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L'affaire du marquis Alfred de Trazegnies d'Ittre (1832-1861).

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par Olivier LERUTH
Université de Liège (Belgique) - Licence en Histoire  2005
  

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Scipion Fabrizi, le coupable idéal ?

« Monseigneur de Merode vient de me dire qu'un individu, qui aurait arrêté le marquis de Trazegnies sur le territoire pontifical et qui, après l'avoir entraîné sur le territoire napolitain, lui aurait tiré un coup de pistolet dans la tête, pendant que l'on discutait sur son sort, que cet individu était, en ce moment, en prison à Rome ; et qu'on se livrerait à une enquête qui, selon Son Excellence, prouvera que le malheureux marquis a été, non pas fusillé mais assassiné292(*). » Ainsi s'exprimait Henri Carolus, le 21 décembre 1861.

En moins d'une semaine, cette nouvelle stupéfiante avait parcouru les 1700 kilomètres séparant la Ville éternelle de la future capitale de l'Europe. Et déjà on s'exclamait, dans le Journal de Bruxelles, qu'un agent secret au service de Victor-Emmanuel II avait surpris le marquis de Trazegnies alors qu'il se trouvait sur le territoire pontifical. Il l'avait ramené aux Piémontais. Alors que les soldats se disputaient pour savoir que faire du jeune homme, les uns proposant de le tuer s'il était belge, mais de le garder en vie, par prudence, s'il était français, l'agent secret se serait impatienté. S'écriant qu'il fallait en finir -la voglio finita293(*) !-, il aurait vidé son chargeur par derrière, à bout portant, sur la tête du marquis. Le commandant Savini, ne voulant pas compromettre un de ses précieux agents, aurait proposé de simuler une exécution régulière. Le chanoine baron de Woelmont confirmait cette version aux parents. « La justice romaine s'occupe de cette affaire et samedi prochain, on fera l'autopsie ; j'y assisterai et vous ferai couper des cheveux294(*). » Le suspect aurait même avoué son crime295(*).

Le 8 janvier 1862, le Journal de Bruxelles, décidément très au fait de l'affaire du marquis de Trazegnies, proposait une courte biographie de l'assassin présumé d'Alfred de Trazegnies, tout en reconnaissant que les preuves manquaient encore pour prouver définitivement sa culpabilité. L'homme se nommait Scipion Fabrizi. Certains l'appelaient Fabrizi Nicola. Originaire de Torrice, il résidait officiellement à Falvaterra, à proximité de Frosinone, où il n'exerçait aucune profession. Il faisait partie des troupes de douane pontificale quand il décida d'intégrer, en 1849, la colonne mobile de Callimaco Zambianchi, dont il devint rapidement l'un des plus proches collaborateurs. Fabrizi aurait été présent lors de l'assassinat de plusieurs prêtres par Zambianchi, notamment celui du curé de la Madone du rosaire arrêté et fusillé à Monte Mario. Il avait certainement assisté aux interrogatoires que fit subir Zambianchi aux prêtres arrêtés à l'église Saint-Calixte. Il avait atteint le grade de sergent et aurait pris part à des combats livrés par des volontaires républicains contre les troupes napolitaines et françaises. Retiré à Falvaterra, il s'est mis au service des Piémontais comme il l'avait fait, dans le passé, pour Mazzini et Zambianchi296(*). Depuis Falvaterra, Scipion Fabrizi se rendait fréquemment dans le royaume de Naples, où il disposait de contacts avec les libéraux. En plus du meurtre du marquis, il devait répondre de trois autres assassinats politiques en 1849297(*).

Le 21 décembre, l'autopsie avait lieu à Saint-Julien des Belges. Il apparut que la balle n'était pas de celles qu'employaient les troupes régulières298(*). Le juge Colle Massi instruisait l'affaire299(*). Nous disposons du témoignage d'un témoin oculaire de l'autopsie, celui du chanoine de Woelmont qui avait promis d'y assister. D'après ses dires, « la partie du crâne, derrière l'oreille gauche, a été emportée ; et la balle est sortie au dehors de l'oeil droit, ce qui conforme la version que le coup a été tiré à bout portant. Il n'y avait pas sur le corps d'autre blessure, quant à l'identité, il ne peut y avoir aucun doute300(*). » Le chanoine coupa une mèche de cheveux qu'il fit parvenir à la famille, à Hyères. La photocopie de cette mèche, conservée par le marquis Olivier de Trazegnies, est disponible en annexe.

Pendant ce temps, la presse s'emparait de cet « assassinat ». A plusieurs reprises, la feuille française Le Monde plaçait des réclamations à sa une : « On se demande comment le gouvernement piémontais peut accepter la responsabilité morale de ce crime en le cachant et en se rendant complice d'une odieuse comédie d'exécution militaire ? » La suite se perdait dans une curieuse métaphore : « Mais la passion aveugle des hommes qui, de sang-froid auraient repoussé jusqu'à la pensée d'une telle conduite, ces hommes ne sont plus libres ; ils font partie d'un système, d'une machine à broyer, et ils vont jusqu'à ce que cette machine rencontre le grain de sable qui doit la faire éclater301(*). »

Le procès du présumé coupable s'ouvrit en 1862. Scipion Fabrizi fut jugé par le « Supremo Tribunale della Sacra Consulta302(*). » Une impressionnante instruction est mise sur pied par le juge. Elle se prolongera pas moins de 7 mois ! Des dizaines d'interrogatoires sont menés. Tous les proches d'Alfred de Trazegnies à Rome et surtout d'éventuels témoins de l'assassinat sont appelés à attester de ce qu'ils ont vu ou entendu. Dans son intéressant article, Fraccacreta remet en question la partialité du juge. Tout concourt en effet à nous faire penser qu'on a trouvé un coupable pour en trouver un...

Fabrizi, au long du procès, a constamment nié les faits. De nombreuses personnes assuraient avoir entendu parler de l'affaire. Mais il n'y avait en fin de compte qu'un seul témoin oculaire. De plus, ses dires furent en partie contradictoires. Il se nommait Alfonso ou Socio Piccirilli. Originaire de Falvaterra, il était depuis longtemps domicilié à San Giovanni Incarico. Son interrogatoire fut possible car, à l'époque de l'instruction, il résidait à Ceprano. Or, les auditions de témoins se firent exclusivement dans les bourgs de Ceprano et Falvaterra. Ses penchants pour la réaction laissaient présumer que ses affirmations n'étaient probablement pas toutes objectives. Il expliqua que, vers la tombée de la nuit303(*), le prisonnier fut tiré hors du corps de garde de la garnison par de nombreux Piémontais et conduit au mur situé face à l'église de l'Annonciation. Personne ne parlait et il n'y avait que Fabrizi qui voulait que le prisonnier se mette face au mur, ce à quoi s'opposait le marquis, disant qu'il n'était pas un brigand et, dès lors, qu'il n'avait pas à subir une telle exécution. Fabrizi, sans doute ennuyé des discussions, l'aurait placé de vive force contre le mur et s'éloignant du marquis d'environ 6 ou 7 pas, il vida son chargeur304(*). Fraccacreta donne une raison supplémentaire pour mettre en doute la crédibilité du témoin : celui-ci se serait empressé de quitter la ville car il risquait sa vie. Il venait en effet de s'unir aux chiavonistes dans la matinée ce 11 novembre. Dès lors, comment peut-il assurer avoir assisté à l'exécution du belge ? Se promenait-il en simple curieux alors que les Piémontais avaient repris le pouvoir à San Giovanni ?

L'officier français qui s'était rendu à San Giovanni afin de récupérer le cadavre conservait la balle qui avait causé la mort du jeune homme. Un tel projectile n'aurait vraisemblablement pas pu être tiré par l'arme de Fabrizi. D'une part, on la lui avait confisquée lors de son arrivée à Falvaterra. D'autre part, la balle fut déclarée par un expert assermenté comme ayant été « déchargée d'un fusil ou d'un pistolet de grande dimension, de forme ancienne et non rayé305(*). » Or, l'ancien comparse de Zambianchi disposait d'une arme de construction récente et rayée ! L'arme du crime est aujourd'hui conservée au Musée du Risorgimento de Mantoue. Vous en trouvez la photographie parmi les documents annexés. Elle nous a été fournie par Marco Sbardella, historien à San Giovanni Incarico.

On peut encore lire, dans les papiers du juge Massi, une déclaration faite en 1884 par un certain Angelo Berni, qui était capitaine au 43e régiment d'infanterie en novembre 1861. Celui-ci affirme que jamais on n'aurait laissé à un civil, même à un homme comme Fabrizi, qui avait une certaine influence sur les soldats piémontais, le droit de donner un ordre qui relevait exclusivement du domaine militaire. L'ordre de l'assassinat devait selon lui, et il confirme finalement les dires de la presse du temps, être attribué au major et comte Savini.

Apparemment, la seule présence de Fabrizi lors des événements de la Saint-Martin et surtout le fait qu'il se soit, par la suite, vanté du meurtre d'Alfred de Trazegnies, ont suffi pour que la population entière l'accuse. Le 12 septembre 1862, la sentence du tribunal tombait. Fabrizi fut condamné aux galères à vie pour conspiration, non contre la personne du marquis de Trazegnies d'Ittre, mais bien contre le souverain et l'Etat. D'ailleurs, à la veille du procès, un ordre supérieur avait interdit définitivement toute discussion concernant la mort du marquis belge...306(*) La presse en avait-elle été informée ? Il n'y a eu, d'après nos recherches, aucune allusion au procès Fabrizi et à son issue.

* 292 AMAE, légation Saint Siège, lettre du représentant belge à Rome Carolus au ministre des Affaires Etrangères Charles Rogier datée du 21 décembre 1861.

* 293 Dans Le Monde daté des jeudi et vendredi 26 et 27 décembre 1861.

* 294 APT, correspondances diverses, lettre du chanoine Edouard de Woelmont au marquis Charles de Trazegnies datée du 27 décembre 1861.

* 295 Dans le Journal de Bruxelles daté du 04 janvier 1862 (correspondance romaine du 28 décembre 1861).

* 296 Dans le Journal de Bruxelles daté du 20 janvier 1862.

* 297 APT, correspondances diverses, lettre de la maréchale Eugénie de Saint-Arnaud au marquis Charles de Trazegnies datée du 14 janvier 1862. Elle y reproduit quelques lignes concernant Frabrizi qui sont tirées du journal Le Pays daté du 09 janvier.

* 298 Dans le Journal de Bruxelles daté des jeudi et vendredi 26 et 27 décembre 1861.

* 299 Dans la Gazette de Liège datée du 26 décembre 1861 (correspondance romaine du 21 décembre).

* 300 APT, correspondances diverses, lettre du chanoine Edouard de Woelmont au marquis Charles de Trazegnies datée du 12 janvier 1862.

* 301 Dans Le Monde daté du 31 décembre 1861.

* 302 La totalité des actes de ce procès et sa sentence sont conservées aux Archives centrales de l'Etat à Rome sous les références `Sacra Consulta', numéro 1351 rouge, bu. 347 et numéro 1351 noir, bu. 276. De nombreux actes de ce procès sont reproduits dans les deux ouvrages déjà cités, de Fraccacreta et de Fulvio.

* 303 Nous nous permettons ici de rappeler que l'ensemble des autres sources indique qu'Alfred de Trazegnies a été fusillé dans l'après-midi du 11 novembre, aux environs de 15 heures.

* 304 Dans FRACCACRETA Augusto, Un episodio della reazione borbonica a S. Giovanni Incarico (Caserta). L'11 novembre 1861, Fratelli Palombi, Roma, 1938, pp. 04-05.

* 305 Idem, p. 05.

* 306 Idem, p. 07.

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote