LES REFUGIES COMME ENJEU DE SECURITE
"Menaces, Stratégies de Sécurité et Acteurs"
2005 - 2006
Sous la direction de M. Eberwein
LES REFUGIES COMME ENJEU DE SECURITE
"Menaces, Stratégies de Sécurité et Acteurs"
2005 - 2006
Sous la direction de M. Eberwein
REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier en premier lieu mon directeur de
séminaire,
M. Eberwein,
pour son soutien et son aide précieuse lors de la
définition de mon sujet d'étude et lors de ma recherche
documentaire.
Je tiens ensuite à remercier la bibliothèque
de Sciences-Po Paris pour sa richesse documentaire, la bibliothèque
de Sciences-Po Grenoble pour avoir tout de même ouvert 4 heures par
jour, Saturnin, Virginie et Armeline pour avoir pris le temps de me
relire, mes amis pour m'avoir soutenue, ma coloc' pour m'avoir
supportée, le vin et la bière pour avoir égayé
mes soirées, Jack Johnson et Marie-Antoinette pour leur soutien
musical, et surtout, merci aux Bleus de ne pas avoir perdu avant que je
rende mon mémoire.
SOMMAIRE
INTRODUCTION 6
CHAPITRE I :
LE ROLE DE COORDINATEUR DU HCR ET LA QUESTION DE LA COOPERATION
LORS DES SITUATIONS HUMANITAIRES COMPLEXES 12
I - Le rôle de coordinateur du HCR comme
révélateur des défaillances de la communauté
internationale 14
II - La coordination des opérations avec les militaires
24
RESUME ET TRANSITION 33
CHAPITRE II
LA MANIPULATION DES REFUGIES, LA PROPAGATION D'UN CONFLIT ET
L'INERTIE DE LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE 34
I - Comment expliquer la propagation des conflits par les crises
de réfugiés ? 36
II- Politique de l'Etat source et Politique de l'Etat hôte
46
RESUME ET TRANSITION 61
CHAPITRE III
ASSURER LA SECURITE DES REFUGIES PENDANT LA CRISE ET APRES 62
I - Le chaos contenu : les réfugiés hutus rwandais
en Tanzanie 63
II Quelle sécurité pour les réfugiés
à l'épreuve de la sortie de crise? 71
CONCLUSION 83
BIBLIOGRAPHIE 87
ANNEXES 91
LISTE DES ABREVIATIONS ET INDEX
ONG : Organisation Non Gouvernementale
OIG : Organisation Inter-Gouvernemental OI :
Organisation Internationale
IDP : Internally Displaced Person (ou
déplacé interne)
HCR : Haut Commissariat pour les
Réfugiés
"3 R" ou "4 R" : "Retour,
Réconciliation, Reconstruction" ou "Réintégration,
Réconciliation, Réhabilitation, Reconstruction" (Politique de la
communauté internationale concernant la stratégie adoptée
dans les opérations de rapatriement des réfugiés)
ONU : Organisation des Nations Unies
PAM : Programme Alimentaire Mondial
UNICEF : Fonds des Nations-unies pour
l'Enfance
PNUD : Programme des Nations-Unies pour le
Développement DAH : Département des Affaires
Humanitaires
BCAH : Bureau de coordination des Affaires
Humanitaires CIAV : Conseil International des Agences
Volontaires de l'ONU MINUAR : Mission des Nations-Unies pour
l'Aide au Rwanda
MOU : Memorandum of Understanding (Document
permettant la coordination entre deux agences de l'ONU)
CICR : Comité International de la
Croix-Rouge (responsable pour les déplacés internes lors de la
crise du Rwanda)
ECHO : European Community Humanitarian
Office OTAN : Organisation du Traité de l'Atlantique
Nord
FPR : Front Patriotique du Rwanda (Milice
tutsie)
FAR : Forces Armées du Rwanda
(Armée hutue)
Interahamwe : milice hutue (aux méthodes
réputées très violentes)
FAZ : Forces Armées Zaïroises
AFDL : Alliance des Forces Démocratiques
pour la Libération du Zaïre/Congo (Forces armées
dirigées par L. Kabila, alliées aux Tutsis et en guerre contre le
régime de Mobutu)
RWI : Rwandan Women's Initiative
CERA : Commission for Eritrean Refugee
Affairs
RDC : République Démocratique du
Congo (ex-Zaïre) UA : Union Africaine
INTRODUCTION
Le terme de réfugié est défini en ces
termes par la Convention de Genève de 1951 : il s'agit de « toute
personne (...) qui se trouve en dehors du pays dont elle a la
nationalité (...) parce qu'elle craint (...), avec raison, d'être
persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa
nationalité ou de ses opinions politiques, ou qui ne peut pas ou qui, du
fait de cette crainte, ne veut pas se réclamer de la protection du pays
dont elle a la nationalité (...) ». Cette définition a
été conçue dans le contexte de la Guerre Froide, et
restreignait alors ce concept aux réfugiés politiques.
Parallèlement, le Haut Commissariat pour les
Réfugiés (HCR), agence autonome des Nations-Unies, fut
créé pour prendre en charge les réfugiés
européens issus de la Seconde Guerre Mondiale. Les
réfugiés ont d'ailleurs toujours été un produit de
la guerre (et un produit des catastrophes naturelles parfois), principale
source identifiable de ce type de mouvements de population et principale menace
à la sécurité. Le lien entre les problèmes de
sécurité nationale et internationale et l'aide humanitaire aux
réfugiés n'est donc pas nouveau. Le HCR fut pourtant
créé au départ pour une période de trois ans,
pensant que ce problème serait temporaire. Et tout comme la
définition du réfugié le laisse entendre, le HCR a
été conçu comme une agence non opérationnelle,
« humanitaire et a-politique ». Sa mission première
était donc de protéger juridiquement les personnes relevant de sa
compétence en faisant a promotion du droit d'asile et en recherchant
pour eux des solutions durables. Le HCR fut aussi investi de la mission de
promouvoir le droit international des réfugiés, dont les
principes fondateurs sont le non- refoulement (aucun Etat n'a le droit de
refuser d'accueillir un réfugié sur son territoire), la
neutralité, c'est à dire la non-ingérence dans les
affaires intérieures d'un Etat, ainsi que l'impartialité, c'est
à dire qu'il ne peut prendre partie dans un conflit. Son statut ne lui
confère donc aucune délégation de souveraineté,
aucun droit d'initiative, et surtout aucune ressource financière
autonome (le budget du HCR repose à 98% sur des contributions
volontaires).
Depuis sa création le HCR a donc bien changé. En
1967, un protocole (dit le Protocole de 1967) fut adopté,
éliminant les restrictions spatio-temporelles du mandat du HCR.
Aujourd'hui son mandat reste renouvelable tous les cinq ans, en même
temps que l'élection de son secrétaire général.
Mais le HCR a aujourd'hui le mandat pour se préoccuper de tous les
réfugiés, et considère la définition individualiste
(chaque réfugié doit individuellement prouver les
persécutions dont il est victime) de 1951 de manière extensive.
Le HCR peut donc considérer les réfugiés collectivement,
en supposant que chaque réfugié qui fuit un conflit craint
personnellement pour sa vie, en tant que représentant d'un groupe
persécuté. Le HCR a étendu également son mandat
pour s'occuper des personnes déplacées à
l'intérieur d'un conflit, dits « Internally Displaced Persons
» (IDPs), même si le débat fait rage pour savoir si ces
déplacés internes doivent être
considérés comme des «
réfugiés internes » ou non, le tout étant de savoir
s'ils doivent recevoir le même type d'aides ou non, (et surtout
jusqu'à quand, puisqu'un IDP vivant déjà dans son propre
pays, il ne peut être rapatrié)1. Le
réfugié, comme le déplacé interne (qui sont plus
nombreux aujourd'hui que les réfugiés), reste pour autant
fondamentalement quelqu'un de non-combattant. Ceci a permis au HCR
d'étendre considérablement son domaine d'action, passant de la
simple protection juridique à l'assistance humanitaire, se chargeant de
protéger physiquement les réfugiés. Si en 1951, le HCR
avait sous sa responsabilité 400 000 réfugiés
européens, il assistait en 2004 environ 25 millions de
personnes2. L'Afrique est le continent le plus concerné : les
africains ne représentent que 12% de la population mondiale mais environ
28% des réfugiés, et pas loin de 50% des déplacés
internes3.
Dans le cas des mouvements de réfugiés de masse,
la construction de camps reste la meilleure solution pour protéger ces
personnes. En effet, il s'agit d'un des meilleurs moyens pour assurer la
sécurité des réfugiés dans leur pays d'accueil
lorsqu'ils sont nombreux. La violence qui peut s'exercer contre eux peut
émaner de nombreuses sources, qu'il s'agisse du crime organisé,
de forces de polices ou militaires, de militants de toutes sortes, de la
population locale, ou d'autres réfugiés eux-mêmes. Les
réfugiés sont des personnes par nature extrêmement
vulnérables, puisque leurs ressources matérielles et
financières sont quasi inexistantes, que leurs familles peuvent avoir
disparu, ainsi que toutes les structures communautaires qu'ils connaissaient.
Les violences qu'ils connaissent peuvent aller du vol au viol ou toute autre
agression physique, mais ils sont également susceptibles de
connaître des violences politiques, telles que la manipulation ou
l'assujettissement à certains groupes de militants. D'autre part, la
présence d'éléments armés dans les camps
représente une sérieuse menace à la sécurité
des réfugiés, mais aussi à celle des travailleurs
humanitaires, des populations locales et des Etats. Les camps de
réfugiés sont a priori construits pour éviter ce type de
menaces et assurer la protection de tous, mais ils ne peuvent répondre
à tous les problèmes sécuritaires posés par un
afflux massif de réfugiés. Le problème est enfin que les
camps ne favorisent pas toujours le retour des réfugiés chez eux,
ce qui est la solution optimale selon le HCR pour résoudre le
problème des réfugiés. D'autres solutions peuvent alors
être activement recherchées, comme l'installation sur place et
donc l'intégration dans la communauté hôte, ou la
réinstallation dans un pays tiers, toujours à la recherche d'une
sécurité optimale pour les réfugiés, les
populations, et les Etats.
1 Erin Mooney, «The Concept of internal
displacement and the case for internally displaced persons as a category of
concern», in Refugee Survey Quaterly, vol. 24, issue 3, UNHCR, 2005.
2 Voir Annexe 1
3 voir Annexe 1
Depuis la création du HCR, les conflits
déchirant les Etats ont changé de nature. Depuis le début
de la décolonisation, et plus encore depuis la fin de la Guerre Froide,
les conflits sont de plus en plus souvent intra-étatiques, et s'ils sont
moins nombreux, passant de 50 en 1992 à 30 en 20044, ils sont
lourds en termes de pertes civiles et en termes de déplacements de
population. En effet, les combats réguliers entre armées
disciplinées se font plus rares, et les belligérants aujourd'hui
prennent plus à partie les populations civiles comme objectif ou comme
ressource d'une guerre. F. Weissman, dans son étude sur la guerre civile
au Libéria5, distingue quatre manières d'utiliser la
population civile dans un conflit. C'est sur elle que peut reposer
l'économie de guerre soit par pillages ou taxation des biens produits,
soit sur un rôle victimaire, en prélevant une aide humanitaire
prévue pour les civils. Les civils peuvent également constituer
un réservoir de main d'oeuvre, surtout lorsqu'une partie du conflit
porte sur le contrôle et l'exploitation des ressources du pays. Les
civils peuvent avoir un rôle militaire, d'abord en fournissant des
soldats (développement notamment du phénomène des
enfants-soldats), en tant que bouclier humain ou comme réseau
d'informateur. Enfin les civils restent un fort gage de
légitimité dans un conflit, même si les moyens de leur
contrôle restent coercitifs. Voici donc les raisons pour lesquelles les
civils fuient ce type de conflit, comme au Libéria où environ
4/5e de la population était déplacée en 1995,
au plus fort de la guerre.
Souvent ces conflits, ayant lieu dans les pays du Sud,
notamment en Afrique, sont qualifiés du guerres ethniques. Cependant,
comme le souligne JC. Ruffin6, cette typologie est quelque peu
artificielle. Ces mêmes conflits étaient qualifiés de lutte
pour la décolonisation dans les années 60, de conflits
liés à la Guerre Froide ensuite, et aujourd'hui, de guerres
ethniques. Pour autant, les racines profondes de ces conflits restent plus ou
moins les mêmes. Les conflits actuels sont bien souvent la marque d'une
décomposition de la société civile et d'un
délitement d'un Etat souvent « importé »7
dans des sociétés touchées par l'extrême
pauvreté. Ces guerres civiles sont une riposte contre la mauvaise
gestion des prétendus Etats-nations, particulièrement en
Afrique8. Les populations réfugiées sont d'ailleurs
souvent concentrées dans les Etats voisins de ces Etats qui
s'effondrent. Et l'afflux de réfugiés dans un Etat fragile peut
à son tour tout faire basculer. Mais qualifier ces conflits de «
guerres ethniques » est une manière sous entendue de dire que ces
conflits, bien souvent africains mais pas seulement, n'ont plus
d'intérêt géostratégique aux yeux de l'Occident,
depuis la fin de la décolonisation et la fin de la Guerre Froide. Ce
désintérêt dénoncé de la communauté
internationale9 se caractérise souvent par un manque de
4 Selon le même rapport du CS
5 Médecins Sans Frontières, «
Populations en danger », Rapport annuel, 1996, sous la direction de
Frédéric Weissman, Paris, La Découverte, 193 p.
6 « Les conflits africains », in Relations
internationales et stratégiques, n°23, automne 1996
7 Pour plus de détails, voir « L'Etat
importé », Bertrand Badie
8 Ahmednasir M. Abdullahi, « The Refugee Crisis
in Africa as a Crisis of the Institution of the State », in
International Journal of Refugee Law, 1994, vol 6, n°4
9 Par communauté internationale j'entends tous
les acteurs étatiques, inter-étatiques et transnationaux qui
interviennent dans la définition de l'agenda
international. C'est à dire l'ONU et toutes ses agences, les Etats,
les ONG, les OIG... Le terme de « société mondiale »
conviendrait mieux étant donné le faible
degré d'institutionnalisation des relations internationales, et
étant donnée la multiplicité et la complexité des
relations entre
volonté et d'implication politique dans les conflits
concernés.
Cependant, l'intervention de la communauté
internationale dans ces conflits, quelle que soit son intensité, marque
un tournant dans les relations internationales. L'intervention par exemple du
HCR au coeur des conflits dans des « Etats défaillants »,
marque le déclin des principes de souveraineté et de
territorialité comme principes absolus des relations internationales. La
contradiction est forte entre le champ humanitaire -qui protège des flux
intra-étatiques et transnationaux de réfugiés et de
personnes déplacées - et le champ, resté lui
inter-étatique, des moyens offerts par la communauté
internationale10. Cette contradiction fondamentale prend toute son
ampleur chez les réfugiés, qui sont « l'emblème de la
transformation des relations politiques, légales et territoriales :
brisant l'identité entre l'Homme et le citoyen, laquelle repose sur la
fiction de la souveraineté, le réfugié défie le
triptyque Etat - nation - territorialité ; il sanctionne le
déclin de l'Etat-nation et la déterritorialisation
»11.
Ces considérations trouvent leur écho, en
théorie des relations internationales, dans le courant transnational,
qui contrairement au courant réaliste, considère les migrations
(et d'autant plus s'il s'agit de migrations forcées) comme « un
élément important des flux transnationaux qui entretiennent la
« turbulence » du monde contemporain »12. Les
migrations et les déplacement de populations entretiennent donc les
tensions entre l'étatique et le transnational. Ces
interdépendances et interactions croissantes entre
sociétés, Etat, et individu, apparaissent parfois incompatibles
avec les structures légales inter-étatiques qui structurent le
système Westphalien des relations internationales. Cette tendance lourde
explique la crise que traverse le multilatéralisme traditionnel
fondé sur la coopération inter-étatique. La remise en
cause des principes traditionnels de sécurité et de
souveraineté a donc inscrit le problème des
réfugiés (menace réelle mais parfois construite) au centre
de la politique internationale.
Le concept de sécurité humaine, fruit de la fin
de la Guerre Froide et de l'expansion des logiques de mondialisation, consacre
l'élargissement du domaine de la sécurité à des
menaces non militaires. La sécurité humaine a une portée
universelle. Elle est fondée sur l'interdépendance, et elle porte
l'attention sur les populations plus que sur les territoires, prenant en compte
la notion de développement durable et prônant l'ingérence
humanitaire aux dépens des principes classiques de souveraineté
et de non-intervention dans les affaires intérieures d'un État.
La sécurité humaine n'est pas centrée sur les menaces mais
plutôt sur l'origine du symptôme, et est donc motivée par
« le soucis d'une réponse institutionnalisée, et non
ponctuelle, adaptée, et non
acteurs mondiaux.
10 Laura Lohéac, « La
Sécurité humaine face au défi du multilatéralisme :
l'action du HCR dans la crise des Grands Lacs et au Kosovo »,
mémoire sous la direction de Bertrand Badie, Sciences-po Paris, ?
11 G. Agamben, « Au-delà des droits de
l'Homme », Libération, 9 juin 1993
12 Bertrand Badie, « Flux migratoires et
relations internationales », in B. Badie, C. Wihtol de Wenden, « Le
Défi migratoire. Questions de relations internationales », Paris,
Presses de la FNSP, 1994
rigide, préventive, et non réactive
»13. Le concept de sécurité humaine
réalise donc la volonté internationale d'intervention humanitaire
et de gestion globale des crises. En 1994, le PNUD (Programme des Nations-Unies
pour le développement), détailla les différents
éléments constitutifs de la sécurité
humaine14, en considérant la sécurité, et donc
les menaces qui pèsent sur les Hommes de manière
globale15.
De même, la décennie 90 a vu se multiplier les
opérations de maintien de la paix, au titre du chapitre VII de la Charte
des Nations-Unies, qui autorise l'utilisation de la force pour atteindre des
objectifs humanitaires, ce qui prouve le recul, relatif, du concept de
souveraineté. La sécurité humaine est également
devenue l'axe diplomatique d'un groupe de puissances moyennes réunies
autour du Canada, dit « groupe de Lysoen ». La principale
difficulté du concept de sécurité humaine tient à
la difficulté de lui trouver des traductions opérationnelles,
puisque sa définition est extensive, et n'est pas (encore ?)
définie dans le droit international.
Ce concept de sécurité humaine a largement
été repris par le HCR dans sa doctrine d'intervention, en
reconnaissant l'interdépendance des différentes menaces
sécuritaires dans les situations impliquant des mouvements de
réfugiés16. Cette nouvelle conception a poussé
le HCR à étendre sa conception de la protection des
réfugiés : la protection des réfugiés ne signifie
plus seulement la protection physique, mais aussi le respect de la personne
humaine et de sa dignité. C'est pourquoi par exemple le HCR,
particulièrement conscient des violences particulières faites aux
femmes multiplie les actions de protection en leur faveur.
Les déplacements de populations font partie
intégrante des préoccupations lorsque l'on parle de
sécurité humaine. Il s'agit d'assurer la protection et
l'assistance des réfugiés et des personnes
déplacées, ce qui est aujourd'hui la mission du HCR,
assisté d'autres organisations internationales, gouvernementales ou non.
En effet, ces déplacements de population peuvent affecter les conflits
desquels ils découlent, ainsi qu'en provoquer d'autres. De plus, de par
cette approche globale de la sécurité humaine, identifier des
solutions à ces personnes en difficulté, c'est aussi se pencher
sur la question de la reconstruction d'un pays après un conflit.
L'objet de cette étude est alors de comprendre comment
et pourquoi, dans ce contexte des relations internationales, des conflits qui
génèrent d'importants déplacements de population et qui
sont gérés en général par le HCR peuvent se
propager ?
Nous étudierons dans un premier temps comment le HCR
tente de rendre le concept de
13 Sabina Alkire, «Conceptual Framework for Human
Security », February 2002, paper presented at the second meeting of the
Commission on Human Security, Tokyo, Déc. 2001»
14 PNUD, « Human Development Report », 1994,
http://hdr.undp.org/reports/global/1994/en/
15 Voir Annexe 2
16 Voir Annexe 1
sécurité humaine opérationnel. Ceci nous
amènera à étudier son rôle de coordinateur et ses
limites lors des situations humanitaires complexes.
Mieux comprendre l'action du HCR nous permettra de nous
pencher sur le problème de la sécurité dans les camps de
réfugiés comme principale source de la propagation des conflits,
ce problème illustrant les défaillances politiques de la
communauté internationale.
Dans ce contexte nous étudierons enfin comment des
solutions durables, qui respectent la sécurité des
sociétés d'accueil et des réfugiés eux-mêmes,
peuvent être trouvées lors du retour ou de la
réinstallation de ceux-ci.
CHAPITRE I
LE ROLE DE COORDINATEUR DU HCR ET LA QUESTION DE
LA COOPERATION LORS DES SITUATIONS HUMANITAIRES COMPLEXES
Le HCR , ainsi que différentes ONG ou autres
organisations internationales, interviennent dans les conflits lorsque ceux-ci
créent des déplacements de populations. Leur rôle est de
gérer les secours, ce qui veut dire assister les réfugiés
dans cette situation délicate et les protéger, ce qui est
regroupé sous le terme anglais de « relief management». Mais
ces interventions ont des limites et des défaillances, d'abord dues au
fait que leur rôle est comme je l'ai dit d'assister et de protéger
les réfugiés de manière neutre17, et non de
gérer le conflit dans son ensemble et de le résoudre. Cette
faiblesse de la communauté internationale dans son ensemble, et le
désintérêt particulier des grandes puissances, anciennes
puissances coloniales notamment, font que parfois les actions du HCR et des
autres agences internationales de soutien n'ont pas tous les moyens en leur
possession pour répondre à de telles situations complexes. Les
gouvernements occidentaux en général ne considèrent pas
ces conflits armés impliquant des réfugiés («
militarized refugee crisis »18) comme des menaces à la
sécurité régionale ou internationale, alors la seule prise
en charge de ces crises par des organisations humanitaires et par le HCR sans
aucune autre forme de réponse politique fait que parfois ces crises ont
des répercussions incontrôlées, et aboutissent à la
manipulation des réfugiés (comme nous le verrons plus tard, ou
comme expliquer en introduction).
En effet, en ce qui concerne la gestion des
réfugiés, il existe un lien fort entre la manière dont est
gérée leur prise en charge et la future reconstruction du pays.
La manière dont est abordée la crise humanitaire par les
différents acteurs qui en ont la charge peut avoir de profonds effets
sur la gestion du conflit (peace-making), et sur la reconstruction et le
développement futur de la région (peace-building). C'est pourquoi
il est nécessaire lors de ce type d'intervention soit
gérée de manière sérieuse et responsable, et donc
qu'un acteur ait un rôle de coordinateur, ayant alors une vision
d'ensemble, guidant les autres pour éviter les effets pervers de
l'action humanitaire. De plus, ce rôle de coordinateur est rendu
indispensable par la complexité des situations de conflit où la
réponse apportée implique différents types d'institutions,
de mandats, de règles d'engagement, de structures de décision, et
de ressources. Cette complexité peut devenir un facteur de succès
ou d'échec d'une intervention selon que ces différentes
organisations coopèrent ou non : c'est pourquoi le rôle de
coordinateur est un rôle fondamental.
Nous étudierons donc le rôle du HCR dans la
gestion des crises humanitaires, en tant que coordinateur, c'est à dire
dans ses relations avec les autres acteurs, notamment les ONG ainsi que les
militaires, lors des interventions humanitaires en faveur des
réfugiés. Nous tenterons de comprendre comment ce rôle de
coordinateur, et ses limites, peut expliquer les défaillances de
l'action envers les réfugiés, notamment en s'appuyant sur les
exemples du Rwanda et du Kosovo.
17 Selon la Convention de Genève de 1951
portant sur les réfugiés.
18 Lischer, « Dangerous Sanctuaries : Refugee
Camps, Civil War, and the Dilemnas of Humanitarian Aid", Ithaca, Cornell
University Press, 2005, 204 p.
I - LE ROLE DE COORDINATEUR DU HCR COMME REVELATEUR
DES DEFAILLANCES DE LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE
La coordination est un facteur clé de la
réussite d'une intervention humanitaire. En effet, il existe une
pléthore de différents types d'acteurs qui peuvent intervenir. Si
l'on s'intéresse par exemple seulement aux ONG, il en existe tellement
de différentes sortes, aux différents théâtres et
modes d'intervention, aux différentes structures et objectifs, (des
religieuses ou des laïques, certaines intervenant pour les droits de
l'Homme, d'autres pour aider à la résolution du conflit, et
d'autres dans le domaine strictement humanitaire), qu'il est impossible
d'entrevoir une unité d'objectifs et d'action. Même parmi les ONG
à but strictement humanitaire, certaines ont des politiques qui peuvent
radicalement s'opposer, en ce qui concerne la coopération avec les
autorités locales, avec les militaires, ou en ce qui concerne la
sécurité de leurs effectifs... Mais de manière
générale, la plupart des ONG reste très attachée
à leur indépendance vis-à-vis de toute autorité
quelle qu'elle soit, ainsi qu'à leur neutralité dans les
conflits.
Mais les ONG ne sont pas seules à intervenir
auprès des réfugiés dans des situations d'urgence
humanitaire, où de nombreux acteurs sont impliqués : forces de
maintien de la paix et leur état-major, représentants de l'ONU et
des différentes agences de l'ONU, réfugiés eux-mêmes
parfois, agences de développement, autorités locales... Toutes
ces personnes et institutions aux objectifs et aux moyens très
différents se doivent de travailler le plus possible main dans la main :
la coordination est un défi indispensable à la réussite
d'une opération. La coopération est alors aussi donc un gage de
la sécurité humaine des réfugiés.
- Le concept d'agence « chef de file » comme
réponse au besoin de coordination
Le principe d'une agence chef de file correspond au courrant
réaliste des relations internationales, pour lequel la coordination
nécessite forcément hiérarchie et contrôle. Pour
autant, l'absence, dans la plupart des interventions humanitaires, de
stratégie politique globale, fait que les différentes
décisions ont été prises par pragmatisme plus que par
stratégie politique cohérente, résultant des pressions du
terrain plus que d'une pression politique. Depuis plusieurs années, des
critiques concernant la réponse des Nations-Unies à ce genre de
situations humanitaires complexes19 (c'est à dire des
situations impliquant plusieurs niveaux de réponses : comme la
19 La notion de "situation humanitaire complexe"
est une situation dont les causes, multiples, conjuguent instabilité
politique, tensions ethniques, conflit armé, crise économique,
profondes inégalités socio-économiques, abus des droits de
l'Homme, désintégration de la société et des
structures étatiques, et qui aboutissent à des violences et des
déplacements de populations massifs. Certains la définissent
même comme une situation dans un pays, une région
gestion des réfugiés et déplacés,
la gestion des parties en conflit, la reconstruction, le
développement...) ont éclairé les rivalités qui
existent entre les 15 agences de l'ONU ainsi qu'entre ONG. La plupart de ces
agences sont en fait concurrentes entre elles dans leurs opérations de
« fund-raising », c'est à dire de collecte d'argent. Ces
rivalités constituent un obstacle majeur à la coordination.
·.. · Emergence du concept dans les
instances de l'ONU
Au niveau du pays en crise, le rôle de coordinateur
était auparavant habituellement donné aux responsables
résident locaux représentant le PNUD. Mais leurs analyses et
expertises sont ciblées sur le développement du pays, et non sur
la réponse à des situations d'urgence. De plus, ils n'ont pas
nécessairement les ressources pour accomplir cette tâche. Alors
beaucoup reposait sur les qualités individuelles de leadership et
d'énergie des individus responsables, ce qui amena à chercher
d'autres modes de coordination.
Au niveau stratégique, le principal mécanisme de
coordination au niveau des Nations- Unies jusqu'à la Guerre du Golfe
était le Bureau de coordination des secours lors des désastres.
Ce bureau, créé en 1971, se montra incapable de gérer
certaines crises et fut « censuré » par un rapport
d'inspection commun en 1980. C'est alors qu'apparue l'idée de
désigner au niveau international une entité leader, capable
à la fois de « chapeauter » toutes les agences
impliquées, et d'être présente concrètement sur le
terrain dans les opérations de secours. Pourtant, ce concept d'agence
chef de file est tout de suite apparut comme étant un concept par
défaut, émergeant en l'absence d'autorité
compétente. Pour autant, aucun autre concept ni aucune autre solution
n'émergea. Le Bureau de coordination des secours lors des
désastres connut finalement quelques succès au Tchad et au Liban,
mais cela n'empêcha pas sa disparition quelques années plus tard,
son manque de ressources éclatant au grand jour pendant la crise du
Golfe. Mais c'est en fait le système tout entier qui faillit à
cette époque puisque personne ne vu venir l'exode massif d'irakiens
entre 1989 et 1991. C'est alors que les Etats-Unis demandèrent au HCR de
« coordonner » les opérations répondant aux besoins des
kurdes irakiens dans les « zones sûres » crées par la
coalition militaire victorieuse. Ce fut la première fois que le HCR se
vit confier une mission de coordination.
La Première Guerre du Golfe obligea les Nations-Unies
à revoir entièrement son système de réponse aux
crises humanitaires, tant le nombre d'acteurs sur place avait augmenté
mais s'était surtout diversifié. L'Assemblée
Générale créa alors un nouveau haut niveau de coordination
(de
ou une société où l'autorité est
totalement ou presque totalement détruite , anéantie, en raison
d'un conflit interne ou externe, et qui nécessite une réponse
internationale allant au-delà du mandat ou des capacités d'une
seule agence ou programme des Nations-Unies.
secours et d'urgence) ayant un lien institutionnel direct avec
le Secrétariat Général, et disposant d'un
secrétariat renforcé basé en réalité sur les
anciens bureaux déjà existants. Ces officiels furent aussi
habilités à travailler de concert avec le nouveau comité
inter-agence incluant les agences de l'ONU et certaines ONG triées sur
le volet. Cependant, cette nouvelle entité créée ne
disposa pas du pouvoir nécessaire pour diriger et contrôler
directement ces agences et institutions.
