribution non intéressée. La question de leur appartenance partisane ne la dérange pas.

Au fond son militantisme elle ne l'explique pas par une conscientisation construite, mais par un sentiment de révolte. Et si elle est révoltée, dit-elle c'est avant tout parce qu'elle est une femme vivant dans un pays patriarcal. Le quotidien d'une femme marocaine est traumatisant, nous dit-elle, c'est la femme qui porte dans sa chair la réputation familiale, et les occasions de perdre sa dignité sont si nombreuses que la femme est contrainte à la discrétion, à l'effacement. Cette condition première de la femme marocaine a suscité chez R toute une cascade de révoltes à l'endroit des injustices et des formes d'oppression.

Ayant passé deux ans en Egypte, elle rentre au Maroc en 2007 avec la ferme intention de « tuer le spectre de la réputation ». La mobilisation du MALI (mouvement alternatif pour les libertés individuelles) durant le mois de ramadan de l'été 2009 et les répercussions blessantes pour les militants ayants pris part, comme elle, au pique-nique

public la laissent amère. Contente que cette mobilisation courageuse ait contribué à brisé le tabou des obligations religieuses dans un contexte où l'espace politique ne permet pas l'expression d'un vouloir politique laïc, elle reste néanmoins blessée par le stigmate que les << déjeuneurs » portent sur eux et dont elle a particulièrement souffert moralement. Ce genre d'engagement est en effet porteur d'un grand risque sur la réputation, et elle se décrit à présent comme << indésirable », << black listée » et << radioactive ».

Elle dit être parfois lassée et désabusée par les cercles militants et par le fait de devoir être un lutteur perpétuel qui voit son identité résumée à une révolte. Elle avoue vouloir prendre parfois ses distances avec les mobilisations militantes, pour pouvoir profiter d'une vie moins étriquée et ne pas être en permanence dans le ressentiment. C'est pour ça qu'elle a besoin pour se ressourcer de ses cercles d'amis d'enfance qui ne sont absolument pas militants et avec lesquels elle peut retrouver une vie << normale ». Sa situation de << chômeuse black-listée » au Maroc après la perte de son travail de journaliste au moment de la fermeture du << Journal Hebdomadaire » l'a amenée à se concentrer sur ses études de sociologie à Paris. Elle partage donc son temps entre le Maroc et la France, et son militantisme se voit quelque peu redéployer à l'étranger où, comme à Paris, des coordinations locales du 20 février ont été créé par des étudiants et expatriés marocains.

2) Mo, militant USFP dissident

Mo fait parti des militants de la jeunesse USFP de Rabat, il a rejoint très tôt les rangs du 20 février65 et s'est rapidement imposé comme un cadre essentiel de la coordination de Rabat, ses qualités orales et le mélange de détermination et d'humilité bienveillante lui valent une sympathie particulière au sein du mouvement du 20 février. En plus d'être un membre éminent de la section jeunesse du plus grand parti de la gauche marocaine, ce qui lui vaut d'être entouré d'un réseau étoffé, il cultive en même temps un regard extrêmement critique à l'égard de la direction du parti. C'est d'ailleurs une des marques

65 Le groupe << USFPistes du 20 février » est créé le 19 février, à la veille de la manifestation nationale. Ce groupe rassemble 540 jeunes dans tout le Maroc (selon les chiffres recensés lors d'une rencontre nationale en avril 2011) et une quarantaine d'individus à Rabat.

saisissantes d'une partie de cette jeunesse ittihadie engagée dans le mouvement du 20 février que d'avoir coupé les liens avec l'appareil tout en continuant de se réclamer du parti. En effet les jeunes militants de l'USFP sont nombreux et pèsent énormément sur la nouvelle scène politique qui s'ouvre à partir de la date du 20 février 2011. Plusieurs fois, investissant massivement les AG pour faire basculer les décisions, ils ont créé le doute et divisé le corps militant de la section de Rabat. Jusqu'à ce que la décision soit prise que le groupe des ittihadis clarifie leur position par rapport à la mobilisation et le sort à réserver au référendum constitutionnel. Mo a été l'artisan de la création du groupe des « févriéristes ittihadie >> qui au moment de la campagne référendaire s'aligne sur la position commune du mouvement du 20 février appelant au boycott, contrairement au mot d'ordre du parti appelant quant à lui à voter « oui >> le 1er Juillet. Entre le 20 et le 21 juillet, une majorité de la jeunesse USFP choisit de se positionner en défaveur du projet constitutionnel, dans la foulée un communiqué est sorti pour appeler au boycott. Dés lors la jeunesse USFP s'est retrouvé scindée en deux : ceux qui donnent un blanc-seing au mouvement et qui le suivent dans ses décisions (au mépris de la ligne du parti) et ceux qui se trouvant par trop distants des options choisies s'en écartent quelque peu, sans rejeter le mouvement pour autant. Toujours est-il que c'est le côté « militant dissident >> qui offre à Mo une légitimité que n'ont pas ses camarades plus orthodoxes. Quant à l'appareil, il n'a pas réagi et a préféré garder le silence face à cette mutinerie, sûrement par peur de commettre une erreur supplémentaire. Et puis il faut préciser qu'en prenant cette décision les jeunes ittihadis se référent à une décision prise lors du 8ème congrès du parti qui appelle à la création d'une réelle monarchie parlementaire, objectif qu'ils estiment impossible à réaliser compte tenu des dispositions du nouveau projet et surtout des conditions de son élaboration.

Mo nourrit des sentiments contradictoires envers son parti. Pour lui l'USFP, c'est le parti de gauche qui sait allier l'esprit de la justice sociale avec le pragmatisme. C'est aussi et surtout une affinité historique qui donne cet attrait à l'USFP, car en effet l'USFP est pour Mo le parti historique de la gauche marocaine, celui qui longtemps a reçu le plus grand soutien dans l'opinion, notamment grâce à des figures charismatique tel qu'Abderrahim Bouabid. Mais la grandeur passée du parti qui suscite chez Mo cette fidélité n'efface pas pour autant les tares présentes. Pour Mo le parti d'aujourd'hui est dans l'impasse depuis qu'il a congédié la politique de proximité des masses pour souscrire à la stratégie des notables, qui offre au parti des places d'élus par le biais du

réseautage et de l'influence nobiliaire, plutôt que par l'adhésion populaire à un projet politique. La défaite électorale du parti aux législatives de 2007, est selon Mo le symptôme des ces changements structurels qui, dans un contexte de défection généralisée pour la chose politique, érodent l'adhésion du peuple pour les projets alternatifs aux « gouvernements d'administration » (au Maroc les gouvernements sont « fantoches » dans le sens où ils servent de paravent, avalisant tout ce qui vient du Palais et portant le chapeau pour lui en cas d'échec). L'expérience de l'alternance politique de 1998 avec l'arrivée à la primature du secrétaire général de l'USFP, A. Youssoufi, a été traumatisante, et selon Mo on ne peut comprendre l'opiniâtreté du mouvement du 20 février et son refus catégorique du compromis avec le pouvoir si l'on ignore l'intensité du choc subi par le militantisme de gauche après l'échec de Youssoufi. L'année 1998 est pour Mo une victoire décisive du Makhzen sur les forces d'opposition, le régime n'a fait aucune concessions véritables, alors qu'en revanche il a créé les conditions du discrédit des projets d'alternatives en donnant à la gauche un semblant de pouvoir. L'expérience du gouvernement d'alternance fonctionne pour la jeune génération de militant comme un épouvantail, en tant qu'il est l'illustration parfaite de ce qu'il ne faut pas faire : considérer le makhzen comme un interlocuteur.

Il milite au sein de l'USFP depuis 2006, l'année de son baccalauréat, et a occupé le poste de secrétaire général de la jeunesse ittihadie de Salé. Son milieu familial est fortement politisé et lié à l'USFP. Ses parents, tous deux instituteurs, ont été des militants du parti, bien que son père ait rejoint dernièrement le « congrès national ittihadie », qui est une branche dissidente de l'USFP située plus à gauche. Mo s'amuse à dire qu'il est plus modéré que son père, ce qui est généralement le contraire dans les représentations communes. Durant son parcours militant il multiplie les expériences professionnelles qui le dotent d'une compétence croissante et d'un réseau. Il fait quelques piges au journal Libération (proche de l'USFP) et y fait l'expérience de la censure. Il rejoint aussi le monde associatif par le biais du FMAS66 et de sa branche « ejoussour » chargée de rendre visible et de documenter les initiatives provenant de la société civile et des mouvements sociaux. Il a également été chargé de communication à la fondation Abderrahim Bouabid de Salé. Mais ces 5 ans de vie militante l'ont amputé d'un investissement scolaire plus conséquent. Son militantisme n'est pas infaillible, et il

66 Forum des alternatives Maroc, créé par Kamal Lahbib

avoue lui-même ne pas voir son engagement dans une perspective de carrière. D'ailleurs et quoiqu'au sommet d'une gloire militante avec le 20 février, il prévoit de s'éloigner quelques temps de la scène politique et reprendre ses études, qu'il envisage même de faire à l'étranger.

3) M, indépendant mais sympathisant

M est un militant situé à la lisère des mondes partisans et cyber-activistes. Ces deux mondes ne sont en réalité pas aussi étanches qu'on ne le pense a priori, et ne s'opposent pas forcément, même si l'on a tendance à appréhender l'avènement de la jeunesse numérique comme l'antithèse du militantisme partisan. Au sein du mouvement du 20 février, les adeptes les plus fervents de l'indépendance politique du mouvement s'opposent, il est vrai, souvent aux militants de parti exposant par trop leur ambition de récupération politique. Mais M est l'illustration de la jonction essentielle qui existe entre ces deux sphères et qui fort de cette hybridation donne la puissance et la cohérence au mouvement. Se situer à la frontière signifie en quelque sorte avoir un pied dans chaque espace, et M est à la fois un indépendant (il n'est pas encarté) qui a débuté son militantisme sur la toile (en tant que blogueur) mais qui s'est progressivement rapproché d'un parti politique, le PSU.

M se décrit comme l'aîné d'une famille de la classe moyenne marocaine, une famille plutôt libérale mais qui n'a rien à voir de près ou de loin avec la politique. Son engagement M ne l'explique pas par une filiation familiale, mais par une prise de conscience individuelle et un goût pour les débats d'idées et l'intérêt général. Il se décrit volontiers comme « révolutionnaire dans l'âme » mais il se sent fondamentalement démocrate, un sentiment qui l'affecte profondément au point de se sentir vraiment mal à l'aise avec la manière dont le Maroc est gouverné. Et s'il déteste le makhzen c'est avant tout pour des raisons patriotiques, le bilan du makhzen est selon lui une catastrophe dans tous les domaines, c'est ce mode de gouvernement archaïque qui condamne le Maroc à l'immobilité. Mais, ajoute-t-il, ce système néfaste n'est pas transformable sans une puissance collective d'inspiration révolutionnaire, c'est-à-dire capable d'être plus qu'une simple proposition de réforme comme il y en a eu tant par le passé. L'énumération des

dysfonctionnements de l'administration, des affaires politiciennes, du manque de responsabilité des agents de l'Etat et des faits de corruption généralisés au Maroc, sont pour lui un sujet de conversation sans fin, et toujours teinté d'une ironie amère. Pour M il n'y a pas de prospérité possible sans une souveraineté citoyenne et un fonctionnement démocratique du pouvoir, qui selon lui est la condition première de l'intelligence commune. Le « développement » est une coquille vide qui ne fait que perpétuer le statu quo s'il n'est pas accompagné d'une dimension politique. Pour M le mouvement du 20 février est justement ce moment d'une parole politique venue clarifier plus de 50 ans de discours sur le « développement ». Que sont ces cinquante années de l' « après indépendance » si ce n'est l'échec du Makhzen comme mode de gouvernement ? Cette question qui vient comme une sentence, si souvent entendue, est certainement celle qui anime le plus intensément les coeurs des militants févriéristes.

M est un blogueur depuis 2005. Il a rejoint le cyber-activisme à défaut d'entrain pour le militantisme partisan, expliquant qu'il était, comme la plupart des jeunes marocains, rétifs à l'idée d'entrer dans un jeu où les dés sont pipés, un système où la vénalité et l'ambition personnelle l'emportent sur l'intérêt général. M s'identifie à ces marocains qui ont boycotté la politique parce qu'ils voyaient la politique autrement. Et puis ajoutet-il, les partis fonctionnent comme des bureaucraties où les luttes de pouvoir et conflits d'intérêts sclérosent les mécanismes internes et ruinent tout espoir pour les nouveaux entrants de peser. C'est à l'aune de ce sentiment, si massivement partagé chez les jeunes, que l'on peut comprendre pourquoi un parti politique comme le PSU a pu progressivement attirer l'attention de M. A gauche l'USFP n'a plus de cohérence, il est trop compromis avec le pouvoir, et il a sacrifié ses bases militantes pour rejoindre les logiques électoralistes qui nécessitent d'avoir recours aux notables. Quant à la Voie Démocratique (Annahj Addimocrati) M trouve son corpus idéologique désuet et son fonctionnement interne très peu démocratique. Ce parti ne prend pas ses décisions par le vote, et joue encore selon les règles prévalant durant les années de plomb, avec cette culture des officines et des cellules secrètes. Ce n'est pas avec cette façon de faire que la politique changera au Maroc, soupire-t-il. Le PSU, même s'il n'est pas parfait, M le considère comme le plus valable, dans cette synthèse entre l'idéal de justice sociale et ses valeurs démocratiques. En dépit de sa petite taille le PSU est le seul parti politique marocain à fonctionner sur un mode démocratique qui reconnaît l'existence de courants en internes. Un principe de base qui retiendra le fervent démocrate qu'est M.

M aime profondément son pays, et les attaches affectives qu'il a nouées avec les gens qui le peuplent sont indéfectibles, cependant qu'il regrette ce qu'il estime comme un manque d'entrain pour le bien public et l'absence d'une véritable culture démocratique au Maroc. Il relie instinctivement l'état de droit à l'autonomie individuelle, d'où sa lutte conjointe pour les libertés individuelles, la justice sociale et l'état de droit. L'échec de la politique makhzénienne n'a pas vraiment abîmé la monarchie et provoqué un basculement dans l'opinion en faveur d'un régime démocratique, au contraire toutes les tares du Maroc sont reprochées au gouvernement et aux parlementaires, qui selon M jouent le rôle de paravent de l'appareil monarchique. Quand on a 20 ans et que l'on est profondément heurté par toute cette gabegie et ce gâchis, on n'a pas vraiment envie d'y entrer pour changer les choses. A l'échelle individuelle ces choses-là sont plus grandes que tout et paraissent difficilement récupérables. Alors, nous dit M, quand on n'est rien et qu'on veut tout changer, le blog c'est l'occasion d'exister un peu politiquement.

Pendant près de 5 ans M alimente son blog régulièrement et se fait la main en matière de plaidoyer politique. Il acquiert un sens de l'écriture militante, un savoir-faire dans la manière de construire une argumentation, qui ne se contente pas de brandir ou de s'exclamer, mais qui sait poser intelligemment les raisons d'un refus ou d'une adhésion. Il n'est donc pas étonnant de retrouver régulièrement sa signature dans les textes et les divers argumentaires qui sont publiés sur les pages Facebook du mouvement du 20 février. La pratique du blog n'est en outre pas qu'un exercice d'éloquence et de commentaire d'actualité, cela donne aussi un statut permettant à l'individu d'accéder à un réseau. C'est ainsi qu'il fait la connaissance de toute cette blogosphère contestataire qui rêve de construire un ailleurs à défaut d'avoir prise sur l'ici. Sa participation dans l'association des blogueurs marocains a joué un rôle important dans la mise en réseaux de cette galaxie éclatée des cyber-activistes.

Le mouvement MALI a été un révélateur dans le domaine du cyber-activisme, la preuve qu'une << chose >> bien réelle pouvait accoucher du Net. Néanmoins M n'a pas pris part aux actions organisées par le MALI durant l'été 2009. Même s'il reconnaissait la part de courage et les valeurs des organisateurs, et en partageait l'esprit et les principes, il y avait un bémol, un côté un peu puéril à aller se focaliser sur un problème comme celui du << droit de manger pendant le ramadan >>. C'était transformer une conviction légitime

en un acte hâtif de dissidence qui ne pouvait être perçu autrement que comme une provocation. Organiser un pique-nique pendant ramadan alors qu'aucune force politique ni aucun mouvement de la société civile n'a véritablement déblayé au préalable le terrain pour un débat de fond, c'était se jeter dans un piège avec lynchage populaire à la clé. Pour M la question de la laïcité est pour le moment un projet muet, une idée en latence qui n'a encore jamais trouvé à se loger dans l'espace politique du Maroc. Pour lui il s'agit de construire les bases de la lutte pour un projet laïc. Il est certain qu'une partie de la population marocaine vit intimement avec cette culture laïque et souhaiterait faire entendre son droit à ne pas suivre des préceptes religieux, mais toujours est-il qu'au Maroc le terrain est vierge politiquement sur cette question. Comme pour un grand nombre de févriéristes la laïcité est un principe moteur chez M, mais c'est une question d'agenda qui la met hors de propos pour le moment. Pour M on ne peut pas demander à une population fortement touchée par l'illettrisme, et dont le socle culturel est largement déterminé par les principes religieux, de souscrire à ce genre d'attitude, qui sera forcément perçue comme un caprice de « jeunes impies » qui corrompent le pays. Il ne peut y avoir que de l'incompréhension, un sentiment de vivre dans deux mondes différents. Pour M ce genre d'action contribue à la division entre le peuple et l'élite, et le débat ne se crée pas si les différentes parties ne s'accordent pas sur le principe de s'écouter mutuellement. C'est donc au final moins le contenu de la mobilisation que la méthode (passage du virtuel au réel) qui a fait du MALI un modèle à suivre.

Le passage de la blogosphère à la politique, M le doit à ces structures intermédiaires qui jouent sur une pluralité d'espaces et qui sont comme des points nodaux à l'intérieur de ce tissu si disparate et nébuleux qu'est l'espace contestataire. Cet espace contestataire est moins un espace homogène qu'une scène évanescente où naissent et disparaissent sporadiquement des positions et des attitudes formant une somme, mais toujours diluée et éparpillée. Ce sont les espaces réels, les structures qui apparaissent en positif, qui permettent de faire rencontrer les volontés existantes mais éparpillées dans l'océan numérique et construire un vouloir collectif solide. A cet égard, c'est en qualité de blogueur qu'il se fait inviter puis recruter en 2009 par « l'organisation pour les libertés d'information et d'expression », créée par le PSU. Au début il voulait simplement assister aux réunions et aux assemblées de l'organisation, pour se renseigner sur ces thématiques qu'il affectionne et rencontrer des personnes qui partagent ses valeurs. Mais

il a été élu, presque malgré lui dit-il, au bureau exécutif de l'organisation. Dés lors ses responsabilités nouvelles l'amènent à se rapprocher des militants PSU qui composent une bonne partie des effectifs, notamment des leaders comme Mohamed Aouni. L'OLIE a participé en tant qu'organisation de la société civile à la coalition de solidarité avec les peuples tunisiens et égyptiens en janvier 2011, coalition dans laquelle on retrouve l'AMDH pour conduire les manifestations sur Rabat.

Depuis la création du mouvement du 20 février, dont il est une des personnes ressources dans la coalition de Rabat, M s'est vu invité par un grand nombre de structures associatives, et dont il a, pour certaines, intégré les effectifs adhérents. Il fait par exemple partie du << Forum citoyen pour le changement démocratique >> fondé par Karim Tazi, grand industriel marocain qui soutien le mouvement du 20 février, ou encore de la << coalition pour une monarchie parlementaire >> fondée en mars 2011, et dont tous les membres du conseil font partie du comité national de soutien au mouvement du 20 février. M est l'illustration parfaite, si l'en est, du << militant multipositionné >>, qui produit ce lien essentiel entre le cyber-activisme, la société civile et la politique partisane. Plutôt que de s'inscrire dans un positionnement qui cultive l'esprit de corps, il multiplie les contacts et les << sympathies >> avec une pluralité de structures et d'organisations positionnées dans des champs sociaux différents, et qui génère in fine ce ramassage des acteurs de la contestation.

Pour M le mouvement du 20 février ne vise pas l'immédiateté, il est un mouvement qui veut faire mûrir au Maroc une révolution culturelle sur le long terme. Il y a en effet au sein du mouvement une conscience des rapports de force actuels et une lucidité sur l'état de la société qui fait pencher certains militant sur la thématique de la << guerre de position >> chère à la théorie gramscienne. Il faut selon M mettre en évidence la possibilité d'une parole alternative à la fois radicale et responsable, mais qui ne fasse jamais le jeu du compromis avec le pouvoir et qui s'éloigne le plus possible de la tendance à se replier sur la logique du consensus et de l'attente de jours meilleurs. Il faut cultiver un projet de société alternatif et montrer à la population que des forces sociales existent pour, non seulement réclamer le changement, mais surtout commencer à le construire.

La construction d'un projet alternatif au makhzen a été selon le M le grand espoir porté par le concept de « société civile ». Celle-ci devait mûrir une « contre hégémonie », une pratique de la démocratie et une fabrication du lien social qui se manifestent en antithèse des pratiques makhzeniennes. Depuis plus de vingt ans maintenant la société civile marocaine a germé et a apporté des changements substantiels, mais cela reste en dessous du défi à relever selon M. Quant elles ne sont pas récupérées par les appareils du makhzen, et qu'elles dépassent la simple logique du « développement », les associations demeurent dans des logiques de plaidoyer politique qui restent fermées sur elles-mêmes et ne qui ne savent pas atteindre la masse populaire. Ces associations, fréquentées pour certaines par M, ont beaucoup de moyens financiers, surtout depuis l'ouverture aux bailleurs internationaux, mais elles ne percent pas dans la société. Elles ne parviennent pas à diffuser les valeurs progressistes qu'elles défendent, bien que leurs logiques d'interventions soient très pointues et professionnelles, mais elles restent l'apanage d'une élite qui n'existe que pour elle-même. Le jugement de M est sévère, mais il le porte d'autant plus sincèrement qu'il estime que cette carence est remédiable avec un peu de volonté et des changements d'habitudes. Ce sont des clivages de classes et au final une peur de l'élite envers la « plèbe », qui engendre ce blocage. Son modèle c'est le travail social réalisé par les islamistes, qui ont fait leur beurre en investissant massivement les quartiers populaires et en s'appliquant à construire une « contre société », un nouveau lien social fondé sur un projet politique pragmatique qui n'attend pas le pouvoir pour se mettre en chantier. Il est intéressant de voir à cet égard comment l'organisation des groupes islamistes en « contre-société » (avec leur part d'échec et de réussite) contribue à alimenter la réflexion des jeunes de la nouvelle génération de militants progressistes. Car si les islamistes d'al-Adl wal Ihssan ont bien réussi une chose, en dépit de toutes les contraintes exercées par l'appareil étatique, c'est bien de se constituer en « contre-institution », en une sorte de société parallèle, faite de réseaux et de systèmes de solidarité utilisant les zones d'ombres du régime et ses lacunes pour rendre effectives les défections latentes des populations les plus défavorisées afin de les faire entrer dans leur giron. Les islamistes ont offert aux plus démunis, une présence, une sollicitude, une écoute et des projets pour s'en sortir (un système d'entre aide), monnayés en contrepartie par une adoption des règles islamiques telles que les conçoit la jamâ'a des adeptes du cheikh Yassine. Il serait exagéré d'affirmer que les islamistes ont acquis l'adhésion des populations les plus pauvres, les travaux de L. Zaki sur les campagnes électorales et le clientélisme dans les bidonvilles nous montrent que la réalité

sociale est plus complexe67. Cependant la force des islamistes a bien été de savoir transformer intelligemment la nécessité en vertu. Exclus du champ politique officiel, les islamistes ont fait de la politique par le bas. La gauche, elle, reste prisonnière d'une vision de la politique par le haut, selon M. Et cela se voit clairement, ajoute-t-il, dans la manière dont l'argent des subventions est géré et les types de projets qui sont élaborés. Les ONG, les associations de plaidoyer et de développement, sont selon M dans des logiques de gonflement du réseau et de justification des dépenses. M prend un exemple, pour justifier 300 000 euros de subvention on peut faire de grandes dépenses sans effort. En dix jours de conférences, on peut réunir cinquante experts dans des hôtels de luxe, produire des rapports pointus, et penser ainsi qu'on va pouvoir changer les choses en tablant sur une prise en compte du pouvoir et un changement dans les politiques publiques. Mais une autre logique, qui demande beaucoup plus d'effort et un peu moins de confort, de mondanité et d' « entre soi », serait d'organiser des interventions à long terme dans les quartiers populaires. Pour M le discours démocrate et moderniste a toute sa place dans les quartiers populaires, les populations défavorisées n'attendent que ça qu'on s'occupe un peu de leur problème et qu'on leur offre une présence. Les gens enverraient volontiers leurs enfants dans des ateliers où ils apprendraient toutes les choses que l'école publique (quand ils la fréquentent) est incapable de fournir. Les gens seraient au quotidien confrontés à d'autres discours, rencontreraient des personnes qui les tireraient un peu des déterminations dans lesquelles ils s'enlisent. Mais il est toujours plus facile de justifier des dépenses sur dix jours que de prévoir un calendrier étalé sur deux ans, de surcroît dans des quartiers défavorisés, dont en fin de compte on craint l'indigence et la misère culturelle comme une maladie incurable. Pourtant selon M c'est la seule manière de stopper l'influence des islamistes et de combler le vide laissé par les pouvoirs publics. C'est cela le vrai fondement d'une société civile, et selon M, c'est vers cette logique que le mouvement du 20 février veut s'acheminer.

67 Zaki Lamia, Pratiques politiques au bidonville, Casablanca (2000-2005), thèse nouveau régime de science politique, Institut d'études politiques de Paris, 2005

4) N, l'indépendant laïc

N est un jeune militant de l'AMDH et a fait parti du tout premier cercle qui pendant la première quinzaine du mois de février a organisé les préparatifs à la mobilisation du mouvement du 20 février. C'est au sein de l'école de journalisme de Rabat (l'ISIC) que N a donné à son intérêt pour les questions de société la dimension d'un engagement, d'abord au sein de la société des étudiants de l'école, puis par l'intermédiaire d'amis, au sein de l'AMDH. Il n'est affilié à aucun parti, et considère l'AMDH comme une structure qui est sur le terrain et qui a fait ses preuves, peu importe les accusations de récupération politique qui pèsent sur elle.

Concernant sa vision de la composition des militants du 20 février, N a conscience que les militants dits « indépendants » qu'on présente souvent comme le fer de lance de la mobilisation, ne sont en fait qu'une minorité. Il n'y a pas vraiment de profils types et tranchés, chacun vient avec des bagages militants plus ou moins rodés, plus ou moins politisés. Souvent ils combinent des expériences diverses, des adhésions idéologiques plus syncrétiques que fermement positionnées, et en tout cas non encore définies. N rappelle qu'on a fait couler beaucoup d'encre sur la question d'une soi-disant nouvelle jeunesse indignée et décidé à s'engager dans le sillage des révolutions arabes. N attendait aussi cette venue, avec l'idée qu'une politisation allait se diffuser et provoquer l'arrivée de jeunes politiquement vierge. Mais, reconnaît-il, force est de constater que cette nouvelle jeunesse venue par l'inspiration du contexte du printemps arabe ne dépasse pas une dizaine d'individus sur la coordination de Rabat. Plongés dans le vaste bouillon de la mobilisation, ne sachant très bien se situer dans ce collectif, la plupart n'a pas accroché et n'a pas réussi à suivre le rythme. N pense que la politisation portera ses fruits sur le long terme, les gens ne peuvent pas se transformer immédiatement, il faut du temps pour modifier les comportements. Mais une chose est sûre ajoute-t-il, les gens ne sont pas indifférents vis-à-vis du mouvement du 20 février. Cependant le passage à la mobilisation n'est pas donné à tout le monde.

