Université Paris 8 Vincennes
Saint-Denis
Master Arts mention Danse
LE JEU D'ACTEUR
À L'ÉPREUVE DE L'ANALYSE DU
MOUVEMENT
REGARDS SUR LA GESTUALITÉ
SUJET : À travers la captation
vidéo de répétitions de l'Acte I scène 2 de
Richard III dans le cadre de la recherche de Laurent Berger sur le jeu
d'acteur: les enjeux de l'analyse du mouvement dans la gestualité des
acteurs.
1
Mona Recordier Dahdouh Sous la direction de Julie
Perrin Septembre 2021
2
REMERCIEMENTS
Je remercie Julie Perrin pour son accompagnement tout au
long de l'année, et l'ensemble de l'équipe de professeurs du
département Danse de Paris 8.
Je remercie Laurent Berger pour le partage des
vidéos qui m'ont permis d'écrire ce mémoire, ainsi que
pour sa disponibilité et sa bienveillance.
Je remercie ma famille et mes amis pour leur soutien, leur
écoute et leur présence.
3
PRÉFACE
En 2019, le département Danse de l'université
Paris 8 a été une ouverture sur deux mondes : celui de la
Recherche, et celui des études en danse. Issue d'une formation
théâtrale, je ne connaissais la danse qu'à travers une
pratique amateur. La découverte des techniques somatiques, d'une
histoire et d'une pensée du geste a résonné avec mes
débuts dans l'expérience théâtrale.
Je sentais un lien créateur entre les exercices
d'exploration de soi et la création d'un personnage dont les traits se
précisent en répétition. Le détour par le corps et
la sensation permettait d'éviter des tentatives d'imitations qui
auraient pu avoir lieu après des indications d'ordre psychologiques ou
concernant des états émotionnels. Après quelques mois
entre mes répétitions et les ateliers à
l'université, je compris que se trouvait potentiellement, au coeur de
ces nouvelles perspectives sur le mouvement, le point de départ de mon
sujet de mémoire dans le cadre du Master Danse.
J'ai contacté une compagnie parisienne pour participer
à leur résidence de création en tant qu'observatrice mais
un mois avant le début de la résidence la France a
été confinée. Au cours d'une discussion informelle, j'ai
appris que mon ancien professeur de théâtre Laurent Berger menait
plusieurs laboratoires dans le cadre d'une recherche sur le jeu d'acteur, et me
proposait de récupérer des vidéos de ce travail.
4
RÉSUMÉ
En traversant trois approches sur le geste (son fondement, sa
symbolique et les interactions qui le composent), ce mémoire questionne
le sens de la gestualité des acteurs lors d'un processus de
création d'un spectacle à partir d'un texte dramatique. En
considérant la gestualité des acteurs comme une entrée de
lecture de leur jeu, il questionne la signification des gestes effectués
lors des répétitions, mais aussi leur origine et leur direction,
les intentions qui y sont associés et leur portée
esthétique sur l'oeuvre en construction. En utilisant la méthode
d' analyse du mouvement dans son potentiel expressif et relationnel, dans la
lignée du danseur Rudlof Laban, ce travail propose d'observer les
répétitions d'un Laboratoire sur le jeu d'acteur en Uruguay
mené par le chercheur Laurent Berger. À travers l'étude de
leur organisation posturale, de leur tonicité et de la structure
symbolique qui orientent leurs gestes, la réflexion tend à
expliquer que leur gestualité est d'une part l'expression de leur
singularité, et d'autre part qu'elle dépend des interactions et
des conditions spatio-temporelles du déploiement de leur geste pendant
les répétitions. La gestualité des acteurs ne remplace pas
le propos du texte mais l'enrichit, car elle en révèle certaines
subtilités et peut l'actualiser sans le trahir. Ce langage est
composé d'éléments signifiants issus de la
corporéité des acteurs comme leur état de corps, leur
tonicité ou encore leur organisation gravitaire.
5
AVANT-PROPOS
Le corps de l'acteur au théâtre: de Antonin
Artaud à l'Anthropologie Théâtrale1
Observer et analyser le corps et le geste de l'acteur au
théâtre s'inscrit dans une recherche particulière,
développée tout au long du XXème siècle en Europe
par plusieurs chercheurs et praticiens de cette discipline. Antonin Artaud dans
son ouvrage Le théâtre et son double, en s'appuyant sur
sa découverte personnelle du théâtre oriental et notamment
du théâtre balinais2, revendique un
théâtre dans lequel les signes remplaceraient les
mots3. Il considère donc le théâtre en tant
qu'expérience sensible que les mots ne sauraient traduire. Pour lui, la
mise en scène est un «langage dans l'espace et en
mouvement»4. En refusant la représentation au profit de
l'instantané et de la production d'affects, il resserre l'enjeu de la
création théâtrale autour de l'acteur en mouvement sur une
scène. En revendiquant un rapport direct entre l'acteur et le
spectateur, il déconstruit l'intérêt de tout
intermédiaire en allant jusqu'à supprimer le personnage de
théâtre «pour laisser la parole aux forces de la vie et de la
mort à travers le corps de l'acteur»5. En France,
Antonin Artaud ouvre le regard vers une autre manière de jouer et de
penser le jeu, et notamment à partir des éléments
biologiques et anatomiques de l'acteur. Dans son texte «Un
athlétisme affectif»6, il écrit qu'un acteur peut
accéder à un sentiment par son souffle. Comme un athlète
qui doit connaître le fonctionnement de son corps pour l'utiliser de
manière efficace, l'acteur doit savoir utiliser son souffle de la bonne
manière en fonction du sentiment exprimé, pour mouvoir son corps
de la meilleure façon à travers la scène.
Quelques décennies plus tard, Jerzy Grotowski, jeune
metteur en scène, précise cette impulsion en créant en
1959 à Opole en Pologne le «Théâtre Laboratoire».
Il recentre la pratique du théâtre autour du jeu d'acteur, et le
jeu d'acteur autour de l'action physique.
Celle-ci est directement liée à
l'émotion. Le développement de l'art cinématographique
puis
1 Étude de l'homme dans ses comportements en situation de
représentation
2 Théâtre masqué traditionnel balinais. Un
théâtre basé sur une gestuelle codée et des
mouvements expressifs. En 1931, A.Artaud découvre ce
théâtre à l'Exposition coloniale internationale, et
s'inspire de cette expérience pour fonder ces théories
théâtrales.
3 Le terme « signe » est complexe et renvoie
à plusieurs terminologies. Comme A.Artaud dans «Sur le
théâtre balinais», nous l'utilisons ici comme un
élément perceptif qui rend «inutile toute traduction dans un
langage logique et discursif». Dans Le théâtre et son
double, folio essais, 1964. p.83
4 Antonin Artaud, « La mise en scène et la
métaphysique », op.cit p.69
5 Robert Abirached, La crise du personnage dans le
théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994, p.10
6 Texte de 1938 publié dans Le théâtre et
son double, folio essais, 1964. p.199
6
télévisuel le mène à revendiquer
le théâtre comme le seul lieu permettant une relation directe
entre l'acteur et le spectateur. La prise en compte de cette relation
privilégiée, permise par le temps et le lieu du spectacle-vivant,
semble essentielle pour l'analyse du jeu d'acteur par la gestualité.
Grotowski créé des exercices destinés à
réveiller la mémoire du corps de l'acteur pour retrouver des
sensations et un «patrimoine gestuel enfoui»1. Il s'agit
donc pour l'acteur d'exprimer, au sens de «faire sortir», et non de
représenter un personnage ou une situation.
Dans la même lignée, Eugenio Barba reprend ce
travail sur le jeu d'acteur, notamment en fondant l'I.S.T.A2 en
1979. Cette institut entend, à travers des sessions de travail pratique
et réflexif rassemblant des professionnels du monde entier,
dégager des principes et des règles dont l'acteur occidental peut
tirer profit en «maîtrisant sa propre
expressivité»3. Il prend l'acteur comme fondement de
l'art théâtral, et part du postulat que l'homme utilise sa
présence physique et mentale selon des principes différents dans
un contexte de représentation que dans sa vie quotidienne. Il propose
«l'étude du comportement pré-expressif de l'être
humain en situation de représentation
organisée»4, comportement au fondement de l'incarnation.
Il s'agit d'analyser le comportement de l'acteur avant même qu'il ait
l'intention d'exprimer quelque-chose: c'est ce qu'il appelle le
«pré-expressif». Cela permet, loin de considérer le
spectacle comme un produit, de «comprendre comment on y est parvenu, par
quel utilisation du corps-esprit»5. En effet, «il faut
bien que l'acteur avant de représenter ceci ou cela soit en
tant qu'acteur»6. Par l'étude du pré-expressif,
en associant le geste et l'action directement au corps de l'acteur dans les
répétitions, avant même la représentation d'une
fiction, Barba décale le regard sur le travail de l'acteur.
Cette réflexion sur le corps dans le champ du
théâtre rencontre des recherches et des méthodes dans
d'autres disciplines de l'art vivant, notamment la danse. Les conditions de
présence des danseurs et de mise en danse sont aussi
étudiés, sans omettre que ces analyses visent à terme
à créer un spectacle.
1 Aurore Chestier, « Du corps au théâtre au
théâtre-corps », Corps, 2007/1 (n° 2), p.
105-110
2 Institut International d'Anthropologie
Théâtrale
3 Raymonde Temkine, « BARBA EUGENIO (1939- ) »,
Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 20
juillet 2021. URL :
http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/eugenio-barba/
4 Selon lui, le «niveau pré-expressif» du
travail de l'acteur est ce qui permet par la suite de travailler un personnage
au niveau expressif. Il s'agit de «modeler la qualité de son
existence scénique». Eugenio Barba. Le canoë de papier,
Traité d'Anthropologie Théâtrale. L'Entretemps, coll.
« Les voies de l'acteur ». 1993. p.30
5 Ibid. p.167
6 Ibid. p.164
«L'acteur n'exécute pas, mais s'exécute,
interprète pas mais se pénètre, raisonne pas mais fait
tout son corps résonner. Construit pas son personnage, mais
s'décompose le corps civil maintenu en ordre, se suicide. C'est pas d'la
composition d'personnage, c'est de la décomposition de la personne, d'la
de décomposition d'l'homme qui se fait sur la planche»
7
Valère Novarina, Le théâtre des
paroles, Paris, 1989. p.24
8
INTRODUCTION
«Eve, notre mère originelle, en cueillant le fruit
de l'arbre de la connaissance, fit un mouvement dicté et par un dessein
tangible et par un dessein intangible. (...) Une actrice peut-elle
représenter Eve cueillant un fruit sur l'arbre de telle manière
qu'un spectateur ignorant l'histoire biblique prendra conscience de ses deux
desseins, le tangible et l'intangible?»1
Dans l'introduction de sa Maîtrise du
mouvement2, Rudolf Laban, chorégraphe et
théoricien de la danse, s'interroge sur l'importance de la
gestualité des acteurs dans un spectacle vivant: comment transmettre au
spectateur les desseins des personnages? Dans le cadre de la recherche de
Laurent Berger sur le jeu d'acteur, nous nous sommes donné la
tâche d'analyser les gestes et mouvements des acteurs en création,
interprétant les personnages Richard III et Lady Anne dans la
scène 2 du premier acte de la pièce de Shakespeare. Et ce, en
usant de théories et méthodes de l'analyse du mouvement, à
travers la captation vidéo des répétitions.
La gestualité
L'attitude gestuelle questionne le sens des mouvements du
corps. Un mouvement est, selon le danseur et penseur Hubert Godard, un
«phénomène relatant les stricts déplacements du corps
dans l'espace»3. En revanche, le geste est un mouvement
accompagné de «sa portée symbolique»4. La
portée symbolique du geste tel qu'il sera étudié dans
cette étude se trouve dans l'attitude générale,
échappant à la « volonté » de l'acteur. Cette
acception se distingue d'une approche commune, qui associerait le geste
à l'intentionnalité du mouvement, particulièrement aux
membres et à la tête5.
Cette considération sur le geste est en lien aussi bien
avec une réflexion sur le corps issue de la
phénoménologie, développée par le philosophe Michel
Bernard, qu'avec des études biologiques et neurologiques autour de
l'aspect fondateur des gestes dans l'évolution et la vie
1 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement. Actes
Sud, l'Art de la danse. 1994. p.19
2 C'est le dernier ouvrage de R.Laban, décrivant sa
pensée concernant le mouvement expressif.
3 Hubert Godard, « Le geste et sa perception » dans
La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle
Ginot. Bordas, 1995.
4 Hubert Godard, « Le geste manquant » Entretien
mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994
5 « Mouvement du corps, principalement de la main, des bras
de la tête, porteur ou non de signification » dans le Larousse en
ligne. URL :
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/geste/36848.
Consulté le 06/07/2021
9
d'une personne en général.
La gestualité des acteurs
Tout d'abord, un acteur est, d'après son
étymologie latine (actor), celui qui agit, et selon le Larousse en
ligne1, une personne qui représente un personnage dans une
pièce de théâtre ou un film. Pour le chercheur Patrice
Pavis dans le Dictionnaire du théâtre, «il est
à la fois celui qui est signifié par le texte [...] et celui qui
fait signifier le texte d'une manière nouvelle à chaque
interprétation». Ce paradoxe entraîne dans le travail du
comédien un double mouvement entre l'interprétation du texte et
l'incarnation d'un personnage à partir de son propre corps. La
distinction entre «interprétation» et «incarnation »
est proposée par le chercheur Robert Abirached dans La crise du
personnage dans le théâtre moderne. Pour lui «l'acteur
donne corps au personnage: ossature, coffre, peau, visage, voix, geste [...].
L'incarnation est en même temps approche et distance, prise de possession
et dérobade»2, alors que l'interprétation est
définie par la transposition «d'un système de
signes3 à un autre» des «intentions de
l'auteur»4. Ainsi donc, nos acteurs navigueront sans doute
entre interprétation et incarnation, une observation qui sera un des
objets principaux de notre travail. En effet, pour interpréter un texte
dramatique, l'acteur use nécessairement de gestes au sens où nous
l'avons défini, puisque ses mouvements sont signifiants dans le contexte
esthétique dans lequel il travaille. Cependant, la gestualité de
l'acteur dépasse sa « gestuelle » en tant qu'usage de gestes
dans le but de servir un texte ou un personnage. Elle n'est pas l'illustration
d'un propos mais se travaille et se perçoit en tant
qu'élément activant de la fiction.
L'analyse du mouvement
«Le spectateur peut bien se demander si ce mouvement,
apparemment sans but objectif, a été fait pour
révéler certains traits de l'humeur d'Eve ou de son
caractère. (...) Par ailleurs, plusieurs mouvements concordants, comme
le maintien et la marche d'Eve avant le geste vif de saisie, offriront des
indications additionnelles et plus claires sur sa
personnalité»5.
1 URL :
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/acteur/885.
Consulté le 06/07/2021
2 Robert Abirached, La crise du personnage dans le
théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994, p. 68 et 71
3 Un système de signes est un langage.
4 Robert Abirached, op.cit. p.73
5 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, traduit
de l'anglais par Jacqueline Challet-Haas et Marion Bastien, Actes Sud, 1994,
p.20
10
Selon l'analyste du mouvement Rudolf Laban, comprendre le
personnage d'Eve nécessite d'observer son maintien, sa marche, et la
vivacité de son geste. Il définit dans le même ouvrage la
pensée motrice comme «accumulation, dans l'esprit de chacun,
d'impressions d'événements, pour laquelle manque une
nomenclature.»1 Son analyse du mouvement examine les impulsions
et les dynamiques qui donnent naissance et vie au mouvement du danseur
dès le XIXème siècle. Dans la seconde moitié du
XXème siècle, Laban propose, entre autre, un système de
lecture du geste qu'il nomme «Effort» et qui prend en compte la
qualité du geste effectué, c'est-à-dire «les
modalités de l'attention mises en jeu chez le danseur»2,
son «investissement énergique, sa couleur, ses transformations
dynamiques»3.
C'est à partir de cette mouvance, avec des
préoccupations différentes, qu'au début des années
1990, que les danseurs Hubert Godard et Odile Rouquet fondent la discipline de
l'Analyse Fonctionnelle du Corps dans le Mouvement Dansé (AFCMD).
Instituée dans le cadre de la création du Diplôme
d'État de professeur de danse, elle est fondamentalement liée
à l'évolution de la discipline de la danse et à la
formation du danseur. Cependant, elle ne s'intéresse que peu aux
techniques du geste dansé, puisqu'elle privilégie dans son
approche son potentiel expressif et relationnel. Elle utilise des outils venant
de différentes disciplines pour lire et analyser le geste : la
biomécanique, l'anthropologie, la psychanalyse, l'Histoire, etc.
À partir des croisements de ces savoirs autour du corps humain et ses
mouvements, elle s'interroge sur les fondements d'un geste et les forces qui le
déploient, afin de l'interpréter. Hubert Godard affirme que
«la moindre variation de la partie du corps qui initie le mouvement, les
flux d'intensité qui l'organisent, la manière qu'a le danseur
d'anticiper et de visualiser le mouvement qu'il va produire, tout cela fait
qu'une même figure ne produira pas pour autant le même
sens».4 Sur ces questions, cette étude s'appuie
particulièrement sur le récent ouvrage Vu du geste:
Interpréter le mouvement dansé de la chercheuse en danse
Christine Roquet.
À partir de ces théories, l'analyse du mouvement
propose plusieurs outils de lecture du geste, dont nous tenterons de nous
emparer pour analyser la gestualité des acteurs. Ces outils concernent
par exemple la dynamique du geste, son fondement, son amplitude dans l'espace
et
1 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, traduit
de l'anglais par Jacqueline Challet-Haas et Marion Bastien, Actes Sud, 1994.
P.39-40.
2 Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le
mouvement dansé, CND Pantin. 2020. p.131
3 Ibid.
4 Hubert Godard, « Le geste et sa perception » dans La
Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas,
1995.
11
dans le temps, son orientation et l'engagement tonique qui le
conditionne.
Les enjeux
Un enjeu est, comme son nom l'indique, ce que l'on «met
en jeu», dans le cadre d'une activité ludique ou d'une
compétition. C'est donc une prise de risque qu'on appelle un pari. Mais
un pari malgré tout raisonnable et mesuré, puisque notre
étude sera, somme toute, le fruit de diverses lectures
spécifiques, d'observations des gestes des acteurs, ainsi que d'une
réflexion. C'est ce qui se joue généralement dans une
entreprise bien organisée qui engage quelque chose de précieux,
et qui entraîne l'instigateur vers une issue certes incertaine, mais non
moins avisée. C'est aussi une sorte de «mise en jeu», comme le
revendique le metteur en scène italien Giorgio Barberio Corsetti
lorsqu'il explique le choix scénographique de faire jouer ses
comédiens sur un sol incliné dans sa mise en scène de
La famille Schroffenstein : «il faut aussi qu'il y ait une mise
en jeu physique.(...) Il y a quelque-chose de l'ordre de l'émotion qui
se transmet, c'est du risque, de la mise en jeu justement... on appelle
ça ''jouer''»1. Nos efforts dans la mise en place d'une
méthode se basant sur des outils empruntés à la fois
à une théorie ancienne telle que celle de Rudolf Laban (LMA), et
l'AFCMD, pourraient aussi bien résoudre de façon nuancée
les problèmes que nous allons rencontrer, ou nous mener inexorablement
vers une impasse. Passer par l'analyse du mouvement pour observer la
gestualité des acteurs répétant une scène de
Shakespeare nous conduirait à voir ce qu'on ne voit plus, par habitude.
Une telle approche sur le geste des acteurs permettrait alors de laisser plus
d'espace, dans l'analyse esthétique et peut être dans la
création, à la dynamique des mouvements des acteurs dans
l'espace. À partir de sa définition de la
«corporéité spectaculaire», c'est à dire du
corps de l'artiste dans un contexte de représentation, le philosophe
Michel Bernard nous enjoint à regarder le jeu d'acteur à partir
de catégories interprétatives liés à sa
gestualité : l'étendue et la diversification du champ de
visibilité, l'orientation, la posture, les attitudes, les
déplacements, les mimiques et la vocalisation. Sans nous pencher sur
chacun des opérateurs de la pragmatique corporelle2, nous
utiliserons cette théorie en tant qu'elle nous mène à
développer une «autre forme d'approche et d'analyse du
théâtre et de la danse»3. Nous croiserons les
différents regards qui gravitent autour de cette pensée du geste
en nous plongeant dans l'expérience singulière de l'observation
et de l'analyse
1
https://youtu.be/reOa1FgrOC0.
Consulté le 20/07/2021
2 La « pragmatique corporelle » étudie le
mouvement corporel en tant qu'il est compris dans un contexte spatio-temporel,
et relatif à la personne qui se meut.
3 Michel Bernard, « De la corporéité comme
''anticorps'' », De la création chorégraphique. CND, 2006.
p.23
12
du «Théâtre Laboratoire» 1 de
Laurent Berger.
La recherche de Laurent Berger
Laurent Berger est maître de conférence en
«Arts du spectacle parcours Théâtre et Spectacle vivant»
à l'Université Paul Valéry de Montpellier. Il est aussi
metteur en scène et chercheur dans le domaine de la création
théâtrale contemporaine. Spécialiste de Shakespeare, il
dirige une recherche portant sur le jeu d'acteur depuis décembre 2019 au
sein de «l'institut de recherche en musique et arts de la
scène» de La Manufacture2 à Lausanne:
«Être et jouer» - Systèmes et techniques du travail
de l'acteur contemporain ». Les transformations du
théâtre occidental au XXème siècle ont souvent
été accompagnées d'avancées significatives de la
théorie théâtrale, et c'est dans ce contexte que se situe
son travail de recherche. Il interroge ainsi les techniques de l'acteur et les
processus de création, éclairant sous un jour nouveau «la
question de jeu et non jeu, de présence réelle ou fictionnelle de
l'acteur et de distance entre l'interprète et l'acte»3.
Cette recherche a pour but d'actualiser les théories de direction et de
jeu d'acteur, notamment en organisant des « workshop théâtre
»4 dans divers pays (France, Suisse, Canada, Uruguay...).
La session étudiée se déroule à
Montevideo en août 2020. Participent à cette expérience les
comédiens uruguayens Luis Pazos et Florencia Zabaleta, le chercheur
Laurent Berger qui se place alors dans une posture de metteur en scène,
ainsi que des observateurs de l'équipe de recherche assistant la mise en
scène ou prenant en notes le déroulement de la séance.
Acte I scène 2 de Richard
III
Dans ses pièces historiques, Shakespeare retrace le
conflit des familles royales Lancastre et York pendant la guerre des
Deux-Roses: Édouard IV destitue Henri VI en le faisant tuer lui et son
fils Édouard de Westminster, par son frère Richard. La
première scène s'ouvre sur un monologue du personnage
éponyme exposant la situation ainsi que ses intentions de prendre le
pouvoir sur son frère Édouard de Westminster (Édouard IV)
par tous
1 Expression issue du travail de Jerzy Grotowski en 1959.
2 La Manufacture, Haute école des Arts de la
Scène
3 Extrait de la présentation sur le site web de La
Manufacture.URL :
https://www.manufacture.ch/fr/4466/Etre-et-jouer-Systemes-et-techniques-du-travail-de-l-acteur-contemporain.
Consulté le 6/07/2021
4 Il s'agit de mettre en évidence le processus de
création et l'évolution du travail de construction par les
acteurs et le metteur en scène.
13
les moyens. Au début de la deuxième
scène, Lady Anne, veuve de ce dernier, se lamente sur sa tombe. Richard,
qu'elle insulte et à qui elle conjure de partir, tente de la
séduire jusqu'à la persuader de son amour, au point qu'elle
accepte de l'épouser. Par sa situation d'une cocasserie tragique, cette
scène ambiguë se prête particulièrement à
l'analyse sur le jeu des acteurs, autant pour la recherche de Laurent Berger,
que pour notre étude.
Les captations vidéo
Notre matériau d'observation se constitue de captations
vidéo: huit sessions d'une durée d'environ une heure sont
contenue dans six extraits que nous analyserons plus précisément.
Les vidéos témoignent de l'évolution des
répétitions, mais aussi de la confrontation des acteurs avec un
«public témoin» pendant la dernière séance,
marquant la fin du Laboratoire. Elles sont destinées initialement
à être visionnées dans le cadre privé du
«Laboratoire» pour une autre étape de la recherche de Laurent
Berger. C'est un enregistrement sans montage, avec un angle de vue assez neutre
afin de nous plonger dans cette expérience malgré la distance
qu'impose l'image vidéo. En tant qu'outil de recherche, la vidéo
nous permettra d'analyser le geste avec précision ainsi que les
indications du metteur en scène, pour pouvoir nous poser les questions
adéquates, d'abord à partir d'une méthode
d'«observation flottante»1. Le premier extrait, issu du
premier jour de répétition, le 18/08, est une lecture à la
table d'une tirade de Lady Anne par la comédienne Florencia Zabaleta.
Dans l'extrait 2 (24/08) et l'extrait 3 (28/08), les acteurs sont sur
scène. Ils durent environ une minute 30 et témoignent de la
construction d'une conflit entre les personnages. L'extrait 4 dure environ une
minute et est issu de la présentation en public du 29/08, tout comme
l'extrait 5 qui nous en offre un échantillon de deux minutes. Enfin,
l'extrait 6 témoigne, sur quatre minutes, d'un exercice de jeu
basé sur la distanciation de l'acteur à son personnage.
À travers l'analyse des gestes extraits des captations
vidéo, il s'agira donc de mettre à l'épreuve le jeu
d'acteur en général, à l'aide d'outils de l'analyse du
mouvement. En effet, le fondement du geste de l'acteur ainsi que les forces qui
le déploient dans une expression esthétique
théâtrale restent un mystère, et ce laboratoire permettrait
peut-être d'en manier
1 Méthode utilisée en Anthropologie et
développée par Colette Petonnet dans Espaces habités.
Ethnologie des banlieues. Paris, Galilée. p.39 : « elle
consiste à rester en tout circonstance vacante et disponible, à
ne pas mobiliser l'attention sur un objet précis, mais à la
laisser "flotter" afin que les informations la pénètrent sans
filtre, sans a priori, jusqu'à ce que des points de repère, des
convergences, apparaissent et que l'on parvienne à découvrir des
règles sous-jacentes. »
14
rationnellement, dans les limites du possible, les
subtilités. Si l'on suit la pensée de Laban, toujours dans
l'introduction de La maîtrise du mouvement, «un
caractère, une atmosphère, un état d'esprit ou une
situation ne peuvent être réellement représentés sur
scène sans le mouvement et sans sa force d'expression inhérente.
Les mouvements du corps, y compris ceux des organes de la voix, sont
indispensables à la représentation
scénique».1 Une certaine attention au geste des acteurs
pourrait alors conduire à repérer les modalités de
l'expressivité de ces mouvements, et peut-être à analyser
l'enjeu esthétique de cette expressivité. Il ne s'agirait ni
d'extrapoler le sens des gestes des acteurs, ni de le réduire, mais
d'explorer le terrain du jeu des acteurs de ce Laboratoire afin de tenter d'y
trouver un angle de regard et de lecture assez ouvert pour nourrir la
réflexion. Cette méthode d'étude du geste du danseur, et
comme expression esthétique du corps en mouvement, pourrait alors nous
permettre, dans une certaine mesure, de mener une recherche adéquate sur
le jeu d'acteur au théâtre à partir de sa
gestualité. Loin d'être entendue comme un «ensemble de gestes
considérés sur le plan de leur signification symbolique ou de
leur valeur d'accompagnement du discours»2, la
gestualité est pour nous une entrée dans la lecture du jeu des
acteurs permettant de poser la question du lien entre les mouvements du corps
et le sens esthétique, dans le cadre de la création d'une oeuvre
théâtrale. Grâce aux divers outils disponibles dans diverses
théories comme l'AFCMD, l'Analyse du Mouvement de Laban, ou les
théories de la corporéité dansante3 et
spectaculaire, nous pourrions nous approcher, par notre observation de ce cas
de Laboratoire, d'une conclusion acceptable concernant la question du sens de
la gestualité des acteurs dans la création d'une forme
théâtrale.
Nous allons d'abord porter notre regard sur le fondement des
gestes des acteurs au cours de ce Laboratoire, comprenant l'origine et la
direction de ces gestes. Ensuite, nous mettrons en évidence les
fonctions symboliques de la gestualité pendant la création de la
scène qui nous concerne. Et enfin nous nous attarderons sur ce qui nous
apparaît comme primordial, à savoir les interactions gestuelles
entre les différents participants au Laboratoire et qui jalonnent la
création de la scène, jusqu'à sa représentation en
public.
1 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, traduit
de l'anglais par Jacqueline Challet-Haas et Marion Bastien, Actes Sud, 1994,
p.21
2 Définition de la gestualité selon le Larousse en
ligne.
URL :
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/gestualit%C3%A9/36857.
Consulté le 06/07/2021
3 Théorie de Michel Bernard, dans De la
création chorégraphique, CND Pantin. 2006. À la page
120, il la définit comme un « dialogue incessant et conflictuel
avec la gravitation », et une «dynamique de métamorphose
incessante déterminée conjointement par un jeu auto affectif ou
auto réflexif permanent de tissage et de détissage de la
temporalité». Elle est donc un dialogue du corps avec le temps et
le poids.
15
I- LE FONDEMENT DES GESTES AU COURS DU
LABORATOIRE
«Le corps, la voix, le texte, les émotions et la
technique peuvent-ils encore être considérés comme des
territoires séparés dont on aurait le choix ou non de
privilégier l'expression?»1
C'est en s'inspirant de la démarche du philosophe
François Jullien et en reprenant son concept d'écart que
l'étude revendique l'utilisation de méthodes issues du champ de
la danse pour comprendre des événements théâtraux.
En effet, les gestes ne sont pas un «territoire séparé»
des autres éléments de la création. À propos de sa
méthode d'analyse anthropologique, Eugenio Barba parle d'une
«stratégie du détour permettant de repérer ce qui est
nôtre à partir de l'expérience de ce qui est
autre».2 François Jullien quant à lui, explique
l'intérêt de prendre le risque de regarder ce qui est usuellement
«indifférent»3 à une culture ou une
discipline et ainsi revendique un «dépaysement de la
pensée»4. Il s'agit de remettre en questions des partis
pris tellement ancrés qu'ils deviennent des impensés.
Selon la chercheuse en théâtre Anne Ubersfeld, la
gestuelle d'un acteur peut être découpée en «signes
théâtraux5». Utiliser les méthodes
d'analyse du mouvement permettrait de décaler l'interprétation de
«la gestuelle d'un acteur»: il ne s'agirait alors non pas de
découper le geste en signes pour le comprendre, mais d'observer la
dynamique de ce geste, les forces qui le déploient, de son origine
à son aboutissement. Ainsi, nous montrerons comment la gestualité
se déploie, c'est-à-dire se développe dans toute son
extension, et révèle une singularité de l'acteur. Pour
cela, nous explorerons la manière dont les gestes évoluent au
cours du Laboratoire en particulier, ce qui nous permettra de comprendre
quelles dynamiques de gestes observer pour l'analyse. À travers les
extraits 2,3 et 4 des répétitions, nous étudierons alors
l'expressivité des gestes des acteurs en s'emparant du concept de
«fonction tonique» puis la singularité de ceux-ci à
travers l'étude de leur posture.
1 Odette Guimond. « L'éducation somatique et le
mouvement au théâtre: la méthode Feldenkrais. »
L'Annuaire théâtral, 1994. p.99-106.
https://doi.org/10.7202/041215ar
2 Eugenio Barba. Le canoë de papier, Traité
d'Anthropologie Théâtrale. L'Entretemps, coll. « Les
voies de l'acteur ». 1993. p.31
3 François Jullien. « L'écart et l'entre. Ou
comment penser l'altérité? » 2012. ffhalshs-00677232f.
Consulté le 21/07/21. URL :
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00677232.
4 Ibid.
5 Elle définit le terme signe théâtral:
« un stimulus produisant non seulement des effets de reconnaissance et
d'intellection mais des réactions affectives et/ou physiques »,
dans Louise Vigeant, « À l'école du spectateur : entretien
avec Anne Ubersfeld » dans la revue Jeu (27), p.38-51. 1983.
16
1) Extraits 2, 3 et 5: l'évolution de la
gestualité des acteurs.
Ces trois extraits illustrent l'évolution de la
gestualité des acteurs Florencia Zabaleta et Luis Pazos sur six jours.
Il s'agit d'un dialogue d'une minute situé vers le milieu de la
scène. Celui-ci est un tournant dans la scène: en quelques
répliques la scène de conflit devient scène de
séduction. Au début de l'extrait, Richard admet les sentiments
amoureux qu'il porte pour Anne qui en est outrée.
L'évolution de la gestualité des acteurs en
répétition découle de l'évolution de
l'appropriation de Florencia et Luis de leur propre personnage et de leur
rapport à leur partenaire. Il s'agit d'observer cette évolution
dans son contexte intradiégétique (le texte et la situation
dramatique), comme extradiégétique (le contexte de
répétition). Pour cela, nous expliquerons d'abord la
méthode de création de Laurent Berger, ce qui nous permettra
d'analyser l'évolution gestuelle des acteurs sous plusieurs axes : les
différents déplacements des acteurs dans l'espace et leurs
orientations corporelles sur scène par rapport à leur axe
central: en flexion, en extension ou en torsion. Cette grille de lecture
s'appuie sur l'outil AFCMD du schéma fonctionnel, consistant à
distinguer les différents éléments anatomiques à la
source de chaque mouvement. Ainsi, il permet une lecture du corps en fonction
de deux référents: l'axe horizontal (le sol) et l'axe vertical
(la ligne gravitaire). Nous relèverons alors les différents
états de corps des acteurs au fil du Laboratoire. Ce terme est
issu du champ de la danse, et plus particulièrement de la sensation du
danseur et désigne «une certaine disposition
sensorimotrice»1 du danseur. En l'utilisant dans le cadre de
l'analyse de la gestualité des acteurs, on fait résonner la
volonté de Laurent Berger de travailler la scène sans ne fixer
aucun élément formel.
a. Le refus de fixer la forme.
Tout au long du Laboratoire, Laurent Berger refuse de
construire une partition physique pour/avec les acteurs. Durant le Laboratoire,
rien n'est jamais écrit, sauf le texte qui doit être
interprété avec précision. Comme nous l'avons
observé, les gestes effectués, incluant les déplacements,
les regards et les orientations du corps, peuvent changer chaque jour, et ce
jusqu'à la présentation. Pour le metteur en scène, il faut
prendre le risque à chaque séance de construire à nouveau
la scène. Dans l'entretien que nous avons mené avec Laurent
Berger, il
1 Christine Roquet. Vu du geste, «
Interpréter le mouvement dansé ». Édition CND,
2020.p.154
17
en parle comme une des difficultés principales pour les
acteurs : «Il faut donner à l'acteur suffisamment
d'éléments pour que le jeu soit possible, mais suffisamment peu
pour que le jeu ne soit pas déterminé»1.
«Le fait d'avoir cette diversité fera qu'il se
sentira libre s'il est suffisamment inspiré, au moment de jouer, de
choisir une autre option qui n'aurait pas été
préparée. Mon travail consiste à ce qu'il se fasse
confiance d'abord pour pouvoir ensuite, moi, faire confiance en ses
choix.»2
Selon le chercheur-metteur en scène, il s'agit donc de
faire confiance à l'acteur dans sa capacité à sentir
la meilleure action à déployer pour chaque session de jeu.
La manière de diriger de Laurent Berger diffère d'une
méthode qui passerait par l'indication formelle concernant les actions
et les gestes qui les composent. Cela demande aux comédiens de
développer une certaine image intéroceptive3 de leur
corps pour agir de la meilleure façon sans réfléchir.
Refuser la mise en place d'une partition physique pendant les
répétitions est une manière d'abandonner le contrôle
de l'aspect formel d'un spectacle, et de revendiquer une part de
créativité à l'acteur :
«Cela remet en cause l'idée que la composition
physique du jeu puisse être imposée à l'acteur depuis
l'extérieur, depuis une image qu'on lui transmet et qu'il est
chargé d'exécuter.»4
On se rapproche alors d'une définition du jeu proche de
celle qui caractérise une activité ludique : pour le chercheur en
philosophie Jacques Henriot, «jouer c'est ne pas savoir où l'on va,
même si l'on a soigneusement préparé son itinéraire
et calculé ses effets»5. En effet, lors de l'entretien,
Laurent Berger revendique une certaine désorientation créatrice
pour l'acteur.
«Je ne m'intéresse pas tellement aux effets
à court terme. Je donne des outils pour que l'acteur soit capable (...)
de générer lui-même de la
nouveauté.»6
1 Voir l'entretien en annexe
2 Idem
3 Sensibilité provenant de son propre corps.
4 Laurent Berger, « Répétition vs
Entraînement », L'ethnographie, 5-6 | 2021, mis en ligne le
12 mai 2021, consulté le 30 juillet 2021. URL :
https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=864
5 Jacques Henriot, Le jeu. PUF, 1969. p.54
6 Voir l'entretien en annexe
18
Les exercices proposés dans le Laboratoire ne sont pas
faits pour avoir d'effet direct. Le metteur en scène
préfère que «ça se décante et que ça
apparaisse deux jours plus tard»1. Il s'agirait de faire
confiance également au temps du jeu en répétition,
à la capacité de se mettre en état de jeu par le jeu
lui-même. Laurent Berger souhaite éloigner l'acteur du
résultat, pour le rapprocher de ses sensations, «créer des
vides qu'il devra remplir sans reposer sur des rails»2.
Cette façon de diriger nous permet d'analyser les
gestes avec des outils d'analyse du mouvement. Nous utiliserons en particulier
les outils de R. Laban, basés en particulier sur la «pensée
motrice» : selon lui, elle organise le mouvement dans ses processus et non
dans les figures qu'il constitue. Il s'agit donc d'observer son
déploiement, dans l'organisation de ses forces et dans ses accents.
b. Analyse comparative: un déploiement.
Ces trois extraits témoignent de l'évolution des
gestes des acteurs qui constitue le déploiement d'une gestualité
au fil des répétitions. Durant le laboratoire, certains gestes
traversent les répétitions et d'autres partent à mesure
que le jeu des acteurs se précise. Dans l'extrait 2, qui a lieu le
24/08, les deux acteurs commencent l'un en face de l'autre et de profil au
public. Florencia est assise à l'extrémité gauche du banc,
et Luis y est de l'autre coté, debout. L'extrait 3, issu de la
répétition la veille de la présentation commence
également par un face à face de chaque côté du banc.
Lors de la présentation en public (extrait 5), ils commencent le
dialogue de profil, debout, assez proche l'un de l'autre. Puis, dans l'extrait
2, le buste de l'acteur est penché vers elle, qui est droite, sa main
droite sur sa cuisse droite et sa main gauche sur son visage. Elle a le regard
vers le bas. Lorsqu'elle prend sa réplique, l'actrice penche à
son tour son buste vers lui qui se redresse alors. Luis Pazos fait un geste qui
disparaîtra dans les répétitions qui suivront: il serre son
pantalon en faisant une légère torsion du buste et en se penchant
vers elle. Dans un silence et face à la posture droite de Lady Anne, ce
geste est révélateur d'une tension concentrée au niveau
des mains, et d'un manque de stabilité. En rehaussant
légèrement ses épaules, elle rit, et lui baisse la
tête. Ce geste laisse la place, dans l'extrait 3, à une
réplique sortie sans laisser de silence, et à une attitude plus
résolue: ses poings sont serrés et immobiles, tout son corps est
contracté. Lors de la présentation publique, si le geste de
serrer son pantalon est absent, il a permis à Luis Pazos de
1 Voir l'entretien en annexe
2 Idem
19
s'ouvrir la voie vers une attitude plus fragile de Richard
III. En effet, ce geste connote une vulnérabilité, et peut
être associé à une attitude enfantine. Ses appuis sont
instables, il piétine et il détourne son regard d'elle mais son
tronc reste orienté vers elle, ce qui crée une torsion de son
buste. On retrouve le geste de la torsion, mais il est développé,
appuyé par une maîtrise de l'ensemble du corps. En effet, si dans
l'extrait 3 il s'approche de deux pas vers elle lorsqu'elle se penche vers lui
en le défiant, lors de la présentation publique, il se recule
d'un pas et piétine quelques secondes. Cet état de corps
différent renvoie au spectateur la fébrilité du personnage
à l'instant précédant sa déclaration d'amour.
Ainsi, notre lecture comparative révèle qu'une
dynamique gestuelle ce déploie au fil des répétitions. La
théorie de « la pensée motrice »
développée par Rudolf Laban à partir des deux états
de corps aller vers et repousser1 qu'il
considère comme les deux « attitudes fondamentales » du geste,
développe une identité forte de la scène et du rapport
avec son personnage. En effet, selon lui, «les sensations motrices (...)
n'ont pas de propriétés objectivement mesurables et peuvent
seulement être classées en fonction de leurs qualités, de
leurs intensités et de leurs rythmes de
développement»2. La deuxième partie de la
scène3 est marquée dans les trois extraits par un
avachissement de la posture de Florencia Zabaleta, qui est déjà
assise dans l'extrait 2 (00:50), et qui s'assoit dans une attitude proche du
repousser dans les deux autres4: mains vers le visage, bras
entre les jambes, tête vers le sol. Dans l'extrait 5 il se rapproche
alors d'elle de derrière, appuie ses mains sur le canapé et
penche sa tête vers elle dans une attitude d'«aller vers». Dans
l'extrait 2, elle se lève ensuite et se met face à lui, alors que
dans l'extrait 3, elle ne se lève pas du canapé: il se retourne
vers elle en penchant son buste et en tendant son bras droit vers elle.
Lorsqu'il s'approche d'elle, elle se lève du banc avec un mouvement de
recul. Elle lui répond en tournant la tête vers lui, alors que
dans l'extrait 2 elle s'approche de lui lentement. Qu'ils les expriment avec
leur buste, leurs bras, leurs mains ou leur visage, ces mouvements
témoignent de la dynamique de séduction qui prend le dessus dans
ce milieu de scène. Chaque geste qui se développe charge les
personnages au cours des répétitions.
Bien que les attitudes corporelles varient au cours du
Laboratoire, la dynamique de
1 Elles sont le fondement sur lequel s'appuie la théorie
des huit actions élémentaires d'effort à partir desquelles
Laban propose de lire le mouvement. Rudolf Laban, La maîtrise du
mouvement, op.cit.p.106
2 Ibid. p.110
3 Nous la situons au moment où Richard se concentre sur sa
déclaration d'amour à Lady Anne : à partir de « Mais
douce Lady Anne/ Laissons cette âpre joute de nos esprits/ Et suivons une
méthode un peu plus calme ».
4 Extrait 3 à 1:00 et extrait 5 à 00:51
20
séduction se déploie évidemment en lien
avec les répliques que les acteurs prononcent. Ainsi, lorsque Richard
prétend pouvoir tuer pour passer une heure sur «son sein
charmant», Luis Pazos (extrait 3, 1:26) la désigne avec ses mains,
ses jambes fléchissent légèrement et son buste se courbe
subtilement, comme pour s'incliner devant elle. Lors de la présentation
publique, il se penche jusqu'à se déséquilibrer et poser
ses genoux sur le canapé, continuant de se pencher vers elle. En
utilisant les outils « Labaniens » d'analyse du mouvement, on observe
que la gestualité est davantage définie par une dynamique de
déploiement que par un système d'analyse des gestes
considérés comme des signes théâtraux et dont la
somme créerait une gestualité.
c. États de corps et mise en jeu.
En effet, ce qui se déploie est davantage lié
à des états de corps qu'à des figures. Si nous regardons
d'abord le geste de Luis Pazos consistant à mimer un combat
d'épée1, nous voyons que dans l'extrait 2, il
l'exécute en regardant le public et en le visant, puis il se tourne vers
elle les bras ouverts, puis elle s'approche de lui lentement. Sa main droite
est fermée et son coude exécute six mouvements de flexion et
d'extension. Son bras est plutôt détendu et il n'y a pas vraiment
d'engagement tonique global de sa part, pourtant la vitesse à laquelle
il fait ces mouvements est assez élevée. Pendant cette
répétition, il s'agit d'un geste d'illustration d'un propos.
Pourtant le 28/08 (extrait 3), ce geste est remplacé par un geste qui
n'est pas symbolique2, mais qui révèle un état
de corps particulier de la part de l'acteur. Ici, la vitesse à laquelle
bougent ses mains est dissociée de son état tonique: il avance
vers le public de manière assez détendue. Tout se déroule
comme si le geste de l'épée, apparu dans l'extrait 2, avait
précédé un état de corps tendu que l'acteur
réutilise dans l'extrait 3, au détriment du signe de
l'épée. En même temps, cette attitude précise ce
geste qui subsiste au cours du Laboratoire. Le 29/08, l'acteur fait le tour du
canapé et le geste du combat d'épée en regardant le
public, puis désigne le chiffre 1 avec son index en se retournant vers
elle, le buste penché. Le geste symbolique revient mais l'engagement
tonique de l'acteur est bien plus élevé que dans l'extrait 2.
De la même manière, alors que dans les premiers
jours, Florencia semble être restée assez en dehors de la
séduction dans son jeu (elle est assez statique et son axe central n'est
ni
1 Ce geste accompagne la réplique « votre
beauté qui me hantait dans mon sommeil/ Et me poussait à
entreprendre la mort du monde entier »
2 Nous utilisons ici cet adjectif dans un sens usuel: en ce qu'il
fait référence à un symbole commun, ici, l'action de
trancher avec une épée.
21
en flexion, ni en extension), à la fin du Laboratoire
(extrait 3), son jeu est différent: elle se penche vers lui, s'approche
plusieurs fois, puis lorsqu'il se penche vers elle en retour, elle le repousse
mais en restant stable sur ses appuis (c'est son buste qui se penche vers
l'arrière). Pendant la présentation de la scène,
l'amplitude de l'attitude repousser semble atteindre son apogée
lorsque Florencia repousse son visage de sa main après avoir ri. Ce
geste ambigu, à la fois tendre et violent, reflète l'ambivalence
du rapport entre les personnages à cet endroit du texte. Il est la
conséquence des différents états de corps convoqués
lors des répétitions. En fait, c'est la dynamique de son jeu
global qui teinte les mouvements qu'elle effectue. En choisissant d'observer
les états de corps des acteurs pour étudier les
modalités de fabriquer du sens par le geste, nous faisons
l'hypothèse que celui-ci se déploie dans le processus de jeu de
l'acteur, et non en amont.
Christine Roquet nous apprend que dans les bals «
l'état de danse émerge de la danse
elle-même»1. Comme si danser amenait de fait une
manière de penser «en mouvement». La manière de faire
naître le mouvement des acteurs est en accord avec l'approche des
penseurs des études du geste en danse. Ainsi, «la figure, la forme
d'un geste nous aide peu à comprendre son exécution, et encore
moins sa perception par le danseur et le spectateur»2. Les
répétitions auraient alors pour enjeu de développer
quelque chose que l'acteur aurait déjà en lui et qui serait
déclenché par les répétitions. En parlant du
passage de la lecture au jeu sur scène, Laurent Berger évoque le
déploiement qu'il attend de l'acteur, en refusant de lui imposer une
forme quelconque :
«Comme le ski ou le surf, après tu es capable de
faire des sauts, parce-que toute cette chose-là était
pratiquement incorporée à l'intérieur. Et ce n'est pas de
la technique, c'est quelque-chose qui est neuronal, c'est une connaissance
profonde du corps.»
Sur scène, par le geste, il s'agit pour lui de faire
sortir quelque chose qui est déjà au centre des acteurs, «le
moment où on joue». Il poursuit en précisant: «Et ce
n'est pas ce qu'on appelle des automatismes, c'est le corps et l'esprit
ensemble. Ce n'est pas la compréhension, c'est quelque-chose où
tout est lié et ça nous appartient.»
Ça nous appartient, c'est
incorporé... Dans ce laboratoire, la direction d'acteurs
passe
1 Christine Roquet. Vu du geste, «
Interpréter le mouvement dansé ». Édition CND, 2020.
p.253
2 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans
La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle
Ginot. Bordas, 1995
22
par le constat que le personnage se déploie à
partir de ce qu'est l'acteur. C'est comme si tout était
déjà en lui en puissance, les répétitions
permettraient alors de «déplier» cette énergie, pour
reprendre l'étymologie du verbe «déployer». Alors, se
concentrer sur la naissance d'un mouvement précis permettrait de relier
la singularité d'un personnage incarné à la
singularité de celui qui l'incarne. «Avoir de l'énergie pour
un acteur signifie savoir comment la modeler» écrit
E.Barba1. Le déploiement de cette énergie passe par la
gestion tonique des acteurs et attribue alors une expressivité au
geste.
2) Extrait 4: La fonction tonique, l'expressivité
par la gestualité.
Le quatrième extrait dure 1 minute 19. Il est issu de
la présentation en public qui achève le Laboratoire, et nous
montre l'ouverture de la scène. Richard s'adresse à un personnage
hors scène, et Anne l'interpelle, lui demandant avec fermeté de
partir. À la vidéo, nous voyons la scène
délimitée par un éclairage: un canapé est
posé au centre en milieu/fond de scène, et un banc noir est
posé au centre, plus proche du public. Lorsque l'extrait débute,
Florencia Zabaleta se dirige au fond de la scène, de dos. Luis Pazos
nous regarde en souriant. Il commence le texte en regardant une direction bien
précise loin de lui et vers nous, et avançant son buste
jusqu'à se déséquilibrer.
a. Analyse des états toniques des acteurs.
Cet extrait révèle une importante alternance
entre deux états corporels intenses: le relâchement et la
contraction. Active dès le début de la vie, la fonction tonique
est ce qui permet à l'enfant de se retourner, c'est à dire de
mettre en pratique sa première autonomie, sa première
séparation avec la mère et distanciation avec le monde
extérieur : car elle relève «en partie du moins (...) de
l'organisation gravitaire»2. Elle implique les «gestes
affectifs»3 du nourrisson fondamentalement lié au
rapport affectif qu'il entretient avec son environnement. Ces
éléments de l'ordre de la tonicité des interprètes
en jeu révèle la capacité des méthodes d'analyse du
mouvement à lire l'expressivité du jeu de ces acteurs uruguayens.
En effet, à travers cet extrait nous observons le lien entre la
tonicité des acteurs et la puissance expressive
1 Eugenio Barba. Le canoë de papier, op.cit.
p.91
2 Hubert Godard. « Le geste manquant ». Entretien
mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994.
3 Ibid.
23
de leur geste. Ainsi, nous interrogerons le lien entre cette
expressivité et le sens de la gestualité des acteurs. Il
s'agirait pour eux de comprendre comment il se développe pour lui
attribuer un sens particulier, qui soit mouvant et relatif au
déploiement du geste.
L'engagement tonique peut être ciblé et concerner
certains muscles ou le regard, ou global, et définir l'état de
corps général d'un des acteurs. Nous observerons notamment les
regards des acteurs et nous nous demanderons si leur vision est focale,
c'est-à-dire si elle pointe une direction précise, ou
périphérique si elle «englobe l'espace
environnant»1 témoignant d'un état de corps plus
détendu. Par exemple, quand Luis Pazos marche vers le public, le regard
est focal. Pour lire les états toniques nous utiliserons les outils
Labaniens issus du système Effort, en nous interrogeant en
particulier sur le flux, libre ou contrôlé, et
le temps, soudain ou soutenu des mouvements. Ce
système permet de se poser la question de l'énergie
convoquée par l'acteur dans le déploiement de son geste. À
00:10, Florencia est derrière le canapé et s'y appuie de
manière détendue: le pied gauche posé dessus, le genou
fléchi et le bras accoudé au genou, elle le regarde. À
00:24, Luis s'appuie sur sa jambe gauche et utilise sa main gauche pour
récupérer le pistolet dans sa poche. De manière
soudaine et contrôlée, il se contracte et
s'avance rapidement vers l'avant-scène. Il sort du cadre, et nous voyons
Florencia dans la même position alors que nous entendons Luis hors cadre.
Lorsque Luis Pazos revient dans le cadre à 00:34, sa marche est plus
fluide, moins rapide et plus détendue. Cependant, son regard est
toujours aussi focal et ses yeux sont écarquillés. Il
désigne le public du doigt plusieurs fois et de manière
saccadée. Lorsqu'elle commence sa réplique, Luis s'éclipse
du cadre en gardant les yeux écarquillés et son regard focal.
Elle se redresse et se tourne vers lui de manière détendue
jusqu'à 1:15, quand elle effectue un geste contrôlé
qui demande la tension des ses membres (et ce jusqu'à ses doigts)
mais aussi de son visage par les mimiques.
b. Expressivité et sens du geste.
À travers les changements d'états toniques des
deux acteurs, une alternance entre deux attitudes de jeu est perceptible:
l'accueil et le refus, les deux attitudes fondamentales qui orientent
un mouvement. Ils témoignent de la dynamique de mouvement face à
l'environnement dans lequel il s'effectue. Le passage de l'un à l'autre
reflète une expressivité dans le jeu. Que le corps soit tendu ou
détendu, plus l'engagement tonique est visible, plus
1 Christine Roquet. Vu du geste, op.cit. p.88
24
l'expressivité est intense. Les variations entre ces
deux attitudes créent ainsi une certaine dynamique de jeu et exprime la
situation dramatique. Avant sa première phrase, Luis Pazos est dans une
attitude d'abandon et d'accueil : il mâche quelque-chose, son regard est
rieur et tourné vers le public, il est sur ses deux appuis. Puis le
texte commence et le changement se fait. Son regard se focalise, il se met en
appui sur une jambe ce qui le déséquilibre: c'est comme sil se
préparait au combat. À la fin de l'extrait, lorsque Anne lui crie
«Aussi, va t'en!» (01:14), elle passe d'une détente corporelle
assez importante, qu'elle garde tout le long de l'extrait, à une tension
soudaine, concentrée dans le geste adressé qu'elle fait avec ses
mains. Ce geste mobilise tout son corps, son visage, ses jambes, son tronc.
Elle est dans une posture de combat et dans l'attaque: les jambes
écartées, son regard concentré sur lui. Par
réactivé, soudainement et furtivement, Luis prend la même
attitude alors qu'il était dans une détente juste avant. Par la
contraction de ses membres du côté gauche et de son visage
soudainement figé, il propose aussi une attitude de lutte.
L'expressivité ici, est orientée par la tonicité de
l'acteur. La maîtrise de sa tonicité permettrait alors de
conscientiser, voire de gérer sa gestualité, au delà de sa
propre intentionnalité.
L'acteur par son geste, exprime son personnage, dans «ce
qui l'agite, et non ce qu'il représente ou signifie»1.
Dans l'introduction à un ouvrage collectif concernant le sens du geste
dans les arts, le philosophe Renaud Barbaras émet l'hypothèse
qu'il n'y aurait pas de différence entre un mouvement et le sens de ce
mouvement2. Cette réflexion nous enjoindrait à
éviter d'essayer de saisir le sens d'un geste théâtral,
mais d'en comprendre les modalités en s'intéressant au contexte
de déploiement de celui ci. Si un geste ne peut représenter
quoi que ce soit, c'est parce-qu'il ne pré-existe pas à son
déroulement même. Le geste exprime justement parce-qu'il ne se
contente pas de décrire, de mimer. Sa forme résulte du geste
lui-même.
Or dans l'extrait 4, le sens des gestes se déploie
malgré toute intention : c'est ce qui permet un jeu d'acteur complexe.
En observant cet engagement tonique, mais aussi l'orientation gravitaire et les
marches des acteurs, il nous semble que les personnages se
révèlent dans leur complexité, et leur inépuisable
force expressive. En effet, les deux attitudes varient parfois au sein du
même acteur exprimant un état corporel et émotionnel
complexe
1 Jean-Pierre Ryngaert, «Incarner des fantômes qui
parlent» dans L'acteur, entre personnage et performance
dirigé par Jean-Louis Besson, Études
théâtrales, 23, 2003. p.23
2 Renaud Barbaras, « Introduction » dans Lucia Angelino
(dir.). Quand le geste fait sens, Paris. Mimesis, 2015.p.9-10
25
voire contradictoire. Dans les marches de Luis par exemple, on
perçoit un décalage de tonicité entre le haut du corps et
les jambes: lorsqu'il revient dans le cadre à 00:34, ses jambes sont
mobiles et le mouvement de ses bras est fluide, mais son regard est focal. Le
décalage est encore plus visible quand il ressort du cadre à
00:50. Après avoir détendu son corps à la fin de sa
réplique, il laisse l'espace scénique à Lady Anne, et sort
de scène en gardant une attitude de lutte au niveau du visage,
fermé et concentré. Son torse reste frontal et il contrôle
la position de sa main droite. Son état tonique diffère à
partir de la ceinture pelvienne: sa marche est souple, son mouvement est
fluide. Mais il est dans le contrôle et son bras droit est
contracté. Ce décalage tonique crée une distance presque
risible entre la situation dramatique et la situation de performance. C'est
dans l'écart entre l'état tonique et la situation de jeu
qu'apparaissent les subtilités que nous relevons, offrant un certain
poids à la gestualité des acteurs.
L'acteur n'est donc pas le transmetteur d'un message, mais
l'expression de son personnage, et l'expressivité du geste se trouve
dans sa manière singulière de l'effectuer. Ainsi, au lieu de
penser le geste comme signe, la gestualité s'intéresse à
la manière de l'effectuer, à ses «qualités motrices
et dynamiques plus ou moins idiosyncrasiques»1. C'est, selon le
danseur et philosophe Fréderic Pouillaude, ce qui offrirait la
«puissance expressive du geste»2.
c. La maîtrise de la gestualité par
l'inhibition
L'inhibition en tant que concept est développé
par Mathias Alexander3. Il peut être un exemple du lien
effectué entre la conscience de sa tonicité et la capacité
d'incarner un personnage au théâtre. Ce concept est utilisé
en AFCMD pour corriger les gestes des danseurs en s'intéressant à
tout le processus qui le compose, et non uniquement à sa figure. Il
décrit le processus conscient qui consiste à empêcher un
certain «circuit réflexe»4 pour faire un mouvement
afin d'en travailler un autre pour un geste plus efficace. Ce concept
résonne avec la pensée exprimée par Hubert Godard selon
laquelle «l'imposition d'une vision mécaniste du mouvement, qui
correspond à une vérité anatomique, peut en fait induire
une erreur pédagogique et diminuer les choix
esthétiques»5. Celui-ci prend l'exemple du
développé en
1 Fréderic Pouillaude, « L'expression en danse : au
delà de l'exemplification » dans Quand le geste fait sens
dirigé par Lucia Angelino. Mimésis. 2015. p.38
2 Ibid.
3 Frédéric Matthias Alexander (1869-1955) est un
acteur qui a développé vers 1900 une technique d'éducation
somatique destinée à l'origine à améliorer l'usage
de sa voix : la technique Alexander
4 Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelles de
danse,n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006
5 Ibid.
26
danse classique. La discipline enjoint le danseur
«à se diriger vers ce qui empêche le mouvement,
l'antagoniste, les ischio-jambiers, afin d'inhiber sa fonction pour obtenir le
délié voulu par ce style de danse»1. L'inhibition
ayant à voir avec le relâchement musculaire, implique un retour
à soi et rend possible la déconstruction des acquis devenus
automatismes.
Dans le contexte d'une création théâtrale,
elle permettrait à l'acteur d'accéder à des
possibilités de gestes non évidentes. Par ce détour,
l'incarnation serait plus libre pour l'acteur. L'attention à la
tonicité d'un acteur dans le cadre d'une création permettrait
donc de charger sa gestualité d'affect, sans passer par un jeu
psychologique, ni par une intention volontaire de l'acteur. Dans cet extrait,
l'émotion dégagée par les variations toniques est complexe
et ne peut s'expliquer par la psychologie du personnage: nous le voyons
à travers la marche de sortie de Luis Pazos, ou encore le regard
complice au public de Florencia.
En outre, au cours de l'entretien, plusieurs propos du metteur
en scène résonnent avec le concept d'inhibition. Pour lui, il est
important d'«apprendre à relativiser la pertinence des outils qu'on
utilise et de les adapter à un projet artistique qu'on a», de
«réinjecter de l'extérieur, donc de l'inconnu dans le jeu de
l'acteur» ou encore de «renoncer à certains
outils»2 pour jouer autrement. Si les hypothèses qui
orientent le laboratoire qu'il a dirigé ne sont pas directement en lien
avec l'analyse du mouvement, cette dernière n'est pas
étrangère à une pratique basée sur le renoncement
et le lâcher prise : par des éléments anatomiques
et historiques notamment, Christine Roquet évoque l'utilisation de la
fonction tonique en danse comme ce qui enjoint à «laisser
faire» pour «accompagner le faire»3, en
expliquant le rapport entre les muscles antagonistes et les muscles agonistes.
Ainsi, durant les répétitions, les acteurs échangent leur
texte, varient leurs adresses4 et passent par le discours
indirect5 dans le processus de création de leur personnage.
L'intégration des indications dans la durée est également
mise en valeur par le metteur en scène:
«Je travaille plutôt en déconstruction qu'en
construction, donc c'est une manière de faire
autre chose qui coule, mais je ne veux pas que ça
dirige trop, je veux que ça décante et
que ça apparaisse deux jours plus
tard.»6
Pour comprendre le sens de la gestualité des acteurs en
création, il faudrait déconstruire les impensés, issus
d'une tradition théâtrale en France, qui fondent notre rapport
1 Ibid.
2 Voir l'entretien en annexe
3 Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le
mouvement dansé, CND Pantin. 2020. p.58
4 Voir Extrait 4
5 Idem.
6 Voir l'entretien en annexe
27
au jeu d'acteur et à la création d'un
personnage. L'attention à la fonction tonique dans cet extrait nous
révèle que que la gestualité prend sens dans
l'expressivité du mouvement des acteurs. Nous pouvons alors
déconstruire un modèle d'incarnation du personnage basé
sur une imitation pour proposer une conscientisation de l'acteur de son propre
potentiel expressif. Cependant, pour une étude plus approfondie sur les
modes de déploiement de son propre mouvement, il convient de se pencher
sur la naissance de celui ci, en analysant l'organisation posturale des acteurs
du Laboratoire.
3) Extraits 2 et 3 : La posture, expression d'une
singularité.
A travers les extraits vidéos que nous avons
décrit en ouverture de cette étude, nous observerons la
circulation des mouvements des acteurs dans leur corps, grâce au
schéma fonctionnel séparant les parties du corps et proposant une
grille de lecture du mouvement en fonction de sa circulation. Le schéma
fractionne le corps humain en trois éléments: les membres, les
ceintures et l' axe central. Celui ci - comprenant le crâne et la colonne
vertébrale - représente ce qui tient, le centre du
mouvement, et son fondement. Les ceintures -ceinture pelvienne et ceinture
scapulaire- transmettent le mouvement initié. Enfin, les
membres, ce qui pend, achèvent le mouvement1.
Comprendre le mouvement dans son élaboration nous suggère alors
de nous pencher sur la posture des acteurs comme origine de celui-ci. Cela nous
mènera alors à nous interroger sur sa direction et son intention,
mais aussi sur le potentiel contrôle de l'acteur sur son
expressivité lorsqu'elle est incarnée par sa posture. Elle
semblerait alors traduire la singularité de l'interprétation des
acteurs et leur potentiel créatif.
a. Origine du geste et singularité.
Tout d'abord, nous observons que le geste prend son origine
dans la posture de chaque acteur. Lorsqu'elle prend sa réplique au
début de l'extrait, Florencia fait partir son mouvement de son axe :
elle penche à son tour son buste vers lui, qui se redresse alors. Dans
l'extrait 2, qui a lieu le 24/08, Florencia est assise à
l'extrémité gauche du banc, droite sur son axe, et Luis est
debout de l'autre coté. Il est légèrement
désaxé par des épaules en rétro pulsion et sa
tête est en légère flexion vers l'actrice. En utilisant de
manière combinée le schéma
1 Cette description est issue de l'ouvrage de Christine Roquet,
op.cit. p.52
28
fonctionnel et l'outil de l'accentuation dynamique des plans
de l'espace de la corporéité1 de Hubert Godard
concernant les modalités rythmiques d'une marche, on observe une
particularité dans la posture de l'acteur: la combinaison entre un
mouvement controlatéral de ses membres, et un mouvement
homolatéral au niveau de ses ceintures. À la fin de l'extrait 2,
l'actrice s'approche de lui lentement dans une marche controlatérale.
À la veille de la présentation (extrait 3), tous
deux commencent le dialogue également face à face mais debout, de
chaque côté du banc. Luis Pazos est en légère
flexion vers Florencia au niveau de son axe. Il se déséquilibre
légèrement en approchant sa tête d'elle sans modifier ses
appuis au sol. Elle se penche vers lui puis lui se rapproche de deux pas vers
elle. Elle rit en restant penchée puis se redresse et s'approche
à son tour de lui de quelques pas en mouvement homolatéral pour
se retrouver à quelques centimètres de son visage. Elle est
droite sur son axe, les épaules en extension et le bassin en
antéversion Il approche son visage du sien et sans se déplacer,
elle place son bassin en rétroversion et ses épaules en
antépulsion. Il revient sur son axe et marche de l'autre coté, le
visage orienté vers le public. Elle s'assoit face au public, l'axe, les
membres et les ceintures verrouillés et vers le sol. Puis sa tête
se redresse sur son axe et son épaule gauche est en abduction. En
comparant ces deux répétitions, on remarque alors que la
gestualité des personnages prend naissance dans la posture des acteurs :
l'axe de l'acteur est plutôt verrouillé et ses mouvements sont
initiés par ses membres et sa tête, alors que les mouvements de
l'actrice partent en grande partie de son axe central. C'est à partir de
cette posture que ses gestes se déploient.
Ainsi, la posture de chaque acteur témoigne d'une
expressivité singulière chez lui. D'une certaine manière,
son attitude posturale2 est une sorte d'aptitude à bouger
qu'il porte en lui, «ainsi qu'une signature de [son] humeur et [de son]
comportement»3. C'est donc sa posture qui fonderait le centre
de gravité sur lequel il s'appuie pour construire son personnage. Dans
les marches de Luis Pazos, on repère que ces mouvements partent
régulièrement des ceintures et des membres, ce qui fait suivre
l'axe central. L'orientation de son corps est souvent une conséquence du
mouvement de ses membres et ses ceintures. Florencia Zabaleta au contraire, se
désaxe plus facilement. On le voit bien lorsqu'elle évite le
baiser de Luis, elle reste droite sur ses jambes et penche son buste, ce qui
crée un effet particulièrement visible. En fait, la
1 Ces trois plans sont le plan horizontal, le plan vertical et le
plan sagittal. Il s'agit alors d'observer la kinesphère de
quelqu'un, concept théorisé par Rudolf Laban.
2 Pour reprendre l'expression proposée par Christine
Roquet : « une gestion gravitaire, signature de notre rapport au monde
» dans Vu du geste, op.cit. p.63
3 Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le
mouvement dansé, CND Pantin. 2020. Page 63.
29
posture est la base de l'expressivité du jeu des
acteurs, et teinte alors l'humeur et le comportement de leur personnage. Dans
ce Laboratoire, Lady Anne est digne et dans la retenue. Ainsi, ses changements
de posture rapides, ses mouvements de bras amples font une forte impression sur
le spectateur. Au contraire, Richard III se montre en général
dans la démonstration, la tête en avant et les bras gesticulant.
Lorsque Luis joue en se déséquilibrant par exemple, ou en
changeant d'appuis, le spectateur a accès à une faille chez le
personnage.
Nous remarquons aussi à quel point l'origine d'un geste
et sa direction sont liées. En fait, c'est la tension entre l'axe
vertical et l'axe horizontal qui définit le fond sur lequel s'inscrit un
geste. Regarder le geste de l'acteur, c'est à la fois se demander
comment il se porte, et comment il est porté dans sa relation au poids,
à l'espace et à l'environnement. Dans la marche des acteurs de ce
Laboratoire, cette tension est assez visible: alors que dans l'extrait 3, la
marche homolatérale de Florencia suggère son intention
de séduire, dans l'extrait 2, sa marche en controlatéral
peut témoigner d'une froideur et d'une retenue. L'observation de
l'initiation du mouvement, rendue possible grâce au schéma
fonctionnel, nous conduit à observer que la gestualité s'inscrit
dans le fond tonique des acteurs, lieu de cristallisation de l'histoire
affective de chacun. Analyser la gestualité des acteurs
présuppose donc de prendre en compte leur rapport singulier et fondateur
à la gravité. En effet, «le simple fait de respirer»
change la posture et «entraîne certaines variations du centre de
gravité»1 :
«Il est certain que si le souffle accompagne l'effort, la
production mécanique du souffle fera naître dans l'organisme qui
travaille une qualité correspondante d'effort. L'effort aura la couleur
et le rythme du souffle artificiellement produit»2.
L'effort, c'est à dire l'élan du geste, porte en
lui son sens, sa direction. Si la volonté d'utiliser ses qualités
respiratoires sous-tend une lucidité sur le mécanisme de la
posture comme fondement de sa gestualité, agir sur les « registres
les plus inconscients » ne signifie pas contrôler son mouvement pour
orienter3 son geste. En effet, Hubert Godard le précise,
«les effets de cet état affectif», ce qu'il appelle
"musicalité posturale" «ne peuvent être commandés par
la seule intention. C'est ce qui fait toute la complexité du travail du
danseur...
1 Hubert Godard, « Le souffle, le lien » dans
Marsyas, n°32, IPMC, Paris, décembre 1994, p. 27-31
2 Antonin Artaud, « Un athlétisme affectif »,
op.cit. p.204
3 Du latin "oriri" se lever, prendre son origine à,
ce verbe témoigne de la tension inhérente à la
posture entre l'attraction terrestre et l'attraction spatiale. Il
désigne à la fois la direction d'un mouvement que le terrain sur
lequel il naît.
30
et de l'observateur»1. L'intention de l'acteur
ne peut être traduite volontairement par le geste qu'il effectue. Selon
l'homme de théâtre Jerzy Grotowski, «si un acteur veut
exprimer, il se trouve alors divisé; il y a une partie qui veut et une
partie qui exprime, une partie qui commande et l'autre qui exécute les
ordres».
b. L'intention du geste.
La posture porte en elle l'intention du geste: le sens du
mouvement est dans son déploiement. À la fin de l'extrait 3,
l'observation de la posture assise de Florencia illustre l'état
émotionnel de Lady Anne. Lorsqu'elle s'assoit, sa colonne est
affaissée, son visage est tourné à l'opposé de Luis
et ses membres sont comme appelés vers le sol: son pied gauche est
posé sur la tranche, sa main gauche pend entre ses jambes et sa main
droite semble retenir le poids de son corps en s'appuyant sur le banc.
L'actrice, qui avait commencé le dialogue en se désaxant
de nombreuses fois, que ce soit pour aller vers lui (axe en flexion) ou le
fuir (axe en extension), semble jouer une Lady Anne découragée.
Pourtant, quelques instants plus tard, sa tête se redresse, ainsi que son
épaule droite qui s'ouvre en s'opposant à l'orientation de son
épaule gauche, et son coude droit se lève aussi. Cette intention
naîtrait donc du geste lui-même. La posture de l'actrice
reflète une contradiction entre l'ouverture de sa ceinture scapulaire,
son coude et son visage, et l'énergie qu'il renvoie à travers un
relâchement musculaire. L'intention telle qu'on l'a décrite n'est
pas l'intentionnalité. C'est l'élan du mouvement et sa direction.
La conclusion de cette observation est ambivalente: c'est de cette posture que
se déploie la contradiction interne du personnage, de la même
manière que cette position est le résultat de l'errance
émotionnelle et morale dans laquelle se trouve le personnage à
cet instant.
Selon Hubert Godard, le théâtre
dramatique2 «recherche la transparence entre le propos (le
texte) et l'attitude corporelle», et l'enjeu est d'exprimer le personnage
et son dessein. Il n'y a pas d'intérêt porté à la
forme durant la création. Nous l'avons vu, la direction d'acteur
étudiée ne distingue pas une «forme», qui dans le cadre
de notre étude sur la gestualité renvoie au corps de l'acteur et
un «fond», qui renverrait à l'expressivité qu'il
1 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans
La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle
Ginot. Bordas, 1995
2 Expression utilisée d'abord par B.Brecht pour le
différencier du « théâtre épique », puis
repris par le théâtre postdramatique dans les années 1990.
Le théâtre dramatique est un théâtre dont le texte
est construit de manière classique : une situation
théâtrale se développe à l'aide d'outils telle que
l'intrigue, les péripéties, les personnages. Hans-Thies Lehmann
le définit comme « le noyau de la tradition théâtrale
européenne ». Il est « subordonné au primat du texte
» et l'imitation, l'action et la catharsis y
occupent une place particulière. Dans Le théâtre post
dramatique. L'Arche. 2002. p.26-27
31
incarne. Cette association entre «la forme» et le
«fond» de la gestualité lors de la création d'un
personnage est-elle commune au phénomène de création
théâtrale ? Les choix singuliers de ce metteur en scène
nous permettent des conclusions concernant l'enjeu de l'observation de la
posture sur la simultanéité entre l'intention du geste et sa
forme. Considérer que l'intention d'un geste ne dépend pas de
l'intentionnalité de celui qui l'effectue permet de
généraliser ce point d'analyse. Selon les travaux neurologiques
d'Alain Berthoz, l'intention d'agir précède et guide la
perception et le regard.1 Elle peut donc être
travaillée, modulée par les répétitions, dans le
contexte de la création dune scène de théâtre.
c. Centre postural des acteurs et neutralité.
Si on considère l'attitude posturale des acteurs comme
«le point à partir duquel toute direction est
possible»2, le travail sur la scène peut être
l'espace de recherche d'une incarnation «neutre». La
neutralité étant comme une sorte de point de départ de
tous les gestes potentiels que l'acteur déploie dans son processus
d'incarnation. Cet état de neutralité a été
travaillé dans la discipline, notamment par le pédagogue Jacques
Lecoq à travers la technique du masque neutre. D'origine japonaise, le
masque neutre est une technique de son «École Internationale »
qui conduit le comédien à atteindre une présence «qui
ignore la distance d'un commentaire, d'un jugement ou d'une
opinion»3. Comme un moment de page blanche qui permet de ne pas
être replié sur soi-même lorsqu'on exprime une oeuvre et un
personnage, c'est un «masque de référence, un masque de
fond, un masque d'appui de tous les autres masques»4.
Pour enrichir l'analyse de ce Laboratoire, nous proposons
d'étendre cette technique de neutralité précédant
le jeu au corps entier, entendu comme vecteur d'expressivité à
travers la gestualité. L'analyse du mouvement, par ses techniques
d'observation et de conscientisation de ses propres sensations permettrait
alors d'atteindre un corps neutre. Ainsi, la neutralité serait
le passage vers une gestualité adéquate. Moshe
Feldenkrais5, par exemple, propose de connaître son propre
rapport à la gravité, lié à sa posture pour
atteindre une neutralité propice à l'incarnation
théâtrale. Selon lui, c'est par sa relation à la
gravité que l'acteur aura plus
1 Alain Berthoz, « Le sens du mouvement : un
sixième sens ? » dans Le sens du mouvement. Odile Jacob.
1997. p.31-65.
2 D'après la réflexion autour du lien entre «
centre » et « neutre » dans Isabelle Ginot. « Douceurs
somatiques », Repères, cahier de danse, vol. 32, no. 2,
2013, p. 21-25.
3 Christophe Merlan, «L'école Lecoq: des
mouvements de la vie à la création vivante » dans Anne-Marie
Gourdon (dir.). Les nouvelles formations de l'interprète.
Paris, CNRS, 2004. p.65
4 Jacques Lecoq, Le Corps poétique, Actes Sud,
1997. p.49
5 Physicien de formation et créateur d'une des
méthodes d'éducation somatique les plus enseignées et
pratiquées.
32
facilement accès à l'état de
neutralité nécessaire pour créer des personnages. Pour ne
pas «se confondre avec son rôle»1, il serait
nécessaire de connaître sa propre gestualité, ayant son
fondement dans sa posture. Dans l'AFCMD, enseignée aujourd'hui dans les
écoles supérieures de danse telle que le CNSMD2 de
Paris, il s'agit d'aller «vers l'autonomie d'une organisation optimum du
mouvement»3. Avant même de commencer un projet
artistique, cette discipline appliquée au jeu d'acteurs leur permettrait
d'atteindre une certaine neutralité sur laquelle se baser pour incarner
plus librement un personnage. Dans l'article «Danse: l'en dehors et
l'au-dedans de la discipline»4, la chercheuse Isabelle Ginot
remet en cause la valeur disciplinaire attribuée traditionnellement
à la technique du danseur ou du comédien, et elle souligne
l'importance du projet esthétique dans l'engagement gestuel ou autre
d'un artiste. La neutralité affective dans le geste ou la voix peut
être un élément de la formation de l'acteur pour ne
«pas se confondre soi même avec les signes d'un
genre»5.
Dans le même article, Isabelle Ginot privilégie
les méthodes interdisciplinaires pour les danseurs, leur permettant
d'être sujet de leur danse en ayant la capacité de
« faire varier le rapport au poids, l'organisation
posturale, les dynamiques, et tout un registre du mouvement qui, faute
d'être compris par les danseurs et professeurs de danse eux-mêmes,
est transmis le plus souvent par la seule imprégnation et
répétition d'un style».
Selon elle, savoir utiliser ses éléments de
l'ordre du mécanisme physique, «c'est pouvoir agir sur les
registres les plus inconscients de son propre geste»6. Les
techniques somatiques et l'analyse du mouvement permettraient donc au jeu
d'acteur d'affiner cette sensation de corps neutre. Selon la
chercheuse, les pratiques somatiques7 des danseurs sont «une
alternative aux principes de la technique dansée»8. Le
Laboratoire étudié semble tendre vers cette capacité de
l'acteur à s'adapter :
1 «Image-Mouvement chez l'acteur: Restitution de la
potentialité», Interview de Moshe Feldenkrais par M. Schechner
(Tulane Drama Review, vol 10, no 3), traduit en français dans
Développement somatique - Dynamique vocale -Dynamique corporelle-
Prise de Conscience par le Mouvement, Espace du Temps présent,
Paris, 1995. p.44.
2 Conservatoire Nationale Supérieur de Musique et de
Danse
3 Définition de l'AFCMD selon le site de l'Association
Accord Cinétique. URL :
http://afcmd.com/page/11/qui-sommes-nous.
Consulté le 27/07/2021
4 Isabelle Ginot, « Danse : l'en dehors et l'au-dedans de la
discipline » dans Anne-Marie Gourdon (dir.). Les nouvelles formations
de l'interprète. Paris, CNRS, 2004. p.179
5 Ibid. p.187
6 Ibid. p.194
7 L'approche somatique, dans la mouvance de l'analyse du
mouvement considère le corps selon ses aspects biomécaniques,
mais aussi selon les aspects de l'histoire personnelle, sociale et culturelle
d'un individu. Ainsi, il est construit à partir des échanges d'un
sujet avec son environnement.
8 Isabelle Ginot. « Danse : l'en dehors et l'au-dedans de la
discipline », op.cit.p.188
33
«Le matériau sur lequel je me concentre c'est
vraiment l'acteur. Shakespeare est un outil qui permet d'ouvrir l'acteur
à un maximum de ses potentialités. Moi je me concentre sur ce
qu'on va pouvoir faire avec l'acteur pour trouver une certaine qualité
scénique.»1
d. Auctorialité de l'acteur.
C'est ainsi que nous proposons de nous pencher sur la
singularité de l'acteur quant à sa gestualité. Cette
lecture des gestes permet en effet de voir la puissance créatrice de
l'acteur à travers les éléments qui constituent les
particularités de sa marche ou la circulation de son mouvement. Si notre
analyse de la posture des acteurs nous révèle que leur
gestualité est tant liée à l' organisation posturale des
acteurs et à leur possibilité de la gérer, alors ils sont
au centre de la création pendant les répétitions. C'est
à eux de chercher, d'explorer leur jeu par des gestes, d'actualiser
constamment, à chaque répétition et représentation
le propos de l'oeuvre. Comme un musicien improvisant sur une scène, il
pourrait y avoir une forme de composition dans cette manière de
créer du geste dans l'instantané. Comme en musique, l'acteur
invente son propre temps. Laurent Berger dit qu'il s'agit de «construire
non pas une action figée» mais de «travailler sur un ensemble
d'actions possibles, pour que les choses n'évoluent pas dans le vide
mais qu'il y ait au moins trois ou quatre options de base que [l'acteur] sera
en mesure d'enclencher»2.
La posture peut être un outil de jeu quand sa
singularité est conscientisée par l'acteur. Alors, elle peut
devenir pour l'acteur ou le danseur «le fonds où puiser pour faire
varier la palette expressive»3. Nous reprendrons alors la
phrase de Christine Roquet dans un article sur l'analyse du mouvement au
département Danse de l'université Paris 8 :«je pense que la
pratique de l'analyse du mouvement peut nourrir la part d'auteur que chaque
interprète a en lui»4.
La gestualité se fonde dans la posture de l'acteur. La
posture serait donc un «potentiel de gestes»5, le point de
départ et le centre autour duquel ils jouent. Elle «contient la
possibilité
1 Parole de Laurent Berger, entretien en annexe
2 dem pour les deux citations
3 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans
La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle
Ginot. Bordas, 1995
4 Christine Roquet. « Danse et Analyse du mouvement à
Paris 8 », entretien mené par Guilherme Hinz. Funambule
n°14, 2017. p.50
5 Christine Roquet, op.cit. p.63.
34
de tous les extrêmes»1, et donc d'une
« palette expressive »2 étendue. C'est l'attitude
posturale qui rend possible l'expression des extrêmes et les changements
toniques. L'acteur est alors auteur de sa gestualité, et donc, d'une
certaine façon, co-auteur de la pièce. Le metteur en scène
Stéphane Braunschweig, alors directeur du TNS3, dit dans un
entretien: «le temps des répétitions est celui de
l'élaboration du texte comme partition. Une fois que l'acteur a fait cet
apprentissage, il est un interprète comme un autre. Sauf qu'à
certains égards il est quand même auteur de sa
musique»4. Pour l'acteur, la posture est la signature de son
interprétation et elle lui confère une part d'auteur à
travers la création de son rôle. En effet, la gestualité
qu'il déploie dans le cadre d'une création est une forme de
composition.
En considérant le geste dans sa dynamique et non sa
forme figée, nous voyons qu'une gestualité se déploie tout
le long des répétitions chez chacun des acteurs. La
gestualité qu'ils arborent le jour de la présentation est
déjà en eux en puissance dès le premier jour des lectures
à la table, et ils la déploient au delà de leur
volonté de signifier. C'est à partir d'une conscientisation de sa
propre gestualité que l'acteur pourrait exprimer le personnage de
manière singulière, ce qui attribue à l'acteur une
fonction d'auteur-interprète. En effet, c'est à partir de son
propre imaginaire qu'il commence la création de son rôle au
début des répétitions. D'après nos analyses sur le
geste, les acteurs se confrontent à la portée symbolique des
mouvements qu'ils déploient pour composer leur jeu au cours du processus
de création. Ainsi, un imaginaire commun se construit par la
gestualité des artistes, et ce au-delà même du travail de
signifiance du metteur en scène et des acteurs.
1 Isabelle Ginot. « Douceurs somatiques »,
Repères, cahier de danse, vol. 32, no. 2, 2013, p. 21-25.
2 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans
La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle
Ginot. Bordas, 1995
3 Théâtre National de Strasbourg
4 Entretien mené par Corine Pencenat, « La
formation à l'école supérieure d'art dramatique du
théâtre national de Strasbourg », dans Anne-Marie Gourdon,
dir., Les nouvelles formations de l'interprète, Paris,
éd. CNRS, 2004.p.53
35
II- SYMBOLIQUE DES GESTES DANS LA CRÉATION DE
LA
SCÈNE
«Ce que l'on appelle souvent la ligne centrale, le corps
central, ne peut se résumer à une zone géographique du
corps, à une structure, mais bien à une fonction centrale,
radicale, celle où s'initie notre rencontre avec le
monde»1
Dans le cadre de sa recherche, Laurent Berger veut
«replacer l'acteur au centre absolu de son action»2.
Mettre un texte de théâtre en scène semble suggérer
que l'action découle d'abord de ce texte. Or, si les didascalies peuvent
renvoyer à certaines postures, mimiques, déplacements, elles ne
rendent pas compte d'une gestualité, justement parce que celle-ci ne
peut être décrite par des mots. En danse, c'est le geste qui fait
sens. Christine Roquet affirme
que «le danseur n'est jamais un traducteur fidèle et
transparent de ce que serait la "vérité"d'une oeuvre,
celle-ci ne pouvant être identifiée par l'inscription de sa forme
en amont de sa
représentation»3. Mais cette
«vérité» est-elle davantage dans les mots du texte de
théâtre que dans l'action, le regard et la posture du
comédien interprétant une scène?
Le symbolique
Tout d'abord, qu'est ce que le sens que nous
cherchons ? En utilisant le terme «symbolique», nous souhaitons
éviter d'associer la recherche du sens de la gestualité à
celle d'une signification. La lecture symbolique fait appel à
l'imaginaire qui sous-tend tout processus de création. En psychanalyse,
le symbolique exprime le rapport entre cet imaginaire produit par les sens, et
le langage. Mais le langage ne détermine pas le sens du geste. Il est le
point de départ, et non le point d'arrivée. Chez Freud, le
symbolique est surtout appliqué au rêve et relève des
associations inconscientes qui constituent l'imaginaire d'un sujet. Il ne
s'agit pas de plaquer une signification à un élément
objectif, mais de chercher la relation entre l'individu et cet
élément, par le symbolique. Il n'est pas un sens
pré-établi. D'après les théories d'analyse du
mouvement de Rudolf Laban puis de Hubert Godard, le geste est toujours
symbolique car il est en lien avec le langage et s'inscrit dans un
environnement qui est une «construction imaginaire»4 de la
personne qui l'effectue. Le sens du geste échapperait donc
1 Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelle de
danse,n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006
2 Voir l'entretien en annexe
3 Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le
mouvement dansé, CND Pantin. 2020. p.13
4 Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelle de
danse,n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006
36
toujours à une explication. Il est par essence
polysémique puisqu'il se réfère à l'image du corps
tel qu'on l'a développé en psychanalyse. Selon Françoise
Dolto, «l'image inconsciente du corps est actuelle, vivante, en situation
dynamique»1. Si «l'image du corps est du côté
du désir»2, le geste effectué dépasse un
cadre utilitaire.
Durant la période de création, le geste est un
moyen de création pour l'acteur, et il en explore les limites et les
sens. Dans notre étude, s'intéresser à l'aspect symbolique
des gestes des acteurs uruguayens dans le cadre des répétitions
est compliqué car l'analyse de leur gestualité ne s'accompagne
d'aucune conversation ou autre contact avec les acteurs. Notre seul lien avec
eux étant cette captation de répétitions, l'accès
à la structure symbolique de leur corps est limité. Pour analyser
les symboliques des gestes des répétitions, il faudrait donc
étudier à travers les vidéos les conditions de
déploiement de ceux-ci, et considérer la situation de jeu
isolée sans déduire des règles exhaustives concernant
l'interprétation en géneral. C'est ce que nous ferons en
analysant l'orientation corporelle des acteurs et l'espace fictif que le geste
construit. Nous l'avons vu, la gestualité se crée en mouvement,
pendant les répétitions, car elle ne préexiste pas
à la création. En effet, c'est l'acteur qui, par la portée
symbolique de son propre corps, crée cet espace signifiant pour le
spectateur. Par sa gestualité, il le déploie en lien avec le
propos issu du texte. Cette gestualité peut mettre en lumière la
complexité du texte et les différentes strates qui le traversent
afin de trouver une justesse dans le jeu.
1) Extrait 6: Le Laboratoire, déploiement d'un
imaginaire.
En regardant l'extrait qui date du 24/08, nous assistons
à une parcelle d'un exercice proposé par Laurent Berger: les
acteurs alternent entre le discours direct et le discours indirect en ponctuant
leur texte d'une interjection comme «je dis», «je
réponds» dans le contexte d'une joute verbal entre les personnages.
C'est un exercice poussant les acteurs à se «distancier» de
leur personnage et à briser le «quatrième mur» en
racontant la scène au public, comme s'ils la revivaient. Les
comédiens sont perturbés et cela a des conséquences sur
leur gestuelle, leurs déplacements et leurs regards. Cette sorte de
désorientation presque méthodologique de la part du metteur en
scène révèle comment l'espace de répétition
construit la fiction par la gestualité. Mais avant tout, le Laboratoire
est un temps de recherche pour l'acteur, dans lequel ses gestes
1 Françoise Dolto, L'image inconsciente du corps.
Paris, Seuil. 1984. p.23
2 Ibid. p.36
37
cherchent leur sens et leur destination.
a. Le Laboratoire: un espace d'exploration.
Par la gestualité, le Laboratoire est donc d'abord
l'espace où l'acteur explore le personnage qu'il jouera lors de la
représentation. Globalement, la gestualité est l'aboutissement
des actions des acteurs: à la fois son accomplissement et la fin de
celle ci. Si l'attention à ses propres sensations permet à
l'acteur de déployer une gestualité plus consciente lors des
répétitions, on observe que cela relève plus de son
schéma postural1 qui module la qualité de ses gestes
que d'une écriture. Il convient d'observer la part d'affect dans les
gestes déployés et de se demander si elle renforce le propos du
texte.
Parfois, le geste que les acteurs proposent ne résulte
pas du texte, mais au contraire mènent au discours. À 2:16 de
l'extrait 6, Luis Pazos anticipe l'emphase du texte qui suit par son geste:
«divine perfection de la femme». Par ailleurs, certains gestes
conditionnant aussi la gestualité de l'acteur naissent d'actions qui ne
sont pas propres à la pièce. À 4:29, il porte ses mains
à la tête comme pour se rappeler de son texte. À 1:06 de
l'extrait, l'actrice reprend le texte au même endroit qu'au début
de l'extrait et pourtant ses gestes sont différents: elle est
penchée vers lui, un pied sur la marche du banc qui les sépare.
Au début de l'extrait, elle est plus ouverte vers le public, l'adresse
étant moins claire alors. Le geste de désigner renforce
son propos, emprunt de symbolique et chargé d'affect: elle veut accuser
Richard du meurtre de son mari. Par ailleurs, le sourire et la mimique de
l'acteur Luis Pazos à 4:05 quand il lui répond «non, ils
sont morts» est un geste rempli d'affect, mais il est dissocié du
ton grave et sérieux du texte. Par ce décalage qu'il propose et
qui survit à l'exercice, l'acteur façonne un personnage complexe,
flegmatique et joueur. Pourtant, son sourire n'est composé à
aucun moment, contrairement à la diction du texte qu'ils travaillent
presque exclusivement les deux premiers jours. À travers ces
différents essais gestuels, c'est comme s'ils tentait de rencontrer les
personnages.
En fait, dans cet extrait, les acteurs sont à la fois
en action et en recherche. Ils tentent de répondre à la consigne
de l'exercice, ce qui teinte leur jeu et leurs états de corps. En
fonction de leur adresse ils orientent leur regard, tendent leur bras ou
fléchissent leur jambes: à 00:32, l'actrice se tourne vers le
public en déployant son bras et lorsqu'elle se retourne vers lui, elle
garde le bras tendu pour le désigner. Certains gestes arrivent en
réaction à ceux de
1 Ce qui permet et ce qui conditionne le geste. Il anticipe tout
mouvement et sert de toile de fond à toutes les coordinations. Hubert
Godard. « Des trous noirs », Nouvelle de danse, n°53,
Bruxelles:Contredanse, 2006
38
l'autre. Par exemple à 00:17, Luis s'appuie en posant
son pied sur le rebord du banc pour s'accouder sur sa cuisse, et Florencia
reprend ce geste en l'adaptant à son personnage à 2:05. En
observant la part d'incontrôlable du geste, nous rappelons que l'analyse
consiste à s'approcher et non à proposer une lecture exhaustive.
«Un protocole de lecture chorégraphique n'est pas là pour
épuiser le visible, il n'est qu'une stratégie
éphémère»1, puisque chaque geste ne
pré-existe pas à son exécution. Pour l'observateur, faire
confiance dans l'aspect éphémère et non nécessaire
du développement des gestes pour créer l'imaginaire global de ce
qu'il voit demande d'abandonner la logique rationnelle et
référentielle d'un geste à un symbole.
b. Analyse de l'orientation corporelle: ouvrir les espaces.
Dans le cadre de cet exercice, les gestes ne sont pas des
symboles mais ils ont une valeur de code. Il s'agit de créer des espaces
différents: celui de la fiction, et celui de la narration. En effet, ce
sont leur orientation corporelle et leurs regards qui construisent les deux
espaces dans lequel le spectateur se projette. Ils sont alternativement
personnages et narrateurs de la scène. Pour analyser comment ces espaces
sont créés, nous observerons les différences entre les
états de corps des acteurs dans leur différents rôles pour
cet exercice à partir de la consigne.
Nous percevons tout d'abord qu'ils n'organisent pas de la
même manière les transitions entre ces changements de posture: les
ruptures entres les orientations de l'actrice sont nettes, ses mouvements sont
amples et son engagement postural est précis. Elle distingue davantage
ses membres de son buste, de sa tête et de ses jambes. Tout s'oriente de
manière autonome en fonction de l'adresse de l'actrice. Pour elle,
certaines parties de son corps sont garantes de maintenir le personnage dans sa
situation dramatique et d'autres dialoguent clairement avec le public.
Dissocier les parties de son corps en fonction de son orientation lui permet de
maintenir les deux espaces de l'imaginaire et donc de complexifier et
d'enrichir celui-ci. Luis Pazos, qui ne dissocie pas les parties de son corps
semble tour à tour citer le texte2 et faire le plaidoyer de
Richard III devant un tribunal (il a la main dans la poche, le regard au sol,
il sourit de manière désabusée à la colère
de Lady Anne). À la fin de l'extrait en effet, il est en
hypertonicité, ses mouvements de bras sont amples et il multiplie les
changements d'adresse
1 Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le
mouvement dansé, CND Pantin. 2020. p.124
2 Dans l'Achat du cuivre, B.Brecht, dans une
démarche de distanciation, conseille à l'acteur de « montrer
une attitude de proposition » et d'envisager le « texte comme
citation ».
39
comme pour appuyer un propos. En étant pleinement dans
un espace imaginaire puis un autre, il construit la simultanéité
des deux autrement que le fait l'actrice.
Ces changements d'orientation contribuent à faire
coexister les deux espaces imaginaires. L'établissement de l'espace de
la narration correspond au temps de la performance et permet au public
d'accepter le second intellectuellement -par les conventions
théâtrales- mais aussi sensiblement -par l'empathie
kinesthésique-. Car l'acteur est corporellement présent, et il
sait qu'il est en présence d'un public qui le regarde. Les gestes des
acteurs dans cet exercice tendent à définir cette connexion entre
les deux «espaces», connexion nécessaire pour faire
naître l'imaginaire. Cette connexion est construite par les petits
regards de complicité au public, qui lient le spectateur et l'acteur
mais aussi avec des gestes de désignation, comme à 00:50.
Par ailleurs, l'orientation du corps de l'actrice est soit
frontale, soit latérale par rapport au public. De plus, son regard est
clairement adressé. Luis Pazos demeure davantage dans un entre deux en
terme d'orientation et de posture. Au lieu de la réorganiser
entièrement lorsqu'il change d'adresse, il transfère son poids
d'un pied à l'autre et pivote à partir de ce transfert, ses pieds
étant écartés et orientés diagonal au public.
Lorsque son regard se tourne vers le public, tout son corps se tourne car le
transfert de poids lui permet de pivoter sans réorganiser ses muscles
posturaux. Cela tranche avec l'engagement tonique, postural et gestuel de
Florencia. Ces états de corps attribuent une rigidité au
personnage de Anne et un certain flegme à celui de Richard.
L'analyse des mouvements des acteurs en fonction des
changements d'orientation permet de comprendre comment l'effort de
distanciation peut faire office de porte d'entrée vers l'imaginaire du
texte, à travers les regards et les différentes manières
de s'adresser au public. L'orientation corporelle peut permettre à
l'acteur de créer des espaces imaginaires. Ainsi, l'effet de
distanciation impliqué par la nature de l'exercice souligne la
présence de l'acteur dans le contexte réel de la performance, et
il met en avant la singularité du jeu qui détermine les
caractéristiques du personnage. En effet, c'est à partir de sa
propre symbolique qu'il crée les espaces imaginaires dans lequel le
spectateur se projette.
Pendant les répétitions, les
éléments du réel et ceux de la fiction se mêlent. Il
s'agit donc d'explorer ce lien que l'on pressent créateur entre
l'imaginaire qui entoure le comédien et l'imaginaire ancré dans
le texte qu'il interprète. D'abord à travers le concept d'un
«geste fondateur», puis en analysant la construction gestuelle de
l'actrice au cours d'une lecture.
40
2) Extrait 1: La puissance symbolique du
geste.
Cet extrait de 5:47 est issu de la première lecture de
la scène au premier jour de Laboratoire. Florencia Zabaleta travaille
une partie d'une tirade de Lady Anne dans laquelle celle-ci se lamente et prie
pour que son mari soit vengé de son meurtrier, Richard III. Notre
observation des gestes que nous nommons «fondateurs» pendant cette
lecture fait référence à la structure symbolique du corps.
Les gestes fondateurs cristallisent le lien fondamental entre la fiction
dramatique et la singularité du l'acteur : il s'agit donc de comprendre
le fonctionnement de la structure symbolique du corps, proposé par H.
Godard. Ainsi, nous pourrons analyser l'utilisation de Florencia de certains
gestes particulièrement liés à elle dans son approche du
texte, et nous proposerons alors une manière de travailler en fonction
de ce rapport à l'imaginaire de l'acteur.
a. La structure symbolique du corps.
Comprendre le sens d'un geste dans un certain contexte demande
de réunir tout l'imaginaire lié à l'histoire personnelle,
le langage verbal, et la réalité extérieure sur laquelle
le sujet qui le déploie projette ses désirs. Cette lecture
symbolique de la gestualité est inhérente à l'histoire de
vie d'une personne, car elle se cristallise au moment de l'organisation
gravitaire d'un enfant qui marque l'accès à son autonomie. C'est
ce que Hubert Godard appelle la fonction tonique. Si on se reporte à sa
pensée, on observe le corps «comme un univers
symbolique»1 qui peut avoir une fonction multidimensionnelle
selon la structure corporelle2 qui nous occupe :
«La structure symbolique, le sens, qui est le terrain de
la psychologie, de l'économie libidinale, du langage, forme un champ qui
donne aussi lieu à une autre entrée de l'image du corps, celle
qui touche à l'inconscient»3.
Le mouvement est donc toujours signifiant, puisqu'il provient
d'une sensation chargée d'affect, et même d'un croisement de
sensations: «toute sensation est nécessairement élastique
1 Hubert Godard, « Le geste manquant » Entretien
mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994
2 Les « structures corporelles » forment l'ensemble
d'une grille de lecture du corps proposé par Hubert Godard. Elle est
composée de la structure somatique,le « corps en tant que
matière », la structure coordinative, manière « dont
les parties du corps s'organisent », la structure perceptive qui
témoigne d'un «mode de percevoir singulier » et la structure
symbolique. Dans Christine Roquet, Vu du geste, p.25-26
3 Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelle de
danse,n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006
41
et contient en quelque sorte la clé non seulement de
son propre mouvement mais de tout mouvement.»1. Nous l'avons
vu, la gestualité est l'expression d'une singularité. En effet,
un geste apparemment identique n'aura pas le même sens en fonction de la
personne qui l'effectue, par rapport à son contexte symbolique.
b. Analyse des «gestes fondateurs»
Hubert Godard parle de «gestes fondateurs» qui sont
«donnés» et se «développent plus ou moins selon
les personnes»2: ce sont des gestes, comme celui de
repousser, aller vers ou désigner qui sont
des «fonctionnalités physiologiques» mais qui apparaissent
dans un contexte psychique et émotionnel. Selon lui, ces gestes
développent dans les premières années de la vie une
manière d'être au monde. Ces liens subsistent, et orientent tout
notre rapport à la gestualité. À travers l'acception de sa
portée symbolique, le geste fondateur devient un gestalt, c'est
à dire qu'il n'est jamais «seulement accumulation fonctionnelle de
capacités». Cette théorie s'appuie sur le croisement de
différentes sciences, de la biologie à la psychanalyse.
Dans cet extrait où on assiste à la
première lecture de la tirade de Lady Anne par l'actrice Florencia
Zabaleta, l'utilisation d'un geste «complètement
fondateur»3, celui de designer, révèle
un univers symbolique pour le spectateur. Elle désigne son partenaire
représentant Richard plus de huit fois au cours de
l'extrait4. L'attitude qu'elle déploie d'aller vers
est également considérée comme un geste fondateur.
Aux premiers abords, ces gestes nous semblent témoigner d'un engagement
interprétatif fort pour une première lecture de la scène.
Cette attitude exprime-t-elle «l'univers symbolique de
gestes»5 de la comédienne ou celui du personnage? Le
concept de geste fondateur nous permet de voir à quel point la
gestualité propre de Florencia cristallise le lien symbolique entre la
fiction dramatique qui nous est proposée et l'originalité de son
jeu. Lady Anne sera créée en partie à partir du geste de
désigner dont la charge symbolique appartient à la
comédienne. De plus, bien les gestes fondateurs désigner
et aller vers participent à construire la dynamique
conflictuelle entre les personnages, leur portée symbolique ne les
enferme pas dans une signification. Il ne s'agit pas d'une gestuelle
codifiée mais d'un geste directement lié à l'univers
symbolique de l'actrice.
Alors, le sens de sa gestualité dépasse le cadre
de la fiction qu'elle prend en charge.
1 Michel Bernard. « Esquisse d'une nouvelle
problématique du concept de sensation », op.cit. p.115
2 Hubert Godard, « Le geste manquant » Entretien
mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994
3 Ibid
4 Extrait 1 : 00:40 ; 1:26 ;1:33 ; 2:09 ; 2:18 ; 4:07 ; 4:25 ;
5:27
5 Hubert Godard, « Le geste manquant » Entretien
mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994
42
Elle crée à partir d'un imaginaire gestuel
singulier et contextuel. C'est elle qui propose cet univers, et Laurent Berger
dans sa direction répond en gestes et en mots, sans fermer le sens de sa
gestualité. Le geste de désigner de la comédienne
exprime une dynamique dans son jeu, et sa manière de désigner
évolue et change en fonction de l'énergie qu'elle y met. À
2:08, elle commence une réplique en désignant Richard puis elle
se reprend avec plus de force et de vitesse. En accord avec cette
énergie, son geste paraît plus accusateur. Ce second mouvement
engage davantage sa posture et même sa tête qui se penche alors.
Elle déploie un deuxième «geste fondateur», celui
d'aller vers. Le geste de désigner se renforce aussi
de sa deuxième main qui esquisse également un doigt se dirigeant
sur l'acteur en face. La notion de «geste fondateur» nous permet de
faire le lien entre la symbolique d'un geste et son expressivité
théâtrale.
c. Jouer à partir de son univers symbolique.
Car dans le contexte du jeu théâtral, ce lien
symbolique peut être un outil pour stimuler la créativité
des acteurs. Comme l'écrit le philosophe Basile Doganis, «le type
d'imagerie, le registre poétique et sensoriel, engendrés par une
croyance, ont une incidence qualitative directe sur le comportement et le type
de mouvements déployés»1. Dans l'extrait 1, le
metteur en scène associe le fait de répéter «venge sa
mort» au verbe «massacrer»2pour diriger la
comédienne. Le verbe d'action est ce qui permet «d'émuler
une réalité», c'est à dire de simuler un
comportement. Basile Doganis décrit le processus d'émulation en
reprenant l'exemple du coquillage proposé par le philosophe et
professeur d'aïkido Itsuo Tsuda: «persuader son corps avec toute la
bonne foi que l'on va se pencher pour ramasser un coquillage réel, qui
est juste là, qu'on pourrait déjà le
toucher»3. En fait, la notion de «geste fondateur»
permet de concevoir le geste fondamentalement en lien avec l'affect du sujet
qui l'effectue et donc, nous l'avons vu, le corps et sa fonction tonique. Elle
attribue à chaque geste une sensation en fonction de l'environnement
dans lequel on l'a développé au début de sa vie et colore
une manière d'être, dans la vie et sur la scène. Dans un
article sur la place du jeu dans les cours de danse pour enfants, la
spécialiste en AFCMD Nathalie Schulman rapproche les
éléments expressifs de la fonction tonique et des gestes que H.
Godard qualifierait de «fondateurs»: «les muscles qui ont permis
au bébé de se tenir debout et de faire ses premiers pas
1 Basile Doganis. Pensée du corps. La philosophie
à l'épreuve des arts gestuels japonais (danse,
théâtre, arts martiaux. Les Belles Lettres.
2012.p.75
2 Il dit « par la répétition, elle change,
alors ça devient "le massacrer" »
3 Basile Doganis, op.cit.p.68
43
s'harmonisent petit à petit avec les gestes des membres
supérieurs: prendre, jeter, remplir, vider, pousser,
tirer»1. En prenant conscience de la puissance symbolique et
donc signifiante de sa propre gestualité, il serait alors possible de ne
plus jouer des grands rôles comme Richard III avec le poids de toute une
tradition d'interprétation.
«Il faut arrêter de vouloir jouer selon les canons.
Parce-que les canons finissent toujours par t'écraser. La tradition
finit toujours pas t'écraser.»2
En effet, construire un personnage à partir d'une
gestuelle contient le risque d'appauvrir le personnage. Lorsque celui-ci est
joué depuis des siècles, au cinéma comme au
théâtre, cela peut avoir une incidence sur la qualité
interprétative du comédien et la réception de l'oeuvre.
«Tu ne peux pas faire aussi bien que Laurence Olivier
pour faire Hamlet et en même temps tu peux faire beaucoup mieux. C'est ce
que j'essaie de faire avec l'acteur c'est de le replacer au centre absolu de
son action et lui expliquer qu'il n'y a pas mieux qu'elle ou que lui pour jouer
ce qu'on a à jouer.»3
Accepter la singularité de son geste et sa
portée symbolique est nécessaire durant le Laboratoire
dirigé par Laurent Berger. C'est par la rencontre entre ce «centre
absolu»4 que représente l'acteur et la fiction que la
gestualité se forme. Le concept de Hubert Godard que nous avons
utilisé permet de comprendre la valeur singulière d'un acteur,
au-delà de sa technique. La gestualité est signifiante car elle
provient d' univers éminemment symboliques: celui du comédien
mais aussi celui du metteur en scène qui participe à la
création. Les «gestes fondateurs» de l'acteur influencent les
états de corps en général dans son «comportement
quotidien», et dans un contexte «extra-quotidien»5 au
travers de sa rencontre avec le propos qu'il va interpréter.
1 Nathalie Schulmann. « De la pratique du jeu à la
maîtrise du geste », dans Marsyas n°35-36, déc.
1995
2 Parole de Laurent Berger. Voir l'entretien en annexe.
3 Idem
4 Idem
5 Expressions amenées par E.Barba dans le cadre de
l'Anthropologie Théâtrale.
44
3) Extrait 1: Première lecture, au croisement de
deux imaginaires.
Selon Christine Roquet, l'interprétation
théâtrale consiste à «rendre visible, par la parole,
par le corps, par le geste, cet engagement de l'acteur envers la
vérité d'un propos»1. Cette
vérité ne peut être décrite en dehors de la
scène, auquel cas il ne s'agirait pas de spectacle vivant. Cependant,
elle préexiste à la création d'un certain metteur en
scène et de ses acteurs. L'enjeu de la création est alors, en
partie par le geste, de la révéler.
a. Un imaginaire complexe.
Une partie du sens que les acteurs portent par leur
gestualité est déjà inscrit dans le texte par l'auteur. Le
travail sur le texte révèle les différentes strates qui le
constituent et il consiste à les faire entendre. Pour analyser
l'expression gestuelle de ces strates, nous utiliserons les outils Labaniens
des deux attitudes fondamentales lutter contre et s'abandonner
à , mais aussi celui du système de l'Effort
concernant le rapport au temps2. Nous nous demanderons aussi si
le mouvement effectué est concentrique ou excentrique, puisque ces
éléments témoignent des étapes d'un effort
musculaire, et si son axe central est en flexion ou en extension. Nous lisons
alors comment la structure gestuelle de Florencia se fait en lien avec celle du
texte.
Dans la première partie de l'extrait, l'actrice est
penchée vers le comédien Luis Pazos à qui elle s'adresse.
Elle est en hypertonicité, voire crispée: ses mains se referment
dans un geste concentrique à 00:18, elle désigne soudainement
Luis à 00:42. À 00:55, elle fait un geste de prière suivie
d'un autre geste de la main soudain et concentrique. Dans une
deuxième partie, elle reprend le même texte à 1:25 et
déploie un geste concentrique quand elle invoque Dieu. Elle reprend
encore à 2:08 et commence à construire, avec le metteur en
scène, une gestualité en fonction du texte:
« Ô Dieu, qui fis ce sang, venge cette mort! --
Ô terre, qui bois ce sang, venge cette mort ! -- Ciel, de ta foudre
frappe le meurtrier à mort; -- Ou terre, ouvre toi toute grande et
dévore-le vivant; -- comme tu avales le sang de ce bon roi -- que son
bras gouverné par l'enfer a massacré. » (Richard
III, W. Shakespeare)
1 Elle différencie alors l'interprétation en danse
et en théâtre. Christine Roquet, Vu du geste :
interpréter le mouvement dansé, CND Pantin. 2020. p.13
2 Le mouvement est soudain ou soutenu
45
Dans une troisième partie, que nous identifions
à partir de 3:30, Laurent Berger la reprend et lui propose de trouver
une autre variation pour la troisième partie de la prière: le
«massacrer»1 avec le texte. Elle reprend la lecture
à 4:29, et à 4:38 elle illustre d'un geste concentrique du bras
droit l'injonction «frappe le meurtrier à mort». À
05:34, elle ouvre ses bras de bas en haut et sur les côtés, et se
penche petit à petit sur sa feuille jusqu'à la fin de sa
réplique. Loin d'illustrer ou de paraphraser le texte
énoncé, lors de cette première lecture du Laboratoire,
Florencia tente d'explorer le sens du texte par son interprétation, dont
la gestualité fait partie. Celui-ci a une portée symbolique
puissante: c'est une prière du personnage de Lady Anne qui se recueille
sur la tombe de son mari et se retrouve face à son meurtrier, Richard
III. Mais la richesse de ce texte ce trouve dans ses multiples
interprétations potentielles qui dépassent le cadre du drame. Il
s'agira donc d'observer une rencontre entre l'actrice et le texte qu'elle lit.
Nous verrons ainsi que sa gestualité permet un passage symbolique entre
l'oeuvre de Shakespeare et le spectateur.
b. Symbolique du texte, symbolique du geste.
En utilisant le concept de corporéité
proposé par Michel Bernard et en appliquant à l'analyse de geste
une pensée en réseau, on repère que la construction du
texte de Shakespeare a une certaine musicalité. Dès la
première lecture, les gestes de l'actrice expriment une
sensibilité du texte qui se trouve au sein même de cette structure
musicale. L'enjeu de ce Laboratoire n'est pas de représenter quoi que ce
soit, mais d'exploiter le texte comme un matériau pour le travail de
l'acteur. Or la forme du texte, «ce flottement, cet équilibre
instable qui définissent le vers anglais»2 conditionne
malgré tout la gestualité de l'actrice dès le premier
jour. La tirade se construit autour de la nature de prière de la triade,
et de la répétition structurelle qui la forme, puisque Lady Anne
répète comme une incantation «Ô Dieu ! Venge sa
mort»3. Ainsi, Laurent Berger, cherchant à éviter
une interprétation linéaire et monochrome, donne pour indication
d'agrandir l'adresse pour ponctuer la prière. L'actrice doit accueillir
la variation à l'intérieur du texte empli de
répétitions. Anne s'adresse d'abord au ciel, alors, l'actrice
regarde en l'air avec un geste concentrique des mains et du corps entier, qui
exprime la symbolique de la prière. Puis, lorsqu'elle s'adresse à
la terre, elle change d'adresse et regarde l'acteur face à elle. Son axe
est alternativement en flexion et en extension
1 Selon ses mots à 3:47 de l'extrait
2
https://francoisemorvan.com/traductions/shakespeare/le-songe-dune-nuit-dete/
3 « Ô dios, venga su muerte»
46
et cela marque une sorte de tempo dans la diction du texte.
Par ailleurs, à partir de 3:30, Laurent Berger la reprend et lui propose
de trouver une autre variation pour la troisième partie de la
prière : le «massacrer»1 avec le texte. Elle
reprend la lecture à 4:29 et à 4:38, elle illustre d'un geste
concentrique du bras droit l'injonction «frappe le meurtrier à
mort».
Cette approche sur le texte, enrichie d'une
considération en réseau de la symbolique de son geste permettrait
à l'acteur de se laisser surprendre par ce qu'il dit, et d'en surprendre
le spectateur. Dans cet extrait, la gestualité spontanée de
Florencia découvre les subtilités du texte avant même
qu'elle ne construise son interprétation avec le metteur en
scène. Bien qu'elle parte du texte et qu'elle soit construite avec
Laurent Berger, sa gestualité n'est pas chorégraphiée.
À 0:55, Florencia fait un geste de recueillement («Ô
Dieu») suivi d'un léger redressement de son axe, d'une contraction
de son corps et de sa main droite faisant pointer son index vers le haut comme
pour signifier la fulgurance d'une idée («venge sa mort»). Par
ces gestes, elle joue une subtilité dramaturgique que Laurent Berger
expose juste après: c'est la prière qui donne l'idée de la
vengeance à Lady Anne. Une fois que cet élément de jeu est
verbalisé par le metteur en scène, il s'agit de construire ce
geste en préservant la surprise de la demande de vengeance pour le
spectateur. Florencia Zabaleta est inter-prète2
parce-que sa gestualité, témoin de sa singularité, se
situe entre l'oeuvre et le spectateur. Ce dernier, symbolisé
par le metteur en scène pendant cette lecture, reçoit le sens
d'une gestualité qui se déploie au delà de toute
réflexion de l'actrice. D'ailleurs, lorsqu'elle reprend ce vers
après l'explication dramaturgique à 1:40, elle n'a pas le
réflexe de reproposer le geste de l'index signifiant l'idée du
personnage qui apparaît par la prière.
Selon Laurent Berger, il s'agit de permettre à l'acteur
de «se situer en dessous de la maîtrise du sens à se laisser
surprendre par les mots, à accepter l'imperfection car on ne sait pas
d'où le sens ou l'émotion vont surgir. Elle prend en compte le
texte dans sa dimension polysémique et contradictoire sans en proposer
une résolution». En bref, Florencia, au premier jour de
répétition, s'appuie sur la prière d'Anne pour explorer
les multiples sens du texte de Shakespeare, et comme nous l'avons
observé, la gestualité participe à cette dissociation
potentielle entre la parole du personnage et l'expression de l'acteur. Car les
gestes et les mots n'ont pas la même capacité d'expression, et
l'interprète, entre le spectateur et l'oeuvre, est
révélateur de cette force expressive multipliée. Au
delà d'être un porte-parole, par sa gestualité parfois
dissonante, il fait entendre que le texte de théâtre a d'autres
fonctions que la fonction
1 Selon ses mots à 3:47 de l'extrait
2 De interpres-etis en latin : l'intermédiaire,
celui qui explique
47
dramatique.
«C'est bien dans le geste lui-même que s'organise
la production de sens»1 écrit Hubert Godard. Une lecture
symbolique des gestes des acteurs nous aura permis d'explorer «la
manière dont ils partagent des imaginaires», pour reprendre les
mots de Laurent Berger durant notre entretien. Même lorsqu'il est assis
à une table, le mouvement du comédien en travail nous a
donné accès à un sens davantage de l'ordre de la
correspondance sensorielle que d'une signification. En effet, le symbolique
serait une manière de dépasser cette approche du jeu d'acteur et
en l'occurrence, de la gestualité des acteurs. C'est donc le rapport
fondamental du geste à l'imaginaire qui donne un sens à la
gestualité dans un contexte de spectacle-vivant. À travers le
paradigme de l'analyse du mouvement, le geste de l'acteur exprimerait un
imaginaire décrit par l'auteur qui dépasse le cadre dramatique,
et la tradition théâtrale.
«On partage des fictions mais on essaie de les comprendre
ensemble» poursuit Laurent Berger lors de l'entretien. C'est ensemble que
nous créons la gestualité, et c'est par un travail en commun
aussi qu'elle devient signifiante. La répétition permet de
construire jour après jour une gestualité signifiante par son
contexte spatio-temporelle. Ce sont donc les interactions, finalement, qui
permettent de composer un jeu d'acteur particulier.
«En somme, ce qui est central, c'est la
relation.»2
1 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans
La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle
Ginot. Bordas, 1995
2 Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelles de
danse,n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006
48
III. LES INTERACTIONS QUI COMPOSENT LES
RÉPÉTITIONS: UNE GESTUALITÉ AU DELÀ DE LA
SINGULARITÉ
«Le mouvement n'est autre que ce processus, cette
série de transformations et de relations, cet ajustement constant
à ce qui est proposé»1.
La répétition est avant tout un espace où
les personnes participant à la création se retrouvent. C'est un
lieu de vie dans lequel on s'efforce d'inventer des espaces, de créer
des personnages et de tester des figures. Rien ne se fabrique au delà de
ce qui se partage dans l'équipe de création. Tout se crée
par l'interaction entre les éléments de cette équipe
unique et singulière. En fait, le sens de la gestualité qui se
fabrique est multidimensionnel, se remet en jeu et se recompose à chaque
fois que l'acteur met son costume. Ce sont les entrecroisements entre ces
différentes dimensions qui permettent aux acteurs d'attribuer un sens
à leur geste et par extension, une interprétation à la
scène qu'ils jouent. Dans ce Laboratoire, comment l'unicité de la
direction d'acteur s'éclate-t-elle en rencontrant la singularité
de chacun des comédiens ? Et comment
l'hétérogénéité qui caractérise le
jeu des deux acteurs peut-elle s'harmoniser lorsqu'ils sont tous le deux sur
scène ? En quoi les gestes s'influencent mutuellement et qu'est ce qui
fait une gestualité signifiante ?
Nous étudierons d'abord la rencontre de l'actrice avec
le texte dans une dimension réticulaire en nous demandant en quoi sa
gestualité se construit en fonction de ce qu'elle lit. Puis, nous
étudierons le déploiement d'une direction particulière de
l'actrice à travers la vidéo de la lecture à la table
(extrait 1). À partir de la théorie des croisements sensoriels,
nous nous attarderons sur le potentiel créateur des interactions entre
les acteurs : nous analyserons les dynamiques gestuelles, ce qui les permet et
ce qu'elles créent pour le spectateur. Nous verrons alors comment les
méthodes d'analyse du mouvement offrent la possibilité de
détacher le mouvement des acteurs d'une quelconque approche
disciplinaire. En effet, en observant l'interaction et ses conséquences
sur la gestualité, on se trouve davantage face à une performance
artistique qu'à une représentation théâtrale.
S'ensuit donc une discussion sur l'utilisation des éléments
associés à la mise en scène comme l'intrigue, le
personnage et le «quatrième mur». La question de
l'interaction, en effet, permettrait de se pencher sur le
phénomène d'identification et ses modalités.
1 Odile Rouquet. La tête au pieds, Esquisses
89-90. 1991. p.28
49
1) Extrait 1: La lecture, une rencontre.
Le mot «texte» vient du latin «textum», le
tissu. Que tisse l'actrice Florencia Zabaleta au cours de cette première
lecture ? Au regard des éléments symboliques qui lui sont
personnels que nous avons traités plus haut, nous allons tenter de
percevoir des liens productifs entre les images évoquées par le
texte et la gestualité spontanée et fondatrice de Florencia. En
effet, ces deux instances sont imbriquées dès la première
lecture et nous parlerons d'une «rencontre» entre l'actrice et son
texte. Comment cette rencontre tisse t-elle une gestualité
particulière ? Ces éléments créent une construction
gestuelle dépendante du texte prononcé, mais proposant un
imaginaire autonome. Par exemple, la gestualité ne redouble pas l'effet
de répétition que le texte propose. Au contraire, elle permet
d'apporter des variations dans le jeu de Florencia : elle commence avec des
gestes resserrés sur elle-même, concentriques, elle a le regard au
sol. Elle s'ouvre à mesure de son texte, changeant d'abord son regard,
puis ajoutant des mouvements amples et en ouverture vers le public. Le geste et
le texte étant deux éléments pouvant exprimer
différents aspects de l'oeuvre.
a. «Le chiasme parasensoriel»
En effet, le geste enrichit le texte par une sorte de
correspondance baudelairienne que Michel Bernard nomme «chiasme
parasensoriel»1. C'est la correspondance étroite entre
l'acte de sentir et l'acte d'énoncer. Michel Bernard théorise ce
croisement dans le cadre de sa recherche sur la complexité du
phénomène sensible au cours de laquelle il en
décèle trois autres: le «chiasme intrasensoriel» qui
réside dans la double dimension simultanée active et passive de
tout sentir, le «chiasme intersensoriel» qui fait
référence au croisement entre les sens et
l'intercorporéité qui est au fondement des autres croisements.
Par le chiasme parasensoriel, M. Bernard considère
l'acte d'énonciation comme fondateur à la fois de la sensation et
du langage, et démontre par là l'origine sensorielle de
l'imaginaire et son rôle créateur et même vital. Selon lui,
le phénomène d'expressivité permet de se rendre compte que
la voix qui est au coeur du processus d'énonciation, constitue le chemin
vers un imaginaire gestuel qui enveloppe notre corporéité. En
effet, le corps est «soumis aux fluctuations d'une double histoire
symbolique : celle-de la société ou de la culture à
laquelle il appartient, et celle de la singularité
événementielle et contingente de sa
1 Michel Bernard, « Sens et fiction », dans De la
création chorégraphique, CND, 2001. p96-97.
50
propre existence».1
Ce chiasme permet de proposer un regard différent sur
le phénomène d'incarnation que celui d'un mouvement qui irait du
dehors au dedans. Selon R. Abirached, un personnage s'inscrit
dans un corps «sans cesser d'être fictif, dans une
réalité, sans cesser d'être hétérogène
au monde quotidien, psychologique et social»2. «Le
comédien est le lieu où ces données virtuelles
s'incarnent». Avec le chiasme parasensoriel, on ne sépare plus le
processus d'incarnation de celui d'énonciation. Si on suit la
pensée de Michel Bernard, ces données s'y incarnent par
l'énonciation «comme acte fondateur à la fois de ce visible
et de cet invisible, de la sensation et du langage»3. Il s'agit
donc toujours d'exprimer quelque-chose.
Dans un contexte de répétitions, l'imaginaire
est souvent utilisé pour stimuler la créativité des
acteurs et le phénomène d'incarnation de l'acteur. Cet imaginaire
est enrichi de l'attitude du metteur en scène lorsqu'il donne une
indication. Un lien sensoriel et émotionnel est donc effectué
entre le texte prononcé par Florencia et sa gestualité.
b. Par le lien, la construction
Nous l'avons vu, la tirade est une prière. Elle se
structure par la répétition qui la forme, puisque Lady Anne
répète comme une incantation «Ô Dieu ! Venge sa
mort»4. Nous sommes donc face à «univers
symbolique»5 qui se construit et qui s'étend tout au
long de la lecture. La gestualité de l'actrice est une
conséquence des indications sur sa lecture et le témoin d'un
travail sur les différents imaginaires qui constituent les strates. Le
texte, construit autour d'anaphore (l'interjection «ô») et
d'épiphore («venge sa mort») appelle l'acteur à faire
des choix d'interprétation. Florencia reprend quatre fois la lecture de
ce passage et fabrique une certaine gestualité en dialogue avec la
structure du texte. Pour le premier vers, celle-ci apparaît dès le
début : elle est penchée vers la table, les mains jointes au
niveau de sa tête. Pour le deuxième et troisième vers, la
composition se fait de manière plus séquencée. D'abord,
elle le regarde avec conviction, et son axe est tour à tour en flexion
ou en extension, ce qui change successivement son rapport à la
gravité. Lorsqu'elle reprend cette phrase6 à
1 Michel Bernard. « Les fantasmagories de la
corporéité spectaculaire » dans De la création
chorégraphique, CND Pantin. 2006.p.86
2 Robert Abirached. La crise du personnage dans le
théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994.p.70
3 Michel Bernard, « Sens et fiction ».
op.cit.p.99
4 « Ô dios, venga su muerte»
5 Nous empruntons cette expression à Hubert Godard qui dit
lors d'un entretien : « au lieu de penser le corps comme une
fonctionnalité, je le pense comme un univers symbolique de gestes
». Dans « Le geste manquant » Entretien mené par Daniel
Dobbels et Claude Rabant. 1994
6 « Ô terre, qui bois ce sang, venge cette mort ! --
Ciel, de ta foudre frappe le meurtrier à mort »
51
4:35, ses mouvements sont davantage concentriques. Quand elle
la lit pour la troisième fois, elle regarde de nouveau Luis, mais ses
mouvements sont de nouveau concentrés et resserrés sur elle.
Enfin à la troisième partie (fin de cet extrait), suite aux
indications du metteur en scène, elle offre une dimension moins intime
à ses paroles: à 5:30, son souffle et son corps se
relâchent, puis ses bras se soulèvent sur les cotés dans un
mouvement ample et contrôlé. Tous ces éléments
créent une construction gestuelle interdépendante du texte
prononcé, mais proposant un imaginaire autonome. La gestualité ne
redouble pas l'effet de répétition que le texte propose. Au
contraire, elle permet d'apporter une évolution dans l'adresse du
personnage: Elle commence avec des gestes de recueillement le regard au sol et
termine l'extrait les bras tendus et jusqu'au bout des doigts, à travers
un geste associé davantage à l'accueil, et dont l'adresse est
moins concentrée. Elle s'ouvre à mesure de son texte, changeant
d'abord son regard, puis ajoutant des mouvements amples en ouverture vers le
public.
Le premier geste de recueillement, apparu spontanément
à 00:55 attribue de fait du symbolique à ses mouvements. Il
conditionne le jeu de la comédienne et lui permet de mettre en avant
l'objet singulier de cette prière: la vengeance. La gestualité
qui se créé tend à développer l'apparition de ce
motif dans l'ambivalence, puisque l'actrice alterne entre les mouvements
concentriques associés à la prière et l'intimité et
les gestes excentriques associés à la vengeance qu'elle appelle.
En effet, alors que l'amplitude de ses bras révèlent une amorce
d'ouverture de la part du personnage, la posture de l'actrice ainsi que son
regard restent penchés vers la table, face à Richard
III1.
À travers les outils présentés, l'analyse
de la construction non pas d'une chorégraphie, mais d'une gestuelle
révèle que la gestualité peut faire sens en association ou
en dissociation avec le texte. Par exemple, à 4:38, l'actrice renforce
la violence de l'injonction «frappe le meurtrier à mort» en
rassemblant son tonus par un geste concentrique avec le bras droit et le poing
serré, ce qui souligne l'émotion suggérée par le
texte. A contrario, à la fin du deuxième vers à 3:09, elle
se soulève légèrement de sa chaise pour tourner la page de
son texte. Une dissonance entre le texte et le geste apparaît. Alors que
dans le premier vers qui s'adresse à Dieu sa gestualité la
rapproche du sol, dans le second vers, elle s'adresse à la terre et sa
gestualité la pousse à se redresser jusqu'à soulever son
bassin de la chaise. Bien que subtile, cette dissonance est
révélatrice d'un rapport au geste et à la parole du dedans
au dehors, dans un mouvement progressif d'ouverture. Ainsi, la
gestualité telle qu'elle est décrite dans cet
1 Précisons qu'il s'agit d'une lecture, et le jeu
(notamment le regard) est conditionné par ce contexte
52
extrait permet d'observer cet écart, au lieu
d'attribuer le sens du spectacle au texte ou au personnage. Le dramaturge
Jean-Pierre Ryngaert, dans un colloque sur l'acteur revendique un travail sur
le «fond de l'énonciation plutôt que sur le contenu des
énoncés ou l'identité de
l'énonciateur»1 : il s'agirait de «mettre en oeuvre
un écart entre le dit et le dire».Cet écart serait alors
comme personnifié par le metteur en scène, qui dirige l'actrice
et donne une direction à sa gestualité.
2) Extrait 1: Par l'interaction, le déploiement
d'une direction d'acteur.
Dans la vidéo, les deux acteurs sont tous deux assis
autour d'une table, face à face. Nous avons accès à la
corporéité de Florencia de profil, alors que Laurent Berger est
presque dos à la caméra. Pour observer les qualités
d'interaction entre eux, nous utiliserons les outils permettant de lire la
tonicité et la circulation du mouvement à partir du schéma
fonctionnel2 issu de l'AFCMD. En observant les
éléments singularisant leur mouvement comme le flux3
ou la kinésphère4 (par l'amplitude des gestes et le
type de contraction d'un mouvement excentrique ou concentrique), nous
observerons la manière dont la gestualité de Laurent Berger
oriente celle de Florencia au cours de cette lecture. Il s'agira d'abord
d'analyser les interactions gestuelles qui constituent la lecture. Nous verrons
alors une gestualité qui se construit, et ce, par-delà leur
singularité. Cette analyse en réseau nous révélera
alors les particularités de la direction d'acteur durant le Laboratoire:
si la gestualité de l'actrice se crée par l'interaction, celle-ci
ne consiste pas en une série d'imitations formelles.
a. Une gestualité qui se construit
C'est en collaboration avec le metteur en scène que la
gestualité de Florencia se crée. En observant les
résonances entre les gestes du metteur en scène et ceux de
l'actrice pendant la lecture, une direction d'acteur se déploie. Au
delà des mots employés, la gestualité de Laurent Berger
influence celle de Florencia qui commence à créer la structure de
la tirade. La dirigeant sur le sens du texte, ses gestes, nous l'avons vu,
portent un sens en eux-mêmes. À
1 « Incarner des fantômes qui parlent » dans
L'acteur, entre personnage et performance, dirigé par
Jean-Louis Besson. Études théâtrales, 23, 2003. p.21
2 Voir la présentation des outils en annexe
3 Il peut être contrôlé ou libre, en suivant
la grille de lecture du système Effort de Rudolf Laban.
4 C'est « l'espace que le corps peut atteindre sans
transfert de poids ». Rubrique « Kinesphère » dans
Philippe Le Moal (dir.), Dictionnaire de la danse, Paris. Larousse.
2008.p.750
53
1:42, il frappe sur la table comme pour marquer et faire
résonner une indication de jeu. Il arrête une nouvelle fois
l'actrice à 2:30 en claquant des doigts, puis, en mimant une sorte de
schéma de structure de la tirade étudiée (dont le ton est
du plus intime au plus grandiose) il se lève à 2:47. Les gestes
spontanés de Laurent Berger ne sont pas imités par Florencia,
parce-qu'ils ils n'ont pas de sens en dehors de sa propre
corporéité à lui, perçue à partir de son
attitude posturale. Après qu'il se soit levé à 2:47, ses
mouvements sont de plus en plus amples mais restent concentriques et
leur flux est contrôlé. À 3:25, il lève son
coude gauche ce qui élève son centre de gravité et il le
relâche en s'accoudant sur la table. Par ses gestes à la fois
amples et concentriques, il témoigne de cette
structure ambivalente, entre le recueillement intime et la plainte publique.
À 2:47 et à 3:42, il se lève de sa chaise: son flux est
contrôlé et son mouvement est concentrique,
alors que ses gestes se déploient dans l'espace.
Le metteur en scène est dans la recherche d'une
évolution du jeu de l'actrice sur cette tirade. L'évolution de sa
propre gestualité est aussi visible dans sa corporéité
tout au long de l'extrait. Dans ses prises de parole, il commence avec son
centre de gravité bas, relâché, dans une posture de
recueillement, puis son centre de gravité se soulève
jusqu'à ce qu'il se lève de sa chaise par deux fois. C'est cette
structure que Florencia reprend lorsqu'elle lève sa tête et se
dresse sur son axe à 5:27, puis quand elle ouvre ses bras
à 5:28. Ce qu'il s'agit de transmettre à l'actrice c'est
l'intention du geste en fonction de la structure dramatique et poétique
du texte : la gestualité se crée alors à partir de sa
direction.
b. Par-delà la singularité
Par ailleurs, la première posture du metteur en
scène étant celle de l'accueil Laurent Berger intervient
dans la lecture de Florencia parce-qu'il perçoit une voie à
suivre pour le jeu. En effet, alors qu'il est enfoncé dans sa chaise, il
se lève par son axe à 1:00. À partir de ce
mouvement son tonus augmente jusqu'à la fin de l'extrait. Alors, ils
sont tous les deux dans un état tonique intense, à la
différence de l'acteur Luiz Pazos qui n'est pas en travail et qui est
dans un état de corps relâché. Le metteur en scène
et la comédienne se renvoient mutuellement cette posture tendue qui
provient aussi de l'énergie du texte. À 4:35, Florencia est en
lecture et l'écoute de Laurent Berger est très active, focale.
Ils ponctuent tous deux en même temps l'injonction «venge sa
mort» d'un geste soudain et contrôlé de la
tête et du haut du corps. De même, à 2:39, ils prennent la
même position en même temps. Cela révèle un espace de
connexion important ente les corporéités. Ce serait donc à
partir d'une «immense
54
intercoporéité
indéfinie»1 que la gestualité de l'actrice se
compose. La théorie sur le corps comme réseau sensoriel et celles
qui en découlent sont d'abord développées par le
phénoménologue Merleau-Ponty. Puisque «toute sensation est
nécessairement élastique et contient en quelques sortes la
clé non seulement de son propre mouvement mais de tout
mouvement»2, il nous semble nécessaire de nous
concentrer sur les liens entre sensation et mouvement, et sur la part
créative de ces liens.
c. Construire à partir d'une passivité
Comme dans l'extrait 1, la gestualité des acteurs
découle de cet échange entre indication et proposition, entre
écoute et parole qui constitue l'exercice de la lecture. Cette lecture
semble marquée d'un croisement «intrasensoriel». Ce premier
chiasme accueille la double phase active et passive d'une sensation, et par
extension, d'un mouvement ou d'un mot. En effet, le metteur en scène est
d'abord relâché corporellement. Le poids de son corps est en
arrière et ses bras sont en l'air, on les devine derrière la
tête. Cela témoigne d'une écoute et d'un accueil des
propositions de l'actrice. À 1:00, il arrête pour la
première fois la lecture et son état tonique évolue: ses
mouvements sont tendus et ses poings se serrent.
Faisant référence à l'écoute du
psychanalyste, Basile Doganis parle de «passivité volontaire»
pour décrire les postures comme celle de Laurent Berger au début
de l'extrait. De manière à être disposé à
diriger l'actrice efficacement, il y a «un certain relâchement de la
focalisation sur un seul point (rapport à l'objet) qui permet de se
décentraliser (rapport à soi du sujet), de déplacer son
propre corps et ses propres facultés de leurs assises ordinaire».
Dans un contexte de création, il s'agirait de s'adapter à l'autre
dans ce qu'il est dans sa posture et sa manière de se mouvoir pour
l'amener ailleurs dans son jeu d'acteur3. L'interaction, qui permet
les alternances entre actif/passif et
focal/périphérique4 masque les
spécificités individuelles et révèle une forme
d'hétéronomie dans la gestualité déployée
par l'actrice. Selon Basile Doganis, la phase d'hétéronomie qu'on
pourrait associer à la posture de Florencia dans cet extrait est la
marque d'un «abandon et [d'une] ouverture à
l'altérité»5 et elle est une phase
créatrice et productrice d'une gestualité. Il se base sur cette
double capacité de n'importe quel
1 Michel Bernard, « Sens et fiction »,
op.cit.p.97
2 Michel Bernard, «Esquisse d'une nouvelle
problématique du concept de sensation », op.cit. p.114
3 Basile Doganis. Pensée du corps. La philosophie
à l'épreuve des arts gestuels japonais (danse,
théâtre, arts martiaux. Les Belles Lettres. 2012. p.114
4 Sur le modèle de la vision, Ce croisement fonctionne
pour tous les sens. C'est une manière de distinguer une sensation sourde
(périphérique) d'une sensation appuyée, localisée
(focale).
5 Basile Doganis, op.cit. p114
55
sens à être à la fois passif et actif,
focal et périphérique: «quand ''je'' vis, est-ce que je suis
entièrement actif et sujet du verbe ''vivre'' ? La formule rimbaldienne
qui remplace ''je pense'' par ''on me pense'' restitue elle aussi quelque-chose
de cette intuition d'une passivité en deçà de toute
activité»1. Dans ce contexte de première lecture
de la scène, «en-deçà» ou plutôt en amont
de toute activité, l'analyse des gestes de Florencia Zabaleta et de
Laurent Berger révèle l'esquisse d'une direction d'acteur
particulière qui se déploie tout au long des
répétitions.
d. Une direction d'acteur particulière.
En effet, l'influence de Laurent Berger sur la construction
gestuelle de la scène n'est pas formelle, elle touche davantage au
fondement du geste qu'à sa figure. Même quand il mime les gestes
du personnage qui parle, la gestualité du metteur en scène ne
désigne aucunement un résultat formel attendu. En effet,
même s'ils ont bien la même position à 2:39 (la main sur le
front et la tête vers le bas), quand on fige l'image, on observe que
cette position ne relève pas de la même organisation posturale
chez l'un et l'autre. Alors que Laurent Berger s'appuie totalement sur la
table, attrapé par la gravité, son axe central
en légère flexion et relâché, Florencia est
droite sur son axe, elle semble au contraire lutter contre la
gravité et s'élève. Son coude n'est pas sur la table et
ses doigts sur son front sont tendus vers le haut. Ainsi, il ne s'agit pas de
dire que l'acteur et le metteur en scène partagent une
corporéité, car leur organisation posturale diffère.