Par la suite, le mandat d'agence coordinatrice fut
donné à une agence spécialisée, le HCR, d'abord
lors de l'éclatement de la guerre en Ex-Yougoslavie. En effet, un demi
million de réfugiés fuirent les combats, et le gouvernement
yougoslave demanda lui-même l'assistance du HCR. Alors, l'ONU, à
défaut d'une réponse correspondant à un plan
stratégique pour gérer cette situation politique et militaire
inextricable, donna mandat de coordination des activités humanitaires
dans la région au HCR. A défaut d'une autre autorité, le
HCR semblait l'agence spécialisée la plus appropriée pour
la coordination, étant donnée qu'elle est la seule à
disposer des structures bureaucratiques et des capacités
opérationnelles appropriées à une crise dont une des
principales caractéristiques était un mouvement massif de
population. Le HCR reçut ce mandat de coordinateur des opérations
humanitaires dans de nombreuses crises par la suite. Depuis 15 ans qu'il est
utilisé ce concept n'a toujours pas été défini
précisément par le Secrétariat Général de
l'ONU. Cependant, il est possible d'en dégager les principaux tenants,
puisque ce concept s'est quelque peu constitué « ad hoc
»20 . Il s'agit d'abord d'éviter les duplications (de
personnel, de matériel...) et de combler les vides qui peuvent exister.
Le HCR se doit donc de collecter et de partager l'information avec tous les
acteurs concernés, de planifier la répartition des tâches
entre agences de l'ONU, de coordonner les activités de secours (avec les
ONG, les militaires et autres institutions locales...), d'évaluer les
besoins sur place et d'attribuer les différentes responsabilités,
ainsi que de représenter le système onusien dans son ensemble. En
théorie ce concept d'agence chef de file devrait fonctionner à
merveille. Mais en pratique, il a très vite montré ses faiblesses
lors de plusieurs opérations, par exemple au Rwanda ou au Kosovo, comme
nous le verrons.
·.. Le HCR, agence coordinatrice dans les pays
limitrophes du Rwanda
Dans les Grands Lacs, contrairement à ce qui se passa
en Ex-Yougoslavie, le HCR n'eut pas le rôle d'agence chef de file durant
toute la crise, car plusieurs mécanismes de coopération furent
mis en place. Le mandat de coordination du HCR se limita en effet à
l'assistance humanitaire des réfugiés, et non des
déplacés internes, et s'exerça par conséquent dans
les pays limitrophes du Rwanda : Ouganda, Zaïre, Tanzanie et Burundi. A
l'intérieur du Rwanda, la responsabilité de la coordination fut
répartie, au risque de la dispersion, entre plusieurs agences de l'ONU
(PNUD, Département des Affaires Humanitaires (DHA), le Fonds Central
d'Urgence
20 Michael Pugh et Alex Cunliffe, «The Lead
Agency Concept in Humanitarian Assistance, the Case of UNHCR», in Security
Dialogue, 1997, vol 28(1), 17- 30 p.
(CERF), et le Bureau des Nations-Unies d'Assistance d'Urgence au
Rwanda (UNREO)).
Ce cloisonnement territorial et sectoriel de la réponse
humanitaire, rapporté au nombre important d'intervenants, est pour
beaucoup dans la faiblesse de la coordination globale. Différencier
« l'intérieur » et « l'extérieur » du Rwanda
empêcha de considérer cette crise dans sa dimension
régionale. Mais la volonté de la communauté internationale
de ne voir cette crise que sous l'angle humanitaire est à ce prix.
Cependant, compte tenu de la faible coordination concernant les
déplacés internes au Rwanda, le HCR considéra ses propres
réticences à prendre directement en charge ce problème
avant le génocide comme une « opportunité manquée
»21.
Ce cloisonnement illustre également l'insuffisante
coordination entre les différentes agences de l'ONU, ce qui illustre les
défaillances d'un système multilatéral cloisonné et
enchevêtré. Deux phénomènes, qui existent dans tout
système et organisation, se combinent ici : il y a prolifération
d'organisations spécifiques et spécialisées, ainsi que la
tentation pour chacune d'augmenter sa légitimité en augmentant
son champ de compétence22. En effet, dans les situations
d'urgence, chaque agence travaille avec son propre mandat, sa propre structure,
ses propres objectifs (même s'ils sont souvent similaires), et chacune sa
propre stratégie. L'exemple des relations entre le HCR et le Programme
Alimentaire Mondial (PAM) est significatif : ces deux agences au rôle
fondamental dans la crise entretinrent des relations extrêmement tendues
autour des activités concernant la chaîne de fourniture et de
distribution de nourriture. Ces tensions résultant pour beaucoup du
chevauchement de leurs mandats et de la difficile division des
responsabilités mirent à mal un des aspects les plus importants
du secours aux réfugiés.
De cette manière, la coordination fut compromise par
les rivalités entre agences, chacune gardant jalousement son autonomie,
et minées également par une certaine défiance les unes
envers les autres. Chaque agence a l'impression que coordination rime avec
contrôle, et donc avec perte d'indépendance. Un débat agite
d'ailleurs au sein des Nations-Unies les défenseurs d'une «
coordination souple » aux défenseurs d'une « coordination
directive ». Le HCR, défenseur lui d'une coordination souple,
limita lui-même sa propre coordination avec les organismes chargés
de la coopération à l'intérieur du Rwanda,
renforçant ainsi le cloisonnement opérationnel.
C'est ce que semble confirmer le Conseil International des
Agences Volontaires de l'ONU, regroupant des agences de l'ONU ainsi que des
ONG, qui ne fait pas tout à fait la même analyse que le HCR de la
raison pour laquelle aucune coopération à dimension
régionale n'eut lieu. Selon cette agence, en juillet 1994 le
Département des Affaires Humanitaires produit une série de points
d'actions à concrétiser pour guider la réponse à
l'urgence humanitaire au Rwanda. Le DAH définit alors plusieurs
objectifs et mesures à mettre en place, l'objectif principal
étant de stabiliser la situation dans le pays, d'apporter aide et
soutien aux réfugiés à l'extérieur tout en
encourageant un
21 UNHCR, « Lessons Learned from the Rwanda and
Burundi Emergencies », Evaluation Reports, Dec. 1996.
22 Marie-Claude Smouts, « Les Organisations
internationales », Paris, 1996
rapatriement rapide des réfugiés. Pour cela le
DAH recommanda concrètement d'utiliser Entebbe et Kigali comme
aéroports, et non Goma (où se situait le plus grand camp de
réfugiés de la région), ce dispositif permettant
d'approvisionner les réfugiés par la route et donc de les
accompagner sur le chemin du retour. Cependant, les recommandations du DAH
furent ignorées par la communauté internationale. Le Conseil
International des Agences Volontaires rejette la faute sur le HCR, qui aurait
volontairement appuyé sur le fait qu'il dispose d'un mandat
spécifique pour les réfugiés afin de s'assurer de son
utilité sur le terrain. Ceci empêcha alors toute
possibilité de coordination régionale23. La
manière dont les responsables des différentes agences repoussent
la faute les uns sur les autres témoigne bien de ces rivalités
destructrices entre agences.
Malgré ces problèmes, l'efficacité,
notamment technique, du rôle du HCR dans ce rôle précis de
coordinateur dans les opérations relatives aux réfugiés
est largement reconnue. Il est significatif quand on regarde le drame rwandais
dans son ensemble de constater que le nombre de personnes qui sont mortes en
raison de causes « qui auraient pues être évitées
», est sensiblement plus bas que le nombre de personnes qui sont mortes en
raison du génocide24. Ceci prouve donc en partie
l'efficacité de la réponse humanitaire donnée. Mais cela
ne témoigne en aucun cas de l'efficacité de l'organisation de la
réponse, qui témoigne elle plutôt de l'inefficacité
de la réponse politique donnée. Si la communauté
internationale avait politiquement réagi, peut-être même que
cette aide massive et toute cette expédition n'aurait pas
été nécessaire, ou peut-être dans une moindre
intensité.
Si le régime de coordination onusien mis en place au
Rwanda fut un échec, l'efficacité technique de la réponse
du HCR peut être expliquée par la prédominance des logiques
multilatérales qui marquèrent ses relations avec les autres
intervenants. En effet, le HCR reçut le soutien de pays d'accueil,
notamment la Tanzanie, et disposa d'un mandat clair d'agence chef de file dans
les pays d'accueil qui lui assura d'une autorité auprès de ses
partenaires, autorité largement renforcée par le contrôle
d'une large partie des fonds disponibles pour les agences et ONG
chargées du problème des réfugiés. Ce
contrôle financier donna de fait le pouvoir au HCR. Ainsi, sur 1,29
milliards de Dollars alloués par la communauté internationale
entre avril et décembre 1994, 50% furent canalisés par le
système des Nations-Unies, dont 85% par le HCR et le PAM réunis
et 49% par le HCR25. Cette allocation particulière des fonds
correspond à la décision du l'Union Européenne, à
travers son programme ECHO, d'allouer au HCR tous ses financements concernant
les réfugiés.
Le HCR n'est pas à proprement parlé une agence
d'éxécution, la fourniture de l'assistance matérielle et
les services dans les camps furent déléguées aux ONG,
selon une division du travail où le HCR supervisait et les ONG
exécutaient. Le très grand nombre d'ONG
23 Rudolph Van Bernuth, «The Voluntary Agency
Response and the Challenge of Coordination», Journal Refugee Studies, vol.
9, n°3, 1996.
24 Rudolph Van Bernuth, Op. Cit.
25 Laura Lohéac, Op. Cit.
ainsi que l'inadéquation de certaines d'entre elles aux
standards professionnels rendirent la coordination difficile, au
détriment d'une certaine efficacité.
A Ngara la coordination assurée par le HCR fut une
réussite, selon un modèe cette fois de « coopération
directive » et de collaboration étroite entre partenaires. C'est en
fait le gouvernement tanzanien qui poussa à ce type de coordination, car
il craignait l'afflux massif d'ONG. En effet, en étant ainsi investi
d'un mandat clair, disposant du contrôle d'une part importante des
ressources financières, le HCR put limiter le nombre d'ONG à une
vingtaine d'agences très performantes.
A Goma la situation fut beaucoup plus chaotique, et la
coordination plus aléatoire. Il ne fut pas question pour le HCR de
limiter le nombre d'ONG, étant donnée la force d'attraction de la
couverture médiatique. Sur 200 ONG environ présentes dans la
région, la moitié était à Goma, pour
répondre à la fuite extrêmement médiatisée de
500 000 à 800 000 réfugiés. Cette présence massive
d'ONG devait aussi palier la faiblesse de la réponse des
autorités zaïroises. Cette conjoncture particulière attira
de nombreuses ONG venues glaner des fonds et de la notoriété dans
l'enfer de Goma. Cette couverture médiatique entraîna alors le
fait que les donateurs fournirent de l'argent de manière éparse
à tous les acteurs présents, et n'ont pas concentré les
fonds dans les mains du HCR comme ce fut le cas à Ngara. La faible
proportion de fonds alloués directement au HCR à Goma ne lui
permit donc d'exercer un contrôle sur les ONG, la coordination fut donc
« souple », c'est à dire lâche et laborieuse. Mais le
déploiement du contingent zaïrois en mars 199526 permit
une meilleure collaboration entre le HCR et les autorités, ce qui lui
assura une plus grande autorité auprès des autres acteurs.
·.. Un mandat de chef de file restreint au
Kosovo
Au Kosovo, le HCR s'attendait à remplir le rôle
de coordinateur entre tous les acteurs - gouvernements, agences
multilatérales et ONG - engagés dans l'opération
humanitaire, comme il l'avait fait dans les précédentes crises
des Balkans, mais en réalité il n'eut pas de mandat clair pour
coordonner les acteurs autres que les agences onusiennes. Désigné
agence chef de file pour l'Ex-Yougoslavie en 1991, le HCR avait conservé
ce statut pour les déplacés internes au Kosovo en 1998.
L'extension de ce statut à la crise des réfugiés de mars
1999 ne fut pas contestée par les autres agences, et le Bureau de
Coordination des Affaires Humanitaires (BCAH) donna son accord pour le seconder
dans cette tâche. Cependant, la confusion des rôles et du statut
entre les membres du BCAH et ceux du HCR ont contribué à saper la
crédibilité du HCR comme agence chef de file, notamment en
Albanie. Par contre, la coopération avec les autres agences onusiennes,
fondée sur le Memorandum of Understanding (MOU) établi entre 1996
et 1997 entre le HCR, l'UNICEF, le PAM, fonctionna bien. Les tensions entre le
HCR et le PAM constatées au Rwanda diminuèrent au Kosovo
grâce au MOU.
26 Se référer à ce sujet au
Chapitre II
D'une manière générale, le HCR eut
beaucoup plus de difficultés au Kosovo qu'il n'en a eu au Rwanda
à assurer et à faire reconnaître son statut d'agence chef
de file. En effet, à l'exception des ONG partenaires qu'il finance
directement, l'autorité formelle impliquée par le concept ne
s'étendait ni aux ONG , ni aux donneurs, ni à l'OTAN.
L'autorité du HCR en matière de coordination reposait donc
essentiellement sur une reconnaissance volontaire et sur un consensus,
fondés en grande partie sur une crédibilité qui
pâtit gravement de son impréparation à la réponse
d'urgence. Ce problème est d'ailleurs intrinsèque au statut du
HCR : son mandat est renouvelé tous les cinq ans et son budget ne repose
que sur des contributions volontaires, selon le bon vouloir des donateurs. Mais
lorsque l'on prétend être l'agence coordinatrice, il faut
être prêt à réagir à n'importe quelle
situation pour ne surtout pas perdre sa crédibilité et son
rôle de leader dans les situations d'urgence. C'est justement là
que le HCR pêche parfois dans certaines situations, par manque de moyens
et de personnels.
Au Kosovo, en pratique, son autorité reposait plus sur
des relations de pouvoir liées à la reconnaissance de son
rôle et de son action humanitaire que sur une autorité
légale. Dans ces conditions le HCR ne put assurer la coordination, au
moins dans le premier mois de l'urgence, où la sphère
humanitaire, intensément politisée et donc très
compétitive, fut marquée par des logiques bilatérales.
Cette logique compétitive l'emporta à tel point que l'idée
de camps de réfugiés « nationaux » fut même
envisagée. Les logiques bilatérales se manifestèrent en
particulier dans l'allocation des ressources. L'Union Européenne par
exemple, principal bailleur de fonds, n'octroya que 3,5% de ses ressources
directement au HCR. Pourtant, l'idée de multilatéralisme implique
de d'orienter les fonds vers des agences multilatérales, comme celles de
l'ONU, ici donc le HCR, qui s'occupe lui de redistribuer ensuite les fonds aux
différentes ONG les plus compétentes selon lui. Mais au Kosovo,
opération dirigée non pas par l'ONU mais par l'OTAN, les
ressources furent attribuées par d'autres canaux bilatéraux,
militaires ou humanitaires, chaque donateur, et derrière lui chaque
Etat, choisissant de financer son agence ou son armé. Les contributions
aux agences multilatérales furent elles marquées par de lourdes
pression et conditionnalités politiques. Peter Morris, de MSF,
déclara plus tard : « de nombreux gouvernements financèrent
les ONG de manière bilatérale, ce qui réduisit beaucoup la
possibilité du HCR d'établir une priorité selon les
programmes ou de contrôler leur efficacité »27. De
fait, de nombreuses ONG financées par leur propre gouvernement
montèrent des projets sans même en référer au HCR,
ni au gouvernement d'accueil, et nombreuses sont celles qui agirent selon leurs
propres critères et priorités, sans contrôle.
Le HCR put financer au Kosovo environ 20% des ONG
présentes. Il intéressant de constater que lors de la crise
humanitaire de Goma, le nombre d'ONG financées par le HCR était
le même. Mais à Goma les ONG entre elles réussirent
à se coordonner quelque peu, malgré la ferveur médiatique.
Au Kosovo, les logiques bilatérales de financement firent que les
projets des
27 Peter Morris, tiré de « The Economist
», Jan. 2000
différentes ONG partirent dans tous les sens, sans
vraiment de logique. En matière de coordination, le HCR ne peut pas tout
faire à lui tout seul : il a besoin en premier lieu de la
coopération des ONG, mais il a également besoin que les ONG se
coordonnent entre elles. La différence porte également sur le
déroulement temporel de la crise, et sur la crédibilité du
HCR dans sa réponse à la crise. En effet, à Goma, les ONG
furent très dépendantes du HCR au tout début de la crise.
Lorsqu'elles acquirent plus d'indépendance, le HCR avait
déjà pu mettre en place des mécanismes de coordination,
qu'il put maintenir grâce à sa crédibilité.
L'inverse arriva en Macédoine et en Albanie, où au début
de la crise les ONG ne recherchèrent pas le financement du HCR.
Le HCR ne put donc ni jouer son rôle de coordination, ni
contrôler la qualité et l'expérience des ONG : la
réponse à la situation d'urgence fut donc chaotique, sans
véritable identifiication préalable des besoins. Les faiblesses
de la coordination se traduisirent par une duplication des activités et
par une forte variation en matière de couverture de l'assistance ce qui
va à l'encontre du principe d'équité régissant
l'aide humanitaire, ce qui est aussi un principe d'action du HCR. Les
conséquences de cette mauvaise coordination furent pourtant moins graves
qu'elles n'auraient pu l'être, en particulier si la crise avait
duré.
Le HCR fut par conséquent très critiqué,
en tant qu'agence chef de file, pour ses déficiences en matière
de coordination. L'environnement à dominante bilatérale ainsi que
la multiplicité des acteurs ne sont pas pour autant les seuls
responsables, le HCR ayant ses propres faiblesses liées en partie au
manque de personnel et au rôle mineur qu'il joua dans l'assistance.
- Le rôle d'agence chef de file en question
Comme nous l'avons vu, la performance du HCR varie selon la
configuration des crises. Cependant, il réaffirme sa stratégie
d'inscription dans le champ opérationnel, en tant qu'agence
coordinatrice de l'assistance humanitaire, à la fin de chaque crise. De
son expérience au Rwanda, il tira la conclusion que « la
capacité de réponse d'urgence (...) est un atout
opérationnel majeur pour le HCR et devrait être non seulement
maintenue mais renforcée pour permettre à l'Organisation de
garder son avance internationale dans ce domaine »28 .
Malgré l'échec dans ce domaine au Kosovo, le HCR réaffirma
« sa détermination à renforcer ses capacités de
réponse d'urgence »29. Dans le débat permanent au
sein des Nations-Unies, sur la nécessité d'adopter une
démarche mieux coordonnée et plus intégrée dans la
réponse aux crises humanitaires (renforcée par le constat
d'éclatement et de multiplication des mécanismes de
réponse au Rwanda), le rôle du HCR dans cette réponse reste
controversé, les divergences reflétant souvent les
interprétations
28 UNHCR, «Lessons learned from the Rwanda and
Burundi Emergencies», Evaluation Report, Dec. 1996
29 UNHCR comments on «The Kosovo Refugee
Crisis», cité par William Hayden dans "The Kosovo Conflict : The
Strategic Use of Displacement and Obstacles to International Protection", in
Civil Wars, Vol. 2, n° 1, 1999
différentes de son mandat. Par exemple, au vu de
l'efficacité du HCR à orchestrer la réponse internationale
dans les précédents conflits des Balkans, T. Weiss et A.
Pasic30 saluaient en 1997 la « réinvention » du HCR
comme agence chef de file, sur le fondement d'une lecture élargie de son
mandat, comme « organisation humanitaire des Nations-Unies pour les
victimes de guerre », et symbolisant la « prise de
responsabilité de la communauté internationale ».
Considérant cette évolution comme une adaptation
nécessaire aux besoins humanitaires émergeant du désordre
de l'après Guerre Froide, ils considèrent qu'il est peu
souhaitable que d'autres organismes de coordination soient créés
(comme plus tard le BCAH), le HCR et l'UNICEF étant les deux seuls
candidats susceptibles d'être désignés comme agence chef de
file dans les situations humanitaires complexes.
Mais d'autres ne font pas le même constat. M. Pugh et A.
Cunliffe31 considèrent eux que ce concept d'agence chef de
file est insatisfaisant et qu'il représente une « position
défaut » pour remplir le vide de la coordination en l'absence de
mécanismes politiques forts. Disposer d'agences
spécialisées, ici sur les réfugiés, pour remplir un
rôle de leader global devant coordonner des éléments civils
et militaires, est inapproprié. En effet, désigner une agence
spécialisée pour coordonner tous les aspects humanitaires d'une
crise peut poser des problèmes pour cette agence. Cela augmente la
propension des agences de secours à se politiser, et ce de trois
manières. Premièrement, cela peut pousser l'agence, comme on l'a
vu dans le cas du HCR, à se substituer à une réponse
internationale globale et cohérente, et peut la pousser à se
détourner de son vrai rôle. Même si cela fonctionne, il est
vrai que le HCR aujourd'hui ne fait que déléguer son travail
à des ONG, son rôle d'agence leader l'ayant détourné
de son rôle premier d'assistance aux réfugiés.
Deuxièmement, dans les guerres civiles en particulier,
un tel rôle peut compromettre la partialité perçue de
l'agence. Le HCR de par son rôle de leader se doit se faire des choix
politiques, se retrouvant parfois « piégé dans des processus
politiques inextricables »32, comme en Ex-Yougoslavie par
exemple. Dans ce type de situations, le HCR doit prendre des positions
politiques fortes, et les parties en conflit en viennent à le
considérer comme partial.
Troisièmement, comme je l'ai déjà
évoqué, ce rôle a tendance à accentuer les
rivalités et coup-bas entre agences. Le HCR a étendu ses
activités dans de nombreux domaines, allant de la création d'une
cellule des opérations aériennes à Genève, à
la création d'une cour des droits de l'Homme au Cambodge, en passant par
le déploiement de conseillers militaires au Zaïre. Cette expansion
opérationnelle a conduit bien souvent à des accusations «
d'impérialisme ». Cependant, il faut noter que la
coopération entre agences est souvent plus effective sur le terrain que
dans les
30 Thomas Weiss et Amir Pasic, « Reinventing
UNHCR : Enterprising Humanitarians in the Former Yougoslavia, 1991-1995 »,
in Global Governance, 1997, Vol. 3, n°1, p. 41-57
31 Michael Pugh et Alex Cunliffe, "The Lead Agency
Concept in Humanitarian Assistance, the Case of UNHCR", in Security Dialogue,
1997, Vol. 28 (1), p. 17-30
32 UNHCR, "The State of World's Refugees", 2006
instances dirigeantes.
Ces auteurs développent donc une approche alternative
pour éviter tous ces problèmes au HCR. Beaucoup soutiennent
l'idée que le DAH serait plus à même de remplir ce
rôle de coordinateur que le HCR. Mais le fait est que le DAH n'a pas
suffisamment de ressources sur le terrain pour remplir ce rôle. Surtout,
il semble exister peu d'enthousiasme parmi les Etatsmembres pour fournir plus
de capacités et de moyens au DAH pour qu'il remplisse ce rôle. Les
Etats préfèrent s'appuyer sur des instances déjà
existantes et compétentes, et qui n'ont pas besoin de moyens financiers
nécessaires. C'est d'ailleurs bien souvent le côté
financier qui rebute la communauté internationale et fait que celle-ci
ne s'engage pas plus avant.
Néanmoins, le besoin d'une structure capable de
surmonter les rivalités entre agences se fait sentir. Une des
clés pour créer les conditions de la coordination et donc
faciliter les échanges entre agences est la préparation d'une
structure stratégique basique pour les situations d'urgence. Selon M.
Pugh et A. Cunliffe, ce travail devrait être fait sous la direction du
Secrétaire Général, vu l'importance stratégique de
ce type de situations. Surtout, ce travail devrait être
élaboré sous les auspices du DAH avec l'aide des 13 membres du
CIAV, ainsi que tous les autres services concernés, afin d'impliquer
beaucoup d'acteurs tou en conservant l'efficacité. Le DHA a d'ailleurs
fait d'importants efforts en ce qui concerne la circulation de l'information et
la consultation inter- agences. Afin de contenter tout le monde, une des
idées de M. Pugh et A. Cunliffe est d'équiper dans chaque crise
le représentant spécial de l'ONU d'une petite équipe
d'experts du DAH, comme cela fut le cas au Burundi par exemple. D'une
manière générale, le Représentant local de l'ONU
est mieux renseigné sur les spécificités locales et
l'évolution de la situation, et peut négocier avec les
autorités. Cela permettrait aussi de renforcer à la fois la
capacité décisionnelle du représentant de l'ONU et par
conséquent de renforcer le poids de la communauté internationale
dans le conflit. Cette approche permettrait en outre d'insuffler au processus
de décision une consultation d'experts, ce qui pourrait diminuer le
risque de désordre dans la protection de l'aide. Enfin, le DAH a
l'avantage d'avoir la responsabilité de gérer les relations avec
les organisations militaires, sachant que celles-ci posent souvent
problème pour la neutralité d'une agence comme le HCR. Pour la
coordination, favoriser le leadership individuel avec une relation directe
à l'autorité du Secrétariat de l'ONU est un concept qui
laisse plus de liberté et d'initiative aux acteurs, chacun pouvant donc
apporter ses compétences, le tout contrôlé par une
autorité ayant une vision d'ensemble et ayant le pouvoir de prendre des
décisions et de les assumer, sans autant de conséquences que pour
une simple agence.
Il convient tout de même de considérer les
éventuelles faiblesses d'une telle approche : la priorité pour
une agence sera d'obtenir un droit d'entrée auprès du
Secrétariat de l'ONU, le risque étant que des
considérations politiques prennent le pas sur des critères de
compétences.
Le concept d'agence chef de file, testé notamment au
Rwanda puis en Ex-Yougoslavie, a
montré ses faiblesses. Deux problèmes se posent.
D'abord, cette agence leader n'a de comptes à rendre à personne,
si ce n'est à elle-même. Elle n'est pas responsable devant une
autre instance de l'ONU, et même si elle fait partie du CIAV, celui-ci
n'a que peu d'influence sur elle. Ensuite, ce concept suppose que les autres
agences du même rang se subordonnent à son autorité, ce qui
dans les faits ne fonctionne pas.
Des agences comme le HCR ne sont pas faites pour coordonner la
réponse de la communauté internationale à des situations
humanitaires complexes. L'idée d'une agence chef de file masque le
véritable problème : il n'existe pas de mécanismes
spécifiques, disposant d'une autorité politique internationale et
de capacités professionnelles aux niveaux stratégiques et locaux,
capable de gérer ces situations et de coordonner l'action internationale
afin de rendre effective définitivement la sécurité
humaine.
II - LA COORDINATION DES OPERATIONS AVEC LES
MILITAIRES
La coopération entre agences et entre ONG est un
défi à relever pour l'efficacité de l'action de la
communauté internationale et pour le bien de l'approche
multilatérale. Cependant, apparu dans les crises post-Guerre Froide des
années 90, le défi à relever aujourd'hui en matière
de coordination est l'épineux problème de la coopération
entre ONG, OI et agences de l'ONU avec les forces militaires intervenant dans
ces situations humanitaires complexes. Cette mutation, justifiée par la
sécurité humaine, n'est pas sans poser certains
problèmes.
- La coordination des ONG avec les militaires
Traditionnellement, les ONG agissent de manière
très indépendante. Même si financièrement elles sont
soutenues par certains donateurs, qui alors peuvent leur poser quelques
conditions d'action, elles restent en général extrêmement
attachées à leur autonomie notamment par rapport aux
gouvernements. Par conséquent elles ont rarement travaillé en
coopérant et en coordonnant leurs actions avec d'autres ONG, les OI ou
les forces militaires. Elles restent très attachées à leur
neutralité, et surtout à cette sorte de
vulnérabilité, de fragilité, qui au lieu de les exposer
les protège de toute attaque. Mais même si cela peut ne pas leur
plaire, les ONG, ainsi que les OI et les agences de l'ONU, ont compris qu'elles
devaient coopérer avec les militaires pour assurer l'efficacité
de leur action. En effet, les conflits aujourd'hui diffèrent des grands
conflits de la Guerre Froide, et les opérations militaires ont
changé de nature. Aujourd'hui les forces militaires s'engagent dans ces
guerres pour stopper le conflit mais aussi pour rétablir la paix, et ont
donc besoin d'ajouter à leur stratégie un volet humanitaire. Dans
les situations humanitaires complexes,
les militaires ont donc besoin des civils, et vice-versa.
Dans des opérations comme en Irak ou en Somalie,
l'établissement de relations de travail privilégiées entre
militaires et ONG permit le succès de l'assistance humanitaire dans un
environnement très dangereux et volatile33. Ces mêmes
opérations, cependant, soulignent également l'importance
d'établir une meilleure et plus rapide communication parmi tous les
acteurs agissant de la communauté internationale, pour une meilleure
compréhension des objectifs globaux de l'opération. Il est vrai
que même si la coopération fut un succès en Somalie, les
ONG et les militaires avaient des objectifs bien différents. Les
militaires, eux, voulaient éviter l'enlisement dans une situation
complexe. Ils voulaient donc entrer dans le pays, réparer ce qui
n'allait pas, et repartir. Les humanitaires, eux, n'avaient évidemment
pas du tout la même vision de leur engagement. Leurs actions s'inscrivent
en effet su le long terme, s'adressant aux causes profondes du problème
et prolongeant l'assistance humanitaire au delà de la simple offensive
militaire. Ces analyses et objectifs différents sot autant d'obstacles
à la coopération, mais ils ne sont pas les seuls. Il faut noter
que la culture humanitaire et la culture militaire sont diamétralement
opposées. La plupart des ONG par exemple prennent leurs décisions
de manière collégiale, et non de manière
hiérarchique, comme les militaires. La culture des humanitaires va
également souvent à l'encontre de la culture sécuritaire
des militaires. De plus, les militaires sont extrêmement
entraînés à affronter toutes sortes de situation, la
structure et les objectifs de la mission ainsi que les règles
d'engagement sont définis à l'avance, et rien ne peut les faire
déroger à la règle établie, qu'il s'agisse d'un
soldat première classe ou d'un général trois
étoiles. Mais parfois l'approche décentralisée et flexible
des ONG peut aussi être un atout dans des situations difficiles,
où il faut savoir changer soudain de stratégie. Ces deux mondes,
humanitaires et militaires ont donc parfois beaucoup de mal à se
comprendre, et parfois se méprisent même.