Selon N, ce qui caractérise la mentalité des jeunes févriéristes, c'est une adhésion à des principes sans compromis possible. Pour lui l'ancienne génération de militants est suspecte par rapport à la question du pouvoir, on ne sait jamais s'ils défendent des valeurs ou s'ils le font pour acquérir du pouvoir, quitte à se compromettre soi-même et

le collectif. C'est pour cela que, bien que largement épaulé par eux, le mouvement a essayé de se construire en dehors de leur présence et prend les décisions à venir entre jeunes. Pour N, l'ancienne génération, celle des années 60 et 70, avait une fascination pour l'idéologie et le pouvoir, bien sûr il y avait des revendications de type démocratique, mais on a l'impression qu'elles servaient de prétextes, que l'essentiel était ailleurs, dans une sorte de fascination pour une humanité réinventée, et dont le salut viendrait d'un renversement du pouvoir politique.

Pour N, l'essentiel du compromis doit se faire dans l'élaboration d'une cohérence interne, d'une satisfaction optimale du collectif dans la stratégie à suivre. C'est à l'intérieur du mouvement que la culture du compromis et du dialogue doit trouver à se réaliser, mais en dehors il s'agit de faire bloc, de constituer une unité imperturbable. On ne peut plus jouer les hypocrites, faire des sourires à ses alliés du moment, et derrière cela cultiver les petites combines pour s'accaparer tout le gâteau.

Les militants de partis sont suspectés d'être encore dans cette logique de combine, ils sont soupçonnés de toujours avancer masqués, d'être toujours susceptibles d'enlever brutalement leurs billes du jeu afin de faire pression et faire pencher la balance de leur côté. Cette vielle habitude de la politique partisane n'a pas épargné la jeune génération des militants politiques. D'où les contentieux qui apparaissent dans les coordinations, pas simplement celle de Rabat, où les forces militantes partisanes sont soupçonnées de se servir du mouvement comme une arrière-cour pour se refaire. Alors que la plupart des indépendants souhaitent provoquer une rupture avec les méthodes partisanes, et faire porter le mouvement sur une scène inédite, qui amalgame le social, l'économique et le politique, dans une configuration tout autre.

Un des thèmes primordiaux de la gauche n'est pas assumé, selon N, par les partis qui se réclament pourtant d'une vision alternative au Maroc. La laïcité n'est en effet pas à l'ordre du jour dans les agendas de la gauche, exception faite du parti Annahj Addimocrati. Quoique ce dernier laisse également flotter un flou dans sa manière quelque peu contradictoire de revendiquer un Etat laïc et d'être en même temps le principal allié - dans un contexte certes conjoncturel - du parti islamiste al-Adl walIhssan. Il est vrai que cette proximité se situe sur le terrain de l'action protestataire (une même volonté de radicalité les unit) en excluant toutes connivences idéologiques. Mais

jusqu'à quel point un ennemi commun peut-il faire tenir une union ? Se demande N. Toujours est-il qu'il attend que les partis de gauche assument le projet d'une Etat laïc. Le mouvement social est là pour les forcer à se positionner, pour leur donner l'occasion de se saisir du problème, mais le compromis qui maintient actuellement le mouvement du 20 février repose trop sur un non-dit au sujet du positionnement qu'il faut avoir sur la question de la laïcité. En conséquence le mouvement du 20 février ne fait pas avancer cette question là, il reste dans l'indétermination, mais c'est pour mieux faire avancer d'autres stratégies, comme celle d'agrandir les effectifs manifestants et les coordinations locales, une stratégie de l'adhésion massive qui suppose qu'on mette de côté des objets de dissension, mais qui réapparaîtront un jour ou l'autre. N est persuadé que les défenseurs d'un projet laïc pour le Maroc ne doivent pas pour autant mettre leur idéal entre parenthèse, mais savoir jouer intelligemment sur la mise en agenda de cette question. Par exemple lorsque al-Adl wal-Ihssan a fait un communiqué défendant le projet d'un « Etat civil », plutôt que de se contenter de ce communiqué et nourrir des fantasmes à son endroit, il aurait fallu saisir cette question de l'Etat civil et pousser le parti islamiste à clarifier sa position et à dire ce qu'il entend exactement derrière cette appellation d'Etat civil. N ajoute que le mouvement du 20 février, même s'il occupe actuellement l'espace de la contestation, n'a pas pour autant le monopole de la proposition politique sur la scène contestataire. S'il est empêché de se positionner sur la question de la laïcité, ce n'est pas le cas des partis, qui ne sont pas contraints par le même type d'alliance. De sorte qu'il ne coûterait rien selon N, au PSU par exemple d'appuyer cette question de la laïcité. Electoralement les partis à la gauche de l'USFP n'ont rien à perdre avec ce positionnement.

5) A , militant du PSU

A est le prototype du militant partisan qui appréhende son parcours comme une vocation, un métier. Son attitude combine dans un équilibre subtil les convictions (le champ des valeurs) et la stratégie (le champ des possibles). Très attentif à l'esprit du moment et aux changements d'atmosphère, à l'état des rapports de forces en présence, scrupuleux sur la méthode et la discipline collective. Bien qu'encore jeune, il est loin pourtant de cet idéalisme juvénile qui s'enthousiasme dans les moments d'effervescence collective. Pendant les moments où la foule communie dans la liesse, il garde son sang

froid et son regard semble toujours concentré et inquiet, prêt à anticiper les opportunités et les revirements possibles.

A a fait ses armes de militant à l'UNEM, au sein de la section de l'université de Meknès, ville dont sa famille est originaire et où il a débuté ses études de sciences politiques. Après sa licence il s'est installé à Rabat pour entrer en Master à l'université Mohamed V. Ses années à l'UNEM ont été son véritable baptême du feu, c'est dans ce cadre militant qu'il dit avoir appris les ficelles essentielles du métier : l'organisation, la force du collectif, la mise au clair des valeurs à défendre, la construction d'une discipline intellectuelle et d'une cohérence dans les voies d'accès à l'action. Plus tard délaissant le syndicalisme étudiant, il entend rejoindre la scène politique proprement dite et prend sa carte au Parti Socialiste Unifié (PSU). Son engagement au PSU, A le perçoit comme une étape dans son parcours militant, c'est pour lui le parti de gauche marocain le plus intègre et le plus démocrate (le PSU est à l'heure actuelle le seul parti marocain à officialiser l'existence de courants en interne). Il reconnaît aisément qu'il se destine à la carrière de politicien, même s'il ajoute qu'en ce domaine la profession est plutôt mal perçue dans l'opinion. Qu'à cela ne tienne, il est certain de ses valeurs éthiques et considère que le métier de politicien n'est pas promis à demeurer le synonyme de « corrompu » éternellement. Pour lui c'est en investissant le champ politique avec du sang neuf, de nouvelles pratiques et de nouvelles idées qu'on peut changer les choses. Les projets alternatifs, de démocratie directe et de mobilisation politique non partisane, s'ils sont louables en soi et permettent de créer quelque chose, un événement cristallisateur, ils n'auront cependant qu'un temps, car après tout la démocratie ne peut réellement fonctionner sans partis, c'est-à-dire sans une institutionnalisation d'une pluralité organisée à l'intérieur de laquelle prend place le conflit d'idées. A considère la politique comme un combat de « projets contre projets », de propositions différentes sur les modalités du vivre ensemble que le suffrage universel est chargé de trancher. Pour l'instant affirme-t-il la politique marocaine est loin de ressembler à cette arène idéale, il s'agit plutôt d'un petit cercle dont les rivalités apparentes ne sont que le miroir déformé d'un consensus plus général sur les manières de « s'arranger » et de composer avec un système non démocratique. La politique marocaine est davantage une histoire d'individus et de conflit d'intérêts plutôt que celle de collectifs et d'idées portés par une majorité.

A est marié depuis peu avec une jeune marocaine qui porte le voile, qui termine son master en droit international et qui participe également au 20 février sans pour autant être militante du PSU comme lui. Pour le moment il continue d'exercer le métier de journaliste au journal al-Rihân, qu'il combine avec ses activités au sein du PSU et ses études sur le point de s'achever. Questionné sur ses origines familiales, A nous révèle le terrain absolument vierge de son engagement, avançant le caractère apolitique et par ailleurs plutôt conservateur de son milieu familiale à Meknès. Il avoue même que son engagement partisan n'est pas sans poser des soucis à son entourage familial qui ne comprend guère cet engouement pour la chose politique, synonyme de complication et de risques pris sans grande chance de rétribution. Mais A assume cette distanciation, et il nous semble même que cette mise à distance contribue à fabriquer son image de professionnel de la politique. Un métier comme un autre qu'il sait ranger dans un compartiment de sa vie.

6) Y, militante de la Voie démocratique (Annahj Addimocrati)

Y fait partie des quelques militants du 20 février qui militent au sein du parti d'extrême gauche Annahj Addimocrati. Elle est également une militante active de l'AMDH, et à ce titre a participé activement au lancement du mouvement avec l'équipe des jeunes de l'organisation au début du mois de février.

Les antécédents de la contestation de 2011, Y les voit dans les mobilisations de 2006 à 2008 avec les coordinations contre la hausse des prix, dans lesquelles elle a pris part. Mais également dans les comités de jeunes pour la défense des détenus politiques, notamment durant l'année 2007. Mais jusqu'alors elle n'avait milité qu'avec des camarades de mêmes sensibilités, des « gauchistes » dit-elle, pas forcément de son parti, mais en tout cas des militants révolutionnaires. Il faut rappeler que le champ de l'extrême gauche marocaine est très éclaté, et que les militants d'obédiences léniniste, maoïste, trotskiste, ou encore conseilliste, ne sont pas tous représentés dans des partis, mais investissent différents lieux, notamment le secteur associatif et le syndicalisme étudiant. Au sein du 20 février, la grosse nouveauté pour elle a été de faire avec un spectre immense de différentes tendances politiques. C'est déjà pas bien facile, dit-elle,

de se mettre d'accord entre gauchistes, alors dans les coordinations du 20 février, c'est un véritable casse-tête.

Comme d'autres radicaux du 20 février, elle refuse de revendiquer une « monarchie parlementaire », et préfère avancer le « changement constitutionnel », qui a le mérite de ne pas se prononcer sur le type de régime souhaité, façon quelque peu détournée de refuser la forme monarchique que les révolutionnaires d'Annahj ne peuvent que difficilement reconnaître, le dessein d'une république a davantage leur préférence. Et puis précise-t-elle, le type de régime que l'on veut, ce n'est pas au 20 février de le proposer, mais aux forces de propositions politiques, c'est-à-dire les partis, sanctionnés par les suffrages. Mais pour cela il faut que les élections soient transparentes, et qu'elles conduisent la majorité à un réel pouvoir. Pour le moment ce n'est pas le cas, le makhzen fait tourner une grosse machine de propagande, il a ses pions dans tous les instances de pouvoirs, dans tous les grands partis, en face de ça le mouvement de protestation essaye tant bien que mal de construire quelque chose d'alternatif. David contre Goliath ça émeut les gens, mais au final ils se rangent derrière Goliath, et tant pis pour la légende.

Pour Y le mouvement du 20 février n'est ni un mouvement politique, ni un mouvement social, il s'agit d'un mouvement de contestation généralisée qui investit trois domaines : l'économique, le social, et le politique. Le politique est certes prééminent, car il conditionne le changement dans les deux autres domaines, mais au sein du 20 février la question se pose réellement de savoir si l'on est un mouvement politique, c'est-à-dire une force de proposition. Pour certains c'est le cas, le 20 février est une alternative politique, qui fort de sa plateforme expose une autre manière de faire du politique. Mais pour Y, le 20 février est une force de contestation, et bien que moment indispensable en politique, le moment de la contestation doit porter en elle les conditions de formation d'une force de proposition sans laquelle elle perd sa prérogative. Le moment de la proposition répond à d'autres nécessités, qui ne peuvent reposer uniquement sur un bout de papier avec des formulations à l'emporte pièce. Le 20 février ouvre une porte pour le changement, mais ce changement il ne peut pas en être l'architecte en chef, ce sont les partis qui selon Y sont les seuls à remplir ce rôle. On imagine aisément la teneur des débats en AG quand cette vision rencontre celle des « indépendants », soucieux quant à eux de tourner la page de la vieille politique et d'en d'exclure les partis.

Mais il ne faut pas se tromper, pour les militants d'extrême gauche, le mouvement social, le mouvement des masses, est le moment principal de constitution d'une force de changement politique. Cependant le pouvoir central est toujours perçu in fine comme l'objectif essentiel, et que seule une avant-garde éclairée peut en remplacer la substance oppressive par un projet émancipateur et socialiste. Cette approche idéologique est toujours d'actualité, l'idée d'un changement par le haut continue d'animer les approches majoritaires au sein de l'extrême gauche, mais il est aussi un point de fracture séparant Annahj Addimocrati des dissidents gauchistes sans étiquette. Nous y reviendrons plus loin. Pour Y les conditions ne sont pas réunies pour opérer un renversement du pouvoir à l'instar de ce qui s'est passé en Egypte et en Tunisie. On n'a pas ce soulèvement massif qu'ont connu ces pays, dit-elle, alors plutôt que faire chuter le régime par le haut, on essaye de le déshabiller par le bas. Mais s'empresse-t-elle d'ajouter, la Tunisie et l'Egypte ont-elles fait une révolution ou bien n'ont-elles fait que chuter leur président ? Il ne faut pas se tromper, on peut appeler révolution des événements qui ne révolutionnent rien du tout, mais qui ne changent que l'apparence, aussi spectaculaire et brutal que cela soit. Au Maroc on n'a pas de président à faire tomber, avance-t-elle, c'est un avantage et un inconvénient. On sait que le gouvernement n'a aucun pouvoir propre, mais le contester c'est s'en prendre à un régime tout entier, c'est pour ça que le 20 février s'est focalisé sur le terme de Makhzen. C'est un mot qui résume toutes les tyrannies et toutes les injustices du régime monarchique marocain. Mais le sort à réserver au système monarchique n'est pas clair au sein du 20 février, ni sa chute ni sa conservation ne remportent l'unanimité au sein du 20 février, et à cet égard il y a des positions qui ne sont pas conciliables. Par contre et paradoxalement tous les févriéristes s'accordent sur la nécessité de combattre le Makhzen. Ce terme rassemble avec une facilité surprenante, ajoute-t-elle, et en concentrant toute la contestation en ce point de focal il réussi à mettre tout le monde d'accord, alors qu'au final il ne fait rien d'autre que de dénommer le système monarchique lui-même.

