Associations ethniques en milieu estudiantin de
l'Université de Kinshasa (RD Congo) :
Néo-fraternité, lutte
hégémonique et citoyenneté segmentée.
Introduction.
Après le musellement des mouvements estudiantins (cas
de l'Union Générale des Etudiants Congolais) et leur
récupération et réorganisation par le pouvoir d'Etat
Mprien1(*) à
travers sa jeunesse estudiantine démantelée par la tsunami de la
démocratisation des années 90, la vie estudiantine s'organise en
divers types d'associations parmi lesquelles les associations ethniques
figurent en bonne place. Leur émergence coïncide avec la crise
socioéconomique et politique que traverse le pays, la
décrépitude de l'institution universitaire elle-même et
l'essoufflement des mouvements estudiantins.
Ces nouvelles formes de sociabilité et
solidarité estudiantine se posent comme stratégies de survie dans
un contexte de délabrement des conditions de vie et de travail au sein
des universités traduisant au niveau local l'implosion de la
société globale. Elles entretiennent des relations dialectiques
avec l'environnement interne et externe de l'université. En effet, si
leur objectif avoué, comme le stipulent leurs statuts, s'avère
être l'entraide des étudiants ressortissants d'une même
ethnie (d'une même province, territoire ou collectivité) et
l'encadrement des nouveaux venus à l'université, elles ne sont
pas moins des sauf-conduits pour la réussite académique. En
même temps, elles servent de point de ralliement avec les
opérateurs politiques2(*) qui trouvent, par leur entremise, la voie
d'accès à l'université, un espace apolitique et non
partisan par principe. Par ces contacts qu'elles facilitent avec les
notabilités de l'ethnie, ces associations garantissent enfin l'emploi
à certains membres au sortir de l'université en cette
période de plein chômage.
Analysant la situation à partir de l'Université
de Kinshasa, nous décrivons l'univers associatif des étudiants
de cette université et précisons la place et l'importance des
associations ethniques dans cet univers.
Ensuite sont mis en exergue le profil et les motivations des
animateurs et des adhérents de ces associations. Ce qui nous conduit
naturellement à saisir les relations dialectiques que ces associations
ethniques entretiennent avec l'environnement interne et externe de
l'Université de Kinshasa.
Au titre de conclusion, nous soumettrons ces associations
à l'épreuve de l'éducation à la citoyenneté
de ses membres. (Associations ethniques pour quelle
citoyenneté ?).
I. DYNAMIQUE DU MOUVEMENT ASSOCIATIF EN MILIEU
ESTUDIANTIN DE L'UNIVERSITE DE KINSHASA.
En dépit de l'autonomie qu'il a toujours
revendiquée et de l'image insulaire qu'il reflète dans
l'imaginaire collectif, le champ universitaire est traversé par les
flux de la société dont il émerge et se trouve même
surdéterminé par d'autres champs avec lesquels il interagit,
notamment le champ politique. Sa dynamique interne et la structuration des
forces sociales qui y opèrent procèdent de la nature de ces
interactions.
L'Université de Kinshasa n'échappe pas à
cette loi générale et implacable du fonctionnement du champ
universitaire. La vie associative dans cette université, comme dans
d'autres universités et instituts supérieurs du pays,
intègre les dynamiques impulsées au niveau de la
société globale. Celles-ci s'actualisent en trois
périodes de l'histoire nationale post-coloniale allant de l'accession du
Congo à l'indépendance en 1960 à la transition politique
actuelle déclenchée depuis le 24 avril 1990 en passant par les 25
ans (1965-1990) de pouvoir autocratique du feu Président Mobutu. Ces
trois périodes coïncident avec trois manifestations
différentes de la vie associative en milieux universitaires.
La première période est marquée, pour
l'Université de Kinshasa, par des associations estudiantines dont les
unes inscrivaient leurs actions dans une perspective purement syndicale (le
cas de l'Association Générale des Etudiants de
l'Université Lovanium « AGEL ») alors que d'autres,
à l'instar de l'Union Générale des Etudiants et
Elèves du Congo (UGEC), ne cachaient pas leur inclinaison politique.
Mais globalement, ces associations, comme le font remarquer Abemba et Ntumba,
étaient animées par un faisceau de clivages dont les plus
important sont : le clivage politique entre nationalistes et
modérés d'une part et, d'autre part, le clivage régional
entre les étudiants de l'Est et ceux de l'Ouest du pays.3(*) Cette physionomie offerte par
l'univers associatif épouse la fracture idéologique et politique
de la scène politique nationale entre les partisans de Lumumba
(nationalistes-progressistes) et ceux de Kasa-vubu (modérés).
Toute la première république a été marquée
du sceau de cet antagonisme à la base de la crise sociopolitique ayant
donné prétexte au coup d'Etat militaire le 25 novembre 1965.
Au cours de la seconde période inaugurée par ce
coup d'Etat, la vie associative des étudiants s'organise sous
l'égide de la Jeunesse du Mouvement Populaire de la
Révolutionnaire (JMPR), unique institution d'encadrement des jeunes
zaïrois (congolais). Cette jeunesse devait réaliser sur le campus
universitaire le projet social, économique, politique et
idéologique du parti unique MPR institué par le Président
Mobutu.
En effet, « l'ambition du MPR a été de
former au coeur de l'Afrique une société monolithique, fortement
intégrée sur le plan politique d'abord, mais aussi, certes, sur
celui des idées et des valeurs culturelles. En d'autres termes, le MPR
était l'ennemi des particularismes politique, social, culturel...En ce
sens la tribu et le tribalisme étaient une bête noire, dans ce
qu'ils pouvaient représenter de négatif pour l'action globale du
parti unique. Le monolithisme, le consensus social et politique, le MPR les
voulait même de façade, car le plus important pour lui
était l'image extérieure du pays et du régime.
Dans cette optique, la JMPR devait bénéficier du
monopole sur le champ universitaire comme seul cadre dans lequel
l'intégration politique, sociale et économique était
destinée à se réaliser. Elle devait et pouvait, par
conséquent, satisfaire toutes les aspirations collectives et
individuelles du monde étudiant : aspiration à
l'unité et à la cohésion, aspiration à la
sécurité, à la solidarité et à
l'entraide »4(*).
Dans ces conditions, l'université en tant que segment
de la société zaïroise se posait en moule où
étaient pétris les futurs cadres à l'image du MPR
parti-Etat. Au terme de ses études universitaire, le citoyen
zaïrois ainsi socialisé était supposé s'identifier
à la nation zaïroise politiquement organisée que se voulait
le MPR.
