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Les "forces de l'invisible" dans la vie sociopolitique au Cameroun : le cas de la localité de Boumnyebel

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par Alain Thierry NWAHA
Université Yaoundé 2 (Soa) - D.E.A Science Politique 2008
  

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L'ABSOLUE NÉCESSITÉ DE DÉFENDRE LA TERRE DES ANCÊTRES CONTRE LE « COLON BLANC »

La sagesse japonaise enseigne que : lorsque le rat est acculé de toutes parts, il mord le chat pour se défendre. Autrement dit, lorsque les circonstances l'exigent, il est généralement de bon ton, même au péril de sa propre existence, d'oser se lever pour dire « Non ! ».

Dans ce second chapitre, nous avons essayé de démontrer que l'occupation illicite de la « Terre ancestrale », les multiples exactions contre les « Vivants » et les quolibets adressés aux « Morts » (ancêtres), vont persuader les patriotes camerounais, en l'occurrence les Basaa de Boumnyebel, qu'il était désormais impératif de se lever comme un seul homme pour défendre la terre et l'honneur de la Communauté. Nous avons délibérément insisté ici, sur la notion de « défense » dans la mesure où, le but poursuivi par les patriotes dits « maquisards », était non pas de détruire purement et simplement les ennemis qu'étaient le colonisateur et leurs alliés camerounais (en l'occurrence les « Dikokôn » ou collaborateurs ou espions), mais de « gagner son coeur (celui du colonisateur à l'origine du désordre) en lui montrant l'absurdité et le paradoxe de son action dite « civilisatrice » ; en clair de l'amener à de meilleurs sentiments à l'égard des opprimés » (« Mbombok A. »). Ayant donc opté pour la « défense » (plus respectueuse de la protection de la « Vie ») et non pour « l'attaque » (plus oppressive), quel sera le mode opératoire des patriotes dans leur souci de libérer la « Patrie » ? En d'autres termes, quels moyens utiliseront-ils pour atteindre ce noble dessein ? La réponse à cette question a constitué l'essentiel de notre démonstration dans ce second chapitre.

Pour les Basaa de Boumnyebel, tout comme pour les Camerounais en général, de part l'ordonnancement de l'Univers, les véritables propriétaires de la terre ce sont les Ancêtres qui ont précédé les « Vivants ». Ces Ancêtres eux-mêmes n'ont pu s'installer et vivre sur cette terre qu'avec l'accord de « Hilôlômbi » (Dieu), le Créateur de toute chose. Étant dans leur bon droit, et conscients qu'ils bénéficiaient de tout le soutien de leurs Ancêtres et de Dieu sur la terre qu'ils ont reçue en héritage, les Basaa de Boumnyebel en l'occurrence n'hésiteront pas à user de tous les moyens disponibles pour défendre celle-ci contre l'oppresseur européen. Ces « moyens » seront progressivement mobilisés à l'aune des difficultés que les patriotes rencontreront dans leur lutte libératrice. Il s'agira d'une part, des moyens naturels ou « visibles » (I) et d'autre part, des moyens surnaturels ou « invisibles » (II).

Dans ce chapitre, il est essentiel de garder cela en mémoire, nous considérons ces deux (2) types de moyens (« visibles » et « invisibles ») simplement comme des « idéaux-types de moyens de défense » dans la mesure où, il est difficile dans la réalité, d'établir une distinction nette entre eux (le plus souvent une telle distinction peut s'avérer infructueuse). Par conséquent, en empruntant le concept d'« idéaux-types » cher à M. WEBER, notre objectif est de « forcer » autant que possible, une dichotomie entre les « moyens de défense visibles » et les « moyens de défense invisibles », simplement pour des exigences liées à notre analyse.

I. LES « MOYENS DE DÉFENSE NATURELS » OU « VISIBLES »

D'entrée de jeu, il est important de souligner deux (2) faits historiques majeurs. Premièrement, les populations de la rivière des crevettes, n'étaient pas composées que des Duala, bien que le mot « Mbéatoe » soit mentionné comme étant la crevette qui a donné le nom Cameroun. En fait, au sein de ces populations riveraines, l'on comptait également les Basaa qui, semble t-il, en maîtres des lieux, auraient cédé les bords du fleuve « Mbende »69(*) à leurs beaux-fils les Duala (E. WONYU, 1975 : 20). Deuxièmement, malgré ce statut d'« authentiques maîtres du lieu », les Basaa ne seront signataires d'aucun traité avec les étrangers, d'ailleurs, aucun vrai Mbombok ou Chef traditionnel basaa ne répondra à l'appel de DOMINIK à Édéa (E. WONYU, Op. Cit.).

Toutefois, en dépit de cette politique de la chaise vide, qui fut une grossière erreur stratégique à l'époque (les colons avaient quand même atteint leurs objectifs de conquête), les Basaa dans leur ensemble, ne lésineront pas sur les « moyens » lorsqu'il s'agira de se battre de concert avec certains de leurs frères camerounais, pour que la terre de leurs Ancêtres communs soit libérée de l'envahisseur.

Dans l'optique de défendre la « Terre Sacrée », les Basaa de Boumnyebel et d'autres nationalistes camerounais recourront tout d'abord aux « moyens visibles », c'est-à-dire, d'une part au « Droit »  (A), et d'autre part à la « manifestation politique » (B) lorsqu'ils rencontreront des difficultés pour se faire entendre auprès des autorités coloniales.

A. LE RECOURS AU DROIT OU LE « NKAA KUNDÈ »70(*): DÉFENDRE LA PATRIE PAR LE TRUCHEMENT

DE LA « PAROLE », DE LA « PALABRE JURIDIQUE »

Il convient de rappeler opportunément ici que durant la période française (1916-1960), on ne trouve dans la région basaa aucune grande école. En effet, à l'époque, il n'existait que quelques institutions illustres à savoir : le Centre de certificat d'études qui se trouvait au chef lieu de la circonscription Édéa, l'école Normale de Foulassi créée par les Américains et l'école primaire supérieure de Yaoundé. C'est d'ailleurs grâce à ces institutions que le pays basaa produira un premier contingent de diplômés, lesquels serviront de surcroît de premiers cadres « évolués de l'ethnie » (E. WONYU, 1975 : 28) et joueront un rôle très important pendant et après la seconde guerre mondiale. Parmi ces diplômés, un a particulièrement marqué le pays basaa et surtout Boumnyebel ainsi que le Cameroun tout entier : il s'agit de UM NYOBE Ruben.

En effet, sur le plan de l'évolution des idées dues aux bouleversements consécutifs à la seconde guerre mondiale, les Basaa (de Boumnyebel notamment) s'illustreront dans la personne de UM NYOBE Ruben, ex-normalien de Foulassi, devenu par la suite fonctionnaire de la Justice (ceci explique sans doute le rôle majeur qu'il jouera dans le « Nkaa Kundè », le procès pour l'obtention du droit). C'est lui qui après la création de la première vraie opinion politique des autochtones en 1948, se verra confié la mission de populariser l'idée de l'« Indépendance du Cameroun » à Boumnyebel, au Cameroun et même à l'étranger. C'est ainsi que de 1948 date de la création de l'U.P.C à 1958 date de la mort de ce grand patriote dans le « maquis » de Boumnyebel, le nom Basaa sera connu dans le monde entier, si bien que certains identifieront le mot « Indépendance » à cette ethnie, que ce soit en Afrique, en Europe et même sur les tribunes des Nations Unies à New York (E. WONYU, 1975 : 28-29).

Dans ce paragraphe, notre objectif est de démontrer que : dans le souci de défendre la « Mère-Patrie », les nationalistes camerounais en général (basaa en l'occurrence) vont, dans la première phase de leur lutte, créer un instrument politique (l'U.P.C) en totale conformité avec les normes juridiques en vigueur. C'est cet instrument « légal dans l'absolu » -- parce que accepté comme tel par les patriotes camerounais eux-mêmes et par le gouvernement colonial (du moins dès sa création) -- qui leur permettra d'impulser le « Nkaa Kundè », c'est-à-dire, d'intenter un procès et de faire usage du « verbe », de la « parole » pour réclamer le droit à « l'auto détermination ». Le « Nkaa Kundè » sera donc ici, une « phase visible de défense », au cours de laquelle la « parole », la « palabre juridique » et l'expression des idées (la joute oratoire) occuperont une place importante.

Rappelons que l'Union des Populations du Cameroun (U.P.C) ou Union des Peuples du Kamerun ou « Atna Maten ma Kamerun » (en langue basaa) fut créée précisément le 10 Avril 1948 par douze (12) syndicalistes camerounais71(*) dans le café-bar dit « chez Sierra » à Douala. Cependant, bien que UM NYOBE n'ait pas assisté à cette réunion (il ne se trouvait pas à Douala ce jour-là), il rejoindra néanmoins ses compagnons par la suite et, fait notable, parmi les douze (12) pères fondateurs de l'U.P.C, c'est lui qui, par son action irremplaçable et son itinéraire politique, a fini par incarner le mieux ce « Mouvement de libération nationale » et le nationalisme camerounais (A. EYINGA, 1991 : 23-24).

UM NYOBE, en effet, au mois de Novembre 1948, fut « plébiscité par ses pairs, au cours d'une réunion à Douala du Comité Directeur élargi, pour prendre la direction de l'UPC » (A. EYINGA, 1991 : 30). Plusieurs raisons, qu'il nous semble important de mentionner ici, peuvent justifier ce choix :

« Le nom de Moumié-Etia avait d'abord été avancé, mais l'intéressé a décliné l'offre pour des raisons personnelles ; puis il a proposé le camarade qui lui semblait être l'homme de la situation : Um Nyobé. Depuis 1946 qu'il se trouvait à la tête de la centrale syndicale USCC (Union des Syndicats Confédérés du Cameroun), Um avait administré la preuve de ses talents d'organisateur, d'animateur et de conducteur d'hommes [...] Sur le plan extérieur aussi, Um était l'un des rares patriotes, peut-être avec Asa'ale, à avoir à l'époque noué des relations utiles avec les hommes, les organisations et les pays sur lesquels les nationalistes pouvaient compter en cette période difficile de démarrage de la guerre froide. Et que dire de ses qualités personnelles : sa simplicité, son honnêteté, son sens de la justice, son courage et par-dessus tout, son amour désintéressé et sans limite pour le Cameroun » (A. EYINGA, 1991 : 30-31).

L'ascension de UM NYOBE au poste de Secrétaire général de l'U.P.C va d'ailleurs apporter à cette organisation, une dimension nouvelle dans le but qu'elle s'était fixée. But souligné dans l'Article Premier des nouveaux statuts de l'U.P.C qui énonce que :

« Il est créé au Cameroun un mouvement dénommé « Union des Populations du Cameroun » (par abréviation, U.P.C), qui a pour but de grouper et d'unir les habitants de ce Territoire en vue de permettre l'évolution plus rapide des populations et de leur standard de vie »72(*).