Y débute son engagement militant en même temps que ses études de mathématiques à l'université de Casablanca, au sein de l'UNEM. Quatre ans de syndicalisme étudiant, dont elle gardera des souvenirs mitigés, les structures de l'UNEM manquant d'organisation et de vision. Pendant l'année 2006, elle fait son entrée au Annahj Addimocrati et à l'AMDH. Questionnée sur les raisons qui ont présidé à son choix de rejoindre le parti, elle avance une période de réflexion pendant laquelle elle a comparé

les partis de gauche. A l'issu de cette période, Y se rapproche d'Annahj, séduite par son programme et sa cohérence. Comme il est de rigueur dans le mode d'entrée dans ces organisations fortement surveillées par le régime, Y est restée pendant une période temporaire avec le statut de « sympathisante >>. Période durant laquelle, le militant fait ses preuves, apprend le fonctionnement de l'organisation, s'acculture et s'imprègne de son éthos. Une fois atteint le statut de membre, cela ne donne guère d'autre pouvoir que celui de pouvoir s'investir davantage dans les comités ou dans le secrétariat national. Car en effet, les militants adhérents n'ont pas de pouvoir individuel sur la prise de décision, la structure ne fonctionnant pas sur des modalités électorales. Les décisions prises par le parti ne se font pas par voix de vote mais suivant un processus plus complexe. Le secrétariat national ne fait qu'appliquer les décisions prises par les congrès. Et durant ces congrès les décisions sont prises à l'unanimité, suivant le règle intangible du « convaincre ou se faire convaincre >>. Selon Y, cette forme de démocratie directe, sans vote, par cette exigence d'unanimité que chacun doit s'efforcer de susciter, est l'idéal. Cette impératif de l'unanimité est le point qui rapproche le plus les modalités de prise de décision du mouvement du 20 février avec celles d'Annahj Addimocrati. Sommet du fonctionnement démocratique pour certains févriéristes, cette méthode est considérée comme un faux-fuyant pour d'autres, un pis-aller dont il faudra à terme se défaire, pour retrouver un fonctionnement par vote.

Concernant son milieu familial, Y mentionne ce contexte particulièrement militant dans lequel elle a grandi. Ces premières expériences associatives de jeunesse elle les doit d'ailleurs directement à son père qui l'a fait entrer dans des associations de jeunesse proche de l'USFP. Si les origines de son engagement militant soulignent ce fait statistique qui place la famille comme le principal site de socialisation politique, le parcours de Y indique également comme le souligne L. Mathieu « [qu'] on n'hérite pas de dispositions sociales comme on hérite d'un patrimoine matériel, car ce qui est transmis subit des distorsions, adaptations et réinterprétations au cours de la transmission >>68. En effet bien que socialisée dans un environnement familial de gauche, Y ne fera pas les mêmes choix partisans que ses parents. Son père est un ancien militant de l'USFP et y reste très attaché, sa mère est militante associative, et un de ses oncles milite au PADS. On le voit le choix de Y de rejoindre Annahj Addimocrati

68 Mathieu Lilian, Les ressorts sociaux de l'indignation militante, Sociologie, Vol.1, 2010/3, p306

n'était pas joué d'avance par une sorte de détermination filiale. On le remarque assez bien à travers les exemples de militants mis en exergue, si le milieu familial joue un grand rôle dans la manière de doter l'individu d'une conscience politique, rien ne vient en revanche déterminer le lieu exact dans lequel cet engouement politique trouvera à se situer. Dans la famille de Y, il n'y a pas de conflits ouverts entre ses parents et elle au sujet de son orientation partisane, simplement des discussions apaisées. Ses parents comprennent ses choix, et réciproquement.

Au sein d'Annahj, Y occupe des postes à responsabilité. D'abord au sein du comité national de la jeunesse du parti, mais aussi au sein du comité local de Rabat. A l'AMDH elle est membre du comité central, mais également du comité des jeunes et du comité des femmes.

Nul besoin de mentionner qu'avec un tel bagage militant, la voix de Y compte énormément dans le mouvement du 20 février. Elle occupe d'ailleurs de manière récurrente des postes stratégiques au sein du mouvement, notamment au sein du comité d'information. Bien que le mouvement ait mis un point d'honneur à promouvoir le turnover des comités à chaque assemblée générale, l'efficacité de ces comités d'organisation est fortement dépendante des compétences de certaines personnes ressources comme Y.

7) O, l'extrême gauche associative

Pour ce jeune militant le Maroc ne fait pas exception dans le printemps arabe, et le 20 février n'est pas une tentative de copier les soulèvements voisins, mais incarne le symptôme d'une colère qui couve depuis très longtemps. Selon lui la « Ben Alisation » de la politique marocaine a commencé à partir de 1999 avec le changement de règne, qui a décuplé la puissance du makhzen économique sous les apparences d'une ouverture politique et d'une manière plus relâchée de gérer la contestation. La crise sociale et le divorce politique entre l'élite makhzénienne et le peuple, n'a pas cessé de se manifester à travers les boycotts répétés aux élections (30% de participation aux législatives de

2007) et la multiplications des mouvements sociaux, dont les soulèvements de Sidi Ifni et Bouarfa en 2008 sont emblématiques69.

Pour O, il ne fait aucun doute que la transition démocratique est un échec, mais pire que ça c'est un échec qui se perpétue sous le récit d'un progrès à venir, perpétuellement à venir. Pour O, le pays est plus corrompu que jamais, et il y a toujours autant de bidonvilles, d'illettrisme, d'inégalité. Quant à l'IER (instance équité et réconciliation), qui devait tourner la page des << années de plomb >>, il s'agit également d'un échec de même nature, les recommandations de l'instance n'ont provoqué aucun changement effectif dans la manière de gouverner et de considérer l'opposition politique, et les tabous liés à la monarchie, à l'islam et au Sahara occidental demeurent présents et insolvables en l'état actuel.

Le mouvement du 20 février symbolise pour O l'avènement d'une génération syncrétique, qui reprend le flambeau des luttes précédentes, des combats inachevés de la génération précédente, en y apportant les nouveautés méthodologiques et idéologiques du temps présent. Pour lui, qui se considère comme un militant d'extrême gauche, la question de la lutte des classes n'a pas fondamentalement changé, les inégalités sociales et la spoliation des richesses par une oligarchie capitaliste en accointance avec l'Etat restent d'actualité. Le mouvement du 20 février ne peut pas rester indifférent à ce sujet et ne réclamer que les libertés individuelles et la démocratie, car c'est un << tout >> qui amène les gens à sortir, formant un mouvement de contestation dont les revendications sont sociales et politiques. La justice économique est indissociable des exigences démocratiques. Et la puissance de ce mouvement réside dans cette radicalité qui réclame une transformation réelle et immédiate, sans tergiversation ni compromis. En effet ce qui fait le liant de ce mouvement par ailleurs hétéroclite c'est la volonté de porter ses fruits tout de suite, sans médiation, sans échéance, car les participants savent trop bien que le temps joue en faveur du régime. Il a toujours joué en sa faveur, le mouvement peut tout perdre en se modérant ou en acceptant des compromis.

69 Au sujets des soulèvements de Sidi Ifni et Bouarfa, voir l'enquête sociologique menée par K. Bennafla et M. Emperador (Cf bibliographie)

Pour O le mouvement du 20 février a fait une erreur, en pensant conquérir l'opinion en avançant des revendications concrètes (nouvelle constitution, dissolution du gouvernement et du parlement), il a en fait faciliter la tâche du régime, qui a pu s'appuyer sur ces thèmes pour que << tout change afin que rien ne change >>70. Ce n'est pas pour rien que le régime a réagi immédiatement avec la déclaration du roi du 9 mars, déclarant la préparation d'une réforme constitutionnelle qui comblera les attentes de tous. C'est ce qu'a toujours fait le régime à chaque fois qu'il se sent acculé et en position de faiblesse pour redorer son blason et étouffer le contenu réel des réformes souhaitées. Le régime a utilisé ce flou perceptible au sein du mouvement concernant la forme du changement souhaité. Le << changement constitutionnel >> voulait dire pour certains militants mettre fin à l'autocratie, pour d'autres il voulait dire << monarchie parlementaire >>, pour d'autres encore il signifiait instaurer la république. Mais pour le régime ce flou revendicatif a été une aubaine, qui a permis de jouer le jeu de la << monarchie soft >> en avançant une proposition dans la pure tradition du roi providentiel, plutôt que de s'offusquer contre quelque chose perçu comme une atteinte à la nature monarchique du Maroc et en conséquence être obligé de réprimer le mouvement (ce qui aurait eu de graves répercussions au niveau de l'opinion nationale et au niveau de ses relations avec l'Europe et les Etats-Unis). Alors qu'au début c'était le régime qui était acculé, c'est au tour du mouvement d'être sommé d'avancer une réponse à cette proposition. L'histoire montre que quand c'est le makhzen qui propose, on peut être sûr d'avoir déjà perdu, déclare O ironiquement.

Concernant la structure du mouvement du 20 février, O nous explique son fonctionnement horizontal et se réjouit de faire parti d'un collectif où << on est tous des têtes pensantes >>. Pour lui le 20 février est une réussite organisationnelle, une machine de guerre redoutable, et en tout cas inédite au Maroc, dans cette dimension antibureaucratique et qui a pourtant réussi a se greffer dans tous les recoins du Maroc avec une rapidité incroyable, comme si une même intention était en germe dans le corps social du pays tout entier. Questionné sur la forme du leadership du mouvement, dont l'absence proclamée par le mouvement perturbe tous les référentiels d'analyse, O confie

70 Comme le soutient M. Madani dans son ouvrage le paysage politique marocain (2006), le recours à la réforme constitutionnelle au Maroc est davantage une stratégie des acteurs qu'une volonté de produire une nouvelle philosophie politique. La réforme constitutionnelle fait partie de << l'arsenal des coups politiques légitimes >>.

que le refus du mouvement de reconnaître un leadership particulier ne signifie pas pour autant qu'il n'y a pas de leaders. Il y en a mais ils sont beaucoup plus bridés par la force du collectif que dans les structures politiques ou syndicales traditionnelles. On accepte l'idée du charisme, et le fait que certaines personnes soient mieux dotées que d'autres en habilité politique, en capacité à conduire un groupe, à proposer des idées etc... Mais il n'y a jamais d'attributions officielles, et derrière la stricte égalité de pouvoir il ne subsiste que l'autorité naturelle des gens de confiance. C'est une expérience intéressante de démocratie, l'idée qu'on ne peut jamais se reposer sur ses lauriers, qu'on a à persuader et convaincre ses camarades en permanence, que rien n'est acquis par la grâce d'une fonction conquise, ou grâce à l'appui d'un clan. En quelque sorte et de façon pas très surprenante, c'est l'anti-thèse de la politique version Makhzen, résume-t-il.

Pour O, le mouvement a bien géré les contentieux initiaux que tout le monde redoutait au sein des pionniers du mouvement. Notamment le sort des relations entre les forces de gauches et les islamistes. Ceux qu'a priori tout sépare se sont avérés en réalité ceux qui ont le plus fait d'efforts pour réaliser l'unité du mouvement. Selon O, les changements identifiables dans l'attitude des militants d'al-Adl wal-Ihssan sont remarquables. Il y a eu presque immédiatement une bonne gestion du dialogue entre l'extrême gauche et les adlistes, qui ont mis de côté leurs velléités de prise de contrôle du mouvement. Contrairement à l'USFP, qui selon O a gangrené le mouvement dés le début, et avec lequel il a fallu clarifier les choses laborieusement, frôlant parfois la rupture brutale avec certains militants ittihadis désireux de prendre les rênes du mouvement, ou de le bloquer en cas de désaccord. Ce qui était absolument en contradiction avec la volonté des militants fondateurs de générer un mouvement autonome, qui n'exclut personne, mais qui veille à ce qu'aucune force politique ne lève la tête plus haut que les autres.

Au sein du mouvement du 20 février, O ne représente pas une chapelle partisane, mais il est connu pour être un militant de l'extrême gauche associative dont « ATTAC-Maroc » est l'acteur emblématique. Une extrême gauche qui n'aborde pas le politique par le national, à l'instar d'Annahj, mais qui le saisit sur le plan international en premier lieu, en produisant une critique du libéralisme mondialisé, dans laquelle ensuite viennent s'inscrire les enjeux politico-économiques marocains. La critique internationale et l'action locale sont indissociables dans l'identité d'ATTAC-Maroc, comme elles le sont d'ailleurs pour les divers regroupements d'extrême gauche plus ou moins autonomes et

structurés au Maroc. Pour O, c'est une lutte permanente qu'il faut mettre en place, il s'agit de répandre partout la pratique de la désobéissance civile, la pratique des manifestations spontanées (flashmob) comme le pratique quotidiennement la coordination du 20 février à Al-Hoceima pour montrer au quotidien qu'une forme de renouveau attend son heure, et ainsi habituer les citoyens marocains à entendre un autre son de cloche.

O se décrit comme un casablancais en exil à Rabat. Si Casablanca est une ville très dynamique, plus « métropole » que Rabat, en revanche la capitale du royaume recueille la fine fleur du militantisme et les sièges des plus grands partis et des plus grandes associations de la société civile marocaine, ce qui en fait donc un lieu politique incontournable, et cela se mesure aisément à cette espèce de préséance tacite que conserve la coordination de Rabat sur les autres coordinations du 20 février. Il est de coutume au Maroc, même dans un mouvement qui se réclame de l'autonomie locale, d'accorder la préséance à la capitale, surtout dans l'organisation des événements nationaux. C'est le résidu indissoluble de centralisme qui reste dans un mouvement qui se veut avant tout synchronisé et unitaire.