Mais la prétention de la JMPR à régenter
toute la vie estudiantine n'avait pas gommé le sentiment ethnique dans
le chef des étudiants. Si elle avait réussi à confiner
toutes les associations qui se constituaient en dehors d'elle dans la zone
d'illégitimité, elle portait néanmoins officiellement les
stigmates de la fracture de l'antagonisme entre les étudiants du bloc
Est et ceux de l'Ouest dont la conscience régionale était
aiguisée par la politique de quota. Sous le couvert de ces deux blocs,
plusieurs associations ethniques avaient investi l'Université de
Kinshasa. Maquis où s'organisait la révolution cachée,
les associations ethniques « offraient le cadre dans lequel
l'étudiant se réfugiait pour agir et penser non seulement en
dehors de la JMPR, mais souvent contre elle » 5(*), par ricochet, contre le MPR
parti-Etat.
La JMPR, comme le MPR dont elle était
l'émanation, n'a pas résisté au tsunami de la
démocratisation. A l'absence d'une structure
fédérative et au regard de la conjoncture politique, la
communauté estudiantine avait éclaté en plusieurs
groupuscules antagonistes en dépit des tentatives de
réunification initiées au lendemain du 24 avril 1990 par le
« Groupe de réflexion pour l'unité
estudiantine ».
La troisième période, qui est sous examen dans
cette étude, s'ouvre avec la démocratisation de la vie politique
le 24 avril 1990. Elle inaugure la transition vers la troisième
république conjecturée fondatrice d'un Etat démocratique,
respectueux des libertés et des droits humains. La suppression du
rôle dirigeant du MPR (JMPR) et la consécration du principe de
liberté d'association qui en résultent ont
provoqué la floraison des associations estudiantines à
l'Université de Kinshasa. Celles-ci, sans doute, accusent d'une
polymorphie qui astreint à une typologie basée sur le
critère au fondement de leur constitution6(*).
II. LES ASSOCIATIONS ETHNIQUES A L'UNIVERSITE DE
KINSHASA
Au nombre des structures qui animent la vie en milieux
estudiantins et qui font de l'Université de Kinshasa à la fois
un espace et un enjeu de lutte, figurent en bonne place les associations
ethniques. Aussi vieilles que l'Université elle-même, leur
importance s'est accrue au cours de ces quinze dernières années
et coïncident avec l'étiolement du mouvement estudiantin.
A la différence des autres regroupements estudiantins,
les associations ethniques regroupent les étudiants ressortissants d'un
même groupe ethnique, communauté partageant la même langue,
les mêmes traditions, us et coutumes. Cette communauté culturelle
(ethnie) est articulée à son l'assise territoriale ou
géographique qui permet aux membres de circonscrire leur groupe et de
le distinguer d'autres groupes avec lesquels il partage des similitudes
culturelles. La prise en compte de l'assise géographique traduit la
nouvelle conscience induite par les subdivisions administratives
opérées par le pouvoir colonial et maintenues par l'Etat
postcolonial ou reflète des rivalités ethnopolitiques entre les
différentes fractions d'une même ethnie. Ainsi, les
étudiants luba lubilanji (du KasaÏ oriental) se regroupent dans une
association distincte des luba shankadi (du Katanga) et des lulua ; alors
que les tchokwe de la Province de Bandundu le font distinctement de ceux des
Provinces du Kasaï occidental et du Katanga.
Trois observations à propos de ces associations
ethniques. En premier lieu, il sied d'indiquer à ce niveau que le
générique « association ethnique » recouvre
une diversité d'organisations. Le premier type comprend des
associations autonomes, constituées par et pour les seuls
étudiants de l'Université de Kinshasa.
Le second type comprend des associations sections/Unikin des
grandes organisations regroupant les étudiants d'une même ethnie
disséminés dans toutes les institutions d'enseignement
supérieur et universitaire de la ville de Kinshasa. Rentre dans ce type
des associations telles que la mutuelle des étudiants de Masamuna dont
le siège est sur l'avenue Aruwimi n° 59 dans la commune de
Lemba.
Le troisième type comprend des associations qui sont
des branches estudiantines des regroupements socioethniques externes au monde
universitaire. Tel fut le cas de la représentation estudiantine
à l'Université de Kinshasa de l'Alliance des Bangala
(ALIBA/section UNIKIN).
Quoiqu'il en soit, toutes ces associations entretiennent des
liens divers avec des associations analogues du monde non universitaire
En second lieu, il est fastidieux d'établir un
relevé exhaustif de ces associations, la plupart étant
informelles, c'est-à-dire non officiellement enregistrées par le
Secrétariat Général Administratif de
l'Université7(*).
En troisième lieu, outre ces associations purement
ethniques, d'autres regroupent les ressortissants d'une même
entité administrative : province, district, territoire ou
collectivité8(*).
Ces associations sont des fédérations d'associations ethniques.
Ces structures fédératives ont pour résultat une
efficacité réduite sur le plan de la solidarité et de leur
capacité à encadrer l'étudiant et à satisfaire ses
aspirations à la sécurité et à l'entraide9(*). Mais elles font la
démonstration de leur pertinence et efficacité en tant
qu'élément de la stratégie politique comme nous le verrons
plus loin.
Basées sur la solidarité mécanique, les
associations ethniques sont, somme toute, une constante dans l'histoire de
l'Université de Kinshasa. Elles remanient leurs orientations, actions
et stratégies à chaque phase du développement historique
de cette institution universitaire. Cette constante s'inscrit dans l'histoire
même de la construction de l'Etat-nation congolais où l'ethnie
joue un rôle important dans le jeu politique.
Toutes les associations estudiantines fonctionnent sous le
régime de la loi............ portant organisation et fonctionnement des
associations sans but lucratif (asbl) en RDC. Pour s'assurer de leur
contrôle, l'Université les astreint au renouvellement annuel de
leur enregistrement. Obligation qu'elles ne remplissent plus une fois
agrées.
Ces associations se constituent de trois catégories de
membres : effectifs que sont les étudiants eux-mêmes,
sympathisants et d'honneur désignés parmi des
personnalités qu'elles considèrent comme de marque.
Généralement, le champ d'action de ces associations
débordent le cadre de l'Université de Kinshasa et s'étend
à l'ensemble de la société globale. Hormis la clameur qui
accompagne leur création, leurs actions sont à compter du bout
des doigts et difficilement évaluables parce que sans impact
réel sur le milieu. Leur existence est néanmoins attestée
par des assemblées générales qu'elles organisent au
début et à la fin de l'année académique soit pour
élire des nouveaux comités exécutifs, accueillir des
nouveaux membres ou célébrer la fin d'études de leurs,
soit pour définir les orientations et les stratégies qui doivent
sous-tendre leurs actions. Chapotées par des assemblées
générales réunissant tous les membres, elles ont chacune
un comité directeur à la tête duquel trône un
président assisté par un vice-président, un
secrétaire, un trésorier, un chargé des relations
publiques, comité directeur encadré par un conseil des sages et
les commissaires aux comptes pour rendre efficace son action. Les cotisations
des membres, les dons et legs constituent l'essentiel de leurs ressources
financières.
III. PROFIL ET MOTIVATIONS DES ANIMATEURS ET MEMBRES DES
ASSOCIATIONS ETHNIQUES.
1. Profil
Le profil des animateurs et membres des associations ethniques
à l'Université de Kinshasa renseigne sur la
décrépitude de l'institution universitaire mais surtout sa
déchéance de son statut d'instance de rupture symbolique avec
le milieu socioculturel des étudiants.
Les données recueillies au cours de nos enquêtes
établissent que la quasi-totalité des animateurs et membres se
recrute parmi les étudiants d'origine rurale, fraîchement
arrivés dans la ville de Kinshasa. Mus par leur volonté de
s'offrir une sécurité sociale, et même matérielle,
dans un environnement relativement hostile et jonché d'incertitudes,
ils (animateurs et membres) reconstruisent le tissu social primaire
déconstruit par le fait de leur exode. Cette
néo-fraternité aborigène se trouve promue par
l'absence de structures formelles d'accueil chargées d'opérer la
rupture avec l'environnement familial, clanique et ethnique. C'est non sans
raillerie que la plupart d'étudiants nés et grandis à
Kinshasa allèguent que les associations ethniques sont l'apanage des
« bahuta », des « mbokatiers »,
c'est-à-dire des villageois. Mais ils ne manquent pas d'y adhérer
par opportunisme étant donné les perspectives alléchantes
qu'offrent ces associations comme nous le verrons plus loin.
En outre, nombre d'étudiants qui peuplent ces
associations sont à l'externat. Faute de trouver un logement sur le
campus universitaire la plupart des étudiants venus de
l'intérieur du pays débarquent d'abord dans une famille qui leur
sert de point d'ancrage tout au long de leurs études
universitaires10(*). Ces
accointances prolongées avec la parentèle, loin de les sevrer des
liens primaires, les inclinent à les reconstituer même de
manière bricolée pour assurer leur sécurité
sociale.
Et pourtant jadis, tout étudiant inscrit trouvait sur
le campus universitaire une structure d'accueil qui le soustrayait des membres
de sa communauté ethnique. Il logeait au home universitaire avec des
condisciples venus d'autres coins de la République.
Bénéficiant d'une bourse et nourri par l'Etat, il n'avait pas
besoin des apports de sa famille pour vivre sur le campus. Le T-shirt aux
motifs de l'université, le képi avec perles et d'autres insignes
qu'il arborait, attestaient son appartenance à la communauté
universitaire. Ce qui ne manquait pas d'éveiller en lui la conscience
d'une nouvelle identité.
2. Motivations.
Faisons remarquer, d'entrée de jeu, que les
associations regroupant les étudiants sur des bases ethniques
fonctionnent sur un terrain fertile. En effet, l'Université de Kinshasa
est une institution où la fibre ethnique informe et gouverne aussi bien
les pratiques que les représentations collectives11(*). Elle est la catégorie
première de l'interaction sociale, la première
caractéristique à laquelle réagissent les membres de la
communauté universitaire. Elle rentre dans les stratégies
d'accumulation du capital social et politique des agents et
révèle son efficacité dans les luttes qui ont pour enjeu
le contrôle du champ universitaire. Les élections de chefs de
promotions et de membres de la coordination estudiantine, de chefs de
départements, de doyens des facultés, de comités
exécutifs des différentes corporations professionnelles, etc.,
procèdent des combines ethnicistes. Placer un
« frère » de l'ethnie quel que soit son profil
à ces postes revient à garantir et à sécuriser les
intérêts des membres du groupe ethnique. Ainsi, ces derniers se
font-ils, au nom des intérêts de la coterie, l'obligation de
soutenir et défendre même dans ses délires leur
frère alors que ceux ressortissant d'autres groupes ethniques
s'érigent en opposition pour désapprouver toutes ses actions,
même celles qui sont salvatrices pour tout le personnel.
Une autre particularité de cette université
réside dans l'ethnicisation de toute revendication. Lorsque
s'annonce ou éclate un mouvement de revendication, la question suspendue
à toutes les lèvres est celle de savoir quel groupe ethnique en
est instigateur et contre quel autre groupe il est destiné.
L'intériorisation du fait ethnique explique pour une part non
négligeable (la fronde) les dissensions qui minent et fragilisent la
plupart de revendications salariales au sein de cette Université.
L'échec de la grève lancée par le Comité
exécutif de l'Association des Cadres Scientifiques pour protester contre
le barème salarial signé par le ministre de l'enseignement
supérieur et universitaire Emile Ngoy en avril 2004 s'explique en
partie par la manipulation de la fibre ethnique.
L'Université, ce haut lieu de l'intelligentsia, offre
ainsi aux analystes l'image d'un laboratoire où se fabrique le virus
ethniciste dont on infeste le reste de la communauté nationale. Dans
ce contexte, il n'est pas étonnant que certaines associations
estudiantines soient commanditées par ceux qui ont intérêt
à les instrumentaliser lors des différents enjeux qui ont cours
dans le champ universitaire.
2.1. De la néo-fraternité aborigène
à l'affirmation identitaire dans les associations ethniques.
Les associations estudiantines à caractère
ethnique répondent aux motivations aussi bien manifestes que latentes.
En compulsant leurs statuts et règlements d'ordre intérieur, il
ressort que trois préoccupations motivent leur existence en milieux
estudiantins, à savoir : la solidarité et l'entraide entre
les membres ; la promotion de leurs valeurs culturelles et le
développement socio-économique de leurs territoires d'origine.
2.1.1. Renforcer la solidarité et l'entraide entre
étudiants (membres).
Les ajustements structurels initiés par la BM et le
FMI, ont sommé l'Etat congolais de se désengager des secteurs
sociaux, notamment de l'enseignement supérieur et universitaire. La
communauté estudiantine est la plus affectée par cette politique
de désengagement de l'Etat. Avec la suppression de tous les avantages
matériels qui en a résulté (restauration, transport,
bourse, frais de professionnalisation, etc.), la survie des étudiants
sur le campus universitaire relève depuis lors de la seule
responsabilité des parents pour la plupart laminés par la crise
socio-économique prolongée qui sévit au pays. Pour
compenser l'incapacité de leurs parents à subvenir à
toutes les exigences liées à la vie estudiantine et assurer leur
propre survie sur le campus, les étudiants sont-ils obligés
d'imaginer tant d'initiatives au nombre desquelles figurent les associations
ethniques.
Ces associations, pour reprendre la formule de Théodore
Trefon, sont de nouvelles formes d'organisations sociales mises en place par
les étudiants pour pallier à la situation sinistrée leur
léguée par l'Etat-nation post coloniale12(*). Elles se créent dans
ce contexte où les initiateurs, pour la plupart soustraits de la
parentèle, se sentent engloutis et désarmés dans un
microcosme (université) lui même dominé dans un vaste
espace économico-politique (la ville de Kinshasa) et dans lequel ils
n'ont aucune emprise sur les instruments de production. A travers elles, les
étudiants polémiquent avec l'ordre social qui leur inspire
inquiétude tant cet ordre témoigne de la
décrépitude de ses instruments d'intégration et
étale ses limites à satisfaire leurs besoins existentiels. Dans
ces conditions, les associations ethniques constituent pour les
étudiants, une nouvelle modalité de réappropriation
collective du champ universitaire et des instruments de domination et
d'appropriation matérielles et symboliques qui y ont cours. Elles leur
permettent, par conséquent, d'agir, selon les cas, sur le champ
universitaire en tant qu'acteur individuel et collectif.
