VIII. L'Ecriture Sainte justifie-t-elle la relation
maître disciple ?
Il est question, ici, de survoler quelque peu le rapport
maître disciple dans le Nouveau Testament et non pas d'étudier
l'influence de l'Ecriture dans l'enseignement du maître, ce qui n'est pas
le propos de notre travail. La façon de procéder des Pères
du désert envers leurs disciples était-elle conforme ou non
à l'Ecriture, concernant la manière d'instruire ? Jésus
luimême pouvait-il être assimilé à un maître ou
à un « abba ? » Avait-il aussi été
disciple avant d'enseigner lui-même ? Qu'était la méthode
recevable dans l'apprentissage au désert pour que celle-ci soit conforme
à ce que voulait le Christ ?
Dans la juste logique des choses, tout maître commence
par être disciple et Jésus n'a pas fait exception à la
règle. C'est par son baptême qu'il devient pour un temps
très court, le disciple de Jean. Ce baptême est un rite
d'initiation par lequel Jésus accepte de se mettre à la suite et
sous la direction de son prédécesseur.
Jésus, lui, appelle individuellement chacun de ses
disciples, mais il ne les reçoit jamais à l'écart pour les
diriger de manière personnelle. Il n'oblige pas, mais invite à le
suivre. Il ne se fait jamais appeler « abba » mais on peut
dire qu'il « engendre » ses disciples en Dieu en le leur faisant
connaître. Pour eux, Jésus est « Rabbouni »
(notre maître). Il demande à ses disciples de n'appeler personne
« père » car il n'y en a qu'un seul : celui qui est
dans les Cieux. ( Mtt 23,9)
« Celui qui se fait appeler « père »
dit A.Veilleux, ne peut l'être que parce qu'il incarne ou
manifeste d'une certaine façon, la paternité unique de Dieu le
Père à l'égard de tous 138. »
137 I.GOBRY in « De Saint Antoine à Saint
Basile » Fayard 1985.
138 A. VEILLEUX in « Conférence sur la
paternité spirituelle » donnée au monastère N.D.
d'Ermeton (Namur/Belgique) en 2001.
Jésus est donc « maître » et non pas
« père » pour ses disciples. L'Ecriture enseigne
également que le Christ envoie Paul chez l'ancien Ananie, jugeant
préférable de le mettre à une école plutôt
que de l'enseigner lui-même.
Paul, lui, appelle les Corinthiens « mes enfants bien
aimés » (I Cor 4,14) et dit aux Thessaloniciens que comme un
père pour ses enfants, il les a exhortés, encouragés,
adjurés de mener une vie digne de Dieu. (I Thess 2,11)
Peut-être s'agit-il là davantage d'une
métaphore que d'une intention manifeste de se considérer comme le
père de ses ouailles, mais la relation semble moins distante entre Paul
et les communautés qu'entre Jésus et ses disciples. Il nous faut
bien sûr nous contenter du peu de sources fiables que nous
possédons concernant les paroles historiques de Jésus mais on
peut tout de même se poser la question de savoir si la manière
d'appréhender la paternité spirituelle ne dépendait pas de
la mentalité, de l'intention, voire même du caractère de
chacun des maîtres.
Dans la distance qu'impose Jésus par son refus de
nommer « père » quelqu'un d'autre que Dieu, on devine
un espace de liberté qui permet de faire un choix pesé. Paul a un
discours persuasif, il s'implique davantage dans ce qu'il transmet. Si
Jésus garde une distance dans sa manière d'enseigner cela ne
l'empêche nullement d'estimer à leur juste valeur ses
envoyés faisant fonction de maîtres spirituels.
« Qui vous accueille m'accueille et accueille Celui qui
m'a envoyé. » (Mt 10, 41-42)
La direction spirituelle selon Jésus, consistait
principalement à transmettre la connaissance de Dieu.
Paul dit aux Corinthiens :
« Auriez-vous en effet, des milliers de
pédagogues dans le Christ, que vous n'avez pas plusieurs pères ;
car c'est moi qui, par l'Evangile, vous ai engendrés dans le Christ
Jésus. Je vous exhorte donc : soyez mes imitateurs. » ( I Cor
4, 15-17)
Paul demande donc aux Corinthiens de l'imiter, ce que ne semble
jamais faire Jésus.
Au désert, nous retrouvons dans les paroles des anciens
la notion d'imitation, même s' il s'agit de l'imitation du Christ et non
d'eux-mêmes. L'ancien du désert démontre
généralement par la douceur ce qu'il est bon d'imiter ou non.
L'intention n'est pas ici de démontrer que la façon de
procéder des anciens était irréprochable et celle de Paul
répréhensible mais de confirmer que chaque maître avait sa
manière d'appréhender la direction spirituelle en rapport avec
son propre tempérament. Il s'agit donc d'une manière de faire.
Il n'y avait ni école, ni règle chez les premiers
chrétiens et la qualité des enseignements reçus
dépendait fortement de celui qui les dispensait.
Ainsi, le célèbre conseil des Pères du
désert recommandant au disciple de s'asseoir dans sa cellule afin que
celle-ci lui enseigne tout ce dont il a besoin serait un peu réducteur
si l'on n'incluait la notion de liberté que ce conseil connote. Si cela
peut sembler suggérer que le maître spirituel n'est pas
indispensable, cela aide à comprendre surtout que c'est en
lui-même et face à Dieu seul que le jeune moine trouvera le chemin
qui conduit au (vrai) Père.
Ce conseil ne prend sa pleine signification que s'il est
donné par un maître qui lui-même a expérimenté
la solitude de la cellule. Celui-ci ne fait pas le travail à la place du
disciple mais lui transmet l'énergie pour l'accomplir. C'est
également ce que faisait Jésus vis-à-vis de ses disciples,
il ouvrait la voie mais sans interférer.
Se focaliser sur le maître peut aider le disciple
à voir Dieu de manière incarnée, ce qui l'aidera à
progresser dans la vie spirituelle, mais il devra un jour voir Dieu en son
frère également. La relation au maître doit être
celle qui ouvre vers Dieu et non celle qui referme sur le maître seul, ce
qui risquerait d'être néfaste pour le jeune moine. C'est en ce
sens que l'enseignement de l'Evangile est une exemple sans cesse
recommandé par les anciens. Jésus a montré le chemin puis
il s'est effacé. L'ancien du désert s'efface donc lui aussi, de
façon à laisser le jeune imiter le Christ et non pas
lui-même.
Le terme d'imitation est employé par Cassien
lorsque Germain dit à Abba Joseph :
« Nous avions pensé que nous retournerions
à notre monastère comblés, par la vue de votre
béatitude, de joie et de fruits spirituels et qu'il nous serait possible
d'imiter, au moins dans une mesure modeste, ce que nous aurions appris
à votre école... » (Coll.17)
Il s'agit d'imiter un savoir-faire, un savoir-être, en vue
d'obtenir les mêmes joies que l'ancien, mais non d'imiter l'ancien
lui-même pour ce qu'il est ou serait sans cette béatitude.
Si l'ancien suscite l'imitation, il ne l'impose jamais, il se
fait modèle par l'exemple et par son témoignage mais ne demande
jamais au disciple de l'imiter. Ce désir d'imitation vient du novice
lui-même, comme il a dû survenir également chez les
disciples du Christ après sa mort.
Abba Théonas met les visiteurs en garde.
« ... j'y mets cette unique condition, que votre
intelligence ne s'intéresse pas seule à mes paroles, mais
qu'elle s'accompagne de la pratique des oeuvres. Ainsi en va-t-il de tout ce
qui s'apprend par l'expérience, plutôt que par la doctrine : celui
qui ne l'a pas pratiqué est incapable d'en instruire les autres...
» (Coll.22)
Il ne faut pas imiter sans comprendre et encore moins sans
adhérer, veut sans doute transmettre Cassien, il est donc essentiel
d'entrer dans la pratique et de vivre à son tour et à sa
façon (et non pas à celle de l'ancien) sa propre
expérience.
Le jeune moine s'inspire donc de ce qu'enseigne le
maître en l'adaptant à ses possibilités de raisonnement.
C'est en ce sens que l'exigence de l'ancien rejoint celle de Jésus et se
montre donc conforme à l'Ecriture. La responsabilité du
maître est grande vis-à-vis du disciple, mais il ne veut pas
être être idolâtré. Il est un homme comme les autres
qui ne peut prendre la place de Dieu et c'est bien sûr contre cela que
Jésus met en garde ses disciples de ne mettre personne à la place
de Dieu en l'appelant « père ».
L'attitude de l'ancien vis-à-vis du disciple est
davantage celle d'un maître qui enseigne, tout comme le Christ,
plutôt que celle d'un père qui protège, même s'il lui
arrive quelquefois de se montrer protecteur envers le jeune moine. On retrouve
chez Cassien des éléments de réflexion qui rappellent ceux
de Justin139 qui disait que pour comprendre les Ecritures, il
fallait non seulement une grâce mais également un enseignement de
manière à pouvoir les interpréter.
« En effet, l'intelligence des Ecritures est un don
de la grâce mais elle suppose aussi un maître qui ouvre à
cette lecture de manière persuasive. Et cela commence par le Christ qui
a pris la peine d'enseigner les apôtres 140. »
Dieu ne montre à personne le chemin de la perfection
si, ayant auprès de qui s'instruire, on méprise la doctrine des
anciens et leur règle de vie, sans faire cas de cette parole qui
voudrait être pourtant observée avec zèle :
« Interroge ton père et il te l'apprendra
; tes anciens et ils te le diront. » (Dt 32,7)
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139 F. VINEL in « Les principes théologiques de
l'exégèse des Pères de l'Eglise. » Fascicule de
cours de Licence. (2ème année.) Strasbourg/Edition
2005.
140 Ibid.
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