O est l'exemple parfait du militant socialisé dans un environnement familial des plus politisé. Toute sa famille est à l'extrême gauche précise-t-il, à l'instar de son père, qui est un ancien prisonnier politique et militant du PADS. O a fait des études d'économie à l'université de Casablanca, il a une licence en analyse financière et un master en sociologie politique. Un parcours universitaire qui lui permet d'exercer comme journaliste au quotidien économique marocain les Echos. O rejoint les altermondialistes d'ATTAC-Maroc en 2002, et devient vice-président de l'association en 2007, poste qu'il occupe jusqu'en 2009. Il tient à préciser qu'ATTAC-Maroc n'a plus grand-chose à voir avec l'association française dont elle est issue, et qui selon lui n'est pas vraiment une association qui vise l'action locale. Situé à Akkari, un des quartiers les plus populaires de Rabat, le siège d'ATTAC-Maroc recueille depuis le mois de mars un bon nombre de militants du 20 février, et est à l'origine de la remise sur pied du comité de quartier local. Un modèle d'organisation politique par le bas que le mouvement du 20 février tente de réactiver.

8) C, révolutionnaire libéral

Journaliste à Lakom.com (e-journal d'information alternative), C se présente lui-même comme un cyber-activiste. Il se décrit également comme une sorte de révolutionnaire, un démocrate fondamentaliste. Le Maroc a besoin d'acharnés de la démocratie, sans cette conviction et cet acharnement on retombe presque naturellement dans l'ornière de la compromission avec ses propres valeurs, avance-t-il calmement. Au sein du 20 février, C administre avec un autre militant de la coordination de Rabat la page Facebook du mouvement au niveau national depuis la création de cette page début février.

C fait partie des tauliers du mouvement du 20 février, la trentaine passée, il a déjà derrière lui une vaste expérience militante, qui a la caractéristique de ne pas avoir eu lieu dans des structures organisée, mais davantage improvisée, à la manière des récurrences présentées dans les théories du néo-militantisme. Un militantisme sporadique, constitué de micro-collectifs qui s'activent à des moments précis de mobilisations très ciblées, puis disparaissent ne laissant que les membres, dès lors disponibles pour d'autres objectifs, d'autres mobilisations en d'autres lieux. Loin de décrire un type de militant à l'engagement chancelant, puisque non accompagné d'une structure pérenne, C est l'illustration que ce type de militantisme peut s'inscrire dans la durée et faire bénéficier au militant une accumulation d'expériences particulièrement habilitantes, a fortiori dans ce nouveau contexte de mobilisation hybride ayant recours à la fois aux anciennes techniques de mobilisation (grèves, manifestations) et aux nouvelles (flashmob, internet, réseaux sociaux). Du militantisme traditionnel, C en garde tout de même une expérience, et non des moindres, au sein de la section de l'UNEM de Marrakech, ville dont il est originaire et dans laquelle il a débuté ses études d'économie.

Comme tous ceux qui ont pris part à la mobilisation du mouvement MALI, C a, depuis l'été 2009, reçu une sorte de projecteur médiatique sur la figure, caractérisant avec ses << acolytes >> le << groupuscule des déjeuneurs >>. Pendant la période de médiatisation du MALI, C a pris une part active dans la communication des intentions du mouvement. Avec calme et sérénité, on peut le voir, notamment lors d'une émission d'Al-Jazeera (chaîne satellitaire panarabe), énumérer les raisons qui expliquent pourquoi une partie de la population refuse de vivre dans un << Etat théocratique >>, un pays qui ne reconnaît pas la liberté religieuse des citoyens et qui sanctionne même les << impies >> de sanctions

judiciaires (manger publiquement en journée durant le mois de Ramadan au Maroc est, selon le code pénal en vigueur, passible de plusieurs mois d'emprisonnement ferme). Les événements du MALI lui donneront à n'en pas douter ses galons de communicant, c'est aussi son visage qui se fera remarquer. S'exposer à la télévision dans ce genre d'exercice de subversion c'est à coup sûr se condamner à demeurer visible pendant longtemps. Le jeu en vaut-il la chandelle ? C reste mitigé quant aux événements du MALI, il ne regrette pas, mais il a pris ses distances avec le groupe et ses objectifs. Il garde surtout de cet événement la méthode de mobilisation, qui est une véritable réussite : << le passage d'une mobilisation virtuelle à une action concrète », du jamais vu au Maroc. C'est le plus grand enseignement pour lui de cet épisode par ailleurs fort discutable quant à la pertinence de son contenu. Il regrette en effet cette focalisation sur le Ramadan en lui-même, qui, pense-t-il, a fait passer le groupe de jeunes militants pour des gosses capricieux, indisposés par les contraintes momentanées du Ramadan, plutôt que comme de vrais militants de la cause laïque, soucieux d'ériger le principe laïc en projet de société. L'objectif de C n'était pas de faire de la provocation, mais c'est pourtant ce résultat auquel a aboutit la mobilisation MALI.

Au sein du 20 février il est souvent considéré comme le représentant des << indépendants ». Même si de tels groupes étiquetés n'ont aucune existence officielle au sein du mouvement, (pour la raison que le mouvement est officiellement un et indivisible71), en revanche les affinités d'opinions se rassemblent presque naturellement derrière ceux qui semblent représenter le mieux la voix défendue. Derrière ce terme se cache bien des malentendus. S'il est vrai que l'on peut considérer cette catégorie des indépendants comme un << fourre-tout », en réalité il est plus homogène qu'on ne le pense. Il s'agit plus que d'un simple amalgame rassemblant tous ceux qui ne se déclarent pas attachés à tel ou tel parti ou organisation politique. Certes ils ne montrent aucun signe d'allégeance politique qui soit extérieure à la plateforme du 20 février. Pour autant agissent-ils selon cet esprit impartial tant mis en avant ? En réalité, les indépendants qu'on peut penser éparpillés dans cet océan partisan, se comportent comme un groupe à part entière, ce sont en quelque sorte des libéraux anti-partis. Ils

71 A cet égard certains militants tournent en dérision cet impératif de l'unité, faisant remarquer qu'il s'agit du même effort de consensus dont fait preuve le système monarchique pour empêcher la discorde en même temps que répandre l'immobilisme.

sont certes radicaux du point de vue de la rupture avec le système et la culture actuelle du pouvoir, mais ils ne le sont pas sur le point de la doctrine : contrairement à Annahj ou al-Adl wal-Ihssan, qui veulent en finir avec le système monarchique, ces libéraux considèrent, dans la majorité des cas, comme acceptable la persistance d'un monarque si celui-ci n'est pas la clé de voûte d'un système inique, mais un élément symbolique d'unité nationale. De ce fait ils souhaitent simplement mettre en place un système parlementaire. Position quelque peu paradoxale que de défendre un système dont les partis sont les acteurs clés, alors que par ailleurs ils s'excluent de la sphère partisane. C'est qu'au final ils ne rejettent pas le système partisan en soi, mais le contexte marocain particulier qui corrompt la pratique de la politique. Ils n'ont par ailleurs pas de doctrine économique particulièrement révolutionnaire, ils ne rejettent pas forcément le système capitaliste, même s'ils défendent une répartition juste des richesses et des services publics. Ainsi ce ne sont pas des « libéraux » au sens économique du terme, mais bien plutôt au sens politique. La formule par laquelle C se définit politiquement est éloquente et résume bien la position des « indépendants » du 20 février : un « révolutionnaire réformiste » (sic).

Même si aucun individu n'a plus de pouvoir qu'un autre au sein du 20 février, la parole de C est très écoutée, ses interventions dans les AG ne passent pas inaperçues, elles créent l'événement. Le plus souvent dans les AG, C intervient pour défendre l'esprit indépendant du mouvement contre les partis, ou bien la neutralité du mouvement sur telle ou telle question idéologique. Il est certain que cette « indépendance » et cette « neutralité » sont des concepts à signification variables. En reprochant parfois à certains de favoriser leur camp et leur programme, C ne fait rien d'autre que défendre le sien. Cependant qu'il peut, lui, avancer sans masque, doté qu'il est d'une indépendance affichée. Il est libre de se dire favorable à telle ou telle option, sans risquer de se voir reprocher une tentative de récupération, de faire pencher la balance vers une formation politique ou un centre de pouvoir quelconque, puisqu'il est à lui-même son propre référent.

Bien qu'issu d'une famille peu politisée, C a commencé à s'intéresser aux problèmes politiques à 16 ans, et notamment, comme beaucoup de jeunes militants, au travers du conflit israélo-palestinien. Il est frappant à cet égard de voir à quel point les événements du Moyen-Orient continuent à focaliser l'attention et à orienter la socialisation politique

des nouvelles générations. Le conflit israélo-palestinien, les événements libanais ou encore la guerre d'Irak, sont le continuum de la socialisation aux problèmes politiques des générations marocaines post-indépendance. A l'université de Marrakech C rejoint les rangs de l'UNEM, qui était un lieu de tensions politiques entre la gauche radicale et les islamistes. Avant de partir en Allemagne pour suivre des études d'économie politique, C se considérait comme un militant de gauche. A Munich il concentra son investissement militant dans la cause palestinienne. Il revient en 2007 au Maroc avec l'idée de militer autrement, en marge de la politique traditionnelle, et investit le champ du virtuel qu'il considère comme porteur d'un renouveau qui changera radicalement la manière de produire des mobilisations politiques. Il ouvre un blog, dans lequel il concentre ses réflexions sur la liberté d'expression et la défense des droits individuels, notamment en matière religieuse, sujet particulièrement délicat au Maroc. Pour C Internet était le seul endroit où parler librement de cette thématique, qui nulle part ailleurs dans l'espace public marocain ne pouvait résister à des formes de censure et d'autocensure.

Sur le terrain C s'investit surtout dans la défense des prisonniers politiques, et multiplie les campagnes pour défendre la liberté d'expression, souvent dans des cas de soutien à des personnes incriminées pour ce genre de forfait. Il a à cet égard travaillé au sein de l'union national des blogueurs, notamment pour défendre les blogueurs emprisonnés pour outrage à la personne du roi ou pour outrage à l'islam (dans la plupart des cas). Mais il n'a jamais rejoint d'autres organisations, comme l'AMDH par exemple, expliquant que ces structures dites de la << société civile » sont en fait très proches des partis politiques.

En décembre 2010, C participe a un événement qui, selon lui, est arrivé comme un signe de la providence. L'USAID et l'American Democracy Institut ont organisé au Maroc à cette période, des plateformes de rencontres, et des sessions de formation au << eplaidoyer » et aux nouveaux outils numériques, destinés aux blogueurs et aux organisations de la société civile marocaine. Un événement qui, au moment où la Tunisie s'embrasait, a constitué un véritable rendez-vous du cyber-activisme marocain, selon C. Le sort a voulu que cette initiative subversive revienne à l' << empire américain », ironise-t-il. Comme quoi les modalités du militantisme ont bien changé.

9) L, militant d'al-Adl wal-Ihssan (Justice et Bienfaisance)

L est présent à quasiment toutes les assemblées générales de la coordination de Rabat, il est rare de le rater à cette occasion. Accompagné le plus souvent d'un ou deux « frères » de la jamâ'a dans les réunions du 20 février, L se sent parfaitement à l'aise, saluant tout le monde, discutant à bâton rompu avec des militantes d'Annahj ou d'anciens participants du MALI.

La sauce du 20 février est certes d'une étrange composition, des mondes que d'ordinaire tout sépare, se tiennent par la main comme s'il en avait toujours été ainsi. L sourit d'amusement lorsque nous lui soumettons cet examen des choses, le caractère iconoclaste de cette union. Il commence par retracer le parcours du mouvement pour fournir la logique dans laquelle lui et son organisation ont décidé de s'inscrire. La jamâ'a du cheikh Yassine a d'abord participé à la manifestation nationale du dimanche 20 février, c'est seulement ensuite que certains jeunes militants sont entrés dans le mouvement et ont participé à son organisation. Le cercle politique d'al-Adl wal Ihssan a été accepté au sein du comité national d'appui au mouvement du 20 février. L'action d'al-Adl se veut révolutionnaire, elle se veut transformation du monde. A cette égard elle ne trouve aucune contradiction à prôner le renversement du gouvernement, ou la fin de l'autocratie. Même si les militants rechignent davantage à appeler à une « monarchie parlementaire », ils ne sont cependant pas les seuls dans ce cas, Annahj et l'extrême gauche en générale partage ce malaise.

La participation au 20 février n'a pas été évidente dés le début, il a fallu réfléchir à ce dans quoi la jamâ'a et ses principes s'engageaient. Comme dans toute organisation, il y a eu des débats internes, des gens favorables à cette participation et d'autres plus réticents. C'est vrai que bon nombre de militants du 20 février ne partagent pas les valeurs de L , certains militants sont même des « athées », dit-il. Si cela le contrariait au début, ensuite cela n'a plus eu d'importance, il n'a d'ailleurs jamais été question d'en parler ou de se disputer à ce sujet. Chacun en arrivant sait immédiatement qu'il ne sert à rien de soulever ces débats stériles. On est là, précise-t-il, pour éviter les sujets qui fâchent, et réfléchir ensemble sur les manières de s'organiser pour lutter contre le

régime. Le mouvement du 20 février est cette occasion de la rencontre inédite entre deux mondes de la contestation, L en a bien conscience, et il le dit lui-même : c'est la première fois qu'il rencontre des militants de gauche et qu'il travaille avec eux.

