III. Ce que demande le maître.
A. Exigences propres au désert.
Le rapport maître disciple a fortement changé
entre l'époque d'Abba Antoine et celle de Cassien puisque d'une part, au
temps d'Abba Antoine, les seuls exemples reçus et suivis sont ceux des
saints de l'Ecriture car celle-ci suffit à enseigner (et les
enseignements d'Antoine ne font donc que confirmer la doctrine scripturaire) et
que d'autre part, l'accueil fait au disciple était bien
différente. Pallade nous raconte qu'un vieillard nommé Paul
(surnommé plus tard Paul le Simple) va trouver Abba Antoine pour devenir
moine.
Antoine refuse de lui ouvrir et le laisse quatre jours devant
sa porte, à jeun. Au bout de ce temps, c'est l'ancien qui cède et
il apprend à tresser des feuilles au postulant. Mécontent de son
travail, il défait les tresses et le fait recommencer à plusieurs
reprises. Paul ne murmure même pas, alors qu'il est cependant toujours
à jeun ! Antoine est alors touché de componction et cède
mais l'épreuve de Paul est loin d'être terminée. Antoine
lui propose de manger et le disciple accepte en répondant : «
Comme il te plaira, Abba. » Avant de rompre le morceau de pain,
Antoine récite douze fois le même psaume et dit douze fois la
même prière mais Paul s'unit avec ardeur à cette
prière. Les deux hommes mangent enfin mais Paul ne prend que la
même quantité qu'Abba Antoine. Vient enfin la prière de la
nuit. Comme Antoine voyait que Paul pouvait le suivre avec ardeur, il lui dit :
« Si tu peux faire cela chaque jour, reste avec moi » et il
lui dit le jour suivant « Voici que tu es devenu moine
90i
Pallade cite cette anecdote de manière à faire
comprendre que l'accueil fait au novice peut se montrer glacial. La mise
à l'épreuve est une étape indispensable à la
vérification des motivations du jeune (ou moins jeune) moine. Celui qui
dépasse cette épreuve et montre de la bonne volonté est
retenu par l'ancien. Ne semble donc devenir pleinement « moine » que
celui qui accepte avec patience les exigences du maître et qui peut
dépasser le caractère parfois humiliant de ce temps de
probation.
A l'époque de Cassien, l'accueil du jeune moine a,
semble-t-il, quelque peu évolué. Lorsque l'ancien a
accepté de guider un jeune moine, il se montre apparemment plein de
90 PALLADE in « Histoire lausiaque
» S0 n° 75 Bellefontaine. 1999
prévenance contrairement au laconique Antoine qui ne
prononçait que les quelques mots nécessaires à l'accueil
et mettait son futur disciple à l'épreuve dès le premier
jour. On voit Sérénus préparer de la sauce pour le repas
offert à ses jeunes visiteurs et proposer des olives, des prunes et des
pois chiches torréfiés, ce que les moines appellent « des
friandises ». (Coll. 8) Abba Chérémon leur
explique, comme à des enfants, qu'il faut restaurer le corps qui nous a
été donné par Dieu, de peur qu'il ne défaille en
chemin. (Coll. 11) Abba Piamun qui les accueille avec joie, leur donne
de la nourriture à la mesure qui leur convenait. (Coll. 18)
Nous sommes donc loin de l'accueil réfrigérant
d'Abba Antoine envers Paul le Simple91 !
Abba Nesteros s'adresse à Cassien à qui la
jeunesse,dit-il, doit rendre plus difficile l'observation de ses avis
en lui demandant un grand silence, premier pas à faire dans la voie
de la pratique.
« Pour bien écouter les enseignements des
anciens, il faut savoir les écouter de tout coeur, en silence, les
retenir avec soin dans son âme et se hâter beaucoup plus de les
pratiquer que de les enseigner aux autres, car en enseignant ces
vérités, on s'expose à la vaine gloire, mais en les
pratiquant, on en multiplie les fruits et l'intelligence. » (Coll.
14)
Pour Cassien, il faut n'interroger les anciens que pour leur
demander ce qu'il est nuisible d'ignorer ou nécessaire de savoir et non
pas les questionner sur ce que l'on sait déjà. (Coll.
14)
On notera que, souvent, la détermination du disciple
touche le coeur de l'ancien. Au désert, le rapport au maître est
respectueux, déférent et il n'y a aucune
légèreté entre le jeune et l'ancien même si
l'affection est bien présente. La distance est gardée. Abba
Moïse recommande l'humilité vraie au disciple, il doit laisser au
maître le jugement de ses actions et même de ses pensées.
(Coll.1) Le jeune ne doit tenir pour bon que ce qui vient de la bouche
de l'ancien, lui dévoilant la moindre de ses intentions, bonne ou
mauvaise, le premier germe de tout projet. Rien n'est caché à
l'ancien, comme rien ne doit l'être à Dieu.
L'exemple des anciens est donc une règle de vie chez
Cassien. Le combat spirituel est dur et de tout instant, explique Abba
Moïse (Coll. 2), il faut donc suivre la trace des Pères et
leur déférer les pensées les plus secrètes,
même celles qui font honte. Si le respect du jeune moine envers le
maître transparaît de façon évidente dans les
Conférences, il en va de même pour le maître envers
le jeune. Certains ne ratent pas une occasion de s'humilier devant leur
disciple en disant : « Désormais, tu es le maître et moi
le disciple 92. »
91 PALLADE in « Histoire lausiaque
» S0 n° 75 Bellefontaine. 1999.
92 Dom L.REGNAULT in « Abba, dis-moi une
parole ! » Apopht. 353. Solesmes. 1984.
Cassien écrit que Paphnuce, après avoir
gardé le silence, sembla vanter les propos de ses jeunes visiteurs, en
louant leur démarche de vouloir imiter la vie anachorétique.
(Coll. 3)
Le degré de perfection ne se juge pas en fonction
du but à atteindre, mais en fonction du point de départ,
nous rappelle Y.Raguin93. Le Christ n'a jamais demandé
à ses disciples d'être parfaits mais seulement de le suivre et
d'observer ( Mc 1,17 ; Jn 1, 39 ; Jn 1, 43). L'important semble donc «
d'évoluer vers la sainteté » et non de «
devenir saint ». Là se situe la véritable exigence au
désert. La vie des disciples du Christ eux-mêmes fut une marche
constante vers la perfection, a fortiori les jeunes novices ont-ils le
temps devant eux pour devenir pleinement moines. Oui, l'apprentissage du
désert est une longue marche dynamique. L'important est de progresser et
non pas d'arriver trop vite à la perfection.
On a dit que les Pères se montraient intraitables quant
au fait de garder la cellule en toutes circonstances. Celle-ci doit être
le refuge du moine et son endroit de ressourcement. Les anciens envoient les
jeunes moines pour y prier ou chercher un sens à leur présence au
désert. Il est indispensable qu'ils y passent beaucoup de temps pour
éprouver leur foi, leur obéissance et également leur amour
de la solitude.
« Les anciens conseillent : restez dans vos cellules,
mangez, buvez, dormez tant qu'iivous plaira, pourvu que vous y
demeuriez constants ! » (Coll. 5)
Le disciple doit accepter de s'ennuyer un peu au début,
dans sa cellule car il y a encore trop de contradictions en lui pour qu'il se
sente à l'aise en cette Présence qui le dépasse. Cassien
nous démontre que la patience et la fidélité dans le
silence sont nécessaires. Seuls cette fidélité et ce
silence permettront au jeune moine d'apprivoiser cette cellule qui deviendra
son univers de prière, de travail et de paix et si le disciple est
patient, il réalisera un jour, à son tour et avec
émerveillement, qu'il n'est jamais moins seul que lorsqu'il est
seul94.
L'ancien exige mais ne soumet pas le disciple à ses
vues personnelles. Il sait que les voies qui mènent à Dieu sont
multiples : il y a obéissance du jeune, certes, mais respect de son
autonomie spirituelle et de l'appel individuel de l'Esprit. Dieu appelle pour
un tel chemin et pas pour un autre et le rôle de l'ancien est d'aider le
jeune moine à découvrir quelle sorte de chemin l'Esprit l'invite
à parcourir.
93 Y.RAGUIN in « Maître et disciple
» DDB/Bellarmin. 1985.
94 Un moine in « L'ermitage »
Martingay/Genève 1969.
La discrétion est l'une des principales vertus
exigées du disciple par l'ancien. Sans elle, les moines deviennent
« la victime désignée des pièges et des
précipices, et, même dans les sentiers unis et droits,
choppera plus d'une fois. » (Coll. 2)
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