La néo-fraternité
aborigène forgée dans ces associations garantit aux
membres une sécurité sociale et matérielle dans un univers
inconnu et plein d'incertitudes. Les contacts qu'elles permettent brisent
l'anonymat et l'isolement et replacent les membres dans des réseaux de
relations de type primaire. Ce capital social à l'investissement duquel
travaille chaque membre produit ses profits, surtout à des moments
d'adversité.
En outre, ces associations se posent comme des espaces de
prise en charge collective des problèmes communs qui affectent leurs
membres et qui ne peuvent être aisément résolus au niveau
individuel : inscription et logement des nouveaux venus, hospitalisation
des malades, inhumation en cas de décès, etc. Avec les
cotisations consenties par les membres, elles fonctionnent comme des caisses
de crédits (d'assistance sociale). Aussi, apportent-elles un appui
logistique et financier aux membres finalistes en soutenant la
réalisation de leurs travaux de fin d'études. A l'honneur des
finalistes, elles organisent des réceptions pour célébrer
la fin de leurs études universitaires.
Dans cette quête collective des solutions aux
problèmes collectifs, elles ne peuvent compter seulement sur les
cotisations de leurs membres effectifs que sont les étudiants
déjà paupérisés par la crise en cours au pays,
elles jouent le rôle de lobby auprès des notabilités de
l'ethnie (souvent élevées au rang de membres d'honneur ou
sympathisants) en les sensibilisant sur les situations qui les
préoccupent. C'est grâce à ce lobbying qu'elles mobilisent
l'essentiel des fonds qui alimentent leur caisse d'assistance.
2.1.2. Promouvoir les valeurs culturelles de la
communauté d'origine.
Le Congo est une mosaïque des ethnies estimées
à 450. Leur coexistence en milieux urbains et à
l'université en particulier aiguise la conscience aussi bien
d'identité que d'altérité. Ainsi, l'ethnicité comme
« sentiment d'identification à son ethnie, la
définition de son authenticité en tant que membre d'une ethnie et
la reconnaissance de l'authenticité correspondante des membres d'autres
ethnies »13(*)
participent de la subjectivation même de l'individu dans la vie
quotidienne.
Cette conscience d'identité et d'altérité
engendre naturellement un réflexe d'autodéfense face aux
« menaces d'invasion » que représentent
réellement ou virtuellement les autres groupes ethniques. Instrument de
lutte contre la violence symbolique, les associations ethniques sont investies
de la mission de faire valoir sur le site universitaire les valeurs culturelles
d'une ethnie face aux autres avec lesquelles elle est virtuellement en
compétition. Les étudiants Luba dans leur mutuelle n'en
disent-ils pas mieux que kuetu kakujimini (que l'on peut
littéralement traduire par « que notre origine ne
disparaisse » pour dire « ne perdons pas nos valeurs
culturelles »). A travers ces associations, les membres
déclinent leur identité culturelle et leur permettent de
s'affirmer en tant que groupe social distinct des autres.
La langue est le premier élément objectif de
l'identité d'un peuple qui extériorise son unicité.
Promouvoir la langue pour chaque association consiste à aider les
membres à conserver leur habilité linguistique durant leur
séjour universitaire, qui disparaîtrait faute d'un exercice
quotidien ; l'apprendre à ceux d'entre eux qui ne la connaissent
pour n'avoir jamais été au terroir ; dissiper chez d'autres
la honte de communiquer publiquement dans la « bouche du
village ». Raison pour laquelle dans les associations ethniques les
réunions se tiennent en langue maternelle. Comme aiment bien le
stigmatiser les étudiants Luba dans leurs rencontres
« français idi inyemesha bakishi » (le
français chasse les mânes des ancêtres).Ceci permet aussi de
limiter l'accès des autres communautés à l'information qui
circulent dans le groupe. Des analyses faites, il se dégage que la
promotion des langues maternelles participe des mécanismes de
résistance contre le lingala parlé à Kinshasa, langue
jugée brutale, impolie et envahissante des gens de la province de
l'Equateur.
Outre la langue, le folklore qui agrémente leurs
manifestations constitue une autre valeur culturelle à la promotion de
laquelle travaillent les associations. Le folklore réconcilie avec
l'univers culturel du terroir et met en communion les membres avec les
mânes des ancêtres. Au cours de leurs manifestations, ces
associations jouent la musique du « village » ou invitent
un groupe musical de la contrée pour agrémenter la circonstance.
Sont également scandés les hymnes ethniques qui exhortent
à l'amour du terroir et célèbrent la grandeur du groupe.
L'unicité culturelle du groupe se révèle également
dans les mets du terroir servis à cette occasion.
A travers ces valeurs culturelles, les étudiants
célèbrent la solidarité ou l'habitus communautaire de
leurs milieux d'origine dans une société où la
rareté toujours croissante incite à l'individualisme.
Comme on le voit, les étudiants opèrent sur un
tableau contrasté (un double registre). La modernité et la
tradition. Cette dernière compense les déficits que provoque une
modernité mal maîtrisée mais dont on se réclame pour
témoigner son ascension dans la hiérarchie sociale. C'est dans
cette continuité et rupture que se définissent les
identités non seulement dans le champ universitaire mais aussi dans tous
les univers sociaux et dans tous les segments de la structure sociale.
2.1.3. Promouvoir le développement
socioéconomique du terroir.
Si les indicateurs macroéconomiques permettent de se
faire une idée sur le niveau atteint par le Congo dans son
chevauché vers le sous-développement, c'est dans la vie
quotidienne des populations confinées dans son hinterland que l'on peut
apprécier à leur juste valeur les conséquences sociales
de cette descente en enfer : pas de routes, d'hôpitaux,
d'écoles, pas d'eau potable, malnutrition, mortalité infantile,
manque des biens de première nécessité, etc.
Comme « élites intellectuelles»,
les étudiants réunis dans les associations ethniques s'assignent
la tâche de contribuer par leurs réflexions au relèvement
socioéconomique de leurs milieux d'origine. Ils planifient à leur
manière des actions à mener en faveur de leurs compatriotes
restés à la campagne où ils ploient sous la
misère depuis des décennies. Joignant l'acte à la parole,
la mutuelle des étudiants de Mansamuna avait, en 2002, fourni des
matériels didactiques et des fournitures scolaires au lycée
Mikembo et aux instituts CBCO Kalonda et Kingundu-Mputu de la cité de
Mansamuna dans la province de Bandundu.
Ces réflexions débouchent sur
l'élaboration des stratégies de réduction de la
pauvreté dans leurs terroirs. Ces cahiers de charge sont
présentés à qui veut les entendre pour le financement des
projets. Généralement, ils retournent du côté des
hommes d'affaires, des gestionnaires des entreprises publiques et des
opérateurs politiques de leurs ethnies pour solliciter les fonds
indispensables au financement desdits projets. Ils entendent ainsi
sensibiliser et conscientiser ces « traîtres » qui
n'ont pas mis leur position privilégiée au profit du
développement de leurs villages.
Dans le fait, nous n'avons aucune connaissance d'un projet
réalisé grâce à l'implication des étudiants
rassemblés dans des associations ethniques qui finissent eux aussi par
trahir leurs villages en refusant, à la fin de leurs études, d'y
retourner pour les faire bénéficier de l'expertise acquise
à l'université. Tous, sous prétexte de l'inexistence des
bonnes conditions de travail qui y prévaut, se cramponnent dans la ville
de Kinshasa, siège de toutes les institutions et symbole de la
modernité (poto moindo, Europe des noirs-congolais).
2.2. Les associations ethniques et le sponsoring
académique et professionnel des membres.
Outre leurs objectifs déclarés ci-haut
décrits, les associations ethniques en milieux estudiantins remplissent
des fonctions occultes. Elles sont des sauf-conduits pour la réussite
académique et un tremplin pour la vie professionnelle de leurs
membres.
2.2.1. Promotion académique des membres.
Dans une étude réalisée sous notre
direction sur le paradoxe observé entre les mauvaises conditions de
travail et de vie des étudiants et leur performance à la
clôture des années académiques, l'auteur dévoile
quelques facteurs qui en sont à la base : l'assouplissement des
modalités d'évaluation qui frise la complaisance ; les
réseaux de tricherie communément appelés cartels,
le mercenariat à l'entremise de laquelle des tiers (mercenaires) passent
des examens en lieu et place de certains étudiants, le
clientélisme, la corruption, les recommandations des enseignants, de
leurs épouses et enfants, des multiples examens de repêchage
ainsi que l'ethnicisme.14(*)
A propos de ce dernier facteur, l'ethnicisme15(*), force est d'indiquer que
c'est au sein des associations ethniques que se ficellent tous les
stratagèmes. Celles-ci font le lobbying auprès des enseignants
pour la réussite académique des membres. Elles
conscientisent, au cours de leurs assemblées,
des invités de marque, des membres d'honneur ou sympathisants du monde
académique sur la nécessité d'oeuvrer à la
promotion académique de leurs cadets et de les sécuriser contre
les brimades des professeurs d'autres groupes ethniques. Ces invités de
marque sont également conviés à être des
porte-paroles auprès de leurs pairs de la coterie non présents
afin de réussir ce pari. Généralement, l'argumentaire qui
sous-tend cette invite relève les conditions difficiles dans lesquelles
étudient les cadets, le danger de marginalisation et de minorisation par
les autres groupes ethniques, l'impérieuse nécessité de
porter toujours plus haut l'étendard de l'ethnie et l'urgence de former
beaucoup des cadres pour le développement du terroir. Les plus
réceptifs s'affairent au « suivi » de la situation
de leurs cadets qu'ils recommandent sous l'étiquette de neveux ou
cousins auprès de leurs collègues pour le sauvetage
académique. Cette pratique est connue, à la faculté
des sciences sociales, administratives et politiques, sous la
dénomination des ordonnances ou de la sociologie de bouts
de papiers.
Au bout de compte, tous les aînés sont
interpellés pour assurer à leurs cadets une sortie honorable de
l'université et de les aider à s'intégrer dans la vie
professionnelle.
2.2.2. Tremplin pour la vie professionnelle.
Dans un pays où les diplômes sont en inflation
sur un marché de travail quasi-inexistant, trouver un emploi
s'avère être un véritable parcours de combattant. Les
étudiants qui franchissent le premier cycle et qui amorcent leur sortie
de l'université au second cycle sont hantés par le spectre du
chômage à la fin de leurs études. L'occasion faisant le
larron, ils saisissent toute opportunité pour, comme on le dit dans le
jargon populaire à Kinshasa, placer un piège qui
attrapera tôt ou tard un gibier, entendu l'emploi.
A ce titre, les associations ethniques s'y prêtent
mieux. Faisons remarquer que le leadership au sein de ces associations est
souvent exercé par les étudiants finalistes, dont le
séjour prolongé sur le site universitaire et dans la capitale les
crédite d'une expérience et des atouts indispensables à
leur épanouissement. Cette position les propulse sur l'orbite.
En effet, le passage à la tête de ces
associations est un moment d'accumulation du capital social à fructifier
sur le marché du travail. Il permet aux leaders des associations de se
mettre en exergue et de séduire ceux qui détiennent une parcelle
de pouvoir dans la société. Ceux des animateurs de ces
associations qui font preuve d'une grande capacité d'organisation et de
mobilisation se voient cooptés par les responsables des partis
politiques et des ONGD. Alors que d'autres, au nom d'une expertise
supposée ou réelle qu'ils détiennent se voient
confiés des responsabilités au sein des institutions publiques ou
privées.
Ceux des membres du comité exécutif qui ne
peuvent se faire directement coopter profitent des contacts pris au nom de
leur association pour solliciter le parrainage des notabilités. Ceux-ci
recommandent les filleuls auprès de leurs amis et connaissances pour un
éventuel emploi. Ces contacts répétés ouvrent les
opportunités d'un emploi après les études universitaires.
Les associations ethniques apparaissent ainsi comme des mécanismes de
survie et des tremplins pour la vie professionnelle.
2.3. Les associations ethniques dans la spirale des
luttes hégémoniques dans le champ universitaire.
Le champ universitaire est naturellement un espace et enjeu
de lutte entre d'une part les différentes fractions de la
communauté universitaire16(*) et, d'autre part, les forces
politico-idéologiques externes en lisse pour son investissement. Son
contrôle est au centre des préoccupations de tous les
protagonistes tant son potentiel subversif ne rassure jamais tous les groupes
dominants et son prestige comme espace de production du savoir légitime
(et rationnel) les fascine, ravive leur convoitise et les porte à y
chercher un appui (soutien) pour légitimer leurs actions. Dans cette
croisade, les associations ethniques en milieu estudiantin sont
sollicitées tantôt pour subvertir tantôt pour maintenir les
positions acquises (le statu quo) dans le champ universitaire.
Nous soulignions précédemment que les
associations ethniques en milieu estudiantin constituaient pour les
étudiants une stratégie de réappropriation des instruments
de domination matérielle et symbolique dans le champ universitaire. Au
nombre de ces instruments figurent les postes de la représentation
estudiantine : chef de promotion, délégué facultaire
et président de la coordination estudiantine. A l'annonce des
élections à ces postes, unique pratique démocratique
tolérée par le pouvoir à l'échelle de
l'université, tous les états-majors des associations ethniques se
mettent en branle pour désigner leurs candidats et planifier les
alliances à conclure pour conquérir ces postes. Les contacts
officiels et officieux que permettent ces différents niveaux de la
représentation estudiantine avec la hiérarchie académique
et politique sont convoités pour sécuriser et garantir les
intérêts de l'électorat ethnique. C'est ici que les
regroupements supra-ethniques à l'échelle de la Province ou de
coalition des Provinces (bloc de l'est ou bloc de l'ouest) montrent leur
efficacité. Ce qui fait monter d'un cran la tension entre
étudiants qui débouche de fois sur la violence.
Généralement, l'ombre des autorités
académiques à différents échelons ne manque pas de
planer sur ces associations estudiantines qu'elles promeuvent et
téléguident. A leur initiative se créent certaines de ces
associations qu'elles mettent à contribution pour contrôler les
postes de la représentation estudiantines. Elles incitent leurs cadets
de la coterie réunis dans ces associations à briguer ces postes
et soutiennent financièrement leur « campagne
électorale ». Les membres de ces associations sont
instrumentalisés tantôt comme « fan-clubs »
pour soutenir et vulgariser les actions de leurs mécènes,
tantôt pour anticiper ou étouffer dans l'oeuf toute contestation
en milieu estudiantin, tantôt pour conduire une contestation contre une
autorité académique qu'on voudrait évincer. Elles se
chargent de démobiliser toutes les revendications destinées
à bousculer une autorité académique ou à les
attiser contre celles contestées.
Dans leurs ramifications externes, et en dépit de
leur aveu officiel à l'apolitisme, les associations ethniques
s'affichent généralement comme des jeunesses des partis
politiques (du pouvoir comme de l'opposition). A travers elles, les partis
politiques investissent le milieu universitaire, ce qui fait de l'Unikin
l'université la plus politisée de la capitale. Avoir une base en
milieu universitaire, surtout parmi les étudiants, semble être le
pari à gagner pour tout parti politique, tant la communauté
estudiantine apparaît comme fer de lance ou l'avant-garde du changement.
Comme au Congo le parti politique est avant tout une affaire ethnique, la
mobilisation de la communauté estudiantine par un parti passe toujours
par les associations ethniques à telle enseigne que chaque parti
politique dispose de sa jeunesse estudiantine tribale.
Celles-ci rivalisent d'ardeur lorsqu'il faut soutenir les
actions politiques de leurs leaders ou mobiliser en aussi grand nombre
possible les participants aux meetings politiques. Elles se distinguent
également dans la diffusion des rumeurs et la distribution des tracts
que lacent leurs partis respectifs.
De fois sous le couvert des associations scientifiques,
certaines associations ethniques invitent leurs notabilités pour de
production politique sur le site universitaire.
2.4. Les associations ethniques comme services de
renseignement
Les associations ethniques font également office des
services secrets non seulement des instances académiques mais aussi des
organes étatiques et des organisations politiques. Leurs membres se
chargent de glaner les renseignements, talonnent les suspects, ou dispatchent
des tracts, font circuler les rumeurs, etc. C'est par ces associations que
passe la politisation de l'université que décrie toute la
communauté universitaire. Kawele, mutuelle informelle des
étudiants ngbandi, tribu du feu président Mobutu, à
laquelle se joignaient d'autres étudiants de l'Equateur, s'est
superbement illustrée en cette matière. Elle est passait pour un
service d'intimidation et de dissuasion. Au cours d'une perquisition
menée par les éléments de l'AFDL au home 30 après
la chute du régime Mobutu, quelques effets militaires ont
été retrouvés dans les chambres des étudiants
membres de cette mutuelle.
Les renseignements qu'elles glanent permettent aux
destinataires d'anticiper sur les actions à mener dans le monde
étudiant. Ce service d'intelligence exercé par les associations
ethniques explique en partie l'étiolement du mouvement estudiantin
à l'Université de Kinshasa. C'est par elles que sont
brisées et étouffées dans l'oeuf les contestations
estudiantines.
La fonctionnalité latente des associations ethniques
atteste la crise multiforme de l'institution universitaire et de la
société congolaise dont elle émerge. Reine longtemps
couronnée du diadème de
l' « excellence » et hissée au sommet de la
colline inspirée, elle a été destituée par son
propre géniteur (mari) (l'Etat congolais) et sa propre
progéniture. Et faute de mourir du dénuement dans lequel elle est
désormais condamnée, elle se prostitue pour assurer sa survie. Si
ses bâtards ne s'aperçoivent pas de sa condition marginale, le
verdict populaire est néanmoins sans complaisance : la reine est
nue, la colline inspirée s'est expirée, raillent les kinois.
III. ASSOCIATIONS ETHNIQUES POUR QUELLE
CITOYENNETE ?
Tout au long de cette étude, nous avons essayé
de démontrer que de par leur fonctionnalité, les associations
ethniques en milieu estudiantin de l'Université de Kinshasa s'inscrivent
dans l'illusio politique au sein du champ universitaire
lui-même et de la scène politique nationale. Nous avons
également démontré que ces associations naissent et
prospèrent sur les décombres des mécanismes
intégrateurs qui naguère définissaient l'identité
étudiante. C'est dire que la néo-fraternité
aborigène qui cimente ces associations trouve ses lettres de noblesse
dans la situation sinistrée de l'institution universitaire au Congo.
Traditionnellement, en effet, l'université se
conçoit comme une institution où les étudiants (...)
subissent une forme de déculturation visant à les préparer
à leur futur statut d'élite bureaucratique17(*). Elle participe par la
formation qu'elle dispense en tant qu'instance de socialisation, à
façonner un type d'homme au profil national et républicain.
L'inscription du cours de civisme et développement aux programmes de
toutes les facultés lors de la réforme de 1971, répondait
officiellement entre autre à cet objectif. C'est donc dire que
l'université est un agent de construction de la citoyenneté.
Cette vocation de l'institution universitaire a jadis justifié sa
rupture physique et symbolique avec les milieux socioculturels de provenance
des étudiants.
Mais avec la crise la crise multiforme et multisectorielle qui
a fragilisé des mécanismes institutionnels de protection sociale
des étudiants et démantelé des espaces sociaux et
symboliques de façonnement de leur identité, l'Université
de Kinshasa n'arrive pas à déposséder les
communautés originelles (les ethnies) de leurs fonctions essentielles de
toujours : être des « unités de survie »
pour les étudiants qui continuent d'y trouver leur
sécurité, leur identité, le sens de leur existence. Elle
semble même s'en remettre à ces communautés et oeuvrer
à leur promotion, comme le témoigne la reprise en main de ces
fonctions intégratives par les associations ethniques.