La présence volontairement minoritaire d'al-Adl au sein de la coordination est le signe qu'aucune forme de récupération n'est présagée. Du moins cela est le point de vue de certains militants, pour d'autres il ne faut pas être naïfs la jamâ'a ne fait aucune concession gratuitement, elle nourrit des projets de conquêtes progressives sur le mouvement du 20 février dont elle veut rapidement des martyrs pour s'en approprier la cause. L'organisation avancerait masquée, à tâtons, elle sait qu'à Rabat elle ne pourra pas prendre les manettes facilement. C'est pour cela qu'elle utilise la coordination de Salé pour faire pression sur Rabat. Pour L ces opinions sont des procès d'intentions, c'est ne voir à travers al-Adl wal-Ihssan qu'une entreprise de pouvoir, alors qu'il s'agit pour lui depuis sa création du projet pacifique de réunir la nation marocaine, pas de provoquer la désunion et la guerre civile. S'il est en AG chaque semaine, dit-il, et chaque dimanche dans les manifestations, c'est parce qu'il est un citoyen engagé qui désire réaliser des avancés avec d'autres citoyens marocains. L nous certifie que la présence d'al-Adl dans le mouvement du 20 février est uniquement d'ordre citoyen, qu'elle ne fait pas l'objet d'une volonté stratégique de noyauter le mouvement. D'ailleurs certains adlistes refusent de participer aux actions du 20 février, mais il n'y a jamais eu d'opposition radicale à cette participation, au contraire l'ensemble de l'organisation considère que cette action citoyenne est une bonne chose en soi.

Participer au 20 février c'est, pour l'organisation adliste, certainement vouloir donner à cette parole contestataire une part de celle qui alimente le quotidien de gens considérés comme des parias, des exclus du débat72. C'est aussi vouloir raccrocher les wagons avec le reste de la société, afin de sortir l'organisation de l'isolement, de son long combat en solitaire. Mais pour les adlistes participer au 20 février c'est aussi donner des gages à un mouvement qui s'est dès le début déclaré ouvert à tous ceux qui veulent changer durablement les choses au Maroc. Ils jouent donc sur un tapis qu'ils n'ont pas eux-

72 Depuis sa création en 1973, l`organisation du cheikh Yassine n'a jamais reçu de reconnaissance officielle de la part des autorités marocaines, d'où ce sentiment d'être une organisation précaire, semi-clandestine, sans cesse menacée par l'arbitraire du régime.

mêmes dressé, et selon des règles qu'ils n'ont pas édictées, mais entendent bien néanmoins tirer leur épingle de ce jeu.

L chiffre le nombre d'aldliste participant en permanence au AG à quatre personnes maximum. Pour lui et ses camarades d'al-Adl, le 20 février est un lieu dont il faut bien comprendre la culture pour s'y sentir bien. C'est à première vue un rassemblement hétéroclite, mais en réalité pas autant que cela. Il s'agit d'un lieu de militants avec ses règles de conduites et sa culture politique, et c'est dans ce contexte ou règne la culture du militantisme que L s'est tout de suite senti chez lui, avec des gens qui parlaient le même langage, qui partageait les mêmes habitus de militants. Parfois il y a plus de compréhension et de réflexes communs entre lui et un militant de gauche expérimenté qu'entre plusieurs jeunes militants en herbe de la même organisation. Pendant l'AG particulièrement virulente du 25 juillet durant laquelle des militants d'al-Adl s'étaient rendus en plus grand nombre afin de répondre aux accusations d'instrumentalisation, L a joué un rôle de modérateur très important, notamment pour calmer ses camarades d'alAdl et discuter avec les plus virulents contradicteurs. Pour donner son temps de cette manière, rester tard dans la nuit pour résoudre un problème ou une mésentente quelconque qui risque de fragiliser le mouvement, il faut vraiment aimer cela. C'est fatiguant mais ajoute-t-il dans la foulée, il faut bien payer un peu de soi-même pour faire aboutir les choses que l'on souhaite

A 28 ans, L habite Rabat, est marié, père de famille, et occupe un poste de cadre dans une entreprise d'informatique. Il représente en cela assez bien le coeur militant de cette organisation islamiste, composée majoritairement d'individus diplômés de la classe moyenne marocaine. Il est entré dans l'organisation il y a dix ans, alors qu'il fréquentait régulièrement la mosquée de son quartier. Il a été séduit par les prêches des partisans de Yassine, puis a rejoint progressivement le groupe (au bout de deux ans de fréquentation) après que celui-ci l'ait invité. Orphelin de père, il a tout fait, depuis la disparition du chef de famille, pour préserver sa famille de l'exclusion. C'est d'ailleurs lui qui a incité ses frères puis sa mère à rejoindre la jamâ'a. Aujourd'hui ses deux frères et sa mère sont membres de cette organisation « semi clandestine ». Mais c'est lui qui reste le plus impliqué. Fait notable dans le champ du militantisme islamique, l'intégration familiale de l'engagement politique y est beaucoup plus important qu'ailleurs.

La culture qu'il a acquise au sein de la jamâ'a d'Abdesslam Yassine n'est pas sans reconnaître quelques ressemblances dans les manières de militer du 20 février. D'abord il faut bien noter que l'engagement au sein de la jamâ'a n'est pas prioritairement politique73, au contraire celle-ci est avant tout basée sur un principe spirituel. Et L insiste bien sur cet aspect spirituel primordial qui conditionne le reste, comme par exemple la vie de famille ou l'engagement politique. Ainsi c'est un questionnement mystique qui vient interroger le vivre ensemble, l'éthique individuelle examine l'éthique collective. L'engagement au sein du 20 février semble être conditionné par ce même postulat de défendre avant tout des valeurs dont l'individu est le garant. Le 20 février est une solution collective à un conflit intime de l'individu avec le système makhzénien, que ce conflit soit théorisé, fantasmé, ou éprouvé. Cette éthique individuelle primordiale est analogue au principe mystique qui conditionne l'entrée chez les adeptes du cheikh Yassine. Au sein d'al-Adl il y a, avec cette aspiration à nourrir un questionnement mystique, le devoir concomitant de conserver l'amour du groupe, de ne jamais s'isoler. Il existe au sein d'al-Adl un impératif du collectif qui est appelé al-suhba, le compagnonnage. Par ailleurs le concept même de jamâ'a (le groupe, la collectivité) est le corollaire direct de la vie intérieure du croyant, qui ne peut être positive et constructive qu'à la condition de recevoir l'appui du groupe. L'être esseulé est déjà perdu. Cette exhortation mystique, de recherche de la paix intérieure, est censée recevoir en réponse l'aide pratique de la collectivité, qui fort du corpus islamique et de la parole d'A Yassine, est à même de soutenir l'individu dans une quête intérieure qui le dépasse nécessairement et qui sans cette aide le laisse dans le doute et l'incertitude. Par ailleurs l'idéal de mise à distance de l'ego, prodigué par la jamâ'a, rencontre dans le collectif du 20 février un écho familier, l'impératif d'un sacrifice de soi, d'un effacement de l'ambition individuelle, pour servir le salut de la communauté, dans l'optique d'atteindre un intérêt général supérieur. De plus, l'absence de leaders, de direction officielle et donc d'ordre personnifié, empêchent de mettre en concurrence l'espace d'allégeance que constitue chez les militants d'al-Adl wal-Ihssan le personnage charismatique d'Abdesslam Yassine. Comme l'indique Youssef Belal << la jamâ'a est un lien entre les

73 << Le projet politique, dans le sens d'un projet dirigé contre l'Etat et qui vise le pouvoir, n'est pas structurant dans le fonctionnement quotidien du mouvement » In Belal Youssef , Mystique et politique chez Abdessalam Yassine et ses adeptes, Archives de sciences sociales des religions, 135 | juillet - septembre 2006, p166

hommes, elle incarne le lien de l'islam face à la dislocation du lien social »74. Le 20 février n'est à bien des égards rien d'autre qu'une volonté de briser l'isolement de ces gestes d'indignations auparavant éparpillés et disloqués. En appelant à sortir des règles du jeu, à constituer un espace inédit de contestation systémique, le 20 février a offert aux adlistes la possibilité de redorer leur blason et de se sentir moins seuls.

L témoigne du sentiment de se sentir comme dans une petite famille, les gens se sont adoptés les uns les autres, on a fait avec les différences de chacun au-delà des appréhensions initiales et des suspicions. Il est dans la coordination de Rabat depuis le tout début du mouvement, et a déjà multiplié les postes à responsabilité au sein des différents comités du mouvement, notamment dans la cellule de veille. Créée en mai, après la répression policière essuyée à plusieurs reprises par les manifestants, cette cellule de veille est d'une importance capitale, c'est en quelque sorte l'organe exécutif de dernier recours, qui veille à ce que tout se déroule selon l'ordre des décisions prises en AG, mais qui peut à tout moment pour des raisons de sécurité, court-circuiter les programmes prévus et annuler ou orienter différemment l'action. En règle générale elle est composée de trois militants choisis en dehors des AG, et comme tous les autres comités du mouvement elle subit un turn-over régulier. La seule différence qui la distingue des autres comités réside dans le caractère confidentiel qui touche à sa composition. Seul un groupe très réduit de militants févriéristes ont la connaissance des individus chargés de la fonction de veille, cependant que le reste des participants aux coordinations l'ignore. La participation de L à ce poste clé dans le mouvement du 20 février prouve bien que les adlistes ne font pas de la figuration, et que leur présence n'est pas qu'un prétexte d'ouverture en trompe-l'oeil, tenus qu'ils seraient à l'écart des fonctions exécutives par un éventuel « lobby laïc ». Au contraire ils sont gratifiés d'une certaine confiance, et surtout il s'agit également d'une forme de reconnaissance des contributions militantes colossales que fait la jamâ'a lors des manifestations hebdomadaires. Il est indiscutable que l'organisation islamiste est la plus habile et la plus efficace à mobiliser ses bases militantes de manière régulière, massive (quoique discrète) et disciplinée lors des différentes sorties de rue, notamment les grandes marches du dimanche. Son habilité réside dans le fait qu'elle sait montrer son

74 Belal Youssef , Mystique et politique chez Abdessalam Yassine et ses adeptes, Archives de sciences sociales des religions, 135 | juillet - septembre 2006, p173

importance dans le mouvement en l'assurant d'une assiduité parfaite, mais une assiduité qui sait en même temps soigner la discrétion, se fondre dans la masse des manifestants et respecter scrupuleusement les mots d'ordre.

10) D, le cadet

D est un militant singulier par son très jeune âge. A 16 ans il est le cadet de la coordination de Rabat, à laquelle il a pris part après la manifestation nationale du dimanche 20 février. D manifeste très tôt dans son enfance un goût pour la politique et le débat d'idées.

Sa socialisation politique, s'il l'a doit en premier lieu à son milieu familial, très politisé, D affirme cependant avoir bâti sa propre trajectoire. C'est grâce aux chaînes satellitaires panarabes, dit-il, qu'il a pu suivre avec assiduité la guerre israélo-libanaise de 2006. D'ailleurs il regarde toujours autant al-Jazeera, al-Arabia, ou encore al-Manar la chaîne TV du hezbollah, depuis cette époque. En 2006 il n'avait alors que 12 ans, mais suivait le déroulement des événements libanais à la manière d'un feuilleton palpitant. Quand il se passe des choses au Liban ou en Palestine, c'est tout les arabes et les musulmans qui se sentent concernés, ajoute-t-il. Deux thématiques politiques le touchent particulièrement : la question de l'impérialisme et celle de la répartition des richesses. L'impérialisme c'est l'autre nom de la malédiction, D nous affirme qu'il existe des forces qui contraignent les pays pauvres à demeurer sous-développés (les premiers responsables ce sont les Etats-Unis), et qui ont la même attitude qu'Israël envers les palestiniens. Pour lui l'impérialisme et le sionisme sont apparentés, ils fonctionnent ensemble. Pour D tout est fait pour que les peuples ne prennent pas conscience de leur propre soumission. Tout est fait pour arrondir les angles et empêcher la révolte. D en fait l'expérience au lycée, il avoue ne pas se sentir bien compris par les gens de son âge dans ces thématiques politiques qu'il affectionne, et qui sont absconses pour tous, à part quelques rares compagnons qui partagent son enthousiasme.

Ce qui est intéressant dans le processus de politisation de D c'est la manière dont les
problématiques marocaines en ont été préalablement exclues. A ses débuts, dans ses

premières lectures et ses premières discussions, il s'agit uniquement de la problématique moyen-orientale, de l'histoire européenne ou des Etats-Unis. L'histoire de son propre pays le désintéresse, il n'a d'yeux que pour les choses qui l'éloignent du lieu de son expérience quotidienne. C'est plus tard (encore que pour D tout se joue en l'espace de deux années et quelques mois) qu'il prend conscience, ou en tout cas qu'il prend connaissance, des enjeux marocains, de l'histoire de la lutte démocratique, dans laquelle son père et ses oncles ont pris part. Son père est un ancien militant du PSU, et ses oncles, dont l'un (mort en 2004) a été un des fondateurs du PADS, ont fait plusieurs années de prisons sous Hassan II. Pourtant D nous confie qu'il n'a jamais abordé un sujet politique avec son père. Alors qu'il n'a jamais été exclu des conversations d'adultes, et qu'il a toujours eu l'habitude de parler de sujets politiques avec ses oncles, sa tante et son grand-père, ce n'est que depuis qu'il a rejoint le mouvement du 20 février qu'il commence tout juste à parler de politique avec son père.

Bien que tout jeune militant en herbe, expérimentant sa première mobilisation, D n'a pas une place négligeable au sein du mouvement. Son statut de lycéen lui confère un rôle de courroie de transmission avec le monde des lycéens. Comme tous ses camarades du 20 février qui occupent encore le banc des lycées (et il y en a peu), il est l'oeil, l'oreille et la bouche du 20 février au sein de son établissement scolaire. On sait quel rôle majeur joue le soulèvement des lycées dans l'histoire du Maroc, à l'instar des soulèvements de mars 1965.

D contribue donc à la diffusion du mouvement dans ces lieux de prédilection, il rapporte les informations disponibles sur l'état d'esprit des lycéens, et organise régulièrement de petits comités au sein du lycée Le 21 avril au Lycée Abidar Ghifari de Rabat, D accompagné de trois camarades ont élevé un drapeau du 20 février et une banderole arborant le slogan « Nous voulons un système éducatif démocratique et populaire » au beau milieu de la cour principale de l'établissement. Le drapeau est resté une heure, commente-t-il amusé. Mais ce rassemblement, pas très bien organisé concède-t-il, a tout de même ameuté une cinquantaine de personnes intriguées. Autant dire une petite victoire. Etonnement l'administration du lycée n'a pas réagi par des sanctions disciplinaires, elle est restée plutôt neutre, peut-être parce qu'elle ne voulait pas voir la contestation grandir en réagissant trop violemment.

