III- 2 Procédés de création de
l'argot
Les procédés de création de
l'argot répondent de plusieurs critères en fonction des besoins
d'expressivité dévolus aux mots ou aux expressions
particulières. Ainsi, les mots qui, dans notre corpus peuvent être
rangés dans cette catégorie lexicale se révèlent
relever de plusieurs origines linguistiques et s'insèrent dans les
expressions de telle manière qu'il est difficile de déterminer si
ces mots relèvent de l'emprunt ou du code switching. Les langues qui
prêtent à l'argot sont essentiellement le français,
l'anglais, le wolof et l'arabe. Nous nous attacherons d'abord à regarder
les changements sémantiques avant de voir leur organisation
morphologique.
III-2-1 Les changements sémantiques
Les changements sémantiques concernent des
langues utilisées dans notre corpus. Ils répondent à des
motivations culturelles et idéologiques tout aussi différentes.
Nous tenterons de jeter un regard d'ensemble pour voir comment les mots
s'organisent. Nous ne nous priverons pas d'ouvrir des fenêtres pour voir
ce qui se fait dans d'autres textes de rap.
Certains mots ont perdu leur sens premier et ont pris un
sens nouveau, même si la signification étymologique reste
présente dans le parler ordinaire. Ainsi on peut souligner
« makk sama, rakk sama »
Identité
Ce syntagme est l'inversion à des fins
stylistiques des expressions « sama makk, sama rakk »
qui signifient, « mon grand frère ; mon petit frère
». Ce sont des expressions utilisées pour les jeunes au sein des
groupes pour signifier la hiérarchie, mais aussi pour montrer ce qui lie
ces individus : une amitié ou plus une fraternité
« Une mafia triangulaire
errait, elle s'était accaparée »
Gorée
Dans ces syntagmes, le mot mafia est employé
pour désigner le commerce illicite, odieux et honteux de l'esclavage,
à la fois sournois et flagrant, mais contre lequel personne ne veut
s'insurger, vu la force qu'il avait le commerce. Triangulaire montre la
présence des trois continents que sont l'Afrique, l'Europe et
l'Amérique.
Dans les syntagmes où le code switching est
absent, les glissements sémantiques fonctionnent comme des
métaphores . Ces métaphores dans certaines situations
dépassent le cadre de la comparaison pour désigner un ensemble
plus large (comme dans le cas de mafia triangulaire ).
III-2-2 L'organisation
lexicale
L'organisation lexicale tournera ici essentiellement
autour des emprunts des néologismes et de l'organisation morphologique
et phonétique. Pour analyser cette partie, nous prendrons toujours pour
illustrer une langue pour nous servir de base et nous permettre de mettre en
évidence l' « intrus ». Cette précision s'impose dans
la mesure où il y a deux ou plusieurs langues présentes dans les
expressions analysées.
- Les emprunts au français
Ce sont essentiellement des mots qui, là
où ils sont placés, remplissent une fonction métonymique.
Ils remplacent la chose désignée ou suggérée par la
manière qui a servi à sa fabrication. On peut relever ou
considérer la traduction du syntagme :
« Fo tox tabac sax ñune gisal tox na
bon » Jengouman
( Même quand il prend une cigarette on dit
qu'il fume du chanvre indien )
On voit que le mot « cigarette » est repris ici
grâce au mot « tabac» ». De même on peut souligner
l'absence de déterminant entre le verbe (tox) et le substantif (tabac ).
Cela en fait une sorte de locution figée.
Il est également possible de souligner des
métaphores dans des endroits où on a utilisé un
vocabulaire spécialisé. Par exemple :
« Jaxare » tribord
bâbord (B.Kobor )
L'emprunt au vocabulaire des marins sert à
marquer l'ampleur de la désolation qui s'empare du paysan
confronté qu'il est à la sécheresse et ses
conséquences.
Les glissements sémantiques affectent
également le niveau syntaxique à partir du moment où des
substantifs d'une langue sont utilisés pour jouer le rôle d'un
verbe. Il y a par exemple :
« béer sa borr, guerre sa
borr » (B.Koor )
On soulignera d'abord l'usage de la paire «
Béer / guerre » à des fins stylistiques car elle permet de
procéder à des rimes intérieures, mais on notera aussi que
le substantif «guerre » joue le rôle d'un verbe et signifie
« faire ka guerre » ou « lutter contre ».
Toujours dans le rap procédé de
réduction du sens des mots, il y a la séquence : « nekk
pègre » (Free style)
où le substantif pègre joue le
rôle d'un adjectif qualificatif attribut et désigne ici un
état: c'est l'état dans lequel sont ceux qui vivent de la drogue
ou de ceux qui sont simplement dans le milieu. Dans une acception beaucoup plus
réduite, le mot signifie « bandit » et l'expression «
être un bandit " c'est la désignation de celui qui n'a peur de
rien.
En outre pour rendre le mot plus proche des mots wolof,
des ménagements phonétiques peuvent être
opérés.
« Cheikh Anta Diop la wotel" Xalima
Voter devient Wotel et le sens du mot est plus
élargi et signifie « être d'accord avec ». Ainsi ce
syntagme signifie « j'adhère aux idées de Cheikh Anta Diop
».
-Les emprunts à l'anglais.
C'est le groupe le plus important. Cet état de fait
peut se comprendre dans la mesure où le rap est originaire des Etats-
Unis. Donc les textes chantés en anglais par plupart des chanteurs
américains (précurseurs) ne peuvent pas ne pas influencer tous
les autres jeunes qui font du rap. Mais la réalité
dépasse ce simple constat car l'anglais s'insère dans le parler
argotique et se mélange aussi bien, avec le français qu'avec le
wolof.
Les mots les plus récurrents sont des mots
techniques relatifs à la musique. Ainsi toute la terminologie musicale,
surtout pour ce concerne le rap, est passée en revue. Et les rappeurs
tels des prêcheurs disent c qu'ils voudraient que le rap soit.
Dans ce morceau ils disent ce qu'ils voudraient que le rap
soit.
« Donc lyriques saints sur un riddim
saint prêchant comme un sain » Microphone
Soldat.
« Sama lyriques daflay dugu melni
xal » (mes lyriques entrent en toi comme du charbon ardent )
Free style
Le mot « lyriques » joue sur l'ambivalence
significative et désigne pour la plupart les versets
déclamés et quelques fois, mais rarement, la musique en
entier.
De même que nous l'avons souligné concernant le
Français, les mots empruntés à l'Anglais fonctionnent
comme des métaphores et des métonymies.
Dans le registre des métonymies on peut souligner
:
« Goor gu la check , gissne xalebi
miss la , Mister xalebi miss la »
Systa ( tout homme qui te regarde voit que cette fille est une
« miss » , mister , cette fille est une miss )
.
Le substantif Miss qui signifie ici «
demoiselle » est mis en corrélation avec la manifestation
culturelle qui consiste à élire la fille la plus belle du pays
chaque année. Ainsi, « miss » signifie « belle fille
» . Alors que « mister » désigne un interlocuteur
masculin.
La dérivation phonétique est
également fréquente dans les textes où on trouve des mots
anglais qui ont changé de sens. Par exemple dans le morceau «
Systa » le mot
« syster » revient assez fréquemment.
Notons cette séquence :
« Sama systa kay ma deyla
Sama systa kay ma yela »
Systa
(Ma « systa » viens que je te dise quelque
chose tout bas
Ma « systa » viens que je t'enseigne (
réveille ) quelque chose ).
Systa est la déformation phonétique
de « syster » qui signifie « soeur » dans le sens
familial. Par delà cet élan d'affectivité qui est
sous-jacent au sens du mot, le mot en lui-même tel que perçu dans
les textes renvoie à toute la gente féminine et systa
désigne simplement la « fille ».
Outre cette intrusion de l'Anglais dans le wolof (dont
nous presque exclusivement parlé), il faut noter sa présence
dans les syntagmes chantés en français. On peut noter :
« Mes lyriques sont versets mystiques
» God vs Devil
«Tous les mans qui lovent pour la femme
" Systa
« Donc lyriques saints sur un riddim
saint prêchant comme un saint "
Microphone soldat
Il est évident que la plupart des exemples
relevés montrent des substantifs, mais il est possible aussi de relever
des mots qui sont des verbes ou qui jouent le rôle d'un verbe :
« Goor gu la check, gissne xalebi miss
la »
« Tous les mans qui lovent pour la
femme »
La plupart des mots utilisés sont naturellement
des interjections ou des mots et expressions qui fonctionnent comme tel. Par
exemple :
« Euskey! Akassa!, joxel assaka!
» Borom bi.
Les mots Euskey et Akassa sont des
interjections utilisées lors des séances de lecture du Coran ou
de poèmes dédiés au prophète de l'Islam. Ils
montrent combien le fidèle imprégné est touché par
ce qui est dit et la conséquence de ce qu'il entend dans son coeur. Ce
sont des mots d'encouragement comme qui dirait "bravo ".
-Les emprunts à l'arabe
L'arabe aussi prête des mots qui jouent le rôle
de verbe :
« Ziar na leen » Borom bi
Ziar est un verbe dérivé du mot arabe «
Ziarra » qui est une sorte de pèlerinage dans les lieux saints de
l'Islam ou de visite de courtoisie à une personnalité de
l'Islam.Ici, il s'agit de l'expression d'une déférence et d'un
respect dans le salut qu'on adresse à son auditeur.
