Du débat politique à la salle de classe : Etude du conflit de représentations autour de la question raciale au Brésil( Télécharger le fichier original )par Antoine Maillet IEP Paris - Master de Recherche Sociétes et Politiques Comparées 2006 |
2. La réhabilitation du métissage en tant que fondement de l'identité nationaleLe problème de l'image du Brésil dans le monde n'est pas solutionné par le racisme scientifique : les Brésiliens se sentent toujours humiliés par cette présence noire qu'ils ne peuvent accepter. Durant cette période fertile pour la formation nationale, certains intellectuels commencent à exalter la brésilianité. Les années 1930 voient l'éclosion de trois auteurs, Sergio Buarque de Holanda, Caio Prado Junior et Gilberto Freyre que le critique littéraire et sociologue Antonio Candido nomme les « interprètes » du Brésil25(*). Le fait est qu'ils rompent avec les visions traditionnelles de la classe dominante sur le pays lui-même, sur le fond d'une vie intellectuelle marquée par le modernisme, qui va puiser les fondements de l'identité brésilienne dans les traditions locales. Pour ce qui concerne les relations raciales, le livre de Gilberto Freyre Maitres et esclaves26(*) marque une évolution sensible des positions autour du métissage. Freyre en fait le fondement de l'identité nationale. Bien qu'il ait étudié l'anthropologie aux Etats-Unis, à Waco puis Columbia, ses livres ne se caractérisent pas par une grande rigueur scientifique. Le considérer comme un « interprète » correspond bien à son oeuvre. Il s'appuie certes sur quelques recherches, mais démontre surtout un exceptionnel talent d'écriture, peut-être pas étranger à la postérité de son oeuvre, qui, quoique discréditée d'un point de vue scientifique, est la pierre angulaire de la représentation des relations raciales. Dans Maîtres et esclaves, il considère la plantation de canne à sucre comme un modèle pour le Brésil en tant que nation27(*). Lui-même issu d'une famille de planteurs, il y présente les relations entre maître et esclave imprégnées de cordialité, et se fondent sur l'intimité qui y existait, d'ordre sexuel principalement, pour affirmer que le Brésilien est, par nature, métissé. Il écrit de longues pages sur l'importance des nourrices noires pour les enfants de l'élite. Freyre exalte aussi les « zones de confraternisation »28(*). Il entend décrire par cette expression l'intimité sexuelle des maîtres avec les femmes esclaves, qu'il présente comme une nécessité, au vu du faible nombre de femmes blanches présentes dans les premiers temps de la colonisation. Elle aurait résulté dans un rapprochement des populations, la distance sociale se réduisant. Il est aujourd'hui très critiqué sur ce point, car il laisse de côté toute analyse en terme de domination : ces « zones de confraternisation » paraissent plutôt des lieux d'intimité brutale29(*). Un autre aspect très important de Maîtres et esclaves est la volonté de réhabiliter l'héritage colonial portugais. Freyre avance, ce qui a été largement contredit depuis, que le colonialisme portugais était doux, ouvert vers les autres cultures. Cela serait, pour lui, un héritage de l'histoire du Portugal, qui a vécu sous la domination des Maures. Selon l'auteur, cela serait à l'origine des « bonnes relations » entre les colons portugais et les populations venues d'Afrique, faisant peu de cas de la condition d'esclave à laquelle les premiers ont réduit les seconds. Mû par sa volonté de résoudre le « problème national », il opère dans ce livre un déplacement de l'axe principal de la grande histoire vers le quotidien. En énumérant les apports de la culture africaine dans la vie de tous les jours, il la « nationalise », sortant du dilemme d'une nation se voulant européenne mais ne pouvant occulter ses origines diverses. Le métissage s'en trouve réhabilité, sans que l'on prenne en compte les relations de domination qui se sont perpétués. Une place est faite à l'héritage africain sans renoncer à l'eurocentrisme, qui s'exprime notamment dans la diffusion massive de l'idée de la douceur du colonisateur portugais. Gilberto Freyre pose ainsi les bases du paradigme dominant dans l'analyse des relations raciales pour les décennies à venir. Son oeuvre, qu'il s'emploie lui-même à populariser à l'extérieur, devient le fondement de l'idéologie de la démocratie raciale. * 25 CANDIDO Antonio, préface à la quatrième édition de BUARQUE DE HOLANDA, Sergio, Raizes do Brasil, Rio de Janeiro : Rocco, , 1989 * 26 FREYRE Gilberto, Maitres et esclaves, la formation de la société brésilienne, Paris : Gallimard, 1974 * 27 ENDERS, Armelle, Le lusotropicalisme, théorie d'exportation, in Lusotopie, 1997, p. 202 * 28 FREYRE Gilberto, Maitres et esclaves, op. cit, p. 437 (préface à la première édition) * 29 HANCHARD Michael, Orpheus and power : the Movimento negro of Rio de Janeiro and Sao Paulo, Brazil, 1945-1988, Princeton University Press, 1994, p.52 |
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