Université de Montréal
La lecture
intertextuelle de L'ivrogne dans la brousse d'Amos
Tutuola
par
Servilien Ukize
Département des littératures de langue
française
Faculté des arts et des sciences
Mémoire présenté à la
Faculté des études supérieures
en vue de l'obtention du
grade de Maîtrise
en littératures de langue
française
option recherche
Avril 2009
(c) Servilien Ukize
INTRODUCTION GÉNÉRALE
La plupart de romans africains se caractérisent par le
mélange des genres. Des récits oraux, puisés dans le
folklore traditionnel, sont convoqués par l'auteur pour écrire
son oeuvre romanesque. Cette imbrication générique, que certains
critiques considèrent comme l'une des spécificités du
roman africain, se manifeste aussi dans les romans d'Amos Tutuola, notamment
dans L'ivrogne dans la brousse1. Ce roman, qui constitue le
corpus sur lequel a porté notre analyse, s'inscrit dans le courant
traditionaliste qui domine la période littéraire de l'Afrique des
années cinquante et soixante. Les écrivains issus de ce
mouvement, prônant le retour aux sources, revisitent la
littérature orale, investissent les épopées, les contes,
les légendes et les mythes qu'ils intègrent aux récits
romanesques. Par exemple, L'ivrogne dans la brousse allie dans son
architecture le fantastique et le merveilleux, et s'ouvre également
à d'autres genres et pratiques littéraires comme le conte. Dans
le récit, l'auteur a créé des personnages
mystérieux et développé des thèmes propres au
folklore traditionnel ; ce qui situe ce roman au croisement des formes du
récit mythique et celles du roman.
Le courant traditionaliste, dans la littérature
africaine, constitue un véritable retour aux sources. Dans le domaine de
la poésie, par exemple, certains écrivains vont jusqu'à la
traduction même des chants folkloriques. La littérature orale
traditionnelle devient ainsi un champ privilégié pour les
poètes. Ceux-ci y puisent des sujets. Ils en adaptent des expressions et
formes
1Amos Tutuola, L'ivrogne dans la brousse,
Paris, Gallimard, 2000 [1953].
littéraires. C'est le cas de Alexis Kagame2
qui, s'inspirant de la poésie bovine "Amazina y'inka", compose
un recueil satirique "Indyoheshabirayi3". Dans ce long
poème (près de 2000 vers) sur les louanges du porc ou le cochon,
l'auteur réussit à allier l'histoire à la poésie,
brisant ainsi le tabou qui veut que les louanges soient adressées au roi
et aux vaches4 dans la poésie traditionnelle.
Dans le cas de la prose, le mouvement traditionaliste investit
les récits et figures mythiques magnifiant le passé africain
précolonial. 5 C'est la naissance des nouvelles formes jadis
ignorées par la première génération
d'écrivains africains. Le conte et l'épopée font alors
leur entrée sur la scène littéraire. Ainsi naît le
roman d'aventures interminables, aux contours fantastiques et merveilleux.
Le roman de Tutuola, qui s'inscrit dans cette tradition
littéraire, a été diversement salué par la critique
littéraire. Pour certains, «Tutuola est un auteur original et
saisissant ; pour d'autres, sa célébrité ne va pas sans
prétention, si l'on considère les outrances syntaxiques
auxquelles se livre cet écrivain qui
2 Abbé Alexis Kagame (1912-1981) est historien,
philosophe et poète rwandais. Connu pour «ses prises de position
politiques et par une publication prolixe dans le domaine de la
littérature et de la philosophie culturelle», il demeure
jusqu'aujourd'hui le plus grand historien du Rwanda. (Honoré Vinck,
«Alexis Kagame et Aequatoria. Contribution à la biographie d'Alexis
Kagame (1912-1981)», Annales Aequatoria, 16, 1995, p.467-586).
3 Alexis Kagame, Indyoheshabirayi, Kabgayi,
Éditions Royales, 1949. Traduit par Anthère Nzabatsinda, sous le
titre Le Relève-goût des pommes de terre, Paris, Les
Classiques africains, 2004.
4 Dans le Rwanda traditionnel, la vache fait objet de
vénération. Bien qu'elle soit respectée, elle n'est en
aucun cas sacrée. On ne trouve donc pas dans la culture rwandaise
ancienne aucune divinisation de la vache, comme c'est le cas chez les
Égyptiens et les Indiens. Cependant, il existait des fêtes et des
cérémonies où les vaches étaient conviées.
Celles-ci avaient droit aux louanges, ou plutôt aux poèmes qui
célébraient leur beauté, leur force et leur puissance.
5 Du roman de la valorisation des valeurs traditionnelles sont
nées deux grandes épopées de la
littérature
africaine, pour réhabiliter le passé précolonial. Il
s'agit notamment de Chaka, une
3 connaît si mal la langue [...] dans laquelle il
prétend écrire.6» Ainsi la critique occidentale
se montrait-elle très enthousiaste et fascinée par L'ivrogne
dans la brousse, vantant une littérature spécifiquement
africaine, pendant qu'une partie de l'intelligentsia nigériane affichait
son dégoût. L'oeuvre est indigeste, dit la critique locale.
Celle-ci reproche à l'auteur l'emploi d'une langue
considérée comme vulgaire, fort torturée, un langage peu
universitaire, imbu du dialecte maternel. Lilyan Kesteloot résume cette
controverse en ces termes :
Si je reconnais volontiers avec J. Jahn et Raymond Queneau que
l'univers de ce planton de Lagos est rempli de la mythologie africaine la plus
authentique, je regrette aussi, avec les lettrés nigérians, la
bâtardise d'un langage qui n'est plus [...] africain. Tutuola
écrivant en yoruba ferait des merveilles, c'est certain, et nous
donnerait des oeuvres plus authentiques encore, plus purement nègres,
que l'on pourrait toujours traduire par la suite comme on l'a
déjà fait pour le célèbre Chaka (1933) du
Southo Thomas Mofolo7.
Belvaude tente ici une explication à ce style fort
contesté par les autres critiques : « Il est vrai que cette langue
étrange, peu conforme à la grammaire classique, truffée de
mots inventés [...], reflète bien la formation de Tutuola,
inachevée, entrecoupée et quelque peu
anarchique.8» Pour Sunday Anozie,
[c]hercher chez Tutuola une oeuvre pleine de
délectations esthétiques, une oeuvre à la Proust ou
à la Kafka, est une besogne inutile. En raison de son éducation
scolaire limitée, Tutuola reste relativement écarté de
l'influence des écrivains européens. Appartenant à la
communauté yoruba du Nigéria occidental, communauté
renommée pour sa richesse en contes folkloriques, Tutuola trouve
naturellement dans le folklore l'épanouissement de son exigence
créatrice. Cependant
épopée bantoue (1940) de Thomas Mofolo et
Soundjata ou l'épopée mandingue (1960) de Djibril Tamsir
Niane.
6 Sunday Anozie, «Amos Tutuola : Littérature et
folklore ou le problème de la synthèse», Cahiers
d'Études africaines, X, 38, 1970, p.336.
7Lilyan Kesteloot, Anthologie
négro-africaine, Verviers, Marabout, 1965, p.10-11.
8Catherine Belvaude, Amos Tutuola et l'univers du
conte africain, Paris, L'Harmattan, 1989, p.9.
l'imagination qu'il accroche à ce monde traditionnel
n'est pas une imagination inventive ou originale, mais une imagination qui
cherche à donner l'illusion de cohérence aux faits
désordonnés.9
Quant à Alain Ricard, le roman de Tutuola
n'est pas le produit d'une stratégie scolaire. Il ne
vise ni la correction, ni la norme. Il est parfaitement "vulgaire", produit de
la rue et d'une scolarité "perturbée"[...]. Dépourvu de
capital culturel, Amos Tutuola n'a aucune subtile stratégie de
pénétration du champ littéraire. Il n'a pas cherché
à se faire reconnaître comme écrivain, puis à
démontrer qu'il était un bon Nigérian. En d'autres termes
il a si peu de capital culturel qu'il n'a même pas de
représentation de champ littéraire.10
Allant à l'encontre d'autres critiques, Chinua Achebe
fait une appréciation positive des textes de Tutuola: «Je les
considère comme des contes moraux, qui brocarderaient le
consumérisme occidental : on y découvre ce qui se passerait si un
homme venait à s'immerger complètement dans les plaisirs sans
jamais travailler.11» Wole Soyinka fait également
l'éloge des romans de Tutuola: «Il est parvenu à titiller
[la langue] du roi avec un discours libéré et
impertinent.12» Et pour Dylan Thomas, L'ivrogne dans la
brousse est comme «a brief, thronged, grisly and bewitching novel,
nothing is too prodigious or too trivial to put down in this tall and devilish
story.13» («L'ivrogne dans la brousse est un
roman dépouillé, bondé, effrayant et émouvant; rien
n'est trop prodigieux ou trop trivial pour être consigné dans
cette histoire fantaisiste et facétieuse.»14)
9 Sunday Anozie, op.cit., p.337.
10Alain Ricard, «Les chances d'Amos
Tutuola», La formule Bardey, voyages africains, Bordeaux,
Confluences, 2005, p. 201-204.
11Valérie Thorin, «Tutuola est de
retour»,
Jeuneafrique.com,
15 août 2000 [en ligne], sur <
http://www.jeuneafrique.com/jeune_afrique/articlejeune_afrique.asp?art_cle=LIN15083tutuo
ruoter0> (consulté le 2009-02-15).
12Ibid.
13Dylan Thomas, The Observer, July 6, 1953,
p.7.
14 Notre traduction.
D'après Denise Coussy, Tutuola, dans son oeuvre, se
démarque de ses aînés du fait qu'il « a
systématiquement gommé de ses textes les multiples et très
contraignants problèmes politiques et sociaux de la période de
fin de colonisation dans laquelle il a commencé à
écrire.15» Une opinion partagée avec Adrian
Roscoe, qui explique les raisons qui poussent Tutuola à écrire:
« one reason why [Tutuola] wrote, was a fear that Yoruba myth could be
forgotten. The great cultural issues and their labels mean nothing to him.
Pan-Africanism, the African personality, African socialism, negritude, these
are as dead for him as colonialism itself. 16» («Tutuola a
écrit pour sauver les mythes Yoruba de l'oubli. Il ne s'intéresse
pas au grand questionnement culturel et identitaire. Pour lui, le
panafricanisme, la personnalité africaine, le socialisme africain, la
négritude, tout cela, comme le colonialisme même, n'a pas de sens
à ses yeux.17») Mineke Schipper est du même avis:
« Chez [Tutuola], pas de monde qui s'effondre, pas question de
négritude ou de conflit de cultures. Loin de traîner cependant
dans l'impasse où certains critiques ont voulu les abandonner, ses
oeuvres se trouvent au carrefour où l'oralité vivante rejoint
l'écriture d'aujourd'hui. 18»
15Denise Coussy, La littérature africaine
moderne au sud du Sahara, Paris, Karthala, 2000, p.159.
16 Adrian Roscoe, «Tutuola, a Writer Without Problems»,
Mother is Gold, Cambridge, Cambridge University Press, 1971, p.99.
17 Notre traduction.
18Mineke Schipper, «Oralité écrite
et recherche d'identité dans l'oeuvre d'Amos Tutuola »,
Research in African Literatures, 10, 1, 1979, p.56.
Cependant, contrairement à ceux qui lui reprochent
« sa présentation d'une Afrique excessivement brutale 19
», Kesteloot note qu'il faut bien reconnaître que « le
mérite de Tutuola est, à nos yeux, de transmettre à
l'état brut, précisément, tout l'univers animiste de la
campagne africaine, peuplé de monstres, de miracles, de
métamorphoses et d'enchantements. 20» Michèle
Laforest ajoutera, dans sa préface de La Femme Plume, à
propos de Tutuola :
Sûr de la valeur de son oeuvre, connu à
présent dans le monde entier, unique et inclassable, il avait à
coeur de transmettre ce qu'il jugeait le plus précieux : la tradition,
le souvenir des anciens, ces valeurs qu'il voyait se dégrader en Afrique
et peu à peu s'éteindre21.
Comme l'écrit Dussutour-Hammer, «[s]es jongleries
de langage, sa virtuosité, son ingéniosité à
multiplier les épisodes seront d'autant plus appréciés que
le dénouement est connu. Passionnante sera alors l'attente ainsi
prolongée de l'attendu. 22 » Et Belvaude d'ajouter en sa
quatrième de couverture : « [S]es histoires extraordinaires,
écrites dans une langue extrêmement originale, reprennent souvent
les thèmes éternels du conte africain en les inscrivant dans une
suite d'aventures qui mêlent le détail réaliste au
merveilleux et ne ressemblent à rien d'autre en
littérature.23»
Les influences et les sources d'inspiration de Tutuola ont
retenu l'attention de la critique dès la parution de L'ivrogne dans
la brousse. Dans son article «Le Monde s'effondre, une suite
L'ivrogne dans la brousse?» paru dans
19Denise Coussy, op.cit., p. 159.
20Lilyan Kesteloot, op.cit., p.261. 21 Michèle
Laforest, «Préface », La Femme Plume, Paris, Dapper,
2000, p.10-11.
22Michèle Dussutour-Hammer, Amos Tutuola,
tradition orale et écriture du conte, Paris, Présence
Africaine, 1976, p. 27.
23Catherine Belvaude, op.cit.
la revue Éthiopiques en 1983, Jide
Timothy-Asobelle inverse cependant la question. Il démontre plutôt
que d'autres écrivains s'inspirent de Tutuola. Partant de
l'hypothèse qu'«il y a une influence directe ou indirecte de
L'ivrogne dans la brousse sur le projet littéraire d'Achebe
qu'est Le Monde s'effondre24», ce critique
relève bien des points de convergence et de divergence entre les deux
romans sur tous les plans : thèmes, style, narration, expression,
folklore, espace et temps. Les quelques exemples, retenus de son analyse,
laissent entendre que Chinua Achebe est «une espèce de
rewriter25» à l'égard de Tutuola. Mais pour un
peu nuancer son hypothèse, Timothy-Asobelle justifie cette
similarité des oeuvres du fait que ces auteurs «tirent leur
inspiration de leur milieu culturel.26»
Ce problème de l'originalité, et surtout celui
de la langue de Tutuola, a attiré aussi l'attention de Mineke Schipper.
Dans un article, «Oralité écrite et recherche
d'identité dans l'oeuvre d'Amos Tutuola» dans Research in
African Literatures 27 , cette auteure relativise un peu la
question. Plutôt que de s'acharner à démontrer que l'auteur
de L'ivrogne dans la brousse puise dans le répertoire de la
tradition orale, il faudrait examiner comment il s'en est servi. D'ailleurs, la
littérature orale demeure vivante dans la vie quotidienne des Africains
de l'Ouest. «Le peuple n'a jamais été coupé de ses
racines culturelles,
24 Jide Timothy-Asobelle, «Le Monde s'effondre,
une suite L'ivrogne dans la brousse?»,
Éthiopiques, I, 3& 4, 1983 [en ligne]. Disponible sur <
http://www.refer.sn/ethiopiques/article.
php3?id_article=932&artsuite=0> (consulté le 2009-02-15).
25Ibid.
26Ibid.
27Mineke Schipper, «Oralité écrite
et recherche d'identité dans l'oeuvre d'Amos Tutuola», Research
in African Literatures, op.cit., p. 40-58.
malgré les changements rapides dus au contact avec
l'Occident.28» Ainsi une bonne partie de la population
ouest-africaine vit dans une culture orale plutôt qu'écrite. Aussi
s'exprime-t-elle en conformité des normes de la tradition orale, dont
les emprunts «constituent toute l'originalité et la
spécificité du roman africain.29» C'est donc de
cette façon que peut se justifier l'enracinement des oeuvres de Tutuola
dans la tradition et de son langage personnel.
Dans le même parcours critique, Michèle Laforest,
sous le pseudonyme de Dussutour-Hammer, consacre un essai à
l'écriture de Tutuola. Amos Tutuola, tradition orale et
écriture du conte se présente ainsi comme «une
réflexion sur le passage de l'oral à
l'écrit.30» Comme bon nombre de critiques, cette auteure
constate que «tous les récits et nouvelles de Tutuola s'inspirent
de la tradition orale, des contes populaires yoruba. [...] Tutuola n'a rien
inventé. [...] Toutes [s]es légendes appartiennent à un
fond culturel commun. À travers les frontières artificielles des
Nigéria, Togo, Dahomey, Ghana, elles se retrouvent dans tout l'Ouest
africain.31»
28Mineke Schipper, op.cit., p. 41.
29 Du moins selon le courant afrocentriste de la critique des
années 1970. Christiane Ndiaye, «De l'écrit à l'oral
: la transformation des classiques du roman africain », Études
françaises, 37, 2, 2001, p.49.
30 Alain Ricard, op. cit., p. 200.
31Michèle Dussutour-Hammer, op.cit.,
p. 25-26.
Cette hypothèse sera vérifiée plus tard
par Catherine Belvaude. Dans son étude, Amos Tutuola et l'univers du
conte africain, elle s'interroge sur les liens qui se tissent, sur le plan
thématique, entre l'oeuvre de Tutuola et d'autres récits
folkloriques de l'Afrique de l'Ouest. La comparaison ainsi établie,
entre les récits de Tutuola et certains contes, dégage bien des
similitudes. Ce qui n'est pas étonnant. Car, en effet, «[l]'oeuvre
africaine porte naturellement des charges hétéroclites dont
l'auteur n'a pas toujours conscience du degré de mixage mais dont il
croit encore déceler les origines...32» En examinant
certains aspects de ses emprunts, Belvaude conclut, comme Dussutour-Hammer, que
«Tutuola s'inspire indéniablement du folklore yoruba et puise dans
la tradition africaine.33»
Cette relation intertextuelle entre le roman de Tutuola et les
récits folkloriques se basera sur la manière dont les
éléments fusionnent. L'étude ne se questionne pas sur
cette prétendue originalité de l'auteur, qui a suscité par
contre une «querelle autour de Tutuola.34» Au-delà
du folklore traditionnel, nous postulons que son roman tisse des relations
intertextuelles dans une dynamique transculturelle avec les autres textes du
monde entier. L'ivrogne dans la brousse obéit-il au principe
d'intertextualité ? Comment ce récit retravaille-t-il les mythes
qu'il convoque dans son déploiement narratif ? Quels
32 Tierno Monénembo, «Mondialisation, culture
métisse, imaginaire hybride», Présence Francophone,
69, 2007, p.174. Cette intervention au congrès annuel de l'African
Literature Association, 14-18 mars 2007, Morgantown, West Virginia
(É.-U.) figure comme document dans ce numéro de
Présence Francophone intitulé «Le témoignage
d'un génocide ou les chatoiements d'un discours indicible».
33Catherine Belvaude, op.cit., p.177.
34Mineke Schipper, op. cit., p.40.
10 sont les éléments mythiques antiques
repérables dans ce roman ? Autant de questions auxquelles ce travail
cherche à répondre par une méthodologie appropriée.
Nous nous proposons ainsi de démontrer que l'écriture, dans
L'ivrogne dans la brousse, est à concevoir «comme une
esthétique transculturelle faite de butinage, de phagocytage et de
transformation35 », que les relations intertextuelles et
intergénériques de ce roman embrassent également les
récits mythiques gréco-romains.
Notre problématique part d'une double hypothèse.
Tout d'abord, nous nous référons à la théorie
développée par Julia Kristeva selon laquelle «le texte est
toujours au croisement d'autres textes, tout texte se construit comme
mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d'un
autre texte.36» La seconde hypothèse, émise par
Josias Semujanga, soutient que «le roman africain [est] en rapports
intertextuels avec les textes produits par d'autres espaces
culturels37», et «qu'il privilégie
l'esthétique de l'hybridité
générique.38» Cet auteur ajoute que
pour comprendre le roman africain, il importe de le mettre en
relation, non seulement avec le roman européen et les récits
oraux du champ culturel africain précolonial en général,
dans leur évolution, mais aussi avec les autres genres : poésie,
théâtre, peinture, film,
etc. et les autres espaces culturels
[...].39
35Josias Semujanga, «La mémoire
transculturelle comme fondement du sujet africain chez Mudimbe et Ngal»,
Tangence, 75, 2004, p.35.
36Julia Kristeva,
Séméiôtikè : recherches pour une
sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, p.146. 37Josias
Semujanga, «De l'africanité à la transculturalité:
éléments d'une critique littéraire
dépolitisée du roman», Études françaises,
37, 2, 2001, p.137.