Il nous paraît donc opportun de nous interroger sur
l'impact de ces associations en cette période où
l'éducation à la citoyenneté s'impose comme socle pour
l'édification de la nation congolaise en bute à des multiples
défis. Car, au moment où le Congo négocie un tournant
décisif de son histoire dans la tourmente de la mondialisation et des
incessantes agressions par ses voisins de l'Est, requérant une
cohésion nationale, ces associations se posent en officines de
fabrication de stimulants ethnicistes (particularistes) et de vaccins
« anti-nationalisme » et jouent un rôle important
dans l'effritement de la conscience nationale, surtout chez
l'« élite intellectuelle »
En effet, la citoyenneté est à la fois un
statut, correspondant à un ensemble de droits définis
juridiquement et fondant la légitimité politique dans les
sociétés démocratiques, et une identité, reposant
sur un sentiment d'appartenance à la collectivité politique et
donc source de lien social. Façonnée par l'Etat-Nation, elle a
nécessité une séparation, plus ou moins radicale, entre
l'espace privé, lieu d'identifications familiales, religieuses,
professionnelles... et un espace public où s'exprime, de façon
prioritaire, l'appartenance à la communauté nationale.18(*)
Mais la dynamique à l'oeuvre au sein des associations
ethniques en milieu estudiantin de l'université de Kinshasa,
débouche sur la construction du point de vue identitaire d'une
citoyenneté segmentée à forte prégnance
ethnique. La citoyenneté segmentée pose l'ethnie comme
catégorie première de l'identité, de l'interaction
sociale, la première caractéristique à laquelle
réagissent les individus qui en sont marqués. Elle pose par
principe autrui comme une menace d'invasion contre lequel il sied de se
protéger. Elle repose sur la logique qui gouverne tout
sectarisme : autoévaluation et dépréciation de
l'autrui
Au demeurant, la citoyenneté segmentée dans son
aspect identitaire conduit les membres de ces associations à se penser
en toute circonstance d'abord comme ressortissant d'une ethnie. Ceci est
d'autant plus périlleux pour ceux qui sont redevables à ces
associations pour leur intégration professionnelle et qui, pour rendre
l'ascenseur, sont consciemment ou inconsciemment conduits à se comporter
comme des ambassadeurs de leurs ethnies respectives. Comme le disait
l'ancien footballeur camerounais Antoine Joseph Bel à propos de son
pays, « quand un ministre ou un fonctionnaire envoie de l'argent
à ses covillageois, c'est par égoïsme...Au Cameroun, un
ministre est le ministre de son village. Sauf que c'est l'argent public qu'il
distribue. Comme il y a une quarantaine de ministres, cela veut dire qu'au
Cameroun, il y a quarante villages qui vivent sur le dos de tous les autres
villages du pays. »19(*)
Aussi, le sentiment ethnique galvanisé par la
néo-fraternité aborigène forgée dans les
associations estudiantines incline leurs membres à des pyrotechnies et
subterfuges, à la recherche des intérêts particularistes,
à l'exclusivisme sacrifiant par ce fait même sur l'autel de
l'ethnicisme l'excellence, la compétence, l'intérêt
général et la coexistence (des piliers de la promotion
nationale).
En résulte dans le chef de tels citoyens, la confusion
entre l'espace privé de sa tribu et l'espace public de la nation. La
manipulation somme toute de ces deux espaces ne répond en
réalité qu'à des fins personnelles. Les citoyens tribaux
distillent des discours nationalistes là où ils étalent
leur incapacité à mobiliser la communauté nationale pour
le développement national et se présentent en défenseurs
et garants des intérêts de leurs communautés tribales
lorsque leurs intérêts sont menacés. La
déchéance actuelle de la RDC en est la conséquence
éloquente. On s'aperçoit en définitive, que ces
associations incarnent les contradictions de la société globale
où les pratiques ethnicistes et tribalistes trahissent les discours
nationalistes de toutes les élites (politiques, intellectuelles,
religieuses, etc.), où la floraison des universitaires dans tous les
secteurs s'accompagne de la descente aux enfers du pays.
Au regard de ce qui précède, si la rupture
symbolique d'avec le milieu familial est souvent considérée comme
pivot de la définition du mode de vie (ajoutons de l'identité)
étudiant, si l'université se pose comme espace où
l'étudiant travaille à sa propre disparition en tant que tel,
où il se construit une identité par bien des aspects
universelle20(*), alors il
y a lieu de souligner que la néo-fraternité aborigène que
postulent les associations ethniques à l'Université de Kinshasa
porte ombrage au façonnage de l'étudiant congolais dans cette
perspective.
La question qui reste pendante est celle relative à la
conversion des associations ethniques en milieux estudiantins en des espaces de
construction de la citoyenneté nationale. Un tel projet ne peut
être envisagé que si l'université elle-même est
réhabilitée dans toutes ses fonctions régulatrices et
intégratives de la vie étudiante. C'est en se posant comme vaste
espace symbolique de définition de l'identité étudiante
que l'Université de Kinshasa peut consolider la citoyenneté
nationale dans le chef des étudiants congolais. Dans tous les pays,
la citoyenneté n'a pu se construire qu'au prix d'un effort
d'unification identitaire de la part de l'Etat-nation. Transcendant les
particularismes, elle intègre les populations en une
« communauté de citoyens » fondée sur un
projet et des institutions politiques communs21(*).
Une précision avant de terminer. Ce n'est pas le fait
objectif que sont les associations ethniques qui a été
porté devant le tribunal de la raison. Ces sphères privées
qui rassemblent ceux qui se ressemblent du fait de leur unicité
culturelle, ont droit de cité dans la société congolaise.
Elles sont les matériaux avec lesquels la nation congolaise se
construit. En l'absence des véritables mouvements sociaux, elles
constituent des intermédiaires par lesquels la société
congolaise agit sur elle-même. Travailler à leur disparition
constituerait une forme d'oppression, mieux d'ethnocide. Seul leur relent
ethniciste a été mis au crible de l'intelligence
sociologique.
Si l'histoire est un mouvement effectif par lequel la
liberté se constitue en se délivrant de
l'aliénation22(*),
s'impose alors aux associations estudiantines à caractère
ethnique un affranchissement de la pesanteur ethniciste afin que, la
liberté retrouvée, elles s'érigent en actrices du
développement national. Elles doivent, tout en préservant
l'identité locale, participer à l'émergence d'une
citoyenneté nationale, gage du développement du Congo. Leur droit
de cité tient à ce prix.
Bibliographie
ABEMBA B. et NTUMBA L., Mouvements étudiants
et évolution politique en République Démocratique du
Congo, 1971-1991, Cahiers du C.E.P., n°004, Kinshasa, 2004.
JEAN ETIENNE et alii, Dictionnaire de
sociologie, Hatier, Paris, 2004.
KAYENGA MUSUNZU G., Conditions de vie et
prestation des étudiants de l'université de Kinshasa.
Enquête menée à la faculté des sciences sociales,
administratives et politiques, mémoire de licence en
sociologie, université de Kinshasa, 2000.
REMILLEUX JEAN-LOUIS, Mobutu, dignité pour
l'Afrique, Albin Michel, Paris, 1989.