Mais ces deux mondes ont eu plusieurs occasions de se
rapprocher et de mieux se comprendre, comme récemment au Kosovo, au
Timor Oriental ou en Sierra Leone. Aujourd'hui de plus en plus d'acteurs
humanitaires commencent à penser qu'ils ont parfois besoin des
imposantes capacités logistiques des armées, et de plus en plus
de militaires apprécient le dévouement ainsi que l'innovation
apportées par les humanitaires. Parfois même les militaires se
sont plaints que les ONG, et derrière elles le HCR, n'avaient pas les
capacités ni le personnel suffisants pour répondre aux demandes
des militaires.
Les militaires ont eux-mêmes vocation à
améliorer les relations ONG-OI / militaires en créant des Centres
des Opérations Civiles-Militaires afin de rapprocher les objectifs et
stratégies des deux « camps ». Ces centres cependant ne
servent pas de mécanismes de coordination. Et même quand acteurs
humanitaires et militaires veulent coopérer étroitement, certains
facteurs peuvent les en empêcher. Par exemple, en Bosnie, leurs
règles d'engagement empêchaient les
33 Cependant en Somalie la défaite militaire
des forces américaines en 1992 compromit la délivrance de cette
aide huamanitaire.
militaires américains de voyager dans des convois de
moins de quatre véhicules, pour des questions de sécurité.
Ils ne pouvaient donc pas se déplacer de manière rapide dans le
pays. Par conséquent, le personnel des ONG et des autres agences
présentes voyagèrent souvent par eux- mêmes, sans attendre
qu'un convoi militaire soit formé. Mais malgré ce genre de
problèmes, militaires comme humanitaires reconnaissent en
général aujourd'hui que même s'ils s'engagent dans ces
conflits pour des raisons complètement différentes, le
succès des uns est indispensable au succès des autres. Les ONG et
les acteurs humanitaires en général dépendent fortement
des conditions de sécurité assurées par les forces
militaires pour protéger leur personnels, leur équipements, mais
aussi par exemple les réfugiés34. Les forces de
maintien de la paix elles ne peuvent en général se retirer que
lorsque les agences civiles ont fini leur travail de consolidation de la paix
et commencent la phase de reconstruction et de réconciliation. Les uns
ont besoin des autres, et le départ précipité de l'un des
deux acteurs peut précipiter l'échec de l'autre. C'est ce qu'il
se passe en ce moment même au Timor Oriental, où les forces de
maintien de la paix se sont retirées trop tôt. Les Etats donateurs
ont fait pression sur l'ONU pour renvoyer les soldats dans leurs casernes et ce
notamment pour des raisons financières, le coût de leur maintien
étant relativement élevé. Malgré les appels au
maintien d'une force, même un peu réduite, au Timor Oriental, de
la part des membres du gouvernement et des observateurs internationaux sur
place , les soldats se retirèrent alors que la situation politique
était encore trop fragile. Il y a peu, des conflits armés ont
ré-éclaté dans la capitale, obligeant l'Australie
(mandatée par l'ONU), à redéployer ces soldats.
L'opération de maintien de la paix au Timor Oriental, qui était
présenté comme un modèle du genre par l'ONU, a donc
été entaché par un retrait trop précoce des forces
de maintien de la paix. Le risque est que le conflit qui reprenne aujourd'hui
et ruine le travail entamé par les humanitaires.
La cohérence entre le travail des acteurs humanitaires
et les forces militaires est donc primordiale. A travers des ateliers de
travail, des consultations... les ONG et tous les acteurs humanitaires peuvent
élargir et soutenir les négociations officielles, par exemple en
faisant la promotion d'idées qui peuvent nourrir le processus officiel
de résolution du conflit. Mais pour cela, la collaboration doit implique
plus que de simplement garder les autres parties informées. Cela
nécessite de s'accorder sur les méthodes, sur les objectifs, et
de rester discipliner pour laisser l'autre, quand il est plus à
même de remplir une tâche, prendre le relais. Il est ici question
de responsabilité. Les ONG et autres agences doivent prendre conscience
de la répercussion de leurs actes, puisque ceux-ci sont susceptibles
d'avoir des incidences fortes sur la situation. Surtout que les agences
internationales spécialisées et les ONG ont tendance à
prendre des responsabilités qui dépassent de loin leur mandat
initial. Par exemple au Rwanda les agences ont dû avancer dans le noir le
plus total, dû à l'effondrement de l'autorité centrale.
Surtout, les ONG et les autres agences de secours ont tendance à devoir
se substituer à une communauté internationale qui ne veut pas
s'engager politiquement ; elles doivent donc se substituer à
l'échec
34 Comme nous le verrons plus en détail dans la
seconde partie.
du multilatéralisme. Mais elles doivent par
conséquent faire très attention aux conséquences
inattendues de leurs actes, et aux effets pervers de leur présence
massive dans un pays.
- Le HCR à l'épreuve de la coopération
avec les militaires
Tout comme pour les ONG, « l'âge de l'innocence
»35 est passé pour le HCR, qui accepte aujourd'hui une
collaboration étroite avec les militaires.
·:. La relation entre le HCR et les militaires dans
les Grands Lacs : la primauté de l'humanitaire
La crise rwandaise constitue une étape importante dans
les relations entre le HCR et les militaires. Bien que ceux-ci aient
été tardivement engagés, la démission de la
communauté internationale fut bientôt compensée par un
gigantesque déploiement de moyens militaires. Il y eut trois cadres
différents pour ces opérations. Un cadre multilatéral avec
l'opération de maintien de la paix de la MINUAR (I et II) ; un cadre
bilatéral avec les contingents nationaux déployés sous
l'égide du HCR ; et un cadre unilatéral avec les
opérations indépendantes des français (opération
Turquoise, sécuritaire) et des américains (opération
Support Hope, humanitaire).
Le fait nouveau au Rwanda, dû à la
particularité de la crise, est que les militaires reçurent comme
priorité la responsabilité d'activités de secours. Qu'il
s'agisse de la MINUAR I ou II ou de l'opération Support Hope,
l'humanitaire était prioritaire. Il est intéressant de constater
que l'opération de l'ONU échoua dans sa coopération avec
le HCR et fut peu efficace dans le domaine humanitaire, tandis que
l'opération américaine réussit elle à pallier
justement les défaillances du HCR, en répondant rapidement aux
besoins et en se retirant une fois la crise sous contrôle de celui-ci.
Les forces américaines travaillèrent également en
étroite collaboration avec les autres organisations humanitaires des
Nations-Unies, les organisations civiles et la MINUAR.
Signe de l'évolution du HCR dans ses rapports avec les
militaires, la crise du Rwanda fut l'occasion d'une mesure innovante, tentative
de traduction de la sécurité humaine, mais parfois teintée
d'effets pervers. En effet, dans le contexte de la crise de Goma, entre
mi-juillet et la fin de l'année 1994, le HCR, à travers divers
accords passés avec les troupes nationales, mit en place un programme
« d'ensembles de services » dans des domaines techniques, comme la
logistique, l'aménagement des camps de réfugiés, le
traitement de l'eau, l'hygiène et la santé publique... La
moitié des pays qui répondirent à l'appel du HCR sont des
pays faisant partie du groupe de Lysoen36, et qui donc sont des
promoteurs de la sécurité humaine. Le HCR fixait les objectifs et
les
35 Thomas Weiss, «Military-Civilian
Humanitarianism : The «Age of Innocence» is Over», in
International Peacekeeping, Vol. 2, n°2, Eté 1995, p. 157-74
36 Groupe de pays ayant inscrit les concepts de
sécurité humaine dans la définition de la stratégie
de leur politique étrangère, avec plus ou moins d'aplication
effective. En font partie pa exemple l'Allemagne, l'Australie, Israël, la
Nouvelle-Nouvelle-Zélande, le Canada, les Pays-Bas, l'Irlande,
leJapon...
missions de chacun, les militaires eux gardaient le
contrôle des opérations. Ainsi ces forces agissaient de
manière autonome dans le cadre d'accords négociés
directement entre le HCR et les ministères de la Défense des
Etats impliqués. L'Irlande fournit une contribution spécifique :
des soldats et des civils furent mélangés, à la fois au
sein du HCR, et au sein de deux ONG irlandaises, ce qui provoqua une confusion
inhabituelle entre ces deux cultures, civile et militaire. Les militaires
français aussi contribuèrent à l'effort du HCR pour aider
les réfugiés rwandais : bien que l'accord passé avec la
France ne le prévoyait pas, des ressources militaires furent mises
à la disposition du HCR. Au total, 22 Etats, sans compter l'Union
Européenne, fournirent des moyens, civils ou militaires, au HCR dans le
cadre de ces accords de services. Le fait que le HCR, plutôt que la
MINUAR, ait été l'interlocuteur des Nations-Unies pour ces
contingents souligne bien la nature humanitaire des missions. Signe de
l'évolution de la position du HCR par rapport aux militaires, celui-ci
rédigea en 1995 un « Manuel pour le militaire en opération
humanitaire », dans lequel il défend une position nuancée,
mais favorable tout même à la coopération avec les
militaires. Le HCR fut d'ailleurs la première organisation des
Nations-Unies à engager un ancien officier comme conseiller pour les
problèmes militaires et logistiques.
·:. Au Kosovo : le HCR sous
l'hégémonie des militaires ?
La décision du HCR de coopérer avec l'OTAN, non
mandatée par les Nations-Unies et donc partie prenante du conflit,
distingue le cas du Kosovo des autres situations « d'imposition de la paix
». L'engagement de l'OTAN en faveur des albanais kosovars pouvait
même être vu comme contraire au principe humanitaire de
neutralité, ce qui posa un problème sérieux au HCR ainsi
qu'aux autres ONG. C'est donc avec réticence que le HCR s'engagea aux
côtés de l'OTAN. Et du côté de l'OTAN même, le
côté humanitaire de cette opération fut fortement
contesté par une partie de l'alliance et des pays d'accueil.
Avant la crise, l'OTAN, sur pression de certains Etats
membres, mis en avant ses préoccupations humanitaires dans cette
opération. Alors l'OTAN demanda la coopération du HCR pour
gérer l'afflux massif de réfugiés fuyant les futurs
bombardement et les futures vengeances des Serbes contre les albanais du
Kosovo. Mais l'OTAN se heurta d'abord au refus franc et massif du Haut
Commissaire pour les Réfugiés, Sadako Ogata, qui, bien que
reconnaissant l'utilité d'une telle coopération entre deux
interlocuteurs privilégiés, refusa la coopération pour
préserver la distinction entre le rôle politique de l'OTAN et le
rôle humanitaire du HCR. L'insuffisance des moyens du HCR face à
l'exode massif de réfugiés albanais et les appels directs de
l'Albanie et de la Macédoine aux moyens de l'OTAN confirmèrent
d'ailleurs la pertinence de cette analyse.
En effet, malgré sa présence avant les
événements, le HCR, dans une situation financière
très difficile, ne disposait pas des ressources suffisantes en
personnels et en matériels, et ne tenait pas la comparaison avec les
militaires : le HCR disposait d'un ration de 1 employé pour 3500
réfugiés, contre 2pour 40 du côté de l'OTAN. Un tel
écart tient au fait que les institutions
intergouvernementales reflètent évidemment les
choix politiques de leurs membres (que l'on peut en quelque sorte
considérer comme des actionnaires), et qu'en l'occurrence les
gouvernements des pays membres de l'OTAN, qui sont aussi membres de l'ONU, ont
arbitré l'allocation des ressources et l'appui politique en faveur de
l'Alliance Atlantique, moins soumise que le HCR aux contraintes du
multilatéralisme et laissant ainsi un espace à des interventions
« nationales » visibles.
C'est pourquoi finalement la coopération était
la seule alternative possible pour le HCR car il fut largement contourné
par ses partenaires, la réponse humanitaire relevant d'enjeux qui le
dépassaient. Il est significatif à ce propos que l'Albanie et la
Macédoine aient fait appel à l'OTAN plutôt qu'au HCR pour
établir les camps de réfugiés alors que ce dernier avait
établi des relations de travail régulières avec ces
gouvernements. Mais cet appel relevait de considérations
stratégiques dépassant le HCR, l'occasion permettant aux
gouvernements macédoniens et albanais de renforcer leurs relations avec
l'Alliance et d'assurer leur sécurité. Même si le HCR avait
voulu s'imposer, le gouvernement macédonien par exemple décida de
ne traiter qu'avec un acteur « étatique » comme l'OTAN. Alors
le gouvernement allemand servit d'interlocuteur, tout en travaillant
étroitement avec le HCR. Cet exemple montre que si l'egagement des
militaires n'était pas forcément nécessaire sur le plan
technique, cette alternative était meilleure et plus simple sur le plan
politique. Les relations entre militaires et humanitaires dans la crise furent
ainsi largement définies par l'OTAN, au point que certains, comme M.
Pugh qualifient « d'hégémonique » le relation des
militaires avec les agences humanitaires présentes au Kosovo. La
coopération fut sensiblement différente selon les pays
hôtes, mais le HCR fut rarement consulté sur les problèmes
essentiels, les plans et les accords ayant été largement
initiés sans le HCR.
C'est ainsi que le HCR, en partie en raison de son
impréparation, mais surtout en raison de choix politiques des
Etats-membres, n'eut d'autre choix que d'accepter une situation sur laquelle il
n'avait qu'une emprise limitée.
- Les limites de l'approche intégrée de
l'humanitaire, du politique et du militaire.
·.. Dans les Grands Lacs
L'expérience rwandaise, jugée positive par
beaucoup, a élargi le cercle des contributions humanitaires à des
institutions militaires à la fois multilatérales et
bilatérales, que ce soit pour le maintien de la paix ou dans un but
humanitaire. De nombreux gouvernements ont engagé leur troupes, et ont
compris, certes tardivement, l'intérêt qu'ils pouvaient avoir
à servir une action humanitaire internationale pour leurs propres
intérêts nationaux. Le principe de la fourniture de services
proposé par le HCR permit même aux gouvernements d'adapter leurs
ressources aux tâches qui leur étaient spécifiquement
attribuées. Cependant, l'effet pervers est que ces
gouvernements ont préféré envoyer des
troupes pour soutenir les agences dans leur travail humanitaire, plutôt
que d'envoyer des troupes se battre contre des rebelles ou sécuriser
certaines zones. En définitive, la somme des efforts de ces contingents
nationaux, fortement bénéfiques en eux-mêmes, ne peut se
substituer à une stratégie internationale multidimensionnelle,
pour faire face aux nombreuses racines, profondes et globales de la crise
rwandaise. En d'autres termes, la communauté internationale accomplit
avec brio son devoir d'assistance et d'ingérence humanitaire, mais ne
fit rien, ou si peu, pour résoudre politiquement le conflit. C'est en ce
sens que l'on peut dire que la communauté internationale instrumentalise
le concept de sécurité humaine, en faisant la bonne action d'agir
pour les réfugiés, mais en ne faisant rien pour régler
leur situation à long terme. En agissant ainsi, la communauté
internationale réduit donc le concept de sécurité humaine
à une peau de chagrin.
Ainsi, l'engagement humanitaire dans les Grands Lacs fut
à géométrie variable : engagement militaire humanitaire
mais aux dépens de l'engagement politique. L'expérience rwandaise
laisse donc un certain sentiment de malaise, puisque les problèmes
structurels ne furent pas résolus.
·. · Au Kosovo
Les enjeux politiques furent beaucoup plus importants au
Kosovo qu'au Rwanda ou dans d'autres crises complexes, soulignant l'importance
du facteur géographique (le Kosovo et l'ExYougoslavie étant sur
le continent européen) dans la prise en compte politique des crises. De
plus, l'OTAN déclara que cette guerre, la première de l'OTAN en
Europe, était d'abord une guerre humanitaire, dont le principal but
était le retour des réfugiés. Cela fit donc
énormément monter la pression et affecta inévitablement la
collaboration entre acteurs militaires et humanitaires.
Alors, la confusion entre le militaire - politique et
l'humanitaire fut parfois une réalité au Kosovo. Pour le HCR,
l'engagement de l'OTAN eut ainsi la conséquence d'accroître ses
ressources, mais selon des priorités différentes et parfois
concurrentes, et fut la cause, notamment en Albanie d'une confusion des
missions humanitaires et militaires, comme le dénonça le Haut
Commissaire aux réfugiés de l'époque. Selon le HCR, seules
les agences humanitaires ont l'indépendance nécessaire par
rapport à des considérations politiques pour mener le travail
d'assistance aux réfugiés de manière neutre, comme le
veulent les principes humanitaires de base. Pour le HCR, et d'autres, les
militaires doivent soutenir ces agences mais ne pas se substituer à
elles. Les militaires ne doivent pas oublier que leur rôle est avant tout
politique, il s'agit de conduire la guerre et d'imposer la paix. Comme le
déclara Kofi Annan lui-même, « si ces lignes sont
brouillées [ les lignes de distinction entre les activités
civiles et militaires ], il y a un risque de dommage irréparable au
principe d'impartialité de l'assistance humanitaire37.
37 Kofi Annan, communiqué de presse,
cité dans Le Monde du 27 Mai 1999.
Si le soutien de l'OTAN était la seule alternative
possible au début de la crise, des solutions civiles auraient pu
être trouvées et mises en place par la suite. Cependant les
gouvernements privilégièrent les initiatives nationales, et
lorsque le HCR assuma enfin ses fonctions de coordination, de forts
schémas bilatéraux existaient déjà.
L'impératif de sauver des vies fut rempli, et pour les
réfugiés eux-mêmes c'est bien là l'essentiel, mais
la confusion entre l'humanitaire et le militaire eut des effets
négatifs, qui auraient pu être plus dramatiques si la guerre avait
duré plus longtemps et que les réfugiés avaient dû
rester plus longtemps dans les camps. Certains suggèrent même que
des communautés de réfugiés - combattants auraient pu se
former le long des régions frontalières, comme se fut le cas au
Rwanda et comme nous le verrons dans la prochaine partie. Certains ont pu
craindre également que la confusion conduise à la diminution du
rôle du HCR et que, à l'avenir, les pays d'accueil empêchent
l'accès humanitaire parce que, pour des intérêts nationaux,
il serait lié aux interventions militaires.
A la lumière de la crise du Kosovo, deux lectures
divergentes peuvent être faites de cet engagement massif des militaires
dans les crises humanitaires, de leur institutionnalisation, et de leurs
relations avec les acteurs civils et le HCR en particulier. La première
approche, d'inspiration réaliste, explique que la politique de l'OTAN
est motivée par des intérêts politiques stratégiques
et que la solidarité avec les opprimés n'est qu'une posture,
voire une imposture. Alors, les relations entre acteurs humanitaires et
militaires doit être hiérarchique et hégémonique. La
seconde approche explique que l'engagement massif des militaires donne une
expression politique à des préoccupations éthiques, et
réconcilie les objectifs militaires et civils à travers le
respect des individus, considérés comme appartenant tous à
la même « société » internationale. Ici, la
coopération par le multilatéralisme est
privilégiée. Il est donc difficile de distinguer entre l'action
motivée par la solidarité et celle motivée par les
intérêts stratégiques, les deux étant
étroitement imbriqués. Une orientation coercitive peut certes
améliorer l'accès aux zones de conflits ou sécuriser le
bon déroulement des opérations humanitaires, mais les relations
entre civils et militaires peuvent être alourdies par la subordination de
la coopération à des objectifs stratégiques et, comme au
Kosovo, conduire à des formes de conditionnalités politiques de
nature à diluer les approches solidaires et à renforcer la
realpolitik. Pour certains, cet effet pervers fut résolu en
quelque sorte par la décision des tenants de l'approche solidaire
d'établir une correspondance entre une « guerre juste
»38 et les impératifs humanitaires. C'est dire que
même si les principes humanitaires n'étaient pas respectés
et que les militaires dictaient leurs lois, l'important était de
soutenir l'OTAN dans cette « guerre juste ».
L'engagement des militaires dans ces deux crises humanitaires
et leur interaction avec le HCR témoignent des vicissitudes de la
construction d'une sécurité humaine des réfugiés
38 Même si la guerre au Kosovo n'était
pas « légale », car non approuvée par le Conseil de
Sécurité de l'ONU, beaucoup la considérèrent comme
« juste » au sens de M. Walzer. Celui-ci définit une " guerre
juste " par plusieurs critères, comme par exemple la mise en danger
d'une population. L'agression des serbes contre les kosovars fut donc mise en
avant. Le terme de « nettoyage ethnique » fut d'ailleurs
employé pour justifier l'intervention de la communauté
internationale.
par une organisation multilatérale. Au Rwanda, le
caractère essentiellement humanitaire de la contribution des militaires
se fit au détriment de la fonction de sécurité (sauf pour
l'opération turquoise, qui réussit à créer une zone
sécurisée au Sud-Ouest), en raison de la réticence des
gouvernements à s'engager dans cette voie. Conjuguée au
départ précoce des troupes, cette réticence des
gouvernements a aussi contribué au développement de
l'insécurité dans les camps de réfugiés,
phénomène qui fera l'objet d'une étude dans le second
chapitre. L'assistance aux réfugiés fut donc
privilégiée, au détriment de leur protection, les deux
étant pourtant des missions du HCR.
Au Kosovo au contraire, l'action fut beaucoup plus
politisée, les militaires remplirent leur fonction sécuritaire
pour laquelle ils sont indispensables, mais ils écrasèrent
l'autonomie et par conséquent la crédibilité du HCR.
RESUME ET TRANSITION
Le rôle de coordinateur du HCR constitue en quelque
sorte une démission de la communauté internationale envers son
devoir de prise en charge politique de ses crises humanitaires complexes. Au
lieu de s'occuper de résoudre les nombreux aspects du conflit
(politiques, économiques, sociétaux, ethniques...), la
communauté internationale, à travers ses organes
multilatéraux, se concentre sur les aspects strictement humanitaires des
conflits, faisant ainsi une lecture a minima du concept de
sécurité humaine. Les afflux massifs de réfugiés
constituent la partie la plus visible de l'iceberg humanitaire, parce qu'ils
menacent aussi la sécurité des Etats. C'est pourquoi le mandat
d'agence chef de file est souvent confié au HCR. Mais ce concept
d'agence chef de file reste trop faible, il ne permet pas d'atteindre une
stratégie politique efficace.
Même quand la communauté internationale se
mêle militairement de ces conflits, de manière
multilatérale ou non, la coordination de leurs activités avec
celles des ONG et du HCR n'est pas chose aisée. Deux mondes et deux
cultures entrent en contact, or humanitaires et militaires n'ont pas toujours
ni les mêmes objectifs ni les mêmes stratégies. Souvent
l'indépendance des humanitaires est donc menacée. Et si au
contraire les militaires se mettent au service des acteurs humanitaires, alors
leur fonction première, la sécurité, est
oubliée.
C'est cette fonction sécuritaire, indispensable
à l'établissement de la sécurité humaine, qui fait
souvent défaut aux acteurs humanitaires, et surtout à leur
leader, le HCR. L'aspect le plus flagrant de ce manque de
sécurité est visible dans les camps de réfugiés, et
il provoque parfois la reprise ou le déplacement des conflits par des
processus et des mécanismes que nous allons étudier dans ce
second chapitre.
CHAPITRE II
LA MANIPULATION DES REFUGIES, LA PROPAGATION D'UN
CONFLIT ET L'INERTIE DE LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE
Le manque d'intervention de la communauté
internationale, qui se traduit par une action insuffisante du HCR comme agence
chef de file, fait que l'insécurité peut parfois s'installer dans
les camps de réfugiés. Cela peut se traduire par une «
manipulation des réfugiés », comme le décrivent S. J.
Stedman et F. Tanner39 dans leur ouvrage. La manipulation des
réfugiés se traduit d'abord par une manipulation du régime
des réfugiés. Cette manipulation n'est pas un
phénomène nouveau. Depuis la guerre israélo-arabe de
1948-49, les milliers de réfugiés palestiniens sont
utilisés par les Etats voisins d'Israël comme un soutien dans leur
guerre contre Israël, et ont été responsables de la
propagation du conflit dans tous le Proche-Orient (Jordanie, Liban...).
S'occuper du retour de ces réfugiés n'a jamais été
dans la stratégie de ces Etats, qui ont préféré les
installer dans des camps qui n'ont rien de provisoire, pour les garder sous la
main et montrer au monde entier combien la création d'Israël a
posé et pose encore problème dans la région. Ces
réfugiés font donc partie intégrante de la
stratégie de ces Etats arabes contre Israël. Alors, cette situation
a créé les conditions favorables à l'éclatement de
deux Intifada, ainsi que les conditions favorables au recrutement de jeunes
déshérités sans avenir par des milices armées pour
lutter contre l'ennemi Israël.
Parfois les réfugiés eux-mêmes sont en
fait complices de cette manipulation et soutiennent ceux qui militarisent leurs
camps, les accueillant comme des protecteurs ou des libérateurs.
D'autres fois les réfugiés sont plus à considérer
comme les otages des combattants. Mais dans tous les cas, les « refugee
warriors »40, ou combattants réfugiés, sont
d'excellents manipulateurs du régime international sur les
réfugiés. Même si les réfugiés palestiniens
ne sont pas sous le mandat du HCR, cet exemple prouve bien que la politique de
gestion des réfugiés a des incidences directes sur la
continuation ou le règlement d'un conflit.
Pendant la Guerre Froide déjà, la manipulation
des réfugiés et du régime des réfugiés
faisait partie intégrante des stratégies des grandes puissances
pour se faire la guerre à distance. Par exemple les Etats-Unis ont
manipulé les réfugiés afghans au Pakistan (ceux qui
fuyaient la guerre d'occupation soviétique dans les années 80)
afin de faire de ceux-ci une arme potentielle pouvant se retourner contre
l'ennemi communiste. Le gouvernement pakistanais organisa alors les camps de
manière à privilégier les groupes afghans nationalistes ne
voulant pas s'installer définitivement au Pakistan41 (ce qui
était aussi dans l'intérêt de l'Etat pakistanais,
étant donné le
39 Stephen J. Stedman et Fred Tanner, "Refugee
manipulation. War, Politics, and the Abuse of Human Suffering", Brookings
Institution Press, Washington, 2003, 190 p.
40 idem
41 Frédéric Grare, "The Geopolitics of
Afghan Refugees in Pakistan", in "Refugee Manipulation...", S. J. Stedman et F.
Tanner, Op. Cit.
nombre important de réfugiés afghans), ce qui se
traduisit par le recrutement militaire de jeunes afghans
déshérités dans ces camps. Dans les années 90 les
réfugiés seront manipulés par les Talibans,
fondamentalistes musulmans, qui eux recruteront des jeunes afghans
réfugiés pour se retourner cette fois contre l'ennemi
américain. La manipulation des réfugiés afghans durant
toutes ces décennies aura donc eu des répercussions
considérables en termes de sécurité internationale
aujourd'hui.
Cet exemple met au défi le système humanitaire
international, qui est censé apporter son aide à des
réfugiés civils non-combattants. Cependant, certains groupes
armés profitent des réfugiés et de leur statut
international protégé pour poursuivre leurs propres buts
politiques. Ce constat mène alors à trois conséquences
implacables : d'abord, l'aide internationale aux réfugiés laisse
les guerres se poursuivre ; ensuite, les camps de réfugiés
deviennent des cibles pour les parties en guerre, enfin, les conflits peuvent
se propager dans la région au fil des mouvements de
réfugiés.
Ce chapitre décrit les mécanismes menant
à la manipulation des réfugiés, en analysant le cas des
réfugiés rwandais. Nous nous pencherons par conséquent sur
le problème de la propagation des conflits à travers les
mouvements de réfugiés.
I - Comment expliquer la propagation des conflits par
les crises de réfugiés ?
La propagation de la guerre par les mouvements de
réfugiés est un phénomène répandu. Dans de
nombreux cas, la crise de réfugiés devient pour les combattants
réfugiés une stratégie de guerre. Les rebelles
emmènent dans leur exil des réfugiés qui leur fournissent
des ressources alimentaires ou médicales (par taxation), une
légitimité internationale (c'est pourquoi l'on peut parler de
manipulation du régime des réfugiés), un bouclier humain,
des jeunes hommes à recruter dans leurs milices... Les
réfugiés sont donc manipulés et les camps, au lieu de
constituer un endroit sûr, en termes de sécurité humaine,
pour les réfugiés, servent de base arrière aux rebelles
dans leur stratégie de guerre.
·.. Petite histoire du Rwanda et du génocide
rwandais
L'histoire du génocide rwandais a ses racines, du moins
en partie, dans le déplacement de milliers de rwandais à partir
des années 6042. Un des drames majeurs de notre siècle
trouve en partie ses sources dans des déplacements de populations. Du
fait de la polarisation ethnique en cours au Rwanda depuis des années
(et encouragée par le colonisateur belge), environ 120 000 Tutsis
allèrent se réfugier dans les pays voisins entre 1959 et 1963.
42 Rachel Van Der Meeren, «Three Decades in Exile
: Rwandan Refugees, 1960-1990», Dossier sur le Rwanda in Journal of
Refugee Studies, Vol. 9, N° 3, 1996, p. 253-267.