Une fois que cette organisation nationaliste obtint, après d'innombrables tracasseries, une reconnaissance officielle même si celle-ci fut « conditionnée »73(*), les données du problème opposant l'Administration coloniale aux nationalistes camerounais changèrent radicalement. En effet, pour la première fois, « l'initiative » avait changé de camp, elle était passée du côté des patriotes. Ces derniers comptaient en profiter au maximum pour appliquer leur programme d'union de tous les Camerounais, afin d'assurer la « Réunification » et l'« Indépendance » de la Patrie.

Il est important de mentionner ici que dans le but de se servir du « Droit » (ensemble de normes juridiques, de lois en vigueur dans un Pays) pour défendre le « droit » (chose permise par le « Droit » et dont on peut licitement se prévaloir), c'est-à-dire, le « Kundè »74(*) (dans la langue basaa), UM NYOBE, Secrétaire général de l'U.P.C, exclura intelligemment, toute union fondée sur une idéologie, laïque ou religieuse. En effet, plus d'une fois le Secrétaire général du « Mouvement » a eu à réfuter la malveillante accusation portée à l'U.P.C d'être communiste puisque, les autorités coloniales françaises et leurs alliés de l'intérieur et de l'extérieur, brandissaient invariablement la même accusation contre tout mouvement de libération nationale en activité dans la colonie afin de la discréditer (A. EYINGA, 1991 : 34).

Conscient de cette manoeuvre sournoise, UM NYOBE prit la précaution d'insister sur le fait que les Upécistes étaient « simplement anticolonialistes et antiracistes ».

Dans cette « palabre de l'indépendance » ou « Nkaa Kundè », au sens de Achille MBEMBE, les nationalistes basaa de Boumnyebel en particulier et camerounais en général useront de la « parole » comme premier « moyen de défense visible » pour éduquer la population (locale et nationale) et accroître ainsi leur niveau de compréhension des problèmes liés à la « Réunification » et à l'« Indépendance » du Pays.

Mentionnons d'ailleurs que le problème de la « Réunification » du Cameroun trouve, en fait, son origine à partir de 1916, lorsque les Anglais et les Français s'unissent et envahissent la terre des Ancêtres pour en chasser les Allemands, puis décident de se partager le Cameroun au gré de leurs intérêts : chacun des deux (2) puissances s'en attribuant une parcelle. Entériné par la Société Des Nations (S.D.N), ce « partage illicite » ne fut remis en question par aucune organisation, jusqu'à ce que l'U.P.C l'inscrive dans son programme en 1948 en ces termes :

« Nous voulons la suppression immédiate de la ligne de démarcation qui partage le Cameroun en deux zones, anglaise et française. Il s'agit là d'une frontière artificielle, qui sépare des populations appartenant aux mêmes races, ayant les mêmes intérêts économiques, un passé commun, les mêmes moeurs et les mêmes traditions » (A. EYINGA, 1991 : 43).

La stratégie de l'U.P.C consistait donc à faire en sorte que toutes les populations du Cameroun se posent et s'occupent d'abord de leurs problèmes. Le « Mouvement » entreprit en conséquence de les conscientiser à travers le « discours » et de les organiser à cette fin, à propos de la « Réunification » et de l'« Indépendance ». Pour transmettre son message, l'U.P.C qui était à l'époque plus un « Mouvement de libération nationale » qu'un parti politique classique -- avec ce que cela implique comme considération idéologique ou d'appartenance à une classe sociale --, utilisait non seulement la presse écrite (« La Voix du Cameroun »), mais également les « chansons populaires » (« Tjembi di Lon » en langue basaa). Il est utile de comprendre ici que, à Boumnyebel comme dans toutes les autres localités du « pays basaa », les « Tjembi di Lon » constituent « l'autre versant de l'élaboration populaire » (A. MBEMBE, 1992 : 161), l'aspect subsidiaire du développement et de l'enracinement de l'esprit patriotique à Boumnyebel. Il est difficile d'en saisir l'importance et l'enjeu si l'on fait abstraction du fait que l'on se situe, ici, dans une société traditionnelle, certes déjà affectées par l'écriture, mais où l'oralité (« Liporôl » en Basaa), le « discours chanté » a gardé toute sa splendeur symbolique et culturelle. Les « chansons populaires basaa » ne sont donc pas seulement mélodiques et rythmiques, mais représentent également et surtout des messages ainsi que des codes pédagogiques propres aux populations rurales du pays basaa.

Le choix, par les patriotes camerounais, d'user de la « parole », du « verbe », du « discours » comme premier « moyen de défense visible », peut également se comprendre si l'on garde à l'esprit que dans l'ensemble :

« Ce n'est pas faute de connaître l'existence de système d'écriture, [...], que l'Afrique noire, [...], a conservé à la tradition orale sa prépondérance [...] Pour les Africains, [...], la parole constitue une sorte de magie (« la puissance de la parole ») : elle excite, ridiculise, exalte, guérit, console, redresse, chante, terrasse ; elle atteste, à travers des voix déformées, rauques ou stridentes, la présence des esprits surnaturels ; elle calme les troubles ou les suscite ; elle peut gagner les guerres et les procès, [...], conférer ou ruiner l'autorité » (P. SMITH, 1988 : 208-209).

  À Boumnyebel en l'occurrence, la « parole » est à la fois une force concrète et tangible qu'on essaie de matérialiser pour la faire apparaître, ainsi qu'une transcendance spirituelle75(*) qui confère à cette société traditionnelle du triangle national, son empreinte majeure. Ce n'est donc pas un hasard si sur le plan politique (dans la lutte pour la « Réunification » et l'« Indépendance » du Cameroun), UM NYOBE portait le nom de « Mpodol » ou « Mporôl », c'est-à-dire, celui qui endosse la « parole » de ses semblables, « « celui qui parle pour », et donc à qui l'on « donne sa propre voix et le cou qui supporte celle-ci » » (A. MBEMBE, 1992 : 168).

En déclenchant donc le « Nkaa Kundè », l'U.P.C projetait, dans un premier temps, de resserrer les liens entre les populations de part et d'autre de la frontière franco-britannique, avant de les inviter à passer à l'Action. A. EYINGA (1991 : 44) nous révèle que dans cette optique, deux rencontres se firent du côté britannique (à Kumba) en Août et en Décembre 1951. Ce furent d'ailleurs les premières étapes de la mise en condition des masses. Lors de la seconde rencontre (en Décembre), UM NYOBE et ses amis présentèrent aux participants, un projet de constitution d'un Comité exécutif de l'Unité Camerounaise, chargé d'harmoniser les revendications des populations des deux côtés de la frontière. Mais au cours de cette rencontre, on nota la présence malveillante des envoyés camerounais du gouverneur français (les partisans de la colonisation), tous membres du parti administratif ESOCAM (Évolution Sociale du Cameroun)76(*). Percés à jour, ces subordonnés de la France coloniale, ne parvinrent pas à accomplir leur sombre dessein, en l'occurrence perturber le bon déroulement de la réunion. Par ailleurs, c'est au congrès de Éséka (en pays basaa) qu'en 1952, les patriotes décidèrent que la « Réunification » du Cameroun (un des éléments essentiels du « Nkaa Kundè » à l'origine) serait l'un des multiples problèmes que « Mporôl » (UM NYOBE) exposerait à New York devant la Quatrième Commission de l'Assemblée Générale des Nations Unies. Dans cette optique, le Secrétaire général de l'U.P.C devait à cette occasion défaire l'argument onusien selon lequel  « l'unification ne constituait pas un véritable problème pour les habitants des deux (2) Cameroun ».

Pour UM NYOBE et ses amis, la « Réunification » constituait en fait, la seule voie par laquelle le Cameroun, dans sa totalité, se devait de passer afin d'accéder à son entière « Indépendance ». Il est important de savoir ici que pour les nationalistes camerounais, au début des années 1950, la « Réunification » du Cameroun était parfaitement réalisable et d'une manière pacifique. Mais au milieu des années 1950, les choses s'étant dégradées entre temps, il ne s'agira plus d'obtenir cette « Réunification » de manière pacifique, mais par « toute la force disponible » (nous y reviendrons dans la suite).

Les nationalistes camerounais insistaient sur la « Réunification » et l'« Indépendance » parce qu'il était clair à leurs yeux qu'aucun pays digne de ce nom sous domination étrangère ne pouvait réussir efficacement son développement et son plein épanouissement national (A. EYINGA, 1991 : 47). Les patriotes camerounais estimaient par conséquent que seule l'autodétermination, conférée par l'« Indépendance », pouvait permettre au « Peuple camerounais » de retrouver la libre disposition de lui-même afin de s'organiser de manière à bâtir : une économie, une Culture, une Nation à son service. Pour UM NYOBE et ses compatriotes, revendiquer l'« Indépendance » (la vraie), c'était vouloir, de bonne foi et sans hypocrisie, l'avènement d'une Nation camerounaise moderne.

Comme nous avons eu à le souligner au début de notre propos, l'U.P.C fut un Mouvement de libération de la Nation camerounaise, né dans la légalité et disposé à mener son combat dans le cadre du Droit national français et du Droit international. C'est ainsi que compte tenu du statut particulier du Cameroun à cette époque, l'U.P.C s'était dotée d'un programme indépendantiste comprenant trois (3) points fondamentaux en totale conformité avec la loi française et le droit des gens. Il s'agissait : de la révision des accords de tutelle, de la « Réunification » et de l'« Indépendance ». En effet, après avoir été placé sous le système du mandat par la volonté des autorités françaises et anglaises ainsi que par le satisfecit de la Société des Nations (SDN), le Cameroun est devenu, dans le cadre de l'ONU, un pays sous tutelle. Dans ce cadre, il était administré en vertu d'un accord passé le 13 Décembre 1946 entre les autorités franco-anglaises et l'Organisation des Nations Unies (ONU). Ce qui était tout à fait normal du point de vue des colons, mais constituait une grave entorse du point de vue des Basaa de Boumnyebel en particulier et des patriotes camerounais en général, c'est qu'à aucun moment, les Descendants de la « Mère-Patrie » n'avaient été associés, de près ou de loin, à l'élaboration de cette convention qui disposait de leurs destinées. « Mporôl » (UM NYOBE), le Secrétaire général de l'U.P.C, évoqua d'ailleurs cette anomalie devant ses camarades le 29 Septembre 1952 en ces termes :

« Pour le Cameroun, les grands responsables de la situation sont AUJOULAT et DOUALA MANGA BELL77(*). Les deux (2) hommes, l'un député des colons du Cameroun, l'autre élu des autochtones, furent envoyés à l'ONU par le Gouvernement français. Le peuple camerounais n'avait mandaté aucun d'eux pour aller discuter des accords de tutelle. Mais AUJOULAT devait déclarer dans son exposé devant l'Assemblée Générale des Nations Unies que les accords de tutelle avaient été discutés en réunion publique et approuvés par les autochtones ; que c'est pour cette raison que ladite population autochtone avait élu DOUALA MANGA BELL pour aller soutenir les projets d'accords devant l'ONU » (A. EYINGA, 1991 : 49).

Nous pouvons, par ailleurs, relever -- dans une intervention du Dr. AUJOULAT, publiée par la SEREP (Société d'Éditions Républicaines Populaires) sous le titre « La vie et l'avenir de l'Union Française » -- une déclaration faite par son acolyte DOUALA MANGA BELL à New York lors de la fameuse discussion des accords de tutelle : « Mes compatriotes ont eu connaissance du texte d'accords préparé par la France ; ils le trouvent à leur goût ; je vous demande donc de l'adopter sans modifications » (A. EYINGA, Op. Cit.).

L'on peut par conséquent se douter qu'aux yeux de UM NYOBE, dans la mesure où des escroqueries politiques furent commises à l'endroit des Camerounais, les débats de 1946 sur les accords de tutelle n'engagent nullement le Peuple camerounais puisque : ce Peuple n'a pas été appelé à se prononcer sur le texte des accords, consultation préalable qui était pourtant indispensable, étant donné que les deux (2) diplomates du Gouvernement (AUJOULAT et D. MANGA BELL) ont eu recours à des déclarations mensongères pour faire aboutir les projets. Cela donne en soi, aux Basaa de Boumnyebel et à tous les Camerounais patriotes, le droit (Kundè) de revendiquer aujourd'hui la modification d'un texte qu'on nous avait imposé par tricherie (A. EYINGA, 1991 : 49-50).

Toutefois, Il convient de mentionner ici que l'U.P.C ne remettait pas en cause le texte des accords de tutelle dans sa totalité. Ce qui posait problème pour les patriotes, c'était précisément l'article 4 de ce texte. Cet article constituait une « clause assimilationniste » qui autorisait la France à « administrer le Cameroun comme partie intégrante du territoire français », c'est-à-dire, comme une composante de la République française « une et indivisible ». Or, selon l'article 76, alinéa b de la Charte des Nations Unies, l'un des objectifs du régime de tutelle était de « favoriser l'évolution progressive des pays sous tutelle vers la capacité à s'administrer eux-mêmes ou l'indépendance ». Ainsi, pour mettre fin à ce conflit de normes juridiques qui apparaissait entre la loi internationale et le droit français (et même au sein de ce dernier), l'U.P.C, par le biais du « Nkaa Kundè », ne voyait qu'une seule solution efficace : l'abrogation de la clause litigieuse de l'article 4 des accords de tutelle. UM NYOBE s'était d'ailleurs expliqué à ce sujet le 14 Décembre 1951 à Kumba en ces termes :

« Dans les accords concernant le Cameroun sous administration française, il est prévu à l'article 4 que la France administrera le Cameroun « comme partie intégrante du territoire français ». Nous demandons à ce que soit abrogée cette clause qui est d'ailleurs en opposition avec l'article 60 de la propre constitution française. Cet article n'incorpore dans la République française que les territoires et les départements d'outre-mer, alors que le Cameroun, pays sous tutelle, est admis comme membre de l'Union française en qualité de <territoire associé> » (A. EYINGA, 1991 : 50-51).

En dehors des réformes fondamentales susvisées, UM NYOBE invitait ces compatriotes à lutter pour l'application de tout ce qui pouvait être progressif dans les accords de tutelle tel que : le développement de l'enseignement ; la participation des autochtones dans l'administration du Cameroun, non comme de simples subalternes, mais comme de véritables membres de la fonction publique ; le respect de la primauté de leurs intérêts.

Par ailleurs, il convient de noter que dans cette perspective du « Nkaa Kundè » (la « palabre de l'indépendance »), l'U.P.C préconisait certes la « Réunification » immédiate du Cameroun, mais pour ce qui était de l'« Indépendance » en elle-même, ce Mouvement avait toujours prôné une marche progressive impliquant, d'une part la fixation d'une date et d'autre part, l'organisation d'une période de préparation effective du pays aux responsabilités internes et externes de l'« Indépendance »78(*).

En somme, le « Nkaa Kundè » (« premier moyen de défense visible »), comme le dit si bien A. MBEMBE (1992 : 167-168), désigne la revendication, auprès d'une autorité dont on accepte la légitimité (l'ONU), d'une autonomie de gestion, de la restauration d'un droit spolié injustement. Le « Nkaa Kundè », dans cette dialectique, implique donc la présence de trois (3) éléments fondamentaux : une plainte au sens juridique du terme, un plaignant (éventuellement, un ou des accusé (s)) et une instance de justice. Dans l'intelligence des populations camerounaises, en l'occurrence celle des Basaa de Boumnyebel, le « plaignant » est le « Lon Kamerun » (le Cameroun), les « accusés » sont la France (et ses subordonnés camerounais) et la Grande-Bretagne. L'ONU fait donc office de « tribunal », chargé de prononcer un verdict juste et équitable à la fin de la plaidoirie des différents protagonistes. Quant à l'U.P.C, elle joue le rôle d'« avocat » de la cause nationaliste dont UM NYOBE est le « Mporôl ».

En fait, dans la représentation populaire telle qu'elle apparaît dans les « Tjembi di Lon » (« les chansons du Pays » en langue basaa), le « Nkaa Kundè » fut, avant tout, une « palabre », un débat contradictoire. Il supposait donc un acte d'accusation, une possibilité de réplique contradictoire et une enquête ou « Ndonol » à la suite de laquelle se négocient les termes d'une réconciliation79(*). Voilà pourquoi, en plus des diverses tracasseries administratives visant à empêcher son voyage en 1952, l'apparition de UM NYOBE devant l'Assemblée Générale de l'ONU, est relatée dans ces « chansons » comme l'apparition de celui qui est chargé par la « Communauté des Vivants et des Morts » d'aller instruire et d'énoncer les noeuds du désaccord qui oppose « Lon Kamerun » à « ceux dont la terre de leurs ancêtres n'est pas ici » (les colons), et qui, par conséquent, ne peuvent point prétendre à « l'héritage », à moins de chercher à tout prix à « créer un désordre social et cosmogonique » (A. MBEMBE, 1992 : 169). Le « Nkaa Kundè » fut, par conséquent, appréhendé par les Basaa de Boumnyebel en l'occurrence qui entendirent le discours, comme un processus visant à rétablir une santé sociale, dans un contexte où la Communauté toute entière s'est trouvé perturbé par l'infraction des interdits, la remise en cause inique des croyances et des rites ancestraux qui assurent la cohésion sociale tant sur le plan politique que sur celui spirituel. À partir de cette idée, l'on peut comprendre aisément que : l'intrusion des Européens dans l'ordonnancement basaa de l'univers (comme nous avons eu à le mentionner dans le précédent chapitre) soit considérée par cette frange de la population du Cameroun, comme un mal que seul le Droit (« Kundè ») puisse enrayer en rétablissant l'ordre symbiotique des différentes pièces qui constituent ce « Mbok Basaa », source de vie. Il est toutefois fondamental d'insister ici sur le fait que, dans la perception des patriotes basaa, le « Nkaa Kundè » se voulait avant tout « un débat contradictoire » censé amener les différents protagonistes à régler leurs différends de manière pacifique, sans effusion de sang, c'est-à-dire, en évitant de recourir à la guerre ou à d'autres formes de procédures martiales. D'ailleurs, cette notion de « Nkaa Kundè » en subissant une extension remarquable débordera largement le cadre local de Boumnyebel pour devenir, dans la perception et la terminologie française du mouvement nationaliste, le problème national Camerounais.

Cependant, lorsque toutes les pièces témoins, toutes les preuves censées démontrer, par la voie pacifique de la « palabre juridique », les méfaits du régime colonial ne permettront pas au « Plaignant » (le Cameroun) de retrouver son bon droit, son « Kundè », UM NYOBE et ses amis passeront au « second niveau de défense » à savoir : la « lutte » pour la liberté de la terre ancestrale (« San Kundè »). C'est ce second niveau qui a constitué l'articulation (B) ci-après.

B. LE RECOURS À LA « MANIFESTATION

POLITIQUE » : LE « SAN  KUNDÈ »

Lorsque le « verbe » laisse place à l'« expression des corps physiques » (« Mbombok A. »), l'on se situe au sein du « second moyen visible » ou « intermédiaire » de défense contre l'oppresseur : le « San Kundè ». Le « San Kundè » ou « la lutte pour le droit (« Réunification » et « Indépendance ») » est en fait, le prolongement de la phase précédente du « Nkaa Kundè » (A. MBEMBE, 1992 : 170).

Comme nous avons pu le souligner au début de notre travail (Chapitre 1), le Basaa est un guerrier par essence, mais il ne doit recourir à la « force », en l'occurrence la « force physique », qu'en cas de nécessité. En effet, la lutte (« San » dans la langue basaa) n'intervient, comme moyen de règlement des conflits sociaux, que lorsque « la réalité en terme de palabre a fait faillite » (A. MBEMBE, 1992 : 170-171). Il est certes possible que la « lutte » précède la « palabre », mais dans le contexte historique exceptionnel de la colonisation, « le San Kundè fait irruption dans la grammaire politique des chansons en langue Basaà comme crépuscule des illusions de la « palabre » »80(*).

L'histoire nous révèle d'ailleurs que lorsque le porte-parole du nationalisme camerounais, UM NYOBE, achève sa « palabre juridique » devant les Nations Unies, lui et ses amis, naïvement peut-être, espèrent que les autorités françaises répondront positivement à leurs doléances, mais au lieu de cela, ils subiront plutôt une répression d'une rare cruauté.

Mentionnons pour illustrer notre propos que, dans le souci d'informer tous les Camerounais sur son voyage à New York, une fois arrivé au Cameroun, UM NYOBE entreprit de sillonner tout le pays. Mais en pays Bamoun, fief du Sultan NJOYA, cette entreprise a failli lui coûter la vie :

« Un complot ourdi contre sa personne échoua de justesse grâce à la présence d'esprit de ses auditeurs qui se jetèrent sur lui, faisant de leurs corps un bouclier humain le mettant à l'abri des coups de couteau que ses agresseurs s'apprêtaient à lui porter. UM s'en est tiré avec une blessure à la tête. La nouvelle de sa mort a tout de même fait le tour du pays...» (A. EYINGA, 1991 : 74).

Toutefois, malgré les multiples démêlés avec l'autorité coloniale, le travail accompli au fil des années (à Boumnyebel et dans toutes les régions du Cameroun), par les patriotes camerounais, a permis l'émergence d'une véritable conscience politique dans la mesure où, désormais, la gestion des affaires du territoire national faisait l'objet des commentaires du soir. Et cela, nous pouvons nous en douter, n'était pas en odeur de sainteté auprès de l'administration coloniale. Il est évident que si « Atna Maten ma Kamerun » (U.P.C) avait échoué dans son entreprise de conscientisation des populations camerounaises dans l'ensemble, l'Administration coloniale n'aurait aucunement focalisé tout son ressentiment sur le mouvement nationaliste et sur les hommes qui l'incarnaient. En effet, ayant abouti à la conclusion selon laquelle le Mouvement nationaliste camerounais (U.P.C) ne pouvait pas être endigué par des « moyens légaux », les autorités coloniales françaises ont opté pour la violence, terrain sur lequel leur supériorité en armements modernes était incomparable. D'ailleurs, face à une organisation patriotique, créée non pas pour faire la guerre, mais pour transmettre un idéal aux populations camerounaises par des moyens pacifiques, démocratiques et légaux, l'Administration coloniale française disposait de moyens de répression d'une efficacité redoutable et indéniable. Elle n'hésitera pas à en user et à en abuser.

Le « San Kundè », est une période de lutte pour la « Réunification » et l'« Indépendance » du Cameroun que nous pouvons situer entre le retour de UM NYOBE des Nations Unies le 5 Mars 195581(*) et le décret français du 13 Juillet 1955 portant dissolution de l'U.P.C et de toutes les autres organisations nationalistes. Cette dissolution arbitraire rentrait en fait dans le plan arrêté à Paris, et dont l'exécution sur le terrain avait été confiée à un spécialiste de ce genre de « sale » besogne : le gouverneur Roland PRÉ (A. EYINGA, 1991 : 78). En fait, le gouvernement français par cet envoi, attendait du nouveau gouverneur une « action plus musclée » pour faire obstacle à l'U.P.C, puisque, jusque là, les moyens utilisés n'avaient pas été couronnés de succès. En effet, les autorités coloniales avaient constaté que les interdictions des réunions, les brimades, produisaient le plus souvent un effet tout à fait différent de celui escompté. Pour le gouvernement français, il était impératif d'abattre l'U.P.C, l'incarnation du nationaliste camerounais. Car c'était ce Mouvement qui mettait la « civilisation française » en danger. D'ailleurs, dans le livre- blanc publié sur « les émeutes de Mai 1955 », le gouvernement français donne clairement cette explication :

« Il était difficile, pour ne pas dire impossible, de combattre l'U.P.C sur le plan des idées ; or le nationalisme extrémiste et séparatiste de ce parti présentait un réel danger non seulement pour notre présence mais également pour l'avenir même des habitants de ce pays entièrement acquis à notre civilisation occidentale. Et ce nationalisme était d'autant plus inquiétant qu'il recevait des encouragements de l'extérieur : encouragements venus de France par le canal du Parti Communiste et des nombreuses associations et journaux qui en sont l'expression ; mais encouragements venus aussi de certains États membres de l'ONU. Les leaders upécistes devaient d'ailleurs, dès leur retour au territoire, exploiter à fond, sur le plan de la propagande, l'appui reçu de ces nations étrangères » (A. EYINGA, 1991 : 79-80).

Par conséquent, pour faire pièce au Mouvement nationaliste camerounais, l'Administration coloniale française prit trois (3) mesures fondamentales82(*).

La « première mesure » porta sur les réformes relatives aux fonctionnaires, au monde rural, aux forces de sécurité et aux travailleurs d'une manière plus globale. L'objectif réel de ces « réformes passives » était de créer une scission entre les Camerounais et l'U.P.C en supprimant les causes de mécontentement. N'oublions pas que les nationalistes se fondaient sur ces dernières pour amener les populations à comprendre qu'avec la « Réunification » et l'« Indépendance », les Basaa de Boumnyebel en particulier et tous les Camerounais en général, pourraient eux-mêmes trouver des solutions adéquates à leurs problèmes qui n'intéressent pas les colonialistes. En consentant à effectuer ces « réformes passives » qui au fond, n'allaient ni vraiment améliorer les conditions de vie des catégories concernées, ni entraîner le développement du pays, les autorités coloniales françaises coupaient l'herbe sous les pieds de l'U.P.C . Geste « salutaire », puisque le Mouvement était d'ailleurs, aux yeux du gouvernement français, d'autant plus dangereux qu'il bénéficiait d'une organisation importante. Jusque-là, en effet, le Mouvement nationaliste avait réussi à implanter plus de 450 Comités de base et de quartier, ce qui laissait entrevoir la possibilité d'une extension rapide sur tout le territoire national dans les mois qui allaient suivre. En outre, la « dangerosité » de l'U.P.C était aussi due au fait que jusqu'alors, ce Mouvement ne rencontrait aucune opposition politique sérieuse sur le plan des idées (A. EYINGA, 1991 : 81). En effet, les autres partis étaient déchirés par des luttes intestines et stériles, lesquelles laissaient le champ libre aux partis extrémistes. En effet, pour mieux comprendre le danger qui en résultait, signalons que déjà, à Boumnyebel, dans les quartiers de Douala et même dans certains villages plus particulièrement soumis à la pression upéciste, les cadres administratifs avaient été remplacés par des organes politiques et le « mythe de l'invincibilité de l'U.P.C » commençait ainsi à s'enraciner.

La « deuxième mesure » arrêtée par l'Administration coloniale française consista à regrouper à Douala tous les responsables de l'U.P.C qui étaient encore des fonctionnaires. Sans doute pour mieux surveiller leurs faits et gestes, et pouvoir plus facilement tous les prendre le jour où l'on décidera de leur élimination physique83(*).

La « troisième mesure », quant à elle, visait à harceler sans répit les patriotes par des arrestations, des perquisitions, des citations à comparaître. Et lorsqu'il n'y avait pas de motif patent pour inquiéter le patriote concerné, l'Administration coloniale montait une provocation, ou alors elle ressuscitait de vieux contentieux classés et oubliés. C'est ce dernier procédé qu'un administrateur des colonies du nom de GELIS, utilisa pour traduire UM NYOBE devant le juge instructeur (nous y reviendrons).

Toutes ces mesures répressives n'entamèrent pas la ferveur des patriotes, loin de là. D'ailleurs, Roland PRÉ alias « le civilisateur », fut outré de constater que malgré la croisade en cours contre eux, les nationalistes camerounais se soient permis d'ouvrir une École des cadres à Douala le 18 Mars 1955, et surtout qu'ils aient osé, le 22 Avril, toutes organisations patriotiques confondues, adopter et diffuser une Proclamation Commune dans laquelle ils réaffirmaient, avec plus de véhémence, leurs revendications habituelles à savoir : la « Réunification » et l'« Indépendance » véritables. Ce fut là, la goutte de trop. En effet, moins d'un mois plus tard, ce fut le « blitz » : la semaine sanglante de Douala (22 au 30 Mai 1955). Pendant cette période qui est encore très ancrée dans la mémoire des Camerounais en général et des Basaa de Boumnyebel en particulier, le siège de l'U.P.C à New Bell fut complètement mis à sac et réduit en état de cendres fumantes. Tous les responsables nationalistes qui ne furent pas bien inspirés de quitter leur domicile, furent arrêtés et incarcérés. La « chasse aux patriotes » s'étendit jusque dans des régions plus éloignées telle le Dja et Lobo où le chef de Région prend et diffuse la note suivante84(*) :

Haut Commissariat au Cameroun Région du Dja et Lobo.

Note à tous les chefs supérieurs, chefs de gouvernement, chefs de village, chefs étrangers de la région du Dja et Lobo.

Je porte à la connaissance de toute la population le fait qu'à la suite des troubles graves provoquées par l'U.P.C, notamment à Douala et à Yaoundé, les principaux dirigeants de ce parti ont pris la fuite et sont recherchés par la justice.

Toute personne qui recevrait dans sa case ou aiderait d'une manière quelconque l'un des chefs de l'U.P.C en fuite, doit être immédiatement arrêtée pour complicité de recel de malfaiteur et présentée à la justice.

Tous les chefs qui auraient omis de signaler le passage d'un agitateur en fuite ou une réunion clandestine, dans les 24 heures, peuvent être également arrêtés et poursuivis. Je rappelle que toute réunion publique ou privée de l'U.P.C est formellement interdite pour des raisons d'ordre public...

Le Chef de Région,

Signé : HUBER

Trois (3) détails attirent notre attention à la lecture cette note. Premièrement, la note est adressée en grande partie aux Chefs ; rien d'étonnant en réalité puisque l'Administration coloniale recrutait de préférence l'élite locale, les intellectuels (ce qui savaient lire et écrire) et les Chefs traditionnels85(*). Mais dans les rangs de l'U.P.C on pouvait également noter la présence de certains Chefs acquis à la cause nationaliste. Deuxièmement, les hommes n'étaient pas les seuls à mener le « San Kundè », on notait aussi la présence des épouses, des mères et des soeurs des patriotes. Troisièmement, le nom de UM NYOBE ne figurait pas encore sur la liste des patriotes faisant l'objet d'un mandat d'arrêt, car, jusque-là, chose curieuse vu la haine que l'Administration coloniale française nourrissait à son encontre, aucun mandat d'arrêt ne lui avait été « décerné ».

Finalement, le 13 Juillet 1955 à Paris, le gouvernement français dirigé à l'époque par Edgar FAURE, approuve sans réserve l'action de son représentant au Cameroun. En lui emboîtant le pas, FAURE prend, en conseil des ministres, un décret portant dissolution non seulement de l'U.P.C, mais également de toutes les autres organisations nationalistes telles que la JDC (Jeunesse Démocratique du Camerounais) et l'UDEFEC (Union Démocratique des Femmes Camerounaises). Les patriotes camerounais à l'instar de MOUMIÉ, MPAYE et NGOM, comme à leur habitude, essayeront de passer par la voie juridique pour contester ce décret, mais ce sera peine perdue. En effet, les nationalistes camerounais introduiront un recours à Paris pour obtenir l'abrogation dudit décret pour excès de pouvoir. Mais le Conseil d'État français, juridiction la plus élevée de l'ordre administrative, rejettera leur requête en alléguant comme motif que : « les requérants ne sont pas fondés à soutenir que le décret attaqué est entaché d'excès de pouvoir »86(*).

À partir de ce moment, les dés furent jetés et la boucle bouclée. Et surtout furent préservés, les intérêts français visiblement incompatibles avec la réelle souveraineté camerounaise. Quant à l'U.P.C et les autres organisations nationalistes, désormais interdites de manifester politiquement en se déployant sur la Terre Ancestrale, au vu et su de tous, elles allaient entrer dans la clandestinité qui constitue la troisième phase de la lutte pour le « Kundè », la lutte pour le droit à l'autodétermination. C'est cette troisième phase que nous avons essayée d'analyser dans l'articulation suivante (II).

II. LES « MOYENS DE DÉFENSE SURNATURELS » OU « INVISIBLES »

Les « forces de l'Invisible », semble t-il, ne se déploient mieux qu'en période de crise grave, et surtout lorsque toutes les autres « voies ordinaires », se sont avérées inefficaces. Il est, à cet égard, dit à Boumnyebel que, le nom des « Basôgôl » (Ancêtres au sens strict) ne doit jamais être prononcé en vain (« Mbombok A. »).

Il est nécessaire de garder en mémoire que c'est la dissolution « illégale et arbitraire » de l'U.P.C et des autres organisations patriotiques par le pouvoir colonial français, qui va pousser les nationalistes camerounais à entrer dans la clandestinité, avec la création des « maquis » (en l'occurrence celui de Boumnyebel) et le déclenchement in fine du « Gwet bi Kundè » (la « guerre du droit »).

Dans cette seconde partie, nous avons d'une part, essayé d'analyser les différentes implications des forces de l'Invisible dans la « guerre du droit » (A), et d'autre part, nous avons tenté de montrer que nonobstant le fait que le Cameroun obtint son « indépendance », la lutte pour le « Kundè » semble se poursuivre encore de nos jours à tous les niveaux (B).