L'engagement de D au sein du 20 février est l'aboutissement d'une socialisation aux cercles militants qu'il a débuté à la rentrée scolaire de l'année 2010. Pendant cette période où D fait ses premiers pas de lycéen, il se rapproche d'Amnesty International. L'organisation était venue dans son établissement organiser des interventions de sensibilisation aux droits de l'homme, qui l'ont immédiatement séduit. Il est devenu membre de l'ONG très rapidement. La question des droits de l'homme l'intéresse au plus haut point, et au sein d'Amnesty il rencontre de nombreux militants qui l'instruisent et lui proposent de participer à des ateliers de formation. Pour une structure comme Amnesty, avoir auprès de soi un jeune comme D c'est un atout pour gagner l'opinion des jeunes gens que D est susceptible de côtoyer tout au long de son parcours scolaire. Pour D, cette structure est une aubaine, elle n'est pas un parti politique (structure dont D ne se sent pas encore prêt à intégrer les rouages) et fonctionne plutôt comme une petite communauté d'amis, réunis autour de valeurs universelles à défendre. Au sein d'Amnesty, D participe à des ateliers de sensibilisation aux droits de l'homme, et à des ateliers de formation au plaidoyer. Ces ateliers sont constitués d'une vingtaine de personnes avec deux personnes pour guider les débats. Il y est question entre autre de savoir comment bien utiliser les outils de communication disponibles pour, par exemple, mettre en place un appel à la solidarité, ou encore de prendre connaissance des diverses manières de construire un plaidoyer, et les techniques de communication qui sont utiles pour gagner un auditoire et ne pas l'ennuyer. Au coeur de ce lieu d'apprentissage concret, on gagne en enthousiasme car on se sent de plus en plus << capable >> confie-t-il. De plus l'individu est toujours accompagné, soutenu, et motivé par le collectif, le militant est tout de suite bien entouré ; s'il est content de son engagement, alors le collectif sera toujours là pour l'épauler.

Au sein du 20 février D fait une autre rencontre. Déjà intéressé par l'AMDH avant la mobilisation marocaine de 2011, le mouvement du 20 février est l'occasion pour lui de rencontrer les jeunes militants de l'AMDH. Ceux-ci l'ont aidé pour les démarches d'inscription. Agé de 16 ans, D est encore trop jeune pour être membre à part entière de l'AMDH. En revanche il a pu devenir un << ami de l'AMDH >>, qui est statut reconnu spécialement pour les sympathisants, et qui leur permet d'accéder à certains événements organiser par l'AMDH. A ce titre D participe aux << colonies de l'AMDH >>, qui sont une sorte d'université d'été pour les jeunes, organisée pendant le mois de juillet dans différentes villes du Maroc. C'est l'occasion pour D, en période de vacance

scolaire, d'approfondir son apprentissage de militant des droits de l'homme, et d'aller à la rencontre d'autres jeunes.

Concernant les partis politiques, D n'exclut pas l'hypothèse d'en rejoindre un dans un futur proche. Au sein de la coordination du 20 février de Rabat sa sensibilisation au contexte partisan est inévitable, car il est entouré essentiellement de jeunes militants de partis politiques. Et à l'AMDH, il va sans dire que la vie politique et partisane est intimement liée à l'organisation. A l'intérieur D y fait la rencontre d'Amina B, qui en plus de sa casquette de militante des droits de l'homme, est aussi membre du PSU et du comité de soutien au 20 février. C'est Amina qui l'a aidé à organiser le rassemblement au sein de son lycée le 21 avril. En plus du drapeau, du mégaphone et de la banderole, Amina lui a donné de précieux conseils. D nous confie que c'est grâce à des personnes comme Amina qu'on a envie de faire des choses, qu'on ne se sent pas seul pour agir. C'est d'ailleurs encore Amina qui l'appelle pour assister à des réunions du PSU, et alors qu'il était préalablement tenté de rejoindre le PADS, D conçoit bien à présent que son affinité nouvelle pour le PSU lui est largement redevable. A cet égard et pour conclure, il serait particulièrement intéressant d'étudier, en prolongement des travaux de M. Bennani Chraïbi sur la politisation75, et à la manière des travaux de Jean Birnbaum sur les transmissions militantes dans le trotskisme français76, les diverses techniques et approches adoptées par les structures partisanes marocaines pour recruter leurs bases militantes.

Conclusion

Les militants dotés de trajectoires partisanes ne sont pas tous le produit d'une socialisation politique ayant eu cours dans le cercle familiale. Des approches quantitatives et qualitatives supplémentaires, seraient à même d'approfondir cet aspect encore obscure du militantisme marocain, notamment celui qui se loge dans le champ

75 Bennani Chraïbi Mounia, Parcours, cercles et médiations à Casablanca, tous les chemins mènent à l'action associative de quartier, in Bennani Chraïbi M, Fillieule O, Résistance et protestation dans le monde musulman, Paris, Presse de Sciences Po, 2003, p 293-352

76 Birnbaum Jean , Transmission révolutionnaire et pédagogie de la jeunesse. L'exemple des trotskismes français, Histoire@Politique, n°4, 2008, 21p

partisan, dont le mouvement du 20 février offre un bon poste d'observation . Pour un nombre non négligeable d'entre eux, en effet, l'engagement ne se situe pas nécessairement sur le plan d'une fidélité à une éthique politique familiale. L'autodescription des facteurs d'influence les ayant amené à rejoindre un parti, est particulièrement éloquente en ce qu'elle exclue totalement, pour certains d'entre eux, les raisons familiales de leurs cheminements militants. Cette exclusion du déterminisme familiale est assez rare du point de vue sociologique pour être relevé. Contrairement à ceux qui se présentent comme des individus éduqués dans des milieux à forte prégnance politique et partisane, et qui conçoivent leur engagement comme une attitude naturelle, et comme un élément indissociable de leur existence, les << non héritiers » ne conçoivent pas leur attitude militante de la même manière. Plutôt que d'identifier leur engagement à une attitude citoyenne qui serait innée et totale (indivisible dans les différentes sphères sociales), certains le perçoivent davantage comme une vocation construite et un << métier ». Sans pour autant donner d'explications aussi affirmatives que celles avancées par les << héritiers » quant aux déterminants de leurs engagements, ils trouvent cependant dans leurs parcours biographiques mis en récit, des éléments charnières, des rencontres, des aptitudes, et des moments de conscientisation, mais dont ils peinent à identifier précisément la source. Leurs vies semblent moins homogènes, semblables à des lieux compartimentés dans lesquels la personnalité des individus se partage et se donne des rôles bien distingués les uns de autres. Leurs engagements se situent dans des espaces sociaux relativement imperméables, qui ainsi cloisonnés empêchent le mélange des genres et l'amalgame des rôles. On comprend donc comment l'engagement militant de ces individus s'est bâti sur le thème du << métier », de la vocation professionnelle. Ceci permet d'accepter la barrière qui s'érige entre leur vie individuelle et celle qui s'incarne dans le collectif familiale. Puisque ces deux sphères ne communiquent pas et que l'incompréhension provoque même parfois le malaise, l'individu s'en sort en érigeant une frontière privée / publique (vie professionnelle / vie intime) qui permet de donner du sens à cette désunion individuelle. Il s'agit donc de conforter cette désunion, lui donner une fonction, plutôt que la subir comme une déchirure. En effet on a remarqué que cet éclatement biographique est le plus souvent vécu positivement (ou en tout cas mis en récit d'une manière positive) en mettant en avant le sentiment de se construire une personnalité plurielle qui place l'individu devant des responsabilités plus perçues comme << habilitantes » que << contraignantes ».

Encore faut-il préciser que ces compartimentations sont à étanchéité variable, comme l'illustrent les cas recensés. Tel ce militant du PSU qui associe son métier de journaliste à sa vocation de militant politique mais qui par ailleurs sépare bien ce bloc (amalgamé dans le registre du « professionnel ») de ses relations familiales. Ou encore ce militant d'al-Adl wal-Ihssan qui distingue nettement son implication politique dans le cadre de l'organisation du cheikh Yassine, de ses responsabilités professionnelles au sein de l'entreprise qui l'embauche, alors qu'a contrario son cadre familiale épouse parfaitement ses engagements politiques.

A l'inverse de ces existences sociales compartimentées, qui caractérisent l'engagement militant davantage comme une excroissance que comme un continuum, certaines trajectoires biographiques se situent sur diverses logiques de continuité. Si l'on peut considérer comme « verticale » la forme de continuité qui concerne les individus héritiers d'une tradition militante familiale, une forme de continuité « horizontale » caractérise des engagements tendant à amalgamer les sphères professionnelles et les sphères militantes. Le métier exercé peut parfois épouser les formes prises par le cadre éthique des valeurs militantes de l'individu, et même dans certains cas s'y fondre totalement. Au sein du mouvement du 20 février, le « journalisme » est une activité professionnelle avancée par certains militants politiques comme le métier leur permettant d'associer les nécessités matérielles de l'existence avec les valeurs politiques de leur engagement. Et plus fusionnelle encore est l'activité associative qui assortie du statut de salarié offre à l'individu l'opportunité de vivre son engagement sur le terrain du travail rémunéré, permettant de la sorte une cohérence pratique et une unification des lieux d'investissement de l'individu, consacrant ainsi son temps professionnel à faire avancer simultanément la cause et les valeurs qu'il défend. Au sein du mouvement du 20 février ces militants professionnels sont parfois même détachés par leurs structures professionnelles pour investir le mouvement ou ses satellites quasiment à plein temps. Ces structures de plaidoyer, charnières entre le champ associatif et le champ partisan, jouent par ailleurs un rôle particulièrement important de recrutement, de rencontres et de brassage des réseaux ; phénomènes qu'illustrent plusieurs des portraits et parcours militants décrits plus haut. En outre, puissamment intégrés ces militants associatifs sont les moins touchés par le phénomène de mise à distance de l'engagement. Ils sont par ailleurs les mieux dotés en capital temps, compétences et savoir-faire techniques à même de les rendre indispensables au sein du mouvement. On les retrouve également à

la charnière des différentes rencontres entre réseaux, qu'ils savent activer grâce à leur carnet d'adresses. A ne pas confondre avec les « figures charismatiques », ces individus richement dotés en compétences militantes ne figurent pas tous en tête d'affiche mais travaillent davantage dans l'ombre en sachant cultiver la discrétion. Seule une immersion dans les rouages du mouvement peut nous rendre compte de ces distributions de compétences et offrir un tel repérage de ces personnes ressources.

Conclusion générale

Le mouvement du 20 février s'inscrit indéniablement dans la vague des révoltes arabes. Phénomène de capillarité colossale, ce << printemps arabe >>, s'il est bien le signe manifeste de l'identification des peuples arabes à un sort commun, à la manière d'un corps rhizomique qui éprouve ses douleurs à l'unisson, il est aussi la démonstration qu'au-delà des échos familiers, la réalisation concrète d'une mobilisation reste dépendante de l'héritage politique et des configurations sociales prévalant en chaque lieu. La forme prise par le mouvement du 20 février, bien qu'innovante à plus d'un titre, reflète aussi fortement le passé des luttes antérieures. La forme routinière des mobilisations sociales au Maroc, rendue possible par l'attitude ambivalente du régime marocain dont la << souplesse >> (l'un des visages de Janus) est motivée par une rhétorique de la << transition démocratique >>, a conduit le jeune mouvement à redoubler d'efforts pour espérer parvenir à un dépassement historique de ces formes de << confrontations / adaptations >> entre les mouvements de protestation et le régime. Mais l'héritage et la maturité des mouvements sociaux au Maroc (en comparaison des autres pays arabes) ont paradoxalement été un frein à la mobilisation actuelle, en tant qu'elle se voulait une sorte de soulèvement spontanée, à l'image de la Tunisie et de l'Egypte, comme si rien dans l'histoire du Maroc ne pouvait déterminer des formes particulières de lutte. Or bien au contraire, le passé du Maroc est loin d'être vierge en expériences de mobilisation contestataire, d'autant qu'il existe depuis au moins vingt ans des formes (plus ou moins tolérée certes) d'opposition dans le champ politique. De sorte que les modalités de la contestation au Maroc sont déjà rodées, éprouvées, et engagées dans les sillages des mobilisations antérieures. Alors que les mobilisations tunisienne et égyptienne ont connu un accroissement crescendo de leurs effectifs, ceux du 20 février sont restées peu ou prou les mêmes. Une fois équilibré et atteint un nombre conséquent de participants, le mouvement du 20 février a concentré une part significative de son énergie à faire se tenir ensemble des éléments contradictoires. Le mouvement s'est mis à exister presque à huis clos, fermé sur des problèmes internes difficiles à gérer, de sorte qu'il n'a pu oeuvrer à faciliter l'accès de ses rangs à une population nouvelle. Ainsi les possibilités d'entrée dans le collectif étaient plutôt étroites, et partant, les possibilités pour le mouvement de gonfler ses effectifs en ont subi le contrecoup.

Nous rappelons que nos observations concernent uniquement la coordination de Rabat. Bien qu'il s'agisse d'une coordination centrale dans la pratique de la mobilisation sur cette période, elle n'épuise pas pour autant les formes et les enjeux inhérents au mouvement du 20 février dans son entier. Les conclusions portant notamment sur la configuration des forces militantes disponibles dans la coordination de Rabat ne doivent pas être extrapolées, dans la mesure où les situations sont bien différentes d'un endroit à l'autre du Maroc. Il n'est pas certain que la prégnance significative du militantisme partisan à Rabat reproduise ses formes dans la majorité des coordinations. La connaissance des spécificités de chaque coordination, des effectifs militants et des enjeux locaux, ainsi que des compositions politiques disponibles en chaque lieu, nous permettrait de comprendre davantage ce qui fait la nature du mouvement du 20 février, les éléments d'analogie qui consolident sa dimension nationale et ceux qui mettent en relief la diversité des enjeux et des formes locales que prend la << contestation ».

La mobilisation du mouvement du 20 février dure maintenant depuis huit mois, et a su tout au long de cette période adapter la riposte aux formes de propositions du régime : d'abord la nouvelle constitution dont le mouvement a critiqué la modalité opératoire, comme l'illustration de la pratique makhzenienne des << constitutions octroyées ». Ensuite les élections législatives anticipées (prévues pour le 25 novembre 2011) qui n'ont, selon le mouvement, qu'une fonction d'annihilation de la contestation actuelle, sans véritable perspectives de changement systémique. Mais tout laisse à penser que le régime aura les plus grandes peines du monde à satisfaire le mouvement et affaiblir la force de protestation qui s'est établie dans ce nouveau collectif contestataire. Assiste-ton à la pérennisation d'une nouvelle offre politique qui, protéiforme et rhizomique, s'exclut du système politique marocain pour développer un contre modèle de société, une nouvelle culture politique, un nouveau lien social fabriqué en antithèse de la << culture makhzenienne » ? La manière dont le mouvement saura dialectiser son attitude contestataire, dépasser son refus formel pour incarner une proposition en gardant l'esprit d'un changement systémique, c'est-à-dire en somme les formes concrètes de réalisation d'une alternative social et politique, se chargera de répondre à cette question. Savoir s'exclure du système sans participer à sa propre annihilation, cultiver l'insoumission et le refus en faisant conjointement exister une forme concrète d'alternative, voila bien le défi de tout mouvement contestataire à vocation << contre hégémonique ».

L'état des protestations au Maroc dénote d'une chose : si prendre la parole pour défendre ses conditions de vie et son statut social relève du faisable et du légitime, en revanche affronter le régime sur le terrain du politique, c'est-à-dire remettre en cause l'institution souveraine, semble n'être encore qu'une idée en gestation, incapable de susciter, en l'état actuel des choses, une force d'attraction susceptible de bouleverser l'équilibre ingénieux sur lequel s'est bâti le régime monarchique marocain. Les tergiversations du mouvement du 20 février sur la question de la plateforme revendicative (faut-il mentionner l'institution royale ? faut-il revendiquer un « changement constitutionnel » ou bien une « monarchie parlementaire » ?) sont révélatrices de l'état d'inquiétude et d'indétermination qui touche la société marocaine dans son ensemble. Cette indétermination est le point focal à partir duquel le mouvement tente de se mouvoir, mais c'est justement parce qu'il s'agit d'une volonté confuse (une volonté dépourvue d'objet) que le mouvement contestataire est empêché dans sa recherche d'un pendant positif à la hauteur de son « refus » catégorique. Ainsi la formulation d'une perspective, d'un projet susceptible d'accrocher le plus grand nombre et de dégager une « volonté générale », reste encore dans les limbes : un projet qui soit assez radical pour légitimer l'acte de « refonder » et cependant qui puisse ne pas se couper complètement des horizons d'attente - nécessairement limités - des catégories de la population les plus concernées (les pauvres et les catégories moyennes en voie de déclassement).

La professionnalisation et la concentration d'une élite militante observées dans le domaine de la protestation a exclu d'emblée toute une frange de la population pour qui cette pratique de la citoyenneté ne fait pas (encore) partie des référentiels culturels. Cette professionnalisation du champ associatif et partisan, ainsi que l'adoption des modèles managériaux et pragmatiques de l'action collective, ont réussi à produire une élite fortement dotée en compétences cognitives et pratiques, et à autoriser la confection de réseaux denses et efficaces pour relayer les différentes formes de « plaidoyer », d'ailleurs en phase avec le nouveau visage du régime marocain, qui sous son habile désir de conservation sait aussi s'habiller de volontés modernisatrices et peut-être même démocratiques. Mais force est de constater que si les espaces de la contestation (partis, associations de plaidoyer, collectifs ad hoc) ont réussi à tisser de larges réseaux (sur l'ensemble du territoire marocain, mais surtout les zones urbaines) et à mettre sur pied des effectifs expérimentés, compétents et endurant (la temporalité de la mobilisation du

mouvement du 20 février l'atteste), il demeure cependant un dysfonctionnement de taille pour mettre à bien des projets alternatifs : l'adhésion du plus grand nombre.

Ainsi il apparaît clairement qu'en dépit de tous les mécontentements et les problèmes sociaux que connaît le Maroc (notamment l'extrême pauvreté et l'illettrisme), la force d'attraction des mouvements de contestation reste relativement faible. La peur du régime ? Le souvenir des déboires de l'ère hassanienne ? Ou plus simplement l'adhésion à la figure du roi, symbole d'unité et d'ordre, auquel on concède, malgré tout, les errements makhzeniens et la corruption qui gangrène ? L'opinion publique marocaine reste bel et bien l'inconnue de l'équation, en face de laquelle le mouvement du 20 février sait bien qu'il n'a pas de prise aussi solide que celle du régime (lequel interdit les sondages sur la popularité du roi, et organise de temps en temps des référendums sous la haute surveillance du ministère de l'Intérieur). Loin de céder à l'idée selon laquelle il faudrait suivre la << volonté générale >> que les conservateurs appellent la << majorité silencieuse >>, le mouvement du 20 février a fait sienne l'idée qu' il faudrait à ce concept de << volonté générale >> une incarnation palpable, une voix tangible. Cette voix, si elle ne peut véritablement subsumer la totalité des volontés émiettées du corps social, s'avance comme une forme d'alternative, un discours dissident dans l'attente d'une proposition pratique, susceptible de transfgurer les usages du réel et travailler ainsi à la construction d' << effets de vérité >> à même d'impulser la transformation des référentiels communs.

C'est ici l'enjeu central d'un mouvement qui se veut une << mobilisation citoyenne >>, c'est-à-dire qui se veut centré sur la capacité des individus à se rendre maîtres des destinées politiques de leur patrie, car si les citoyens sont bien là << en-soi >>, présents en puissance, il leur reste à le vouloir << pour-soi >>. Pourtant quand on entend les févriéristes taper sur les figures autorisées de la contestation, on les entend moins revendiquer quelque changement en prenant le pouvoir à partie, que s'adresser à la population marocaine, dans une tentative de sensibilisation politique. Là réside peut-être une des originalités du mouvement : en s'adressant au pouvoir, les militants ne lui réclame rien (ils ne lui parlent même pas), leur parole est orientée ailleurs, vers ceux pour qui l'injustice est patente mais la mise en branle du << voice >> encore un pas difficile à franchir. Mais cette fabrication du << vouloir >> ne peut pourtant pas avoir lieu dans les manifestations, car elle est antérieure à celles-ci, elle a lieu dans les espaces sociaux où l'on construit laborieusement les conditions d'une possibilité de remise en

cause de l'ordre social et politique. Si le mouvement du 20 février a entamé sa mobilisation avec en tête la méthode tunisienne, la volonté de poursuivre l'effet de surprise, le déroulement des événements apporte la preuve qu'il n'a pas su contorsionner le réel et se détourner outre mesure des déterminations et des singularités du contexte marocain. Car celui-ci, à l'évidence, nécessite, pour initier un changement significatif, d'autres approches que celles véhiculées par le mythe Facebook et les représentations spectaculaires des révoltes tunisiennes et égyptiennes.

C'est à la construction de ce « vouloir » collectif et individuel que l'on doit s'attendre dans les mutations prochaines du mouvement, car ce « vouloir » pour le moment ne le précède pas. La réactivation des espaces de politisation à l'instar des « comités de quartier » va dans ce sens. Mais plus profondément ce sont les changements opérés (et à venir) dans la société civile et les partis d'opposition qui nous semblent le plus urgent à observer et analyser. Les mutations des modalités d'action dans les champs associatif et partisan, dont l'existence du mouvement du 20 février aura précipité l'impulsion (la « 20féviérisations des partis »), seront cruciales pour déterminer de nouvelles pratiques visant à proposer une alternative concrète aux contraintes et propositions émanant du régime. C'est toute la substance contenue dans l'idée d'un « changement par le bas », c'est-à-dire la mutation pratique d'un mouvement contestataire qui, au lieu de faire exister son ennemi en l'invectivant, se changerait en une dynamique propositionnelle qui puisse devancer le régime, le concurrencer, et tenter d'occuper l'espace de son hégémonie.

Dans ce présent travail nous avons analysé brièvement les formes du renouveau idéologique, largement dépendantes des transformations opérées dans la société civile à partir des années 1990, et s'orientant vers davantage de réformisme et de pragmatisme, et cherchant même parfois à adopter la culture managériale et l'ouverture à l'internationale. Nous avons vu également l'importance de ces « lieux nodaux » à partir desquels se construisent les multipositionnements militants, à même de produire les formes, mêmes éludées, de leadership. Nous avons tenté par la suite de mettre en relief les transformations des conditions d'acquisition du capital militant (internationalisation, technicité accrue, multipositionnalité), qui font des jeunes militants actuels des individus beaucoup plus autonomes par rapport aux déterminations classiques (filiations familiales) et aux structures (en tout cas en recherche de plus d'autonomie) et plus

enclins à rechercher l'unité (quitte à forcer parfois l'union des incompatibilités les plus éloignées). Enfin nous avons essayé de montrer que, loin d'être un mouvement de << néomilitants >> ou de << cyber-activistes >>, le mouvement du 20 février - dans sa variante rabati tout du moins - rassemble davantage une jeunesse préalablement formée dans des structures militantes, notamment partisanes, et partant politisée dans des cadres beaucoup plus classiques qu'on ne le pense a priori. La socialisation de toute une génération à la pratique du langage et de l'échange dans des univers informatisés et numériques a certainement produit des transformations dans l'ordre des pratiques qui peuvent déployer leurs effets dans des phénomènes sociaux comme l'action collective. Mais cependant, mettre sur pied un mouvement contestataire à partir d'une page Facebook ne fait pas nécessairement de lui un regroupement de hackers cyber-activistes. Les outils d'Internet et du numérique, notamment les réseaux sociaux, ont eut certes un effet performatif sur l'optimisation des modalités d'information et de communication, mais ils n'ont pu garantir ni une politisation inédite (et rapide) censée provoquer l'arrivée massive d'une nouvelle population dans le mouvement, ni l'activation véritable d'une nouvelle manière de prendre des décisions collectives. Si certaines décisions du 20 février sont prises sur << Facebook >>, ce n'est généralement que dans le cadre des pages privées des coordinations ou des comités exécutifs (autrement dit, une variante de la vieille méthode des << mailing list >>). Ainsi ces réseaux sociaux ont eu un effet, notamment dans la manière de synchroniser rapidement les différentes coordinations, mais ils n'ont pas eu le même impact que dans les pays arabes voisins, pour la bonne raison que la censure ne s'applique pas avec la même sévérité au Maroc et que de solides réseaux militants y ont une existence légale depuis plusieurs décennies.

Il resterait à faire beaucoup pour saisir les multiples facettes de ce mouvement inédit. Un point qui mériterait investigation serait par exemple la signification à donner au terme << liberté >> dont le mouvement fait un usage abondant dans ses slogans. Quand les févriéristes appellent à << mettre dehors le makhzen >> pour faire du Maroc une << terre de liberté >>, que signifie fondamentalement ce mot de liberté ? Il y a manifestement derrière ce terme un nombre foisonnant d'attentes et de significations qui peinent à se contenir dans le même mot. Car si à bien des égards la liberté en question relève du registre politique, en tant qu'elle figure une volonté de s'émanciper de l'ordre despotique, c'est aussi de liberté dont il est question dans l'ordre social, dans le terreau autonome des règles et des contraintes qu'un corps social s'accorde à prodiguer, à

transmettre et sauvegarder. Peut-on attaquer le pouvoir politique, aussi despotique soitil, quand il est question d'éléments de contraintes dont le corps social en est lui-même le souverain ordonnateur ? Jusqu'où peut-on prendre le politique pour responsable des tares qu'une société s'administre elle-même ? Certes, l'Etat, le sommet de la pyramide, est, à n'en pas douter, l'administrateur suprême, le légiférant, qui diffuse toute cette infrastructure normative, et élabore l'essentiel des conditions requises pour une praxis donnée, un usage culturel et social des corps et des esprits (quel meilleur exemple que celui de l'école, que le régime marocain peine à réformer, probablement à dessein ?). Ici le militantisme protestataire bute pourtant bien sur cette impasse, la désignation d'un ennemi ne résout pas l'équation. Mais il faut reconnaître que si le problème ne s'épuise pas dans le registre politique, on peut en revanche être en droit de penser que c'est chez lui qu'il débute.

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Table des matières :

Introduction 3

Chapitre 1 : Genèse du « mouvement du 20 février » 15

1) Du virtuel au réel : réseaux sociaux et réseaux militants 19

2) Implication des jeunesses partisanes 29

3) Construire le collectif et l'adversaire : les antidotes contre le Makhzen 35

4) Capitaliser les luttes : effets de vérité et redéploiement 39

5) Société civile et politique : les transformations dans l'ordre du discours et de la pratique 44

6) Tansikiyate et démocratie horizontale : nécessité ou projet ? 48

Chapitre 2 : Occuper l'espace public : manifestations et slogans 57

1) Les manifestations de rue, sit-in et rassemblements 57

2) Description factuelle d'une « flashmob » 67

3) Les slogans 77

a) L'identité, l'unité, la résistance 79

b) Slogans politiques (revendications et dénonciation du régime et de la répression) 82

c) Slogans socio-économiques 88

d) Critiques ad hominem 90

e) Le roi (et le sacré) 91

Chapitre 3 : Engagements et trajectoires militantes 94

1) R, l'engagement distancié 98

2) Mo, militant USFP dissident 101

3) M, indépendant mais sympathisant 104

4) N, l'indépendant laïc 111

5) A , militant du PSU 113

6) Y, militante de la Voie démocratique (Annahj Addimocrati) 115

7) O, l'extrême gauche associative 119

8) C, révolutionnaire libéral 124

9) L, militant d'al-Adl wal-Ihssan (Justice et Bienfaisance) 128

10) D, le cadet 133

Conclusion générale 140

Bibliographie 147

Table des matières : 153






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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore