Du débat politique à la salle de classe : Etude du conflit de représentations autour de la question raciale au Brésil( Télécharger le fichier original )par Antoine Maillet IEP Paris - Master de Recherche Sociétes et Politiques Comparées 2006 |
A. La fin du mythe : l'existence du racisme au BrésilLe caractère mythique de la démocratie raciale est progressivement mis en évidence par deux générations de chercheurs. A la fin des années 1970, un travail sur les statistiques officielles établit l'existence de discriminations.
Le dernier grand tournant de cette histoire encore en marche de l'interprétation des relations raciales a lieu au début des années 1980. Deux chercheurs, Carlos Hasenblag et Nelson do Valle Silva en sont les instigateurs. Ils rompent avec la conception du racisme comme une idéologie, pour chercher plutôt à le mettre en évidence dans la structure sociale. Les résultats qu'ils obtiennent sont éloquents. En travaillant sur des bases de données statistiques, ils mettent en évidence que, quels que soient les domaines, le marché du travail, l'éducation, la santé, les Brésiliens non-blancs se retrouvent toujours, toute chose égale par ailleurs, en position inférieure. Cette catégorisation en tant que non-blanc est elle aussi importante. Ils l'obtiennent en additionnant les catégories « pardo » et « preto » du recensement. Leur explication se distingue de celle de Florestan Fernandes. Carlos Hasenblag écrit ainsi, dans Discriminaçao e desigualdades sociais : « La discrimination et le préjugé racial ne se maintiennent pas intacts après l'abolition mais, au contraire, acquièrent de nouvelles significations et fonctions à l'intérieur de nouvelles structures et les pratiques racistes du groupe dominant blanc qui perpétue la subordination des noir ne sont pas de simples archaïsmes du passé, mais ils sont fonctionnellement liés aux bénéfices matériels et symboliques que le groupe blanc obtient de la disqualification compétitive des non-blancs.»55(*) Les inégalités contemporaines ne prennent donc pas leurs racines dans le passé mais sont le produit de discriminations quotidiennes, ce que Nelson do Valle décrit comme un « processus d'accumulation des désavantages »56(*). Il existe donc bien selon eux des processus contemporains de discrimination, à l'oeuvre dans la société brésilienne. Leurs travaux vont permettre une réorientation de l'étude des relations raciales, notamment vers la mise en lumière de ces processus de discrimination. Des économistes approfondissent cette méthode statistique et obtiennent la divulgation des résultats dans des médias grands publics. Il devient de ce fait assez difficile de nier de bonne foi que les Noirs sont victimes de discrimination. L'explication reste toutefois source de controverses, l'opinion répandue en dehors du monde des sciences sociales étant qu'aucun facteur racial n'intervient, les inégalités n'étant que le résultat de différences socio-économiques. L'idée d'un racisme structurel reste très polémique, car la distinction avec l'idéologie raciste n'est pas faite par la grande majorité des Brésiliens. Or l'accusation de raciste reste l'une des plus infamantes qui puissent être portées contre un individu. Ces thèses connaissent donc quelques difficultés pour se répandre, laissant quasi intacte la représentation dominante fondée sur le mythe de la démocratie raciale. Au terme de ce retour sur les évolutions de l'interprétation des relations raciales au Brésil, il convient de revenir sur le dernier point soulevé. Il s'agissait bien d'une révision des opinions savantes, à prétentions scientifiques, sur la question. L'influence que les sciences sociales peuvent avoir sur le sens commun est difficilement perceptible. Le cas des relations raciales au Brésil est particulièrement problématique, lorsqu'on observe le décalage entre la perpétuation du mythe de la démocratie raciale et l'évolution du débat académique. Toutefois, il devient difficile aujourd'hui de nier la réalité des discriminations souffertes par les populations noires, que la presse, les médias en général, ont commencé à critiquer. Il y a néanmoins une grande différence entre reconnaître ces inégalités et se mettre d'accord sur ces causes, sans même parler d'intervenir en matières de politiques publiques. Les relations raciales restent bien un sujet polémique au Brésil, sur lequel ni les individus ni les institutions n'aiment trop se risquer. Les avancées de la recherche scientifique sur les relations raciales vont être reprises et utilisées par un mouvement noir devenu perméable aux discussions académiques. De fait, les travaux de Fernandes et Hasenbalg sont une source d'inspiration directe pour des militants qui deviennent plus radicaux, à mesure que les promesses de la démocratie raciale se révèlent non tenues et que les opportunités de contestation se font plus nombreuses avec l'ouverture du régime.
Le positionnement politique du mouvement noir évolue fortement dans cette seconde moitié du vingtième siècle. Sans renier l'identité nationale, il en vient cependant à formuler des revendications particularistes, et s'affirme comme un mouvement dépositaire d'une identité propre. La critique du mythe de la démocratie raciale devient sa principale bannière de lutte. Il entre alors dans un conflit d'interprétation, premiers pas d'une politique culturelle, en proposant une lecture raciale des inégalités.
De nombreux animateurs du mouvement noir, tels Florestan Fernandes ou Abdias do Nascimento, sont contraints à l'exil par la dictature. A l'étranger, les militants élargissent leur influence, préparant une nouvelle orientation du mouvement noir, qui s'insère dans une mouvance transnationale. Deux événements sur la scène internationale ont un grand impact sur les mutations du mouvement noir brésilien : les luttes pour la décolonisation en Afrique et pour les droits civils aux Etats-Unis. Les activistes qui assimilent ces influences vont rapidement se démarquer des positions traditionnelles du mouvement noir, respectueux au moins de l'idéal de démocratie raciale. Ils brisent ce tabou, reprenant à leur compte les analyses de Florestan Fernandes sur le mythe de la démocratie raciale. Le caractère purement incantatoire de l'expression a de fait été rendu très visible par le coup-d'état : la démocratie disparue, il devient plus difficile de maintenir l'illusion portée par l'expression. La critique du mythe devient le thème central du discours du mouvement noir. Ces évolutions politiques conduisent à une plus grande radicalité des militants. Do Nascimento formule ainsi sa doctrine du « quilombisme »59(*), qui exerce une grande influence sur les militants de la fin des années 1970. Il affirme la nécessité pour le Noir brésilien de se révolter et se place, par le nom même60(*), dans la lignée des esclaves en lutte. Il se réclame des racines africaines des Noirs brésiliens, qui ne sont pas pour lui une minorité mais bien la majorité au Brésil, dès lors que l'on associe tous ceux ayant des racines africaines, « pardos » et « pretos ». La signification moderne de « negro » est formulée à ce moment là, reprise par le mouvement noir, qui opère la même révolution que Hasenbalg dans la recherche, en associant tous les individus aux origines africaines marquées. « Negro » devient une définition politique dont on peut se revendiquer. Surtout, l'interprétation politique des relations raciales au Brésil proposée par le mouvement noir repose sur une opposition binaire, entre Noirs et Blancs, qui va totalement à l'encontre de la traditionnelle conception d'un continuum de couleurs résultant du métissage. Elle fonde une autre représentation des relations raciales. Il lui sera d'ailleurs souvent reproché de transposer des conceptions étrangères à la mentalité brésilienne. Les idées propagées par le mouvement font l'objet de nombreuses tentatives de disqualification en tant que produit d'importation venu des Etats-Unis, un critique de poids étant Gilberto Freyre lui-même61(*). On observe donc la conjonction de phénomènes culturels et politiques. Culturellement, un retour aux racines permet la construction d'une identité noire assise sur l'héritage africain et une histoire d'oppression commune. Politiquement, le Mouvement Noir Unifié (« Movimento Negro Unificado », MNU), fondé en 1978, incarne une radicalisation de la militance, alimentée par des expériences internationales. Il est composé en grande partie de diplômés de l'enseignement supérieur noirs qui n'ont pu trouver de situations à la mesure de leur espérance : la déception de cette génération par rapport à l'idéal proclamé de démocratie raciale est très grande. La rencontre de cette déception avec les analyses de Florestan Fernandes et Carlos Hasenblag et la doctrine de Abdias Do Nascimento donne sa teneur radicale au mouvement, positionné à l'extrême gauche. Le plus important reste la remise en cause du mythe de la démocratie raciale : il s'agit du point de départ d'un conflit de représentations. La situation de dictature interdit l'existence d'un espace de négociation où le mouvement noir pourrait peser sur les politiques publiques. Mais le retour progressif de la démocratie va donner aux mouvements sociaux en général une grande liberté d'expression et un véritable pouvoir d'influence. Il s'agissait donc dans cette partie de survoler plus de cinquante ans d'activisme noir, dans le but de mieux saisir les rapports que peut entretenir une telle mobilisation politique avec la pensée dominante brésilienne et ses institutions, du point de vue des représentations. Les évolutions sont très importantes entre le FNB et le MNU, considérés plus comme des symboles de l'état de la réflexion sur la condition des Noirs au Brésil qu'en tant qu'organisations politiques. L'adhésion du mouvement noir au mythe national de la démocratie raciale s'étiole durant cette période. D'un mouvement noir qui réclame son intégration au nom de sa « brésilianité », reprenant à son compte le discours national universaliste, on passe ainsi à l'affirmation d'une identité noire, dont les racines sont africaines et l'inspiration internationale. Il faut toutefois se garder d'opposer ces mouvements : s'ils diffèrent sur les modalités d'action, et sur la question identitaire, ils n'en partagent pas moins une communauté de revendications antidiscriminatoires, fondée sur la dénonciation des inégalités subies par les Afro-Brésiliens, mises en évidence par les sciences sociales. On voit bien que, dans ce processus de formation de la revendication noire telle qu'elle apparaît dans les années 1980, la discussion académique a été relativement importante, surtout dans la seconde phase, où le discours du mouvement noir devient très perméable aux avancées scientifiques. Du point de vue de ses relations avec les pouvoirs publics, cette seconde phase se caractérise par une interaction assez limitée. Il semble que le mouvement noir était dans un processus de maturation, qui l'amène à prendre de l'ampleur dans les années 1980, et à développer alors une politique culturelle. Les circonstances s'y prêtaient assez peu aussi : l'opportunité politique d'une critique des institutions est quasi nulle en période de dictature. La libéralisation, qui prend de l'ampleur à la fin des années 1970, permet à ces nouvelles sensibilités de s'exprimer. Dans le deuxième chapitre, la réflexion portera sur la nature de ces nouvelles revendications, et les modalités de leur traduction dans le jeu politique de la démocratie reconquise, avec un intérêt spécifique pour le secteur de l'éducation. .
* 55 HASENBALG Carlos, Discriminação e desigualdades raciais no Brasil, Rio de Janeiro : Graal, 1979, p. 85 * 56 HASENBALG, Carlos, DO VALLE SILVA, Nelson, Estrutura social,, mobilidade e raça, Instituto Universitario de Pesquisas do Rio, 1988, p.145
* 59 GUIMARAES, Antonio Sergio, Resistencia e revolta nos anos 1960, Abdias do Nascimento, ANPOCS, 2005 * 60 quilombo est le nom donné aux communautés d'esclaves évadés des plantations. * 61 HANCHARD Michael, Orpheus and power : the Movimento negro of Rio de Janeiro and Sao Paulo, Brazil, 1945-1988, Princeton University Press, 1994, p. 126 |
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