Cette polarisation ethnique était basée à
la fois sur des faits réels, comme le fait que les Tutsis,
éleveurs aux caractéristiques physiques particulières et
moins nombreux, constituaient une sorte d'aristocratie au pouvoir. Les Hutus,
eux, étaient des agriculteurs semi-sédentaires dominés, du
moins en apparence, par les Tutsis. Dans ce mode de production et de relations
sociales proche du servage, un Hutu mécontent pouvait prêter
allégeance à une autre famille de Tutsis. La domination des
Tutsis était donc réelle mais plus souple que ce
qu'imaginèrent les premiers colons allemands qui découvrirent le
Rwanda. L'administration belge, ainsi que l'Eglise catholique,
insistèrent beaucoup sur cette différenciation, ce qui eut pour
effet de rigidifier les clivages, surtout dans le contexte de la construction
d'un Etat moderne et centralisé. L'administration belge porta le vice
jusqu'à créer des cartes d'identité portant la mention
« Hutu » ou « Tutsi ». Les nouveaux rapports de production
créèrent également de nouveaux rapports patrons / ouvriers
entre Hutus et Tutsis.
Cependant, l'administration belge ne saurait être
jugée seule coupable du génocide rwandais. Les luttes politiques
pour le pouvoir qui précédèrent l'indépendance
accentuèrent encore cette polarisation ethnique. Les Hutus, qui
représentaient environ 85% de la population et qui furent dominés
pendant des centaines d'années, formèrent leurs propres partis
politiques, et s'unirent pour prendre le pouvoir à
l'indépendance. Après l'établissement de la
République par le Hutu Kayibanda, la justification ethnique de la
domination des Tutsis fut littéralement mise sens dessus dessous par les
Hutus, qui commencèrent à construire un mythe fondateur autour de
la « race supérieure » Hutu.
Environ 120 000 Tutsis furent alors chassés du Rwanda
dans les années 60. Ces réfugiés Tutsis ne se voyaient eux
absolument pas comme des aristocrates, mais plutôt comme des victimes des
luttes politiques pendant la domination coloniale. Les réfugiés
rwandais Tutsis s'organisèrent dans les camps, et plusieurs factions
politiques se dégagèrent. Une faction modérée
prônant la méthode douce, c'est à dire la
négociation avec le nouveau gouvernement Hutu pour organiser le
rapatriement des réfugiés, était soutenue par l'ONU.
Cependant, à mesure que le rapatriement des réfugiés
Tutsis disparaissait de l'agenda international, une faction extrémiste
et militariste, le FPR (Front Patriotique du Rwanda), pris le pouvoir dans les
camps et entretint pendant des années le mythe d'une reprise du pouvoir
par les Tutsis. Ce qui est particulièrement marquant, c'est que le mythe
du retour au Rwanda survécut pendant trente ans et sauta une
génération. Le FPR, qui mena plusieurs attaques et incursions au
Rwanda afin de reprendre le pouvoir, affirmait haut et fort son droit au
retour. Le FPR recrutait largement ses soldats dans les camps de
réfugiés Tutsis en Ouganda et étaient largement soutenus
par Museveni, le nouveau président ougandais, porté au pouvoir en
partie grâce à l'aide des réfugiés armés
Tutsis. Le conflit dura environ quatre ans, débouchant sur les accords
d'Arusha en 1994. Une force de maintien de la paix de l'ONU, appelée
UNAMIR, était chargée de faire respecter le cessez-le-feu entre
belligérants. Mais ces accords étaient inacceptables pour les
plus extrémistes
des combattants, des deux côtés. Les militaires
rwandais Hutus et certains leaders politiques initièrent alors un plan
délibéré pour éliminer définitivement les
Tutsis. La planification et la propagande pour le génocide commence.
Puis, le 6 Avril 1994, l'avion transportant les présidents rwandais
(Hutu) et Burundais est abattu quand il quitte l'aéroport de Kigali
(Zaïre). Cet événement déclenchera le génocide
de 800 000 Tutsis et Hutus modérés en à peine trois mois.
A peine la nouvelle de l'attentat contre l'avion présidentiel est-elle
donnée que les milices d'extrémistes hutus, partisans du «
Hutu Power », installent des barrages dans Kigali et commencent le
massacre, listes à l'appui. En quelques, jours, l'incendie embrase tous
le pays. Ce génocide, le premier depuis la Shoah, n'impliqua pas
seulement des soldats aux ordres de leur hiérarchie, mais aussi de
nombreux civils hutus, embrigadés et pris dans une sorte
d'hystérie collective, ou la radio43 appelait tous les matins
au réveil non pas à aller cultiver les champs mais à se
munir de sa machette pour aller massacrer ses voisins tutsis44. Dans
les campagnes, le choix imposé par les populations civiles hutues par
les notables et les milices est simple : tuer les Tutsis ou être
tué.
De nombreux spécialistes aujourd'hui considèrent
qu'il est probable que ce soit des leaders du FPR, et donc des Tutsis, qui
commanditèrent l'attaque contre l'avion présidentiel. Certains
vont même jusqu'à accuser Paul Kagamé, actuel
président du Rwanda, Tutsi et ancien leader du FPR, d'avoir voulu
provoquer la colère des Hutus afin que la guerre reprenne. Le
génocide des siens aurait donc profité largement ses buts
politiques, à savoir le retour au pouvoir des Tutsis. En effet, pendant
la période du génocide (avril, mai et juin 1994), la guerre entre
l'armée rwandaise hutue et le FPR continua de plus belle, et le FPR
finit par l'emporter.
Après avoir organisé le massacre de centaines de
milliers de Tutsis, les leaders hutus du génocide forcèrent plus
d'un million de Hutus à les suivre dans leur fuite,
Ils s'installèrent dans les camps de
réfugiés ou à proximité et attirèrent
à eux toute l'aide humanitaire dont ils avaient besoin pour se
réorganiser. Dans les premières semaines, le temps que l'aide
humanitaire arrive, l'anarchie la plus totale régnait dans les camps et
environ 30 000 réfugiés moururent du choléra et de la
dysenterie. Mais au fil des semaines, les cadres responsables du
génocide reprirent le contrôle des camps. Les acteurs
internationaux, armées, HCR, ONG... qui vinrent en aide aux
réfugiés restèrent aveugles, ou plutôt sans moyens
face à cette situation.
43 Le rôle de la « Radio des milles
collines » dans l'organisation du génocide fut reconnu par le
Tribunal Pénal International pour le Rwanda, qui la condamna pour
complicité dans un crime de génocide.
44 « Tuer était moins échinant que de cultiver
», in Télérama, n° 2799, 3 Septembre 2003
·:. Comment le secours aux réfugiés
peut exacerber le conflit
-"To deliver humanitarian assistance in a no-questions
asked, open-ended manner, is to deliver the extremists their strongest
remaining card"45
L'aide humanitaire aux réfugiés peut exacerber
le conflit de quatre différentes manières : en nourrissant les
« refugee warriors », en soutenant et en protégeant les
familles et les soutiens politiques des ces « refugee warriors », en
supportant l `économie de guerre, et en donnant de la
légitimité à ces combattants.
Au niveau le plus basique, nourrir et assister directement ces
militants, que ce soit intentionnel ou non, revient à les dispenser de
l'effort de trouver de la nourriture par leurs propres moyens. Pendant la crise
du Rwanda, de nombreux travailleurs humanitaires n'étaient même
pas au courrant du génocide ayant eu lieu quelques semaines auparavant
et nourrissèrent donc des chefs hutus génocidaires sans
même le savoir. Mais dans certains cas, les ONG ont intentionnellement
fourni les dignitaires hutus responsables du génocide en nourriture et
autres biens de survie. Au Zaïre, certaines ONG raisonnaient en se disant
que si elles ne leur fournissaient pas à manger, ces « refugee
warriors » iraient de toutes façons taxer la nourriture des
réfugiés. Ce raisonnement, qui peut paraître
cohérent, ne permet pas de s'approcher d'une solution pour se
débarrasser des combattants réfugiés. Mais ce raisonnement
est une adhésion stricte au principe d'impartialité de
l'assistance humanitaire, qui dit que « même les coupables ont
besoin d'être nourris ».
Même si l'assistance humanitaire ne soutient pas
directement les combattants réfugiés, elle peut soutenir leurs
familles ainsi que leur base politique, celle qui les soutien et justifie leur
combats. Pendant ce temps là, les combattants réfugiés
n'ont pas besoin de s'occuper des leurs, ils ont donc les mains libres pour
continuer la guerre. Si ces militants se considèrent souvent comme un
Etat en exil, ce sont les organisations humanitaires qui fournissent toutes les
fonctions étatiques de base. Alors, quand les organisations de secours
internationales assument la responsabilité de la survie des populations,
les seigneurs de la guerre eux définissent leur unique
responsabilité en termes de stratégie militaire.
D'autre part, les combattants réfugiés peuvent
utiliser les ressources qui leur sont fournies, ou qu'ils taxent aux
réfugiés pour financer l'économie de guerre. Ils peuvent
également, quand ils contrôlent la distribution de l'aide, comme
c'est souvent le cas, la détourner pour par exemple la revendre au
marché noir. Qui contrôle la nourriture contrôle le sort des
réfugiés. Dans tous les cas, le temps et l'argent qu'ils ne
dépensent pas grâce au travail des humanitaires se
45 Cité par Lischer in "Dangerous Sanctuaries:
Refugee Camps, Civil War and the Dilemnas of Humanitarian Aid", Ithaca, Cornell
University Press, 2005, 204 p.
tourne vers l'économie de guerre (achat d'armes, de
matériels...). Quand ils ne contrôlent pas la distribution de
l'aide, les combattants réfugiés peuvent se mettre à voler
l'aide internationale. Médecins Sans Frontières décida
ainsi de se retirer du Libéria dans les années 90 après
s'être fait voler pour 20 Millions de Dollars d'équipement
(voitures, radios, téléphones, ordinateurs...). Certains
affirment cependant qu'il ne faut pas blâmer l'intervention des
organisations internationales puisque ce type de vols ne constituerait q'une
partie infime des ressources de ces « refugee warriors ». Mais c'est
autant d'argent, de matériels et de ressources qui ne seront pas
affectés ailleurs par les ONG.
Enfin, le principal effet pervers de l'assistance humanitaire
est la légitimité qu'elle fournit aux combattants
réfugiés. En effet, pour lever des fonds et convaincre les
publics occidentaux ainsi que les Etats de les financer, les agences de secours
internationales doivent présenter le conflit en faisant apparaître
des « bons » et des « méchants ». Le conflit est
alors simplifié, et cela peut mener à des erreurs historiques,
comme au Rwanda, où tout le monde a cru que les réfugiés
quittant le pays étaient des victimes du génocide. De plus, les
populations réfugiées qui bénéficient de l'aide
internationale ne font que rarement la différence entre les agences
internationales qui fournissent l'aide, et les milices des combattants
réfugiés qui la distribuent. Par conséquent, les
combattants réfugiés reçoivent toute la gloire et toute la
sympathie des populations réfugiées, renforçant ainsi leur
notoriété et leur pouvoir. Dans un processus de reconstruction,
comme au Libéria, ce type de légitimité donnée
à certaines factions de combattants réfugiés et pas
à d'autres les favorisa largement lors des élections qui
suivirent.
Malgré tous ces effets pervers, largement
vérifiés, de l'aide humanitaire, certains continuent de soutenir
l'idée que l'impartialité et la neutralité doivent rester
les deux principes fondateurs de toute intervention humanitaire. Le
problème est que dans le cas contraire, jamais les organisations de
secours ne pourraient avoir accès aux populations dans le besoin, et les
travailleurs humanitaires deviendraient des cibles vivantes et faciles à
atteindre pour les parties en guerre.
En réalité, toute intervention humanitaire dans
une zone de guerre aura des incidences politiques, quelles que soient la
neutralité des intentions. Alors, dans une crise de
réfugiés ou les camps sont militarisés, les organisations
humanitaires doivent faire un choix difficile entre d'un côté
aider à la fois les réfugiés et les combattants, et de
l'autre, n'aider personne.
- La question des camps
Cependant, sur un plan strictement technique, la constitution
de camps de réfugiés peut poser problème. En
période d'urgence et de catastrophe humanitaire, les camps de
réfugiés installés à proximité des
frontières sont a priori l'unique réponse possible, car
techniquement, financièrement, et même de manière
éthique, ils permettent la meilleure réponse aux migrations
forcées, ils sont le meilleur moyen d'éviter la
dispersion des populations, et ils sont enfin le meilleur cadre pour un
rapatriement à venir. Mais dans la réalité du terrain ils
sont le meilleur moyen de fixer les les populations dans la durée, faute
de résolution des crises politiques. La pérennisation des camps
alimente alors un noeud de problèmes. Surtout, la localisation des camps
près des frontières permet aux membres armés de ces camps
de passer la frontière beaucoup plus facilement que s'ils en
étaient éloignés, leur permettant ainsi de continuer et de
propager le conflit. Entre la gestion d'urgence de la crise et l'implication
à long terme dans la crise, les solutions techniques à apporter
sont bien différentes.
Les camps peuvent constituer un obstacle au processus de
résolution des conflits car ils permette,t d'entretenir des
mobilisations radicales, en raison de l'accumulation des frustrations sociales
et politiques, et ce d'autant plus s'ils se situent à proximité
de la frontière. C'est pourquoi le HCR, ayant saisi les dynamiques
engendrées par la proximité d'une frontière, a
décidé après la crise du Rwanda d'instaurer comme
règle la construction des camps de réfugiés à une
distance minimum de 50 km. Cette règle ne suffit pourtant pas pour
décourager les combattants réfugiés, mais rend leur
travail un peu plus difficile.
En outre, la politisation qui peut surgir dans certains camps
de réfugiés doit se lire en prenant en compte les changements
sociologiques qui peuvent y avoir lieu. Malgré la reconstitution des
clans familiaux et de la structure sociale d'origine, favorisée par la
politique des acteurs humanitaires, on observe en général une
montée en puissance des jeunes et une déstabilisation des
structures traditionnelles. Ces jeunes politisés deviennent ainsi les
leaders d'opinion, et ils ont tendance à répandre la violence,
d'abord une violence domestique, puis une violence politique. Les camps offrent
donc en permanence les bases sociales et générationnelles
à des courants politiques radicaux qui peuvent y puiser leurs cadres au
fur et à mesure que montent les frustrations politiques
communautaires.
·. · Comment expliquer la violence politique
des réfugiés ?
« When I finally found out about the genocide, I
realized, « Hey, I've been busting my butt
for a bunch of ax-murderers!»
Un travailleur humanitaire américain à
Goma46 Dans le milieu des humanitaires, la violence et la
persistance des conflits avec les mouvements de réfugiés sont
souvent expliquées par des facteurs socio-économiques.
Selon certains, des camps trop grands contribuent à exacerber des
tensions déjà existantes et aboutissent à des violences
et des conflits. D'autres expliquent la continuation des violences par
le positionnement des camps, souvent trop proches des frontières,
facilitant ainsi les incursions
46 Cité par Kurt Mills et Richard Norton,
"Refugees end Security in the Great Lakes Region of Africa», in Civil
Wars, Vol. 5, n° 1 (Spring 2002), p. 1-26
armées dans le pays d'origine. Enfin, la violence peut
s'expliquer par la concentration de jeunes hommes désoeuvrés et
déshérités dans les camps.
Toutes ces explications sont certes réelles, mais elles
restent insuffisantes pour expliquer la propagation d'un conflit à
partir des camps de réfugiés. Quand les explications socio-
économiques ignorent les motivations politiques derrière la
militarisation des camps, alors, l'assistance humanitaire devient un facteur
aggravant. La supériorité des explications (et des
réponses) politiques est flagrante. Le contexte politique d'une crise
explique beaucoup mieux la propagation d'un conflit que le simple contexte
socio-économique. Il faut étudier l'origine de la crise de
réfugiés, la politique de l'Etat hôte, et l'influence des
acteurs extérieurs.
L'origine de la crise de réfugiés est un
important facteur à prendre en compte pour expliquer comment un conflit
peut se propager. Lischer47 distingue dans son ouvrage trois
catégories de réfugiés en les distinguant par la cause de
leur fuite.
Il y a tout d'abord les « situational refugees
»48, qui fuient leur pays d'origine en raison des conditions de
vie intolérables dues à une destruction générale,
en raison d'une guerre civile ou tout autre conflit armé. Ces
réfugiés, qui ne sont pas spécialement et individuellement
persécutés, expriment le désir en général de
retourner chez eux dès la paix et la stabilité revenues.
Lischer distingue ensuite les « persecuted refugees
», qui eux fuient à cause de la persécution et de
l'oppression systématiques, plutôt qu'à cause d'un chaos
général. Ces réfugiés veulent échapper au
nettoyage ethnique, au génocide, ou à toute autre
persécution basée sur l'ethnicité, la langue, la couleur,
la religion ou l'appartenance politique. Cette persécution de groupe
dont ils sont victimes facilite en général l'organisation
politique ou militaire parmi les réfugiés, et facilite aussi
l'apparition de violences à la frontière. Ces
réfugiés ne veulent en général rentrer chez eux
qu'une fois qu'ils sont sûrs que leurs bourreaux ne leur feront plus de
mal.
L'ensemble formé par le troisième type de
réfugié est en fait un « Etat en exil » (« State
in exile »). Parmi ce groupe se trouvent des leaders politiques et
militaires qui dans certains cas organisent la crise de réfugiés
de telle manière à ce qu'elle devienne une stratégie pour
éviter la défaite dans la guerre civile. Comme nous allons le
voir, l'exemple rwandais offre pour ce dernier cas un magnifique exemple de
manipulation des réfugiés et de propagation du conflit.
47 Lischer, «Dangerous Sanctuaries, Refugee
Camps, Civil War and the Dilemnas of Humanitarian Aid", Op. Cit.
48 Voir Annexe 4
- L'utilisation et la manipulation des
réfugiés rwandais au Zaïre
"We are in a state of virtual war in the camps" -Un officiel
du HCR, août 199449
·.. · L'organisation de l'exode des
Hutus
Après la victoire du FPR fin juin 1994, les leaders
hutus qui avaient organisé le massacre de plus de 800 000 Tutsis (et
Hutus modérés), défaits, créèrent cet Etat
en exil en emmenant avec eux dans leur fuite plus d'un million de Hutus. Un
second flot de 300 000 réfugiés arriva au Zaïre en
août 1994, quand les français de l'opération turquoise
décidèrent de fermer la zone sûre qu'ils avaient
créée pour les réfugiés dans le sud-ouest du
Rwanda. Un réfugié raconte comment il a été
forcé à suivre les chefs hutus dans leur fuite : "People were
given a deadline, by which time they must be in Zaïre. We were told that
whoever did not leave by the deadline, which I think was 30 June, would be
swept away by the Interahamwe who would come from behind"50. Un
responsable du HCR décrit même la population hutue des camps comme
une population "abattue, en colère"51, chez qui les chefs
exerçaient un contrôle social total par la violence et les
menaces. Les leaders génocidaires hutus emmenèrent avec eux les
restes des richesses de l'Etat. Cette crise de réfugiés faisait
clairement partie d'une stratégie de guerre, servant de base
arrière à leur guerre. Plus les leaders hutus avaient de
réfugiés sous leur contrôle, plus ils pouvaient
réclamer l'aide internationale, et renforcer leur pouvoir en taxant les
ressources des réfugiés, en contrôlant la distribution, en
recrutant des réfugiés dans leurs milices... Leur pouvoir
augmentant avec le nombre de réfugiés à leur disposition,
ils tentaient également de manipuler la comptabilisation des
réfugiés. Les chiffres cités dans ce mémoire se
basent sur les statistiques officielles émanant du HCR et servant de
base à tous les chercheurs.
A la mi juin 1994, la France, avec l'autorisation du Conseil
de Sécurité de l'ONU, déploya l'opération turquoise
afin de créer des zones sûres dans le sud-ouest du pays. Cette
intervention faisait office de palliatif, le génocide ayant
déjà eu lieu. L'opération française est en plus
aujourd'hui accusée de toutes parts, car les militaires français,
auraient aidé certains génocidaires hauts placés à
fuir, au nom de la vieille amitié entre français et
hutus52. De nombreux membres du FAR, des milices interahamwe
(milices hutues), ainsi que de nombreux bureaucrates, fuyèrent
effectivement vers le Nord et le Sud Kivu avec les français,
entraînant dans leur sillage de nombreux réfugiés hutus.
Cette fuite fut en fait largement commanditée par les dignitaires
hutus
49 Idem
50 Idem
51 Lischer, "Dangerous Sanctuaries : Refugee Camps,
Civil War, and the Dilemnas of Humanitarian Aid", Op. Cit.
52 Kurt Mills et Richard J. Norton, «Refugees and
Security in the Great Lakes Region of Africa», in Civil Wars, Vol. 5,
n° 1 (Spring 2002), p. 1-26
qui voulaient entraîner dans leur défaite le plus
de Hutus possible, le but étant d'utiliser les réfugiés
pour pouvoir rentrer en vainqueurs au Rwanda, par la lutte armée. Quand
les français décidèrent en août 1994 de fermer la
zone sûre qu'ils avaient créée, les leaders hutus
emmenèrent, par la force s'il le fallait, ces 300 000
réfugiés vers le Zaïre, pour rejoindre le flot de plus d'un
million de réfugiés qui s'y trouvaient déjà. Les
différents leaders hutus organisèrent la propagande pour
convaincre les Hutus que les Tutsis du FPR, qui avaient repris la capitale
Kigali, ne les laisserait pas en vie s'ils restaient. De nombreux Hutus ayant
participé aux massacres ne furent pas difficiles à convaincre.
Les autres avaient en général effectivement peur des possibles
représailles tutsies. Les derniers qui résistaient à
l'exode étaient souvent menacés de mort par les milices hutues.
Après une telle hystérie meurtrière à laquelle de
nombreux Hutus particippèrent, la propagande des génocidaires en
chef ne faisait de toutes façons qu'attiser une peur déjà
présente parmi nombre d'entre eux. Simplement l'exode massif qui
découla du génocide a été largement encadré
par les chefs et les milices hutus défaits par le FPR.
Dans les premiers mois de l'exode, le chaos et la violence
régnaient dans les camps, où une épidémie de
choléra sévit et tua environ 50 000 réfugiés. La
confusion régnait pendant que les différents chefs hutus se
battaient pour contrôler les camps. Ils ne se cachaient pas de leurs
intentions d'envahir le Rwanda, et se promenaient même dans les camps
vêtus de leurs uniformes. Ils contrôlaient toutes les
activités des camps, et empêchaient par la force les
réfugiés de rentrer au Rwanda.
·.. Le contrôle des camps et l'impossible
rapatriement
Comme mentionné précédemment, environ 1
million de réfugiés s'installèrent le long de la
frontière zaïroise53. Après une période
chaotique, les militants hutus réussirent à établir un
contrôle total des camps, démontrant ainsi leur performance
organisationnelle, militaire et politique. Dès les premiers jours de la
crise, les réfugiés rwandais hutus au Zaïre ont
constitué une sorte d'Etat en exil. Des officiels du HCR ont même
rapporté qu'à l'automne 1994, un premier ministre et un ministre
de la Défense avaient été élus, et qu'ils avaient
reçu pour mandat de "libérer le Rwanda". Et en avril 1995, les
leaders hutus annoncèrent dans un communiqué la formation du
gouvernement rwandais en exil au Zaïre. Ils recréèrent les
anciennes structures sociales et politiques, comme dans leurs communes et
villages d'origine. Certains camps comme Goma ou Bukavu54 furent
même organisés en quartiers, sous-quatiers, et cellules par les
chefs hutus, qui organisaient eux-mêmes des patrouilles et parfois
instauraient des couvre-feu. En plus de l'organisation géographique,
l'organisation politique mise en place démontra également son
efficacité. L'organisation des camps étaient en
général basée sur une superposition de groupes, où
souvent les militaires avaient des positions privilégiées. Une
mission de la banque mondiale
53 Voir Annexe 3
54 Voir Annexe 3
rapporta : "There was an underlying power structure based on a
committee of fifteen or seventeen members, made up of former government,
military and business leaders, and possibly directed from abroad which still
controlled most of what went on in the camps. It appeared that elected leaders
would not go against the decisions of this committee."55 La crise de
réfugiés fournit en effet une excellente occasion aux
génocidaires de renforcer encore leur pouvoir et leurs capacités.
Leur envie de retourner au Rwanda pour "finir le travail" n'en était
donc que plus forte. Le camp de réfugiés du Lac
Vert56était ainsi connu pour avoir hébergé et
permit l'entraînement de nombreux ex-membres des FAR. C'est à
partir de ce camp que des combattants réfugiés infiltraient les
autres camps, au caractère trop "civil" pour s'en servir de base
arrière lors des attaques transfrontalières contre le Rwanda. La
crise de réfugiés augmenta les capacités et la
détermination des extrémistes, puisque les FAR disposaient
d'environ 5 000 hommes avant l'exode, et de plus de 50 000 en 1995. Et selon
l'Union Africaine, environ 10% des réfugiés zaïrois, soit un
minimum de 100 000 personnes, étaient des militants hutus.
Une fois « installés », les chefs des
génocidaires insistèrent dans leur stratégie d'utilisation
des réfugiés et firent tout ce qui était en leur pouvoir
pour empêcher les réfugiés de repartir se
réinstaller au Rwanda. Des documents de propagande furent même
distribués dans certains camps afin de démontrer avec quelle
implacable détermination les Tutsis du RPF au pouvoir procédaient
à une vengeance sanglante et méthodique envers les Hutus qui
décidaient de retourner s'installer au Rwanda.
Si les extrémistes hutus qui faisaient la loi dans les
camps de réfugiés du Zaïre avait instauré un quasi
Etat, les véritables réfugiés (non combattants) qui se
trouvaient à l'intérieur ressemblaient plus à des otages
qu'à des citoyens. Dans leurs discours, les leaders hutus des camps
rendaient les Tutsis responsables de leur situation, faisant des Hutus des
victimes, et menaçaient de mort quiconque voulait rentrer au Rwanda.
Le HCR aussi fut manipulé par ces « refugee
warriors ». En effet, le HCR recrutait des « volontaires » pour
aller étudier la situation politique au Rwanda et en conclure s'il
était possible ou non pour les Hutus d'y retourner. Mais en
réalité, ces « volontaires » étaient
désignés par les leaders hutus qui ne voulaient que rentrer en
vainqueurs et donc poursuivre la guerre. Les rapports de ces « volontaires
» étaient donc bien sûr toujours alarmistes et
catastrophistes sur la situation au pays et sur le sort réservé
aux hutus, génocidaires ou non. Malgré cela, le HCR ne changea
pas de politique et décida de s'en tenir au principe du rapatriement
volontaire. Le HCR se rendait bien compte que la situation dans les camps
risquait à tout moment de dégénérer, mais il
n'était pas en son pouvoir de séparer les « refugee warriors
» des autres réfugiés, et face à eux le HCR eut du
mal à faire la promotion du rapatriement volontaire.
55 Cité par Lischer in "Dangerous Sanctuaries :
Refugee Camps, Civil War and the Dilemnas of Humanitarian aid", Op. Cit.
56 Camp dont la pancarte indique le chemin aux
réfugiés sur la photo en couverture.
·.. · L'attitude du gouvernement
rwandais
Le nouveau gouvernement rwandais et tutsi, qui peinait
à se mettre en place après la prise de Kigali par le FPR,
accueillit favorablement l'idée d'un rapatriement des Hutus. En effet,
le principal souci du nouveau gouvernement tutsi était de faire cesser
la menace que constituaient les camps de réfugiés hutus au
Zaïre. Ainsi, le tout jeune gouvernement insistait pour que cette
opération de grande envergure soit gérée de A à Z
par le HCR. En effet, le gouvernement, qui sera bientôt dirigé par
Paul Kagame, désirait que le retour des réfugiés ne
s'effectue pas en masse mais de manière ordonnée. Cette exigence
devint encore plus forte après que sa volonté de fermer le camp
de déplacés internes hutus à Kibeho débouche sur un
massacre d'environ 2 000 à 4 000 personnes, civils et « refugee
warriors » confondus, le 18 Mai 199557. Quoiqu'il en soit cet
épisode dissuada nombreux hutus de rentrer chez eux, et le HCR rejeta la
faute sur le nouveau gouvernement de Kigali qu'il accusa de mauvaise
volonté dans le rapatriement des réfugiés hutus. Cependant
les dysfonctionnements du HCR, ainsi que du CICR puisqu'il s'agit ici de
déplacés internes, et leur incapacité à
gérer les éléments armés des camps, ont permis
d'aboutir à un tel massacre.
La situation apparaissait tendue également du fait de
l'inaction e la communauté internationale, qui laissait en face les
combattants hutus réfugiés se réarmer avec l'appui de
l'Etat hôte, le Zaïre, et le financement de la communauté
internationale. Dans ce contexte il paraît plutôt légitime
que le nouveau gouvernement rwandais reste sur ses gardes concernant ses
relations avec l'extérieur et avec les réfugiés hutus.
L'armée rwandaise tutsie participera d'ailleurs à la guerre au
Zaïre.
A l'automne 1995, quelques diplomates occidentaux
commencèrent à évoquer le rapatriement forcé comme
seule solution viable à terme pour les réfugiés rwandais.
Mais pour organiser un tel rapatriment, comme l'épisode de Kibeho l'a
montré, le désarmement des réfugiés par une force
indépendante était nécessaire. Or, dans ce cas, aucune
autre armée que celle de l'Etat hôte n'était en mesure
d'effectuer un tel travail, étant donné l'investissement minimum
de la part de la communauté internationale.
57 Les interpretations sur l'intentionnalité
de ce massacre diffèrent selon les sources. Dans tous les cas il est
sûr que des éléments armés du camp ouvrirent le feu
sur l'armée rwandaise et utilisèrent les IDP's comme des
boucliers, aboutissant à une boucherie largement
médiatisée qui émut la communauté internationale et
fut l'objet de plusieurs études et rapports du HCR notamment. Voir
« Joint Evaluation of Emergency Assistance to Rwanda », March
1996.
II- Politique de l'Etat source et Politique de l'Etat
hôte
- Comment l'Etat hôte peut influencer le conflit?
D'après le droit international, l'Etat qui
reçoit des réfugiés en provenance d'un autre pays, l'Etat
hôte, détient la responsabilité de leur
sécurité. En termes de sécurité humaine cela
signifie que l'Etat hôte est responsable de leur survie et de leur
bien-être, mais aussi de leur sécurité physique : l'Etat
hôte doit donc s'assurer que les réfugiés sont bien tous
des civils. Désarmer et démobiliser les combattants
réfugiés, tout comme empêcher le trafic d'armes à
proximité des camps, tout cela fait donc bien partie des
prérogatives des Etats hôtes. Dans une situation optimale, les
humanitaires ne s'occuperaient que de l'assistance matérielle, tandis
que les Etats hôtes s'occuperaient de la protection physique autant que
légale des réfugiés. De telles prérogatives ont
été données aux Etats hôtes car sa réponse et
sa réaction face à une crise de réfugiés est
déterminante dans la propagation future ou non du conflit. L'Etat
hôte a en effet entre ses mains le pouvoir d'étouffer le conflit
responsable de la crise de réfugiés ou au contraire de souffler
sur les braises et de le propager. Deux facteurs déterminent sa
réaction : sa capacité et sa volonté. Sa capacité
à sécuriser ses frontières et à maintenir l'ordre
et la paix sur son propre territoire, et sa volonté, ou non, de
protéger et de sécuriser les camps de réfugiés.
Comme le montre Lischer, il y a quatre possibilités quand aux
réponses politiques apportées à ces crises de
réfugiés58, selon que la capacité et la
volonté à répondre à ces crises est forte ou
faible.
Le scénario qui en général aboutit
à des attaques le long de la frontière se produit en
général quand un Etat largement capable de désarmer les
combattants réfugiés ne le fait pas, pas seulement par manque de
volonté mais surtout par soutien aux combattants réfugiés.
Quand un Etat dispose des capacités nécessaires au
désarmement des combattants réfugiés, cet Etat a alors le
pouvoir de décider si le conflit doit ou non s'étendre, selon ses
propres intérêts. Cet Etat peut même exercer un pouvoir de
coercition sur les organisations humanitaires internationales intervenant pour
les réfugiés. Dans les années 80, le gouvernement
thaïlandais, qui aurait pu désarmer les Khmers rouges, les autorisa
à utiliser les camps de réfugiés cambodgiens comme des
bases arrières dans leur lutte contre l'influence du Viêt-nam au
Cambodge.
Le deuxième scénario, moins probable, mais
dévastateur, intervient quand l'Etat hôte n'a que peu de
capacités pour désarmer les combattants réfugiés
ainsi que peu de volonté politique pour cela. Cela signifie qu'il ne
peut pas empêcher la militarisation des camps et qu'il s'allie avec les
militants armés réfugiés dans les camps. C'est exactement
ce qui arriva lors de la crise du Rwanda, quand le gouvernement zaïrois
combina incapacité et mauvaise volonté. Le gouvernement
zaïrois était en fait allié aux extrémistes hutus des
camps, et était de toutes façons incapable de sécuriser
ses frontières. Le résultat, comme nous le verrons, sera une
guerre
58 Voir Annexe 4
internationale.
Le troisième scénario est un Etat hôte
ayant une très forte volonté de prévenir la violence et
donc de désarmer les combattants réfugiés, mais n'en ayant
pas la capacité matérielle. Dans ce cas, tout dépend de
facteurs extérieurs, et de l'aide qui peut lui être
apportée pour démilitariser les camps. Sans assistance
extérieure, la guerre risque de se propager à l'intérieur
de ce faible Etat. La Guinée en fit l'expérience en 2000,
incapable qu'elle était d'empêcher les attaques
transfrontalières entre le Libéria et la Sierra Leone et les 400
000 réfugiés qu'elle accueillait. Au bout de deux ans, des
donateurs internationaux financèrent le déplacement des camps de
réfugiés très loin de la frontière et la
démobilisation des combattants réfugiés.
Pour étouffer dans l'oeuf la propagation d'une guerre
civile, le meilleur scénario est la combinaison entre un Etat ayant
à la fois les capacités et la volonté politique pour
désarmer les combattants réfugiés, démilitariser
les camps, et protéger ses frontières. Dans ce cas les attaques
transfrontalières, qu'elles viennent de l'Etat source ou des
réfugiés, deviennent hautement improbables. Comme nous le verrons
plus en détails, c'est exactement ce qu'il se passa avec le gouvernement
tanzanien, qui pris des mesures de sécurité pour éviter
que les réfugiés ne franchissent la frontière mais
également pour éviter que le gouvernement rwandais ne
perçoive la présence de réfugiés hutus en Tanzanie
comme une menace pour sa stabilité.
Trop souvent les Etats hôtes oublient leurs
responsabilités envers les réfugiés, la plupart de ces
Etats étant souvent des pays en développement disposant de peu de
ressources pour leurs populations et donc encore moins pour des milliers de
réfugiés. De plus ces dynamiques transfrontalières
intenses peuvent facilement déstabiliser un Etat jeune ou faible. Enfin,
des liens ethniques ou politiques entre les réfugiés et les
populations des Etats hôtes peuvent déstabiliser encore plus les
jeux de pouvoirs au sein d'un Etat. La nature, démocratique ou non, de
l'Etat hôte, peut également influencer la nature de la
réponse. En Tanzanie, les réfugiés rwandais
arrivèrent quelques mois seulement avant des élections
législatives, ce qui poussa les leaders du pays à adopter une
attitude ferme avec les réfugiés.
·.. · L'attitude de l'Etat zaïrois
envers les réfugiés hutus
Le Zaïre de Mobutu était clairement un Etat ne
disposant pas des capacités suffisantes pour sécuriser son vaste
territoire et désarmer les combattants réfugiés. Pire, cet
Etat n'avait aucune volonté de désarmer ces
réfugiés, mais préférait les soutenir. Au
contraire, les forces zaïroises, proches de Mobutu, jouèrent un
rôle central dans la propagation de ce qui au départ était
une guerre civile, en facilitant la prise du pouvoir par des membres des
milices hutues génocidaires.
En 1994, l'Etat zaïrois est un Etat qui fonctionne à
peine. Mobutu et les siens pillaient
depuis des années les richesses de l'Etat pour leur
profit personnel (trafics en tous genres, de diamants notamment), ce qui eut
pour conséquence de mettre le secteur public, le seul qui fonctionnait
auparavant, à terre. Nombre d'infrastructures étaient
détruites ou à l'abandon, certains fonctionnaires
n'étaient plus payés, la corruption régnait en
maître...
Les actions du gouvernement central furent influencées
par deux facteurs internationaux qui poussaient dans deux directions
opposées : l'alliance du Zaïre (et notamment de l'armée)
avec les extrémistes hutus et la préoccupation de Mobutu envers
sa réputation sur la scène internationale. Sur la scène
intérieure, le pouvoir de Mobutu commençait à faiblir en
raison des demandes croissantes de la société pour plus de
démocratisation. Mobutu voulu alors utiliser cette crise de
réfugiés afin de redorer son blason sur la scène
internationale, pour au final avoir l'ascendant occidental pour se maintenir au
pouvoir. Cette crise avait aussi le mérite de détourner
l'attention de ses opposants intérieurs. Sa stratégie fonctionna
un moment, mais Mobutu avait sous-estimé la force de ses opposants ainsi
que la capacité de résistance ce son Etat à une crise
massive de réfugiés.
L'alliance entre les Hutus et le gouvernement zaïrois
existait depuis longtemps. Mobutu s'allia par exemple au président hutu
rwandais Habyarimana contre Museveni dans sa conquête du pouvoir en
Ouganda dans les années 8059. L'amitié
zaïro-hutue continua après le génocide, Mobutu cachant
à peine son soutien aux membres des FAR. Alors même en
présence de la presse internationale, les gardes zaïrois de la
frontière avaient du mal à se résigner à
désarmer les réfugiés. Paul Kagame (Président tutsi
du Rwanda après le génocide), déplora le fait que les
autorités zaïroises ne sécurise pas la frontière et
déclara : "Zaïre could do it if it had the will and the support of
the internaitonal community"60.
Malgré son alliance avec les Hutus, Mobutu était
en effet très attentif à la perception que la communauté
internationale, et particulièrement les Etats occidentaux, pouvaient
avoir de la crise. Il voulait maintenir son standing international, afin de se
maintenir au pouvoir et faire taire les critiques de ses opposants. Mobutu
insista donc sur l'importance de la stabilité de son pays, avec donc lui
au pouvoir, pour la résolution de cette crise de
réfugiés.
Pour répondre à la pression internationale, le
gouvernement zaïrois rapatria ainsi de force environ 12 000
réfugiés du Kivu en à peine quatre jours. Certains
officiels du HCR croyaient que cette opération allait permettre de
réduire le pouvoir des leaders hutus, ou au moins de donner une
impulsion pour un rapatriement massif. Ni l'un ni l'autre n'arrivèrent.
Mais Mobutu lui en profita pour détourner pour lui-même l'aide
internationale tout en employant la force et la brutalité pour mettre
ces réfugiés dehors. Mais c'est seulement à la fin de
l'année 1995 que la communauté internationale finit par se rendre
compte que le régime de Mobutu ne fournirait pas la solution à
la
59 Voir partie sur histoire du génocide
rwandais
60 Discours de Paul Kagame du 6 mars 2003, à
l'occasion d'une conférence sur le thème de la résolution
des conflits en Afrique (Baker Institute)
crise. La communauté internationale se rapprocha de
plus en plus du nouveau régime en place à Kigali, alors que
Mobutu espérait lui un soutien des occidentaux et de l'ONU pour l'ancien
régime hutu. Parallèlement et comme une sorte de "vengeance"
même si le mot est trop fort, Mobutu fit de moins en moins d'efforts pour
assurer la sécurité dans les camps.
Mais bien que Mobutu apportait son soutien aux combattants
réfugiés, l'Etat central zaïrois n'avait en sa possession
que peu de capacités pour les soutenir militairement. Ce sont en
réalité les pouvoirs locaux qui détenaient le plus de
pouvoir, et ce sont eux qui décidèrent de soutenir les
combattants réfugiés hutus, en accord avec le sentiment des
populations locales, généralement anti-Tutsis. Même s'il
l'avait voulu, le gouvernement de Mobutu n'aurait pas pu renforcer la
sécurité dans les nombreux camps de réfugiés du
pays, ni rendre ses frontières hermétiques.
--La propagation du conflit
Ce manque de capacités du pouvoir central, ainsi que
son soutien à leur cause, procura un environnement permissif aux
combattants réfugiés, leur facilitant les attaques
transfrontalières. De son côté le gouvernement rawndais en
profita aussi pour attaquer les combattants réfugiés. Plus le
gouvernement de Mobutu et l'économie du Zaïre61
menaçaient de s'effondrer, plus la perspective d'une guerre civile au
Zaïre se rapprochait.
·.. Les incursions au Rwanda
Ayant pu se refaire une santé grâce à la
protection des humanitaires et du Zaïre de l'autre côté de la
frontière, les combattants réfugiés commencèrent
les incursions armées au Rwanda. En 1994, ces attaques étaient
concentrées dans l'ouest du Rwanda, dans les régions proches de
la frontière. Elles étaient tout d'abord ciblées sur
l'assassinat de quelques officiels tutsis et quelques destructions
d'infrastructures. Puis les attaques devinrent plus fréquentes, plus
violentes, et s'étendèrent vers l'Est, de plus en plus loin de la
frontière. De manière graduelle la violence s'étendit, car
chaque incursion des combattants réfugiés hutus était
suivie par des représailles tutsies. Dans le Nord du pays, les Tutsis
s'attaquaient même à ceux qu'ils soupçonnaient de soutenir
ou d'aider les militants hutus. De telles représailles
confortèrent les extrémistes hutus dans leur propagande. La
population hutue, peu nombreuse certes, restée au Rwanda, devint en
effet de plus en plus favorable aux extrémistes hutus. Le conseil de
sécurité de l'ONU ne pouvait que faire part de sa
préoccupation face à cette situation, mais il ne pris aucune
mesure concrète pour y mettre fin.
A la fin de l'année 1995, l'armée tutsie avait mis
en place une stratégie pour contrer
61 En 1994, l'inflation au Zaïre atteint le
niveau record de 23 000 %
l'insurrection des réfugiés hutus, en
s'attaquant aux intérêts économiques des Hutus
restés au Rwanda. En réponse, au tout début de
l'année 1996, les combattants réfugiés
réorientèrent leurs attaques sur les survivants du
génocide ainsi que sur des autorités locales. Ainsi, 11
survivants du génocide furent violemment assassinés à
Kibungo, les extrémistes hutus ayant traversé le Lac Kivu par
bateau depuis les camps du Zaïre. 9 témoins du génocide
furent également assassinés avant qu'ils ne témoignent
devant un tribunal. Tous ces massacres ravivant le souvenir du génocide,
elles finirent par devenir improductives, puisque les populations locales
consentirent de moins en moins à donner leur soutien à ces
extrémistes hutus génocidaires.
·.. Le nettoyage ethnique au Zaïre
Ainsi, les extrémistes hutus finirent par se rendre
compte que le retour à Kigali serait un processus plus long que
prévu. Ils retournèrent alors leur attention sur le Zaïre
où ils étaient réfugiés. En effet, des Tutsis, les
Banyamulenge, étaient présents au Zaïre. Ces habitants
étaient en fait des descendants de très anciens immigrants
rwandais venus s'installer dans cette région du Kivu. Les Banyamulenge
avaient déjà été la cible du régime de
Mobutu par le passé. Mais avec l'arrivée des combattants
réfugiés hutus, le sort des Banyamulenge allaient être
marqué par le nettoyage ethnique.
La région du Kivu est ue région très
densément peuplée, avec 8 millions d'habitants. Dans le Nord, les
Banyamulenge représentent environ 40% de la population, mais ils
représentaient 80% de la population de certains districts. Alors que des
violences sporadiques avaient déjà eu lieu entre les populations
autochtones et les Banyamulenge, l'arrivée des réfugiés
hutus déstabilisa l'équilibre ethnique de la région. Les
réfugiés hutus s'allièrent avec les autochtones
zaïrois, ainsi qu'avec les populations hutues locales, contre les
Banyamulenge. Les autorités locales se joignèrent aux
réfugiés hutus en annulant tous les droits civils et civiques des
Tutsis banyamulenge, et en signant un ordre d'expulsion pour des familles
pourtant installées là depuis plus de 200 ans. Leur motivation
était telle qu'à la mi-1996, la quasi totalité des
populations tutsies du nord-Kivu avait été tuée ou
expulsée. Même l'appel de MSF pour évacuer de toute urgence
les tutsis piégés ne fut pas assez rapide. Les survivants
allèrent se réfugier au Rwanda, inversant ainsi le flux des
réfugiés à peine deux ans après la fuite des Hutus
au Zaïre.
Le fait le plus incroyable à propos de ce nettoyage
ethnique est le silence quasi religieux de la communauté internationale.
Que ce soit de la part des médias, des agences de l'ONU, ou des ONG
(à part peut-être MSF), personne ne pris la parole pour
dénoncer la situation. Les massacres et expulsions commencèrent
pourtant juste après que la première étude sur le
génocide de 1994 ne soit publiée. Cette étude
dénonçait alors les manquements de la communauté
internationale et son indifférence coupable. Ironiquement, c'est
à ce moment même que le scénario se répétait,
montrant combien les leçons du génocide n'ont pas
été retenues.
·.. Le début de la guerre civile
A la vue des incursions guerrières au Rwanda, du
nettoyage ethnique des Banyamulenge au Zaïre, et de la passivité
complice de la communauté internationale, le gouvernement rwandais
devint vite déterminé à agir pour se débarrasser
une bonne fois pour toutes de cette menace hutue à sa
frontière.
Le 15 juillet 1996, les combattants réfugiés
hutus et leurs alliés s'attaquèrent aux Banyamulenge du sud-Kivu.
Parallèlement, les Banyamulenge réfugiés au Rwanda,
alliés aux Tutsis du Rwanda, s'étaient regroupés et
préparés pour attaquer les combattants réfugiés
hutus du Zaïre. Les responsables du HCR à Goma sentirent que la
guerre allait reprendre pour de bon. Un de ses membres officiels déclara
: "Conditions are ripe for a disaster"62. Malgré tout, le HCR
et d'autres organisations internationales persistèrent dans leurs
tentatives de rapatriement des combattants réfugiés hutus. Puis,
une rencontre eu lieu entre les ministres des affaires étrangères
rwandais et zaïrois, à l'issue de laquelle le gouvernement
zaïrois annonça le rapatriement des réfugiés hutus,
et annonça même qu'une date limite avait été
fixée pour ce retour forcé. Sous le regard du HCR, les deux
gouvernements s'étaient en effet mis d'accord sur une date de fermeture
des camps et sur le calendrier progressif des retours. Il faut signaler
à ce propos que Mobutu n'était pas présent lors de ces
négociations car il se faisait opérer de la prostate en Suisse.
Le HCR participa donc à la fermeture des camps et au rapatriement
forcé des réfugiés, malgré la contradiction avec un
de ces principes fondateurs qu'est le retour volontaire. Les forces
armées zaïroises elles avaient pour mission de désarmer et
de séparer les militants hutus et les réfugiés. Cependant,
quand l'ordre fut donné aux soldats, ceux-ci ignorèrent les
ordres de leur hiérarchie. Pendant ce temps, des deux côtés
de la frontière, les militants des deux camps s'organisaient et
s'armaient. Les anciens membres des FAR et des milices Interahamwe descendirent
vers le sud pour s'en prendre aux Banyamulenge du sud-Kivu, tandis que les
Forces Armées Zaïroises (FAZ) armaient les Hutus zaïrois. Dans
l'autre camp, un homme appelé Laurent Kabila pris la tête de la
résistance banyamulenge.
Un conflit attroce était donc sur le point de
commencer, tandis que la communauté internationale cherchait
plutôt le moyen d'éviter toute intervention tout en donnant
l'impression de s'occuper du problème. La première tentative de
résolution du problème des combattants réfugiés
avait échoué, et la réaction de la communauté
internationale ne sera encore une fois que symbolique : le 10 octobre 1996, le
Secrétaire d'Etat adjoint américain annonça la fermeture
progressive des camps de réfugiés au Zaïre. Mais les
massacres et la sale guerre commencèrent au Zaïre au même
moment. Amnestie International reporta que 35 Banyamulenge furent
62 Cité par Howard Adelman in "The Use and
Abuse of Refugees in Zaïre", in "Refugee Manipulation...", Stedman et
Tanner, Op. Cit.
massacrés par les autorités zaïroises. Un
officier zaïrois décrit l'état de ses troupes : "drunken
troops, ... loaded with arms", "little more than bloodthirsty animals, manning
barricades... in a terrifying witch hunt for ethnic Tutsis."63.
· .. · Le rôle de l'Ouganda
Durant la guerre au Zaïre, l'Ouganda de Museveni
retourna sa veste et soutint le nouveau régime de Kigali. Sa principale
motivation était la même que celle du Rwanda, les deux pays
avaient des préoccupations sécuritaires à cause des forces
armées hutues extrémistes massées à leur
frontières. L'Ouganda était déterminé à
mettre fin à l'alliance entre les génocidaires hutus et les Hutus
zaïrois, car des éléments anti-ougandais y participaient.
Une autre motivation pour l'Ouganda ainsi que d'autres acteurs de cette guerre
était la grande richesse du Zaïre. Les dirigeants ougandais y
virent le moyen de s'y enrichir facilement. L'armée ougandaise fut
même accusée de se détourner de sa mission principale pour
s'enrichir illégalement.
Le conflit qui au départ était interne
s'exporta donc aux pays voisins par le biais des mouvements de
réfugiés qui découlaient du premier conflit. La mauvaise
gestion de ce qui n'était au départ qu'une crise de
réfugiés par certains Etats hôtes ainsi que par la
communauté internationale fit qu'un conflit interne se transforma en
conflit international qui décimera au fil du temps l'Afrique des Grands
Lacs.
Voyons maintenant le rôle de la communauté
internationale et des acteurs humanitaires dans la propagation de la crise.
· .. · L'influence des acteurs
extérieurs
Trois attributs du contexte politique peuvent expliquer la
propagation d'un conflit à travers les mouvements de
réfugiés. Comme nous l'avons vu, l'origine de la crise de
réfugiés influe sur le type de réfugiés et leurs
motivations, et donc sur la réponse qu'il faut donner à cette
crise. Au Rwanda, les réfugiés étant en fait largement
encadrés par des militants extrémistes et génocidaires
hutus, la réponse à apporter à cette crise aurait dû
être différente. Ainsi, nous avons vu que la réponse
apportée par l'Etat hôte est fondamentale dans la
résolution ou non de la crise. Enfin, le troisième
élément clé pour expliquer la propagation d'un conflit par
les réfugiés qu'il produit est l'influence des Etats
extérieurs et des acteurs internationaux non-étatiques.
L'interférence des acteurs extérieurs change la
donne politique et peut faire pencher la balance en faveur des
réfugiés ou de leur Etat d'origine. Par exemple, un Etat
très puissant peut
63 Cité par Howard Adelman in "The Use and
Abuse of Refugees in Zaïre", in "Refugee Manipulation", Stedman et Tanner,
Op. Cit.
influencer l'Etat hôte pour que celui-ci aide à
la militarisation des réfugiés. Et des acteurs non
étatiques comme le HCR et les ONG peuvent involontairement renforcer les
capacités des combattants réfugiés en leur permettant de
se nourrir et/ou de se procurer des armes, comme je l'ai mentionné plus
haut. Mais les acteurs extérieurs peuvent aussi décourager, voire
empêcher la propagation du conflit en renforçant les
capacités de l'Etat hôte pour qu'il renforce la
démilitarisation des camps et sécurise ses frontières.
·.. · L'attitude du HCR
Dès le début, la question de la
séparation entre criminels en fuite et civils réfugiés fut
posée. En effet, le HCR identifia dès le milieu de l'année
1994 que d'anciens leaders (environ 50 familles) s'étaient
réfugiés dans des villas au Zaïre (à Bukavu). Il en
va de même pour environ 16 000 personnels militaires des FAR (80 000 avec
leurs familles), qui, avec des militants, se mélangèrent au reste
des réfugiés afin de profiter de l'aide humanitaire
internationale. Dès le début donc le Haut Commissaire pour les
Réfugiés, Sadako Ogata, fut informé de ce problème,
et le rapporta au Secrétaire Général de l'ONU. Ce dernier,
Boutros Boutros Ghali, proposa plusieurs possibilités au Conseil de
Sécurité de l'ONU, allant de l'intervention militaire massive des
casques bleus à la nomination du HCR comme agence chef de file sur le
terrain. Cette dernière solution, qui ne voyait cette crise du Rwanda
que comme une simple crise humanitaire, fut approuvée par le Conseil de
Sécurité. Une opération militaire semblait être une
aventure trop chère, trop risquée et trop complexe pour les
Etats-membres de l'ONU. L'opération Turquoise était certes
sécuritaire (création de zones sûres) mais elle ne
permettait en aucun cas une prise en compte globale du conflit. Il en va de
même pour UNAMIR II, simple force d'interposition, et pour
l'opération Support Hope, durant laquelle les américains mirent
en fait à la disposition des ONG et du HCR ses ressources et ses
capacités logistiques. En l'absence de réponse forte de la
communauté internationale due à la faillite du
multilatéralisme sous sa forme actuelle, le HCR et les ONG
présentes ont dû faire face à un grand dilemme : comment
secourir les réfugiés sans permettre à ceux qui les
manipulent de poursuivre leurs buts politiques et militaires ?
Le HCR, mandaté par l'ONU, se devait de rester et
d'aider coûte que coûte les réfugiés. Mais les ONG,
elles, avaient le choix. Nombre d'entre elles restèrent, pensant
qu'elles feraient plus de mal aux réfugiés en partant qu'en
restant. De plus, nombre d'entre elles pensèrent, et pense encore, que
le principe de neutralité doit prendre le dessus sur toute autre
considération politique. C'est le sentiment dominant dans de nombreuses
ONG de secours international. Souvent, l'analyse de la situation politique
n'est pour elles que secondaire, l'important étant le secours aux
personnes dans le besoin. Pourtant, dans ce type de cas, si les ONG, et le HCR,
respectent le principe humanitaire de la neutralité, l'autre grand
principe, celui de l'impartialité, reste alors lettre morte. Lorsqu'il y
a militarisation des camps de réfugiés, ces deux principes
deviennent complètement inconciliables, et un choix doit être
fait. Pour expliquer l'attitude des ONG, il faut
aussi mentionner le fait que le drame du génocide
rwandais émut de nombreuses personnes de part le monde tant les images
des masses de réfugiés fuyant leur pays firent le tour du monde.
Le public international aurait sans doute eu du mal à comprendre
pourquoi les ONG à qui ils font parfois des dons laisseraient ces gens
mourir dans leur fuite. Nombre d'ONG risquaient donc de perdre
crédibilité et financements en renonçant à aider
ces réfugiés, pourtant génocidaires. Il est à ce
propos significatif de constater que toutes les ONG étaient
massées à Goma, le principal camps de réfugiés au
Zaïre, là où étaient aussi massés les
journalistes du monde entier. D'autres camps, dans d'autres pays, n'eurent pas
tant de succès.
Toutes ces raisons ont fait que les organisations
internationales ont continué à soutenir les
réfugiés, mais sans se débarrasser jamais des «
combattants réfugiés » qui prirent le contrôle des
camps et profitèrent donc pleinement de l'aide internationale.
·.. Le rôle de la communauté
internationale et des États occidentaux
Durant toute la crise, la communauté internationale
alterna entre hypocrisie et inaptitude. Le HCR ne cessait de
répéter qu'il fallait protéger les réfugiés
et les ramener au Rwanda. Le HCR réussit à protéger les
réfugiés mais aussi les combattants réfugiés. Quant
à l'organisation du retour des réfugiés au Rwanda, cette
opération fut un échec. Le réarmement et la reconstitution
des troupes des ex-FAR et des milices Interahamwes se fit non seulement sous le
nez du HCR, mais avec son appui financier.
Pendant l'été 1996, ayant fait le constat de
l'inaptitude de la communauté internationale à intervenir pour
désarmer les réfugiés, le gouvernement rwandais finit par
se convaincre que son intervention directe était le seul moyen de faire
cesser les attaques des combattants réfugiés derrière la
frontière avec le Zaïre. Laurent Kabila, qui avait pris la
défense des Tutsis du Zaïre lui- même en appela, certes sans
trop y croire, à l'intervention de la communauté internationale
dans les camps. Aucune réaction ne vint. Kabila et le gouvernement
rwandais partageaient une même vision de la communauté
internationale, qu'il s'agisse des gouvernements occidentaux, des instances de
l'ONU ou des ONG. Ils voyaient derrière tous ces acteurs leur ennemi
désigné, la France. Selon eux, Mobutu et les génocidaires
étaient même manipulés par les français avides de
pouvoir dans la région. Le soutien discret de la France à
l'ancien régime hutu de Habyarimana n'a donc pas été
oublié par les Tutsis. Selon eux, l'obstination avec laquelle la
communauté internationale poussait les Tutsis à négocier
avec les génocidaires hutus était suspecte. Pour certains,
demander aux Tutsis de négocier avec leur génocidaires hutus
revenait à demander aux Juifs de négocier la paix avec les nazis.
Voir alors le HCR et les ONG nourrir les génocidaires et leur permettre
de se réarmer nourrit la croyance en un complot des français et
des Hutus contre les Tutsis. L'inaction de la communauté internationale
et sa seule condamnation des violations des
droits de l'Homme par les nouvelles autorités tutsies
ne faisait que renforcer ce sentiment de complot.
La Belgique ne resta pas indifférente à la
tragédie touchant son ancienne colonie. Cependant, les autorités
belges échouèrent, comme d'autres pays, dans ses appels à
une intervention militaire pour éviter l'escalade de la violence et
éventuellement un nouveau génocide. Dans les conférences
internationales, la Belgique se faisait l'avocate d'une intervention pour
désarmer les combattants réfugiés du Zaïre et
éviter ainsi la propagation du conflit. Cependant, la Belgique ne
voulait pas y envoyer ses propres troupes, ce qui la
dé-crédibilisa quelque peu. En effet, depuis le meurtre de 10
soldats belges à Kigali le 7 avril 1994 par certains des
génocidaires, la Belgique décida de ne plus jamais envoyer de
troupes dans une de ses anciennes colonies.
La France, elle, par la voix de Jacques Chirac, a
été le pays occidental le plus en faveur d'une intervention
internationale au Zaïre. La France était même prête
à y envoyer ses troupes. Mais tout au long de la crise, le Rwanda exigea
qu'aucun soldat français n'intervienne au Zaïre, et le reste de la
communauté internationale lui refusa à plusieurs reprises un
rôle de leader des opérations. La communauté internationale
était incapable de se mettre d'accord sur les modalités
d'intervention dans le conflit. Il est vrai que la France avait de puissants
intérêts particuliers à défendre dans cette
région du globe. La France voulait tout d'abord défendre la
francophonie dans une région devenant de plus en plus anglophone. Depuis
le génocide et le soutien des français aux Hutus et au
régime d'Habyarimana, la France perdait en effet son influence au Rwanda
et dans la région. Le nouveau gouvernement de Kigali venait par exemple
d'adopter l'anglais comme langue officielle. La France craignait donc que
l'anglais ne se propage dans toute la région, au Zaïre
particulièrement. Certains parmi les autorités françaises
allèrent même jusqu'à comparer la situation
géopolitique comme un nouveau "Fachoda"64entre les
intérêts français et américains. La France retourna
alors sa veste et soutint Mobutu. La France considérait en effet
l'Ouganda de Museveni et Laurent Kabila comme des alliés de Washington
contre les intérêts sociaux, économiques et culturels de la
France dans la région des Grands Lacs. La France considéra donc
que Mobutu était le seul homme à pouvoir contrôler le
Zaïre et gérer le problème des combattants
réfugiés hutus. Après cette alliance, il devint d'autant
plus inconcevable pour le Rwanda que des troupes françaises
interviennent au Zaïre pour sécuriser les camps de
réfugiés et les frontières, étant donné les
suspicions sur son impartialité.
L'autre puissance à pouvoir intervenir dans la
région était les Etats-Unis. Étant donné que la
Belgique ne voulait pas intervenir directement, et que la France ne le pouvait
pas à cause du refus des États clés de la région,
seuls les Etats-Unis restaient en mesure d'intervenir pour
64 La "reculade de Fachoda". En 1898, les
expéditions coloniales françaises et britanniques se
rencontrèrent au milieu du Soudan. La lutte d'influence fut
féroce pour savoir quel pays allait finalement laisser la place, alors
que la possession du Soudan ainsi que la continuité des Empires
coloniaux sont en jeu. La France céda finalement la place aux anglais,
la République étant empêtrée dans l'Affaire Dreyfus.
L'armée française et les nationalistes prirent cette "reculade"
comme un affront et un aveu de faiblesse de la France.
dénouer la situation explosive au Zaïre. Mais les
Etats-Unis restèrent volontairement en retrait. Il est vrai que quelques
années auparavant, en 1992, les américains avaient essuyé
une sévère défaite en Somalie65, étant
obligé de se retirer et de laisser le pays aux mains des rebelles. Les
Etats-Unis, pourtant alliés du nouveau gouvernement rwandais, ne
voulaient donc pas prendre le risque d'une nouvelle défaite humiliante.
Le gouvernement américain pris partie pour le retour rapide et
forcé des réfugiés hutus au Rwanda, mais sans s'impliquer
directement dans l'opération. Le gouvernement américain supporta
quand même financièrement l'armée ougandaise dans sa lutte
contre le Zaïre.
Le Canada quant à lui n'était ni un ancien pays
colonisateur, ni une grande puissance. Cependant, les autorités
canadiennes se voulaient les promoteurs du nouveau concept de
sécurité humaine. Le problème du Canada était
cependant son manque d'implication par le passé dans les affaires de la
région, le gouvernement et ses diplomates manque=aient donc
d'expérience pratique des enjeux régionaux. Sa
préoccupation principale fut donc humanitaire, le gouvernement se
faisant le porte voix des réfugiés ayant besoin de protection et
d'assistance selon le concept de sécurité humaine. L'initiative
du Canada était cohérente, prenant le parti des ONG et du HCR,
défendant l'intérêt des réfugiés. Mais le
Canada tomba donc dans le même piège que ces organisations,
puisque cela revenait finalement à défendre les combattants
réfugiés génocidaires. Le Canada est aussi un Etat ayant
souvent une rôle de leader dans les opérations de maintien de la
paix. Ainsi, le Canada se voyait bien dans la peau d'une sorte de
troisième force, n'ayant pas été colonisateur,
n'étant pas non plus motivé par des intérêts
stratégiques, le Canada possédait en plus l'avantage de faire
à la fois partie du Commonwealth et de la Francophonie. Les
autorités canadiennes se voyaient donc bien prendre la tête d'une
opération humanitaire internationale, dont le but aurait
été de permettre le travail de protection des
réfugiés par les ONG et le HCR. Comme je l'ai
évoqué en première partie, le Canada aurait alors
montré les limites du concept du concept de sécurité
humaine, tel que déployé par un État occidental dans sa
politique étrangère. En effet, le silence qui entourait le
massacre des Banyamulenge ne fut pas rompu par les discours canadiens sur la
sécurité humaine.
Le conflit se répandant et devenant de plus en plus
violent, l'ONU finit par voter le 9 novembre 1996 une résolution (sous
le chapitre VII de la charte autorisant donc le recours à la force)
autorisant une intervention des casques bleus pour protéger les convois
de réfugiés rentrant du Zaïre au Rwanda. Mais le mandat
interdisait explicitement aux soldats de l'ONU de séparer les
combattants et les réfugiés. Alors les autorités
rwandaises fermèrent toutes leurs frontières avec le Zaïre,
ce qui tua l'opération de l'ONU dans l'oeuf. La crise du Rwanda, ainsi
que celle du Zaïre furent toutes deux un échec flagrant pour le
multilatéralisme, puisqu'aucune décision prise en commun
n'aboutit au final à une intervention forte. Pendant qu'à l'ONU
était débattue cette question du rapatriement des combattants
réfugiés (l'ONU voulait éventuellement confier la
tâche
65 Alors que l'intervention devait être
humanitaire, les images de soldats américains dont les cadavres furent
exhibés dans Mogadiscio choqua l'opinion publique américaine et
précipita le départ des GI.
à l'Union Africaine), les camps de
réfugiés hutus furent attaqués par l'armée
ougandaise. Les Hutus, ainsi "libérés" de leurs leaders
génocidaires, commencèrent alors à rentrer
spontanément au Rwanda dans la confusion la plus totale.
·.. La débandade du HRC
Le HCR, confronté à une division de la
communauté internationale paralysant les logiques de coopération
multilétérales, demeura impuissant dans cette nouvelle crise. Les
premières confrontations entre d'une part les militaires et les milices
zaïroises soutenues par les réfugiés hutus, et d'autre part
les banyamulenges soutenus par l'Alliance des forces démocratiques pour
la libération du Zaïre/Congo, les forces le Laurent Kabila, ainsi
que par l'Armée Patriotique Rwandaise. Ces affrontements
déclenchèrent de nouveaux mouvements de populations, notamment
vers le Rwanda, et provoquant une nouvelle escalade dans la violence. Les
premières victimes des milices, notamment celles de Kabila, furent les
camps de réfugiés hutus, bien que son programme politique ne
dépasse ce simple aspect. Les camps du Sud, dans la région
d'Uriva, furent les premiers attaqués. Le HCR, qui dut évacuer
son personnel étranger, fut complètement débordé
par la crise, et laissa des milliers de réfugiés à leur
propre sort, au milieu des zones de combats. Différents camps furent
attasués successivement, à mesure que la rébellion prenait
de l'ampleur. Malgré l'appel alncé le 3 novembre par le HCR
à la création de "corridors humanitaires" pour protéger
l'accès humanitaire aux réfugiés rwandais (et burundais)
et faciliter ainsi leur rapatriement, les gouvernements occidentaux, une fois
de plus, s'enlisèrent dans des discussions sur l'envoi d'une force
multinationale. Le HCR ainsi que les autres organisations humanitaires purent
finalement reprendre leur travail, mais elles furent manipulées par le
double jeu de l'AFDL, qui prétendait autoriser le HCR à approcher
les réfugiés, mais qui au final leur en limitait l'accès.
Les 12 et 13 novembre, le camp de Mugunga fut bombardé. C'est ainsi que
le dernier des plus grands camps de réfugiés au monde se vida de
sa population en à peine deux jours. Certains de ces
réfugiés retournèrent au Rwanda, tandis que d'autres, des
anciens rebelles des milices hutues, s'enfoncèrent dans l'ouest du
Zaïre. Le HCR, complètement débordé par ce
retournement de situation, faillit à sa mission de protection et
d'assistance à ces réfugiés.
L'impuissance et la faiblesse du HCR face à l'inertie
de la communauté internationale se manifesta particulièrement
à l'occasion de la bataille internationale sur le nombre de
réfugiés, dispersés dans une fuite éperdue, dans
des conditions épouvantables. Le gouvernement de Kigali, ainsi que
l'AFDL et un certain nombre de gouvernements occidentaux, affirmaient que la
plupart des réfugiés, exceptés les combattants qui se
cachaient dans les forêts, étaient tous rentrés au Rwanda.
Le HCR quant à lui affirmait que des centaines de milliers de
réfugiés se trouvaient encore au Zaïre. Cette question
était éminemment politique, puisqu'elle déterminait
l'issue d'un vote au Conseil de Sécurité de l'ONU, devant
décider de l'envoi ou non d'une force multinationale. Le Conseil de
Sécurité vota effectivement une résolution autorisant
l'envoi d'une force
multinationale, mais subordonnée à l'existence
d'un nombre important de réfugiés. Cette force ne vit jamais le
jour, étant donné que ni les rwandais, ni l'AFDL qui
contrôlait désormais la région, ni de plus enplus de
gouvernements occidentaux, ne voulaient voir le déploiementt d'une force
de maintien de la paix. Ainsi, les organisations humanitaires se
retrouvèrent une fois de plus livrées à
elles-mêmes.
Ces organisatons, et parmi elles principalement le HCR,
tentèrent de s'organiser pour venir en aide aux nombreuses victimes
dispersées, qui mourraient de faim, d'épuisement ou de maladies,
mais aussi de massacres par les rebelles. Les réfugiés civils se
retrouvèrent pris en tenaille entre des combattants hutus - ceux qui
étaient censés les protéger et qui les contrôlaient
- et des rebelles tutsis. Ces réfugiés craignaient en plus les
éventuelles représailles s'ils rentraient au Rwanda. Le HCR fut
ainsi confronté à la précarité des
opérations de secours au coeur de la guerre. Les acteurs humanitaires
n'avaient souvent accès aux réfugiés qu'après les
combats. Ainsi, le HCR fut critiqué de toutes parts : par le
gouvernement rwandais, qui l'accusa d'aider les auteurs du génocide, et
par le gouvernement zaïrois, qui l'accusa de prendre part à ce
qu'il présentait comme "l'invasion" du sud-Kivu, et par la
communauté internationale, qui l'accusa de faillir à sa mission
de protection et d'assistance aux réfugiés.
La crise du Rwanda fut ainsi un désastre pour les
opérations du HCR. Lors de cette nouvelle crise de
réfugiés, le HCR et de nombreuses organisations internationales
furent prisonnières du dilemne qui opposait leur volonté de
dénoncer le sort des réfugiés et la crainte de se voir
refuser la possibilité de continuer les opérations de secours,
qui dépendaient de l'autorisation de l'AFDL. Pour le HCR, ces dilemmes
furent accentués par le caractère intergouvernemental de
l'agence, ce qui témoigne d'une faillite du multilatéralisme.
C'est ainsi que fut provoquée une crise majeure au sein du HCR qui
témoigna des limitees et des contradictions de la coopération
inter-étatique.
La guerre civile au Rwanda et les guerres au Zaïre ont
été intrinsèquement liées. A partir de 1996, le
conflit au Zaïre dégénéra, et la communauté
internationale laissa le pays sombrer dans le chaos et la guerre. De nombreux
États africains intervinrent par la suite dans le conflit, chacun
voulant sa part du gâteau zaïrois, accélérant ainsi la
désintégration de l'Etat. En 1997, Kabila pris le pouvoir et
rebaptisa le Zaïre en République Démocratique du Congo. Mais
cette prise de pouvoir n'empêcha pas la propagation de la violence, et
l'éclatement de nouveaux conflits. Les mouvements de
réfugiés, comme ceux venant du Burundi (où avait
été exporté par les réfugiés le conflit
entre Hutus et Tutsis), répandaient à chaque fois le conflit dans
des pays d'accueil souvent déjà fragilisés. Au final le
Zaïre fut déchiré par quatre guerres, où à
chaque fois les mouvements de réfugiés agirent comme des
catalyseurs des conflits.
Le système international, où le
multilatéralisme est encore trop faible pour ne pas être soumis
à la contrainte du respect de la souveraineté et de
l'intégrité des Etats, autorisa un pseudo Etat en exil à
subsister, non pas au nom d'un soutien politique, mais au nom d'un soutien
humanitaire. Sans s'en rendre compte, la communauté internationale
soutint pendant des années des génocidaires, et leur permit de
continuer leur travail et au final de répandre leur conflit dans toute
la région. Au nom du principe du rapatriement volontaire et de la
neutralité humanitaire, la communauté internationale devint
incapable de prendre des risques, donnant mandat aux organisations humanitaires
de gérer un conflit politique aux implications sécuritaires. Les
organes nés du multilatéralisme, comme le HCR, sont bien
sûr incapables de traiter la situation de manière politique, et
donc de résoudre le conflit. De même, les Etats occidentaux
impliqués dans le conflit furent à plusieurs reprises incapables
d'intervenir, par manque de volonté politique ou par échec du
multilatéralisme.
RESUME ET TRANSITION
Dans cette deuxième partie, nous avons
étudié les mécanismes de propagation d'un conflit en nous
appuyant sur l'exemple des réfugiés rwandais. Ceux-ci
étaient en fait manipulés par les responsables du
génocide, qui eux avaient pour but de continuer la guerre, que ce soit
au Rwanda, comme ils le firent à travers de nombreuses incursions
armées, ou que ce soit dans leur principal pays hôte, le
Zaïre. Nous avons vu à ce propos à quel point la politique
de l'Etat hôte est fondamentale dans la résolution d'un conflit.
Nous avons vu également comment le secours aux réfugiés
apporté par les organisations humanitaires peut exacerber le conflit
quand il n'est pas lié à une politique volontariste et globale de
résolution du conflit. Enfin, dans ce type de situations où
l'Etat hôte n'est pas capable ou ne veut pas mettre en place les mesures
de sécurisation (des camps et des frontières), l'action et
l'influence des acteurs extérieurs devient fondamentale dans la
résolution ou non du conflit.
Après avoir étudié l'exemple au bilan
négatif des réfugiés rwandais au Zaïre,
étudions maintenant l'exemple au bilan somme toute plus positif des
réfugiés rwandais en Tanzanie, afin de comparer des situations
qui étaient semblables à l'origine mais dont l'issue pour les
réfugiés et les pays de la région fut totalement
différente. Nous étudierons enfin les mécanismes jouant
lors de la réinstallation ou du rapatriement des réfugiés,
afin de comprendre comment il est possible de mettre fin à une crise de
réfugiés.
CHAPITRE III
ASSURER LA SECURITE DES REFUGIES PENDANT LA CRISE ET
APRES
En Tanzanie, les réfugiés rwandais ne furent pas
à l'origine de la propagation de leur conflit dans le pays et de la
déstabilisation de l'Etat. Étant donné que les populations
réfugiées au Zaïre et en Tanzanie étaient
sensiblement les mêmes, comment se fait-il qu'une crise de
réfugié ait dégénéré en conflit
régional et pas l'autre?
I - Le chaos contenu : les réfugiés hutus
rwandais en Tanzanie
En avril 1994, environ 200 000 Hutus rwandais franchirent la
frontière tanzanienne en à peine 30 heures. Pris par surprise, le
gouvernement tanzanien ainsi que le HCR furent submergés par la
tâche. Une fois en Tanzanie, les génocidaires se
réorganisèrent, et avant même la victoire finale du FPR,
les leaders extrémistes hutus proclamaient haut et fort leur intention
de retourner déstabiliser le Rwanda. De nombreuses
caractéristiques faisaient penser que cet afflux massif de
réfugiés allait dégénérer en un conflit
ouvert entre le Rwanda et la Tanzanie, comme ce fut le cas avec les
réfugiés hutus au Zaïre. Mais malgré les
ressemblances entre les deux situations, la Tanzanie ne s'engagea pas dans une
guerre avec son voisin par l'intermédiaire de ses
réfugiés. Cependant, la situation ne fut pas totalement sous
contrôle non plus, puisque les camps ne furent pas
démilitarisés, et que les réfugiés durent rentrer
de force en 1996.
La première explication pour le niveau relativement bas
de violence est l'attitude de l'Etat tanzanien. La Tanzanie avait l'habitude
depuis longtemps d'offrir l'asile à des réfugiés hutus ou
tutsis, et le gouvernement voulait à tout prix préserver la
stabilité de l'Etat tanzanien, malgré la situation explosive. En
effet, là où les réfugiés s'installèrent,
les taux de criminalité augmentèrent, et toute la faute fut
rejetée sur les réfugiés rwandais, qui devinrent vite les
boucs-émissaires de tous les maux de la Tanzanie. Le problème des
réfugiés devint alors vite un enjeu politique important, que les
hommes politiques durent prendre en compte étant donné l'approche
d'élections générales.
Par conséquent, le gouvernement tanzanien ne sympathisa
pas avec les réfugiés et leurs buts militaires, et il disposait
des capacités matérielles nécessaires pour faire
régner un semblant d'ordre autour des camps mais surtout pour
sécuriser sa frontière.
La population des camps, comme au Zaïre, était
composée de hutus génocidaires ainsi que de vrais
réfugiés conduits là par les leaders hutus
extrémistes. Et comme au Zaïre, les réfugiés
reproduisirent très rapidement les mêmes structures sociales et
politiques que celles qui existaient au Rwanda. Dès leur arrivée,
certains leaders hutus allèrent d'eux mêmes à la rencontre
des responsables du HCR débordés par le nombre de
réfugiés pour leur proposer d'organiser les camps. Ces derniers
firent effectivement le choix de leur confier cette tâche plutôt
que de casser les mécanismes sociaux existants. Ainsi, dès le
début de la crise les leaders hutus extrémistes
contrôlaient les camps. Les autorités
tanzaniennes firent des efforts pour séparer les réfugiés
des agitateurs qui les intimidaient ou les menaçaient, mais la plupart
d'entre eux demeura dans les camps. En Tanzanie les leaders hutus
étaient surtout des politiciens ou des membres des milices hutues (les
interahamwes), et non des membres de l'armée qui eux avaient
principalement fui à Goma (Zaïre). Quatorze leaders, responsables
avérés du génocide furent arrêtées par les
tanzaniens, mais les autorités tanzaniennes finirent par les
relâcher, manquant peut-être de la volonté de s'impliquer
dans le conflit et de prendre partie, chose que même la communauté
internationale était incapable de faire. Ces hommes rentrèrent
alors dans les camps de réfugiés, où ils furent
suspectés de nombreux assassinats. Nous pouvons voir là une des
défaillances criantes de la communauté internationale, incapable
déjà de séparer les combattants des
réfugiés, et dans ce cas précis, incapable de prendre
juridiquement en charge des génocidaires connus (l'Etat tanzanien
n'avait en effet aucune raison légale de les garder en
captivité). Aucun mécanisme n'est en effet prévu à
cet effet.
Le fait que l'armée hutue ne soit pas présente
dans les camps tanzaniens n'explique pas pourquoi la violence ne se propagea
pas à tous le pays. En effet, des éléments armés
des milices faisaient régner la terreur en Tanzanie aussi. Lorsqu'un
responsable du HCR demanda à un génocidaire reconnu de quitter le
camp qu'il occupait en juin 1994, celui-ci revint dans l'après-midi
accompagné de 5000 hommes munis de machettes pour encercler l'enceinte
du HCR. La police tanzanienne finit par disperser la foule, mais cet
épisode finit de convaincre le HCR qu'il avait bel et bien perdu le
contrôle des camps. D'autres incidents survinrent, montrant au HCR que
des entraînements militaires avaient lieu : d'après des
observateurs de l'ONU, environ 10 000 miliciens s'entraînaient à
Ngara en vue d'une incursion au Rwanda. En plus de l'entraînement, des
trafics d'armes avaient cours dans les camps ou juste à
l'extérieur, la police tanzanienne restant incapable de contenir ce
trafic. Certains membres de l'armée française furent d'ailleurs
suspectés de participer à ce trafic d'armes66.
Comme au Zaïre, les leaders hutus créèrent
donc un climat de peur et de violence dans les camps, intimidant les
réfugiés, en recrutant certains, et surtout en les
empêchant de retourner au Rwanda, par pression sociale mais aussi par
intimidation physique. Ces leaders présentèrent également
leur propre version de l'histoire du Rwanda, et commencèrent donc une
sorte de « reconstruction » historique. Tous les leaders hutus se
présentèrent comme des victimes, et créèrent un
mythe autour de leur exode. Ils mirent également en avant toutes les
injustices commises par les Tutsis envers les Hutus pendant des
décennies pour expliquer la situation actuelle. La presse internationale
les aida dans leur volonté de se présenter comme des victimes,
car les journaux et télévisions du monde entier
dépeignaient les réfugiés comme des victimes ayant besoin
d'aide et non comme des responsables directs du génocide. Malgré
les efforts du HCR en la matière, les leaders hutus restèrent en
effet les seules sources d'information dans les
66 In "Joint Evaluation of Emergency Assistance to
Rwanda", N° 2.
camps. Le contrôle de l'information était capital
dans leur stratégie de continuation de la guerre car cela signifiait
pour eux le contrôle des réfugiés et même des
opinions occidentales.
Ainsi, comme au Zaïre, les opérations et campagnes
de recrutement menées par les organisations internationales pour
organiser le rapatriement des réfugiés fut en
général un échec. Les leaders hutus prouvèrent
ainsi leur pouvoir, et s'affirmèrent comme un État en exil.
Malgré la sécurisation de ses frontières
par les autorités tanzaniennes, les leaders hutus des
réfugiés zaïrois et tanzaniens réussirent à
garder le contact, en passant par le Burundi. Une coordination était
donc possible entre les différents camps de réfugiés de la
région des Grands Lacs. Le HCR voulut empêcher les
intermédiaires d'entrer dans les camps, mais ils se présentaient
eux-mêmes comme des réfugiés à la recherche de leurs
familles, ce qui obligea le HCR à les laisser rentrer, témoignant
une fois de plus de la faiblesse de celui-ci pour gérer ce type de
situations. La communication cessa quand les autorités tanzaniennes
fermèrent la frontière avec le Burundi en 1995.
Au final, cet État en exil formé par les leaders
extrémistes hutus et leurs réfugiés ne put atteindre ses
buts hégémoniques. La police tanzanienne su contenir les quelques
incidents transfrontaliers qui eurent lieu en fermant temporairement les camps
et en fermant ses frontières. Pour mettre fin définitivement
à la crise, l'armée tanzanienne, assez puissante et bien
organisée, décida de fermer les camps et de repousser tous les
réfugiés et leurs leaders jusqu'au Rwanda.
--Un État hôte volontariste et disposant des
capacités de sécurisation des camps et des frontières, ou
pourquoi la guerre ne s'est pas propagée à partir de la Tanzanie
"We don't allow people to cross into Rwanda and carry out
killings"
-A Tanzanian Brigadier67
-
Dès l'arrivée massive des réfugiés
rwandais, le gouvernement tanzanien tenta d'assurer la sécurité
dans les camps afin de prévenir la violence. De plus, le chef du
gouvernement tanzanien tenta d'établir des relations normales avec son
homologue rwandais (dont le gouvernement est désormais dominé par
les Tutsis), en lui assurant qu'il ne soutenait pas les génocidaires,
mais qu'il leur assurait juste l'asile, conformément au droit
international. Les autorités tanzaniennes déployèrent
rapidement leur armée, et empêchèrent même des
réfugiés hutus du Burundi d'entrer sur le territoire en 1995, au
grand dam du HCR.
Pour autant, l'arrivée massive d'autant de
réfugiés en si peu de temps mis les autorités tanzaniennes
au défi. Celles-ci craignaient énormément la propagation
du conflit, surtout connaissant les buts politiques des leaders hutus. Pour
beaucoup de tanzaniens la situation était
67 Cité par Lischer in "Dangerous
Sanctuaries...", Op. Cit.
radicalement différente des autres périodes
où le pays accueilla des réfugiés rwandais hutus ou
tutsis. Cette fois, les réfugiés étaient armés et
engagés dans une guerre civile. Ils ne furent donc pas bien accueillis
par les populations locales. Un membre du Parlement tanzanien décrit la
situation ainsi : "We're not dealing with refugees, we're dealing with a whole
new phenomena of people who are committing crimes in their country of origin,
and who, before they can be apprehended, way in advance of the war that was
advancing on them [...] We have people who are not refugees and who we treat
them as refugees"68. D'une certaine manière, par leur
position, les autorités tanzaniennes étaient beaucoup plus
conscientes du phénomène prenant place sous leurs yeux que n'a pu
l'être le HCR. Car si le HCR se rendait bien compte qu'il
protégeait et nourrissait des génocidaires, rien ne fut fait au
final pour mettre fin à ce problème. Ce sont les tanzaniens qui
prirent par exemple la décision de fermer leurs frontières en
1995. Le gouvernement tanzanien était effectivement bien placé
pour comprendre les enjeux sociaux, économiques et sécuritaires
posés par cet afflux massif de réfugiés.
Les mesures prises par le gouvernement furent mitigées.
Comme je l'ai mentionné plus haut, les autorités
n'arrêtèrent pas les leaders hutus, mais quelques efforts furent
quand même fournis pour tenter de séparer les combattants
réfugiés des autres. Les autorités tentèrent par
exemple de construire un camp séparé (le camp de Mwisa) pour y
installer les génocidaires. Mais peu de combattants
réfugiés y furent envoyés, étant donné le
manque de financements de la communauté internationale. La
réaction des tanzaniens fut donc ambiguë puisqu'au final aucun
génocidaire réfugié ne fut jugé ni envoyé en
prison. En théorie, la loi tanzanienne sur les réfugiés
donne un large pouvoir au gouvernement : le "Refugee Control Act" permet
normalement la détention de tout réfugié qui selon les
autorités porte atteinte à la paix et à la
sécurité du pays, ainsi qu'aux relations entre la Tanzanie et
tout autre gouvernement. Un cadre légal existait donc pour
séparer militants et réfugiés. La Tanzanie se reposa alors
sur le HCR pour améliorer ses capacités en matière de
sécurité. Par exemple le HCR finança le déploiement
de centaines de policiers dans l'ouest du pays, fournissant équipements,
organisant les entraînements... Mais ces moyens demeurèrent
insuffisants pour contrôler le nombre impressionnant de
réfugiés.
Trois raisons expliquent que la Tanzanie ait laissé les
réfugiés entrer pour ensuite lutter contre leur militarisation.
La première est l'expérience passée plutôt positive
avec les demandeurs d'asile. La seconde est sa position relativement neutre vis
à vis du conflit entre Tutsis et Hutus. La troisième est la
pression politique intérieure pour contenir les activités
guerrières des réfugiés.
L'histoire généreuse de la Tanzanie avec les
demandeurs d'asile continua donc pendant la crise rwandaise. Souvent les
demandeurs d'asile obtiennent le droit de travailler, ou obtiennent même
la citoyenneté tanzanienne. Mais cette fois l'afflux de
réfugiés fut trop massif et poussa l'hospitalité
tanzanienne à un point de non-retour.
68 Cité par Lischer in "Dangerous
Sanctuaries...", Op. Cit.
Au moment du génocide la Tanzanie n'avait pas
d'affinités particulières avec aucune des parties en conflit.
Alors que le gouvernement zaïrois avait des relations ambiguës avec
le vieux pouvoir rwandais, le gouvernement tanzanien était sans doute le
pays le plus neutre de tous ceux qui durent accueillir des
réfugiés hutus. Cependant, des affinités envers la
population hutue se développèrent, surtout dans l'ouest du pays,
la partie la plus proche du Rwanda. C'est peut-être cette
"solidarité ethnique" qui explique quelque peu le fait que le
gouvernement ne fit pas non plus tout ce qui était en son pouvoir pour
désarmer ou emprisonner les combattants réfugiés. Mais
ceci s'explique aussi par la volonté du gouvernement de rester assez
neutre dans ce conflit, tout en assurant sa propre sécurité et
stabilité, pour que le conflit ne se propage pas.
Au niveau national cependant, la fermeté avec les
réfugiés resta la ligne officielle. La démocratisation et
la libéralisation du pays (1994 était une année
électorale) poussèrent les dirigeants à rester
sérieux et responsables dans leur gestion de cette situation complexe.
La question des réfugiés fut ainsi traitée par le
gouvernement comme un enjeu politique majeur, ils prirent donc en compte les
aspirations de leurs populations. Cette relative démocratisation du pays
obligeant les dirigeants nationaux à écouter et tenter de
régler les problèmes locaux, est également une des raisons
pour lesquelles le problème des réfugiés a
été mieux géré en Tanzanie qu'au Zaïre.
L'accumulation de menaces politiques, économiques, et
sécuritaires liées à la crise de réfugiés
précipita au final le retour forcé des réfugiés.
Suivant l'exemple du retour forcé des réfugiés hutus du
Zaïre, les autorités tanzaniennes encouragèrent, voire
obligèrent les réfugiés et leurs leaders à rentrer
chez eux. Avec l'accord du HCR le gouvernement posa même un ultimatum
pour un départ avant le 31 décembre 1996 au plus tard. Les
leaders des camps tentèrent de contourner l'ultimatum en conduisant les
réfugiés vers l'est de la Tanzanie, vers le Kenya et le Malawi.
Mais le 12 décembre le gouvernement tanzanien encercla les camps et
força les réfugiés à partir. L'armée escorta
ainsi les réfugiés jusqu'à la frontière rwandaise.
Mais il fut reporté que malgré le cordon militaire traçant
la route jusqu'à la frontière, certains leaders
s'enfoncèrent vers l'est du pays, expliquant ainsi que certains
réfugiés aient "disparu" dans la nature. Quoiqu'il en soit, en
quelques jours des centaines de milliers de réfugiés hutus
retournèrent dans leur pays, mettant fin à la menace pour la
sécurité du pays, et pour la sécurité de cette
partie de la région des Grands Lacs.
·.. L'aide humanitaire internationale en
Tanzanie
Contrairement au Zaïre, la Tanzanie insista pour que
l'aide humanitaire soit organisée et coordonnée. Grâce
à une négociation entre le gouvernement et le HCR, ce dernier
n'autorisa qu'une poignée d'ONG à participer aux
opérations de secours. Si l'aide internationale permit aux
réfugiés et à leurs leaders génocidaires de ne pas
mourir du choléra, elle permit donc
aussi aux combattants réfugiés de renforcer leur
pouvoir. En Tanzanie aussi l'aide humanitaire eut le même type d'effets
pervers que partout ailleurs dans ce genre de situations. Le HCR tenta d'y
répondre en organisant les camps non pas par commune d'origine comme
c'est en général le cas, mais par date d'arrivée, ce qui
limita un peu l'influence des combattants réfugiés.
Rétrospectivement, le HCR considère même la réponse
à la crise de réfugiés en Tanzanie comme un modèle.
Par ce jugement le HCR met en avant le fait qu'aucune épidémie
n'eut lieu et qu'aucun élément militaire armé
n'était visible. Cependant ce jugement ignore complètement les
effets politiques de l'organisation des camps et le pouvoir donné aux
combattants réfugiés. Mais la militarisation se faisant en
cachette, le HCR et les ONG présentes pratiquaient la politique du "pas
vu, pas pris". Tant que les activités militaires des
réfugiés n'interféraient pas avec la distribution de
l'aide, le personnel humanitaire se sentait en sécurité dans le
camp, ce qui renforçait leur sentiment du travail bien fait.Mais pour
tirer cette conclusion le HCR ne prend que peu en compte les aspects politiques
du conflit.
·. · Comment expliquer la propagation
différentielle de la violence parmi les réfugiés entre le
Zaïre et la Tanzanie?
Comme au Zaïre, les camps de réfugiés en
Tanzanie ne respectaient aucune règle d'implantation du HCR.
Implantés près de la frontière, ils permettaient aux
combattants réfugiés de croire à la possibilité de
reprise militaire du Rwanda. De plus, les camps étaient
surpeuplé, poussant a priori les réfugiés
à les fuir. Pourtant, ni la proximité avec la frontière ni
la trop grande taille des camps ne mena à des attaques de la Tanzanie
vers le Rwanda, prouvant ainsi s'il le fallait encore que les explications
politiques à un conflit et sa propagation sont supérieures aux
explications socio-économiques. Par conséquent, ce sont a
priori d'autres facteurs que la localisation des camps qui
causèrent la violence transfrontalière au Zaïre. Par
exemple, les garde- frontière tanzaniens n'ayant pas de connivence
politique avec les militants hutus, ils furent beaucoup plus efficaces que
leurs homologues zaïrois pour garder la frontière.
D'autre part, au bout de deux ans de crise, les travailleurs
humanitaires abandonnèrent l'idée que de meilleures conditions de
vie pour les réfugiés diminuaient le risque de leur entrée
dans la violence. En effet, les réfugiés hutus en Tanzanie et au
Zaïre disposaient du même niveau de vie dans leurs camps respectifs
(une fois passée l'épidémie de choléra dans les
camps au Zaïre). Et pourtant, certains entrèrent dans la violence
pour propager le conflit et d'autres non. Mais malgré la bonne
implantation des réfugiés hutus en Tanzanie dans la vie et
l'économie locale (certains réfugiés cultivaient la terre,
travaillaient...), cela ne les empêcha pas de continuer à soutenir
les combattants réfugiés qui voulaient continuer le combat. Mais
en fin de compte, expliquer la violence des réfugiés par leur
recherche de meilleures conditions de vie ne tient pas la route puisque des
mêmes conditions de vie poussèrent les réfugiés
zaïrois mais pas les réfugiés tanzaniens dans la
violence.
Pour pousser les réfugiés rwandais en Tanzanie
à rentrer au Rwanda, le HCR pris des mesures comme la réduction
des rations de nourriture de moitié, l'arrêt de l'enseignement...
Cependant, cette appauvrissement des conditions de vie, qui dura tout de
même pendant plusieurs semaines, ne poussa pas les réfugiés
dehors. Au contraire, ils se reposèrent d'avantage sur l'économie
locale. Ce constat prouve bien que ce ne sont pas les conditions de vie
uniquement qui décident les réfugiés à s'installer
ou à partir. Les considérations politiques, comme la peur de
rentrer au pays et l'envie à terme de continuer la guerre étaient
dans ce cas plus forts qu'une ration de sorgho.
Au Zaïre, la crise de réfugiés
éclata en une guerre régionale qui dévasta tout le centre
de l'Afrique et pris des centaines de milliers de vies. En Tanzanie cette
déflagration régionale n'eut pas lieu, principalement pour des
raisons de considérations politiques de la part de l'Etat hôte.
Dans les deux cas, l'aide internationale procura des ressources aux combattants
réfugiés, qui renforcèrent leur pouvoir grâce
à elle. Cependant, le non soutien des autorités tanzaniennes aux
combattants réfugiés sur son territoire évita la
propagation de cette guerre dans cette partie de la région des Grands
Lacs. Cependant, le gouvernement tanzanien n'est pas tout blanc dans l'histoire
de la propagation de ce conflit puisqu'il soutint discrètement les
combattants réfugiés au Burundi, même s'il ferma ses
frontières et ne les laissa pas entrer sur son territoire en 1995.
Ces explications de la propagation de la guerre civile
suggèrent qu'il faut adopter d'autres politiques que celles en
général suggérées par les travailleurs humanitaires
et les gouvernements occidentaux, ou la communauté internationale dans
son ensemble. Depuis la crise du Rwanda, des recommandations ont
été faites, comme celles de déplacer les camps loin des
frontières, de réduire leur taille, et surtout de
démilitariser les réfugiés. Ces propositions
suggèrent que les problèmes de propagation des conflits sont
logistiques et peuvent être réglés de manière
technique. Pourtant les réfugiés tanzaniens et zaïrois ont
expérimenté les mêmes conditions socio- économiques,
et y ont réagi très différemment, la violence
s'étant propagée au Zaïre mais pas en Tanzanie. Mais la
communauté internationale, en réduisant ce problème
à des considérations techniques veut en quelque sorte se
débarrasser du problème pour ne pas avoir à s'impliquer
d'avantage dans ce type de situations humanitaires complexes. Cette critique
rejoint la même critique faite à propos du rôle d'agence
chef de file donné au HCR par l'ONU, comme une manière simple de
donner toute la responsabilité de la situation au HCR sans lui donner
réellement les moyens de la gérer. Le manque d'engagement de la
communauté internationale a donc fait des ravages dans la région
des Grands Lacs.
En réalité, pour prévenir la propagation
du conflit dans la région des Grands Lacs, une réponse politique
forte aurait été nécessaire, afin de séparer
réfugiés et militants, et de démilitariser les camps.
Surtout, la communauté internationale aurait dû jouer son
rôle en mettant la pression sur les États hôtes pour qu'ils
prennent les mesures nécessaires concernant la
sécurisation de leur territoire. Face à un
État hôte hostile, la coercition est alors la seule solution.
La solution idéale serait l'arrivée rapide d'une
force de maintien de la paix internationale pour désarmer les
réfugiés et sécuriser les frontières. De telles
forces d'intervention n'auraient pas été du luxe au Rwanda, au
Zaïre ou au Burundi. Les États-Unis par exemple envoyèrent
des troupes, mais avec un mandat très restreint, les autorisant juste
à aider les organisations humanitaires. De même les
français ne disposaient pas du mandat nécessaire pour
désarmer les réfugiés ou sécuriser les
frontières, leur rôle étant de créer des "zones
sûres" pour l'établissement des camps de réfugiés.
Cette réponse non engagée des États paraît illogique
: pourquoi s'engager sur le plan humanitaire alors que des agences
internationales s'occupent déjà de ce pan là de la
réponse internationale, et que l'action humanitaire sans réponse
politique ne fait que renforcer les parties en guerre et propager le conflit?
La communauté internationale, et au premier plan les Etats, ne
désire pas s'engager politiquement dans un conflit étant
donné les risques qu'elle encoure si sa réponse politique
échoue. En effet, en terme de relations internationales, s'impliquer
politiquement dans un conflit (et donc prendre partie, commettre des actions
aux conséquences politiques incertaines, risquer de commettre des
erreurs ou s'embourber à jamais dans un conflit sans fin...) est
toujours un risque qui doit être calculé. Les États
occidentaux n'ont en effet pas d'intérêt direct à
s'impliquer politiquement dans des conflits qui se déroulent loin de
chez eux et où ils n'ont pas d'intérêt stratégique
à défendre. Un des rares conflits où les occidentaux, par
l'intermédiaire de l'OTAN, se sont impliqués politiquement est le
conflit du Kosovo. Mais dans ce cas, étant donnée la
proximité géographique du conflit, les États occidentaux
avaient un intérêt direct à s'engager politiquement et
à prendre partie. Et même là, mettre tous les États
d'accord et enlever les dernières réticences à une
intervention nécessita la pression d'une grande puissance, les
États-Unis.
Si les États s'engagent dans des situations
humanitaires complexes loin de chez eux et sans intérêt
stratégique direct ou à court terme, c'est notamment en raison de
la pression des opinions publiques de chaque pays et des nombreux acteurs
non-étatiques internationaux, (comme les ONG ou d'autres agences et
acteurs qui composent et agissent sur la scène internationnale) font
pression sur ces États pour qu'ils mettent leurs importantes
capacités et ressources au service de la résolution du conflit.
Or, pour les États occidentaux (les plus à même de
réagir), étant donné leurs ressources importantes,
s'impliquer dans une action strictement humanitaireet apolitique ne
représente pas finalement un investissement colossal, et évite
aux Etats de s'impliquer concrètement dans le conflit.
Cette implication au rabais des États laisse donc toute
la responsabilité de la gestion du conflit à des ONG qui se
veulent apolitiques et au HCR à qui la communauté internationale
ne donne pas les moyens de gérer politiquement le conflit. Comme
évoqué en première partie, le multilatéralisme
comme il fonctionne aujourd'hui ne permet pas de donner assez de pouvoir aux
agences de l'ONU pour que les États n'aient pas à
s'impliquer directement dans ces conflits.
Dans ces circonstances, l'aide humanitaire des ONG et agences
internationales a de grandes implications et conséquences politiques,
mais celles-ci restent incontrôlables et favorisent la propagation des
conflits. Dans le conflit du Rwanda, le contexte politique du conflit finit par
tourner en dérision les efforts humanitaires entrepris en faveur des
réfugiés, ce que même le HCR reconnaît à demi
mots en évaluant son action au Rwanda69. Durant la crise,
l'intervention des humanitaires fut un mélange entre de la
passivité coupable. Cette crise a éclairé le fait et une
profonde ignorance de la nature menaçante de cet Etat hutu en exil
protégé dans les camps de réfugiés. Cette crise a
également éclairé l'importance du facteur temps dans ce
type de crises. En effet, la prolongation de cette crise de
réfugiés et le non rapatriement rapide des réfugiés
était largement à l'avantage des combattants
réfugiés qui pouvaient ainsi s'organiser, renforcer leur
propagande, importer des armes, s'entraîner, utiliser à leur
profit l'aide internationale... La guerre régionale qui éclata
dans les Grands Lacs doit donc nous pousser à regarder au-delà du
droit international qui interdit le retour forcé des
réfugiés. Un retour rapide et forcé des
réfugiés hutus du Zaïre aurait sans doute été
la moins pire des solutions.
On l'a vu en Tanzanie la gestion de la crise de
réfugiés par l'Etat hôte est fondamentale pour
éviter la propagation du conflit dans la région. Mais l'on peut
se demander comment éviter la propagation du conflit lors de la
dernière phase de la gestion de la crise de réfugiés,
c'est à dire au moment critique de leur retour dans leur pays, et
comment cette situation est gérée par le HCR.
II - Quelle sécurité pour les
réfugiés à l'épreuve de la sortie de crise?
- La politique du HCR
Après avoir étudié les mécanismes
concourant à la propagation ou non d'un conflit lors des crises de
réfugiés, étudions maintenant la question du rapatriement
des réfugiés et son rôle dans le rétablissement de
la paix. Cette idée correspond au fait que le HCR est une agence de
l'ONU, instance multilatérale basée sur la
prépondérance des Etats. C'est pourquoi le rapatriement, c'est
à dire le retour à l'ordre initial des Etats, est envisagé
comme la seule politique durable et efficace par le HCR, qui y voit le seul
moyen d'assurer la paix à long terme. Au Rwanda, le HCR se retrouva
confronté à "l'insécurité humaine", et donc
à sa propre impuissance au milieu d'un conflit ouvert, ainsi qu'à
l'indifférence de la communauté internationale.
69 Kurt Mills et Richard J. Norton, "Refugees and
Security in the Great Lakes Region of Africa", in Civil Wars, Vol. 5, n°
1, (Spring 2002), p. 1-26.
70 S. Ogata, discours du 19 mai 1999 (disponible sur
le site du HCR), intitulé "Human Security : a Refugee Perspective"
·.. Les "4 R" : Réintégration,
Réconciliation, Réhabilitation, Reconstruction et la mise en
pratique de cette politique par le HCR
Alors que le rapatriement est au coeur des fonctions
traditionnelles du HCR, ses activités dans la reconstruction et la
réconciliation s'inscrivent dans cette nouvelle approche placée
par le Haut Commissaire sous le signe d'une promotion de la
sécurité humaine. Il déclara ainsi : "Je suis très
concerné par le décalage qui existe actuellement entre
l'intervention humanitaire et le démarrage des programmes de
développement à long terme. (...) Très souvent, les
réfugiés récemment rapatriés sont parmi ceux qui
pâtissent le plus du manque de ressources disponibles pour construire la
paix."70. Le HCR s'est donc décidé à s'attaquer
aux problèmes posés aux réfugiés dans les phases
post-conflit.
Après plusieurs années de guerre civile et un
génocide mené dans l'un des pays les plus pauvres d'Afrique,
vidé d'une grande partie de sa population, le défi de la
reconstruction au Rwanda était immense. Les infrastructures
économiques et institutionnelles étaient détruites. La
guerre avait eu des effets dévastateurs sur l'économie et
notamment l'agriculture. La justice, le système de santé,
l'éducation s'étaient effondrés. Les secteurs publics et
privés avaient subis vandalisme et pillage, tous les réseaux
d'eau ou de téléphone étaient hors d'usage... Et outre les
dégâts matériels, une bonne partie des personnels des
services publics ou privés avaient disparus. En comparaison de cette
ruine totale, la reconstruction de l'Europe après 1945 ne paraît
qu'une petite crise économique sans conséquences.
Le Rwanda devint alors après 1994 un laboratoire
international pour la gestion post- conflit, intégrant de manière
globale les questions de justice, de sécurité et de
réconciliation. Si les efforts de la communauté internationale
pour s'impliquer dans la reconstruction du pays furent considérables, il
n'y eut pas de plan global massif prévoyant toutes les étapes de
la reconstruction et qui aurait relié les problèmes humanitaires
et les problèmes de développement, et réuni les
gouvernements, les donneurs, les agences des Nations-Unies et les ONG dans une
stratégie globale et intégrée. Dans le but de lier les
activités de secours et celles de développement, et
d'améliorer la coordination, un "Memorandum of Understanding" fut
signé entre le HCR et le PNUD. Mais celui-ci ne fonctionna pas
correctement, les rivalités entre agences reprenant de plus belle,
démontrant s'il le fallait encore l'incapacité des Nations-Unies
à présenter une approche stratégique globale,
intégrée et coordonnée.
Pourtant, dans les situations post-conflits, le retour des
réfugiés complique souvent le processus de rétablissement
de la paix, et le HCR se retrouve confronté non plus à des crises
de réfugiés à des crises de "rapatriés". Pendant
cette phase de reconstruction, le HCR continua à assurer ses fonctions
traditionnelles : superviser le retour des populations déplacées,
les assister
dans leur réintégration économique et
sociale, veiller au respect des droits de l'Homme, assurer l'asile et la
protection tout en cherchant des solutions durables en négociant avec
les autorités locales. Ainsi, le HCR devait faire attention aux risques
de reprise du conflit à cause d'une mauvaise
ré-intégration et d'une mauvaise acceptation des Hutus de
retour.
·.. La mise en application de politiques de
sécurité humaine par le HCR
Ainsi le HCR s'impliqua aussi dans la reconstruction et la
réhabilitation à travers des programmes menés en
partenariat avec les ONG locales ou d'autres agences des Nations-Unies, visant
à la construction d'abris, de centres de santé, d'écoles,
de systèmes d'eau... Des conflits sur la possession des biens
éclatèrent entre les anciens et les nouveaux
réfugiés, les survivants du génocide et les
déplacés internes... Le HCR soutint notamment le gouvernement
rwandais dans sa politique de construction d'abris. Cet engagement dans des
activités de développement a suscité des débats,
étant donné l'inexpérience de l'agence dans ce domaine.
Cet engagement nouveau entre dans une logique d'extension de ses
activités, comme connaissent de nombreuses organisations, quelles
qu'elles soient. La prétention du HCR à contrôler toutes
les activités liées aux situations de conflits impliquant des
mouvements de réfugiés a beaucoup grandi quand il s'est vu
confié son rôle d'agence chef de file. Mais l'évaluation du
programme de construction d'abris conclut à son échec, dû
à un manque de moyens tout autant qu'à un changement
d'orientation dans le programme en cours de route.
S'il est des situations où la réconciliation des
communautés est aussi difficile que primordiale, c'est bien le cas du
Rwanda après le traumatisme du génocide. Dans la ligne de sa
recherche de solutions durables, le HCR s'est donc impliqué, au
delà de l'assistance matérielle, dans des programmes
destinés à promouvoir la justice et la réconciliation
entre les réfugiés et les autres membres des communautés,
et à tenter de recréer un climat de confiance. Ces programmes
étaient fondés sur les principes de la sécurité
humaine, pour tenter une "impossible réconciliation" dans le long terme.
Le programme phare du HCR au Rwanda fut lancé en 1996 et témoigne
bien d'une approche nouvelle de la situation par le HCR. Le "Rwandan Women's
Initiative" (RWI) est une approche basée sur une optique de
sécurité humaine. Les femmes dans les conflits étant
souvent les plus vulnérables et les plus touchées, c'est à
elles que doit s'adresser en premier lieu l'aide humanitaire. De plus, donner
plus de pouvoir aux femmes en les choisissant comme interlocutrices
privilégiées permet de ne pas s'adresser aux hommes, souvent
armés, qui contrôlent les camps71. Ce programme,
lancé en 1996, avait pour but d'assurer l'émancipation des femmes
tout en favorisant le dialogue inter-ethnique. Le programme finançait
donc des micro- projets au niveau communautaire en matière
d'éducation, de formation, de soutien social...Le programme touchait en
1996 4 communes, 42 en 1999. Mais son financement fut alors réduit de
71 Jennifer Fosten ,Destiny Micklin, Brenda Newell and
Charles Kemp, in "Refugee Women"
manière drastique (le programme subit en effet la grave
crise que subit le HCR en 1997-98).
Le HCR fut également responsable d'un projet de
micro-développement appelé "Imagine Coexistence", consistant
à financer des activités productives autour desquelles furent
développées tout un ensemble d'activités
socio-culturelles. La condition pour participer au programme était
d'employer des personnes d'origines ethniques et sociales très
différentes. La philosophie de ce programme, basée encore sur des
principes de sécurité humaine, était donc la coexistence
pacifique de ces participants, et que celle-ci soit
générée par la population elle-même et non
imposée par l'extérieur, ce qui l'aurait vouée à
l'échec.
Les phases de gestion post-conflits apparaissent comme des
situations favorables pour l'éclosion de nouvelles approches
basées sur la sécurité humaine. Ces micro programmes
constituent en effet des tentatives d'incarnation d'un concept qui a encore du
mal à trouver une application concrète.
Mais il ne faut pas occulter le fait que si la reconstruction,
au sens large du terme, fait partie d'un nouvel agenda international, ce
dernier reste tributaire de la volonté politique de la communauté
internationale et donc de sa sélectivité. En outre, il pose des
dilemmes éthiques dont un en particulier : la communauté
internationale, en légitimant cet interventionnisme, n'est-elle pas en
train de soutenir une nouvelle sorte de colonialisme ?
Cette critique doit pourtant être nuancée. En
effet, de nombreux observateurs soulignent l'écart entre les moyens
consacrés à la phase d'urgence, sous les projecteurs, et ceux
consacrés à la reconstruction, qui retournent dans l'ombre. Au
Rwanda, l'écart entre l'assistance humanitaire d'urgence et la
reconstruction se reflète dans l'allocation des financements. Ceux-ci
furent en fait massivement alloués aux pays limitrophes où
étaient concentrés les réfugiés, et non au Rwanda
lui même, pour sa reconstruction et pour ses personnes
déplacées. L'écart se creuse encore si l'on prend en
compte les délais mis dans l'allocation des financements, lorsque
ceux-ci, au-delà des effets d'annonce, sont honorés. Les
modalités de l'intervention humanitaire témoignent en effet des
risques de sélectivité des crises et d'instrumentalisation de la
sécurité humaine par la communauté internationale.
-- Les questions de rapatriement et d'intégration au
coeur des enjeux de sécurité
Le rapatriement des réfugiés constitue le
dernier enjeu de sécurité dans les crises de
réfugiés. Réussir à rapatrier des
réfugiés n'est pas chose aisée. Il ne suffit pas que les
réfugiés retournent là d'où ils viennent, car entre
le moment où ils sont partis et le moment où ils reviennent,
beaucoup de choses ont en général eu le temps de changer. Un
rapatriement massif mal organisé peut dégénérer, et
selon la nature du conflit qui a poussé les réfugiés
à fuir, le conflit
initial peut même reprendre, ce qui était le
risque majeur au Rwanda. Ainsi, l'intégration des réfugiés
dans leurs communautés d'accueil est un enjeu sécuritaire majeur.
De cette réintégration dépend l'issue du conflit de
départ, et si possible sa fin. Comme on l'a vu, la politique du HCR
prend ces nouveaux enjeux en compte en intégrant la
réintégration des réfugiés dans sa politique des "4
R", afin d'avoir une approche globale, puisque la paix n'est jamais
définitive si des réfugiés se trouvent encore dans des
camps.
Ainsi dans les années 1990, le thème du
rapatriement des réfugiés devint un thème central dans les
études sur les réfugiés. Les problèmes logistiques
liés au rapatriements de masse, ainsi que les facteurs
précipitant le retour des réfugiés chez eux furent ainsi
étudiés. Dans le même temps, plusieurs crises de
réfugiés, ou plutôt leurs suites, soulignèrent
l'importance de la question de la réintégration des anciens
réfugiés dans leurs communautés d'accueil. Ce nouvel
attrait pour cet question est lié au développement du concept de
sécurité humaine à partir du moment où est reconnu
le lien entre déplacement et développement. Il est vrai à
ce propos que 90% des personnes déplacées le sont dans des pays
en développement. Réussir la réintégration des
réfugiés dans leurs communautés est la clé de la
réussite pour parachever une réconciliation locale, nationale et
globale, et donc pour assurer la sécurité définitive des
réfugiés et des États concernés. Aujourd'hui, dans
des sociétés déchirées par la guerre, le HCR ne se
contente donc plus exclusivement de s'occuper des opérations de
rapatriement, mais il s'occupe aussi de l'intégration ou de la
réintégration des réfugiés dans leurs
communautés d'accueil. C'est ainsi que les réfugiés sont
devenus des acteurs centraux dans les actions permettant la transition entre le
conflit ouvert et la paix stabilisée.
Quand de nombreux réfugiés sont
réinstallés dans une région, la compétition pour
les meilleures terres augmente en effet énormément. De plus,
cette arrivée massive affecte les équilibres
démographiques de la région, ce qui peut poser problème si
les ressources naturelles sont insuffisantes pour tous. Les questions de
propriété sont aussi sources de conflits quand des
rapatriés réclament les terres (ou les maisons) qu'ils ont
laissé derrière eux et qui ont pu être données
à d'autres, voire disparaître. Il est vrai que parfois les
conflits sont tels que les violences peuvent aller jusqu'à la
dégradation de biens, pour empêcher les rapatriés de
s'installer et d'augmenter la pression sur les ressources. Le succès de
la réintégration des anciens réfugiés dépend
donc énormément de du degré de coopération entre
les deux populations pour le partage des terres. Et ce d'autant plus
qu'énormément de crises de réfugiés surviennent
dans des régions arides et peu productives comme le Sahel ou comme dans
la corne de l'Afrique, et donc où le pastoralisme (qui nécessite
beaucoup de terres) est le principal mode de production72. Quel que
soit le climat dans lequel les réfugiés rentrent dans leur pays,
tout comme dans la gestion d'urgence des crises de réfugiés,
l'important pour réussir la réintégration des
rapatriés est la politique de l'Etat d'accueil. Il en va de même
pour les réfugiés qui s'en vont s'installer dans un
72 Jon D Unruh, "Refugee Resettlement on the Horn of
Africa", in Land Use Policy, January 1993.
pays tiers : la politique de l'Etat d'accueil est fondamental
pour la réussite ou non de leur installation.
Ceci nous amène à un autre aspect des
mécanismes de rapatriement et de réintégration : les
rapatriés sont souvent plus aidés par les organisations
humanitaires que les populations locales, ce qui peut être un motif de
grief de la part des populations locales envers les rapatriés. Les
organisations humanitaires de secours d'urgence, qui aident les
réfugiés, sont souvent confrontées à ce
problème. N'étant pas impliquées dans des
opérations de développement à long terme, elles ont
tendance à se focaliser sur l'aide et l'assistance aux
réfugiés. L'effet pervers est que cette aide aveugle, qui ne
tient pas compte de l'intégration du problème dans un
environnement local, peut faire dégénérer les relations
entre les réfugiés rapatriés et les communautés
d'accueil. C'est en ce sens que l'intégration des opérations de
soutien au rapatriement des réfugiés dans des opérations
plus globales de développement et de réconciliation nationale
peut prendre tout son intérêt, permettant ainsi d'intégrer
les populations locales dans les projets de développement concernant les
réfugiés rapatriés. Le dernier exemple en date de cette
réalité locale à prendre en compte a été
démontré par l'exemple de Lokichokio73. Cette ville
artificille a émergé il y a quelques années dans le Nord
du Kenya (à coté de la frontière soudanaise), quand l'ONU
décida d'y installer une base arrière pour pouvoir venir en aide
aux populations soudanaises du sud-Soudan (Le Soudan ne voulait pas de bases de
l'ONU sur son propre territoire). Au fil des années, plus de 80 ONG s'y
installèrent, attirant des milliers de kenyans à la recherche
d'un emploi (chauffeur, manutentionnaire, cuisinier...). Le village de 300
habitants devint vite une ville de 25 000 âmes. Mais des accords de paix
furent signés en janvier 2005, mettant fin à 30 ans de guerre au
sud-soudan. La ville va donc devenir fantôme, laissant des milliers de
kenyans en colère. Au sein des ONG, le malaise aussi est palpable. Des
millions ont été octroyés pour aider le sud-Soudan, et non
pas pour améliorer les conditions de vie des habitants de la
région de Lokichokio. Ce qui conduit à des situations absurdes.
M. Zumstein, un photographe présent sur place, raconte : "Les Turkanas,
les habitants de la région, n'avaient pas accès à
l'hôpital. Ils ont kidnappé du personnel de la Croix-Rouge et
réclamé que leurs femmes soient autorisées à
accoucher dans l'hôpital. Ils ont fini par obtenir gain de cause, et une
maternité a été créée". Cet exemple montre
s'il le fallait encore les absurdités et les effets pervers de l'action
humanitaire.
·.. Le rapatriement des réfugiés
rwandais à Butare-Ville comme exemple des mécanismes de
réintégration
D'une manière générale, dans le district
de Butare-Ville, il n'y eut pas de contentieux majeurs sur les questions de
propriété foncière, hormis le fait que tout le monde se
plaint de leur exiguïté. Lorsque des Hutus s'étaient
emparés des maisons des génocidés, ils les rendirent
dans
73 "Lokichokio, eldorado humanitaire", in Courrier
International, n° 814, du 8 au 14 juin 2006.
la plupart des cas à leurs ayants droit sans
accrochages. Quant aux rescapés du génocide, leurs maisons ayant
souvent été pillées ou détruites, ils
préférèrent souvent s'installer dans les villages
construits pour accueillir les "anciens réfugiés", c'est à
dire les Tutsis qui avaient fui avant les années 90. Cependant, la crise
alimentaire et l'insuffisance de nourriture sont des phénomènes
chroniques à Butare-Ville, où la population est trop nombreuse
pour les ressources disponibles. Mais si le rapatriement s'est en
général bien déroulé, le conflit et le
génocide au Rwanda, sur fond de pénurie économique et de
surcharge démographique ont fortement détérioré le
tissu social rwandais. Le besoin de reconstituer des solidarités
sociales et culturelles était donc un enjeu majeur pour permettre
l'intégration des rapatriés. Ce fut tout l'enjeu de la
reconstruction du pays et de son unité nationale.
De nombreux facteurs rentrent donc en ligne de compte lors du
rapatriement des réfugiés : les destructions liées
à la guerre, le temps de l'exil (30 ans pour certains), la
redistribution des terres et des biens des ceux qui ont quitté le pays
à ceux qui sont restés, le fait que de nombreux rapatriés
étaient même nés en exil... S. Ogata déclara que les
années 1990 devaient être celles du rapatriement. Faire rentrer
les réfugiés "chez eux" devait devenir une priorité du
HCR. Cet objectif était lié au nombre important de
réfugiés mais aussi à des considérations
financières, puisqu'une fois chez eux les réfugiés cessent
d'être une charge financière pour le HCR. Ainsi, le HCR a
augmenté dans les années 1990 la pression sur les Etats sources,
afin de forcer un peu l'organisation des rapatriements. Mais pour les Etats
sources, le retour des réfugiés signifie le début d'un
processus national de reconstruction, afin d'assurer aux rapatriés, et
aux populations du pays, un système économique stable et capable
d'absorber un afflux massif de populations. Il faut également que les
populations locales soient disposées à accueillir les
rapatriés, ce qui dans certains pays suppose un long travail de
persuasion de la part des autorités politiques et parfois même
comme on l'a vu avec le HCR, des agences internationales.
Tout comme une opération de secours aux
réfugiés, une opération de rapatriement de
réfugié ne peut réussir que si sont prises en compte les
conditions politiques du rapatriement, et si ce dernier s'inscrit bien dans une
logique constructive pour le pays dans son ensemble.
·.. Les réfugiés burundais dans
l'ouest tanzanien comme exemple de l'enjeu stratégique du
rapatriement
Le Burundi connu exactement la même crise
politico-ethnique que le Rwanda. Le génocide rwandais fut exporté
par les réfugiés dans ce pays qui connaît lui aussi la
même construction sociale, politique et ethnique que le Rwanda. La
situation des réfugiés burundais exilés dans les pays
voisins était donc très proche de celle des
réfugiés rwandais. Dans cette crise qui dura dix ans, le
règlement de la question du sort des réfugiés est
également fondamentale, car déterminante pour la sortie de crise.
La politique envers les réfugiés devient donc centrale, se
référant au même cercle vertueux que celui
prôné par le HCR, à savoir que "le Retour des
réfugiés facilitera la Réconciliation, la sortie
de crise et la Reconstruction d'une frontière garante de la
stabilité politique, du développement économique et des
souverainetés nationales"74.
Cette politique, qui est vitale pour le pays d'accueil, en
l'occurrence le Burundi, l'est tout autant pour la stabilité de toute la
région, étant donné les dynamiques aux frontières
provoquées par les mouvements de réfugiés et les mauvaises
relations diplomatiques qui en découlent. Elle l'est aussi pour la
communauté internationale, plus ou moins engagée sur le terrain,
et qui souhaite avant tout la sortie de crise en ayant le moins possible
à intervenir. La question des réfugiés pèse donc
largement sur le règlement du conflit en cours, en permettant de se
pencher sur les questions et conflits politico-ethniques. Le traitement durable
de la question des réfugiés apparaît comme un
préalable à la construction d'une stabilité des Etats de
la région et à tout espoir de développement
économique. La construction de la paix nécessite ainsi un triple
processus complexe à réussir : un processus de
réconciliation nationale et de recompositions politiques
(l'intégration des élites burundaises réfugiées et
des rébellions armées préalable à la
démobilisation / démilitarisation) et ce selon un calendrier
défini ; un processus de reconstruction d'une citoyenneté et des
liens sociaux distendus ; et enfin un processus quasi psychologique de
rétablissement de la confiance, et de reconstruction de l'unité
nationale.
La charge financière représentée par la
gestion des camps (les pénuries alimentaires crées des
phénomènes d'inflation, qui pèsent à la fois au
niveau local et national), leur impact environnemental (les camps sont souvent
nuisibles aux ressources naturelles), la surcharge démographique
supportée, et les risques de pérennisation de la situation sont
alors autant de freins au développement de la région.
La charge financière est ressentie à la fois au
niveau local et national. Au niveau local, ce sont les populations qui
ressentent le poids de l'arrivée des rapatriés car elle se
manifeste souvent par des restrictions d'accès aux ressources (eau, bois
de chauffe...) et aux services publics. Leur niveau de vie a donc tendance
à diminuer, alors que eux, contrairement aux rapatriés, ils ne
sont pas aidés, aiguisant ainsi un sentiment d'injustice. Ainsi, le
coût de l'aide aux réfugiés est souvent
présenté comme un manque pour le développement, un
détournement qui manquerait au financement de programmes de lutte contre
la pauvreté. Cette réalité est accentuée par la
réalité des camps, qui sont des espaces isolés et
fermés, et qui ne participent donc pas à l'enrichissement de la
communauté nationale.
Cette présence des réfugiés est donc
considérée comme économiquement inutile, et ce d'autant
plus qu'elle est nuisible sur le plan des ressources naturelles. Cette critique
s'appuie sur un fait, la destruction des zones forestières, pour les
besoins en bois de chauffage dans un
74 "Les 3 "R" (Retour, Réconciliation,
Reconstruction) et les réfugiés burundais de l'Ouest tanzanien",
Christian Thibon, in "Exilés, réfugiés,
déplacés en Afrique centrale et orientale", sous la direction
d'André Guichaoua.
périmètre de plus en plus éloigné
des camps, ainsi que des déboisements non sélectifs pour le
besoin en terres cultivables qui présentent un risque de
fragilité érosive. Mais cet impact environnemental semble
être de plus en plus être pris en compte par les pays hôtes
ainsi que par le HCR75.
Le risques de pérennisation de la situation est un
facteur de déstabilisation du pays. Dans le cas des
réfugiés burundais en Tanzanie, la peur d'une
déstabilisation sur le modèle du Kivu (Zaïre),
n'était que peu probable. Par contre, la présence
pérennisée de populations non tanzaniennes sur le territoire
tanzanien faisait craindre des manipulations politiques malsaines.
L'instrumentalisation de ces populations sur des bases ethniques, nationales ou
religieuses pourrait déstabiliser les fragiles équilibres
politiques tanzaniens. Ce fut le cas par exemple lorsque rwandais tutsis
renièrent leur citoyenneté tanzanienne au nom d'une
solidarité transfrontalière. L'expérience passée
des enjeux et problèmes pouvant survenir en raison de l'accueil de
réfugiés sur son territoire a donc pesé sur la politique
tanzanienne envers les réfugiés (comme évoqué plus
haut). La Tanzanie souffre de plus d'une faiblesse de son pouvoir central par
rapport à des régions périphériques puissantes.
Ainsi, la peur de la sécession par alliance ethnique avec des
populations réfugiées était forte. Le gouvernement
tanzanien a donc vu dans cet afflux de réfugiés le risque d'une
remise en cause du mythe fondateur de la citoyenneté tanzanienne,
à savoir l'idée d'une citoyenneté associative,
transcendant les clivages ethniques, territoriaux, tribaux, et la
définition d'un projet politique moral, basé sur la bonne
gouvernance. C'est au nom de ces principes que la présence des
réfugiés burundais fut de plus en plus contestée.
La communauté internationale supporte de facto et par
principe le scénario des "3 R", (ou des "4 R" selon quel acteur en
parle) comme des réponses croisées à des questions
hautement interdépendantes. Concernant les camps burundais en Tanzanie,
le scénario résulterait de leur pérennisation. Cela
signifierait une marginalisation de leurs populations, une radicalisation des
rébellions armées qu'ils abritent, et un coût en termes
d'aide internationale. La conscience du piège humanitaire, tel qu'il eut
lieu au Zaïre, aurait donc encore accru le sentiment de culpabilité
des acteurs humanitaires dans la région. Mais cet attentisme des acteurs
humanitaires, dû en partie à l'attentisme de la communauté
internationale, était renforcé par la complexité de la
situation régionale et les difficultés de mise en route d'un
programme de réconciliation et de reconstruction post-conflit au
Burundi. Ce constat n'est pas nouveau : l'absence de politique pour les pays de
la région amène à un attentisme humanitaire coupable.
75 "L'impact des réfugiés sur
l'environnement écologique des pays d'accueil (Afrique subsaharienne)",
Richard Black, in Autrepart, 1998, n° 7, p. 23-42
·.. La politique à l'oeuvre : rapatriement et
reconstruction, un bilan en demi-teinte
La première manifestation de cette politique fut la
signature d'un "Tripartite Agreement" le 8 mai 2001 entre la Tanzanie, le
Burundi et le HCR, organisant un mécanisme de rapatriement et de
réinstallation des réfugiés. La réussite de cette
politique et de ce mécanisme tripartite repose sur deux volets : en
amont, le retour des réfugiés, ce qui suppose de gagner au
préalable leur adhésion au projet, et, en aval, leur
installation, ce qui nécessite la mise en chantier de deux
politiques.
La première politique, réalisable dans des
délais relativement courts, est imposante compte tenu du nombre massif
de réfugiés. Elle prévoit l'organisation du rapatriement
dans des conditions fixées par les standards humanitaires (volontariat,
assistance, sécurité...) tout en évitant les
dérives d'un refoulement forçé. Si ces mesures logistiques
sont relativement faciles à appliquer sur le territoire tanzanien, il
n'en va pas de même pour l'application sur le territoire burundais. Il
est en effet plus difficile, voire irréalisable au Burundi d'organiser
le transport et l'acheminement des réfugiés volontaires dans
leurs communes d'origine, acheminement qui en plus doit répondre
à des normes sécuritaires, et d'assurer leur accès foncier
à l'habitat. En réalité, un tel objectif est
réalisable selon les conditions locales et suivant les situations
personnelles des réfugiés.
La seconde politique est plus complexe à mener car il
s'agit de s'appuyer sur les structures d'accueil et d'encadrement souvent
inexistantes dans un pays comme le Burundi qui a connu dix années de
guerre. Le Burundi ne disposait en effet pas ou peu de capacités
d'accueil , permettant d'absorber des réfugiés, chacun ayant son
histoire et ses besoins (qualifications professionnelles,
récupération des propriétés
foncières...).
De plus, si le premier objectif correspond à une
opération supposant des financements et des actions conjoncturelles
gérables dans le court terme, ce n'est pas le cas du second objectif
dont les délais d'exécution dépassent de loin le cadre
classique des actions du HCR (mais le HCR a tendance à vouloir
étendre ses compétences, comme évoqué plus haut) et
s'apparente plus à un projet de développement durable qui tarde
à trouver des financements durables eux aussi. Pour ces raisons, les
acteurs du rapatriement ont tendance à ne voir que le premier objectif,
supposant que les réfugiés se réintégreront
naturellement. Ainsi, la version courte l'emporte, risquant de provoquer des
tensions entre les deux Etats et le HCR. Ce dernier prévoyait d'ailleurs
le retour d'environ 150 000 réfugiés , mais seulement 80 000
s'inscrivirent sur les listes, et ce malgré les risques encourus dans
certaines provinces instables du Burundi. Cette dynamique reste donc fragile,
principalement en raison de la dégradation des conditions de
sécurité au Burundi.
·.. Les motivations des réfugiés en
faveur du retour
Mais il faut pour pour bien analyser ce mouvement, prendre en
compte les motivations au retour de la part des réfugiés, car
quels que soient les enjeux régionaux et internationaux, l'attitude des
populations réfugiées et leur opinion envers le retour
apparaissent comme des déterminants incontournables.
On note dès 2002 un meilleur climat pour le retour des
réfugiés, du à la conjonction de plusieurs facteurs
d'attraction et de répulsion tant en Tanzanie qu'au Burundi. On
relève tout d'abord l'importance d'une communication incitative au
retour de la part des autorités étatiques. D'où
l'importance de détenir les capacités et canaux d'information
envers les réfugiés76. De plus, depuis 1999, les
autorités tanzaniennes ont durci leurs relations avec les
réfugiés et renforcé les réglementations en
vigueur. Ceci eut pour conséquence une dégradation des conditions
d'existence et de leur liberté de mouvement, ce qui attisa la
colère des réfugiés envers l'Etat tanzanien mais aussi et
surtout envers la communauté internationale et les agences humanitaires,
accusées d'abandonner les réfugiés. Mais l'idée que
les conditions de vie dans les camps seraient la principale raison pour
laquelle les réfugiés resteraient dans les camps mène
parfois à de fausses conclusions. L'exemple des réfugiés
érythréens au Soudan nous fournit un beau contre- exemple. Ces
réfugiés décidèrent de rentrer dans leur pays
à la fin de la guerre en 1991, et ce sans attendre l'organisation ni par
le HCR ni par l'Erythrée de leur retour. Ils trouvèrent dans leur
pays des conditions de vies beaucoup plus difficiles que dans les camps
où ils étaient installés depuis en moyenne 15 ans. Mais
cet appauvrissement relatif n'arrêta pas la détermination des
rapatriés : ils tentèrent de trouver des solutions durables
à leurs problèmes de revenu, sans s'appuyer trop sur l'assistance
internationale, source qui de toutes façons se tarit assez rapidement.
En effet, pour eux le retour au pays ne se calculait pas en termes de
bien-être matériel, mais plutôt en termes de retour à
la paix et à la sécurité. Un réfugiés
érythréen déclara ainsi : "Even if home is without food
and soil is infertile, we want to live in Eritrea... that gives us a
psychological satisfaction, the feeling of security. We prefer to be called
poor in our country rather than to be called refugee in abroad."77.
Ceci dément la critique souvent faite aux organisations humanitaires et
notamment au HCR, selon laquelle l'assistance fournie aux
réfugiés leur permettrait d'atteindre un meilleur niveau de vie,
leur ôtant alors toute envie de retourner chez eux, où les
conditions de vie seront moins bonnes. Une fois encore nous voyons comment les
considérations politiques et sécuritaires prévalent sur
toutes les explications socio-économiques des mouvements de
réfugiés. Il est donc significatif que dans le même temps
où les réfugiés burundais décidèrent de
rentrer, l'évolution politique au Burundi, et l'évolution de la
situation militaire, toutes deux plutôt positives, permettent d'envisager
l'idée du retour.
76 Lischer, "Dangerous Sactuaries: Refugee Camps...",
Op. Cit.
77 Interview réalisée par Jonathan
Bascom, citée dans "The long `last step'? Reintegration of Repatriates
in Eritrea", in Journal of Refugee Studies, 2005, Vol. 18, n° 2, p.
165-177
Ainsi, de nombreux réfugiés virent le retour
comme inéluctable et prochain, alors que les combattants qui
contrôlaient parfois les camps (mais de manière moins
prononcée que dans les camps du Zaïre), voulaient conditionner le
retour à un cessez-le-feu et à une réforme de
l'armée burundaise.
D'autres raisons ont néanmoins joué. Il semble
que suite à des pénuries alimentaires, les relations entre les
réfugiés et les populations tanzaniennes locales se soient
dégradées. Des tensions de voisinage
dégénérèrent en violences collectives. Il en va de
même au sein des camps entre réfugiés, à la suite
dedivisions politiques, générationnelles, voire
géographiques (commune d'origine). Enfin, d'autres motifs furent
évoqués par les réfugiés candidats au retour, comme
l'inquiétude concernant la propriété foncière,
surtout depuis que le gouvernement burundais a lancé une campagne de
recensement des terres disponibles dans toutes les communes du pays.
Mais la décision finale de retour est toujours prise en
fonction des conditions de sécurité une fois rentrés,
même si parfois les incitations au retour comme celles promettant des
petits emplois une fois sur place peuvent avoir accéléré
les décisions des réfugiés.
Toutefois, l'organisation du retour des réfugiés
burundais en Tanzanie n'est pas finie. Il faut dire que
l'échéancier politique et notamment électoral joue un
rôle pervers en poussant certains à accélérer ou
à retarder le mouvement.
D'autre part, les problèmes rencontrés par les
premiers rapatriés vont énormément déterminer la
suite du mouvement. Or, les problèmes sécuritaires et de gestion
de l'accueil varient selon zones et les capacités d'absorption des
communes (existence d'une marge foncière, état des services
publics, encadrement ou non...). Les provinces du sud du Burundi cumulent par
exemple les problèmes de sécurité, de gestion des sites de
déplacés, et de contentieux fonciers. Or la majorité des
populations des camps en Tanzanie est originaire de ces régions.
Le principal problème lors des opérations de
rapatriement, et quelles que soient les conditions sécuritaires, reste
l'installation et l'habitat. Aussi le succès repose-t-il sur un tissu
familial ou relationnel résident. L'habitat est à reconstruire,
il en va de même pour les biens et équipements collectifs,
auxquels les réfugiés ont été habitués
pendant leur séjour dans les camps et qu'ils ne retrouvent pas dans le
même état une fois de retour. Et ce détail a son
importance, car il permet le retour des gens lettrés, des jeunes ou des
personnes fragiles, soit toutes les personnes ne pouvant pas se contenter d'une
terre.
Par ailleurs, au-delà des parcours individuels, le
retour n'est jamais chose aisée, car les identités et les
relations sociales se sont transformées. On peut distinguer, chez les
réfugiés burundais comme ailleurs, la "génération
politique", composée de lettrés et de jeunes
déscolarisés. Elle est la plus ouverte aux changements de
conditions de vies (activités marchandes urbaines, contact avec les
ONG...) et est la plus politisée. C'est dans cette
génération, minoritaire, que l'on trouve les
leaders d'opinion qui s'investissent dans les activités sociales et
parfois la rébellion. Souvent ce sont eux qui conditionnent leur retour
à des réformes ou à un projet politique.
La génération des paysans, et leurs familles,
qui ont fui les combats semble elle en général majoritaire. Ces
familles ne fuient pas très loin, dans des régions
frontalières, pour rester au contact avec la situation dans le pays
d'origine. Elles reforment dans les camps leurs anciennes relations et veulent
en général retourner dans leur pays dès que la situation
sécuritaire, mais aussi foncière (assurance de retrouver des
terres), le permet.
Pour les réfugiés burundais, l'on peut partir du
principe que la réussite du rapatriement des réfugiés
reste conditionné à la résolution des problèmes et
conflits qui ont entraîné leurs départs, et que le retour
des réfugiés permettra la restauration d'une frontière qui
de part et d'autre sera contrôlée par les armées
nationales, au plus grand profit de l'économie et de la stabilité
régionales. Mais il ne faut pas oublier, comme le font malhaureusement
souvent les bailleurs de fonds de la communauté inernationale, que le
rapatriement ne doit pas être une fin en soi, mais le point de
départ pour sortir de la crise. Pour ce faire, il convient de remettre
à plat les problèmes sociaux et politiques du pays. Ce n'est
qu'à ce prix que le rapatriement peut réussir et mener à
la réconciliation nationale.
CONCLUSION
L'engagement humanitaire massif dans les crises de
réfugiés comme celles liées au drame rwandais
témoigne de l'inscription du problème des réfugiés
au centre de la politique internationale. Et ce au point que certains
considèrent que - sous les effets conjugués de la fin de la
Guerre Froide, de la multiplication des conflits internes et transnationaux, de
la diffusion mondiale des images des crises humanitaires, de la remise en cause
croissante de la souveraineté des Etats - l'intervention internationale
comme réponse aux flux de réfugiés est en train de devenir
une norme dans les déclarations et les pratiques des Etats. Pourtant,
l'engagement de la communauté internationale est loin d'être aussi
fort, et les modalités de l'intervention humanitaire attestent de sa
sélectivité et de l'instrumentalisation de la
sécurité humaine. La crise actuelle au Soudan illustre bien ce
constat. Les experts de l'ONU débattent pour savoir si les massacres au
Darfour constituent ou non un génocide, au lieu de se mettre d'accord
sur les modalités d'une intervention dans une région ou les
risques de propagation du conflit sont majeurs. La sélectivité de
l'ingérence humanitaire se manifeste d'abord dans la différence
de traitements entre « grandes urgences » telle que l'a
été à un moment donné le Rwanda, et à propos
desquelles se constituent parfois une ébauche d'espace public
international, et les « urgences silencieuses », comme en Sierra
Leone, au Burundi, ou aujourd'hui au Soudan. Cette sélectivité
géographique se double d'une sélectivité temporelle,
liée aux phases de la crise et à leur visibilité, comme le
montre l'exemple du Rwanda où le degré de financement des ONG fut
totalement modulé selon le degré de couverture des
événements. L'assistance se porta ainsi massivement sur les
réfugiés, au détriment des déplacés
internes.
Si la prise en compte de ce type de crise, le
développement de l'ingérence humanitaire, constitue en soi une
avancée de la sécurité humaine, cette doctrine reste tout
de même tributaire des des intérêts et motivations des
multiples acteurs, et ne s'applique que quand ceux-ci convergent. Le concept ne
s'applique donc que de façon ponctuelle, sur des problèmes
précis, et ne répond pas à son ambition universalisante et
égalitaire. Le HCR n'a que peu de pouvoir sur ce
phénomène, les crispations du multilatéralisme s'exprimant
également dans les aléas de la coordination. Ces derniers
témoignent de l'absence au niveau international d'une politique de
coordination entre les sphères politiques, militaires et humanitaires. A
travers son action, le HCR paraît en définitive ne pas constituer
le bras armé de la communauté internationale, mais plutôt
son alibi.
C'est ainsi que la communauté internationale, le plus
souvent par désintérêt stratégique, laisse des
conflits survenir, et les laisse se propager même lorsqu'elle intervient.
Dans ce type de crise de réfugiés impliquant des combattants
armés, apporter une simple assistance humanitaire comme cela a
été fait au Rwanda peut avoir des effets dévastateurs sur
la stabilité de la région. Traiter la situation sur le plan
strictement humanitaire en évitant bien de s'impliquer militairement
et/ou
politiquement est le meilleur moyen de soutenir les
combattants extrémistes. Les organisations humanitaires, par leur
politique de neutralité et d'impartialité, croient pouvoir venir
en aide aux populations. Mais elles ne font parfois que leur donner un petit
sursis : en venant en aide aussi aux combattants, elles mettent en danger la
vie de nombreuses autres personnes puisque le conflit risque alors de
contaminer la région toute entière, comme ce fut le cas avec les
réfugiés rwandais au Zaïre. Il est maintenant clair que le
travail humanitaire ne peut rester neutre étant donné ses
conséquences politiques. C'est pourquoi les travailleurs humanitaires
devraient être plus sensibilisés au contexte et aux
conséquences politiques de leur intervention, et ce aussi pour leur
propre sécurité. La priorité doit être la lutte
contre la militarisation des camps, véritable fléau qui menace la
sécurité des Etats hôtes et des frontières. Les
procédures prises par le HCR dans le cadre de "l'échelle
d'option"78 ne suffiront pas à contrecarrer ces
phénomènes. Le déploiement de forces de
sécurité zaïroises dans les camps de réfugiés
rwandais fut un échec, étant donné d'une part
l'incompétence de ces troupes dites "d'élite", et d'autre part
étant donné le soutien donné par le président
zaïrois aux réfugiés combattants des camps. Ainsi, la
séparation dans les camps entre les réfugiés civils et les
combattants réfugiés paraît la seule solution pour
éviter que ces crises ne dégénèrent. Pour
éviter la propagation du conflit, l'intervention de l'Etat hôte
paraît primordiale, puisque c'est lui qui en premier lieu peut
créer des conditions de sécurité dans les camps.
L'important également est de garder le contrôle des flux
d'information dans les camps, afin que les combattants réfugiés,
dont le but est de poursuivre la guerre et qui pour cela ont besoin du soutien
des réfugiés, ne puissent les empêcher de rentrer
pacifiquement dans leur pays. Il faut noter à ce propos que c'est bien
souvent le prolongement des crises, quand les réfugiés ne peuvent
rentrer chez eux rapidement, qui favorise la prise de pouvoir dans les camps
par de telles bandes armées. La prolongation des crises empêche le
travail de rapatriement et de réinstallation des réfugiés,
seul moyen de mettre fin au risque de propagation du conflit, et souvent partie
intégrante d'un processus de paix. Mais atteindre ces objectifs
nécessite d'y mettre les moyens financiers et matériels afin
d'assumer une responsabilité politique, ce qui n'est pas à
l'ordre du jour de la communauté internationale à l'heure
actuelle.
78 Adoptée après l'évaluation de
l'échec rwandais, l'échelle d'option est un ensemble de mesurent
qui peuvent être prises graduellement par le HCR pour assurer la
sécurité des réfugiés, des camps, et des personnels
humanitaires. Ces mesures peuvent de la coopération préventive
avec l'Etat hôte, au déploiement de forces de
sécurité nationales ou privées, jusqu'à
l'intervention d'une force de maintien de la paix internationale.
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de cultiver », in Télérama, n° 2799, 3 Septembre
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ANNEXES
Annexes 1 : Nombre de réfugiés dans le monde
Annexes 2 : Principes de sécurité humaine
Annexes 3 : Cartes de la région des Grands Lacs,
chiffres sur les réfugiés rwandais, et chronologie de la crise
rwandaise
Annexes 4 : Tableaux sur le lien entre la violence des
réfugiés et la propagation des conflits
Annexes 1
Annexes 2
Annexes 3
Annexes 4
TABLE DES MATIERES
SOMMAIRE 5
INTRODUCTION 7
CHAPITRE I 13 LE ROLE DE COORDINATEUR DU HCR ET LA QUESTION DE
LA COOPERATION
LORS DES SITUATIONS HUMANITAIRES COMPLEXES 13
I - LE ROLE DE COORDINATEUR DU HCR COMME REVELATEUR DES
DEFAILLANCES DE LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE 15
- Le concept d'agence « chef de file » comme
réponse au besoin de coordination 15
Emergence du concept dans les instances de l'ONU 16
Le HCR, agence coordinatrice dans les pays limitrophes du
Rwanda 17
Un mandat de chef de file restreint au Kosovo 20
- Le rôle d'agence chef de file en question 22
II - LA COORDINATION DES OPERATIONS AVEC LES MILITAIRES 25
- La coordination des ONG avec les militaires 25
- Le HCR à l'épreuve de la coopération
avec les militaires 28
La relation entre le HCR et les militaires dans les Grands
Lacs : la primauté de
l'humanitaire 28
Au Kosovo : le HCR sous l'hégémonie des
militaires ? 29
- Les limites de l'approche intégrée de
l'humanitaire, du politique et du militaire. 30
Dans les Grands Lacs 30
Au Kosovo 31
RESUME ET TRANSITION 34
CHAPITRE II 35
LA MANIPULATION DES REFUGIES, LA PROPAGATION D'UN CONFLIT ET
L'INERTIE DE LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE 35
I - Comment expliquer la propagation des conflits par les crises
de réfugiés ? 37
Petite histoire du Rwanda et du génocide rwandais
37
Comment le secours aux réfugiés peut exacerber
le conflit 40
- La question des camps 41
Comment expliquer la violence politique des
réfugiés ? 42
- L'utilisation et la manipulation des réfugiés
rwandais au Zaïre 44
L'organisation de l'exode des Hutus 44
Le contrôle des camps et l'impossible rapatriement
45
L'attitude du gouvernement rwandais 47
II Politique de l'Etat source et Politique de l'Etat hôte
48
- Comment l'Etat hôte peut influencer le conflit ?
48
L'attitude de l'Etat zaïrois envers les
réfugiés hutus 49
La propagation du conflit 51
Les incursions au Rwanda 51
Le nettoyage ethnique au Zaïre 52
Le début de la guerre civile 53
Le rôle de l'Ouganda 54
L'influence des acteurs extérieurs 54
L'attitude du HCR 55
Le rôle de la communauté internationale et des
États occidentaux 56
La débandade du HRC 59
RESUME ET TRANSITION 62
CHAPITRE III 63
ASSURER LA SECURITE DES REFUGIES PENDANT LA CRISE ET APRES 63
I - Le chaos contenu : les réfugiés hutus rwandais
en Tanzanie 64
Un État hôte volontariste et disposant des
capacités de sécurisation des camps et des
frontières, ou pourquoi la guerre ne s'est pas
propagée à partir de la Tanzanie 66
L'aide humanitaire internationale en Tanzanie 68
Comment expliquer la propagation différentielle de la
violence parmi les réfugiés entre le
Zaïre et la Tanzanie? 69
II - Quelle sécurité pour les
réfugiés à l'épreuve de la sortie de crise? 72
- La politique du HCR 72
Les "4 R" : Réintégration,
Réconciliation, Réhabilitation, Reconstruction et la mise en
pratique de cette politique par le HCR 73
La mise en application de politiques de sécurité
humaine par le HCR 74
- Les questions de rapatriement et d'intégration au
coeur des enjeux de sécurité 75
Le rapatriement des réfugiés rwandais
à Butare-Ville comme exemple des mécanismes de
réintégration 77 Les réfugiés burundais dans
l'ouest tanzanien comme exemple de l'enjeu stratégique du
rapatriement 78
La politique à l'oeuvre : rapatriement et
reconstruction, un bilan en demi-teinte 81
Les motivations des réfugiés en faveur du retour
82
CONCLUSION 85
BIBLIOGRAPHIE 87
ANNEXES 91
Annexes 1 92
Annexes 2 93
Annexes 3 94
Annexes 4 95
TABLE DES MATIERES 97
LES REFUGIES COMME ENJEU DE SECURITE
De nos jours la nature des conflits en Afrique et
ailleurs fait que ceux-ci débouchent souvent
à des mouvements de réfugiés massifs. Les
organisations internationales, telles que le HCR et de nombreuses
ONG, interviennent au nom de '
l'ingérence humanitaire. Mais comment se
fait-il que cette intervention massive ne réussisse
pas à mettre fin aux conflits? La communauté
internationale délègue la gestion de ces crises à
des agences « chef de file
», et le plus souvent au HCR. Mais donner la
responsabilité de la gestion '
d'un conflit à une agence
spécialisée ne permet pas de mettre en oeuvre la
sécurité humaine. Le HCR ' n'a
pas les capacités pour gérer de telles crises et
pour coordonner les actions de tous les
intervenants
Ces situations où la où la
responsabilité de la gestion de la crise '
n'est assumée par aucun acteur
puissant fait que les effets pervers de '
l'action humanitaire se manifestent
librement. Les réfugiés, tout comme le régime
international des réfugiés, sont alors manipulés
par des combattants qui sont libres de continuer
à se battre et de propager le conflit, comme se fut le
cas dans la région des Grands Lacs.
Mais les mouvements de réfugiés ne
dégénèrent pas en guerres internationales
dans tous les cas. Il existe des mécanismes et des moyens
pour éviter la propagation des conflits par les
réfugiés. L'Etat qui accueille les
réfugiés, ou la communauté internationale si
besoin est, a le devoir de les prendre en
charge, ' d'assurer leur
sécurité ainsi que celle des frontières.
Ensuite il faut assurer le rapatriement des réfugiés dans
leur pays afin de prendre le chemin de la
réconciliation et de la reconstruction.
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