De la même manière, le metteur en scène
ponctue ses indications de «gestes fondateurs» qui lui appartiennent:
par exemple à 3:55 il se jette avec énergie. À
4:37 Florencia reprend ce même passage du texte («Ciel, de ta foudre
frappe le meurtrier à mort») en appuyant sur le mot « frappe
» et en effectuant également un geste fondateur avec une
tonicité importante (elle sert le poing) et une dynamique concentrique
(elle ramène l'énergie vers elle). Il convient de comparer les
«gestes fondateurs» déployés par chacun d'entre eux
pour signifier le texte en fonction de leur propre gestualité. Lors de
sa dernière intervention à 4:54, le centre centre de
gravité de Laurent Berger est assez haut et sa kinésphère
s'agrandit notamment par son mouvement de bras. Pour orienter Florencia vers
une attitude offensive, il frappe sur la table à plusieurs
reprises. Ce geste a une symbolique particulière, et Florencia transpose
cette symbolique par le geste de désigner. En outre, pour
mettre en avant la réplique «frappe le meurtrier à
mort», ils proposent tout deux un geste soudain: à 3:51,
il dirige son bras vers
1 Ibid.p.115
56
l'avant avec une énergie proche du geste de jeter,
alors qu'elle associe l'injonction «frappe» au geste de
rassembler, en ramenant son coude avec le poing serré (4:35).
Ces gestes fondateurs témoignent d'un rapport symbolique de chacun au
texte. Par cet échange, ils créent un imaginaire commun, avec des
images différentes. Ils portent en eux le sens du texte par une
énergie propre, unique et singulière. Pour le metteur en
scène, il s'agit pour Anne de «massacrer» Richard avec la
parole (3:46), et cette intention se traduit par le «geste fondateur»
de désigner qui revient à de nombreuses reprises dans
cet extrait. Ce sont les répétitions, sortes de
ré-unions sensorielles qui permettent cet échange. Avec
le metteur en scène, «on partage des fictions mais on essaie de les
comprendre ensemble»1.
L'imaginaire qu'ils partagent est ce qui fait qu'ils
travaillent ensemble durant les répétitions. C'est à la
fois ce qui les rassemble, et ce qui fait qu'une interprétation est une
performance singulière et unique. En effet le «fonds
posturo-tonico-émotionnel2 non conscient [met] en jeu la
fonction imaginaire proprement humaine et [s'élabore] dans
l'intercorporéité»3. Une gestualité
singulière se définit alors, car un imaginaire se déploie
dans le mouvement alternatif entre l'activité et la passivité des
sens. Cet imaginaire, même s'il n'est pas similaire, permet de produire
un imaginaire commun.
Grâce à l'analyse du mouvement, on perçoit
donc à la fois l'aspect collectif de la création d'une
gestualité, et la forte singularité de celle-ci qui va
déterminer l'originalité du personnage. Dans les
répétitions, son élaboration se fait de façon
interactive et multidimensionnelle. En fait, étudier les rapports entre
corporéités dans le contexte du travail de construction nous
mène maintenant à nous poser la question de la fabrication d'une
gestualité signifiante pendant la représentation. Elle se fait
par un dialogue corporel entre les acteurs.
1 Parole de Laurent Berger. Voir entretien en annexe
2 Expression qui exprime le lien indissociable, dans la naissance
et le déploiement d'un geste entre ces trois éléments.
3 Christine Roquet. «Du mouvement au geste. Penser entre
musique et danse», Filigrane. Musique, esthétique, sciences,
société.
57
3) Extrait 5 : Entre les acteurs, un dialogue
dynamisé.
Cet extrait de 2:26 vient de la captation de la scène
jouée le jour de la présentation en public. Il s'agit du
même texte que les extraits 2 et 3. Cette fois, les acteurs sont autour
d'un canapé, et le banc symbolisant le cercueil est devant eux Cette
scène étant un dialogue : certains éléments ne
naissent ni d'un acteur ni du metteur en scène, mais d'un échange
tonique, cinétique, ou d'expression de visage. Comment les acteurs
échangent entre eux à travers leurs gestes ? Quels mouvements
marquent la dynamique de leur échange? La vidéo
révèle la manière dont les corporéités se
rendent visibles les unes aux autres, et a fortiori s'exposent sur
scène. En l'occurrence, nous avons pu voir qu'elle témoigne de la
relative autonomie de l'acteur quant au déploiement de son geste. Cette
analyse se concentrera sur le dialogue dynamisé1 des
«sphères»2 des acteurs. Ainsi, elle nous
mène à observer une tonicité importante entre les deux, ce
qui révèle la complexité du rapport de force entre les
personnages qu'ils interprètent. Par ailleurs, les distances qui les
séparent durant l'extrait témoignent d'une ambivalence dans les
intentions de leurs gestes. Une intention commune s'exprime alors à
travers leur gestualité, en particulier à travers la gestion de
l'équilibre de la scène.
a. Le dialogue tonique: un rapport de force complexe
La fonction tonique, que nous avons étudié en
première partie, fonctionne toujours en dialogue. C'est dans un contexte
de «triangulation gravitaire» 3 que se fondent les gestes
de l'enfant : entre l'axe gravitaire, l'attention par la perception et
«l'objet d'amour» vers lequel est tendu l'attention. Lorsqu'un enfant
fait ses premiers pas, qu'il cesse de s'agripper et tend les bras vers
«quelqu'un qui lui tend les siens, nous assistons au début de
l'autonomisation du centre cinétique du déplacement
»4. Le déploiement d'un geste dans sa portée
affective est donc forcément lié à celui auquel on
s'adresse. Dans un contexte de fiction, cette portée peut être
utilisée pour exprimer l'oeuvre et créer de l'émotion pour
le spectateur.
L'analyse de l'interaction tonique des acteurs
révèle deux éléments qui semblent contradictoires:
le rapport de force entre les personnages et la dynamique de séduction
qui
1 Fondé sur l'organisation posturale de chacun et leur
manière d'habiter l'espace qui en découle.
2 C'est une sorte de bulle d'espace qui entoure l'acteur et varie
en fonction de ses déplacements sur la scène.
3 Hubert Godard, « Le geste manquant » Entretien
mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994
4 Hubert Godard, « Présentation d'un modèle de
lecture du corps en danse ». Le corps en jeu, dir. Muriel
Arguel.
PUF, Paris, 1992
58
englobe ce conflit. Le texte correspondant à cet
extrait témoigne de la transition entre les deux registres, pourtant
très mêlés tout le long de la scène. Pour analyser
le dialogue tonique entre les acteurs, il convient d'utiliser la grille de
lecture du Kestenberg Movement Profile (KMP)1. La lecture se fait
à partir de paires d'adjectifs contraires qui servent à qualifier
les relations toniques entre les interprètes: canalisé
est opposé à souple, tendu s'oppose
à doux et soudain se distingue de
hésitant. Ceux-ci renvoient à une lecture psychologique
des gestes, car les premiers éléments de chaque paire
témoignent d'un comportement plutôt agressif, et les seconds
relèvent d'une certaine indulgence ou bienveillance.
Ce qui ressort le plus de cette lecture est l'alternance entre
les rapports passif et actif de l'un à l'autre. Lorsque Florencia se
déplace à l'autre bout du canapé, son geste est
soudain et la mène en hypertonicité. Luis Pazos
s'approche d'elle à son tour avec un tonus plus relâché et
elle s'éloigne pour se rasseoir de l'autre côté du
canapé. Il s'assoit à côté d'elle, son corps
tourné vers elle alors qu'elle est dos à lui. À 01:40, il
approche sa main de sa taille et en réaction, de manière
soudaine, elle éloigne sa taille de quelques
centimètres. À 1:55 il se lève du canapé et se
retrouve dos à elle, et face au public.
Par ailleurs, on distingue à quel point Lady Anne est
dans l'attaque. Dans la première partie de l'extrait, elle s'approche de
lui à une distance intime à plusieurs reprises. Il s'agit de le
menacer en feignant un rapprochement physique. De la même manière,
elle le repousse au visage en changeant sa tonicité jute avant le
contact: alors quelle s'approche doucement de son visage, le geste de le
repousser est soudain et on peut y interpréter
l'agressivité de l'intention du personnage. Richard III reprend le
dessus lorsque Luis Pazos se tient debout derrière elle, alors qu'elle
est assise sur le canapé face au public. Mais en s'approchant
soudainement de lui lorsqu'il s'assoit, engageant fortement sa tonicité,
elle reprend le dessus sur lui. Elle va jusqu'à lui tourner le dos et le
repousser d'un geste quand il approche sa main de sa taille. Luis Pazos, jusque
là plutôt relâché, se lève face au public, en
hypertonicité. Elle le rejoint en se levant et en se mettant face
à lui. Puis jusqu'à la fin elle amorce les déplacements
alors qu'il est dans la réaction: elle s'accroche à lui, ce qui
le fait reculer de presque un mètre, puis elle approche son buste de lui
pour se retrouver a quelques centimètres de son visage et lui crache
dessus.
Ainsi, Florencia est plus offensive dans son jeu. Elle est
tendue dans cet extrait, alors que Luis propose un état de corps
relâché. Pourtant, l'attaque qu'emploie Florencia est subtile car
elle varie rapidement d'état tonique, comme si elle voulait leurrer son
partenaire de jeu:
1 Théorie proposée par la psychiatre Judith
Kestenberg dans les années 1950, inspirée par les théories
labaniennes. Il s'agit de qualifier le mouvement par des états
psychologiques.
59
quand elle lui touche la joue, elle s'approche de
manière douce, puis son geste devient soudain.
À la fin, elle s'approche de lui en souplesse et de manière
fluide et lorsqu'elle se trouve à quelques centimètres de son
visage, elle lui crache dessus. C'est quand il se lève du canapé
avec un état de corps soudain et tendu que le rapport
de force change. Ce renversement se produit suite à plusieurs gestes
agressifs de la part de Florencia : elle se recule quand il s'approche d'elle,
elle éloigne sa taille quand il veut la toucher. Pourtant, par ses
prises de recul, dans ses déplacements et ses orientations par rapport
à elle, Luis Pazos interprétant Richard III prend l'espace de
contrôler la situation de conflit. En effet, l'attention au dialogue
tonique par les outils issus du KMP révèle trois étapes
dans leurs états toniques et leur positionnement face à
l'autre.
En fait, chacun prend et perd plusieurs fois l'ascendant sur
l'autre au cours de l'extrait. Leur singularité s'exprime avec le
contexte dramatique dans lequel la relation prend forme. Au début, Luis
Pazos sort d'un état de corps tendu, et très vite il peut
être qualifié d' hésitant alors que celui de
Florencia est soudain: on le voit à 00:17 quand elle lui touche
le visage. À son contact, elle se retourne et s'éloigne de lui.
Davantage dans l'abandon, il se recule en se laissant porter par l'élan
de son contact. Elle change également de tonicité quand Luis
Pazos témoigne d'une agressivité par ses mouvements: elle devient
comme hésitante. Lorsqu'elle se lève du canapé elle est
mobile sur son axe et piétine au sol. C'est comme si Richard avait perdu
le contrôle de la situation, ce qui la déstabilise au
début. Puis à 2:00, elle reprend soudainement un état
tonique que l'on qualifierait de canalisé et tendu:
elle soulève son pied deux reprises, et ses jambes ne
fléchissent pas alors qu'elle piétine vers l'arrière.
Enclenchant la troisième partie de l'extrait, Luis Pazos, se
relâche alors, et la disponibilité de son état de corps le
fait reculer lorsqu'elle s'agrippe à lui et qu'elle le pousse
légèrement à 2:07.
b. Les distances: des intentions ambiguës
Ces variations dans le rapport de force entre les personnages
témoignent d'une relation ambiguë, ce qui donnent à la
scène une tonalité ambivalente, entre le combat et la
séduction. Au début de l'extrait, ils sont face à face,
à une distance personnelle. Elle s'approche de lui et ils se
retrouvent à une distance intime. Ces différenciations
entre les distances sont issues de la théorie de structuration de
l'espace de l'anthropologue Edward.T.Hall appelée
«proxémie», qui propose d'évaluer l'espace de
l'interaction en distinguant quatre distances: intime,
60
personnelle, sociale et publique. Il s'agit d'observer les
distances en fonction du contexte, et donc de l'interaction entre les acteurs.
À 00:17, elle lui touche le visage en s'approchant doucement et le
repousse. À 00:41, ils se déplacent tout deux et se retrouvent
éloignés et face à dos. Ils sont tous deux face au public
et lui se trouve derrière elle. Puis il s'assoit à
l'extrémité du canapé mais elle se rapproche à
01:16 pour se retrouver à quelques centimètres de son visage. A
la fin, elle s'approche de lui jusqu'à atteindre une distance
intime, et lui crache au visage.
Alors que nous avons observé le rejet et l'attaque de
Lady Anne dans l'engagement tonique et les déplacements de Florencia,
nous remarquons également qu'elle le touche par deux fois au cours de
l'extrait. A chaque contact, l'intention est ambiguë. D'abord quand elle
le repousse au visage, alors qu'elle s'approche avec douceur (00:17), puis
quand elle s'accroche à lui pour ensuite le pousser (2:07). À
plusieurs reprises, elle s'approche de lui à une distance intime
pour ensuite s'éloigner jusqu'à atteindre la distance
personnelle, voire sociale. Ces différentes distances
entre eux prennent sens dans le contexte dramatique de l'extrait, leur
rapprochement à une distance intime paraissant étonnant
et même transgressif d'un certain code social et culturel au vu de la
situation des personnages. Lady Anne semble osciller entre la crainte, la haine
et l'attirance pour ce qu'il représente.
c. L'intention commune du geste
Les différents paramètres qui permettent
d'étudier cet extrait par l'angle de l'interaction et des distances
révèlent les subtilités de ces différentes
émotions. En effet, grâce à l'intensité du dialogue
tonique, la monstruosité des personnages, au sens étymologique du
terme1, et l'invraisemblance de la situation sont partagées
au spectateur par la complexité du jeu, et au delà de la seule
volonté de l'acteur. En effet, l'intention d'un geste ne correspond pas
à l'intentionnalité d'un sujet à exprimer quelque-chose.
L'intention de la pièce de théâtre, en tant qu'oeuvre d'art
n'est pas de communiquer, et le geste, par l'intention qu'il porte,
dépasse toute tentative de communication. D'ailleurs
Frédéric Pouillaude, en s'appliquant à définir une
théorie de l'expression du geste dansé écrit «le
critère d'intention de communication est non pertinent quant à
l'application de la notion d'expression»2. Ce n'est ni le texte
ni le signe auquel le geste renvoie qui exprime le personnage. C'est par le
geste que l'intention se
1 En décalage avec la norme, et provoquant à la
fois terreur et admiration.
2 Fréderic Pouillaude, « L'expression en danse : au
delà de l'exemplification » dans Quand le geste fait sens
dirigé par Lucia Angelino. Mimésis. 2015. p.42
61
dessine. Ne dit-on pas «c'est le geste qui compte»
et «pour la beauté du geste» ? Si le geste ne dépend
pas de l'intentionnalité de la personne qui l'effectue, il dépend
du contexte et des interactions qui permettent de le déployer. On parle
donc d'une intention commune et donc d'un fondement collectif des
gestualités construites pendant le Laboratoire. Le contexte de la
répétition est primordial pour que les acteurs développent
un jeu particulier ensemble. En effet, Laurent Berger le précise dans
son entretien, «deux personnages comme Richard III et Anne, en fait, ils
jouent ensemble»1.
«Parce-que le partenaire est vraiment
là.(...) C'est très difficile psychologiquement quand tu te
confrontes à un personnage incarné par une personne de comprendre
que c'est ensemble, que c'est un partenaire de jeu.»2
Grâce à la méthode de l'Effort de Laban
qui permet de lire le geste à partir de la polarité
contraction/détente, mais aussi des théories sur la posture comme
fondement du geste, nous observons dans l'extrait 5 que le lâcher prise
accroît la disponibilité des deux acteurs en jeu, et enjoint
à sentir l'équilibre de la scène. C'est ainsi qu'ils
développent une écoute, et qu'il font varier ensemble sans cesse
le point d'équilibre qui les relie. Nous le voyons en fonction de
l'utilisation de leurs différentes forces, comme la vitesse de leur
mouvement, l'amplitude de leur gestes dans l'espace et le flux de leurs
mouvements.
d. La gestion de l'équilibre: donner forme à la
scène
En effet, les variations qualitatives de leurs mouvements
respectifs témoignent de l'instabilité de leur état de
corps, qu'ils soient l'un en harmonie avec l'autre, en contraste ou en rupture.
C'est cette instabilité, correspondant à l'ambivalence du rapport
de pouvoir qui lie les personnages, qui compose un équilibre entre les
deux acteurs. Pour analyser l'alternance entre leurs états toniques,
nous utiliserons l'outil des «attitudes fondamentales»3,
qui relève de leur engagement tonique et témoigne d'une
écoute aiguë entre les deux acteurs. La dynamique lutter contre
témoigne d'une tonicité importante et s'abandonner
à est associée davantage à une détente
corporelle. Ce sont des verbes opposés, exprimant un engagement tonique,
et selon Laban à la base de toutes les nuances orientant la
qualité d'un mouvement. Par exemple,
1 Voir l'entretien en annexe
2 Voir l'entretien en annexe
3 Axe de lecture proposé par R.Laban. Le mouvement se
fonde sur les deux attitudes « Lutter contre » et « S'abandonner
à »
62
dans l'extrait 5, Florencia s'approche de Luis sur le
canapé dans une attitude de lutte (1:15), alors que lui est
dans une attitude d'abandon quand il s'approche d'elle quelques
secondes plus tard (1:25). Beaucoup de mouvements sont effectués en
réaction de l'un et l'autre, mais les attitudes diffèrent.
Parfois, leur état de corps est contagieux: nous pouvons mentionner
l'attitude de lutte qu'il arbore devant elle à 2:03 et qu'elle
reprend pour lui répondre juste après.
« Il y a plein de contrastes, ils vont lutter
physiquement et vocalement l'un contre l'autre, mais il faut avoir une grande
conscience qu'ils produisent le spectacle ensemble. C'est parce-qu' ils jouent
tous les deux qu'il y a jeu, ce n'est pas chacun pour soi. »1
En outre, cet équilibre qui les lie soutient le
schéma dramatique de cette partie de la scène: elle l'attaque et
il s'abandonne, il la séduit et elle le repousse. Lorsqu'il s'abandonne
à elle, il est en hypotonicité, et il se
déséquilibre à plusieurs reprises quand elle le repousse
(00:17; 01:24; 2:07). À la fin, au contraire, il ne tangue pas
lorsqu'elle lui crache dessus, ce qui marque une évolution dans la
dynamique de la scène. De son coté, Florencia est davantage en
contrôle de sa tonicité, mais à de nombreuses reprises,
elle se décentre de son axe pour s'approcher ou s'éloigner de lui
tout en restant dans sa kinesphère. Cela dévoile encore son
ancrage et son centrage qui confère à son personnage une certaine
force et dignité. Pourtant, dans cet extrait, ce décentrage la
pousse parfois au déséquilibre. À 0:14 par exemple, quand
elle rit en mettant sa tête vers l'arrière ou à 2:05
lorsqu'elle lui répond qu'un meilleur mari que celui qu'elle a eu ne
peut exister sur cette terre.
Par l'intercorporéité, ces
déséquilibres sont fondateurs de l'équilibre
général qui se déploie de leur jeu en commun E.Barba
écrit «la vie de l'acteur, en effet, se fonde sur une
altération de l'équilibre»2. Observer les
interactions entre les acteurs permet alors d'analyser le lien fondamental
entre l'intensité émotionnelle des personnages, le dialogue
tonique des acteurs et l'équilibre de la scène. Le
déséquilibre, enchevêtrement de «tensions
musculaires»3est au fondement de leur jeu, car il a une grande
capacité à exprimer des émotions. Pourrait-il alors
être un outil de jeu pour développer l'écoute des acteurs
entre eux,
1 Voir l'entretien en annexe
2 Eugenio Barba. Le canoë de papier, op.cit.
p.43
3 Ibid. p.44
63
la qualité de leurs échanges gestuels et donc
leur interprétation? En AFCMFD, la notion de déséquilibre
et l'instabilité qu'elle engendre pour le danseur est essentielle. Selon
Odile Rouquet, une des fondatrice de cet enseignement, «l'homme est juste
assez instable pour être stable» et c'est son instabilité qui
le caractérise comme «dynamique et non comme
statique»1. Pour Laurent Berger, le déséquilibre
est un vecteur de créativité. Il rapproche l'instabilité
physique de l'acteur avec sa capacité à
«générer lui-même de la
nouveauté»2. Car le déséquilibre surprend
le partenaire avec lequel il joue, tout comme le spectateur. Il fait entrer
dans le jeu d'acteur de l'imprévisible et donc de la vitalité au
théâtre.
L'extrait 5 nous donne accès à ce lien
collaboratif entre les acteurs fondamental pour la naissance d'une
gestualité. Nous l'interprétons en regardant les états et
orientations des corps des acteurs qui interagissent entre eux. En effet, si on
considère les différentes attitudes des acteurs comme
appartenant à une «immense incorporéité
indéfinie»3 comme le propose Michel Bernard,
l'équilibre que l'on perçoit entre eux pour analyser le sens de
leur mouvement n'a pas à voir avec leurs limites corporelles
individuelles. Ils sont comme un balancier expressif d'émotions
contradictoires et mouvantes qui composent la scène
interprétée.
4) Extraits 4 et 5: Intercorporéité en
représentation
a. Au delà des disciplines
Selon Michel Bernard, c'est donc à partir d'une
«intercorporéité indéfinie» que se
définit la singularité d'un individu. Pour lui, la notion de
corps individuel implique la «dénaturation de la dimension
matérielle et sensible de notre vécu»4. Le corps
est un« réseau sensorimoteur instable
d'intensités»5 qui mène à ce processus. La
notion de corps a mené à remplacer la valeur de la perception par
l'information, l'expression par la communication, et l'imaginaire par la
rationalité calculatrice. Le philosophe propose alors de remplacer cette
catégorie par celle de corporéité, dans la mouvance de la
phénoménologie. Cette déconstruction nous permet de
considérer autrement la gestualité des acteurs de ce Laboratoire,
et notamment d'attribuer une valeur analytique à
l'éphémère, aux croisements, et
1 Odile Rouquet. La tête au pieds, Esquisses
89-90. 1991. p.73
2 Voir l'entretien en annexe
3 Michel Bernard, « Sens et fiction »,
op.cit.p.97
4 Michel Bernard, « De la corporéité comme
"anticorps" », op.cit. p.19
5 Michel Bernard, « Les fantasmagories de la
corporéité spectaculaire », op.cit.p86
64
aux qualités manquantes des gestes des acteurs. En
effet, M.Bernard révèle que l'acte de création est l'effet
du «travail d'un réseau matériel et
énergétique mobile et instable de forces pulsionnelles et
d'interférences d'intensités disparates et
croisées».1 L'utilisation du concept de
corporéité nous permet également d'établir une
méthode de regard sur le geste en réseau. «La
spécificité (...) d'un art par rapport aux autres ne saurait se
justifier par l'indépendance et originalité des
propriétés matérielles d'un organe sensoriel pris en lui
même»2. En parlant de l'art, Michel Bernard
précise: « son apparente sédentarité et
insularité dans la clôture d'un domaine ne sont que la
résultante des exigences normatives d'un besoin social et des
contraintes institutionnelles»3.
Selon lui, les différentes expressions artistiques se
trouvent à l'intérieur d'un «"spectre esthétique"
où se conjuguent, comme sur la palette des couleurs fondamentales, des
tonalités énergétiques et sensorielles imbriquées :
picturalité, plasticité, musicalité, fragrance, saveur,
théâtralité et (...)
orchésalité4»5. Cette pensée
des arts en spectre nous permet de considérer autrement encore
les éléments critiques et esthétiques issus de la danse
pour analyser le geste théâtral dans le contexte interactif des
répétitions de la scène de Richard III. Dans un contexte
de représentation tel que celui que nous étudions, il s'agirait
donc d'envisager les enjeux créatifs de cette dynamique sensorielle en
réseau et de croiser les perspectives sur les deux disciplines. À
travers l'analyse rythmique de la gestualité des acteurs (extrait 5),
nous observerons le potentiel dansé de chaque geste. Par l'étude
de leur tonicité dans l'extrait 4, nous associerons leurs interactions
au caractère performatif de leur jeu d'acteur qui oriente
évidemment leur gestualité.
b. Analyse rythmique et mouvements dansés (extrait
5)
Selon Laban, le rythme du mouvement déployé
détient une partie du sens auquel il renvoie. En comparant les deux
figures de danseurs Arabesque et Attitude, R.Laban propose une opposition entre
la pensée en mot et la pensée motrice:
«Les mots exprimant des sensations, des émotions,
des sentiments ou certains états d'âme ne feront qu'effleurer
les réponses profondes que les formes et les rythmes des actions
1 Michel Bernard, « De la corporéité comme
"anticorps" », op.cit. p.19 p.20
2 Ibid.p.22
3 Ibid.
4 Ce qui fait danse pour Michel Bernard
5 Michel Bernard, « De la corporéité comme
"anticorps" », op.cit. p.23
65
corporelles sont capables d'évoquer. Dans toute sa
sobriété, le mouvement peut en dire bien plus que des pages de
description»1.
En effet, selon lui «les sensations motrices (...) n'ont
pas de propriétés objectivement mesurables et peuvent seulement
être classées en fonction de leurs qualités, de leurs
intensités et de leurs rythmes de
développement»2. Permis par la pensée motrice,
ces mouvements appartiennent donc à un autre langage qui ne peut
être comparé au langage des mots. Ce système semble
davantage se développer à partir de croisements sensoriels.
Dans l'extrait 5, nous nous concentrerons sur les changements
de tonicité pour voir qu'ils participent aux variations rythmiques de
l'extrait. Selon Laban, le rythme du mouvement déployé
détient une partie du sens auquel il renvoie. Un rythme commun important
se dégage de la lecture du dialogue tonique entre les acteurs et
découle d'une écoute profonde. Tout au long de la vidéo,
les acteurs changent tour à tour la vitesse d'exécution de leurs
gestes et déplacements, qu'ils ponctuent d'accélération et
de décélération de l'un ou de l'autre. À 1:02, un
accent tonique est marqué par l'acteur de Richard qui s'approche du
canapé soudainement. Quelques secondes plus tard, un nouvel accent
tonique apparaît avec le geste mimant l'épée. Alors que le
temps semble se suspendre quand il s'assoit sur le canapé et que les
deux corps sont relâchés, Florencia Zabaleta surprend le
spectateur en rompant le rythme: elle s'approche rapidement et soudainement de
lui sur le canapé. Un nouvel accent tonique moins fort
réapparaît juste après quand elle étale ses mains
sur son visage et se griffe avec un engagement tonique fort.
Le rythme musical, exprimé grâce à la
prise en compte des accents toniques des gestes des acteurs dans l'extrait 5
est-il au coeur du sens de leur gestualité ? Dans le contexte du geste
dansé, c'est une des hypothèses de la philosophe Lucia Angelino,
qu'elle expose dans son ouvrage collectif Quand le geste fait sens:
«la signifiance immanente au geste s'ancre essentiellement dans
le rythme, c'est à dire plus précisément dans la
durée intérieure qu'il symbolise et qu'il nous
transmet3». Si on applique cette hypothèse au
théâtre, les gestualités des acteurs en interaction
créeraient un rythme et leurs gestes appartiendrait à un tempo.
La gestualité des comédiens en action seraient alors un
système de signe différent, autonome de celui du texte. Ce
langage pourrait donc être utilisé comme un simulateur de
sensations et d'expression dramatique. Mais ce texte en particulier porte en
son sein un rythme et tout un
1 Rudolf Laban, op.cit. p.127
2 Ibid. p.110
3 Lucia Angelino (dir.). Quand le geste fait sens,
Paris. Mimesis, 2015. p.26
66
imaginaire qui y est relié, marqué par le vers
shakespearien.
La musicalité étudiée à partir du
dialogue tonique entre les acteurs pendant la présentation en public
(extrait 5) nous montre un lien entre l'engagement tonique des acteurs entre
eux et une certaine orchésalité de leurs mouvements. Alors, le
mouvement de l'acteur s'apparenterait à celui du danseur. Selon Michel
Bernard, la corporéité dansante se caractérise notamment
par la «dynamique de métamorphose incessante
déterminée conjointement par un jeu auto-reflexif permanent de
tissage et détissage de la temporalité et de défi de la
gravitation»1. Le jeu tonique entre les acteurs crée cet
effet de métamorphoses constantes, et les variations de flux2
et de temps3 relatives au déploiement de leurs mouvements
exprime un effet de tissage/détissage de la temporalité. Elle est
constamment détruite et reconstruite en fonction des phases auxquelles
l'accent rythmique de leurs mouvements apparaît: la phase de l'impulse,
qui prépare le mouvement, celle de l'acmé, qui
révèle le mouvement à l'apogée de son
déploiement, et celle de l'impact qui l'achève. De plus, nous
l'avons vu en traitant la notion d'équilibre, leur centre de
gravité évolue constamment, et la temporalité de la
scène découle également de cette maîtrise
gestuelle.
En outre, selon le philosophe, la danse s'apparente à
la «quête d'un corps individuel qui tente vainement mais
incessamment de nier son apparente unité dans la multiplicité, la
diversité et la disparité des actes»4. Dans cet
extrait, le rythme commun qui sous-tend la gestualité des acteurs leur
sert de cadre commun à partir duquel ils proposent des gestes singuliers
sous la forme d'accents toniques. À partir de celui-ci, la
tonicité, la vitesse de déplacement ou encore la qualité
du contact peuvent varier. Lorsque la tonicité est basse, le rythme
commun se sent. Ils débutent l'extrait avec un rythme commun
jusqu'à 00:50 où Florencia ralentit le tempo et s'assoit et Luis
au contraire, accélère et prend de la distance en se dirigeant en
fond de scène. À 1:26, ils retrouvent un rythme commun: ils
accélèrent le tempo de la scène ensemble à 2:00.
Puis, ils se relâchent jusqu'au dernier accent tonique de Florencia,
lorsqu'elle lui crache au visage. Le ryhtme commun, qui créé une
sorte de tempo tend à gommer les spécificités
individuelles de leurs personnages et révèle une qualité
dans le jeu d'acteurs.
1 Michel Bernard. « Sens et fiction » dans De la
création chorégraphique, CND Pantin. 2006. p.100
2 Libre ou contrôlé
3 Soudain ou soutenu
4 Michel Bernard, « L'avènement de la danse »,
op.cit.p.82
67
c. États de corps et présence (extrait 4)
À travers cet extrait issu aussi de la
présentation en public, regarder le tonus permet d'analyser la dynamique
de la scène en fonction du contexte de la représentation et
notamment des interactions entre les deux acteurs, et non des objectifs des
personnages. Tout d'abord, nous pouvons observer que le fait d'alterner entre
une attitude corporelle contractée et une détente corporelle
renforce la capacité des acteurs à jouer dans l'instant
présent et en interaction, que ce soit avec le public ou entre eux. En
effet, le changement d'état tonique témoigne d'une
complicité entre les acteurs. À 00:16, lorsqu'elle commence
à parler derrière lui, il suspend son mouvement en contractant
tout son corps jusqu'à ses yeux, comme pour se figer et lui laisser
l'espace de la parole. Quand elle termine sa réplique, il reprend son
mouvement qui devient soudain fluide et rapide, et récupère le
pistolet qui est dans sa poche. Ainsi, le jeu entre les acteurs se fait au
présent, en interaction entre eux et avec le spectateur. Après le
moment le plus tendu dramatiquement, lorsque Luis sort du cadre et s'avance
vers le public le pistolet à la main, son retour dans le cadre est
plutôt surprenant: la détente corporelle est soudaine, et son
regard, toujours concentré est en décalage avec le reste de son
corps. Ses appuis sont instables, il piétine, il a les mains dans les
poches. Le passage brusque d'un état tonique à un autre stimule
l'oeil du spectateur.
Les retours à la détente de l'acteur
après une forte tension créent un effet dans le jeu. Cet effet de
distanciation permet une proximité avec le public. À la fin de
l'extrait, Florencia fait un geste plein de tension suivi d'une attitude de
détente tout aussi soudaine qui s'accompagne d'un regard complice au
spectateur. Par cette détente dans le corps, et par son regard,
l'actrice propose un jeu dans lequel le public est inclus. De plus, elle
propose au public une rupture dans la situation dramatique. Ainsi, grâce
à l'intensité tonique des acteurs qui caractérise la
performance en public, le spectateur n'assiste pas à une
représentation mais à une « performance ». Dans
l'article «Répétition vs Entraînement », Laurent
Berger rapproche la performance des acteurs à un performance de sport,
par le croisement entre la préparation et l'imprévu qu'apporte
l'interaction. Selon lui, la répétition est une
«préparation à une action imprévisible, dont les
règles offrent un cadre éthique mais ne contrôlent pas le
déroulement technique et esthétique de
l'événement».
En tant que spectateur critique, nous regardons les
éléments du jeu d'acteur qui se rapportent au contexte des
répétitions avant de prendre en compte le contexte dramatique. Au
travers de la tonicité, il s'agit d'observer une qualité de
présence exprimant des émotions
68
inhérentes aux acteurs avant d'attribuer celles-ci
à des personnages. Pendant le Laboratoire, Laurent Berger tente
d'éloigner l'acteur du personnage dans son jeu pour lui permettre de
«proposer sa propre expression et sa propre
créativité»1. Dans son traité
d'Anthropologie Théâtrale2, E. Barba compare la
présence de l'interprète aux trois phases du jeu d'acteur
japonais: la résistance, la rupture et l'accélération. Ils
correspondent à trois éléments dynamiques et toniques
corporels pour observer le geste, la tonicité du corps en mouvement
étant donc selon lui un de éléments créateurs d'une
présence scénique.
Celle-ci, pendant les répétitions, dépend
de la disponibilité du comédien, et en l'occurrence elle est en
partie le résultat des exercices. Durant certaines, la tension
corporelle est au centre du travail à travers un exercice basé
sur le karaté, dans lequel le metteur en scène propose aux
acteurs de varier entre contraction et détente. Lors de l'entretien,
Laurent Berger en parle en ces termes:
«Il faut du relâchement : il y a des moments, pour
certains aspects du texte où tu vas faire très attention au
phrasé, et des moments où tu ne vas pas t'en occuper parce-que tu
vas être dans un rapport plus détendu, et ça a aussi
à voir avec ton émotivité...»3
Il s'agit donc de jouer les différentes dynamiques qui
se trouvent dans le texte, en utilisant sa capacité d'acteur à
varier constamment d'état tonique, en lien avec le texte et son
partenaire. Le metteur en scène relie la consigne de relâchement
des corps à un renoncement de leur part à s'identifier au
personnage qu'ils interprètent : «sortir le personnage de la focal,
et amener l'acteur dans le temps présent»4.
Alors, le personnage est considéré comme un
«point d'appui»5 pour l'acteur lors de la création
de la scène. Cette expression est reprise du chercheur Robert Abirached,
lorsqu'il explique le rapport d'Antonin Artaud au personnage. Dans la
dernière partie de son oeuvre, celui-ci a «méthodiquement
exploré les capacités musculaires, nerveuses et vocales du corps
humain, en les mettant en relation avec leur faculté d'exprimer la gamme
des affects les plus profonds»6. L'analyse du mouvement nous
ayant permis de localiser cette «gamme des
1 Voir l'entretien en annexe
2 Eugenio Barba. Le canoë de papier, Traité
d'Anthropologie Théâtrale. L'Entretemps, coll. « Les
voies de l'acteur ». 1993. p.112
3 Voir l'entretien en annexe
4 Idem.
5 Robert Abirached. La crise du personnage dans le
théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994.p.443
6 Ibid.
69
affects» au niveau de la tonicité, un travail sur
l'engagement tonique des acteurs permettrait alors partiellement de travailler
cette déconstruction. En parlant du Laboratoire, Laurent Berger a dit :
«on a énormément approfondi le texte, et au moment où
on joue il faut pratiquement oublier que c'est compliqué». Il
s'agit en effet de désapprendre, de mettre à distance un
regard technique et analytique focalisé sur le texte. Cette prise de
distance dans le traitement du personnage ne consiste pourtant pas à
l'abandonner.
Grâce à la captation des
répétitions de la scène 2 de l'acte I de Richard
III, nous observerons alors les multiples interactions de la
gestualité, entre le jeu et le «non jeu», entre le personnage
et le comédien. Ce qui fait sens serait alors dans l'écart entre
les gestes déployés. En comprenant le potentiel dansé de
la gestualité des acteurs, il ne s'agit pas d'avoir un discours
disciplinaire mais de constater, dans un contexte d'interaction, que le sens du
geste appartient au monde de la sensation. En effet, la sensation est au
fondement de tout mouvement du corps.1
5) Lâcher la fiction
S'intéresser aux méthodes d'analyse du mouvement
nous a permis d'étudier théoriquement les rapports entre le geste
et la création théâtrale. L'enjeu de toute création
étant de produire une forme, notre volonté d'améliorer les
relations entre le metteur en scène et l'acteur peut passer par la
connaissance de la puissance signifiante de ses gestes. À travers
l'étude des vidéos du Laboratoire étudié, ils nous
est proposé de reconsidérer l'usage des outils de création
dramatique pour l'acteur.
a. Refuser le personnage pour enrichir l'imaginaire
« Ce qui arrive à Richard III et Lady Anne, ça
n'est jamais arrivé à
personne et ça n'arrivera jamais à personne.
(...)Tout ce qu'on pourrait rapprocher avec l'idée de personne,
c'est du charlatanisme, c'est complètement faux. »2
1 «Toute sensation est nécessairement
élastique et contient en quelques sortes la clé non seulement de
son propre mouvement mais de tout mouvement», Michel Bernard.
«Esquisse d'une nouvelle problématique du concept de sensation
», op.cit. p.114
2 Voir l'entretien en annexe
70
En effet le Laboratoire de Laurent Berger postule un manque de
pertinence pour l'acteur d'aujourd'hui de vouloir interpréter un
personnage classique tel que Richard III selon les codes traditionnels du
théâtre occidental. Les méthodes d'analyse du mouvement,
utilisées généralement pour la danse nous
révèle qu'une autre manière de créer est possible.
Le personnage devient alors un outil de jeu comme ceux que nous avons
étudié: la tonicité, l'orientation ou encore l'attitude
posturale. Voir le personnage comme une «succession
d'événements, de causes, d'effets, réels, factuels ou
affectifs»1 relève d'une perception mécaniste de
l'individu que les travaux de Michel Bernard notamment remettent en
question.
De la même manière, selon Laurent Berger
«l'adresse est juste un élément pour réinjecter de
l'extérieur, donc de l'inconnu dans le jeu de l'acteur». Dans
l'exercice de distanciation qu'il propose, il s'agit pour l'acteur de perdre le
contrôle de sa propre interprétation. Par l'analyse de leur gestes
qui les orientent dans l'espace on comprend comment l'imaginaire se construit.
En fonction des combinaisons entre leurs différentes orientations et les
interactions entre eux, l'imaginaire proposé est toujours en mouvement.
Christine Roquet retraçant l'histoire du corset et ses effets sur le
corps féminin écrit «l'entrave au mouvement et à la
respiration vient alors brider notre
perception.de
l'environnement»2. La situation dramatique pourrait-elle
être considérée comme le corset de l'acteur lors de la
création? Le personnage dessinerait alors les traits de ce corset. Par
ailleurs, en tant qu'observateur, nous ne pouvons nous empêcher de nous
questionner à propos de la réception du jeu d'acteur. Nos
études sur la gestualité et sa portée signifiante telle
qu'elle est construite pendant les répétitions nous permettent de
nous identifier sensoriellement à la fiction à laquelle on fait
face.
b. L'empathie kinesthésique
«Savoir par avance les points du corps qu'il faut toucher
c'est jeter le spectateur dans des transes magiques»3.
Hubert Godard explique d'abord que c'est notre rapport au
poids, à la gravité, qui permet la distance de l'observation,
puisque cela nous empêche de «nous confondre avec le spectacle du
monde»4. Dans le cadre de la danse, cette distance varie en
fonction des
1 Stéphane Olivier, « Persona non grata » dans
L'acteur, entre personnage et performance, op.cit. p.42
2 Christine Roquet, Vu du geste. op.cit. p.216
3 A.Artaud, « Un athlétisme affectif »,
op.cit. p.210
4 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans
La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle
Ginot. Bordas, 1995
71
mouvements observés, ce qui produit un «effet de
transport»1 chez le spectateur. La gestion du poids du danseur
modifie la perception, et même par l'esthétique du
chorégraphe, elle l'oriente. À travers sa propre perception,
l'observateur du mouvement traverse une expérience kinesthésique.
Qu'est-ce-qui permet cette sorte d'identification du spectateur, par le corps
?
Cette identification par le corps dont on parle rarement au
théâtre repose sur le «transport de la scène à
la salle»2 et sur l'expérience de la
représentation. Elle dialogue avec celle proposée par Aristote
dans La Poétique, basée sur la mimesis3.
Pour Aristote, au théâtre, la mimesis n'est pas une tentative
d'imiter le réel, mais la construction d'une représentation qui
produit de la réalité. L'enjeu est d'attribuer à cette
représentation un effet de réel, et plusieurs artifices
sont utilisés par l'artiste pour créer l'identification du
spectateur à la fiction proposée. L'activité
mimétique implique en elle-même l'identification du spectateur et
sa transformation, d'un seul et même mouvement. L'adhésion
à un personnage ayant une identité sociale et psychologique par
exemple, comme le propose le «théâtre
bourgeois»4 selon le chercheur en théâtre
Jean-Pierre Ryngaert, est emblématique de l'identification
mimétique. En observant des éléments du jeu qui ne
concernent pas la mimesis mais les dynamiques des mouvements des acteurs, le
spectateur se place dans un autre type d'identification, de l'ordre de la
sensation. Le corps de celui qui perçoit réagit à un
élément qui le stimule : c'est l'empathie
kinesthésique:«le mouvement de l'autre met en jeu
l'expérience propre du mouvement de l'observateur. L'information
visuelle génère, chez le spectateur, une expérience
kinesthésique (sensation interne des propres mouvements de son corps)
immédiate.»5
Par l'analyse des qualités expressives des mouvements
des acteurs tel que leur tonicité, on observe que l'imaginaire
projeté sur le spectateur se transmet par le mouvement. Selon Lucia
Angelino, l'empathie kinesthésique permet de comprendre que «le
mouvement, la gestualité, l'expressivité des corps est ce qu'il y
a de plus intuitif et de plus profond dans la compréhension et la
communication entre les personnes, ce qui se situe à l'origine de toute
forme d'empathie»6. Se pencher sur les gestes des acteurs
reviendrait donc à faire ressortir la puissance empathique du rapport
entre un acteur et un spectateur. Il s'agirait d'accepter une
interprétation sans la comprendre rationnellement, comme en danse.
L'empathie kinesthésique
1 Ibid.
2 Ibid.
3 La mimesis est l'imitation ou représentation du
réel.
4 Jean-Pierre Ryngaert, « Incarner des fantômes qui
parlent » dans L'acteur, entre personnage et performance, op.cit,
p.12
5 Hubert Godard, « Le geste et sa perception ».
op.cit.
6 Lucia Angelino (dir.). Quand le geste fait sens,
Paris. Mimesis, 2015. p.26
72
permet d'avoir accès à un imaginaire qui ne
s'explique pas par le langage. Dans le cadre de la mise en scène d'un
texte, deux imaginaires dialoguent alors: celui du récit, et celui du
mouvement.
73
CONCLUSION
En considérant le geste dans sa dynamique et non dans
sa forme figée, nous avons constaté qu'une gestualité se
déploie tout le long des répétitions chez chacun des
acteurs. Elle signifie le personnage de manière singulière. Celle
qu'ils auront le jour de la représentation devant le public est
déjà en eux, en puissance, dès le premier jour des
lectures à la table. Et ils la déploient au-delà de leur
volonté de signifier. La gestualité des acteurs se fonde d'abord
dans leur posture qui leur attribue la singularité de leur attitude
gestuelle et donc celle de leur jeu. Ce qui permet de concevoir l'acteur comme
une sorte d'auteur-interprète. Le geste prend son sens dans son
déploiement sur toute la durée du Laboratoire, au-delà du
contrôle des acteurs, par leur tonicité. Celle-ci ayant un
potentiel expressif, la théorie de la «fonction tonique» et ce
qui en découle nous enjoint à déconstruire un certain
modèle d'incarnation. Les gestes qui se déploient n'ont donc pas
de significations s'ils ne sont accompagnés de leur contexte: un
contexte de répétitions, puis de représentation, dans
lequel les éléments du réel et de la fiction se
mêlent.
Au final, c'est le rapport fondamental du geste à
l'imaginaire du public qui donne un sens à cette gestualité dans
un contexte de spectacle-vivant. Dans ce contexte où les systèmes
de signes se répondent, l'enjeu des acteurs en répétitions
est de transmettre l'imaginaire déployé par le texte. Cela se
fait au travers de leur gestualité propre. À travers
l'étude des fonctions symboliques des gestes dans ce Laboratoire, nous
notons que l'analyse de la gestualité des acteurs permet de proposer au
spectateur un accès sensoriel à la forme en plus de l'aspect
dramatique porté par le texte. Ce qui enrichit l'expérience du
spectateur. L'imaginaire de la tirade en question se créée
à partir d'un rapport au monde symbolique qui appartient à
l'actrice et d'un autre appartenant au metteur en scène. Cette relation
oriente la gestualité de l'actrice dans ses états de corps et non
dans la forme de ses gestes, et le sens de celle-ci se trouve dans
l'écart entre ce qui est dit et ce qui est fait pendant la lecture, par
la correspondance étudiée entre le langage et les sensations. Il
constitue un pont sensoriel entre le spectacle et l'oeuvre. Par le refus de
s'identifier à un personnage lors de la création, l'acteur
enrichit ainsi la portée symbolique de sa gestualité.
L'orientation du corps de l'acteur sur scène informe le public sur le
rapport des acteurs à l'espace. En s'éloignant, par sa
gestualité de la fiction du drame, l'acteur permet d'amplifier
l'imaginaire qui plane sur la scène. Le spectacle n'est alors plus une
représentation d'un espace virtuel où évoluent les
personnages,
74
mais une performance.
Les interactions qui composent la gestualité des
comédiens en travail nous révèlent le mouvement global de
la scène, par-delà la singularité de chaque acteur, tout
comme la situation exposée par les personnages. Le sens de la
gestualité des acteurs résulte des interactions entre l'acteur et
le metteur en scène pendant la création. La manière dont
elle se construit relève d'une direction d'acteurs tournée vers
la création d'un propos esthétique. D'autre part, l'analyse des
interactions entre les acteurs pendant les répétitions nous a
permis de signifier la complexité des rapports entre les acteurs,
grâce à leur disponibilité et leur capacité
d'écoute. Les liens qu'ils font entre rythme et tonicité
déterminent les rapports entre les personnages tels qu'ils devront
apparaître pendant la représentation publique. Ainsi, le sens de
la gestualité se transmet au spectateur par la sensibilité,
derrière les structures dramatiques.
Si la gestualité est une nécessité pour
l'acteur, elle est un élément signifiant de son jeu.
L'utilisation des méthodes d'analyse du mouvement nous
révèle qu'elle appartient à un langage particulier fait de
son état de corps, de sa tonicité ou encore de son organisation
gravitaire. Au cours de nos analyses, nous avons constaté que la
gestualité exprime un propos en soi qui peut enrichir le texte
dramatique, en révéler certaines subtilités voire
l'actualiser sans le trahir. Ainsi, cette recherche sur les effets des
méthodes d'analyse du mouvement au jeu d'acteur pourrait mener à
améliorer les relations entre un metteur en scène et ses acteurs
pendant la création d'une forme dramatique. Admettre, puis
connaître le langage propre des gestes d'un acteur permettrait à
chaque artiste concerné dans la création de comprendre les
potentiels et les limites de ses techniques et de sa volonté, et de
travailler un résultat à partir d'une disponibilité
tonique et sensorielle.
Les résultats de cette réflexion pourraient
ainsi enjoindre le metteur en scène à deux éléments
concernant ses acteurs pour la création d'un spectacle: le choix de ses
comédiens d'une part, et d'autre part la relation qu'il établit
avec eux dès la première rencontre, puis lors des
répétitions. S'intéresser à la fonction de
l'interaction dans la création pourrait mener à
interpréter un rôle autrement que par imitation et par
référence à des standards, et donc à envisager une
autre manière de jouer et de diriger. L'analyse du mouvement ouvre la
voie vers une interprétation alternative, pour laquelle l'acteur passe
constamment de la maîtrise de son geste, permise par la connaissance de
soi, à un lâcher prise constitutif de sa posture de
créateur.
75
ANNEXE 1
Entretien avec Laurent Berger
Mona : Pour commencer, comment avez-vous
sélectionné les acteurs du laboratoire à Montevideo pour
les répétitions de la scène de Richard III?
Laurent :Il y en a une que j'avais vu à la
Comédie Nationale, et ça me paraissait incroyable qu'une personne
qui appartient à un endroit si classique et une institution historique
fasse la démarche de s'intéresser à un projet de
recherche, ça me paraissait un luxe d'avoir ça. Non pas qu'elle
ait eu moins de problème que les autres, au contraire elle a eu plus de
problèmes, elle n'a pas l'habitude du travail expérimental. Tu
imagines le grand écart qu'elle a accepté de faire, ça
avait beaucoup de valeurs pour notre projet. Le garçon je l'avais eu
dans un workshop deux ans auparavant et c'est un bon jeune acteur. Et
après ça a été principalement sur dossier avec une
petite audition.
Mona : Dans ce laboratoire, tu ne travailles pas sur le corps,
mais plutôt sur le texte...
Laurent: Non, le texte c'est une étape indispensable pour
pouvoir accéder au corps.
Mona : Bien-sûr, mais tu vas leur donner des indications
sur une réplique, et c'est ça qui va avoir des
conséquences sur leur manière de gérer leur corps, et donc
on voit des différences entres les acteurs.
Laurent : Complètement, parce-que je ne dirige pas du
tout la forme. Je veux qu'elle s'exprime. Et du point de vue vocal non plus je
ne leur dis pas comment faire, il faut que la forme émerge.
Mona : En visionnant les vidéos, j'ai eu l'impression
que c'était important pour toi de remettre en question le fait de
construire un jeu à partir du personnage. Tu peux me dire pourquoi ?
Laurent Berger : C'est très clair pour moi. J'ai acquis
la conviction, en particulier en travaillant sur Shakespeare, que le personnage
est vraiment une fiction. C'est quelque-chose qui n'a pas
76
de consistance. Et qui n'a surtout pas la morphologie de
l'être humain. C'est une abstraction qui appartient à un
théâtre qui me semble très codifié. J'ai besoin de
m'en débarrasser pour faire émerger de l'acteur une espèce
de « sur-personnage ». Ce n'est pas le personnage qui vient de
l'intérieur sur lequel on construit le jeu, c'est le matériau
proposé par la pièce, qui permet de développer un travail
performatif où l'interprète va proposer sa propre expression et
sa propre créativité. Pour le spectateur, ça constitue un
personnage, je ne dis pas le contraire. Il voit un personnage, mais nous, on ne
part pas de l'idée qu'il y a un personnage préexistant à
l'acteur. Le personnage arrive après ce travail de l'acteur, ce n'est
pas la base de son travail. Et pourquoi je suis partie sur cette
réflexion à partir de Shakespeare ? Parce-que je me suis
aperçu que le personnage, enfin ce qu'écrit Shakespeare ce sont
des personnages qui n'existent pas. Ce qui arrive à Richard III, et Lady
Anne, ça n'est jamais arrivé à personne et ça
n'arrivera jamais à personne. Cette nana qui se fait séduire sur
la tombe de son beau-père par l'assassin de son beau-père, c'est
un mensonge. Tout ce qu'on pourrait rapprocher avec l'idée de personne,
c'est du charlatanisme, c'est complètement faux. Tout ce qu'on nous vend
pour construire ces personnages-là me semble erroné. Ça
c'est le premier point.
Le deuxième point, c'est qu'on est dans une
époque ou l'autonomie de la créativité de l'acteur me
semble importante. Pour cela, j'essaie de le libérer un peu du metteur
en scène et beaucoup de l'auteur, de ces contingences là. Donc le
personnage, ce qu'on appelle historiquement « le personnage » n'est
plus qu'une espèce de ressource dans laquelle on va puiser en fonction
de ce dont on a besoin pour faire le spectacle mais pas à partir des
structures émergentes de la pièce qui vont être le
personnage, le conflit, la narration.On n'est pas étranger à ces
structures mais on travaille plutôt à l'envers, à contre
sens.
Mona : cette scène de séduction de Richard 3 tu las
choisi parce-qu'elle n'est pas crédible ?
Laurent : je l'ai choisi parce-qu'elle montre en
elle-même les limites de notre conception classique du personnage.
D'ailleurs, Stanislavski l'avait bien senti, lui qui reste un des plus grands
théoriciens du jeu d'acteur se trouvaient incapable de monter
Shakespeare. C'est pour ça qu'il a décidé de travailler
avec Craig, c'est qu'il se rendait bien compte que pour monter ce
matériau il y avait besoin d'autre chose que de sa technique. Je l'ai
choisi parce que c'est l'extrême. Il y aura de scènes de Hamlet
où on trouvera la même chose, des scènes de Macbeth qui
sont très fortes comme ça ou le meurtre de Desdémone par
Othello, qui a tué sa
77
femme en faisant un monologue de trois pages. Quand ça
fait sauter la logique, l'acteur se rend bien compte qu'il faut trouver
d'autres ressources. Et celle de Richard III c'est quand même le top. Et
elle fait peur aux acteurs, c'est bien aussi pour moi. Ils ont l'impression que
c'est un monument immense, et quand on le fait ils s'aperçoivent qu'on
peut trouver d'autres chemins ; c'est important de ne pas avoir l'impression
d'être écrasé par une histoire de la représentation,
par une idée qu'on se fait du personnage. J'essaie de leur expliquer que
c'est l'acteur qui est le maître du personnage et pas le contraire.
Mona : Le premier travail serait de comprendre qu'il faut
arrêter de vouloir bien jouer ?
Laurent : Il faut arrêter de vouloir jouer selon les
canons. Parce-que les canons finissent toujours par t'écraser. La
tradition finit toujours pas t'écraser. Tu peux pas faire aussi bien que
Laurence Olivier pour faire Hamlet et en même temps tu peux faire
beaucoup mieux. C'est ce que j'essaie de faire avec l'acteur c'est de le
replacer au centre absolu de son action et lui expliquer qu'il n'y a pas mieux
qu'elle ou que lui pour jouer ce qu'on a à jouer. Ils ont du mal
parce-qu'ils ont toujours cette espèce d'ombre de Richard III, de Al
Pacino jouant Richard III et ils se disent « moi, petit acteur, qu'est ce
que je vais faire à côté de Al Pacino ? » « Eh
non, t'es pas à côté, tu ne fais pas le même travail,
le travail que tu peux faire, il n'y a que toi qui peut sculpter ce personnage.
Pour ça, il faut se débarrasser un peu du personnage, sinon
ça devient le standard auquel on se compare tous. Il faut sortir du
standard et retourner à l'action, au temps réel. La personne
réelle qui va faire cette performance de jeu, elle est présente
dans le plateau, elle est pas dans l'histoire du théâtre, elle est
pas dans le livre, elle est pas éternelle, elle est momentanée et
elle est absolue.
Mona : cette méthode de travail pourrait donc aussi
éviter une forme « declichéisation » du jeu de Richard
III ?
Laurent : Ça fait partie de cette position critique.
Refuser le personnage c'est aussi refuser de s'inclure dans cette histoire de
l'interprétation du personnage. Il y a eu beaucoup de gens comme Antoine
Vitez, Daniel Mesguish qui au contraire jusque dans les années 1980
prétendent et ont l'ambition de s'insérer dans l'histoire de
l'interprétation du rôle. Moi non, je pense qu'on a
épuisé les pièces, on a épuisé ces
ressources, si j'ose dire,de ligne direct de la
78
pièce : on fait la pièce avec ses personnages,
son histoire, sa situation. Mais je pense que ces pièces là
peuvent servir encore à autre chose. Et on fait ce travail là
aussi parce-qu'on est fatigués de cette impasse dans laquelle nous ont
mené ces grands personnages. On les reconnaît tous, on sait
comment ils vont être. Par exemple, je commence à travailler sur
Richard III et l'acteur me demande comment faire pour cet handicap physique :
quel handicap physique ? On a besoin d'aucune représentation de
quelque-chose. On ne fait pas une représentation de quelque-chose, on
exploite un matériau pour le travail de l'acteur.
Mona : un des matériaux pour ce travail, c'est l'acteur
lui-même ?
Laurent Berger : Le matériau sur lequel je me concentre
c'est vraiment l'acteur. Shakespeare est un outil qui permet d'ouvrir l'acteur
à un maximum de ses potentialités. Moi je me concentre sur ce
qu'on va pouvoir faire avec l'acteur pour trouver une certaine qualité
scénique, et le reste, l'histoire, le personnage, il apparaîtra en
fonction de cette qualité scénique dont on a besoin, et qui n'est
pas la même pour chaque pièce et chaque personnage.
Mona : ça me fait penser à l'expression de
Jérôme Bel « le degré zéro de l'acteur ».
Tu as eu l'impression de tendre vers ça dans ce workshop ?
Laurent : Ce workshop m'a permis de mettre en perspective ces
réflexions de Jérôme Bel, évidement qui m'a beaucoup
influencé dans ce rapport au jeu. Tu t'aperçois quand tu vas en
Amérique Latine que le degrés zéro c'est une vision un peu
eurocentrée. Si tu vas en Uruguay, le degrés 0 du jeu pour nous
c'est le degrés 10 pour eux et réciproquement. Quand on
prétend nous être au degrés 0, de l'extérieur ce que
voient les étrangers ce sont des acteurs hyper intellectuels,
engoncés dans une vision cérébrale du jeu de la même
manière que eux, quand ils sont au degrés 0, on a l'impression
que c'est hyper émotif, et que c'est du jeu psychologique. Non, pour eux
c'est leur degrés 0. C'est énorme ce que j'ai découvert
sur cette relativité du degrés 0. Ça te donne le
préjugé qu'il n'y a qu'une échelle. En fait, pour prendre
une métaphore empruntée à la physique, on n'est pas dans
un monde classique, on est dans un monde relativiste, dans la théorie
d'Einstein et non celle de Newton. Le degrés 0, c'est toujours par
rapport à toi, à un référent. Ça existe,
mais ce n'est pas universel. La manière de jouer, la culture du jeu,
c'est pas la même chose. C'est un degrés 0 par rapport au
procédé de
79
construction du personnage, dans un contexte particulier et
identifié. Je m'intéresse à cette question de la perte des
outils et de la virtuosité pour essayer de faire émerger
quelque-chose de plus fragile, de plus mobile aussi avec l'acteur. Plutôt
que du degrés 0 je parlerai de renoncer à ces outils, de
déposer les armes.
Mona : Tu as eu impression qu'il y a eu quelque-chose de cet
ordre là en Uruguay ?
Laurent : Il y a tout le temps une difficulté à
déposer les armes,parce-que c'est une manière de se
protéger. En Uruguay, tu vois deux exemples : d'un côté,
chez la jeune fille Florencia qui joue depuis 15 ans à la Comédie
Nationale, il y a des automatismes de compagnies traditionnelles, et chez lui
aussi, il y a des outils de jeunes acteurs, plus enflammés. Mais dans
cette manière de jouer systématiquement en énergie il y a
aussi du conditionnement, d'être incapable de jouer en dehors d'un
espèce de dessin qui n'est qu'un préjugé de la psychologie
du personnage, il y a une déconstruction à faire. C'est une forme
d'apprendre à relativiser la pertinence des outils qu'on utilise et de
les adapter à un projet artistique qu'on a. C'est ce qu'on nous demande
nous, en tant que metteurs en scène et scénographes, mais
l'acteur on lui donne pas les outils pour faire ça. L'acteur et
l'actrice ont les moyens de correspondre absolument au projet, mais ça
demande d'être capable de laisser tomber ce qui fait apparemment leur
force. Tu dois renoncer à des choses qui te semblent efficace au
plateau. Et ça c'est dur.
Mona : Ce travail sur Richard III vous l'aviez fait avec
d'autres acteurs à Montpellier quelques mois auparavant. Est-ce-que tu
pourrais comparer l'appréhension et l'évolution du travail des
acteurs de Montpellier et celui des acteurs de Montevideo ?
Laurent: Le numéro 1, c'est la perte des repères
techniques. Le numéro 2, c'est le refus de caler le jeu, de fixer quoi
que ce soit. Le troisième abîme, c'est lié à
Shakespeare, c'est gérer l'énormité des strates à
mettre en jeu dans le jeu, tout en continuant à rester simple. On a
énormément approfondi le texte, et au moment où on joue il
faut pratiquement oublier que c'est compliqué. Comme quand tu apprends
à conduire une moto. Tu sais pas et tu tombes. Et après, tu fais
de la roue arrière et tu te rends même pas compte que c'est
compliqué. Arriver à intégrer la complexité
à un tel point que ça devient naturel. Tu te demandes plus si
pour passer la première il faut faire « gauche-droite », non,
tu y vas et t'as pas peur de déraper. Comme le
80
ski ou le surf, après t'es capable de faire des sauts,
parce-que toute cette chose là était pratiquement
incorporée à l'intérieur. Et c'est pas de la technique,
c'est quelque-chose qui est neuronal, c'est une connaissance profonde du corps.
Les neurologues parlent de la programmation physique ou la programmation
mentale, c'est le schéma corporel. Tu as des acquis et tu ne te demandes
pas. Un enfant met plusieurs mois à ouvrir une bouteille d'eau qu'il
faut dévisser... Tu mets deux ans à apprendre à marcher,
après tu marches toute ta vie, tu ne te poses pas la question. Ce sont
ces choses là. Et ce n'est pas ce qu'on appelle des automatismes, c'est
le corps et l'esprit ensemble. Ce n'est pas la compréhension, c'est
quelque-chose où tout est lié et ça nous appartient.
Mona : Peux-tu me parler de cette difficulté de jouer
sans partition physique pour les acteurs ? Cette crainte et cette
difficulté n'ont-elles pas empêché les acteurs d'atteindre
une certaine liberté dans leurs propositions au plateau ?
Laurent : Cette idée de ne pas figer les actions butte
sur l'habitude des acteurs. Mais on ne peut pas proposer de travailler dans une
dimension performative du jeu tout en continuant à travailler dans une
partition physique, c'est une contradiction dans les termes. Dans la pratique,
c'est un petit peu plus compliqué, en fonction de la complexité,
du montage sur scène, du dispositif scénique, du nombre d'acteurs
sur scène, etc... on va plus ou moins préciser un nombre
d'éléments minimum dont l'acteur a besoin pour ne pas se sentir
perdu, pour que ça ne génère pas une attention qui risque
d'empêcher un travail sur la présence directe. Ensuite, on va
construire, non pas une action figée, mais on va travailler sur un
ensemble d'actions possibles, pour que les choses n'évoluent pas dans le
vide mais qu'il y ait au mois trois ou quatre options de base qu'il sera en
mesure d'enclencher.
Mona : Est-ce une manière de développer leur
autonomie ?
Laurent : Le fait d'avoir cette diversité fera qu'il se
sentira libre s'il est suffisamment inspiré, au moment de jouer, de
choisir une autre option qui n'aurait pas été
préparée. Mon travail consiste à ce qu'il se fasse
confiance d'abord pour pouvoir ensuite, moi, faire confiance en ses choix. Ce
n'est pas une question d'autonomie, c'est vraiment une manière de
pousser le jeu dans une dimension plus performative, plus athlétique, de
créer des vides qu'il devra remplir
sans reposer sur des rails. Comme dans le sport, il devra
choisir sur le moment pour répondre à des situations
réelles et pas seulement à une partition qui n'est qu'une
abstraction, un artifice.
Mona : Les quatre acteurs ont-ils eu les mêmes
difficultés ?
Laurent : Non, je dirais que la capacité à
improviser du point de vue émotionnel c'était plus facile en
Uruguay. En France, c'est là ou il y a eu le plus de problèmes.
C'était des acteurs plus jeunes aussi. Pour Florencia, ça a
été dur. Pour Luis, ça a été plus facile cet
aspect de complexité de Shakespeare. Sur le fait de lâcher ces
outils, c'est les gens qui avaient été le plus structurés
par leurs écoles qui étaient dur. Et après, il y a eu la
difficulté à improviser en France, à ne pas fixer des
choses.
Mona : Et dans les déplacements des acteurs, les gestes,
il y a eu des différences ?
Laurent : Il y a plus d'expressivité en Amérique
Latine, ça c'est clair, mais il y a aussi une capacité à
investir le corps plus naturelle, plus intuitive, tout de suite. En France,
quand on passe au plateau on est encore dans la tête malgré
tout.
Mona : Dans ta méthode j'ai noté quelques
exercices, par exemple le fait de faire précéder leur
réplique de « je dis que », le fait de se déplacer pour
marquer un changement dramatique dans la scène, ou alors le fait
d'échanger leurs répliques. Tu as vu des effets de ces exercices
sur leur présence ?
Laurent : Je travaille de manière très peu
méthodologique, et pourtant je crois que j'ai une méthode de
fond. Mais je gère ça de manière très intuitive.
Souvent ces exercices je les pense une seconde avant de les proposer. J'arrive
le matin et je n'ai aucune idée que je vais faire ça. A un moment
je sens qu'il y a besoin d'autre chose. Je n'ai pas de panel d'exercices
à faire faire à l'acteur quand on fait Shakespeare...
Mona : Ça te permet d'être en lien direct avec les
acteurs que tu as devant toi.
Laurent : Oui, ça se passe sur le moment. Au moment
où je le fais, je suis convaincu de
81
82
l'utilité de l'exercice. Après, je ne veux pas
non plus un résultat direct. Je sais que c'est utile, je n'essaie pas un
effet ou un autre. En fait, je travaille plutôt en déconstruction
qu'en construction, donc c'est une manière de faire autre chose qui
coule, mais je ne veux pas que ça dirige trop, je veux que ça
décante et que ça apparaisse deux jours plus tard, je
préfère. Parce-que sinon ça marque trop la scène.
C'est pour ça que j'essaie de faire des exercices pas très
directifs et un peu contradictoires avec ce qu'on travaille, dont l'objectif
n'est pas clair... par rapport au problème qu'on a, c'est jamais un
exercice qui répond au problème qu'on a, ça
détourne le regard plutôt.
Mona : Le but c'est donc de désorienter l'acteur en
quelques sortes ?
Laurent : Plutôt que désorienter, c'est montrer
qu'il y a d'autres dimensions dans le jeu que celle du personnage, et son
rapport direct à l' acteur. Et je préfère le faire
transiter par ces dimensions pour qu'ensuite il voyage tout seul quand il en a
envie, ça sert aussi de réveiller son plaisir de jouer autrement,
en dehors des clous du personnage.
Mona : concernant les changements d'adresse dans le cadre de
l'exercice de mise à distance de la situation dramatique et des
personnages, as tu observé des effets au niveau des gestes des acteurs,
leur déplacements, la gestion de leurs appuis ou leur regards ?
Laurent :Je ne m'intéresse pas tellement aux effets
à court terme. Je donne des outils pour que l'acteur soit capable de
générer lui-même sa propre instabilité, pour pouvoir
être capable de... quand il commence à rentrer dans des rails,
qu'il soit capable de générer lui-même de la
nouveauté. Sur le moment je sais que c'est un des moyens de dire «
regarde ailleurs, le monde est grand », et l'adresse c'est juste un
élément pour réinjecter de l'extérieur, donc de
l'inconnu dans le jeu de l'acteur. C'est pour ça que c'est
intéressant cet exercice. Tout à coup, tu l'obliges à
prendre en compte quelque chose qu'il maîtrise pas. Donc obligatoirement,
sa réponse va l'obliger à sortir de quelque-chose qu'il n'avait
pas prévu, si tu regardes le personnage à chaque fois au moment
où tu dis cette réplique, c'est fini, tout se stabilise, tout se
sclérose.
Mona : Le changement d'adresse et le déplacement de
l'acteur quand il sent quelque-chose que quelque-chose se passe ça
permet ça
83
Laurent : et surtout ça fait perdre la peur de
ça. Et quand tu n'as plus peur, le spectateur le sent. Et il y a un
grand plaisir du spectateur à voir ça. A voir que l'acteur, tu
sais que la veille, il n'a pas fait la même chose. On aime ça.
Mona : ça me renvoie à une phrase de Florencia
que j'ai vu dans les notes de répétition où elle dit plus
ou moins que vous avez travaillé à considérer la
répétition comme un entraînement et non processus de
préparation pour un résultat. « On a cherché à
habiter la répétition, comme des acteurs qui jouent la
scène différemment de jour en jour, avec l'énergie du
moment, et ça permet de pouvoir trouver une liberté à
chaque représentation ».
Laurent: C'est ça, il faut donner à l'acteur
suffisamment d'éléments pour que le jeu soit possible, mais
suffisamment peu pour que le jeu ne soit pas déterminé. Trouver
cette espèce de marge. C'est un peu comme le sport. Pourquoi le foot est
si magnifique, parce-que c'est le sport ou il y a le moins de règles.
Les règles du foot tu les apprends en trois minutes. Tu ne dois pas
toucher le ballon avec la main, tu dois mettre un but, tu ne dois pas faire de
fautes. Et c'est réglé, il n'y a plus qu'à jouer. Et
ça donne cent ans d'histoire du sport avec cinq ou sept règles.
Donc tu as ce truc là, l'intrusion minimum, mais ça demande
beaucoup de boulot cette disponibilité. Ça demande de
répéter autant, voire plus, ça demande de se
préparer à plein de trucs.
Mona : Ça demande de prendre des risques aussi...
Laurent: Oui, ça c'est encore autre chose. C'est
vraiment important. C'est là qu'est le plaisir, c'est là qu'est
la grandeur de tous ces gestes là. C'est pour ça que c'est beau,
c'est pas gagné. Chaque jour, il y a le risque de rater, sans aucun
doute.
Mona : Dans une répétition, tu prends l'image du
karaté pour introduire un double état de jeu, alternativement
dans le relâchement et dans l'attaque. Quel lien peux-tu faire entre ce
relâchement dans le corps et un certain rapport des acteurs à la
situation dramatique et aux personnages ?
Laurent : Le texte a aussi ses moments durs et ces moments
mous. Dans le texte, il y a des moments où il y a un impact avec l'autre
personne, et il y a des moments où il y a plus de
84
recul, il est plus subjectif, il part dans la philosophie. Il
faut sentir ce rapport entre dur et mou. Tu l'as dans les arts martiaux, mais
aussi dans la danse orientale, dans les formes orientales de
théâtre, il y a cette réflexion. Ça a
été observé par Yoshi Oida et Eugenio Barba. Du point de
vue de l'acteur, moi j'aime bien le karaté parce-que c'est très
ludique. Il y un aspect ludique qui est important, se dire « je suis
concentré mais parfois, cool ». L'acteur n'est pas toujours au
même niveau de concentration sur ce qu'il a à faire. Et donc il
n'est pas toujours au même niveau de tension. Il faut du
relâchement : il y a des moments, pour certains aspects du texte
où tu vas faire très attention au phrasé, et des moments
où tu ne vas pas t'en occuper parce-que tu vas être dans un
rapport plus détendu, et ça a aussi à voir avec ton
émotivité... c'est la création du mouvement, c'est une
question de cycle. Les choses ne sont pas figées.
Mona : Juste après, dans la même
répétition, tu leur proposes de mettre en avant le fait qu'ils
jouent ensemble, en tant que partenaires. En quoi l'exercice sur la contraction
et le relâchement pourrait avoir un lien avec cette complicité
dont tu parles ?
Laurent : C'est encore sortir le personnage de la focal, et
amener l'acteur dans le temps présent. Parce-que le partenaire est
vraiment là. C'est aussi quelque-chose auquel on ne pense pas
assez souvent, c'est qu'on joue ensemble. Deux personnages comme Richard III et
Anne, en fait, ils jouent ensemble. Et les acteurs oublient qu'ils jouent
ensemble. C'est très difficile psychologiquement quand tu te confrontes
à un personnage incarné par une personne de comprendre que c'est
ensemble, que c'est un partenaire de jeu. C'est quelque-chose qu'il faut
déconstruire profondément.
Mona : Pour toi ils ont le même objectif ?
Laurent : Absolument. Il y a plein de contrastes, ils vont
lutter physiquement et vocalement l'un contre l'autre, mais il faut avoir une
grande conscience qu'ils produisent le spectacle ensemble. C'est parce-qu' ils
jouent tous les deux qu'il y a jeu, ce n'est pas chacun pour soi.
Mona : Tu penses que le personnage peut empêcher
l'acteur de jouer ce qui se joue et le spectateur de le comprendre
?
85
Laurent : Je n'aurais pas cette prétention. Je fais ce
que j'ai à faire. Je sais que pour trouver une dimension vitale au
théâtre, une ambition plus importante, j'ai besoin qu'on
lâche ces vieux modèles. Si on veut trouver de nouveau une
ambition de l'ordre de celle qui a amené à écrire cette
pièce là, il faut arrêter d'être juste metteur en
scène de pièces. Il faut qu'on soit plus autonome. Mais ça
c'est mon problème à moi, pour d'autres artistes il y a d'autres
problèmes, mais il faut reconnaître qu'en vingt ans les classiques
ont complètement été évacués, et c'est pour
ça, ça marche plus. Il y a quelque-chose qui s'est cassé
dans cette mécanique de faire la même chose pendant une centaine
d'année.
Mona : Dans ton texte de présentation du projet de
recherche, tu parles d'expérimenter les rapports entre la construction
physique et matérielle, et la construction imaginaire. Avez-vous fait
des hypothèses sur le rapport entre ces deux constructions à
partir de ce workshop ?
Laurent : On a trouvé des éléments
très concrets pour comprendre à quel point le coeur du truc est
dans la manière dont on partage des imaginaires. Sur la construction
corporelle, ce n'est pas tellement le travail sur Richard III qui nous a
apporté des éléments. On a fait des workshops beaucoup
plus performants où je pourrais t'en dire beaucoup plus... On comprend
bien que c'est la question du partage des imaginaires qui donne à la
fois une forme d'unité -on joue à la même chose, et cette
vitalité qui fait que on ne sait pas exactement ce qu'on va jouer
à chaque fois.
Mona : Le partage imaginaire entre les acteurs ?
Laurent : Oui, et le metteur en scène
Mona : Dans la relation ?
Laurent : partager des choses qui ne soient pas fixées,
on partage des fictions mais on essaie de les comprendre ensemble, et
ensuite... tout ça pour que la performance soit toujours l'espace du
choix et de la liberté vivante de l'interprète, du performer.
Pour ça, il faut que dans l'imaginaire, il y ait pas mal de choses
éclaircies, que ce soit très concret. Pour que le réel, la
performance, ce que le spectateur voit ait cette poésie, il faut qu'il y
ait une densité dans
86
l'imaginaire et qu'on soit d'accord sur un certain nombre de
trucs.
Mona : Et le processus de création, c'est une
manière d'explorer les outils de cet imaginaire ?
Laurent: C'est une manière d'explorer les imaginaires et
de les faire dialoguer. Que ce soit intuitif, que tout ça se passe, dans
une espèce d'entente télépathique des acteurs.
Mona : je trouve que c'est très probant l'histoire de
l'imaginaire partagé lors de la présentation publique en Uruguay.
Il y a un dialogue entre eux.
Laurent : Ils ont fait des choses qu'ils n'avaient jamais fait
avant le jour de la présentation.
Mona : il y a une écoute fine entre eux
Laurent : Oui, et toutes les strates qu'on fait avant servent
à ça.
Entretien effectué sur Internet, le 25 mai 2021.
87
ANNEXE 2
Entrées de lecture des gestes et outils
utilisés
Dans cette annexe, nous présentons les entrées
de lecture de geste que nous avons utilisées pour l'analyse.
État tonique et expressivité :
Répartition de la tension musculaire de quelqu'un en
mouvement. Selon Hubert Godard, c'est «une trace privilégiée
de l'observation [...], indicatrice des états de corps qui sont mis en
jeu»1
- « deux attitudes fondamentales »
qui découlent du système d'analyse « Effort »
proposé par R.Laban: « lutter contre » ou « s'abandonner
à ». Accepter les conditions physiques qui influencent le
mouvement, ou au contraire résister et lutter contre ces conditions.
- Mouvements fluides, mouvements séquencés
- le flux du mouvement :
contrôlé ou libre (système
«Effort» de Laban)
- adresse et regard, expression du visage, mimiques
Le rapport au temps :
- geste soudain ou soutenu (système
«Effort» de Laban)
- Rythmicité et musicalité de la
parole, souffle et attitude respiratoire -
rythme, silence et pauses gestuelles.
Les rapport à l'espace :
- L'amplitude spatiale des
mouvements
- mouvement concentrique/mouvement
excentrique
- l'accentuation dynamique de l'espace de la
corporéité d'après Hubert Godard, à partir
de trois plans du corps dans l'espace : sagittal - de derrière à
devant-, frontal - de gauche à droite - et horizontal - celui de la
rotation. A partir de la dissociation de ces trois plans, l'outil permet de
percevoir des tendances dans l'initiation des mouvements.
1 Hubert Godard. « C'est le mouvement qui donne corps au
geste », Marsyas, juin 1994, p.72
88
Poids et orientation :
- appuis stables ou changements d'appuis
- la «géographie des appuis» et
la circulation du mouvement: par quelle partie de
l'anatomie fonctionnelle s'appuient-ils au sol ?
- travail de l'axe: flexion/extension,
inclinaisons latérales, spirale
- la circulation du mouvement: le schéma
fonctionnel utilisé par les analystes du
mouvement et présenté par Christine Roquet dans
Vu du geste (p.52)
- orientation du corps et regards
Geste et Imaginaire:
- les «gestes manquants» :
expression utilisé par Hubert Godard dans un entretien1 dans
lequel il rapproche le geste à un certain «investissement (...)
dans la relation au monde» qui ce serait «retiré» dans le
cas du «geste manquant». Elle est utilisée comme un outil
d'analyse pour questionner la manière de jouer de ces acteurs à
partir d'une certaine qualité de geste manquante qui
témoigne d'une relation singulière au monde.
- les gestes fondateurs : Inspirés des
«mouvements fondamentaux» que Laban expose dans son ouvrage
Effort. Les gestes fondateurs renvoient à l'histoire
personnelle de celui qui les fait. Ils ont un lien avec le début de la
vie et ont une charge affective. Ils sont témoin d'une
«manière d'être au monde. (...) Ces gestes fondateurs, tels
les mouvements de aller vers, de repousser, de désigner,
ne sont pas des gestes cinématiques, mais des gestes qui ont
une portée signifiante par rapport à
l'entourage»2. Ce concept permet notamment de faire entrer dans
l'analyse un aspect psychique dans l'approche du geste. Ce sont des
fonctionnalités physiologiques qui apparaissent au début de la
vie et qui témoignent d'un rapport à son environnement. Ils se
développent plus ou moins selon les personnes et orientent notre rapport
à la gestualité.
? aller vers ; accueillir ; repousser;saisir ;
désigner;trancher (couper) ; jeter...
- le «chiasme parasensoriel»:
observation de la dimension sociale et culturelle d'un
1 Hubert Godard, « Le geste manquant », juin 1994
Entretien mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994
2 Ibid.
geste : le rapport entre le geste et l'énonciation, entre
le «percevoir et le dire»1
Intercorporéité : dynamosphère,
kinésphère et gestosphère
- distance intercoporelle selon la
théorie de structuration de l'espace « proxémique
» de l'anthropologue Edward T Hall : distance intime/
personnelle/sociale/publique
- le dialogue inter-corporel
cinématique, «celui de la géométrie des
directions des mouvements échangés dans un espace
euclidien»2 : face à face, s'éloigner, côte
à côte...
- qualité du contact entre les
acteurs: prendre, tenir, s'accrocher
- la fonction active/ passive ou la fonction
extéroceptive/ proprioceptive d'une sensation
- la fonction focal/périphérique
d'un sens.
- Le Kestenberg Movement Profile (KMP).
Dynamique de mouvement précurseur du système Effort. Cet
outil rend compte de la qualité des échanges :
canalisé/souple ou disponible; tendu/doux; soudain/hésitant.
89
1 Michel Bernard, « Sens et fiction » dans La
création chorégraphique, op.cit. p.100
2 Ibid.
90
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SITOGRAPHIE
- Site de La Manufacture : URL :
https://www.manufacture.ch/fr/4466/Etre-et-jouer-Systemes-et-techniques-du-travail-de-l-acteur-contemporain.
Consulté le 6/07/2021
- Site de l'Association Accord Cinétique. URL :
http://afcmd.com/page/11/qui-sommes-nous.
Consulté le 27/07/2021
95
SOMMAIRE
PRÉFACE 3
RÉSUMÉ 4
AVANT-PROPOS 5
INTRODUCTION 8
I. LE FONDEMENT DES GESTES AU COURS DU LABORATOIRE
15
1) Extraits 2, 3 et 5. L'évolution de la gestualité
des acteurs 16
a. Le refus de fixer la forme
b. Analyse comparative: un déploiement
c. États de corps et mise en jeu
2) Extrait 4. Fonction tonique et expressivité 22
a. Analyse des états toniques des acteurs
b. Expressivité et sens du geste
c. La maîtrise de la gestualité par l'inhibition
3) Extraits 2 et 3. La posture: expression d'une
singularité 27
a. Origine du geste et singularité
b. L'intention du geste
c. Centre postural des acteurs et neutralité
d. Auctorialité de l'acteur
II. SYMBOLIQUE DES GESTES DANS LA CRÉATION DE LA
SCÈNE 35
1) Extrait 6. Le Laboratoire: déploiement d'un imaginaire
36
a. Le Laboratoire: un espace d'exploration
b. Analyse de l'orientation corporelle: ouvrir les espaces
2) Extrait 1. La puissance symbolique du geste 40 a. La
structure symbolique du corps
b.
96
Analyse des «gestes fondateurs»
c. Jouer à partir de son univers symbolique
3) Extrait 1. Première lecture: au croisement de deux
imaginaires 44
a. Un imaginaire complexe
b. Symbolique du texte, symbolique du geste
III. PAR LES INTERACTIONS : LE GESTE AU-DELÀ DE
LA SINGULARITÉ 48
1) Extrait 1. Première lecture : une rencontre 49
a. «Le chiasme parasensoriel»
b. Par le lien, la construction
2) Extrait1. Par l'interaction, le déploiement d'une
direction d'acteur 52
a. Une gestualité qui se construit
b. Par-delà la singularité
c. Construire à partir d'une passivité
d. Une direction d'acteur particulière
3) Extrait 5. Entre les acteurs, un dialogue dynamisé
57
a. Le dialogue tonique: un rapport de force complexe
b. Les distances: des intentions ambiguës
c. L'intention commune du geste
d. La gestion de l'équilibre: donner forme à la
scène
4) Extraits 4 et 5. Représentation et
«intercorporéité» 63
a. Au delà des disciplines
b. Analyse rythmique et mouvements dansés (extrait 5)
c. États de corps et présence (extrait 4)
5) Lâcher la fiction 69
a. Refuser le personnage pour enrichir l'imaginaire
b. L'empathie kinesthésique
CONCLUSION 73
ANNEXES
Entretien avec Laurent Berger 75
Entrées de lecture et outils utilisés 87
97
BIBLIOGRAPHIE 90
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