A. LE « GWET BI KUNDÈ » : LA « FORCE ANCESTRALE » COMME « RECOURS ULTIME » EN TEMPS DE GUERRE87(*)

La dernière phase de lutte, pour la « Réunification » et l'« Indépendance », que l'on peut repérer à cette époque dans le discours des populations basaa de Boumnyebel en l'occurrence, est celle dite du « Gwet bi Kundè » (« la guerre du droit »), car le « conflit » opposant les patriotes camerounais à l'Administration coloniale française, s'était de fil en aiguille transformé en « guerre ouverte et violente ».

A MBEMBE (1992 : 171) relève que ce troisième niveau de la lutte pour le droit « [...] commence, dans la rationalité populaire, avec le Gwet bi Roland Pré (la guerre de Roland Pré) ». En effet, aux yeux des populations basaa de Boumnyebel notamment, c'est à cause du gouverneur colonial Roland PRÉ, auteur des massacres de Mai 1955, que les patriotes camerounais se sont vus contraints d'entrer en guerre. Le « Gwet bi Kundè » désigne donc la résistance et la lutte armée dans les « maquis » de Boumnyebel, de la Sanaga Maritime, à partir de 1956.

Il convient de préciser ici que le Secrétaire général de l'U.P.C est entré dans la clandestinité bien avant les « évènements de Mai 1955 », à cause d'un mauvais procès ressuscité contre lui sur l'ordre de ce fameux gouverneur colonial, Roland PRÉ.

L'affaire en question, remontait en fait au 7 Février 1953 et portait sur une réunion de l'U.P.C organisée à Songmbengue, une subdivision de Babimbi (foyer de la Civilisation basaa). UM NYOBE fut invité, en sa qualité de « Mporôl », à participer à cette réunion dans le cadre des comptes-rendus de sa première mission de 1952 à l'ONU. L'administrateur français de GÉLIS arriva en force et dispersa, manu militari, les participants à la réunion. UM NYOBE, comme à l'accoutumé, protesta et le prévint que l'U.P.C s'en plaindrait en justice pour abus d'autorité et violation d'une concession privée par un agent public chargé de veiller sur la sécurité et la tranquillité des citoyens. Paradoxalement, c'est de GÉLIS qui, prenant les devants, introduisit une plainte contre le Secrétaire général pour « violence contre agent public dans l'exercice de ses fonctions » (A. EYINGA, 1991 : 89). De son côté, le « Nkaa Kundè » (la « palabre juridique ») obligeant, UM NYOBE déposa également une plainte contre l'administrateur pour « voies de fait perpétrées sur un citoyen par un agent public » (A. EYINGA, Op. Cit.). Au vu des deux (2) requêtes et sur le conseil du gouverneur SOUCADAUX, le juge d'instruction rendit une ordonnance de non-lieu, et l'affaire se tassa.

Toutefois, lorsque Roland PRÉ arrive au Cameroun en 1954, sans autre forme de procès, il ordonna la réouverture de l'instruction dans la seule affaire où de GÉLIS était le plaignant (« affaire de GÉLIS contre UM »), en omettant délibérément l'affaire jumelle où UM était le plaignant (« affaire UM contre de GÉLIS »). Bien que le procureur de la République, M. MARTINELLI, un Antillais, fît la remarque au gouverneur en lui précisant de surcroît que les deux (2) affaires furent classées deux (2) ans plutôt, cela ne changeant en rien la décision du gouverneur. Puis le procureur MARTINELLI voulut savoir si des faits nouveaux, justifiant la réouverture des dossiers, avaient été relevés. On lui répondit en haut lieu que « l'intérêt de l'État français », à lui seul, suffisait amplement à justifier l'opération (A. EYINGA, 1991 : 90). Eu égard de sa réticence, le procureur fut simplement écarté et l'ordre fut donné directement au juge d'instruction, un « bon Français » de la métropole, de prendre en mains l'« affaire de GÉLIS contre UM ». Malgré cet imbroglio, UM NYOBE se présenta à l'audition de Yaoundé à laquelle il fut convoqué et ceci sans opposer de résistance aucune. Mais l'attroupement, aux abords du palais de justice, de milliers de militants et de curieux venus voir ce qui allait advenir à « Mporôl », amena le juge d'instruction à renvoyer l'audition de UM NYOBE88(*) à huitaine. Puis un second renvoi intervint à peu près dans les mêmes conditions. Pendant qu'il attendait la troisième convocation, « Mporôl » fut prévenu que le mécanisme de son enlèvement venait d'être mis au point et que ce mécanisme allait entrer en mouvement dès sa prochaine apparition à Yaoundé. La direction de l'U.P.C décida alors que le Secrétaire général ne se présenterait plus à la barre de la justice colonialiste, et UM NYOBE disparut de la circulation. D'aucuns préférèrent dire qu'il avait gagné le « maquis » de Boumnyebel. En fait, UM NYOBE resta clandestinement à Douala pendant deux (2) ou trois (3) mois, sans prendre part aux manifestations publiques, mais tout en continuant à avoir des séances de travail avec certains membres du Bureau du Comité Directeur, en particulier avec MOUMIÉ et les deux (2) vice-présidents KINGUÉ et OUANDIÉ (A. EYINGA, 1991 : 90-91). Il semblerait que ces patriotes aient décidé de concert que chacun d'eux, excepté MOUMIÉ qui devait rester dans la région de Douala, irait organiser et animer un « maquis » dans sa région natale. UM NYOBE gagna donc les forêts de Boumnyebel et se mit au travail.

Dans les « maquis » notamment celui de Boumnyebel, les patriotes basaa se sont servis de toutes les armes « visibles » et « invisibles » dont ils pouvaient disposer. Pour les « armes visibles », il s'agissait pour l'essentiel des armes à feu d'origine occidentale ou de fabrication locale et des armes blanches (machettes, couteaux, flèches, lances...). Quant aux « armes invisibles » l'arsenal était considérablement impressionnant et reposait sur une bonne connaissance ésotérique89(*).

Rappelons tout d'abord que, lorsqu'on parle des « maquis » de l'U.P.C des pères fondateurs, il ne faut pas perdre de vue deux (2) éléments importants. Premièrement, la clandestinité et le « maquis » sont une conjoncture que le Mouvement nationaliste n'avait ni choisie, ni recherchée, et à laquelle il ne s'était pas réellement préparé ; ce sont les colonialistes, dans leur logique de conquête et de domination, qui la lui ont imposée. Deuxièmement, l'idée de remporter une victoire militaire sur l'armée française, depuis le « maquis », n'a jamais vraiment effleurée l'esprit de UM NYOBE ; pour lui, la solution du « problème Kamerunais » était non pas militaire, mais politique. Et c'est d'ailleurs à la recherche de cette solution politique que ce patriote s'est résolument consacré, dans le « maquis » de Boumnyebel, jusqu'à son dernier souffle de vie. C'est d'ailleurs dans cette optique que A. MBEMBE dit de lui qu'il fut indubitablement « un maquisard armé d'un stylo ». En effet, comme nous le faisait remarquer le « Mbombok R. », les « maquisards »90(*), pour l'essentiel n'avaient pas pour objectif principal la destruction de l'armée française. C'est pour cette raison qu'ils utilisèrent principalement deux (2) types de « techniques invisibles de  défense » à savoir : le « Kòn » et le « Dim Ba Ko ». Dans le même ordre d'idées, un autre « Vieux Sage » a également mentionné un cri spécifique le « Nlend Basôgôl » (le « cri salvateur ancestral »).

1. LE « KÒN » OU LA « DÉFENSE ABSOLUE ANCESTRALE »91(*)

Le « Kòn » est une technique de « blindage » (protection) occulte qui permet, à un niveau très avancé, à son utilisateur d'être quasiment à l'épreuve des balles. Le « Mbombok B. » soulignait que cette technique est née de l'association des connaissances mystiques des Basaa du Cameroun et des Ghanéens d'où, d'ailleurs, le sacrifice d'un robuste bouc lors de la « cérémonie de blindage ». Le « Mbombok R », nous faisait également comprendre que, dans le « maquis » de Boumnyebel, la guerre se faisait, en grande partie, à l'aide des armes à feu. Sur ce plan, les colons et les « Dikokôn » (les espions) bénéficiaient d'un excellent équipement militaire. Le « Kòn » permettait donc, dans ce contexte de violence sanglante, aux « maquisards » (moins bien équipés militairement), d'équilibrer relativement le rapport de force. Il présentait sur ce point un « aspect égalisateur ».

Pour comprendre un peu mieux le mécanisme opératoire de cette « technique occulte », il convient de savoir que : quand on dit, en langage basaa, que quelque chose a « kòn », cela veut dire que la chose dont il est question a été « tachée » ou « maculée ». Dans le langage ésotérique, le vocable prend un sens plus subtil. Ainsi, quand un homme « travail » son corps au « Kòn » (quand il subit la cérémonie de blindage du même nom), il est censé se recouvrir d'une « seconde peau invisible », une sorte de « champ de force énergétique » (propos recueillis en Novembre 2008 auprès du « Mbombok A. »). Grâce à cette sorte d'« armure invisible », le corps dudit individu est protégé contre les balles et les armes blanches (ceci constitue le summum de cette technique). Le « Mbombok R. », souligna également que le « Kòn », au cours du « Gwet bi Kundè », permettait en effet aux « maquisards » de Boumnyebel de résister aux balles, et, même quand ils étaient touchés par des projectiles, ils n'en mourraient généralement pas et pouvaient rentrer au campement pour y être soignés par les grands prêtres traditionnels. En clair, le « Kòn », certes, pouvait protéger les « maquisards », mais était loin de leur fournir une protection infaillible, puisqu'en tant qu'hommes fait de chair et de sang de surcroît imparfaits, ils restaient des êtres faillibles. Tout comme ACHILLE, l'un des plus puissants guerriers de la Grèce Antique, qui selon la mythologie était invulnérable sauf à un seul endroit : le célèbre « talon d'Achille » ou encore un SAMSON dont la « force divine extraordinaire » provenait de sa longue chevelure dont la coupure, entraînait aussitôt sa faiblesse ; les « maquisards » de Boumnyebel aussi, malgré cette « armure invisible », restaient des êtres vulnérables. Par conséquent, trois (3) raisons fondamentales pouvaient justifier la mort par balles d'un « maquisard » doté du « Kòn ». Premièrement, la « violation des interdits » inhérents à la possession de cette technique (donner volontairement la mort à autrui par exemple). Deuxièmement, la « préparation mystique » des balles qui lui étaient destinées (balles dotées de pouvoirs magiques maléfiques extrêmement puissants). Troisièmement, l'« heure prévue » de quitter les siens pour rejoindre les ancêtres. En effet, tout homme, aussi puissant soit-il, est appelé à mourir un jour. Le but des « forces occultes positives » (en l'occurrence le « Kòn ») est simplement d'éviter que ce « départ » ne soit précipité et permettre à l'homme d'accomplir sa mission terrestre avant « l'heure fatidique » (« Mbombok A. »).

