B. Expérience du maître.
L'expérience de l'ancien est une forme de patrimoine qu'il
possède et qu'il peut ou non partager avec les commençants.
Certains anciens estiment que leur expérience est trop
maigre ou insuffisante pour prendre un jeune en charge. Il n'est pour cela ni
question d'âge, ni de pratique, mais bien de tempérament du
Père. L'humilité est grande chez certains au point de ne pas se
trouver plus avancés que les jeunes qui les consultent. La
pédagogie est aussi vocation, chaque père n'a pas le charisme de
l'enseignement, même chez les anciens pourtant pourvus d'une
expérience extraordinaire. Il apparaît que pour le bien du
disciple, le maître doive d'abord discerner en lui-même si son
expérience est valable et si sa façon de la transmettre sera
favorable au disciple. L'expérience jouit d'une incontestable
primauté, dit Pierre Miquel116, les moines
n'enseignent pas la spiritualité, ils la vivent selon l'Esprit. Ces
spécialistes de la contemplation sont d'abord des pragmatiques, leur
doctrine ne se réclame que des principes fondés sur une
expérience qu'ils partagent. On retrouve cette notion
d'expérience chez le moine Barsanuphe117 qui soulève
la primauté de l'expérience sur l'enseignement :
« Je pense que ce que tu me demandes, personne ne
peut le discerner, sinon celui qui est parvenu à cette mesure (...)
Parle autant que tu voudras à quelqu'un, ce qui lui faut plutôt,
c'est le goût de l'expérience (...) Je crois que toutes les
paroles que t'a adressées et que tu adresses au vieillard sont
prononcées sous la dictée de l'expérience
passée et de l'Esprit Saint . »
Marcel de Scété118 rassure son disciple
qui s'effraie des exigences de sa sainteté :
« Un vieillard a dit : connais par
expérience la vie vertueuse et n'en aie pas peur comme d'une chose
impossible. »
Abba Antoine119 axe également sa
pédagogie sur l'expérience :
« L'expérience de leurs tentations (des
démons) doit nous servir pour nous aider les uns les autres à
nous mettre sur nos gardes. Ayant d'eux quelque expérience, je
vous en parle comme à mes enfants. »
« Pour que vous ne pensiez pas que je ne fais que dire
ces choses, pour que vous croyez que je les raconte par
expérience et en vérité, pour cela même, au
risque d'être insensé(...) »
Pour Pallade, 120 l'expérience et la
connaissance sont le fondement de la connaissance.
« Tous le savent, soit par des récits, soit par
l'expérience. »
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116 P.MIQUEL in : « Le vocabulaire latin de
l'expérience spirituelle. » n°79. Beauchesne. 1989.
117 BARSANUPHE et Jean de GAZA in « Correspondance
» Solesmes 1972.
118 « Sentences des Pères du désert. »
(3è recueil.) N° 1755. Solesmes. 1976.
119 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine »
SC 400 Cerf. 1994.
120 PALLADE in « Histoire lausiaque » S0
n° 75. Bellefontaine 1999.
Cassien précise dans la préface des
Institutions121 :
« ...il est absolument impossible par une
méditation abstraite ou un enseignement verbal de transmettre le sens
des réalités monastiques ou de le comprendre ou d'en garder le
souvenir, car tout consiste dans la seule expérience et la
pratique, et de même que ces réalités ne peuvent être
transmises que par celui qui les a éprouvées, ainsi ne
peuvent-elles être même perçues ou comprises que par celui
qui aura peiné pour les saisir avec une égale application.
»
Le maître doit donc allier à la fois
expérience spirituelle et expérience humaine et Cassien emploie
à plusieurs reprises des comparaisons éloquentes pour prouver la
supériorité de l'expérience sur les discours. Cette
expérience au désert est à la fois pour le moine, celle
des multiples tentations, mais celle aussi de la bonté de Dieu.
Pierre Miquel122 dit que l'expérience confirme
la foi, que l'itinéraire de l'homme dépend du dessein de Dieu sur
lui et l'expérience est là pour confirmer cette
vérité de foi.
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