TREFON T., Ordre et désordre. Réponses
populaires à la faillite de l'Etat, L'Harmattan, Paris,
2004.
TSHISHIMBI K. E. ET THIENKE K. D., « Les limites
théoriques du discours ethniques au Congo-Kinshasa. Eléments pour
une sociologie de l'historicité », in Mouvements
et enjeux sociaux, n°1, Kinshasa, Octobre 2001
TSHUND'OLELA E.S., « Pour une (re)définition des
libertés académiques en République Démocratique du
Congo », in Actes du colloque sur les libertés
académiques en République Démocratique du
Congo, CODESRIA, Kinshasa, juin 2004.
VERHAEGEN B., L'enseignement
universitaire au Zaïre. De
Lovanium à l'UNAZA.
1958-1978. L'Harmattan,
Paris, 1978.
YANN LEBEAU, Etudiants et campus du
Nigeria, Karthala, Paris, 1997.
* 1 MPR : Mouvement
Populaire de la Révolution, parti unique mis en place par feu
Président Maréchal Mobutu qui a régenté le Congo
alors Zaïre entre 1965 et 1997.
* 2 Au Congo, par manque
d'idéologie et de programme politiques cohérents et
mobilisateurs, les partis politiques recrutent leurs membres dans les
entités ethniques. Ainsi, toute association ethnique constitue une
clientèle, sinon, une branche naturelle.
* 3 ABEMBA B. et NTUMBA L.,
Mouvements étudiants et évolution politique en
République Démocratique du Congo, 1971-1991,
Cahiers du C.E.P., n°004, Kinshasa, 2004, p.5.
* 4 ABEMBA B. et NTUMBA L.,
Op-Cit, p.124.
* 5 Idem p.132.
* 6 Il existe plusieurs types
d'associations à l'université de Kinshasa, nous pouvons notamment
cité les associations des anciens élèves, les associations
ethniques, les associations religieuses, les associations scientifiques,
etc.
* 7 Nous citons à
titre illustratif les associations suivantes : Mutuelle des
étudiants Luba-Lubilanji ; Mutuelle des étudiants
Kaniok ;Mutuelle des étudiants Manianga ; La grande famille
KIRIZA (associations des étudiants Bashi) ; Jeunesse estudiantine
Yansi (BI - A - BI) ; Cercle des étudiants Bolomba (CERBO) ;
Mutuelle des étudiants de Masamuna
* 8 C'est le cas des
associations suivantes : Association des Etudiants ressortissants
de Kalima ; Association des Etudiants ressortissants de la Lukaya ;
Association des Etudiants ressortissants de Matadi ; Cercle de
réflexion Ban'Ekanga et alliés (CREA) ; Communauté
des étudiants du Bandundu (COMEBA) ; Mutualité des
étudiants de Maidombe et plateau (MUEMAP) ; Communauté des
étudiants Kwangolais (CEK) ; Communauté des étudiants
du Kwilu (CEKWI) ; Okapi (mutuelle des étudiants de la province
orientale)...
* 9 Abemba et Ntumba,
op-cit, p.128
* 10 L'incontrôlable
explosion démographique a sensiblement limité la capacité
d'accueil des homes universitaires. Construits pour accueillir 5000
étudiants, ils sont sollicités par plus ou moins 25.000
étudiants que comptent à ce jour l'Université de Kinshasa.
Face à cette incapacité de contenir toute cette population
estudiantine, l'Université de Kinshasa n'attribue officiellement le
logement qu'aux étudiants de deuxième cycle. Aux trois
pensionnaires officiels s'ajoutent des maquisards qu'ils sous-logent
faisant passer à huit ou à dix le nombre d'occupants d'une
chambre. Nombre d'étudiants terminent leurs études sans avoir
été logés aux homes universitaires.
* 11 Dans cette
Université on est d'abord perçu comme Luba, Tetela, Kongo, Mbala
avant d'être reconnu comme professeur ou assistant de telle ou telle
faculté ou département.
* 12 TREFON T.,
Ordre et désordre. Réponses populaires à la
faillite de l'Etat, L'Harmattan, Paris, 2004.
* 13 Tshishimbi K. E. et
Thienke K. D., « Les limites théoriques du discours ethniques
au Congo-Kinshasa. Eléments pour une sociologie de
l'historicité », in Mouvements et enjeux
sociaux, n°1, Kinshasa, Octobre 2001, p.58.
* 14 Gaston Kayenga Musunzu,
Conditions de vie et prestation des étudiants de
l'université de Kinshasa. Enquête menée à la
faculté des sciences sociales, administratives et
politiques, mémoire de licence en sociologie,
université de Kinshasa, 2000.
* 15 L'ethnicisme est à
la fois une idéologie et une pratique sélectionniste et
ségrégationniste au service des intérêts
particuliers. Il est une façon de nous (re)présenter nos
compatriotes en les divisant à partir de leur appartenance commune ou on
avec nous même en tant que groupes ethnologiques ou entités
politico-administratives, en deux catégories : celle de
« frères » et celle de « non
frères ». A partir de là, on adopte et
développe, à l'égard des uns et des autres, des
comportements diamétralement opposés, consistant à se
montrer très compréhensif vis-à-vis des premiers, à
fermer les yeux sur leurs fautes et faiblesses, à leur faciliter la vie.
Cependant que l'on s'emploie à la compliquer aux second en refusant de
les écouter et de reconnaître leurs compétences et
mérites, en exagérant la moindre de leurs erreurs, en leur
mettant partout les bâtons dans les roues. Lire kalele ka-bila in
tshishimbi et tshienke, art-cit., p. 53.
* 16 Celle-ci est
définie par Tshund'olela comme un groupe social spécifique,
constitué par toutes les personnes qui enseignent, étudient, font
la recherche ou travaillent à tout autre titre dans une institution
d'enseignement universitaire. Cette communauté comprend quatre grandes
composantes : les enseignants et les chercheurs (membres du personnel
académique et scientifique) ; les étudiants ; les
membres du personnel administratif, technique et ouvrier, et enfin les
autorités académiques. Tshund'olela E.S., « Pour une
(re)définition des libertés académiques en
République Démocratique du Congo », in
Actes du colloque sur les libertés académiques en
République Démocratique du Congo, CODESRIA,
Kinshasa, juin 2004.
* 17 YANN LEBEAU,
Etudiants et campus du Nigeria, Karthala, Paris,
1997, p.25
* 18 Jean Etienne et alii,
Dictionnaire de sociologie, Hatier, Paris, 2004,
p.71.
* 19 Cité par Tshishimbi
et tshienke, art-cit, p.57.
* 20 Yann Lebeau,
op-cit, p.23
* 21 Jean Etienne et alii,
Dictionnaire de sociologie, Hatier, Paris, 2004,
p.75.
* 22 Marx K. cité par
Verhaegen B., L'enseignement universitaire au Zaïre. De
Lovanium à l'UNAZA. 1958-1978. L'Harmattan, Paris, 1978,
p.8.
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