Enfin on peut souligner les substantifs :
« Euskey assaka, joxel assaka
» Borom bi.
Akassa est la prononciation sénégalaise de
« Zakat » qui est une aumône ordonnée parmi les cinq
piliers de l'Islam.
« Sama style moy sa aar , di sa moussiba ak sa bala
» Free style
Les mots d'origine arabe dans ce syntagme sont «
moussiba » et « bala » qui, à quelques nuances
près, signifient la même chose. C'est l'expression du malheur et
de la désolation. Ce sont des mots qui figurent dans les versets du
Coran tout comme «barsax» » qui renvoie à
l'au-delà, dans :
« Waye ba barsax, »
Borom bi
Comme on a pu le constater, la majorité des mots
relevés et qui sont d'origine arabe sont des mots qui existent aussi
dans le Coran. Cela suppose une certaine imprégnation de l'Islam dans
l'argot.
Le mode principal d'introduction de la langue arabe est la
religion.
-Les emprunts à l'argot.
Nous avons déjà souligné des
emprunts à l'anglais, à l'arabe et au français
marqués essentiellement par des glissements sémantiques
caractéristiques. Mais il y a aussi des mots qui ne sont pas
empruntés aux langues citées, mais bien à l'argot que les
rappeurs utilisent dans l'élaboration de leur stratégie de
communication. Dans ce cas de figure, toutes les langues sont
concernées.
Ces mots et expressions sont aussi bien utilisés
dans le cadre du code mixte que lorsqu'une seule langue est utilisée.
Nous avons tout d'abord des emprunts à l'argot wolof
:
« Fo tox tabac sax / ñune gisal
tox na bon » Diengouman (Même quand tu prends
une cigarette, on dit regarde il fume du chanvre indien). Bon
est le mot utilisé dans le milieu de la pègre pour
désigner le cannabis.
Si « bon »est un substantif, il faut
souligner que ce ne sont pas seulement des substantifs wolof qui sont
utilisés. Nous avons des expressions qui fonctionnent comme des
slogans.
« Nay jolli na shilly shaley »
Free Style
Dans ce syntagme, le rappeur proclame à l'endroit de
ses confrères rappeurs la volonté nécessaire ne pas
s'arrêter et de continuer de plus belle.
Les rappeurs empruntent également à l'argot
français :
« Dégonflés, non se
défoncer » Microphone Soldat
« En lyriques 9mm je les crible
» Microphone Soldat
Dégonflés est utilisé par les
Français pour désigner le poltron alors que le verbe
cribler rend compte du choc des balles qui sont destinées aux
mauvais rappeurs.
Les rappeurs prennent aussi des mots de l'anglais. par
exemple, il y a :
« Sound boy, don't give up da fight
»
Dans ce verset, on peut souligner d'une part le mot
boy qui peut être considéré comme un emprunt
à l'anglais dans d'autres circonstances d'autant que le mot est
passé dans le langage courant des Sénégalais. Boy
est un substantif qui permet d'apostropher quelqu'un et d'afficher ou bien une
distance par rapport ( rapport d'infériorité ) ou bien une
complicité d'une fraternité ( rapport d'égalité ).
D'autre part , il y a aussi l'article
" da " qui est une déformation phonétique de
"the" très fréquente dans le langage et les chansons
américaines .Cela peut-être une référence au black
English ( cf. labov) ou au reggae etc.
Il y a également ces mots qui ont été
empruntés au vocabulaire de l'armée américaine :
« Distingue le vrai du wack »
Microphone Soldat
Wack signifie « faux »; c'est une
comparaison entre le vrai rap et le faux rap.
«Mes frères, Mey dey, à tous les
microphones soldats » Microphone Soldat.
Meydey qui est un cri d'alarme utilisé
par les soldats américains pour prévenir d'une attaque (
traduction de Aladji Man, Ndongo D ).Ce cri d'alarme s'adresse au rappeurs qui
s'attaquent à eux.
-Les mots d'origine espagnole
Il y a aussi dans le corpus un mot qui renvoie à
l'univers espagnol :
« Détiennent une fama magique
» M.S
Fama signifie reconnaissance trop rapide. Il s'adresse
aux rappeurs qui veulent brûler les étapes, et sans assez
travailler avoir une renommée.
Comme on a pu le constater, il y a une grande richesse et
une grande variété des sources qui alimentent l'argot
utilisé par les rappeurs Sénégalais. Ils empruntent au
français, à l'anglais, et l'arabe de même à l'argot
des différentes langues. Aussi le rappeur ne s'arrête pas
là puisqu'il va user de toutes les possibilités offertes par la
langue pour compléter son lexique. C'est ainsi que nous allons tenter de
voir comment il parvient à créer des mots.
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