2. LE « DIM BA KO » OU LE « KALÉIDOSCOPE HYPNOTIQUE ANCESTRAL »

La « seconde technique de défense ésotérique », du temps de la guerre dans le « maquis » de Boumnyebel, fut ce que les « Ba Mbombok » appellent le « Dim Ba Ko ». Cette expression dérive de deux (2) termes basaa à savoir : « Dim » (aveugle, aveuglement) et « Ba Ko » (les Pygmées). Littéralement donc, le « Dim Ba Ko » signifie « l'aveuglement des Pygmées ». Le « Mbombok R. » nous disait à ce sujet que :

« Les Pygmées (peuple de la forêt), sont, entre autres, réputés pour leur grande connaissance des mystères et des secrets de la forêt ; c'est pour cela que les Ancêtres basaa, en mémoire de ce peuple, en ont fait la dénomination éponyme de cette technique occulte ».

Le « Dim Ba Ko », que nous avons aussi appelé ici, le « Kaléidoscope hypnotique ancestral » (« Mbombok A. »), c'est-à-dire, « Un cadre spatio-temporel où ce qui est perçu par le commun des mortels n'existe pas comme tel et, ce qui existe n'est pas perçu comme tel ». Autrement dit, le « Dim Ba Ko » avait la faculté de brouiller les perceptions sensorielles (notamment l'acuité visuelle) de tout intrus (en l'occurrence les soldats français). En effet, en tant que « technique de brouillage occulte », le « Dim Ba Ko » permettait donc aux « maquisards » de se soustraire, temporairement, à la perception visuelle des soldats coloniaux. Notons également que, en recourant à cette technique « subtile » -- laquelle était généralement mise en place par les « Ba Mbombok Mabouye »92(*) -- les « maquisards » étaient entourés par une sorte de « voile mystique » qui inhibait complètement l'acuité sensorielle des soldats français, les plaçant dans l'incapacité de les localiser avec précision, de les voir et a fortiori de les cribler de balles.

Le « Mbombok R. » nous révélait en outre que, le « Dim Ba Ko » se présentait également comme une « technique de camouflage occulte ». Dans ce cas précis, la technique permettait par exemple aux « maquisards », cernés dans le camp (où s'organisait la rébellion), par les soldats français de dissimuler leur présence en « devenant mystiquement furtif ». Ainsi, lorsque les soldats arrivaient, ayant à l'avance été informés de la présence effective des « maquisards » en ce lieu, à leur grande surprise, « ils ne voyaient personne », alors que les « maquisards », eux, pouvaient distinctement les voir.

Cependant, le « Dim Ba Ko », lorsqu'il était actionné, était soumis à une règle fondamentale : les « maquisards » ne devaient en aucun cas tuer, répandre le sang des soldats qui étaient devenus « aveugles » sous l'effet de son action. Puisque le but visé ici n'était aucunement de supprimer la « Vie », mais de la préserver avec l'aide de « Hilôlômbi » (Dieu)93(*) à travers les Ancêtres.

Par ailleurs, le « Kaléidoscope hypnotique ancestral » pouvait aussi agir comme une « technique de substitution occulte », c'est-à-dire, qu'il pouvait arriver dans le « maquis » qu'un soldat ouvre le feu (ou croit tirer) sur un « maquisard » et qu'au lieu de trouver le corps de ce dernier sur le sol, il trouve plutôt un tronc d'arbre ou un animal : « Les Ancêtres, disait le « Mbombok R. », l'avait simplement transporté ailleurs sain et sauf ».

Le « Dim Ba Ko », comme toute technique attachée à l'homme (être imparfait), avait également une faille. Il suffisait en effet qu'un « kokôn » (traître, espion en langue basaa) dévoile le secret en permettant aux soldats français de voir les « maquisards ». Pour ce faire, il fallait qu'il introduise, nous a-t-on dit, dans les yeux des soldats, un « liquide spécial », dont la vertu était d'accroire les capacités visuelles et de dessiller les yeux de ces derniers. Grâce cette « substance mystique », les soldats pouvaient percer le « voile occulte » et voir ce qui jusque-là, échappait totalement à leur champ de perception. C'est ce qui, semble t-il, arriva le jour de l'assassinat de UM NYOBE (nous y reviendrons).

3. LE « NLEND BASÔGÔL » OU LE « CRI SALVATEUR ANCESTRAL »

Le « Nlend Basôgôl », technique qui nous a été suggérée par un « Vieux Sage », « ex-maquisard », peut être aussi considéré comme une technique de défense occulte. Une définition littérale de l'expression tronquerait son sens véritable dans la mesure où : le terme « Nlend » signifie « cri » et « Basôgôl » signifie « les ancêtres » ; nous aurons, en suivant cette logique « le cri des ancêtres », ce qui n'a rien à voir avec le sens contextuel. En fait, dans le « maquis » de Boumnyebel en l'occurrence, ce ne sont pas les ancêtres qui crient, mais un de leurs descendants (« Balal ») qui les exhortent à travers son cri de détresse. Le « Nlend Basôgôl » doit donc être appréhendé ici comme un cri adressé aux ancêtres, afin d'obtenir leur protection contre un danger imminent.

Selon ce « Vieux Sage », pendant la guerre dans les « maquis », les jeunes gens, comme lui à cette époque, étaient souvent chargés de transporter des messages d'un camp à un autre. Pour leur permettre de bien accomplir cette mission, les « Ba Mbombok », avant de les envoyer en mission, se réunissaient et faisaient une « cérémonie sacrée » destinée à appeler les Ancêtres afin que ces derniers accompagnent leurs enfants et les protègent au cours de leur voyage périlleux. Une recommandation était faite aux jeunes hommes : ils ne devaient en aucun cas pendant le parcours qu'il effectuait en courant (même sous l'effet des bruits de coups feu) se retourner et regarder derrière eux. Ce vieil homme nous révéla que pour sa part, son père, avant de décéder, lui avait dit que, à chaque fois qu'il se sentirait en danger de mort, qu'il fasse appel à lui en disant ces mots : « A Tara, mè nu nu ba yeò nól », c'est-à-dire, « Père, me voici que l'on veut tuer ». Lorsqu'il avait fini de prononcer dûment cette formule, nous a-t-il dit, de façon instantanée il se retrouvait à quelques kilomètres plus loin de l'endroit du péril.

Toutes les « techniques de défense invisible » susvisées, il est vrai, prennent leurs racines dans la « Religion des Basaa » (voir Chapitre 1). Mais les nationalistes camerounais, en l'occurrence les patriotes basaa de Boumnyebel, se sont également servis de la religion du colon pour défendre le « Kundè ».

A. MBEMBE (1992 : 173) à ce sujet, souligne à juste titre que : « le discours nationaliste, dans sa version chantée, se recouvre d'un halo religieux et eschatologique ». Ce discours nationaliste en intégrant en son sein la religion locale et le christianisme colonial, opère une sorte de « syncrétisme » théologique. Désormais, Dieu (« Hilôlômbi ») et les Ancêtres (« Bagwal ») sont placés au début et à la fin de l'acte de libération de la « Terre ancestrale ». Ce sont eux, plus que l'ONU (qui a fait preuve de son incapacité à régler le problème camerounais lors de la première phase, le « Nkaa Kundè »), qui sont pris à témoin des désordres et des « maladies » causées par le système colonial. Par conséquent, le « Kundè » est l'oeuvre de leurs mains et UM NYOBE est leur messager parmi le peuple, c'est le « Mporôl ». En « sentinelle et veilleur, il alerte la communauté et annonce ce qui doit venir » (A. MBEMBE, 1991 : 174).

Il est fondamental de se rappeler que, le Mouvement nationaliste, tout en critiquant le christianisme, compromis à plusieurs égards avec l'ordre colonial, s'inspira, toutefois, de certains de ses éléments. Il tenta par exemple de démontrer la proximité de Dieu (« Hilôlômbi ») avec ceux qui luttent pour la « sauvegarde de la Terre » qui leur est due. D'ailleurs l'un des textes qui marqua, à cette époque, ce face-à-face entre « la libération politique » et « le message biblique », fut celui de UM NYOBE : Religion ou colonialisme ? Dans ses écrits, « Mporôl » développa une véritable « théologie de la libération » (A. MBEMBE, Op. Cit.,) où il critique radicalement le christianisme colonial et les pratiques missionnaires qui violaient sans vergogne la véritable foi chrétienne94(*). Il convient de noter également que, le rapprochement que UM NYOBE fit avec le livre biblique de l'Exode, qui parle de l'intervention de Dieu dans la libération du peuple d'Israël, enveloppa le thème de l'« Indépendance » -- désormais perçue comme une « Terre promise » -- d'une aura religieuse et messianique. Ici, Dieu, le vrai, est perçu comme celui qui défend les faibles et les petits, les protège de la main de l'oppresseur et les libère de l'esclavage.

Le Mouvement nationaliste camerounais, U.P.C, effectue en fait un parallèle entre l'esclavage d'Israël, peuple aimé de Dieu, et la colonisation du Cameroun, peuple aimé de « Hilôlômbi ». Par voie de conséquence, le saut qu'effectua Israël de sa situation d'esclavage vers la liberté est identifié au bond que devra faire le Cameroun en général (Boumnyebel en particulier), de sa position de pays sous domination coloniale vers son « Indépendance » et sa « Réunification ». À partir de là, la foi en « Hilôlômbi », la croyance aux Ancêtres et la libération politique s'épousent dans la guerre au sein du « maquis » de Boumnyebel. La « Réunification » et l'« Indépendance » deviennent donc des « promesses divines » dont la réalisation est inexorable.

Dans cet ordre d'idées, le « Kundè » relève pleinement de l'univers religieux. C'est une promesse divine simplement remise entre les mains des patriotes. La « Réunification » et l'« Indépendance » sont donc censées se réaliser dans un acte de « foi intégrale » où la vie individuelle peut être donnée en holocauste pour sauver les générations suivantes. Les Ancêtres eux-mêmes, avant de rejoindre le « Panthéon des bienheureux », ont laissé la « Terre » en liberté. C'est pourquoi, tant que cette « Terre » n'a pas été restituée à leurs descendants (« Balal »), la paix de ceux qui sont morts, mais qui continuent à se mouvoir autour des vivants, reste fragile.

