CHAPITRE II : LE ROLE DE LA PHILOSOPHIE DANS ESSAI
SUR LA PROBLEMATIQUE PHILOSOPHIQUE DANS L'AFRIQUE ACTUELLE
Essai sur la problématique philosophique dans
l'Afrique actuelle est un ouvrage bref mais dense dans lequel l'auteur
dénonce essentiellement ce qu'il appelle la philosophie africaine dans
le sillage de la négritude. Il entend disqualifier toute démarche
visant à forger une philosophie africaine originale et spécifique
qui serait à opposer à celle de l'Occident pour espérer
une quelconque reconnaissance. Plus que cela, il avance des pistes que les
intellectuels africains doivent explorer pour la naissance d'une
véritable philosophie sur le continent. A cet effet il estime que la
philosophie doit jouer un certain nombre de rôles théoriques et
pratiques qui ne soient plus nécessairement une défense des
civilisations africaines contre l'expansionnisme culturel et idéologique
occidentale. Mais des rôles qui tiennent compte de la situation actuelle
des peuples africains. Nous tenterons de les identifier et les analyser dans ce
chapitre. Mais avant, nous nous intéresserons brièvement à
la vie et l'oeuvre de Towa.
SECTION 1 : PRESENTATION SOMMAIRE DU CONTENU DE
L'OUVRAGE
Marcien Towa a fortement marqué la pensée
africaine dans les années 70 et 80. Perçu comme un iconoclaste
à cause de ses prises de position, l'une de ses cibles
privilégiées était Léopold Sédar Senghor
à qui il a consacré plusieurs essais. Marcien Towa a obtenu son
baccalauréat en philosophie en 1955 au Grand Séminaire
d'Otélé à quelques dizaines de kilomètres de
Yaoundé, la capitale du Cameroun. A partir de 1957, il continuera ses
études en France à Caen d'abord et à la Sobonne ensuite.
En 1959 il obtient la licence en philosophie suivi d'un Diplôme d'Etudes
Supérieures dans la même discipline en 1960, avec un memoire sur
Bergson et Hegel. Après un an d'enseignement à l'ENS de
Yaoundé, Marcien Towa reprend des études de psychologie avec une
bourse de l'UNESCO qui le mèneront dans plusieurs Université
européennes. De retour dans son pays, il occupe les postes de Directeur
des études de l'ENS de Yaoundé de 1966 à 1968 et de
Chargé d'enseignement dans la Faculté des Lettres et Sciences
humaines de l'Université de Yaoundé. En 1969 il obtient un
Doctorat (3ème cycle) et dans la même période un
doctorat d'Etat en philosophie sur la pensée africaine. Son oeuvre
littéraire et philosophique est abondante. De plus il est membre
fondateur de la Revue culturelle camerounaise Abbia et en a
été co-directeur.
Son Essai sur la problématique philosophique dans
l'Afrique actuelle (Editions CLE, 1971) reste un ouvrage de
référence pour les élèves et les étudiants,
comme pour les africanistes, en Afrique et dans le monde. L'ouvrage a
été reédité en 1979 aux éditions Clé
Yaoundé. C'est l'un des textes majeurs de Towa. Comme son nom l'indique,
il s'agit d'un essai de l'auteur sur la problématique philosophique en
Afrique, plus précisément l'Afrique de la deuxième
moitiè du XX ème qui voit une certaine profusion, tant
en Afrique qu'en Europe, d'écrits sur la problématique de la
philosophie africaine. Dans cet ouvrage, le projet de Towa s'inscrit dans le
cadre d'un réexamen de la problématique philosophique en Afrique.
Dans cette perspective, il s'écarte de certains de ses devanciers et qui
font de la philosophie une simple gymnastique intellectuelle. Pour lui, comme
son idole Kwamé N'Krumah, la philosophie doit être pensée
dans une perspective révolutionnaire, autrement dit dans l'optique de la
révolution démocratique des peuples africains. Il
considère que la philosophie doit hâter la prise de conscience des
peuples et accélérer le processus révolutionnaire dans le
continent africain. Donc cela implique d'une part, sur le plan théorique
un dépassement de l'ethnophilosophie et de la négritude
senghorienne afin de forger une philosophie à l'image de la tradition
philosophique internationale, notamment occidentale. D'autre part, faire de
cette philosophie un vecteur pour guider les peuples africains vers la
détermination de ce qu'il appelle leur dessein fondamental.
La structure de l'ouvrage pressente quatre chapitres :
1. Existe-t-il une philosophie africaine ?
2. La philosophie africaine dans le sillage de la
négritude
3. Pour une nouvelle orientation philosophique africaine
4. Le concept européen de philosophie et nous
Dans le premier chapitre l'auteur aborde la question
fondamentale de l'existence ou non d'une philosophie africaine. Il remarque que
cette question s'est toujours posée dans le cadre du débat sur la
philosophie africaine. Et qu'une longue tradition répond à cela
par la négative, quelques fois sur la base d'arguments peu convaincants.
Mais il remarque aussi d'autre part que dans la continuité de la large
controverse sur l'existence ou non d'une philosophie africaine, il y a la
parution de La philosophie bantoue du Rev P. Tempels en 1945. Ouvrage qui
affirme sans ambages l'existence d'une philosophie africaine. Mais plus que
cela cet ouvrage a enregistré un accueil favorable après d'un
grand nombre d'auteurs tant africains qu'européens.
Dans le second chapitre, M. Towa analyse la philosophie
africaine « dans le sillage de la
négritude ». Il y montre que la plupart des tentatives
des Africains de forger une philosophie originale et spécifique
s'inscrit en réalité dans la continuité de la
négritude. Autrement dans les deux cas il s'agit d'une entreprise de
revendication politique, idéologique visant une réhabilitation
devant l'Occident. Il retient par exemple les travaux de A. N'Daw et Juleat
Basile Fouda. Pour le premier cité, dans Peut-on parler d'une
pensée africaine, Présence africaine n58, revendique une
dignité anthropologique pour les peuples Noirs. Quant a Fouda, dans le
cadre de sa thèse intitulée La philosophie négro-africaine
de l'existence, Lille 1967, il fait de la philosophie africaine une sorte une
valeur absolue qui doit demeurer telle par de-la l'espace et le temps, une
philosophie que les africains doivent garder jalousement et transmettre de
génération. Towa s'insurge contre ces caricaturisations de la
philosophie et en appelle à la révision pure et simple de la
problématique philosophique en Afrique. C'est pourquoi dans le chapitre
qui suit, il parle d'une nouvelle orientation philosophique en Afrique.
Dans ce chapitre, il propose que les intellectuels africains
se détournent de la négritude senghorienne et de
l'ethnophilosophie pour construire une philosophie répondant mieux aux
exigences théoriques et épistémologiques propres à
cette discipline, pour qu'ensuite celle-ci serve à hâter la marche
des peuples africains vers la révolution démocratique. Dans le
dernier chapitre il expose la conception européenne de la philosophie
à travers celle de Hegel et il propose qu'elle soit adoptée sur
le continent africain tant dans la forme que dans le fond pour que notre
philosophie ait une dimension universelle qui l'éloigne de
l'ethnophilosophie et la négritude senghorienne et leurs
contradictions.
Ce sont ces chapitres qui sont développés dans
Essai sur la problématique philosophique dans l'Afrique actuelle. Mais
une lecture minutieuse de l'ouvrage montre que fondamentalement l'auteur a
développé trois thèses essentielles : de la
philosophie africaine, des taches de la philosophie dans l'Afrique
contemporaine ainsi que du concept de philosophie. Concernant la philosophie
africaine, il y a lieu de reconnaître qu'avant lui, philosophes et
africanistes européens et africains ont tenté les uns de
décrypter une philosophie africaine sur la base des différentes
manifestations culturelles, les autres de critiquer et montrer les limites de
telles démarches. Avec Towa s'ouvre une rupture
épistémologique qualitative dans le débat sur la
problématique philosophique africaine. En effet Towa considère
que la question suprême et première est l'interrogation sur
l'existence même d'une philosophie africaine. Cette question marque le
début d'une véritable réflexion critique, celle qui va
à la racine des choses pour tenter d'épuiser autant que possible
la question. Il s'agit entre autres de la nécessite de replacer le
débat sur la philosophie africaine dans son contexte d'émergence
afin de comprendre ses contours et ses développements. Ce qui est donc
en jeu et nouveau ici, c'est la tentative de cerner la problématique
philosophique dans sa genèse afin de la comprendre et d'indiquer des
voies et moyens pour son développement dans l'Afrique d'aujourd'hui.
Cette approche permet à Towa de comprendre que face à la question
de l'existence d'une philosophie africaine, il y a toujours eu deux
réponses : l'une négative et l'autre positive. Parmi ceux
qui dénient à l'Afrique toute philosophie l'auteur retient les
grandes idées développées par de grands penseurs
occidentaux comme Heidegger, Hegel, F. Crahay etc. ; chacun le faisant
avec des arguments fort variés et quelques fois suspects pour employer
le terme de Towa lui-même dans le cadre de Hegel notamment. Parmi ceux
qui affirment l'existence d'une philosophie africaine, Towa retient le Rev.
Père Placide Tempels et tous les africains ou européens qui par
la suite abondent dans le même sens que lui. La démarche de notre
auteur dans Essai sur la problématique philosophique dans l'Afrique
actuelle est de dénoncer la littérature qui en résulte,
littérature qu'il qualifie d'ethnophilosophie. Il estime que celle-ci
n'est ni une philosophie, ni une ethnologie, mais une discipline d'un genre
nouveau, à cheval entre les deux ; et qui comme telle
présente la particularité de les trahir toutes deux à la
fois. Ensuite, Towa aborde la question des taches de la philosophie en Afrique.
Ces taches font référence aux rôles que celle doit jouer
sur le contient africain, et cela non seulement sur la plan théorique
mais aussi pratique.
Enfin parmi les thèses fondamentales
développées dans cet ouvrage, il y a celle portant sur le concept
de philosophie. Et pour lui, sur cette question, nul n'est besoin de faire des
recherches fastidieuses. Il convient simplement d'interroger Hegel qui est un
éminent philosophe, un philosophe respecté tant du
côté capitaliste que socialiste. C'est donc la conception
hégélienne de la philosophie qui lui semble la mieux
indiquée pour faire ressortir ce qu'il faut entendre par philosophie.
Dans cette perspective la philosophie est considérée comme une
sagesse du monde car prenant pour objet essentiellement le monde et les droit
de la nature humaine. La philosophie comme sagesse du monde et son
étroite parenté avec la science étaient l'expression de la
démarche de Bacon et de Descartes. Pour eux, le rôle de la
philosophie et de la science est d'assurer une la puissance de l'homme sur la
nature et de lui permettre de subvenir a ses besoins les plus divers. En cela
la philosophie européenne moderne a joué un rôle important
dans la fondation du mode de production capitaliste. Il s'agit d'une
philosophie qui a pour objectif de développer l'emprise de l'homme sur
son milieu physique et humain par la médiation d'un savoir rigoureux.
C'est donc cette philosophie que Towa invite les africains à adopter
pour percer le secret de la victoire de l'Europe sur nous et par la même
découvrir la voie de notre libération.
En un mot, Towa développe des thèses
courageuses, qui apportent des éclairages et des perspectives nouvelles
dans le cadre du débat sur la problématique philosophique en
Afrique. Cependant cela n'occulte pas les limites de son analyse que nous
tenteront de lever dans les pages qui suivent. Mais avant, quel est le
rôle de la philosophie à travers l'ouvrage de Marcien
Towa ?
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