38Josias Semujanga, Dynamique des genres dans le
roman africain. Éléments de poétique transculturelle,
Paris, L'Harmattan, 1999, p.191.
39Ibid., p.191-192.
D'où la nécessité d'«une
herméneutique de la transculturalité comme stratégie
d'interprétation qui intègre diverses catégories critiques
modernes [incluant] [...] l'analyse intertextuelle, afin de montrer en quoi les
textes africains participent de l'esthétique du roman
contemporain.40»
Le recours à l'intertextualité comme mode de
réécriture constitue, en effet, un des traits
caractéristiques de l'esthétique moderne. Cette notion se
présente généralement comme un phénomène qui
ouvre le dialogue entre les textes. C'est un aspect qui n'est cependant pas
nouveau dans le roman africain. En témoignent des travaux menés
à ce sujet par Josias Semujanga sur les liens que tissent les textes
littéraires entre eux, d'une part, et entre les cultures
différentes par le biais de l'écrivain, d'autre part. « En
littérature [note Semujanga] le problème majeur demeure de savoir
pourquoi la critique journalistique ou universitaire (savante) continue
à privilégier la recherche des valeurs esthétiques
nationales ou régionales des textes, alors qu'il est plus utile de
rechercher les relations transversales que les oeuvres littéraires
établissent nécessairement entre elles par le biais de
l'écriture.41» Ce sont ces relations que nous nous
proposons de mettre au clair dans l'oeuvre d'Amos Tutuola, en posant
l'hypothèse que ce dernier exploite largement cette technique
d'intertextualité qui, par ailleurs, est au centre du processus
créatif des romanciers.
40Josias Semujanga, op.cit., 2001, p.155.
41Josias Semujanga, op.cit., 1999, p.7.
Nous comprenons l'intertextualité dans le sens que lui
confère Michaël Riffaterre : « la perception par le lecteur de
rapports entre une oeuvre et d'autres qui l'ont précédée
ou suivie.42» L'approche de Riffaterre rejoint ce que Genette
appelle allusion, c'est-à-dire tout « énoncé dont la
pleine intelligence suppose la perception d'un rapport entre lui et un autre
auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions,
autrement non recevable.43»
Notre travail de mémoire prend donc appui sur
l'approche intertextuelle dans l'analyse du corpus. Il est organisé en
trois chapitres. Le premier, intitulé « De l'intertextualité
comme méthode de critique littéraire », est
consacré au cadre théorique et conceptuel. Il passe en revue
l'historique de la théorie de l'intertextualité, et s'efforce de
montrer l'apport de cette approche dans l'analyse des textes
littéraires. Il s'est agi, au fait, de comparer les différents
points de vue des théoriciens, de Bakhtine à Genette, en passant
par Kristeva et Riffaterre, pour ne citer que ces pionniers dans le domaine. Il
permettra de comprendre ce qui constitue la pomme de discorde et le terrain
d'entente entre ces grands courants de l'intertextualité.
Au second chapitre, intitulé « Amos Tutuola dans
l'univers littéraire africain », nous présentons
l'écrivain Amos Tutuola dans le champ littéraire africain de son
époque. Après un bref aperçu biographique de l'auteur,
nous présenterons brièvement L'ivrogne dans la brousse.
Suivra un résumé global et
42Michaël Riffaterre, « La trace de
l'intertexte », La Pensée, 215, 1980, p.4.
43Gérard Genette, Palimpsestes. La
littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p.8.
l'esquisse du portrait des personnages qui peuplent ce roman. Ce
chapitre porte également sur une étude de thèmes majeurs
traités dans le roman.
Quant au troisième chapitre portant sur« Les
pratiques intertextuelles dans L'ivrogne dans la brousse», nous
faisons une étude comparée du roman d'Amos Tutuola, en rapport
avec les textes de la mythologie gréco-latine, afin de dégager
les pratiques intertextuelles qui traversent ce roman.
CHAPITRE I
DE L'INTERTEXTUALITÉ COMME MÉTHODE
DE
CRITIQUE LITTÉRAIRE
Depuis un certain temps, la critique littéraire du
discours africain se répartit en trois principales tendances. Le premier
courant est celui de la critique afrocentriste qui affirme l'originalité
de la littérature africaine. Elle cherche à démontrer et
à exalter l'africanité des oeuvres. Celle-ci se présente
comme « une vision téléologique et essentialiste dont
l'aspect pratique est la valorisation des cultures et civilisations du monde
noir.44»
Le deuxième courant est une critique eurocentriste.
Elle met l'accent sur la comparaison du roman africain avec les oeuvres
européennes. Prônant l'existence des règles immuables
propres au roman que chaque auteur est tenu de respecter en vue de produire un
vrai roman, cette tendance rejette toute idée de l'africanité des
oeuvres et, surtout, l'originalité des textes africains.
D'après Semujanga, le point commun pour ces deux
courants, c'est qu'ils ont tendance à réduire la liberté
créatrice de l'écrivain. Ils cherchent à l'embrigader
«dans une africanité ou une européanité dont les
formes sont répertoriées et fixées à
l'avance.45» Ceci constitue donc une sorte de contrainte pour
la critique, dont le souci est de situer les oeuvres des Africains dans le
contexte culturel du IIIe millénaire, qui se distingue par la
diversité des traits génériques et transculturels.
Le présent travail, sur la lecture intertextuelle de
L'ivrogne dans la brousse d'Amos Tutuola, s'inscrit alors dans la
troisième tendance de la critique scientifique. Celle-ci
privilégie l'application aux textes des méthodes
44Josias Semujanga, op.cit., 1999, p.15.
45 Ibid., p. 21.
littéraires, comme par exemple la sociocritique, la
narratologie, la psychocritique, la sociologie de la littérature ou
l'intertextualité.
Cette dernière notion d'intertextualité est
essentiellement un instrument d'analyse des textes littéraires
destiné à décrire une poétique, que
Ducrot et Todorov définissent comme « toute
théorie interne de la littérature oàl'auteur
choisit parmi tous les possibles littéraires : thématique,
composition et
style.46» Pour Semujanga, « la
poétique est animée par une finalité
pratique
consistant à savoir comment écrire un texte nouveau
par rapport aux
prescriptions génériques existantes, à
une époque donnée de son évolution.47»
Le sens courant de ce concept nous renvoie également
à la définition de Marc Angenot. Cet auteur énonce, en
effet, la poétique comme l'«ensemble de principes
esthétiques qui guident un écrivain dans son
oeuvre.48» Selon Delcroix, la poétique est
«l'ensemble de règles construites par une école et qu'un
écrivain donné respecte.49» Pour Barthes, la
poétique est simultanément «un ensemble de lois, de
règles, de recettes et un processus de renouvellement des principes
d'écriture.50» Cette définition rencontre
pleinement l'idée de Thérenty qui, à son tour,
perçoit la poétique comme un ensemble de « règles
46Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire
encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1972,
p.102.
47Josias Semujanga, op.cit., 1999, p.13.
48 Marc Angenot, Glossaire pratique de la critique
contemporaine, Québec, Hurtubise, 1979, p.155.
49 Maurice Delcroix et Fernand Hallyn, Méthodes du
texte. Introduction aux études littéraires, Paris, Duculot,
1990, p.11.
50Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970,
p.173.
esthétiques (métrique, narratologie,
dramaturgie) qui expliquent le fonctionnement d'un texte, d'un
genre.51»
L'objet de la poétique étant alors transcendant
par rapport aux oeuvres, la poétique entend se distinguer, en tant que
science de la littérature, de pratiques telles que la linguistique qui
s'occupe de la langue, et la rhétorique qui aborde l'ensemble des
discours. Il faut noter toutefois que la description d'une poétique dans
l'analyse des textes littéraires, nécessite toujours une approche
de nature technique et pratique. C'est dans ce cadre que nous proposons une
lecture intertextuelle de notre corpus. Celle-ci se veut à la fois, dans
le vaste champ de la critique, une théorie littéraire et une
technique de lecture.
Étroitement liée aux travaux théoriques
du groupe des Telqueliens, l'intertextualité aide le lecteur à
mieux situer une oeuvre littéraire dans tout son foisonnement culturel.
Grâce à l'étude de l'intertextualité, il
s'avère qu'une oeuvre n'est jamais seule dans le vaste thésaurus
de textes qu'est la littérature. Car, en effet, toute oeuvre est
influencée par des oeuvres antérieures, tout en demeurant
spécifique.
Comme le fait remarquer Semujanga, « toute oeuvre
artistique [ou littéraire] est traversée et
déterminée par ses relations avec d'autres oeuvres, tant sur le
plan formel que sur le plan thématique.52» Elle
fourmille toujours de références culturelles, souvent non
facilement repérables, qui se rattachent de
51Marie-Ève Thérenty, Les mouvements
littéraires du XIXe et du XXe siècle,
Paris, Hatier, 2001, p.151.
52Josias Semujanga, op.cit., 1999, p.7.
18 façon directe ou non à d'autres oeuvres, ou
même à des discours d'autres époques.
De là, nous pouvons esquisser une première
définition. L'intertextualité «se veut avant tout
convocation de la parole de l'autre.53» Elle renvoie au
rapprochement qu'on peut opérer entre un texte et d'autres auxquels il
fait écho. Bref, c'est l'ensemble des relations que peut entretenir un
texte donné avec d'autres textes. Il s'agit bien d'«une pratique de
mise en relation entre les textes et discours antérieurs et
récits nouveaux.54» Selon Larousse,
l'intertextualité est un
ensemble des relations qu'un texte, et notamment un texte
littéraire, entretient avec un autre ou avec d'autres, tant au plan de
sa création (par la citation, le plagiat, l'allusion, le pastiche, etc.)
qu'au plan de sa lecture et de sa compréhension, par les rapprochements
qu'opère le lecteur.55
Le concept d'intertextualité a fait irruption sur la
scène de la critique littéraire, d'abord dans Théorie
d'ensemble 56 de Michel Foucault et ses compagnons dont Roland
Barthes, Jacques Derrida, Philippe Sollers et Julia Kristeva. Mais c'est cette
dernière qui va ensuite mettre ce terme à la portée du
grand public. Elle en fait usage pour la toute première fois dans
Séméiôtikè : recherches pour une
sémanalyse57.
53 André Lamontagne, Le roman québécois
contemporain : les voix sous les mots, Québec, Fides, 2004,
p.14.
54Josias Semujanga, Le génocide, sujet de
fiction? Analyse des récits du massacre des Tutsi dans la
littérature africaine, Montréal, Nota bene, 2008, p. 24.
55Le Petit Larousse Illustré, Paris,
Larousse, 1995, p.560.
56Michel Foucault et al., Théorie
d'ensemble, Paris, Seuil, 1968.
57 Julia Kristeva, Séméiôtikè.
Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969.
Quoique l'introduction dans l'usage du terme
d'intertextualité soit due à Kristeva, il importe de souligner
que cette notion théorique est proche du dialogisme bakhtinien,
présenté par Lamontagne comme « propriété que
possède un énoncé d'entrer en relation avec d'autres
énoncés.58» Le dialogisme comme la polyphonie
sont des marques déposées de Mikhaïl Bakhtine. Ces deux
concepts sont définis dans son essai critique, La Poétique de
Dostoïevski59, où il traite l'aspect dialogique et
polyphonique de la production romanesque dostoïevskienne.
Selon Bakhtine, «le langage est un médium social
et tous les mots portent les traces, intentions et accentuations des
énonciateurs qui les ont employés auparavant.60»
Tout texte se réfère, implicitement ou explicitement, à
d'autres énoncés antérieurs par ce qu'il nomme une
relation dialogique, expression que Kristeva s'appropriera en parlant
d'intertextualité. L'énoncé renvoie à un objet,
à un locuteur et il communique avec les énoncés
antérieurs. Aussi faut-il rappeler que dans le roman polyphonique, ce
dialogisme permet d'établir un parallélisme entre des discours
contradictoires, dans le but de mettre en évidence des ressemblances ou
des dissemblances.
Bakhtine soutient que le dialogisme tire ses racines de la
satire ménippée et du dialogue socratique (maïeutique) : une
technique qui consiste à susciter la réflexion intellectuelle.
C'est une forme de recherche philosophique
58André Lamontagne, Les mots des autres. La
poétique intertextuelle des oeuvres romanesques de Hubert Aquin,
Québec, PUL, 1992, p.5.
59 Mikhaïl Bakhtine, La poétique de
Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970.
60 Paul Aron et al. (dir.), «Dialogisme», Le
dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002, p. 146.
par la discussion. Le meneur de jeu conduit son partenaire
à découvrir des connaissances qui foisonnent en lui-même.
Ce dialogue pose pour principe que la vérité n'est pas l'apanage
d'un seul homme. Son édification se réalise grâce à
l'interrelation provenant du dialogue.
La satire ménippée, comme le dialogue
socratique, prend naissance dans l'Antiquité. C'est une pratique de la
fusion entre la démarche philosophique, le fantastique et le «
naturalisme des bas-fonds.61» Il s'agit d'une
littérature carnavalesque, qui manifeste un vif intérêt
pour les contrastes et les contradictions, la mise en cause des idées
reçues.
La conception du roman de Bakhtine comme la seule forme
littéraire véritablement révolutionnaire, résulte
du fait que ce genre est le lieu où peuvent se faire entendre plusieurs
voix, formant ainsi une ouverture au dialogue. Le roman est doté d'une
capacité d'introduire et d'intégrer dans son entité toutes
sortes de genres et pratiques, tant littéraires
qu'extra-littéraires. Cette capacité de phagocyter d'autres
genres remonte à l'époque romantique, où la critique a
conféré au roman le statut de métagenre.
Dans le prolongement des études de Bakhtine, Julia
Kristeva définit l'intertextualité comme fondement de toute
textualité. C'est la façon par laquelle un texte s'insère
dans l'histoire. Pour mieux marier le dialogisme avec les conceptions de Tel
Quel, elle emprunte à d'autres théories. Par exemple, la notion
de transformation qu'elle tire de l'analyse transformationnelle de
61Mikhaïl Bakhtine, op.cit., p.171.
Chomsky62. Celle-ci permet de comprendre le texte
non seulement comme un réservoir de sens, mais surtout comme un
processus à l'oeuvre. Barthes insiste sur cette dimension : « Le
texte est un appareil translinguistique qui redistribue l'ordre de la langue en
mettant en relation une parole communicative visant l'information directe avec
différents énoncés antérieurs ou
synchroniques.63»
L'intertextualité est effectivement basée sur
cette idée de redistribution, de franchissement translinguistique, de
lien avec d'autres énoncés. Aussi des analyses de
Saussure64 sur l'anagramme, Kristeva conclut que « le texte
porte disséminés dans son tissu même des lambeaux d'un
autre texte ou d'un autre mot qu'il recompose en un sens
différent.65» Elle considère
l'intertextualité comme un processus indéfini, une dynamique
textuelle. Il s'agit moins d'emprunts, de filiation et d'imitation que de
traces souvent inconscientes, difficilement isolables. Le texte se
réfère non seulement à l'ensemble des écrits, mais
aussi à la totalité des discours qui l'environnent, au langage
ambiant.
Roland Barthes, de son côté, voit tout texte
comme un intertexte, parce que «d'autres textes sont présents en
lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins
reconnaissables : les textes de la culture antérieure et
62 Noam Chomsky, Structures syntaxiques, Paris, Seuil,
1969.
63Sophie Rabau, L'intertextualité,
Paris, Flammarion, 2002, p.57.
64 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique
générale, Paris, Payot, 1972. 65Sophie Rabau,
op.cit., p.54.
ceux de la culture environnante. Tout texte est donc un tissu
nouveau de citations révolues.66»
Il est bien vrai que l'histoire de l'intertextualité
remonte à une théorie du texte, qui s'affirme tout au long du
XXème siècle. La notion d'intertexte n'a pu alors
s'imposer qu'une fois reconnue l'autonomie du texte. Car, en effet, le texte
cessant d'être référé à l'histoire et surtout
à l'auteur, l'interférence des oeuvres sera perçue comme
un moteur de l'évolution littéraire. L'avènement de la
notion d'intertextualité a bel et bien été
préparé par les théories poétiques des formalistes
russes. Ceux-ci ont ainsi contribué à recentrer le texte
littéraire sur lui-même, en refusant de l'expliquer par des causes
extérieures.
La définition de l'intertextualité par Kristeva
est également liée à son commentaire des oeuvres de
Bakhtine. Elle établit un parallèle entre le statut du mot,
dialogique, chez Bakhtine, et celui du texte. Comme le mot appartient à
la fois au sujet et au destinataire et qu'il est orienté vers les
énoncés antérieurs et contemporains, le texte est toujours
croisement d'autres textes qu'il absorbe et transforme à sa guise.
La notion d'intertextualité s'insurge, en effet, contre
une forme de lecture critique : la critique traditionnelle des sources.
Celle-ci vise à établir la part de l'influence, à situer
l'oeuvre dans la tradition littéraire, à relever quelle est
l'originalité de l'auteur. Voici ce que dit Rabau à ce sujet :
66Sophie Rabau, op.cit., p.59.
L'intertextualité n'est pas un autre nom pour
l'étude des sources ou des influences, elle ne se réduit pas au
simple constat que les textes entrent en relation (l'intertextualité)
avec un ou plusieurs autres textes (l'intertexte). Elle engage à
repenser notre mode de compréhension des textes littéraires,
à envisager la littérature comme un espace ou un réseau,
une bibliothèque si l'on veut, où chaque texte transforme les
autres qui le modifient en retour67.
Le rôle premier de l'intertextualité, dans ses
origines, se limitait bien à définir, à
caractériser la littérature et à analyser les
procédés littéraires. Plutôt que de comprendre le
texte littéraire en fonction d'objets extérieurs comme l'auteur
qui le produit, le monde qu'il imite ou l'oeuvre qui l'influence, il doit
être envisagé comme l'élément d'un vaste
système textuel. On doit l'interpréter en fonction d'un
réseau où il se trouve pris. « Au lieu d'obéir
à un système codifié [dit Tiphaine Samoyault]
l'intertextualité cherche davantage aujourd'hui à montrer des
phénomènes de réseau, de correspondance, de connexion, et
à en faire un des mécanismes principaux de la communication
littéraire.68» C'est «un processus de
remémoration qui est acte de lecture, un processus de reconstruction
identitaire délié des critères
véridictionnels.69» Ou simplement, «un travail de
commentaire qui n'a pas à s'autoriser d'une quelconque
vérité et qui, en ce sens, peut approfondir des pistes de
lectures.70»
En somme, les tenants de l'intertextualité ont retenu des
théories de Bakhtine, la possibilité de penser le lien du texte
littéraire avec la société, dans
67Sophie Rabau, op.cit., p.15.
68Tiphaine Samoyault,
L'intertextualité. Mémoire de la
littérature, Paris, Nathan, 2001, p.29.
69 André Lamontagne, op.cit., 2004, p.15.
70Sophie Rabau, op. cit., p.45.
24 les termes d'un dialogue verbal. Ici, le critique analyse
des procédés par lesquels un texte B s'approprie un ou plusieurs
textes A. Bref, il cherche à «expliquer comment un texte est
né d'un autre.71»
Comme l'a fait la narratologie avec les formes du
récit, la critique poststructuraliste des années soixante-dix et
quatre-vingt propose aussi des typologies systématiques de ces
procédés. Julia Kristeva, dans La révolution du
langage poétique 72 , insiste ainsi sur le
procédé de transposition, pour démarquer nettement
l'intertextualité de la critique des sources. Pour elle, le texte est
une combinaison de mots recueillis des textes antérieurs, susceptibles
d'être reconnus pour construire un texte nouveau.
L'intertextualité n'est donc pas un mode de lecture qui cherche à
faire la généalogie de l'oeuvre, en révélant les
différents emprunts. C'est la profondeur d'une mémoire collective
que confère au texte l'intertextualité ainsi définie.
Quant à la critique des sources, elle requiert une mémoire
individuelle. C'est ce que résume Sophie Rabau en ces termes :
[L]'intertextualité n'est pas la critique des sources.
Elle en diffère car elle se centre sur la transformation des sources qui
s'opère au sein même du texte au lieu de partir des sources
extérieures au texte, pour ensuite expliquer le texte.73
Toutefois, l'idée de privilégier l'étude du
texte en faisant ressortir les formes implicites de l'intertexte, au
détriment de l'auteur et ses sources, suscite
71Ibid., p.46.
72Julia Kristeva, La révolution du langage
poétique, Paris, Seuil, 1974. 73Sophie Rabau,
op.cit., p.7.
25 des opinions divergentes chez les théoriciens de
l'intertextualité. Ainsi Laurent Jenny affirme que
contrairement à ce qu'écrit J. Kristeva,
l'intertextualité [...] n'est pas sans rapport avec la critique des
"sources" : [elle] désigne non pas une addition confuse et
mystérieuse d'influences, mais le travail de transformation et
d'assimilation de plusieurs textes opéré par un texte centreur
qui garde le leadership du sens.74
Proposant de tracer les frontières de cette notion,
Jenny limite le sens de l'intertextualité. Il lui confère ainsi
le statut d'un outil d'analyse littéraire, un mode de lecture du texte.
Pour lui, on doit parler d'intertextualité seulement lorsqu'on est en
mesure de repérer dans tel texte des éléments
structurés antérieurement à lui, au-delà du
lexème, mais quel que soit leur niveau de structuration. Ce
phénomène de la présence dans un texte doit alors se
distinguer d'une simple allusion ou réminiscence.
Pour sa part, Michaël Riffaterre, définit
l'intertexte comme un « ensemble des textes que l'on peut rapprocher de
celui que l'on a sous les yeux [...] que l'on retrouve dans sa mémoire
à la lecture d'un passage donné. 75 » Il distingue ainsi
l'intertextualité aléatoire de l'intertextualité
obligatoire. Pour cette dernière,
le lecteur ne peut ne pas [la] percevoir puisque l'intertexte
laisse dans le texte une trace indélébile, une constante formelle
qui joue le rôle d'un impératif de lecture et gouverne le
déchiffrement du message dans ce qu'il a de littéraire,
c'est-à-dire son double décodage selon la
référence.76
74 Laurent Jenny, «La stratégie de la forme»,
Poétique, 27, 1976, pp.257-262. 75Michaël
Riffaterre, «L'intertexte inconnu», Littérature, 41,
1981, p.4. 76Michaël Riffaterre, op.cit., 1980,
p.4-18.
Quant à l'intertextualité aléatoire,
[elle]doit son nom au fait qu'elle est fonction de la
compétence du lecteur, de son degré de culture qui lui permet de
reconnaître dans un texte une allusion à un autre texte, une
citation non précisée, un passage plagié ou tout type de
rapprochement qu'un texte établit avec un ou plusieurs
autres.77
En peu de mots, elle relève de «l'arbitraire de la
culture du lecteur.78»
Dans Palimpsestes, Gérard Genette
établit une classification plus générale de pratiques
qu'il appelle transtextuelles, et non intertextuelles. Il définit la
transtextualité par « tout ce qui [...] met [un texte] en relation,
manifeste ou secrète, avec d'autres textes.79»
L'intertextualité n'est donc pas un élément central. C'est
une relation à côté de l'architextualité, la
paratextualité, la métatextualité et
l'hypertextualité.
L'architextualité est, selon Genette, la plus abstraite
et la plus implicite des relations transtextuelles. Elle désigne la
relation d'un texte aux diverses classes auxquelles il appartient. Pour
Delcroix, « [elle] détermine le statut générique
(roman, poème, etc.) d'un texte ; elle oriente l'horizon d'attente du
lecteur.80» En gros, l'architextualité vise
essentiellement à démêler ou à établir la
part de chaque genre dans une oeuvre ; c'est le rapport du texte aux genres
littéraires, mais « de pure appartenance
taxinomique.81»
La paratextualité désigne le rapport du texte
à ses marges, à son paratexte (ou péritexte),
c'est-à-dire tout ce qui se situe en dehors d'un
énoncé.
77André Lamontagne, op.cit., 1992,
p.29.
78 Éric Le Calvez, Texte(s) et inter-texte(s),
Amsterdam, Rodopi, 1997, p. 16-17. 79Gérard Genette,
op.cit., p.7.
80Maurice Delcroix et Fernand Hallyn,
op.cit., p. 129.
81Gérard Genette, op.cit., p. 12.
27 Le paratexte comprend un certain nombre de signes servant
à présenter, à encadrer, à isoler, à
introduire, à interrompre ou à clôturer un texte
donné. Il s'agit de
titre, sous-titre, intertitres ; préfaces, postfaces,
avertissements, avantpropos, etc. ; notes marginales, infrapaginales,
terminales ; épigraphes ; illustrations ; prière
d'insérer, bande, jaquette, et bien d'autres types de signaux
accessoires, autographes ou allographes, qui procurent au texte un entourage
(variable), et parfois un commentaire, officiel ou officieux, dont le lecteur
le plus puriste et le moins porté à l'érudition externe ne
peut pas toujours disposer aussi facilement qu'il le voudrait et le
prétend.82
La métatextualité est la relation de commentaire
qui s'établit entre tout texte avec «un autre texte dont il parle,
sans nécessairement le citer (le convoquer), voire, à la limite,
sans le nommer.83» La critique littéraire est la forme
la plus usitée de ce type de pratique littéraire.
Pour l'hypertextualité, la notion désigne,
« toute relation unissant un texte B ([...] hypertexte) à un texte
antérieur A ([...] bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe
d'une manière qui n'est pas celle du commentaire.84» En
termes clairs, l'hypertextualité renvoie à tout
phénomène de transformation ou d'imitation d'un texte par rapport
à un modèle antérieur. Pour Rabau, il s'agit d'une «
imitation ou [...] transformation d'un texte premier ou hypotexte pour produire
un autre texte ou hypertexte.85» C'est bien ce que reprend
Delcroix, lorsqu'il dit que « si [un texte] B résulte [d'un texte]
A sans donner lieu à un commentaire, par transformation du sujet ou de
la manière, on parlera
82Sophie Rabau, op.cit., p. 71.
83Gérard Genette, op.cit., p. 11.
84Ibid., p. 13.
85Sophie Rabau, op.cit., p. 69.
d'hypertextualité.86» Bref, c'est une
notion générale du texte au second degré, ou tout texte
dérivé d'un autre texte préexistant.
Toujours dans Palimpsestes, Genette établit
les catégories hypertextuelles, en soulignant que la relation de
dérivation se présente sous forme d'imitation ou de
transformation. Il parle de cette dernière lorsque, pour aboutir au
texte B, la transformation n'affecte que la chose à dire et non la
manière dont elle est dite. On traite des sujets différents avec
le style semblable, on adopte une même manière de dire les choses
qui, elles, diffèrent. Dans pareil cas, la transformation est dite
indirecte, ce que Genette propose d'appeler imitation. Celle-ci «porte sur
la manière du texte original et suppose que l'on établisse une
matrice d'imitation, c'est-à-dire que l'on dégage les traits
stylistiques et thématiques propres à l'original pour pouvoir
s'en servir, potentiellement à l'infini.87» On parlera
cependant d'une transformation simple si, malgré la différence de
style, la manière ne peut faire oublier les ressemblances ou les
similitudes du thème.
Dans la typologie genettienne, l'hypertextualité couvre
le pastiche et la parodie. Cette dernière est une imitation stylistique,
ou un emprunt thématique à visée satirique. « La
parodie, dit Delcroix, modifie le moins possible le texte de base. 88 » On
parlera par contre de pastiche, dont la
86Maurice Delcroix et Fernand Hallyn,
op.cit., p. 129.
87Jacqueline Henry, La traduction des jeux de
mots, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2003, p.291.
88Maurice Delcroix et Fernand Hallyn,
op.cit., p.130.
«caractéristique est donc de s'orienter vers le
divertissement89», si l'emprunt stylistique consiste en
l'imitation stylistique d'un texte préexistant, sans visée
satirique.
Il convient de souligner que chacune de ces deux types de
pratiques hypertextuelles est placée en relation avec le régime
sous lequel elle s'exerce et se constitue. Ainsi, le régime ludique
donne lieu au pastiche en tant que mode d'imitation, et à la parodie
comme mode de transformation. La charge comme mode d'imitation et le
travestissement comme mode de transformation se rangent sous le régime
satirique. Le régime sérieux, lui, comprend comme mode
d'imitation la forgerie, et la transposition comme mode de transformation.
La parodie, notons-le, retravaille ou transforme
sémantiquement l'hypertexte dans un but purement ludique en modifiant
non le style, mais le sujet. Pour le pastiche, il est une « imitation
[d'un style] sans fonction satirique.90» Outre le style,
«le pastiche imite [...] parfois aussi la thématique du
modèle et cherche donc à rendre l'unité du contenu et de
l'expression.91»
Avec le travestissement, il faut entendre une transformation
stylistique à fonction dégradante : « le contenu [de
l'hypotexte] se voit dégradé par un système de
transpositions stylistiques et thématiques dévalorisantes.
92» La charge qui, d'après Lamontagne, se
démarque du pastiche « en ce que sa
89Jacqueline Henry, op.cit., p. 292.
90Gérard Genette, op.cit., p. 38.
91Jacqueline Henry, op.cit., p.241.
92André Lamontagne, op.cit., 1992, p.
34.
fonction -la dérision - exige une exagération
plus marquée du style de l'auteur imité93 », est
une simple imitation satirique.
S'agissant de la transposition, elle n'est qu'une
transformation sérieuse d'un hypotexte, alors que la forgerie est une
«imitation transparente et sérieuse d'un hypotexte. Elle [...]
entend poursuivre ou étendre un accomplissement littéraire
préexistant. 94 » Ce qui est généralement
appelé intertextualité se divise, pour Genette, en deux
catégories distinctes : la parodie et le pastiche appartiennent à
l'hypertextualité, tandis que la citation, le plagiat et l'allusion
relèvent de l'intertextualité.
La citation consiste à convoquer, dans un texte, le
texte d'un autre que l'on signale par des marques discriminantes, par
opposition au plagiat qui est une citation non démarquée. Dans la
citation, un auteur, au sein de son texte, cite fidèlement et entre
guillemets, un extrait du texte d'un autre auteur en précisant l'origine
de son emprunt. Il prend bien soin de révéler le titre de
l'oeuvre et le nom de l'auteur. La citation se présente alors ici comme
une « mention littérale du texte cité et non simple
évocation.95» C'est, en bref, un emprunt licite.
Dans Les mots des autres, Lamontagne distingue
quelques catégories de la citation, dont la citation authentique qu'il
oppose à la citation paraphrasée. Il définit cette
dernière comme « tout fragment reconnu comme citation au moyen
d'indices linguistiques, typographiques ou sémantiques et qui subit
[...]
93Ibid.
94Jacqueline Henry, op.cit., p. 290. 95
Sophie Rabau, op.cit., p. 231.
une modification d'ordre paraphrastique. 96 » Il parle
aussi de la citation apocryphe, dont l'intérêt «réside
donc dans la fonction qu'elle remplit dans la dynamique de la
fiction.97»
Pour le cas du plagiat, il se distingue de la citation en ce
qu'il cite littéralement un texte étranger sans signaler sa
présence. Il y a absence de marques citationnelles. Le plagiat doit
s'entendre comme un emprunt soit thématique, soit stylistique non
avoué, c'est-à-dire sans référence aucune à
l'oeuvre d'origine, fait à une oeuvre littéraire
préexistante. Il est, en d'autres termes, une pure et simple
reproduction à l'identique, d'un extrait d'oeuvre littéraire ou,
simplement, un emprunt illicite.
Lamontagne relève aussi deux formes de plagiat, selon
qu'il repose sur les emprunts thématiques, actantiels et
diégétiques ou sur la reproduction stylistique des fragments du
texte plagié. Il s'agit là de ce qu'il appelle d'abord plagiat
hypertextuel, qui est « difficile à reconnaître de
façon certaine en raison de la possibilité d'une convergence
fortuite entre deux textes sur les plans actoriel, thématique et
diégétique.98» Il y a aussi le plagiat
intertextuel, qui « se résume en deux des modalités
possibles de la citation, soit la citation littérale non
déclarée et la paraphrase non
déclarée.99» Quant à l'allusion, elle ne
se rapporte pas à un passage précis du texte convoqué,
mais apparaît à travers un réseau d'indices plus ou moins
clairs.
96André Lamontagne, op.cit., 1992, p.
53.
97Ibid.
98 Ibid., p.77.
99Ibid.
On pourrait encore préciser que
l'intertextualité, qui désigne la « relation de
co-présence entre deux ou plusieurs textes100 », peut
également être considérée non plus comme un produit
de l'écriture, mais comme un effet de lecture. C'est une
herméneutique ; ce qui revient à dire qu'elle n'est pas un fait,
mais le résultat d'une interprétation ou, mieux encore, la
construction d'un lecteur.
En effet, c'est au lecteur qu'il appartient de déceler
l'intertexte. Il lui revient de faire travailler « sa mémoire, sa
culture, son inventivité et son esprit de jeu101» pour
le reconnaître et l'identifier. Sur ce, Riffaterre insiste aussi sur
l'idée que l'intertextualité doit être
repérée par un lecteur et, comme le souligne Rabau, « elle
est un effet voulu par l'auteur et appelle une reconnaissance et une
compréhension par le lecteur.102»
Dans la même optique, Umberto Eco103souligne
que tout lecteur est censé connaître d'autres textes qui existent
et qui nourrissent des textes nouveaux, affirmant ainsi qu'aucun texte n'est lu
indépendamment de l'expérience que le lecteur a d'autres textes.
C'est l'idée que reprend Kareen Martel104 qui ajoute que le
lecteur aborde toujours un texte avec l'expérience lectoriale qu'il a
accumulée.
100Gérard Genette, op.cit., p.8.
101Tiphaine Samoyault, op.cit., p.68.
102Sophie Rabau, op.cit., p. 34.
103Umberto Eco, Lector in Fabula ou la
coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris,
Grasset, 1979.
104Kareen Martel, «Les notions
d'intertextualité et d'intratextualité dans les théories
de la réception», Protée, 33, 1, 2005, p.
93-102.
Toutefois, la conception de l'intertexte comme un effet de
lecture reviendrait à revendiquer et assumer la subjectivité de
la lecture. Dans Le plaisir du texte, Roland Barthes évoque les
embranchements générés par une mémoire
alertée par un mot ou un thème, à partir d'un texte
donné. Cet auteur avoue même que Proust est, pour lui, le prisme
à travers lequel il mène toutes ses lectures :
Lisant un texte rapporté par Stendhal (mais qui n'est
pas de lui), j'y retrouve Proust par un détail minuscule. [...]Ailleurs,
mais de la même façon, dans Flaubert, ce sont les pommiers
normands en fleurs que je lis à partir de Proust. Je savoure le
règne des formules, le renversement des origines, la désinvolture
qui fait venir le texte antérieur du texte ultérieur. Je
comprends que l'oeuvre de Proust est, du moins pour moi, l'oeuvre de
référence, la mathésis générale, le mandala
de toute la cosmogonie littéraire [...] ; cela ne veut pas du tout dire
que je sois un «spécialiste» de Proust : Proust, c'est ce qui
me vient, ce n'est pas ce que j'appelle ; ce n'est pas une
«autorité» ; simplement un souvenir circulaire. Et c'est bien
cela l'inter-texte : l'impossibilité de vivre hors du texte infini, que
ce texte soit Proust, ou le journal quotidien, ou l'écran
télévisuel : le livre fait le sens, le sens fait la
vie.105
En définitive, l'objet de l'intertextualité
n'est pas de repérer les emprunts, mais de tenter d'en cerner les
enjeux. Il ne suffit pas de découvrir ce que reprend un auteur.
L'intérêt, c'est de montrer ce qu'il fait des
éléments qu'il reprend. En examinant la façon dont une
oeuvre s'inscrit dans le sillage d'une culture, il est possible de
démontrer comment les valeurs propres à une certaine
époque nécessitent une relecture de l'intertexte. L'étude
intertextuelle dévoile non seulement la singularité d'une oeuvre
dans son époque, mais aussi l'évolution dans le temps d'un
thème ou d'une tradition.
105Roland Barthes, Le plaisir du texte,
Paris, Seuil, 1973, p. 50-51.
De toutes ces études sur la théorie de
l'intertextualité, le constat en est que : un texte n'existe jamais tout
seul. Il « n'est fait que des textes qu'il recompose [et] se trouve
à la jonction de plusieurs textes.106» D'une part, le
texte appartient le plus souvent à un ensemble plus étendu
d'autres textes qui entrent en concurrence avec lui, et qui servent à
lui imprimer son sens. D'autre part, il se dégage souvent dans un texte
de références culturelles comme des allusions,
réminiscences, pastiches, parodies, citations, transpositions ou
imitations, le tout tirant racine dans d'autres écrits.
En dépit des mises au point et des efforts de
classification de Genette, la notion d'intertextualité demeure un peu
complexe, multiforme et multidimensionnelle. Son caractère très
extensif permet de multiples interprétations, conduisant ainsi à
la révision ou aux nouvelles définitions du concept. En effet,
limitée aux seules relations que tel texte entretient avec d'autres
textes existants, l'intertextualité qui, naturellement, est
utilisée dans le domaine littéraire, rivalise avec
l'interdiscursivité dans le champ de l'analyse du discours.
L'interdiscursivité désigne ainsi «toutes relations entre
les textes et les discours reconnus comme textes : le discours historique,
médical, scientifique, etc.107» C'est l'étude des
relations qui relient une oeuvre littéraire aux divers discours.
Ainsi définie, l'interdiscursivité renvoie
«aux rapports plus larges que tout texte oral ou écrit entretient
avec les énoncés (ou discours) enregistrés dans
106Sophie Rabau, op.cit., p.21-22.
107Josias Semujanga, op.cit., 1999, p.29.
la culture correspondante et ordonnés selon une
idéologie. 108 » C'est une «interaction et influence
réciproque de différents discours circulant dans une instance
sociale donnée, incluant, cela va sans dire, celles-là qui ont
été choisies d'être ou de ne pas être reproduites
dans le texte.109» Quant à l'intertextualité,
faut-il le rappeler, elle est «circulation et transformation
d'idéologèmes, c'est-àdire de petites unités
signifiantes dotées d'acceptabilité diffuse dans une doxa
donnée.110» Pour Marc Angenot111,
l'interdiscursivité sert à convoquer diverses formes de discours
faisant partie du processus relationnel du texte littéraire avec les
idéologèmes. De la sorte, elle renvoie à
l'intertextualité ouverte à l'ensemble des discours sociaux qu'on
peut déceler dans les textes. Partant de là, il est
légitime de conclure que l'interdiscursivité se rapproche de la
transtextualité, qu'entend Genette par tout ce qui met un texte «
en relation, manifeste ou secrète, avec d'autres textes.
112» L'unique différence, disons d'ordre pratique, qui
se dessine entre les deux termes, est due au fait que Marc Angenot
procède à l'analyse des discours dans l'ensemble, alors que
Gérard Genette, au contraire, vise les liens entre les textes
littéraires uniquement.
D'après Lamontagne, toute pratique interdiscursive
exige qu'il y ait divers textes qui entrent dans le processus de structuration
du texte et la circulation générale des
idéologèmes. D'où l'analyse de l'interdiscursivité
au
108Éric Le Calvez, op.cit., p. 24.
109M.-Pierrette Malcuzynski, Entre-dialogues avec
Bakhtin ou sociocritique de la (dé)raison polyphonique, Amsterdam,
Rodopi, 1992, p. 53.
110Ibid.
111Marc Angenot, «L'intertextualité :
enquête sur l'émergence et la diffusion d'un champ
notionnel», Revue des sciences humaines, 189, 1,1983, p.
121-135.
112Gérard Genette, op.cit., p.7.
36 sein d'un texte donné sera possible seulement si ce
dernier procède par imitation ou transformation d'un discours fort
marqué par le pastiche, soit de genre, soit de discours.
Pour conclure ce chapitre consacré à la
théorie de l'intertextualité, rappelons que cette notion
s'étend sur un champ vaste de la critique textuelle. Partant de sa
naissance, nous avons présenté différents points de vue
des théoriciens. Malgré la divergence de leurs opinions et la
complexité du concept, ils considèrent tous
l'intertextualité comme un outil privilégié de l'analyse
des textes, étant donné qu'elle permet de penser la
littérature comme un système qui échappe à une
simple logique causale. Selon Rabau, « les textes se comprennent les uns
par les autres et chaque nouveau texte qui entre dans ce système le
modifie, mais n'est pas le simple résultat des textes
précédents.113» Et pour Jacques Poulin,
il ne faut pas juger les livres un par un. [...] il ne faut
pas les voir comme des choses indépendantes. Un livre n'est jamais
complet en lui-même ; si on veut le comprendre, il faut le mettre en
rapport avec d'autres livres, non seulement avec les livres du même
auteur, mais aussi avec des livres écrits par d'autres personnes. Ce que
l'on croit être un livre n'est la plupart du temps qu'une partie d'un
autre livre plus vaste auquel plusieurs auteurs ont collaboré sans le
savoir.114
Dans la partie qui va suivre, nous allons mettre L'ivrogne
dans la brousse en relation avec d'autres écrits pour mieux le
comprendre, après avoir situé l'auteur dans l'environnement
littéraire africain de son époque.
113Sophie Rabau, op.cit., p.15.
114Jacques Poulin, Volkswagen Blues,
Montréal, Leméac, 1988, p.186.
CHAPITRE II
AMOS TUTUOLA DANS L'UNIVERS
LITTÉRAIRE AFRICAIN
2.1. Analyse de L'ivrogne dans la brousse
2.1.1. Le contexte socio-historique de l'oeuvre
Amos Tutuola est né en 1920 à Abeokuta au
Nigeria d'une famille pauvre. Il a connu les difficultés pour la
poursuite de ses études. À l'âge de douze ans, il partage
son temps entre la vie de domestique et d'écolier. L'année 1934
voit son départ à Lagos, où il fréquente les cours
du collège. Il les abandonne en 1936 et rentre au village : il n'avait
plus les moyens de payer les frais de scolarité. Pendant la Seconde
Guerre Mondiale, Tutuola est enrôlé dans les troupes britanniques
à Lagos. Démobilisé, il travaille comme planton et
coursier dans un ministère. C'est pendant cette période que
jaillit l'idée en lui, de coucher sur papier certaines histoires
entendues lors de son enfance, empruntées directement du
répertoire yoruba :
J'avais trouvé un poste de planton à Lagos, en
1946 au Ministère du Travail. Je restais là, dans cet état
pénible et misérable, quand une nuit, il me vint à
l'esprit d'écrire mon premier livre L'ivrogne dans la brousse,
et j'ai réussi parce que j'étais déjà conteur,
quand j'étais à l'école. C'est comme ça que je suis
devenu écrivain.115
Le chef-d'oeuvre de Tutuola a connu jusqu'ici une grande fortune.
Porté sur scène116, L'ivrogne dans la brousse
a été traduit en plusieurs langues,
115Tutuola cité par Michèle
Dussutour-Hammer, op.cit., p. 25.
116L'ivrogne dans la brousse, au
Théâtre de la Tempête, adapté et mis en scène
par Philippe Adrien (2002). Il existe aussi une adaptation
théâtrale du Nigérian Kola Ogunmola en langue yoruba
intitulée Omuti (1962). Traduite par Jide Timothy-Asobelle,
L'Ivrogne, Lagos, Manuscrit, 1982, elle a été
couronnée avec la médaille d'argent au Festival Panafricain
d'Alger en 1969.
dont le français117, l'italien, le croate,
l'allemand, le suédois, le danois, le tchèque, le
norvégien, le japonais et le russe. Sa réécriture
récente, sous la plume de Michèle Laforest, témoigne ainsi
du succès littéraire de cette oeuvre. En effet, dans son livre
intitulé Tutuola, mon bon maître, cette auteure propose
au lecteur un récit émouvant, par une
réécriture/relecture de l'oeuvre de Tutuola. Celui-ci prend place
parmi ses fantômes comme personnage. Et voilà qu'un beau matin, il
disparaît subitement de son domicile d'Ibadan. C'est Femme Plume, la
chevaucheuse des autruches, qui est auteure de ce rapt. Nestor, serviteur et
biographe, se met directement à la recherche de son maître. Il
réussit à le retrouver et à le ramener dans sa demeure, au
bout d'un parcours jonché d'obstacles, à travers la brousse.
C'est grâce aux grigris reçus de Mère Secourable et au
concours de «Soeur Mary qui est aussi un peu
féticheuse118», que Nestor arrive à défier
Femme Plume. Ce récit, « nourri d'une connaissance intime de
l'univers de Tutuola», apparaît comme «ce jeu entre réel
et fiction qui ne cesse de déplacer et brouiller les frontières
du roman.119» Ainsi quarante-six ans après son
apparition en anglais, L'ivrogne dans la brousse ne cesse
d'intéresser le public.
Tutuola a publié d'autres récits sur le
même ton. Une production de la même veine où, tout en visant
«le triomphe humain», il présente «un univers effrayant
où la technique n'est qu'une sorcellerie de plus qui coexiste avec
les
117 Publié chez Faber sous le titre original de The
Palm-Wine Drinkard and His Dead Palm-Wine Tapster in the Deads' Town
(1952), ce livre a été traduit en français par Raymond
Queneau, aux Éditions Gallimard.
118 Michèle Laforest, Tutuola, mon bon maître,
Bordeaux, Confluences, 2007, p. 51.
119 Ibid. (Quatrième de couverture).
mentalités traditionnelles.120» Citons
entre autres publications Ma vie dans la brousse des
fantômes121, Simbi et le satyre de la jungle
noire 122 et La Femme Plume.123
L'auteur de L'ivrogne dans la brousse «est
pleinement reconnu comme une sorte de classique, d'ancêtre de la
littérature africaine.124» Il est l'un des premiers
Africains à être lu et traduit à travers le monde. On lit,
en effet, en quatrième de couverture de Ma vie dans la brousse des
fantômes, que «[j]usqu'au Prix Nobel de Wole Soyinka, Tutuola
était [comme] Chinua Achebe le plus célèbre et le plus
traduit des écrivains du Nigeria.125» Malgré ses
détracteurs, il demeure ainsi «l'un des plus talentueux
représentants d'une génération d'écrivains
nigérians novateurs, qui ont pris possession de la littérature
africaine pour en faire un indispensable maillon de la culture
contemporaine.126» Il est décédé en
1997.
120Le Robert encyclopédique des noms
propres, Paris, Le Robert, 2008, p.2299.
121Amos Tutuola, Ma vie dans la brousse des
fantômes, Paris, Belfond, 1988; Paris, U.G.E., 1993.
122Amos Tutuola, Simbi et le satyre de la jungle
noire, Paris, Belfond, 1994.
123Amos Tutuola, La Femme Plume, Paris,
Dapper, 2000.
124Dominique Jullien, «Zazie dans la
brousse», The Romanic Review, Columbia University, 2000[en
ligne]. Disponible sur <
http://www.accessmylibrary.com/coms2/summary_0286-
1909523_ITM> (consulté le 2009-02-15).
125Amos Tutuola, Ma vie dans la brousse des
fantômes, op.cit. (Quatrième de couverture).
126Valérie Thorin, op.cit.
2.1.2. Que raconte le récit de L'ivrogne dans la
brousse127 ?
Ce récit rapporte l'histoire d'un jeune homme au nom
hyperbolique : Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde. Il ne
vivait que de l'alcool dès sa prime jeunesse: « Je me soûlais
au vin de palme depuis l'âge de dix ans. Je n'avais rien eu d'autre
à faire dans la vie que de boire du vin de palme » (IB : 9). Ainsi
se présente-t-il à l'ouverture de son récit. Cependant, un
jour, son malafoutier, c'est-à-dire l'homme qui lui préparait le
vin indispensable à son bonheur, tombe du haut d'un palmier et meurt de
ses blessures. En raison de cette situation intenable pour lui, car il restait
seul et sans amis, Père-Des-Dieux décide de partir pour la
Ville-des-Morts:
Un beau matin, je prends avec moi tous mes gris-gris
personnels et aussi ceux de mon père et je quitte la ville natale de mon
père pour découvrir où pouvait bien se trouver mon
défunt malafoutier. (IB : 11)
Le héros s'engage ainsi dans un long voyage
jonché d'épreuves. Peu après son départ, il doit
rapporter à un certain vieillard rencontré, un objet
énigmatique, «la chose qu'il avait dit au forgeron de faire pour
lui.» (IB : 13) Ensuite, il doit sortir Mort de chez lui et le ramener
dans un filet.
Mais cette dernière épreuve, malgré les
risques qu'elle présage, ne suffira pas pour que l'Ivrogne
reçoive des informations promises sur la destination de son tireur de
vin de palme. Il doit encore faire connaissance de Crâne, un
«gentleman complet». Celui-ci n'est autre qu'un monstre travesti. Il
emprunte cependant les différents membres du corps qui lui font
défaut, pour
allécher et séduire les jeunes filles victimes
de leur naïveté comme celle qui, plus tard, deviendra son
épouse.
En effet, une jolie demoiselle, «très belle comme
un ange» (IB : 21), éconduit tous les prétendants qui font
foule autour d'elle. Un jour qu'elle s'était rendue au marché,
elle rencontre un beau jeune homme très élégant dont elle
s'éprend. En dépit des mises en garde de celui-ci, elle le
raccompagne jusque dans les entrailles même de «la forêt sans
fin où, seuls, vivent les êtres terribles» (IB : 23). C'est
le moment alors pour le «gentleman» de restituer l'une après
l'autre, diverses parties du corps qu'il avait louées à leurs
propriétaires, et le voici réduit à un crâne. La
fille, évanouie de peur, tente de retourner chez elle, mais c'est peine
perdue. Car, en effet, Crâne l'enferme comme prisonnière dans sa
maison, «un terrier dans le sol [...] qui n'était habité que
par des crânes» (IB : 25). À la moindre tentative de
s'évader, le cauri magique attaché au cou alerte son gardien, un
autre crâne armé d'un sifflet qui prévient ses
congénères. C'est cette fille que le héros de Tutuola doit
tirer de sa captivité à la prière du père : «
[I]l me dit que si je pouvais l'aider à trouver sa fille qui avait
été enlevée par un être étrange au
marché de cette ville, et à la lui ramener, alors il me dirait
où se trouvait mon malafoutier» (IB : 20). Grâce à ses
multiples capacités de se transformer en divers objets ou en divers
animaux, il réussit à la mettre hors du danger et, en guise de
reconnaissance, on lui offre la belle en mariage.
Peu de temps après, la femme accouche par le pouce
gauche d'un garçon miraculeux. Précoce et tyrannique, l'enfant se
révèle tellement
43 insupportable que le père décide de se
débarrasser de lui en mettant à feu la maison familiale :
l'enfant terrible périt dans les flammes. Mais le voici qui renaît
de ses cendres en bébé-cul-de-jatte plus terrible que le premier.
Il se joindra plus tard aux trois compagnons mystérieux que sont
Tambour, Chant et Danse avec lesquels il disparaîtra.
Poursuivant sa route vers la ville des morts, le héros,
en compagnie de son épouse, croise une foule innombrable d'autres
êtres étranges, parmi lesquels les Êtres blancs de la
Prairie, les palmiers à feuilles-oiseaux, l'Espritde-Proie, les
Êtres Rouges, les oiseaux rapaces et des animaux de toutes sortes. Les
tortures, même les plus horribles qui soient, ne leur sont pas
épargnées. Par exemple dans la
Ville-Céleste-D'où-L'on-Ne-Revient-Pas, ils sont enterrés
vivants et sauvés par l'aide d'un aigle et grâce à la pluie
:
Alors, ils [les êtres cruels de cette ville] creusent au
milieu du champ deux fosses, c'est-à-dire des trous, l'une à
coté de l'autre, assez profondes pour que juste la tête
dépasse. Après ça, ils me mettent dans l'une et ma femme
dans l'autre, et ils replacent la terre qu'ils ont creusée et la tassent
bien serrée, de telle sorte que c'est à peine si nous pouvions
respirer. [...]À la fin, ils amènent un aigle devant nous pour
qu'il nous arrache les yeux avec son bec, mais l'aigle regarde simplement nos
yeux, il ne nous fait aucun mal [...] ; mais, quand cet aigle voit qu'ils
veulent nous planter des clous dedans (dans la tête), alors il les chasse
tous avec son bec. [...]Comme il pleut à verse, vers une heure de la
nuit, la terre devient molle, aussi, quand cet aigle voit que nous essayons de
sortir de nos trous, il s'approche et commence à gratter autour du trou
dans lequel je me trouvais, mais, comme les trous étaient profonds, il
n'arrivait pas à gratter aussi vite qu'il fallait. Mais, en remuant mon
corps de droite et de gauche, j'arrive à sortir et je cours vers ma
femme et je la tire elle aussi de son trou. (IB : 69-71)
Chez Mère Secourable, dans l'arbre blanc, ils jouissent
d'un repos
Rouge dans la Brousse-Rouge. C'est enfin au bout des
déboires avec DonnantDonnant, le Valet Invisible, et surtout avec
l'Assassin du Prince qui tente de les faire périr à sa place,
qu'ils atteignent leur destination.
Dans l'empire des morts, le héros a du mal à
voir son malafoutier, note le narrateur : « [L]es vivants ne devaient
faire de visite à aucun mort dans la Ville-des-Morts » (IB : 110).
Cependant, après maintes supplications, l'Ivrogne retrouve son ex-tireur
de vin de palme à qui il confie tous ses malheurs causés par le
manque de vin. Il lui fait part également de toutes ses
mésaventures dans la brousse et le prie de rentrer, avec lui, dans sa
ville natale.
Cette demande n'est pas exaucée, « parce qu'un
mort ne pouvait vivre avec les vivants et que leurs caractères ne sont
pas les mêmes» (IB : 114). En revanche, le malafoutier offre
à son ancien maître un oeuf à «garder aussi
précieusement que de l'or» (IB : 114), et qui doit lui fournir tout
ce dont il aura besoin au monde.
Sur le chemin de retour, ce sont les mêmes
péripéties du voyage qui resurgissent, auxquelles le héros
oppose non seulement sa ruse et son bon sens, mais aussi le secret de ses
gris-gris. Arrivé sur la terre de ses aïeux, il est
désolé de trouver le pays dévasté par la famine
suite à la colère de « Ciel [qui] empêche la pluie de
tomber sur la terre» (IB : 136). Mais, qu'à cela ne tienne ! Il y a
un oeuf magique pour nourrir les affamés : « [I]l produit de quoi
manger et de quoi boire pour tous ces gens, si bien que ceux d'entre eux qui
n'avaient pas mangé depuis un an, mangent et boivent tout leur
soûl et emmènent le reste de [...] nourriture, etc., chez
eux.» (IB : 137-138)
Il y aura, enfin, la réconciliation entre le Ciel et le
Sol au prix d'un sacrifice offert à Ciel. Il pleuvra alors à
l'accoutumée. La famine sera enrayée à jamais ; le bonheur
et la prospérité se réinstallent dans le pays.
Voyons maintenant le système des personnages dans
L'ivrogne dans la brousse.
2.1.3. Le héros et les autres personnages du
roman
Il importe de rappeler, dans cette partie de notre
étude, que la lisibilité du texte, en général, est
conférée par la mise en place particulière des personnages
autour desquels l'histoire tourne. L'une des façons d'entrer dans une
oeuvre, en particulier le roman, consiste à se faire une idée des
personnages et de leurs relations. Et étant donné que le
personnage constitue un ancrage référentiel du récit, il
n'y a donc pas d'histoire sans personnages. Cependant, une vision d'ensemble
des personnages ne va pas de soi : elle nécessite une élucidation
qui se fait généralement à deux niveaux.
Avant tout, il faut parvenir à identifier chaque
personnage dans le récit, personnage qu'il convient de ne pas confondre
avec une personne, bien que la conception de celui-là renvoie à
la conception historique de celle-ci. Au contraire, le personnage doit
être considéré comme un signe littéraire qui se
charge de sens ou de valeur au fur et à mesure que le récit
évolue. Autrement dit, c'est à la fin du récit que le
personnage est fixé, déterminé par des séries
d'informations, de transformations ou d'évolutions dont il est sujet ou
objet. Ainsi défini, chaque personnage du roman forme un système,
formé par tout ce
que l'on peut savoir de lui dans le récit. Le
personnage peut également être représenté comme un
être humain, un animal ou un objet ; désigné par un nom, un
prénom ou un surnom porteur de valeurs sociales symboliques, affectives
ou esthétiques. Toute désignation véhicule une information
donnée mais voulue par le narrateur.
Après l'identification de chaque système de
personnage, on peut passer à l'examen du système des personnages.
Au sein de ce dernier, les personnages sont mis en relation les uns avec les
autres par l'intermédiaire du narrateur. Le système des
personnages est plus complexe que celui du personnage, d'autant plus qu'il est
composé par chaque système complexe de chacun des personnages. En
effet, le personnage, au cours du récit, peut se transformer en fonction
des autres personnages, faire face à des obstacles provoqués par
les autres personnages. En d'autres termes, le programme d'action de l'un des
personnages a, d'une façon ou d'une autre, des incidences sur celui des
autres personnages. Ceci est dû au fait qu'une partie du signifié
d'un personnage ou de sa valeur est tributaire de sa place dans un
système ou de sa relation avec les autres personnages du récit.
Ainsi, les relations qu'entretiennent les personnages entre eux peuvent subir
une modification ou une évolution tout au long du récit, selon
que les personnages entrent dans des rapports d'opposition ou
d'identité. Bref, démêler la complexité du
système des personnages revient à identifier le rapport qui
existe entre eux d'abord, ensuite le rapport qu'ils entretiennent avec leur
environnement, et enfin la façon dont ils évoluent tout au long
du récit.
Le classement des personnages n'étant pas,
naturellement, aisé dans une oeuvre littéraire, le
problème devient plus crucial quand il s'agit d'aborder ceux de
L'ivrogne dans la brousse. Néanmoins, comme le dit Greimas, on
peut tenter «de décrire et de classer les personnages du
récit, non selon ce qu'ils sont, mais selon ce qu'ils
font.128» Ainsi les personnages pourront se répartir en
deux catégories dans L'ivrogne dans la brousse. D'une part, il
y a le personnage principal, ici le héros, qui se définit par sa
participation à une sphère d'actions qui lui offrent la
possibilité de réaliser ou non le but qu'il s'est fixé.
« [Il] est fréquemment le moteur ou le support de l'action ; en
effet, les ambitions du héros sont porteuses d'une histoire qui trouve
un aboutissement dans l'achèvement de la quête. 129 » D'autre
part, il y a des personnages secondaires qui sont indispensables au
fonctionnement du récit, bien qu'ils puissent, dans le
déroulement de l'action, aider le héros ou ne servir à
rien.
Dans L'ivrogne dans la brousse, les personnages y
sont très nombreux. Pourtant, malgré ce foisonnement des acteurs,
il y a une certaine économie de personnages importants, quoiqu'il y ait
aussi «des accumulations
d'événements.130»
Comme dans les contes, le héros est d'un statut
particulier. Il se définit lui-même comme un dieu, un
féticheur. Paradoxe ! Un dieu-féticheur alors,
128A. J. Greimas cité par Roland Barthes,
«Introduction à l'analyse structurale des récits»,
Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p.34-35.
129Florence de Chalonge, «Héros et
Antihéros», Le dictionnaire du littéraire, op.cit.,
p.274. 130Jide Timothy-Asobelle,
«Théâtralité de la tradition orale Yoruba et
développement du mythe de L'Ivrogne»,
Éthiopiques. Revue négro-africaine de littérature et
de philosophie [en ligne]. <Disponible sur
http://www.refer.sn/ethiopiques>
(consulté le 2009-02-15).
48 peut-être pour insister sur ses pouvoirs
illimités, si l'on se rapporte à son nom :
Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde!
Nous avons ainsi un personnage qui est hors du commun. Son
appartenance familiale et sa jeunesse en témoignent. Son père est
«l'homme le plus riche de la ville» (IB : 9). Lui-même est
l'aîné d'une famille de huit enfants sur lesquels il règne
avec la bénédiction de leur père. À l'instar des
dieux nourris par le nectar, il vit de vin de palme, généreux, et
ne peut «rien faire d'autre que de boire» (IB : 9). Il partage son
vin avec une cour nombreuse qui lui tient compagnie dans cette activité
futile :
Je buvais du vin de palme du matin jusqu'au soir et du soir
jusqu'au matin. À cette époque-là, j'en étais venu
à ne plus boire une seule goutte d'eau ordinaire, seulement du vin de
palme. [...] Aussi, à cette époque-là, mes amis ne se
comptaient pas et ils buvaient du vin de palme avec moi depuis le matin
jusqu'à une heure avancée de la nuit. (IB : 9-10)
Cependant, à la disparition du malafoutier qui lui
tirait le vin de palme, tous ses prétendus amis le désertent :
«[C]omme je n'avais plus du tout de vin de palme, plus un seul de mes amis
ne vient me voir à la maison comme d'habitude, ils me laissent tout seul
parce que je n'avais plus de vin de palme à leur donner à
boire.» (IB : 11)
Il est bien visible que leurs bonnes relations reposent
uniquement sur la passion commune de l'alcool et le don de cette boisson aux
amis du narrateur "je". C'est d'ailleurs cette même passion pour le vin
de palme qui jette le héros sur les routes de la Ville-des-Morts en
quête de son malafoutier. Il s'enfonce dans la brousse grouillante de
monstres de tous acabits, des fantômes et des
créatures sans nom. Il y fait des rencontres des plus
inquiétantes avant de regagner la terre. De ces excursions
piégées et harassantes, le héros sort vainqueur.
«L'oeuf magique», qu'il reçoit de son malafoutier,
«devient ainsi [...] un trophée de guerre. Il est, en outre, le
seul souvenir nostalgique d'un voyage au bout de la nuit
[...]131.»
Autour du personnage principal se trouve toute une panoplie de
personnages secondaires. Ceux-ci contribuent, de près ou de loin,
à l'aboutissement ou à l'échec du projet du héros.
Ils participent comme adjuvants ou opposants à la réalisation de
ce dernier. Le père, les frères, le malafoutier et les amis
servent de cadre idyllique initial dont la rupture déclenche, avec le
voyage, la présence d'une population diverse. Celle-ci est faite
d'éléments naturels et surnaturels, d'animaux, d'hommes et de
dieux. Tous ces personnages, par leurs actions négatives ou positives
envers le héros, le conduisent à l'action finale. Pour le
héros, comme les autres personnages, le lecteur ne connaît que le
nom, la plupart du temps se rattachant à l'espèce où le
trait de caractère est la fonction sociale.
Avec cet examen rapide des personnages qui peuplent
L'ivrogne dans la brousse, nous allons, dans les lignes qui suivent,
appliquer à ce récit le modèle actantiel de Greimas pour
construire la signification du récit.
131 Sunday Anozie, op.cit., p.350.
2.1.4. L'analyse actantielle de Greimas
Avant d'explorer schématiquement les relations qui se
tissent narrativement entre les personnages du récit à
l'étude, il faudra définir tout d'abord ce qu'est un actant. En
effet, cette notion a été empruntée par
Greimas132 à Lucien Tesnière dans
Éléments de Syntaxe Structurale, où ce dernier
esquisse la définition de l'actant : « Les êtres ou les
choses qui, à un titre quelconque et de quelque façon que ce
soit, même au titre de simples figurants et de la façon la plus
passive, participent au procès.133»
C'est à partir de cette définition que Bernard
Valette essaie lui aussi de définir ce que l'on peut considérer
comme un actant. Il dit : « Dépouillé de ses
caractérisations individualistes, le héros de l'action, qu'il
s'agisse d'un être humain, d'un animal, d'un objet ou d'une force
supérieure, peut être considéré comme un
actant.134» Les actants se distinguent ainsi des acteurs, qui
se distinguent eux-mêmes des personnages.135 Ce sont des
unités fonctionnelles et ce sont des parcours narratifs.
Tout récit se construit ainsi selon un modèle ou
un schéma actantiel, dans lequel on définit les personnages par
rapport à leurs actions, leurs relations et les rôles qu'ils
incarnent dans le récit. Ce schéma comporte six actants. Il y a
tout d'abord le destinateur qui met en branle le récit. Il
définit un manque et
132Algildas-Julien Greimas, Sémantique
structurale, Paris, Larousse, 1966.
133Lucien Tesnière, Éléments
de syntaxe structurale, Paris, Klincksieck, 1964, p.40.
134Bernard Valette, Le roman. Initiation aux
méthodes et aux techniques modernes d'analyse littéraire,
Paris, Nathan, 1992, p.84.
135Comme le rappellent Marc André Bernier et
Denis Saint-Jacques, « [l]e mot «personnage» a été
longtemps en concurrence avec «acteur» pour désigner les
«êtres fictifs» qui font l'action d'une oeuvre
littéraire; il l'a emporté au XVIIe s. » (Paul
Aron, Le dictionnaire du littéraire, op.cit.,
p.451).
l'objet qui pourra combler ce manque. Il appelle un
sujet-héros à se mettre en quête de l'objet. Le
destinataire est celui pour qui la quête est effectuée, qui
reçoit, au terme du récit, l'objet de la quête. C'est le
bénéficiaire de l'acte posé. Quant à l'adjuvant, il
désigne tout ce qui aide le sujet-héros à mener sa
quête à bonne fin. C'est l'auxiliaire positif qui l'aide dans son
action. L'opposant, par contre, se présente comme un auxiliaire
négatif qui fait obstacle à l'action du héros.
Il faut remarquer cependant que, d'après les
définitions de Valette et Tesnière, un rôle actantiel peut
être assumé par un personnage humain, mais aussi par un animal, un
élément naturel ou une force abstraite. De même qu'un
personnage peut remplir plusieurs rôles actantiels différents, de
même plusieurs personnages peuvent ensemble remplir un seul rôle
actantiel. Aussi un personnage peut, au cours d'un récit, changer de
rôle actantiel. C'est un cas qui se produit parfois quand le récit
est constitué de plusieurs récits qui s'enchâssent l'un
dans l'autre, comme dans L'ivrogne dans la brousse dont nous proposons
ici le schéma actantiel général :
DESTINATEUR
|
|
OBJET
|
|
DESTINATAIRE
|
L'Ivrogne Retrouver le L'Ivrogne
Malafoutier
ADJUVANTS
|
|
SUJET-HEROS
|
|
|
|
OPPOSANTS
|
|
|
|
|
-Les gris-gris L'Ivrogne -Le vieillard
-Le beau-père -Mort
-L'épouse -Le bébé cul-de-jatte
-Tambour, Chant et Danse -L'épouse
-Mère-Secourable -Le beau-père
-L'aigle -Les crânes
-Le Dieu de la guerre des êtres de la prairie -Les
êtres de la prairie
-Les habitants de l'Ile-spectre -L'Esprit-de-Proie
-Le Valet-Invisible -Les êtres mystérieux
-Le roi de la Ville-Erronée de la Ville-Céleste
-Les Êtres Rouges -L'assassin du prince
D'après ce schéma, l'Ivrogne
(Père-Des-Dieux), qui est le protagoniste du roman, se fixe un objet
dont il est bénéficiaire. Il est destinateur et destinataire en
même temps. Son seul but est de retrouver son malafoutier. Grâce
à ses gris-gris, aux divers personnages et êtres
mystérieux, il échappera aux différentes embûches
tendues à son passage et parviendra finalement à retrouver son
malafoutier dans la Ville-des-Morts.
De l'analyse actantielle de Greimas, nous abordons les
thèmes majeurs qui constituent la charpente de notre corpus.
2.1.5. Étude thématique
Selon Menachem Brinker, la critique thématique consiste
généralement à rendre compte des thèmes,
c'est-à-dire «des choses dont l'oeuvre traite de façon
significative ou importante. 136» L'ivrogne dans la
brousse comporte ainsi une série de thèmes récurrents
du folklore traditionnel africain, qui s'articulent autour du thème
central du voyage. Il s'agit essentiellement du thème de la jeune fille
dédaigneuse, celui de l'enfant terrible, de la magie et de l'ivresse.
2.1.5.1. Le thème du voyage
Le voyage constitue sûrement le thème capital
de L'ivrogne dans la brousse. Il engage et le héros et tout le
récit. Loin d'être un voyage d'agrément, il vise à
restaurer une situation saine, normale, à rétablir un
équilibre rompu :
En voyant que je n'ai plus de vin de palme et que personne ne
pouvait en tirer pour moi, je pense alors en moi-même à ce que
disaient les anciens, que tous les gens qui sont morts sur cette terre ne vont
pas au ciel directement, mais qu'ils habitent dans un endroit quelque part sur
cette terre. Alors je me dis que je découvrirai où se trouvait
mon défunt malafoutier. Un beau matin, je prends avec moi tous mes
grisgris personnels et aussi ceux de mon père et je quitte la ville
natale de mon père pour découvrir où pouvait bien se
trouver mon défunt malafoutier. (IB : 11)
Le voyage est ici occasionné par le revirement brusque
de la situation. Comblé par une jeunesse en dehors de tout souci, le
héros perd inopinément son récolteur de vin de palme,
clé de son bonheur. Sans son malafoutier, il lui est
impossible de vivre. C'en est fait ; il n'en peut plus. Ainsi
il est enterré, et qui veut le ressusciter lui dira où se trouve
son tireur de vin de palme.
Le départ du héros à la recherche du
malafoutier se révèle ainsi obligatoire. La vie paisible,
habituelle et sécurisante est terminée. De plus,
l'itinéraire est jonché de dangers. Armé de « tous
[s]es gris-gris personnels et aussi ceux de [s]on père» (IB : 11),
il s'aventure dans ce monde d'épouvantes et de merveilles, peuplé
des monstres et des dieux avec qui il réussit à partager leurs
puissances. Parfois, il leur joue des tours. Il «s'amuse
énormément à terrifier les vrais dieux à travers la
mise à exécution d'une étonnante variété de
besognes surnaturelles.137» Et c'est ainsi qu'il
déstabilise Mort à la demande de ce vieillard/dieu: «Depuis
le jour où j'ai sorti Mort de chez lui, il n'a plus d'endroit stable
où se tenir et y rester, et nous entendons parler de lui de par le
monde.» (IB : 19)
L'Ivrogne sort, en effet, de ces combats singuliers et
immémoriaux imbu de connaissances nouvelles. De retour parmi les siens,
«il est moins l'homme qui a trouvé la richesse, un trésor
merveilleux [...] ou l'OEuf miraculeux, que l'homme qui possède
maintenant la connaissance.138» Il est le héros
exemplaire, le miroir même de sa communauté, son modèle,
son représentant.
137 Sunday Anozie, op.cit., p.338.
138Michèle Dussutour-Hammer, op.cit.,
p. 43.
2.1.5.2. Le thème de la jeune fille
dédaigneuse
Parlant de « la fille dédaigneuse », un
thème très répandue dans les contes populaires de
l'Afrique de l'Ouest, Catherine Belvaude résume les situations
importantes qu'on observe dans tous les contes de ce genre. Il y a au
départ une fille indocile qui refuse tous les prétendants, un bel
étranger la rencontre dans un lieu public et elle le suit sans
hésiter vers sa maison. La fille est alors prisonnière du mari
non humain, et elle parvient, le plus souvent aidée, à s'enfuir
et à regagner le monde des humains.139
Dans L'ivrogne dans la brousse, ce thème
apparaît entièrement dans l'épisode du « Gentleman
complet », où une jeune fille refuse tous les prétendants, y
compris celui que lui propose son père :
La fille de l'homme le plus important de la ville avait un
petit commerce et elle était bonne à marier lorsqu'elle fut
enlevée du marché ; avant ça, son père lui disait
d'épouser un homme, mais elle n'écoutait pas son père ;
quand son père voit qu'elle ne voulait épouser personne il veut
la marier à un homme de son choix, mais cette demoiselle refuse
absolument d'épouser l'homme que lui présente son père.
Alors son père la laisse libre de faire ce qui lui plaisait (à
elle). Cette demoiselle était très belle, comme un ange, mais
aucun homme ne pouvait la persuader de l'épouser. (IB : 21)
Les raisons de ce refus systématique et obstiné
de la fille ne sont pas éclairées. Elle suivra cependant, sans
autre forme de procès, un bel inconnu qu'elle rencontre un jour au
marché. Et c'est la fille qui aborde la première ce beau jeune
homme:
Ce gentleman, tel qu'il était ce matin-là au
marché, aussitôt que cette
demoiselle l'aperçoit dans le
marché, elle lui demande immédiatement
où il habitait,
mais ce beau gentleman ne lui répond pas et ce n'est pas
139Catherine Belvaude, op.cit., p.26.
ça qui le fait s'arrêter devant elle. Quand elle
s'aperçoit que ce beau [...] gentleman ne l'écoute pas, elle
laisse sa marchandise en plan et se met à surveiller les mouvements du
gentleman complet dans le marché, et sa marchandise ne se vend pas. (IB
: 22)
Malgré cet air méfiant du garçon, la
demoiselle ne désarme pas ; elle suit ainsi
délibérément l'étranger qui semble pourtant ne pas
s'intéresser à elle :
Voilà que le marché ferme pour ce jour-là
et le gentleman complet retourne lui aussi d'où il était venu.
Cette demoiselle qui le suivait tout le temps à travers le
marché, en le voyant qui s'en retourne d'où il était venu
comme le faisait tout le monde, alors elle se met à le suivre [...] vers
une destination inconnue. Elle suit donc le gentleman complet sur la route,
alors il lui dit de s'en retourner, c'est-à-dire de ne pas le suivre,
mais la demoiselle n'écoute pas ce qu'il lui disait, et, quand le
gentleman complet est fatigué de lui dire de ne pas le suivre,
c'est-à-dire de retourner chez elle, il la laisse faire. (IB : 22)
Nous avons ici l'image d'une fille entêtée. Elle
suit le gentleman qui multiplie des avertissements à son endroit, qui la
repousse en quelque sorte et lui déconseille de le suivre :
Je vous avais dit de ne pas me suivre avant d'entrer dans
cette forêt sans fin qui appartient seulement aux êtres terribles
et étranges, mais quand je ne suis plus qu'un gentleman incomplet et
mutilé, alors vous voulez vous en retourner, maintenant ce n'est plus
possible, vous avez fait une erreur. D'ailleurs, vous n'avez encore rien vu,
suivez-moi. (IB : 23-24)
Toute tentative de fuite qu'entreprend la jeune fille se solde
par un échec. Après un séjour dans le monde des
fantômes, chez les Crânes, elle est sauvée par un
héros aux pouvoirs surnaturels particuliers. Il ramène la jeune
fille chez ses parents avant de l'épouser, avec le consentement du
père, en guise de reconnaissance: « Alors quand ses parents voient
le merveilleux travail que
57 j'avais fait pour eux, ils [...] me donnent la demoiselle
en mariage avec deux pièces dans leur maison pour y habiter avec eux.
» (IB : 34)
L'insertion par Tutuola du thème de la fille
dédaigneuse dans son roman repose, entre autres, sur le souci de doter
son oeuvre d'un caractère didactique. C'est une mise en évidence
des dangers de la désobéissance aux conseils des parents !
2.1.5.3. Le thème de l'enfant terrible
Trois points distinctifs permettent généralement
de rattacher de nombreux récits au thème de « l'enfant
terrible.140» Il s'agit d'abord de la naissance souvent
extraordinaire ou de la précocité anormale, puis des prodiges et
des méfaits commis par l'enfant, et enfin de la disparition miraculeuse
ou l'apothéose.141
S'agissant de la naissance extraordinaire, l'enfant ne vient
pas au monde par les voies normales. Il peut naître par le pouce du pied
ou de la main, comme c'est le cas pour le fils du héros de Tutuola :
Au bout de trois années et demie passées dans
cette ville, je remarque que le pouce de la main gauche de ma femme enflait
comme si ç'avait été une bouée, mais ça ne
lui faisait pas mal. Un jour, elle me suit à la plantation où je
tirais mon vin de palme, et, à ma grande surprise, elle se pique le
pouce qui enflait à une épine de palmier, le pouce se
déchire soudain, alors voilà un enfant mâle qui en sort,
et, à peine sorti du pouce, l'enfant commence à parler comme s'il
avait dix années d'âge. (IB : 35)
140Denise Paulme parle de « l'enfant malin »
dans La mère dévorante, Paris, Gallimard, 1976,
p.187-241.
141 Catherine Belvaude, op.cit., p.50-51.
Cette naissance étrange et mystérieuse est
suivie d'une croissance accélérée, qui s'accompagne d'une
précocité très surprenante. Dès sa naissance, il
parle et marche, comme Zurrjir qui grandit aussi rapidement que possible et se
donne le nom lui-même :
Dans l'heure qui suit le moment où il était
sorti du pouce, il atteint environ la taille d'un peu plus d'un mètre et
sa voix était aussi sonore qu'une enclume sur laquelle on tape à
coups de marteau. La première chose qu'il fait, c'est de demander
à sa mère : « Sais-tu mon nom ?» Sa mère dit
«non», alors il se tourne vers moi et me pose la même question,
et je dis « non » ; il dit que son nom était ZURRJIR, ce qui
veut dire : « un fils qui se changerait en une autre chose très
prochainement.» (IB : 35-36)
Cet enfant d'une précocité surprenante se livre
aux méfaits dès sa prime jeunesse. Il porte atteinte au
patrimoine familial en détruisant les biens, commet des actes
répréhensibles envers son entourage. Il tue même ses
parents.
De façon indirecte, l'auteur de L'ivrogne dans la
brousse emprunte ce motif de la destruction du patrimoine. Car, en effet,
Père-Des-Dieux n'a d'autre choix que de mettre le feu à son logis
afin de se débarrasser de leur méchant garçon. Bien que ce
soit ici les parents eux-mêmes qui décident d'incendier leur
maison, cette destruction doit être directement imputée à
leur fils qui se révèle être un danger public, et qu'il
faut écarter à tout prix :
Comme cet enfant était plus fort que n'importe qui dans
cette ville, il allait incendier les maisons des notables qu'il
réduisait en cendres. Les gens de cette ville, en voyant tous ses
méfaits et son caractère méchant, ils me font venir (moi,
son père) pour rechercher comment nous pourrions l'exiler loin de la
ville, alors je dis aux gens que je savais comment je l'exilerai loin de la
ville. Une nuit, il était une heure après minuit, comme je vois
qu'il dormait dans sa chambre, je répands du pétrole autour de la
maison et sur le toit, et, comme il était couvert de feuilles et aussi
que c'était pendant la saison sèche, je mets
le feu à la maison et je ferme les fenêtres et
les portes qu'il n'avait pas fermées avant de s'endormir. Avant qu'il
ait pu se réveiller, la maison et le toit flambaient, la fumée
l'empêche de se sauver si bien qu'il est réduit en cendres en
même temps que la maison. (IB : 38)
Comme on le voit, les exactions de l'enfant terrible, loin de
se limiter aux atteintes portées aux parents, interpellent la
société entière. D'où la joie immense qui envahit
la population après l'anéantissement du fils de l'Ivrogne :
« Une fois l'enfant réduit en cendres, tous les gens se
réjouissent et la ville retrouve la paix.» (IB : 38)
L'apothéose ou la disparition miraculeuse, nous l'avons
souligné cihaut, est l'un des traits spécifiques de l'enfant
terrible. Ainsi métamorphosé en bébé cul-de-jatte,
Zurrjir disparaît avec trois êtres étranges et familiers,
Tambour, Chant et Danse, desquels le héros et sa compagne font
connaissance en brousse. On peut noter que cette figure de l'enfant terrible
appartient lui aussi à un univers surhumain, un monde des êtres
surnaturels. Car, en effet, il réussit, en compagnie de ces êtres
mystérieux, à s'introduire dans leur maison, se séparant
ainsi pour de bon de ses parents (l'Ivrogne et sa femme) qu'il abandonne dehors
:
Il y avait deux soldats de garde devant les locaux, mais quand
nous arrivons là avec ces trois compagnons, ma femme, moi-même,
etc., nous nous arrêtons à l'entrée, seuls les trois
compagnons et notre bébé cul-de-jatte pénètrent
dans les locaux, et ensuite, nous ne les avons plus revus. (IB : 43)
Cette présence des agents de sécurité
à l'entrée dénote un milieu
60 d'ailleurs pour cela que le bébé
cul-de-jatte, issu d'un univers mystique comme ses amis, entre seul dans la
maison.
2.1.5.4. Le thème de la magie et de la
métamorphose
Dans L'ivrogne dans la brousse, le thème de la
magie appelle celui de la métamorphose ou des transformations
successives. La magie est essentiellement pratiquée par le héros,
qui se définit d'ailleurs comme possédant des pouvoirs
surnaturels particuliers.
Point n'est besoin de rappeler que ce n'est pas le hasard qui
pousse le héros de Tutuola à partir à la recherche de la
jeune fille. Il est plutôt animé d'une forte volonté. Au
pays des Crânes, il mène une enquête minutieuse, bien
organisée, à l'instar d'un détective. Ses investigations
s'ouvrent par le marché, où il voit Monsieur Crâne travesti
en «Gentleman complet». Ses pouvoirs surnaturels commencent à
se manifester:
À neuf heures du matin exactement, le gentleman
complet, celui-là même que la demoiselle avait suivi, arrive de
nouveau au marché et, aussitôt que je le vois, je comprends que
c'est un être étrange et terrible. (IB : 27)
Le héros, pour éviter de se faire
repérer, se transforme en lézard en entrant dans la
tanière de la famille des Crânes. Approchant la fille
prisonnière, il plonge son geôlier dans un sommeil profond :
Je vois donc cette demoiselle et, quand le Crâne qui l'a
amenée dans ce terrier, c'est-à-dire celui que j'avais suivi
depuis le marché jusqu'à ce terrier, s'en va dans
l'arrière-cour, alors je me change en homme, comme j'étais
auparavant, et alors je parle à la demoiselle, mais elle ne peut
absolument pas me répondre, elle me montre seulement
qu'elle était en grand danger. Juste à ce moment,
le Crâne qui la surveillait avec son sifflet tombe endormi. (IB : 30)
Outre ces quelques transformations ci-haut observées,
ailleurs l'Ivrogne se mue en courant d'air pour se rendre invisible aux
crânes, puis en oiseau. Quant à la jeune fille, il la transforme
en petit animal pour pouvoir la transporter dans sa poche :
[...] je me change en courant d'air, ils ne peuvent plus me
trouver, mais moi je les regarde. [...] je change la demoiselle en un petit
chat et je la mets dans ma poche et moi-même je me change en un
très petit oiseau que je ne peux mieux décrire qu'en l'appelant
[...] « un moineau». (IB : 31)
Lorsque le héros a ramené la fille au bercail,
il se pose le problème épineux de détacher du cou de la
jeune fille le cauri magique. Outre que celui-ci l'empêche de parler, il
trouble aussi la sécurité de la famille par son bruit :
Maintenant la demoiselle était chez elle, mais le cauri
attaché à son cou ne s'arrêtait pas de faire un bruit
terrible et elle ne pouvait parler à personne ; elle montrait seulement
qu'elle était très heureuse de se trouver chez elle. J'avais donc
ramené la demoiselle, mais elle ne pouvait parler, manger ou
détacher le cauri attaché à son cou, parce que le bruit
terrible que faisait le cauri empêchait absolument tout le monde de se
reposer (c'est-à-dire de dormir). (IB : 32)
Maintenant, l'Ivrogne se transforme une fois de plus en
lézard (pour ne pas être vu), afin de dominer le cauri magique.
Pour défaire le sortilège, il se sert alors des feuilles magiques
abandonnées par Crâne et « le cauri que [celuici] avait
attaché à son cou [de la demoiselle] se détache de
lui-même, mais il disparaît en même temps. » (IB :
34)
Toutes ces démonstrations magiques et ces
métamorphoses continuelles semblent cependant, aux yeux du lecteur,
moins surprenantes. Car, en effet, tout au départ, il est
déjà informé des qualités et des fonctions
multiples du héros, qui se vante lui-même d'être
féticheur, dieu, maître des dieux, etc. Bref, comme l'indique son
nom, il est tout et il peut tout.
2.1.5.5. Le thème de l'ivresse
Le héros de Tutuola, fidèle disciple de Bacchus,
est un sac à vin, un ivrogne achevé qui, dès sa plus
tendre enfance, s'est entièrement livré au vin qu'il a appris
à déguster et à apprécier. Il a fait de l'alcool
l'unique activité quotidienne. Son père l'y encourage aussi en
lui offrant une vaste « plantation de palmiers de 260 hectares avec 560
000 palmiers » (IB : 9), et en louant les services d'un malafoutier pour
tirer le vin de palme : «Quand mon père s'est aperçu que je
ne pouvais rien faire d'autre que de boire, il a engagé pour moi un
excellent malafoutier qui n'avait rien d'autre à faire qu'a me
préparer mon vin de palme pour la journée» (IB :9). Il est
aussi parvenu à entraîner son entourage qui l'accompagne dans
cette activité pour le moins surprenante, parce que « [s]es amis ne
se comptaient pas et ils buvaient du vin de palme avec [lui] depuis le matin
jusqu'à une heure avancée de la nuit.» (IB : 10)
Mais pourquoi le jeune homme apprécie-t-il tant le vin
? Le vin de palme est considéré comme une divinité qu'il
adore tous les jours, et tout son entourage finira par assister à la
messe. Ou plutôt, le héros, qui est un dieu suprême,
Père-Des-Dieux, doit se nourrir du vin de palme comme les dieux du
Panthéon qui ne vivaient que du nectar. En cela, il
aurait bien réussi car, en effet, « [à] cette
époque-là, [il] en étai[t] venu à ne plus boire une
seule goutte d'eau ordinaire, seulement du vin de palme.» (IB : 9)
Cette capacité d'absorber des quantités
astronomiques de vin de palme est aussi le propre de Zurrjir, l'enfant terrible
du héros. Car, dès sa naissance, « il buvait le vin de palme
[et] en moins d'une minute, il avait sifflé trois barils sur les quatre
qu'il y avait» (IB : 36). Tel père, tel fils !
Il semble cependant un peu difficile d'étudier tous les
thèmes qui s'entrecroisent dans le récit de Tutuola. Nous nous
sommes limité à ceux que nous avons jugés importants,
surtout à cause de leur récurrence dans le folklore traditionnel
africain.
Enfin, pour clôturer ce chapitre, rappelons
qu'après avoir réuni
quelques données biographiques sur
le romancier et présenté son oeuvre riche et
abondante, nous
avons établi le résumé global de L'ivrogne dans la
brousse. Il
s'est avéré important de faire une
brève présentation du héros et des
personnages qui
peuplent ce roman, avant de passer au schéma actantiel du
récit
pour aborder enfin une thématique variée, faisant
partie du folklore traditionnel.
Après avoir défini la
situation d'Amos Tutuola dans le monde
littéraire africain, nous
passons au point central de notre étude : l'analyse
intertextuelle de
L'ivrogne dans la brousse. Il s'agit, dans cette partie qui
va
suivre, d'étudier les rapports intertextuels entre ce roman et la
mythologie
gréco-romaine. Rappelons que la mythologie, définie
de façon générale comme
un ensemble cohérent de
mythes, révèle le système de pensée d'un peuple,
d'une civilisation. C'est un genre oral qui a permis la
transmission des connaissances, avant que l'écriture même ne soit
inventée. Le mythe relate une histoire sacrée, rapporte des
événements qui se sont déroulés dans le temps
primordial, le temps fabuleux des commencements.142
Depuis les temps immémoriaux, le mythe et la
littérature nouent des relations très rapprochées. La
littérature est issue du mythe dont elle est développement et
interprétation. Chaque époque réécrit les mythes et
chaque écrivain les perçoit comme «un corpus d'oeuvres
d'art, [...] une littérature primordiale, [...] un trésor
précieux où [il] peut et même doit puiser pour enrichir et
embellir sa propre fiction.143» Les mythes de
l'Antiquité gréco-latine ont fortement marqué l'imaginaire
des écrivains d'époques ultérieures. Les
réécritures de ces récits sacrés abondent dans la
littérature contemporaine. Comment se présente alors
concrètement ce phénomène de reprise des récits
antiques dans le roman d'Amos Tutuola ? Et que nous renseigne-t-il sur la
création romanesque de l'auteur ?
142Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris,
Gallimard, 1962, p.15.
143 Slobodan Vitanovic, « La place de la mythologie dans
la poétique de Boileau», La mythologie au
XVIIè siècle, Actes du
IIè Colloque du Centre Méridional de Rencontres sur le
XVIIè siècle, 1981, p.25.
CHAPITRE III
LES PRATIQUES INTERTEXTUELLES DANS
L'IVROGNE
DANS LA BROUSSE
3.1. La réécriture des héros
mythiques antiques
Dans L'ivrogne dans la brousse, les allusions
à la mythologie grecque sont nombreuses. L'auteur s'en inspire fortement
et l'intègre dans son texte par des procédés de
transformation et d'imitation. Dans le domaine de l'intertextualité, il
s'agit d'une production du texte à partir de textes préexistants
que l'écrivain se met à recréer en cherchant à son
tour le caractère esthétique de son oeuvre.
Dans le cas des relations hypertextuelles, le
phénomène de l'imitation fait intervenir celui de transformation,
en ce sens que transformer un texte suppose une part d'imitation qui exige par
contre que l'on en assimile le style. Chez Tutuola, les modifications
importantes s'opèrent essentiellement sur les mythes d'Orphée et
d'Héraclès. Ici et là apparaissent aussi les
légendes d'Ulysse et d'Europe. La plupart de ses modifications sont
d'ordre sémantique, parce que, si l'on se réfère à
la typologie de Genette, on constate qu'il s'agit d'une intervention au niveau
du sens ou de la forme qui transforme l'hypotexte. L'auteur
réécrit, en les transposant, ces récits antiques, aux
récits recueillis par les grands auteurs de la mythologie.
Pour mieux analyser les pratiques hypertextuelles
décelables dans le roman de Tutuola, nous allons poser comme hypotexte
ou texte premier les extraits des textes de la mythologie, et comme hypertexte
ou texte second le roman L'ivrogne dans la brousse. En posant ce roman
comme hypertexte, nous partons de la seule hypothèse que le mythe existe
depuis que l'homme existe ; il est le récit fondateur de l'histoire des
hommes. De
là, nous dirons par anticipation que le roman, qui
constitue le corpus de notre étude, retravaille les récits
mythiques.
3.1.1. Le mythe d'Orphée
Le roman de Tutuola revisite allègrement la mythologie
grecque, notamment le mythe d'Orphée. Ce prince de Thrace, poète
musicien, est le fils de la muse Calliope. Son génie était tel
qu'il charmait même les bêtes sauvages. Descendu aux Enfers pour
chercher Eurydice, Orphée charma les gardiens du séjour infernal
et obtint son retour dans le monde des vivants. Mais il ne devait pas retourner
ses regards vers elle avant d'avoir franchi le seuil des Enfers. Orphée
oublia la condition imposée par les dieux et perdit Eurydice pour
toujours.
Dans son roman, Tutuola emprunte ce thème de la
descente aux Enfers qui est le propre des récits antiques.
Orphée, mais aussi Ulysse, Héraclès, Thésée,
Énée et Psyché sont parmi les rares à avoir
entrepris de leur vivant le chemin périlleux et réservé
à quelques rares élus. La descente de l'Ivrogne a pour but
d'arracher un malafoutier au monde des morts. Les deux héros sont donc
comparables presque point par point.
Ils ont tous deux perdu les êtres qui leur
étaient chers. Eurydice est à Orphée ce que le malafoutier
est à Père-Des-Dieux. Leurs conditions de disparition ont des
points de ressemblance. Eurydice, «accompagnée d'une troupe de
Naïades, se promenait au milieu des herbages, elle périt,
blessée au talon par la dent d'un serpent.144» De
même, le malafoutier est mort dans la nature, précisément
dans la palmeraie : « [U]n dimanche soir,
144 Ovide, Les Métamorphoses, Paris, Gallimard,
1992, p. 320.
68 mon malafoutier se rend à la plantation pour me
tirer du vin de palme, mais, comme il était en train d'en tirer, il
tombe d'une façon imprévue et meurt de ses blessures au pied du
palmier.» (IB : 10)
Le héros-narrateur participe lui-même à
l'enterrement de son malafoutier : « Les deux amis qui m'avaient
accompagné à la plantation et moi, nous creusons alors au pied du
palmier, là où il était tombé, un trou pour lui
servir de tombe et nous l'enterrons là [...]» (IB : 10).
Orphée, triste, ne tarde pas non plus à ensevelir sa femme
bien-aimée : « [Il] enterra Eurydice, et, avec elle, toutes ses
chansons gaies.145» Depuis, la vie sans Eurydice devient
intenable pour le musicien chanteur qui se met à errer par le monde :
[A]près sa longue marche, il décida de descendre
sous terre, dans le monde inférieur où s'étendait l'ombre
de la mort [...]. Orphée voulait convaincre les dieux des Enfers de lui
rendre son Eurydice, de lui permettre d'enfreindre la loi de la mort en la
laissant revivre sur terre.146
De la même manière, l'absence du malafoutier ne
laisse aucun moment de répit à son maître. Le sens de sa
vie s'en trouve bouleversé. Comme Orphée, il décide
d'aller à sa recherche jusque dans la Ville-desMorts : « Un beau
matin, [...] je quitte la ville natale de mon père pour découvrir
où pouvait bien se trouver mon défunt malafoutier.» (IB :
11)
Après sept mois de voyage à travers la brousse,
Père-Des-Dieux atteint l'autre monde où il croise un vieillard
qui « n'était pas réellement un homme, [mais] un dieu, et il
était avec sa femme» (IB : 12). Ce dieu (le vieillard) peut
être facilement assimilé au souverain des Enfers, le dieu
145 Eduard Petiska, Mythes et légendes de la
Grèce antique, Paris, Gründ, 1971, p.21.
146 Ibid.
69 Hadès, que rencontre Orphée après sa
longue marche : « Au milieu de ce royaume, assis sur un trône noir,
on pouvait voir le roi du monde souterrain, l'impitoyable Hadès.
Perséphone, [sa femme], était à ses
côtés.147»
Hadès et Perséphone sont très
émus, charmés par le chant d'Orphée qui leur raconte son
amour pour Eurydice et la mort qui l'avait fauchée en pleine jeunesse.
Et pour cause ! Les effets de sa musique, même sur les
éléments de la nature, sont connus de tous :
Il s'accompagnait avec une lyre et chantait si
merveilleusement que personne ne pouvait résister à sa musique.
Les oiseaux euxmêmes l'écoutaient en silence et les animaux
quittaient la forêt pour le suivre. Le loup trottait à
côté de l'agneau, le renard suivait le lièvre, sans
qu'aucun animal cherchât querelle à un autre. Même les
serpents quittaient leurs trous et les pierres s'écartaient pour faire
un chemin devant Orphée. Ses chansons arrêtaient les cours des
rivières et les poissons sortaient de l'eau pour l'écouter. Les
hommes riaient ou pleuraient, selon que son chant était gai ou triste.
Ils oubliaient tous leurs soucis. Les dieux, attirés eux aussi par la
voix d'Orphée, se rendaient en suivant la Voie Lactée aux
endroits où il chantait. De même les naïades
quittèrent les vagues dès qu'elles entendirent les sons
mélodieux.148
Tutuola s'approprie presque entièrement cette
scène en parlant des êtres bienveillants que sont Tambour, Chant
et Danse, des musiciensdanseurs dont la musique fait tout bouger, voire les
morts :
[L]orsque Tambour se met à jouer de lui-même,
tous les gens morts depuis des centaines d'années se lèvent et
viennent regarder jouer Tambour ; et, lorsque Chant se met à chanter,
tous les animaux domestiques de cette nouvelle ville, les animaux de la
brousse, serpents, etc. y compris, sortent pour voir Chant en personne ; mais,
lorsque Danse commence à danser, les êtres de la brousse tout
entière, les esprits, les êtres des Montagnes, et aussi ceux de la
rivière , viennent dans la ville voir qui dansait. Quand ces trois
compagnons commencent à jouer et à danser en même temps,
tous les habitants de la ville, tous les gens qui étaient sortis de leur
tombeau, les animaux, les serpents, les esprits et les autres
147 Ibid., p. 22.
148 Eduard Petiska, op.cit., p. 21.
créatures sans nom, se mettent à danser ensemble
avec ces trois personnages. (IB : 95)
L'auteur exprime ici, par procédé d'allusion, la
puissance incommensurable de la musique. Il s'agit d'un emprunt
thématique : le thème de la musique. C'est avec cette musique
magique que Chant est mort tombé dans une rivière : « [Il]
chante jusqu'à ce qu'il tombe inopinément dans un grand fleuve et
nous ne l'avons plus jamais revu» (IB : 96). Ce fleuve peut être le
Hebros qui charrie la tête de l'aède et sa lyre, après
l'enterrement de son corps par les Muses : « Sa tête,
arrachée par les Ménades, flotta avec sa lyre au fil des eaux du
fleuve Hebros jusqu'à la mer, où elle atteignit l'île de
Lesbos.149»
Après maintes supplications dans le royaume des morts,
l'Ivrogne a pu trouver son malafoutier qui, pourtant, ne peut pas rentrer avec
lui, « parce qu'un mort ne pouvait vivre avec les vivants et que leurs
caractères ne sont pas les mêmes» (IB : 114). Le fils de
Calliope, insistant auprès des souverains des Enfers, retrouve aussi son
épouse. Cependant, il ne rentre pas avec elle, non « parce qu'un
mort ne pouvait vivre avec les vivants », mais parce qu'il n'a pas
honoré la consigne du dieu Hadès :
Orphée du Rhodope obtient qu'elle lui soit rendue,
à la condition qu'il ne jettera pas les yeux derrière lui, avant
d'être sorti des vallées de l'Averne ; sinon, la faveur sera sans
effet. Ils prennent, au milieu d'un profond silence, un sentier en pente,
escarpé, obscur, enveloppé d'un épais brouillard. Ils
n'étaient pas loin d'atteindre la surface de la terre, ils touchaient au
bord, lorsque, craignant qu'Eurydice ne lui échappe et impatient de la
voir, son amoureux époux tourne les yeux et aussitôt elle est
entraînée en arrière ; elle tend les bras, elle cherche son
étreinte et veut l'étreindre elle-même ; l'infortuné
ne saisit que l'air impalpable. En mourant pour la seconde fois elle ne se
plaint pas de son époux
149 Eduard Petiska, op.cit., p. 24.
71
(de quoi en effet se plaindrait-elle sinon d'être
aimée ?) ; elle lui adresse un adieu suprême, qui
déjà ne peut qu'à peine parvenir jusqu'à ses
oreilles et elle retombe à l'abîme d'où elle
sortait.150 Ainsi rentre bredouille Orphée, tandis que
Père-Des-Dieux reçoit
de son malafoutier un oeuf à conserver jalousement et qui
lui servira à obtenir tout ce dont il aura besoin :
[I]l me donne un OEUF. Il me dit de le garder aussi
précieusement que de l'or et que, si je retourne chez moi, je n'ai
qu'à le garder dans une boîte, et cet oeuf me servirait à
obtenir tout ce que je désirais au monde. (IB : 114)
Il apparaît clairement que les deux histoires
entretiennent une parenté presque directe. L'univers
diégétique demeure le même, bien que le dénouement
soit un peu différent. Il s'agit dans les deux récits,
rappelons-le, d'un manque à combler, de la perte
d'éléments précieux et irremplaçables qui
conduisent à la descente dans l'au-delà. Quoique le héros
de Tutuola ne rentre pas avec son malafoutier, l'oeuf qu'il reçoit de ce
dernier le remplace très valablement. La mission qu'il s'est
assignée est couronnée de succès, alors qu'Orphée
se heurte à un échec cuisant.
À côté des emprunts thématique et
diégétique, il est aussi possible de parler d'emprunt actantiel.
Les deux héros sont en quête d'un objet de valeur dont chacun est
l'unique bénéficiaire ; destinateur et destinataire se
confondent. Du point de vue narratologique, c'est à travers
l'intermédiaire d'un narrateur
extrahétérodiégétique que nous connaissons le
malheur d'Orphée, tandis que les aventures de l'Ivrogne sont
exposées par un narrateur intrahomodiégétique.
150 Ovide, op.cit., p. 322.
En somme, le texte de Tutuola se présente comme une
transformation du mythe d'Orphée, transformation qui appelle la
transposition comme pratique hypertextuelle. Quant aux pratiques
mimétiques, il s'agit d'un pastiche dans le sens où l'entend
Genette : «l'imitation d'un style [écriture et vision du monde]
dépourvue de fonction satirique.151» Il est donc
question de pastiche de genre, ici le mythe comme genre oral. La vision du
monde est bien partagée dans les deux récits : l'homme n'est pas
un être qui disparaît pour de bon ; la mort lui sert de tremplin
pour accéder à l'autre-monde et la vie continue dans
l'au-delà.
3.1.2. Père-Des-Dieux ou le héros «
aux douze travaux »
Le premier individu que rencontre le héros de
L'ivrogne dans la brousse au cours de son périple est un
vieillard, ou plutôt un dieu. Celui-ci lui fait la promesse de lui dire
où se trouve son malafoutier à condition qu'il remplisse deux
travaux : d'abord, « aller chez son forgeron personnel qui habitait dans
un endroit mystérieux ou bien dans une autre ville, et de rapporter
juste la chose qu'il avait dit au forgeron de faire pour lui » (IB :
12-13), et puis, « aller chercher Mort chez lui et de le ramener dans le
filet.» (IB : 14)
Ce second travail n'est pas sans rappeler le dernier des douze
travaux152 accomplis par le héros grec,
Héraclès, au profit d'Eurysthée, son
151André Lamontagne, op.cit., 1992,
p.34.
152Pour expier le meurtre de son épouse
Mégara et de ses enfants, Héraclès (identifié avec
l'Hercule latin) dut exécuter les douze travaux (travaux d'Hercule).
Ainsi: il étouffa le lion de Némée; il tua l'hydre de
Lerne; il prit vivant le sanglier d'Erymanthe; il atteignit à la course
la biche aux pieds d'airain, de Cérynie; il tua à coups de
flèches les oiseaux du lac Stymphale; il dompta le taureau de
l'île de Crète, envoyé par Poséidon contre Minos; il
tua Dyomède, roi de Thrace, qui nourrissait ses chevaux de chair
humaine; il vainquit les
73 cousin, roi de Mycènes, qui lui recommande de
descendre dans les profondeurs pour lui ramener Cerbère, le chien
gardien des Enfers.
En envoyant Père-Des-Dieux chercher Mort, le vieillard
croyait qu'il ne reviendrait pas : « [Il] pensait que Mort me tuerait si
j'allais chez lui, parce que personne ne pouvait revenir s'il allait chez
lui» (IB : 18-19). De même, Eurysthée voulait faire
périr son cousin dont il enviait la gloire en lui demandant d'aller
enchaîner le terrible Cerbère :
Ce chien à trois têtes gardait l'entrée du
monde des morts. Il laissait entrer les ombres des défunts mais ne
permettait à personne de ressortir. Eurysthée fut très
fier de sa nouvelle idée : jamais Héraclès n'avait eu
à accomplir de travail aussi dangereux.153
Néanmoins, grâce à sa ruse, le
héros d'Amos Tutuola a réussi à ramener Mort sur sa
tête, comme Héraclès, grâce à sa force, a pu
ramener Cerbère sur terre entre ses mains. C'est bien ce dernier exploit
qui lui a permis de recouvrer sa liberté : « [Eurysthée]
cria à son cousin [...] de ramener le chien où il l'avait
trouvé et de ne plus se présenter devant lui.154»
Quant à l'Ivrogne, la promesse n'a pas pu être honorée,
« parce que [le vieillard] lui-même et sa femme s'étaient
enfuis précipitamment de [leur] ville.» (IB : 19)
Comme on le voit, les extraits ci-haut font preuve du plagiat
thématique de la part de Tutuola, qui emprunte à la mythologie le
thème du départ à la capture de la mort. Cerbère
n'est-il pas la mort même ? Les transformations en régime
sérieux qu'il opère ne manquent pas d'inscrire la
Amazones; il nettoya les écuries d'Augias en y faisant
passer le fleuve Alphée; il combattit et tua Géryon, auquel il
enleva ses troupeaux; il cueillit les pommes d'or du jardin des
Hespérides; enfin, il enchaîna Cerbère.
153 Eduard Petiska, op.cit., p. 75.
154 Ibid.
74 présence du mythe d'Héraclès dans son
roman, comme nous le montrent toujours les extraits suivants :
Eh bien, va dans les profondeurs et rapporte-moi le chien des
Enfers, Cerbère.155
Il me dit d'aller chercher Mort chez lui et de le ramener dans le
filet. (IB : 14)
Dans sa rage, le chien se jeta sur son adversaire. Celui-ci
écarta les jambes et serra le monstre entre ses mains. L'animal se
secoua en essayant désespérément d'avaler un peu d'air.
Mais le jeune homme ne desserra pas son étreinte tant que la bête
infernale ne fut pas matée. Puis, il remonta avec elle sur la
terre.156
[Mort] tombe dans le trou. Alors, sans plus de façons,
je l'enroule dans le filet et je le mets sur ma tête et je m'en vais vers
la maison du vieillard qui m'avait dit de lui ramener Mort. Tandis que je le
transportais sur la route, il faisait tous ses efforts pour s'échapper
ou me tuer, mais je ne lui en donne pas la possibilité. (IB : 18)
Le peuple de Mycènes s'enfuit à la vue
d'Héraclès, tirant derrière lui sa proie maudite. À
ce bruit, poussé par la curiosité, Eurysthée sortit de son
palais. Voyant le monstre à trois têtes, il se mit à
trembler d'effroi. Il rentra précipitamment au palais, claqua la porte
avant de la verrouiller soigneusement et cria à son cousin à
travers ce rempart de ramener le chien où il l'avait trouvé et de
ne plus se présenter devant lui [...]. Il rendit l'animal aux
Enfers.157
Quand j'arrive devant la maison du vieillard, il se trouvait
à l'intérieur, alors je l'appelle et lui dis que je ramenais Mort
qu'il m'avait dit de ramener. Mais aussitôt qu'il m'entend dire que
j'avais ramené Mort et qu'il le voit sur ma tête, il est
absolument terrorisé et il est pris de panique [...], alors il me dit de
le reporter (Mort) chez lui immédiatement et il (le vieillard) retourne
en hâte dans sa maison et se met à fermer toutes ses portes et
toutes ses fenêtres, mais [...] je jette Mort par terre devant sa porte
[...] et Mort s'échappe. Le vieillard et sa femme se sauvent alors par
les fenêtres et tous les gens de cette ville s'enfuirent également
de terreur et ils laissent en plan toutes leurs affaires. (IB : 18)
155 Eduard Petiska, op.cit., p.75.
156 Ibid.
157 Ibid.
75
Les fragments ci-haut présentent deux récits
comparables aussi bien sur le plan thématique que
diégétique. Dans L'ivrogne dans la brousse, l'auteur
reprend le mythe d'Héraclès dont il modifie
légèrement le dénouement. En effet, si
Héraclès rend Cerbère aux Enfers, Mort, lui,
s'échappe et manque d'endroit stable où habiter ; d'où sa
présence partout dans le monde. C'est un dénouement bien voulu
par Tutuola, qui tente une explication de l'omniprésence de la mort dans
le monde, touchant ainsi à l'une des fonctions essentielles du mythe,
son caractère étiologique : expliquer l'origine des choses et des
institutions.
3.1.3. Le mythe d'Ulysse
À côté d'Orphée et
Héraclès, l'autre figure de la mythologie grecque présente
dans L'ivrogne dans la brousse est Ulysse. Toutes les aventures que
mène le héros de Tutuola rappellent les péripéties
et les pérégrinations d'Ulysse, de retour de Troie. En effet,
longtemps ballotté sur terre et sur mer, le roi d'Ithaque se retrouve
sur le territoire des Phéaciens réputés pour leur
hospitalité. Après une fête pompeuse organisée en
son honneur, les Phéaciens comblent Ulysse de cadeaux et le roi lui
présente ses adieux :
[...] Ulysse franchit le seuil. Avec lui, le vaillant et fort
Alcinoos dépêchait un héraut pour le guider vers le
vaisseau rapide et le rivage de la mer. Et Arété aussi envoyait
pour lui des servantes, l'une tenant un manteau de lin bien lavé et une
tunique ; l'autre chargée d'un coffre solide ; une autre encore portait
le pain et le vin rouge. Quand ils furent descendus au vaisseau et à la
mer, les nobles passeurs reçurent et sans tarder mirent au fond du
vaisseau les vivres et la boisson. Et pour Ulysse ils étendirent un
matelas et un drap de lin sur le gaillard de poupe de la nef creuse, afin qu'il
pût dormir tranquille. Alors le héros s'embarqua et se coucha en
silence [...]. À l'heure où se leva la brillante étoile
qui vient pour
76
annoncer la lumière d'Aurore née au matin, le
vaisseau rapide approchait de l'île [...]. La nef s'échoua sur la
grève, hors de l'eau jusqu'à moitié, tel était
l'élan dont se hâtaient de la pousser les bras des rameurs. Eux,
débarquant du vaisseau à la coque bien charpentée,
déposèrent d'abord sur le rivage Ulysse, qu'ils avaient
soulevé hors de la nef creuse avec le drap de lin et la couverture
moirée ; ils le placèrent sur le sable, encore dompté par
le sommeil, puis débarquèrent les richesses, dont l'avaient
pourvu les nobles Phéaciens, pour son retour en son logis, grâce
à la magnanime Athéné. Ils les mirent en tas au pied de
l'olivier, hors du chemin, de peur qu'un passant ne vînt les
détruire, avant le réveil d'Ulysse. Et eux, s'en retournaient en
leurs maisons.158
Comme le père de Télémaque chez les
Phéaciens, Père-Des-Dieux a, lui aussi, reçu sur
l'Ile-Spectre un accueil sans précédent :
[L]es habitants de cette île sont très gentils et
ils font cadeau à ma femme de toutes sortes de choses très
chères, alors nous faisons nos bagages et de bon matin tous les
habitants de l'Île-Spectre nous conduisent à une grande pirogue et
ils chantent le « chant d'adieu » en pagayant sur la rivière.
Ils nous accompagnent jusqu'aux limites de leur pays, ils s'arrêtent et
nous descendons de leur pirogue, et alors ils retournent à leur village
en chantant un très joli chant sur une très jolie musique et en
nous souhaitant bon voyage. (IB : 57-58)
Ce thème de l'accueil se rencontre encore chez
Mère-Secourable qui, malgré elle, prend congé de ses
hôtes et leur fait des provisions, après avoir passé
ensemble une période d'un an et deux semaines dans l'arbre blanc :
[Elle] nous dit qu'il est temps pour nous de nous en aller et
de continuer notre voyage comme précédemment. En attendant
ça, nous la supplions de nous laisser rester là pour toujours,
alors elle répond qu'elle n'a pas le droit de retenir quelqu'un plus
d'un an et quelques jours, elle nous dit de plus, que si ç'avait
été en son pouvoir, elle nous aurait accordé notre
requête [de demeurer près d'elle]. Après ça, elle
nous dit d'aller faire nos bagages et d'être prêts pour nous en
aller le lendemain [...]. Alors, elle me donne un fusil et des munitions et un
couteau de chasse, elle donne comme cadeau à ma femme de nombreux habits
coûteux, etc., et nous donne beaucoup de viande rôtie avec des
boissons et des cigarettes. (IB : 79-80)
158 Homère, L'Odyssée, Paris, Flammarion,
1965, p. 189-190.
77 On dirait ici « Calypso aux belles boucles, terrible
déesse au langage humain159» qui, après sept ans
de capture sur l'île d'Ogygie, laisse partir Ulysse non par
volonté, mais parce qu'elle doit obéir à l'ordre d'une
force suprême :
[E]lle me fit lever et m'ordonna de partir, soit qu'elle
eût reçu un message de Zeus, soit que son esprit à elle
eût changé. Elle m'embarqua sur un radeau aux nombreux liens, me
donna force provisions pain et doux vin, me couvrit de vêtements
immortels, et m'envoya un vent tiède, qui ne me causa nulle
peine.160
Le voyage d'Ulysse, jonché d'embûches comme celui
de l'Ivrogne, s'effectue en deux étapes. C'est un aller-retour dans une
guerre qui dure dix ans et d'où le héros rentre victorieux. Ces
dix années de la guerre de Troie correspondent aux dix années que
dure la première étape du voyage de Père-Des-Dieux
à travers la brousse (où la lutte contre les êtres
mystérieux fut aussi terrible et durable que celle de Troie) avant de
retrouver son malafoutier dans la Ville-des-Morts : « [...] cela faisait
dix ans que j'avais quitté ma ville natale. Maintenant j'étais
absolument ravi de le retrouver.» (IB : 112-113)
De fait, quiconque lit L'ivrogne dans la brousse ne
peut s'empêcher de penser aux fabuleuses aventures d'Ulysse. À
peine le héros a le temps de se remettre d'une aventure que surgit une
autre des plus étranges, qu'il réussit à surmonter souvent
à force de patience et de ruse comme l'époux de
Pénélope. Le roman de Tutuola est une véritable
odyssée, bien narrée à la manière d'Homère.
Ici, l'auteur transforme l'hypotexte en procédant par allusion, une
technique qui consiste à ne pas se
159 Homère, op.cit., p. 186.
160 Ibid., p. 107.
78 rapporter à un passage précis du texte
convoqué, qui est d'ailleurs absent littéralement, mais
repérable à travers quelques indices.
3.1.4. Allusions à la légende d'Europe
À l'époque archaïque, le nom d'Europe est
attribué à plusieurs personnages féminins, selon les
auteurs. Fille du roi Agénor, Europe était tellement belle que le
plus puissant de tous les dieux en tomba amoureux. Eduard Petiska décrit
ci-après son enlèvement par Zeus, métamorphosé en
taureau blanc :
Un jour, tôt le matin, la ravissante Europe partit en
promenade avec sa suivante à travers les prés fleuris qui
bordaient la mer. Les jeunes filles ramassèrent des fleurs, puis elles
s'assirent à l'ombre des arbres pour tresser des couronnes. Lorsqu'elles
levèrent les yeux de leur travail, elles poussèrent un cri de
surprise : un magnifique taureau, d'une blancheur éblouissante,
paré de petites cornes limpides comme du cristal, les regardait. Il
avait un air si doux que bientôt Europe et ses compagnes
oublièrent leur frayeur. La princesse lui tendit un gros bouquet tandis
qu'on ornait ses cornes de guirlandes. Le taureau gambada sur ses sabots
brillants, baissant le cou et s'agenouillant devant la jeune beauté
comme pour l'inviter à monter sur son dos. En riant, elle enfourcha
l'étrange animal et invita ses suivantes à faire de même.
Mais le taureau ne les attendit pas, il se leva et, emportant Europe, alla
droit dans la mer. Europe, terrifiée, gémit et pleura mais cela
ne la sauva pas. Sa monture gagnait le large et bientôt elle ne vit plus
la côte ni les jeunes filles qui criaient. Il n'y avait autour d'elle que
la mer. Le soleil se coucha, les premières étoiles
s'allumèrent dans le ciel, se reflétant dans la mer, et le
taureau nageait toujours avec sa proie sur le dos. Dans l'obscurité
apparut l'ombre d'une côte inconnue. La bête gagna la terre, il
déposa doucement sa captive sur l'herbe tendre et
disparut.161
Nous trouvons une scène similaire dans L'ivrogne dans
la brousse, où le héros est enlevé de sa ferme par
une bête étrange :
161 Eduard Petiska, op.cit., p. 25.
Un jour, comme la récolte était mûre, je
vois un animal terrifiant qui se dirigeait vers la ferme en mangeant la
récolte, et, le matin que je le rencontre là, j'essaie de le
chasser loin de la ferme, naturellement je ne peux m'approcher de lui, car il
était aussi gros qu'un éléphant. Ses griffes avaient 0 m
60 de long environ, sa tête était dix fois plus grosse que son
corps. Il avait une grande bouche pleine de grandes dents, ces dents avaient
environ 0 m 30 de long et épaisses comme des cornes de vache, son corps
était presque entièrement couvert d'un long poil noir comme celui
de la queue d'un cheval. Il était très répugnant. Il avait
sur la tête cinq cornes recourbées d'une dimension en rapport avec
la tête, ses quatre pieds étaient aussi gros que des troncs
d'arbre. Comme je ne pouvais m'approcher de lui, je lui lance de loin un
caillou, mais avant que le caillou l'ait atteint, il se trouvait
déjà devant moi prêt à me combattre. Alors je me
demande comment je pourrais échapper à cet animal terrifiant. Je
ne savais pas que c'était le propriétaire du terrain sur lequel
j'avais semé ma récolte. En cet instant critique, il était
en colère parce que je ne lui avais pas offert un sacrifice avant de
semer là ma récolte, mais lorsque je comprends ce qu'il voulait
de moi, alors je coupe un peu de la récolte et je le lui donne. En
voyant ce que je lui donne, alors il me fait signe de monter sur son dos et je
monte sur son dos et depuis lors je n'en ai plus entendu parler. Il me conduit
à sa maison qui n'était pas très loin de la ferme.
Arrivé là, il se baisse et je descends de sur son dos,
après ça il entre dans sa maison [...]. (IB : 53-54)
En empruntant le thème de l'enlèvement, Tutuola
transforme ici l'hypotexte par l'usage des contrastes, des expressions
oppositives. Il faut noter, par exemple, la négativité avec
laquelle est décrit l'étrange animal de l'Ivrogne et la
façon dont le taureau d'Europe est magnifié. De plus, la
bête qui ravit le fermier est d'humeur belliqueuse, tandis que le taureau
blanc se montre plus pacifique. C'est pourtant presque le même
récit que reproduit l'auteur, toujours par voie transformationnelle en
régime sérieux. Cet étrange animal qui enlève le
fermier, à le voir, est un dieu, peut-être
métamorphosé comme Zeus. Il a un territoire sur lequel il
règne, il a droit aux sacrifices, faute de quoi il se met en
colère comme tous les dieux.
Bien qu'indirecte, la co-présence de la mythologie
grecque dans le roman de Tutuola est tout à fait manifeste. Le nom du
héros révèle luimême une forme indirecte de
relations hypertextuelles qu'est l'allusion : Père-Des-Dieux ne
renvoie-t-il pas à Zeus, dieu suprême du Panthéon
hellénique, maître des dieux ?
D'autres références à la mythologie
grecque sont notables dans l'ensemble de l'oeuvre de Tutuola. Notons, par
exemple, cette forte ressemblance entre la légende du roi d'Ibembe de
son roman The Brave African Huntress162, telle que
rapportée par Belvaude, et celle du roi Midas de la mythologie
grecque.
Un jour, Midas fut choisi comme juge dans un concours musical
entre Pan et Apollon. Il préféra alors la flûte du
silène à la lyre du dieu. Vexé, Apollon lui fit pousser
des oreilles d'âne :
Midas a tout le reste d'un homme ; il n'est puni que dans
cette partie de son corps ; il est coiffé des oreilles de l'âne
aux pas lents. Il voudrait cacher une laideur dont il a honte ; il essaie de
voiler sa tête sous des bandeaux de pourpre ; mais le serviteur qui avait
l'habitude de raccourcir avec le fer ses longs cheveux s'en est aperçu ;
celui-ci n'ose pas révéler la difformité qu'il a surprise,
quoiqu'il brûle de la raconter tout haut et qu'il soit incapable de se
taire ; alors il se retire à l'écart et fait un trou dans le sol
; il y rapporte, à voix basse, quelles oreilles il a vues à son
maître, il murmure la nouvelle dans la terre creusée par ses mains
; puis, y rejetant ce qu'il avait enlevé, il enfouit son secret et, la
fosse comblée, il s'éloigne en silence. Une épaisse
forêt de roseaux frissonnants se mit à croître en ces lieux
; quand l'année, ayant achevé son cours, les eût
mûris, ils trahirent celui à qui ils devaient leur existence ;
car, balancés au souffle léger de l'Auster, ils
répètent les paroles enfouies par le serviteur, ils publient ce
que sont devenues les oreilles de son maître163.
162Amos Tutuola, The Brave African Huntress,
London, Faber and Faber, 1958, p. 42-46. 163 Ovide, op.cit., p.
356-357.
Dans « La tête du roi d'Ibembe porte deux cornes
», un conte de Tutuola, l'auteur met en scène une
héroïne, Adebisi, barbier habituel du roi qui découvre qu'il
a deux cornes sur la tête :
Elle est seule à savoir qu'il porte deux cornes sur la
tête et ne doit révéler ce secret à personne. Mais
le secret l'empoisonne tant qu'elle en perd le boire et le manger. Elle finit
par se résoudre, sur les conseils d'un vieillard, à creuser un
trou auquel elle confie le secret et qu'elle rebouche.164»
Cependant, quelques jours après, du trou poussent deux
petits arbres que taille un joueur de bugle pour en faire un instrument. Mais
lorsqu'il en jouait un tout petit air, ce bugle chantait très fort :
La tête du roi d'Ibembe porte deux cornes ! La
tête du roi d'Ibembe porte deux cornes ! Les deux cornes sont courtes et
épaisses !165
Cette analogie entre le secret du roi Midas et celui du roi
d'Ibembe nous a paru si grande qu'elle a mérité d'être
aussi mentionnée, pour montrer que les récits de la mythologie
grecque ont exercé une grande influence sur le roman de Tutuola.
Après avoir établi ces quelques ressemblances entre L'ivrogne
dans la brousse et les récits antiques, nous allons explorer aussi
le côté architextuel, pour tenter de découvrir
différents genres et motifs littéraires qu'intègre ce
roman, dans sa capacité de phagocyter « tous les genres
littéraires au-delà des frontières nationales et
internationales.166»
3.2. L'étude architextuelle de L'ivrogne dans la
brousse
L'analyse architextuelle de l'ouvrage de Tutuola, que nous
abordons dans cette partie de notre travail, a pour objet de définir
les
164 Catherine Belvaude, op.cit., p.190.
165Ibid., p.173.
166Josias Semujanga, op.cit., 1999,
p.22-23.
relations qu'il entretient avec différents genres
littéraires. En effet, l'architextualité ou l'étude
intergénérique consiste à déceler dans une oeuvre
la présence d'autres genres. D'emblée, il faut souligner que
l'étude paratextuelle de L'ivrogne dans la brousse le range
dans le genre romanesque, étant donné qu'il est écrit et
porte le sous-titre de roman. 167 La définition de ce terme
demeure cependant floue et imprécise, parce que le genre romanesque est
libre et « tend à être considéré davantage
comme un métagenre à cause de sa capacité
d'intégrer d'autres genres et pratiques
littéraires.168»
De nombreux théoriciens de la littérature ont
depuis longtemps essayé de donner une définition du roman, mais
aucune ne s'applique à l'ensemble. À l'origine, le concept
désigne une oeuvre écrite non en latin, mais en roman. À
l'époque où les moines rédigeaient encore la vie des
saints en latin, le roman, langue parlée, n'avait d'emploi
littéraire que dans les chansons de geste, épopées de
tradition orale récitées ou chantées par les
trouvères et les troubadours. Le roman devient un moyen d'expression
d'oeuvres écrites au moment précis où naît un genre
qui va précisément concurrencer, puis supplanter la chanson de
geste. On l'appellera le roman, un genre littéraire écrit
reposant sur la narration, concept qui semble avoir rapidement
évolué vers l'idée de fiction.
Les métamorphoses du roman au cours des siècles
ne permettent cependant pas de l'enfermer dans une définition,
étant donné qu'il s'est
167 Cette mention, qui figure sur l'édition de 1953 de
la collection Du Monde Entier de Gallimard, a été omise pour la
nouvelle édition de 2000 parue dans L'Imaginaire, collection des textes
rares du même éditeur.
168Josias Semujanga, op.cit., 1999, p.14.
toujours comporté comme un genre sans règles
formelles. À l'opposé du théâtre ou la
poésie, «le roman ne possède pas de
canons.169» C'est «un genre qui respecte difficilement les
règles, puisqu'il se nourrit des formes les plus diverses,
littéraires ou non-littéraires.170» Il n'a donc
pas de règles normatives destinées à le contraindre. Ainsi
le genre romanesque se caractérise par une capacité à
intégrer « d'autres traits formels spécifiques à
d'autres genres littéraires.171»
Sans pour autant nous perdre dans l'historique de ce «
genre indéfini 172 », nous pouvons rappeler ici quelques
définitions des dictionnaires de ce concept. Le Littré
considère le roman comme une «histoire feinte, écrite
en prose, où l'auteur cherche à exciter l'intérêt
par la peinture des passions, des moeurs, ou par la singularité des
aventures.173» Pour Le Petit Larousse, il s'agit d'un
« récit en prose [...] dont l'intérêt est dans la
narration d'aventures [...].174» Le Multi Dictionnaire de
la langue française parle, lui, d'une «oeuvre d'imagination
d'une certaine longueur où l'auteur s'attache à créer des
personnages, à faire revivre des aventures, à décrire des
moeurs.175» Le Hachette reste aussi dans la même
logique : «récit de fiction en prose, relativement long [...], qui
présente comme réels des personnages dont il décrit les
aventures, le milieu social, la psychologie.176» Quant
au Petit Robert, il propose la définition suivante du roman :
« OEuvre
169Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et
théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p.441.
170Josias Semujanga, op.cit., 1999, p.190.
171Ibid., p.13.
172L'expression est empruntée à Marthe
Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard,
1972.
173 Le Nouveau Littré, Paris, Éditions
Garnier, 2007, p. 1655.
174 Le Petit Larousse illustré, Paris, Larousse,
1999, p. 898.
175 Marie-Éva de Villers, Multi Dictionnaire de la
langue française, Montréal, Éditions
Québec/Amérique, 2003, p. 1294.
176 Dictionnaire Hachette, Paris, Hachette, 1980, p.
1116.
d'imagination en prose, assez longue, qui présente et
fait vivre dans un milieu des personnages donnés comme réels,
fait connaître leur psychologie, leur destin, leurs
aventures.177»
Il ressort de toutes ces définitions que le roman est
tout d'abord une oeuvre de fiction, qui relate des aventures. Mais il n'y a pas
que le roman d'aventures. Car, en effet, Le Grand Robert distingue,
par exemple, le roman historique, le roman psychologique ou d'analyse, le roman
de cape et d'épée, le roman de guerre, le roman de reportage, le
roman de moeurs, le
roman pastoral, le roman exotique, régionaliste ou
paysan, le roman à cléou autobiographique, le roman
policier, le roman de science-fiction, le
roman idéaliste, précieux ou allégorique,
le roman naturaliste ou réaliste, le roman intimiste, le roman
humoristique ou satirique, le roman épistolaire, le roman
expérimental, le roman à thèse178. Les
typologies sont tellement multiples qu'on opère même des
classements sur le plan formel, thématique, etc. La question qui nous
préoccupe ici est d'analyser les aspects caractérisant le mieux
le récit de Tutuola.
3.2.1. L'ivrogne dans la brousse, roman d'aventures
Le thème central du voyage rattache L'ivrogne dans
la brousse au roman d'aventures. En effet, le héros part pour le
pays des morts en quête de son malafoutier. Une aventure plus
qu'étrange! Sitôt le voyage déclenché, les aventures
se succèdent. L'auteur plonge le lecteur dans le monde d'épreuves
horribles et interminables. Partout sur son passage, il a un
177 Le Nouveau Petit Robert de la langue française,
Paris, Le Robert, 2008, p. 2264.
178 Le Grand Robert de la langue française,
Paris, Le Robert, 1985, p. 449.
85 obstacle à franchir. Du pays des Crânes
à la Ville-des-Morts en passant par la
Ville-Céleste-D'où-L'on-Ne-Revient-Pas ou par la Ville
Erronée, la course n'est jamais des plus aisées.
En fait, tout au long de ses pérégrinations, le
héros ne fait que se confronter à lui-même. La
conquête de la fille d'un riche villageois enlevé du marché
est une étape. Vient alors une naissance mystérieuse. Un
enfantmonstre qui s'illustre par ses prodiges et méfaits. Il se
métamorphosera en bébé cul-de-jatte, qui oblige ses
parents à le porter sur la tête sans «le poser une seule fois
par terre» (IB : 41). Seule une intervention miraculeuse les
délivrera de lui.
C'est aussi par miracle si l'Ivrogne échappe à
la torture des habitants de la Ville-Rouge, ou même aux manoeuvres d'un
paysan madré qui tente de le faire condamner à sa place pour le
meurtre d'un petit prince. Il finira par trouver, enfin, le repos et la sagesse
dans la paternité, une fois de retour chez lui.
Tutuola entraîne le lecteur dans le monde d'aventures
incroyables, desquelles le héros rentre victorieux. Il intègre
son récit dans la catégorie générique de romans
d'aventures.
3.2.2. Le merveilleux et le fantastique dans L'ivrogne dans
la brousse
Comme dit plus haut, le roman est un genre libre qui
transgresse les règles formelles. Il est un genre ouvert et, comme le
rappelle Marthe Robert,
rien ne l'empêche d'utiliser à ses propres fins la
description, la
narration, le drame, l'essai, le commentaire, le monologue,
le
discours ; ni d'être à son gré, tour à tour ou
simultanément, fable,
histoire, apologue, idylle, chronique, conte,
épopée ; aucune prescription, aucune prohibition ne vient le
limiter dans le choix d'un sujet, d'un décor, d'un temps, d'un
espace[...].179
C'est dans la même optique que Semujanga trouve que,
dès sa naissance, « le roman n'est ni un genre fixe ni une essence,
mais un genre caractérisé par le mélange d'autres genres
artistiques et littéraires.180» C'est en
intégrant d'autres traits formels spécifiques à d'autres
genres littéraires qu'il se présente comme un genre transculturel
et intergénérique.
Dans L'ivrogne dans la brousse, le fantastique, qui
« cherche à susciter le trouble et l'angoisse du lecteur en
favorisant l'hésitation entre une explication rationnelle et une
explication surnaturelle des faits181 », est indissociable du
merveilleux. Celui-ci est une des caractéristiques de
l'épopée. Il « suscite l'admiration par ses qualités
extraordinaires, exceptionnelles.182» Pour Todorov, les
récits merveilleux convoquent ainsi des événements
surnaturels où le lecteur, comme les personnages, n'a pas «à
hésiter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle
des événements évoqués.183» Bref,
le surnaturel prend la place à côté du naturel, sans qu'il
y ait rupture entre les deux.
Tout au départ, le personnage de l'Ivrogne
apparaît comme un être surnaturel, car il se définit
lui-même non seulement comme un dieu, mais encore comme le chef
suprême des dieux. C'est de là qu'il tire certainement la
faculté de communiquer avec d'autres dieux (p.14, 70), ou avec Mort
179Marthe Robert, op.cit., p.15.
180Josias Semujanga, op.cit., 1999, p.9.
181Denis Labouret et André Meunier, Les
méthodes du français au lycée, Paris, Bordas, 1994,
p.285.
182Le Petit Larousse Illustré, Paris,
Larousse, 1995, p. 649.
183Tzvetan Todorov, Introduction à la
littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 37.
87
(p.15-18) et les morts (p.108-114). Il est capable de prendre
diverses formes : tantôt il se change en lézard (p.29), en courant
d'air (p.30), en une grande pirogue (p.44), en oiseau (p.31, 45), en feu
(p.47), en caillou (p.132) ; il change sa femme en un petit chat (p.31), en une
statuette de bois (p.123), etc. Père-Des-Dieux reste bien un surhomme
à la mesure du monde où il vit, non seulement par sa ruse, mais
surtout par l'ampleur de sa passion du vin de palme : il avale au total deux
cent vingt-cinq calebasses par jour (p.9-10).
Le merveilleux fantastique est aussi constitué par
l'intervention des êtres surnaturels, comme la termitière qui
marche (p.50), les palmiers à feuilles-oiseaux (p.59), l'arbre qui avait
des mains et qui parlait (p.75), le Peuple-Rouge de la Ville-Rouge (p.84), les
feuilles des arbres qui chantaient comme des êtres humains (p.92), Mort
et les morts qui conversent avec les vivants (p.15,109), l'affamé qui
avale tout vivants le héros et sa femme (p.125), et qui en sortent
indemnes comme Jonas de sa baleine184, etc. Il y a aussi les
Crânes dont les occupations quotidiennes ressemblent à celles des
hommes. Ils mènent une vie de famille. On voit la fille
prisonnière, sous la garde d'un Crâne muni d'un sifflet, assise
sur un crapaud comme tabouret (p.26, 30).
Bref, dans L'ivrogne dans la brousse, « [t]out
vit, tout possède une âme [...]. C'est l'animisme
négro-africain. Chaque être doué de caractères
sensibles se fait homme, un homme qui participe de Dieu, qui a gardé une
partie de sa merveilleuse puissance.185»
184Jon 2.1, 11.
185Léopold S. Senghor, Liberté
I, Paris, Seuil, 1964, p. 242.
Les comportements de Zurrjir, l'horrible enfant de l'Ivrogne,
prouve qu'il est un être surnaturel comme son père, et ce n'est
pas sa naissance qui peut l'infirmer : « [À] peine sorti du pouce,
l'enfant commence à parler comme s'il avait dix années
d'âge» (IB : 35). Il grandit à vue d'oeil (p.35), il se donne
lui-même le nom (p.36), il ingurgite trois barils de vin de palme en
moins d'une minute (p.36), il mange comme quatre et avale «tout ce qui lui
tombe sous la main » (IB : 36), il rosse à tour de bras tous ceux
qui se trouvent sur son passage, il met en bouillie les animaux domestiques
(p.37), etc.
C'était un enfant merveilleux parce que, si cent hommes
s'étaient battus avec lui, il les aurait rossés jusqu'à ce
qu'ils prennent la fuite. Quand il était assis sur une chaise, il n'y
avait pas moyen de l'en faire bouger. Il était fort comme l'acier ;
quand il se tenait debout, on ne pouvait l'en faire bouger. (IB : 37-38)
Mais c'est beaucoup plus la musique de trois êtres
mystérieux qui entraîne le lecteur dans un univers
féerique. Tous les éléments de la nature passent à
l'action. Les morts sortent de leur tombeau en entendant jouer Tambour, les
animaux sortent de la forêt pour écouter Chant, la brousse
entière avec les êtres de la rivière marchent sur le pas de
Danse.
L'espace ainsi créé par le chant, la danse et le
tambour est donc celui du spectacle généralisé. Toute
l'énergie emprisonnée dans les corps, sous la terre, dans les
rivières, sur les montagnes, dans le monde animal et
végétal est soudain libérée et aucune de ces
entités n'a plus ni équivalent, ni référent
identifiables.186
L'oeuf que l'Ivrogne reçoit de son défunt
malafoutier fait, lui aussi, partie du fantastique merveilleux. Il obéit
aux ordres de son propriétaire en produisant le boire et le manger pour
nourrir tout un monde
89 affamé. Il ne supporte pas cependant la folie
humaine, la stupidité des gens car, une fois brisé, il «
produit seulement des millions de fouets de cuir qui se mettent aussitôt
à tous les fouetter [...]. Tous les gardes du corps royaux sont
cruellement battus par ces fouets, et aussi tous les rois » (IB : 140-
141). Ce sont des fouets intelligents qui, après leur besogne, « se
réunissent tous au même endroit et forment un oeuf comme avant
[qui] disparaît au même moment. » (IB : 141)
Les thèmes de la tradition orale qui émaillent
L'ivrogne dans la brousse plongent ce roman dans l'univers du conte
:
Comme le mythe, mais sur un plan moins élevé, le
conte est presque le récit de la réduction d'une opposition, ou
celui de la façon dont un manque, collectif dans le cas du mythe,
individuel dans celui du conte, aura été comblé dans la
mesure des forces humaines.187
Le roman de Tutuola est constitué d'une
diversité d'épisodes conçus de la même
manière. Au départ, il s'annonce un manque que le héros
doit combler au cours d'une quête qui se poursuit tout au long du
récit. L'auteur met «en scène un personnage principal
servant de trait d'union entre les différents
épisodes188» présentés sous forme des
contes. Des mots ou groupes de mots propres au récit folklorique
articulent le récit ; ainsi des motifs temporels comme « dans ce
temps-là, à cette époque-là, un beau matin »,
ou d'autres expressions tels que « voilà, comme ça,
après ça, après quoi », etc. Notons ces quelques
exemples pour illustration : « Un beau matin, nous nous réunissons
donc tous ensemble et nous allons sarcler le champ de blé » (IB :
55) ; « Dans ce temps-là, il y avait beaucoup
187Denise Paulme, op.cit., p.11.
188 Catherine Belvaude, op.cit., p.178-179.
d'animaux sauvages et, partout, la brousse était
épaisse et les forêts également » (IB : 11-12). Ou
encore : « Aussi, à cette époque-là, mes amis ne se
comptaient pas » (IB : 10). Les récits enchâssés se
présentent souvent comme de véritables contes s'ouvrant sur le
« Il y avait ... » qui rappelle le « Il était une fois
... », formule introductive du conte traditionnel : « [I]l y avait
deux amis, l'un était un tapeur, il ne faisait rien d'autre que de taper
les gens et il vivait de l'argent qu'il empruntait » (IB : 126). Et un peu
plus loin : « Il y avait un homme qui avait trois femmes, ces trois femmes
l'aimaient tellement qu'elles le suivaient (leur mari) partout où il
voulait aller et le mari les aimait toutes les trois également »
(IB : 128). Même la finale du récit, qui se termine sur ces mots :
« Voilà l'histoire de l'homme qui se soûlait au vin de palme
et de son défunt malafoutier » (IB : 134), suit la même
logique du conte.
Tous les procédés du conte sont présents
dans le roman. Des rappels, des précisions, des parenthèses, des
répétitions, des épithètes répondent
à l'abondance propre du langage de l'oralité. L'auditeur est
présent, des guillemets lui accordent la parole. Le narrateur
intrahomodiégétique s'offre un spectacle devant lui ; le «
je » ou le « nous » du texte identifie l'auteur au héros
qui narre une histoire qui lui est arrivée.
En définitive, écrit et portant le sous-titre de
roman, L'ivrogne dans la brousse n'en porte pas moins les marques de
l'oralité. La conduite du héros et des autres personnages, les
thèmes développés, la structure du texte et le langage
utilisé le confirment suffisamment.
En guise de conclusion à ce chapitre, nous pouvons dire
que L'ivrogne dans la brousse est un assemblage de récits de la
mythologie gréco-romaine, que Tutuola transforme à sa guise.
L'auteur a réussi à créer une oeuvre tout originale, tant
au niveau de la narration que du style, en s'appropriant des grands
thèmes de la mythologie.
On a noté aussi que, tout en convoquant l'onirique et
tout en situant l'intrigue dans un univers merveilleux, l'auteur fait
également place au fantastique qui occupe effectivement une place de
choix dans ce roman. Cela ouvre le roman à d'autres genres et pratiques
littéraires. Le roman de Tutuola mêle ainsi conte et roman,
prouvant ipso facto que le roman reste un genre de la liberté
de création.
CONCLUSION GÉNÉRALE
Pour conclure notre étude de L'ivrogne dans la
brousse, il convient de noter quelques constatations importantes qui se
dégagent de l'analyse intertextuelle du roman.
Rappelons que notre objectif principal était de
démontrer la coprésence de la mythologie grecque dans l'oeuvre de
Tutuola. Pour y arriver, il s'est avéré nécessaire
d'aborder le phénomène de la réécriture dans la
pratique intertextuelle. C'était l'objet essentiel du premier chapitre.
Par un bref aperçu historique de l'intertextualité, nous avons
constaté que ce concept est multidimensionnel. Il demeure toutefois un
outil d'analyse critique permettant d'étudier les jeux du langage, dans
le procès sémiotique des ensembles signifiants que sont les
textes. Ce langage étant répétition comme la
réécriture, « la littérature doit investir d'un sens
nouveau les textes anciens, leur donner une intonation
différente.189»
Le second chapitre a été consacré
à l'analyse de L'ivrogne dans la brousse,
considéré comme hypertexte de la mythologie gréco-latine.
Les résultats auxquels nous avons abouti prouvent que ce roman est un
trésor à découvrir sur le plan de la création
littéraire. Il nous a séduit, parce qu'il occupe une place
importante dans la chronologie de toute la production littéraire de
Tutuola. De plus, L'ivrogne dans la brousse présente des
caractéristiques qui l'apparentent au conte. Des personnages
mystérieux, des thèmes propres au folklore traditionnel et
spécialement une structure actantielle, voilà quelques-uns des
points qui nous ont incité à conclure à un
189André Lamontagne, op.cit., 1992, p.
281.
roman ancré dans la tradition folklorique yoruba au
croisement avec les récits occidentaux, notamment ceux de la mythologie
grecque et romaine.
Le troisième chapitre, quant à lui, consistait
à repérer dans L'ivrogne dans la brousse les traces de
la mythologie occidentale dont s'inspire Tutuola indéniablement. Les
quelques exemples qui ont été relevés, dans cet essai, ont
montré certains aspects de ses emprunts et leurs fonctions dans le
nouveau texte. Il a été constaté que l'auteur est parvenu
à créer une oeuvre bien originale, en réécrivant
les grands mythes anciens. Les héros de la mythologie grecque antique,
d'Orphée à Ulysse en passant par Héraclès et
Europe, rendent vivant le récit de Tutuola.
Dans le système architextural, L'ivrogne dans la
brousse pose des ennuis de classification. Ce roman use beaucoup
d'emprunts aux motifs propres au conte et aux genres merveilleux et au
fantastique.
Ainsi l'oeuvre de Tutuola, ancrée dans la culture
populaire yoruba, s'ouvre-t-elle à la modernité culturelle
africaine, par le mélange des objets culturels occidentaux
traditionnels.
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