Nous ne le dirons pas assez, UM NYOBE et ses compagnons du « maquis », en ayant recours aux « forces de l'Invisible » (Dieu et les Ancêtres) au cours du « Gwet bi Kundè », ne visaient pas l'annihilation de leurs adversaires (les colons et leurs alliés ou « Dikokôn »), malgré les méfaits de ces derniers, mais à se protéger afin de mener à terme leur mission de libération. En effet, le Secrétaire général de l'U.P.C a passé beaucoup plus de temps, dans le « maquis » de Boumnyebel, à essayer de proposer une solution politique à la crise sanglante déclenchée par les colons qu'à élaborer véritablement des stratégies militaires. Il est vrai, comme le mentionne A. EYINGA (1991 : 93), qu'on lui attribua la paternité d'un Comité National d'Organisation (CNO), branche armée de l'U.P.C clandestine, ainsi que du Secrétariat Administratif et Bureau de Liaison (SABL), sorte d'état-major civil. C'était tout à fait légitime, puisque, en choisissant, non pas de se convertir au colonialisme, mais de résister pour l'honneur et l'intérêt du Cameroun, les patriotes ont du s'organiser afin de préserver leur vie. En effet, pour survivre dans un milieu hostile dans lequel, l'Administration coloniale entretenait l'insécurité, UM NYOBE et ses compagnons devaient, non seulement défendre leurs « têtes »95(*) contre les « Dikokôn », « les chasseurs de primes et autres délateurs de service » (A EYINGA, Op. Cit.,) mais également continuer à entretenir les militants et les sympathisants afin que la résistance ne s'estompe pas. Des bavures et quelques erreurs graves ont certainement été commises dans le « maquis » de UM NYOBE. Il faut les regretter, mais comme dit le proverbe : les erreurs humaines n'enlèvent pas la valeur de l'effort fourni. De surcroît, nous devons toujours garder à l'esprit que « Mporôl » était loin d'être un chef de guerre à l'instar d'un HISSÈNE HABRÉ ou d'un IDRISS DEBY par exemple, et qu'il n'a, à aucun moment, envisagé de résoudre le problème du Cameroun par un affrontement militaire. Dans le cadre de la solution politique qui est restée la sienne jusqu'à son assassinat en 1958, nombreuses sont les initiatives politiques qui attestent de sa bonne foi, face à un adversaire qui, lui, s'était résolument enfermé dans la logique de guerre et ne voulait entendre aucun autre langage. Nous pouvons citer ici, quelques unes des propositions faites par le « maquisard armé d'un stylo » :

« - La levée de l'interdiction injuste dont l'UPC avait été frappée, suivie du retour à la vie politique légale du Mouvement ;

- une amnistie générale en faveur de tous les condamnés politiques à la suite des évènements de 1955 ;

- des négociations avec les autorités françaises pour trouver une solution à la crise. Mgr Thomas Mongo, que Um accepta de recevoir dans son « maquis », était revenu de l'entretien porteur de propositions précises dans ce sens ;

- les nombreuses lettres-propositions du Secrétaire général au Premier ministre Mbida, premier chef du gouvernement de l'« État sous tutelle du Cameroun » ;

- note-mémoire à l'attention du gouvernement français pour le dénouement de la crise Kamerunaise (« Maquis » le 13 juillet 1957) ;

- l'engagement de l'U.P.C dans l'aventure du MANC (Mouvement d'Action Nationale du Cameroun) visant à permettre aux nationalistes de se présenter aux élections de 1956 de la loi-cadre. Mais les autorités françaises n'ayant rien voulu entendre au sujet de l'amnistie, le MANC se termina dans la confusion du « Groupe des huit », avant l'éclatement de ce dernier en 1958, éclatement provoqué par un habitué de ce genre de manoeuvres : M. Charles Asa'ale. Un poste de ministre lui était proposé dans le gouvernement Ahidjo... » (A. EYINGA, 1991 : 94).

Toutes ces incessantes propositions politiques montrent à quel point « Mporôl » fut un homme épris de paix, dont la tâche majeure était d'obtenir la « Réunification » et l'« Indépendance » véritables du Kamerun en provoquant le moins de dégâts et de morts possibles, à défaut d'en faire carrément l'économie.

L'« indépendance » et la « réunification » surviendront, respectivement, deux (2) ans et quatorze (14) ans après son assassinat, mais elles seront de « pures formes » dans la mesure où : pour ce qui est de « l'indépendance », les autorités françaises veilleront à la vider de sa substance ; et quant à « la réunification », les manoeuvres politiques du Président AHIDJO, créeront un climat de méfiance et de suspicion entre les Camerounais francophones et anglophones lequel climat fragilisera celle-ci. C'est l'objet de notre analyse dans le paragraphe suivant (B).

B. L'OBTENTION « FACTICE » DE L'INDÉPENDANCE ET DE LA RÉUNIFICATION : LA QUÊTE À TOUS LES « NIVEAUX »96(*) DU « VÉRITABLE KUNDÈ »

De prime abord, deux (2) questions se doivent être posées ici : en quoi l'« indépendance » et la « réunification » des années 1960 et 1972 sont-elles, aux yeux des Basaa de Boumnyebel en l'occurrence, considérées comme « factices » ? Et, pourquoi la quête du « Kundè » devrait-elle encore se poursuivre ?

1. LA « FACTICITÉ CONGÉNITALE » DU « KUNDÈ » CONTEMPORAIN

Aujourd'hui, il appert aux yeux de certains patriotes camerounais notamment les Basaa de Boumnyebel, que : en chassant illicitement les nationalistes de la scène politique « légale », les autorités coloniales françaises, dès 1955, ont cassé et dénaturé l'évolution normale de la « Terre de nos Ancêtres » (le Cameroun) et l'ont, par conséquent, orientée dans une « direction diamétralement opposée, que nous ne sommes pas encore parvenus à redresser » (A. EYINGA, 1991 : 94-95).

Si nous partons de l'observation selon laquelle : la « conscience nationale » constitue l'élément moteur de construction d'une Nation forte ; nous pouvons alors souligner qu'au Cameroun, cette conscience nationale fut détruite par le colonisateur à travers l'élimination physique « des forces et des hommes » qui l'incarnaient le mieux. UM NYOBE fut la plus parfaite de ces incarnations. Son assassinat, le 13 Septembre 1958 à Libel li Ngoy (aux environs de Boumnyebel), fut un acte programmé et décidé par le Premier Ministre AHIDJO et approuvé par les autorités françaises. Soulignons en passant que, l'unité composée de soldats lourdement armés, fut guidée dans le « maquis » de UM NYOBE par Luc MAKON MA BIKAT, un Basaa de Makaï, au fait de la « connaissance mystique basaa » et dont le sous groupe familial nourrissait une haine profonde à l'égard de « Mporôl ».

Deux (2) ans après cet assassinat (en 1960), « l'indépendance » fut « octroyée » au Cameroun. Pourquoi « octroyée » ? Tout simplement parce que cette « indépendance factice » était soumise aux conditions fixées par les autorités coloniales françaises.

S'étant, en effet, rendues compte qu'il était désormais impossible d'enrayer la volonté d'« Indépendance » des patriotes camerounais en général, les autorités françaises vont trouver une « stratégie » qui leur permettra de maintenir leur emprise sur le Cameroun tout en donnant l'illusion d'accorder le « Kundè ». Pour ce faire, un « plan » sera arrêté à Paris. Ledit plan énoncera comme recommandation fondamentale, de ne plus s'opposer à l'indépendance du Cameroun, mais plutôt de la hâter en veillant, toutefois, à la vider de l'essentiel, par des « accords iniques » qui réserveraient à la France le pouvoir de « décision » dans des domaines majeurs.

Par le truchement de ce subterfuge, la France ne donnait pas aux Camerounais, l'« Indépendance » pour laquelle se battaient les patriotes, mais un « simulacre d'indépendance », une « indépendance » complètement et habilement vidée de sa substance. On n'est donc pas surpris de voir à la tête de cet « État fantoche », des « collaborateurs de la belle France », pourtant, à l'origine, fortement opposés à l'« Indépendance » du Cameroun, la vraie. En effet, on vit des personnages tels Charles OKALA, André-Marie MBIDA, Ahmadou AHIDJO, devenir, du jour au lendemain, des partisans acharnés de la prétendue « indépendance immédiate ». D'ailleurs (fait paradoxal), souvent plus zélés et plus intransigeants que les vrais patriotes. Une anecdote racontée par A. EYINGA (1991 : 103) au sujet de AHIDJO, souligne bien cette étrange volte-face.

Dès son adhésion au club des « intellectuels du Bloc Démocratique du Cameroun (BDC) » en 1952, tout le monde savait que AHIDJO était un des adversaires invétérés de l'« Indépendance » prônée par les nationalistes. D'ailleurs, sa participation au gouvernement de MBIDA, n'avait fait que le renforcer dans cette position. Le 18 Février 1958, la surprise des membres de l'Assemblée Territoriale du Cameroun (ATCAM) fut de taille, lorsque AHIDJO annonça dans sa déclaration d'investiture au poste de Premier Ministre de l'État sous tutelle, qu'il était désormais résolument décidé à oeuvrer pour l'accession sans retard du Cameroun à sa pleine « souveraineté ». Les membres de l'Assemblée n'en croyaient pas à leurs oreilles. Certains commençaient à penser à « un miracle divin » lorsque soudainement, de son banc, l'ex- Premier Ministre, MBIDA, se leva et apostropha avec véhémence son ex-vice Premier Ministre, AHIDJO. Il demanda à ce dernier d'expliquer clairement, à l'Assemblée, comment le processus allait se dérouler concrètement au lieu de se borner à lire péniblement un texte, dont il n'était d'ailleurs pas l'auteur. En effet, MBIDA savait que la déclaration d'investiture que AHIDJO venait de lire, avait été rédigée entièrement par le gouverneur RAMADIER. AHIDJO ne pouvait donc y apporter aucune précision supplémentaire, ne sachant pas encore lui-même comment tout cela allait, concrètement, se mettre en place.

Toutes les différentes pièces qui constitueront ce que l'on appellera plus tard l'« État néo-colonial », étaient désormais savamment agencées. Le régime camerounais allait donc se réduire aux apparences et aux faux-semblants, aux titres honorifiques dont les gens, sans aucun scrupule, se décorent et pour lesquels ils sont rémunérés, logés, nourris et reçus en grande pompe. On aurait ainsi des « pseudo hommes politiques » dont la fonction première sera de faire du psittacisme en écoutant et reproduisant la voix de leurs « maîtres ». Des hommes sans aucune réelle envergure politique, ne se souciant que de se remplir la « panse » et de couler des jours heureux à l'abri du besoin, même si cela devait provoquer la paupérisation et l'effondrement de la Communauté toute entière.

C'est donc effectivement à la veille de cette « indépendance illusoire » que le cours de notre histoire fut radicalement déformé. Les interlocuteurs administratifs ayant continué à se succéder entre eux, ont fini par former « une génération d'héritiers » aussi disposés qu'eux-mêmes à n'être, sur la « Terre ancestrale », que de « dociles élèves de l'Élysée ». C'est aussi au cours de cette période que la conception même du « pouvoir politique » fut dénaturée puisque pour les « hommes politiques » auxquels l'on l'avait remis, le « pouvoir » ne constituait qu'un instrument de répression et de domination néfaste. Un moyen d'empêcher toute expression du véritable nationalisme et de tuer dans l'oeuf toute possibilité, pour les patriotes (même ceux de la nouvelle génération), d'accéder aux postes politiques.

Cette « croisade d'autodestruction camerounaise » prendra d'ailleurs le nom de « lutte contre la subversion » lorsqu'il s'agira de réunir les deux (2) Cameroun.

Le 1er Janvier 1960, en effet, la tutelle internationale est levée sur la partie française du Cameroun et la « pseudo indépendance » proclamée. Cette partie du pays devient donc la République du Cameroun, avec comme Président, AHIDJO et Premier Ministre ASA'ALE. Quant à la première réunification (fédération), elle interviendra un an plus tard (le 1er Octobre 1961), dans des conditions désavantageuses d'ailleurs prédites par UM NYOBE, le 17 Décembre 1952 à l'ONU. On se souvient qu'à cette occasion, « Mporôl » avait mis la communauté internationale en garde en disant que :

« La réunification est la seule voie par laquelle le Cameroun doit passer pour accéder à son indépendance. Si on ne l'accepte pas ainsi, c'est qu'on est partisan de l'indépendance d'une partie du Cameroun au sein du Nigéria ou du Commonwealth britannique, et de l'indépendance de l'autre partie du Cameroun au sein de l'Union française... » (A. EYINGA, 1991 : 109-110).

La fédération intervenue le 1er Octobre 1961 était d'ailleurs, dans l'esprit de AHIDJO, une simple étape devant conduire à l'instauration d'un État unitaire ultra centralisé. Par ailleurs, le référendum du 20 Mai 1972, a simplement signé « l'arrêt de mort » (P. Fabien NKOT, 2OO5 : 38) de l'expérience fédérale au Cameroun, sans toutefois instaurer une convivialité entre les Camerounais francophones et les Camerounais anglophones.

En fait, la « réunification factice » de 1972, a consisté à une « absorption » pure et simple du Southern Cameroon (partie occidentale du Cameroun) par la République du Cameroun ; créant par là même un climat de méfiance et de suspicion au sein de la Communauté camerounaise dans son ensemble. À ce propos, on entend parfois de nos jours les élites politiques anglophones dénoncer, sur le plan culturel, une logique de « francisation » progressive de la communauté anglophone. Ou encore, sur le plan politique, une « marginalisation » des membres de cette communauté dans l'accès aux postes de responsabilités les plus importants.

2. LA QUÊTE PERPÉTUELLE DU « VÉRITABLE KUNDÈ »

Dans l'esprit des patriotes des années 1950, il faut se le rappeler, la vraie « Indépendance » et la vraie « Réunification », en fait, le vrai « Kundè », devaient permettre à tous les Camerounais sans distinction de s'unir afin de gérer eux-mêmes leurs destinées. Pour eux, comme pour certains patriotes d'aujourd'hui, l'unité réelle des Camerounais reste la base sur laquelle doit se réaliser toute véritable politique qui vise l'intérêt de la Nation. Et la pleine souveraineté politique en fait partie ! Ainsi, pour un grand nombre de ceux qui prirent part aux processus sociaux, dans les années 1950, le véritable « Kundè » a été « suspendu ». La véritable « Indépendance » et la véritable « Réunification » ne sont pas encore arrivées. On doit donc poursuivre le combat sur « tous les plans d'existence et de conscience » afin de hâter la venue de ce vrai « Kundè ».

Il est important, par conséquent, de garder à l'esprit que les luttes sociales et politiques qui se déroulent aujourd'hui à Boumnyebel en particulier et au Cameroun en général, mettent en exergue des conflits plus radicaux. Il s'agit en fait de savoir qui aura suffisamment de « puissance » pour contrôler le processus de construction ou de déconstruction de la Nation camerounaise. L'espace du « combat », de l'affrontement, est ainsi constitué de victoires et de défaites temporaires ; d'exils et de « retours » ; de refuge dans les rites, les cultes et les « pratiques », sur lesquels plane « le spectre du Grand jour » : celui de l'« Indépendance » et de la « Réunification » (Unification) véritables.

Dans cette première partie de notre travail, nous avons essayé d'analyser la grande implication des « forces de l'invisible » dans les actions sociales et politiques des Basaa de Boumnyebel à l'époque coloniale (influence dans le passé). Nous nous sommes délibérément appesantis sur les « aspects positifs » des « usages sociaux et politiques de ces forces », car comme le soulignait le « Mbombok A. » : « La force des Ancêtres, la force de « Hilôlômbi » (Dieu), ne doit jamais être utilisée pour réaliser de sombres et funestes desseins ». Ils se comptaient sur les doigts d'une seule main ceux qui, dans les années 1950 et 1960, respectaient cette règle fondamentale et, de nos jours, ils sont encore davantage moins nombreux. En effet, l'ère de « la postcolonie » (post indépendance) se caractérise, certes par la persistance de l'emploi des forces occultes, mais cet emploi est davantage tourné vers la « destruction du prochain » en s'appropriant ses forces, qu'au salut de la Communauté.

En conséquence, nous avons essayé dans la seconde Partie (II) de notre travail (réservée aux implications contemporaines des forces de l'Invisible), d'établir la démonstration selon laquelle : une lutte sans merci se déroule actuellement sous nos yeux entre ceux des Camerounais qui veulent servir la « Terre chérie » et ceux qui veulent se servir du Cameroun pour étancher leur soif de pouvoir et de prestige. Et dans cette lutte, toute aussi acharnée et meurtrière que celle susvisée des premiers patriotes (des pères et mères du nationalisme camerounais), tous les moyens possibles sont mis à contribution, même ceux relevant de « l'Invisible ».

* 69 Appelé Wouri par les Duala.

* 70 Concept de nous empruntons à A. MBEMBE in J. - F. BAYART, A. MBEMBE, C. TOULABOR (1992 : 149-256).

* 71 Parmi ces pères fondateurs A. EYINGA (Op. Cit.), cite : ASA'ALE Charles, BAGAL Guillaume, MOUME-ETIA Léopold, NGOM Jacques, BOULI Léonard, ETOUNDI Joseph-R, HONDT Guillaume, NGOSSO Théodore, YAP Emmanuel, MANGA MADO H-R, YEMI Georges, BIBOUM Jacques-René.

* 72 Extrait des STATUS DE L'UPC Tels que définitivement établis au Congrès d'Eséka, 1952, in A. EYINGA (1991 : 166-172).

* 73 En effet, le gouverneur René HOFFHER, nous rapporte A. EYINGA (1991 : 29), dans un télégramme adressé à BAGAL G. précise qu'il n'avait pas approuvé la constitution de l'U.P.C, mais avait simplement « accusé réception des statuts, ce qui ne signifie pas approbation. Agissements ultérieurs de cette association restent pleinement responsables devant tribunaux ». Le parti nationaliste avait donc une épée de Damoclès sur la tête, mais cela n'arrêtera pas l'ambitieux projet de ses meneurs.

* 74 Le « Kundè » renvoyait à l'époque à la « Réunification », pour rassembler et consolider les forces des fils et filles du Kamerun, et à l'« Indépendance », pour pouvoir s'auto gérer sans immixtion étrangère.

* 75 Pour ce qui est de la transcendance spirituelle de la parole, elle trouve son illustration la plus achevée dans le « secret ». Nous développerons cette idée dans la seconde section de ce chapitre.

* 76 Parti politique, on s'en doute bien, qui ne luttait pas vraiment pour l'évolution sociale du Cameroun, mais plutôt pour la stagnation sociale, le maintien du statu quo colonial.

* 77 Ces deux (2) hommes étaient entièrement acquis au Gouvernement français. AUJOULAT partagea les responsabilités du Gouvernement comme Secrétaire d'État au ministère des Colonies. DOUALA MANGA BELL, fut nommé Chef Supérieur de Bali avec l'arrière-pensée de devenir un jour roi du Cameroun.

* 78 S'agissant du délai de cette préparation, l'U.P.C avait proposé dès 1949, une période de préparation de dix (10) ans, à courir à partir de la date de conclusion des accords de tutelle (1946). Selon cette proposition, le Cameroun devait accéder à l'indépendance en 1956. Mais le Mouvement était resté ouvert à toute autre proposition raisonnable, qui n'est jamais venue, comme l'avait souligné UM NYOBE lors de son discours à l'ONU en 1952.

* 79 Dans la pratique traditionnelle basaa, c'est ainsi que procédaient (et procèdent encore) les Mbombok ou les Chefs traditionnels pour trancher un litige entre des individus en conflit.

* 80 A. MBEMBE (1992 : 171).

* 81 UM NYOBE, au cours de « la palabre de l'indépendance », s'est rendu à l'ONU à plusieurs reprises notamment : en 1952, en 1953, et en 1954.

* 82 A. EYINGA (1991 : 80).

* 83 Ainsi, MOUMIÉ (médecin) venu de Maroua, et OUANDIÉ (instructeur) de Batouri, ont rejoint à Douala leurs autres camarades.

* 84 In A. EYINGA (Op. Cit).

* 85 Voir Chapitre 1.

* 86 Texte de l'arrêt du Conseil d'État et des conclusions du Commissaire du gouvernement M. HEUMANN dans la « Revue juridique et politique de l'Union Française », n° 4 d'Octobre - Décembre 1955 ; P. 809 à 818 ; in A. EYINGA (Op. Cit.).

* 87 Le « Mbombok A. » soulignait que les patriotes de la trempe de UM NYOBE étaient conscients du fait que la « guerre » ne résolvait jamais rien. Elle profite plus aux « forces diaboliques » et à leurs utilisateurs, qu'à la communauté dans son ensemble. La guerre, disait-il, « est un des multiples moyens utilisés par les esprits maléfiques pour s'abreuver de la souffrance et du sang des victimes innocentes ».

* 88 Le « Mbombok A. » nous faisait remarquer que UM NYOBE, en sa qualité de «  Mporôl », disposait non seulement du soutien des populations, mais surtout de celui des Ancêtres (« Basôgôl »). Ceci lui permettait de jouir d'un grand charisme et d'une « aura mystique » tout à fait particulière.

* 89 Cette connaissance, il convient de le souligner, était utilisée dans un but constructif ; elle conférait à UM NYOBE et à ses compagnons un « biopouvoir », un pouvoir destiné non pas à détruire ou à répandre la mort (« nécro pouvoir ») mais à consolider et à libérer la Terre des Ancêtres.

* 90 Nom donné aux patriotes camerounais qui luttaient dans les « maquis » pour obtenir le « Kundè ».

* 91 Le caractère « absolu » de cette technique tient au fait qu'elle est l'ultime technique de défense occulte (la plus efficace) d'une part et d'autre part, qu'elle est censée protégée, des « attaques mystiques », à la fois son possesseur et le plus proche entourage de ce dernier. Nous y reviendrons dans la seconde Partie de ce présent travail.

* 92 Voir la présentation des différents types de « Ba Mbombok » faite par le « Mbombok R. » au Chapitre 1 (Paragraphe 1. Cosmogonie et organisation religieuse des Basaa).

* 93 Pour plus de détails sur le concept de Dieu chez les Basaa, se référer au Chapitre 1.

* 94 Voir aussi le « retournement du Mbok Basaa » (Chapitre 1 du présent travail).

* 95 Pendant cette période de l'histoire du Cameroun, les assassins ne se contentaient pas seulement de tuer les patriotes, mais pour s'assurer que la victime était, bel et bien décédée, d'une part et d'autre part pour avoir un trophée de guerre, on la décapitait. Cette pratique était aussi due à la croyance au pouvoir de « blindage » que le « Kòn » (déjà cité plus haut) conférait aux « maquisards ».

* 96Au niveau « verbal » de la parole, au niveau « physique » du corps, et au niveau « Invisible » des forces occultes.

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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo