Master 2 Philosophie du droit et droit politique (finalité
recherche)
Année universitaire 2017-2018
Le statut et les droits de la femme dans la pensée de John
Stuart Mill
Septembre 2018
Mémoire présenté et soutenu par Camille
LEPOUTRE
Sous la direction de Monsieur le Professeur Philippe RAYNAUD
1
REMERCIEMENTS
J'adresse mes sincères remerciements à,
Monsieur le Professeur Philippe Raynaud pour avoir accepté
de diriger mon mémoire mais plus encore pour l'intérêt
qu'il a porté à mon sujet, pour ses conseils avisés et sa
disponibilité,
Mes camarades de classe, pour leur soutien, leurs conseils et le
partage de leur expérience, Ma famille et mes amis pour leur soutien
indéfectible, leur confiance et leurs encouragements,
Mademoiselle Alice Fillion, sans qui ce mémoire se serait
probablement perdu dans les méandres des voies postales, entre
Montpellier et Paris.
2
ABREVIATIONS
Part. Partie
Art. Article
Ed. Edition
Ibid Ibidem (même endroit)
Op. cit. Opere citato (dans l'ouvrage
cité)
p. Page
3
SOMMAIRE
Introduction 5
Première partie : Le socle théorique du
féminisme millien 11
Titre premier : Une égalité naturelle
12
Chapitre 1 : Le renversement de l'opinion adverse 12
Chapitre 2 : La nature de la femme, une connaissance
entravée 15
Titre deuxième : Une égalité
juridique dans la sphère privée : le mariage 20
Chapitre 1 : Les conséquences néfastes du statut
juridique de la femme 20
Chapitre 2 : La nécessaire intervention des lois civile
et pénale pour empêcher cette tyrannie 25
Titre troisième : Une égalité
juridique dans la sphère publique : un accès égal à
l'éducation et aux
professions 29
Chapitre 1 : Un accès juste mais conditionné
29
Chapitre 2 : L'accès aux professions 33
Deuxième partie : Le féminisme millien
ou la transposition logique des thèses de l'auteur à
la
question féminine 38
Titre premier : L'éthologie et l'étude de
la condition féminine 39
Chapitre 1 : L'éthologie dans le Système de
logique 39
Chapitre 2 : La science de l'éthologie appliquée
au cas des femmes 42
Titre deuxième : L'émancipation des
femmes ou la doctrine de la liberté 46
Chapitre 1 : John Stuart Mill et la doctrine de la
liberté 46
Chapitre 2 : La doctrine de la liberté appliquée
au cas des femmes 50
Titre troisième : Une émancipation
bénéfique ou la doctrine utilitariste 54
Chapitre 1 : L'utilitarisme millien 54
Chapitre 2 : La doctrine utilitariste appliquée au cas
des femmes 57
Troisième partie : L'activisme influencé
de John Stuart Mill 63
4
Titre premier : Un activisme induit par Harriet Taylor
Mill 64
Chapitre 1 : Une influence induite par la nature de leur
relation 64
Chapitre 2 : L'influence intellectuelle existant entre Harriet
Taylor et John Stuart Mill 68
Titre deuxième : Une défense pragmatique,
l'utilisation de la presse écrite 71
Chapitre 1 : Une dénonciation commune de l'injustice
des tribunaux envers les femmes 71
Chapitre 2 : Les dénonciations « propres »
à John Stuart Mill 75
Titre troisième : Un activisme opiniâtre
dans le domaine politique 79
Chapitre 1 : Une argumentation théorique en faveur du
suffrage féminin 79
Chapitre 2 : Les actions de John Stuart Mill en faveur du
suffrage féminin durant son mandat 82
Conclusion du mémoire 87
5
Introduction
« Les êtres humains n'ont pas à la naissance
la place qu'ils occuperont dans la vie et ne sont pas enchaînés
inexorablement à la place à laquelle ils sont nés
».1
Telle est l'analyse qu'effectue John Stuart Mill de la
société moderne dans laquelle il vit. Cette société
anglaise du XIXe siècle est une société
renouvelée et démocratique, régie par des principes
nouveaux : la justice, la liberté, le mérite, ... Pour le
philosophe qu'est Mill, ce nouvel état de fait marque la fin des temps
où chaque individu avait une place prédéterminée au
sein de la société et aucune perspective d'évolution
sociale.
Pour l'auteur, l'histoire est une marche constante vers le
progrès social. Les idéaux démocratiques de liberté
et d'égalité ayant émergé au siècle des
Lumières ont donc logiquement vocation à s'étendre
à l'ensemble des sociétés et des relations qui les
composent. Nous sommes d'ores et déjà entrés dans
l'ère contemporaine et le modèle de vie en société
qui se développe alors est celui dans lequel nous vivons encore
actuellement.
Toutefois, ce ne sont que les prémices de cette
structure sociale et les postulats de départ de cette dernière
n'en sont qu'au stade des balbutiements. Ainsi, l'avènement de la
société nouvelle n'empêche pas certaines « anomalies
» de subsister. Certaines relations sont donc toujours régies
conformément aux coutumes anciennes et prennent l'apparence de
reliques.
Ainsi, alors même que l'Angleterre est régie par
une femme, la reine Victoria, ces dernières ne bénéficient
pas du progrès social et de l'avènement de ces principes
nouveaux. Au contraire, « dans le dernier tiers du XIXe
siècle, la sujétion des femmes est inscrite tant dans la loi que
dans les pratiques sociales »2. Relique de temps révolus
? La position d'exclusion et d'infériorité des femmes s'explique
également par le règne victorien marqué par le retour
à des moeurs puritaines. Leur mise à l'écart est
justifiée par leur rôle « naturel » d'épouse et
de mère au foyer.
Il existe donc, en définitive, un décalage
frappant entre les principes supposés orienter la société
moderne et la position des femmes qui ne bénéficient à
aucun moment de ce progrès. Cet
1 Stuart Mill (J.), « L'asservissement des femmes »,
Petite Bibliothèque Payot, 2016 p.49
2 op. cit. p.8 - Préface de Sylvie Schweitzer
écart va amener certaines femmes à dénoncer
ce qui, pour elles, est une injustice infondée.
Le XIXe siècle, période puritaine par
excellence, va donc également être le théâtre des
premières véritables revendications féministes, même
si ce terme n'est pas communément employé à
l'époque. A la fin du XVIIIe siècle, une des premières
féministes britanniques, Mary Wollstonecraft, rédige ce qui est
considéré aujourd'hui comme l'un des premiers essais de
philosophie féministe en Angleterre : A Vindication of the Rights of
Woman (1792).
A l'époque de John Stuart Mill, certaines femmes se
distinguent par l'intensité de leur militantisme. C'est le cas, par
exemple de Josephine Butler, militante féministe qui dénonce
notamment la situation des prostituées et se bat pour l'accès des
femmes à une véritable éducation.
Surtout, les femmes se mobilisent en cercles,
sociétés, associations afin de donner davantage de poids à
leurs requêtes. Lydia Becker et Millicent Fawcett en sont deux exemples
célèbres. Au XIXe siècle, ces deux femmes militaient au
sein des tous premiers mouvements suffragistes. Barbara Bodichon, figure
féministe importante, crée un des premiers cercles
féministes anglais, fonde un journal visant à dédier un
espace spécial pour les femmes sur les sujets féministes ou
encore rédige une synthèse et critique des lois anglaises sur les
femmes.
Dans ce mouvement de protestation des femmes contre leur
condition, certains hommes trouvent également leur place. C'est le cas,
par exemple, de l'écrivain William Thompson, célèbre
notamment pour la publication d'un essai sur la condition des femmes :
Appeal of One Half the Human Race, Women, Against the Pretensions of the Other
Half, Men, to Retain Them in Political, and thence in Civil and Domestic
Slavery. Notons, cela a son importance, que cet essai a plus tard
été considéré comme l'écrit commun de
William Thompson et d'Anna Wheeler, écrivain militante pour les droits
des femmes.
Si les femmes, notamment des classes éduquées et
politisées, s'engagent de plus en plus pour la défense de leurs
droits ; la mobilisation des hommes est encore très timide. Dans sa
majorité, l'opinion publique ne remet pas en cause la situation des
femmes et, au contraire, empêche les partisans de l'égalité
entre les hommes et les femmes de se faire entendre. Peu d'attention et de
crédit est accordé aux mouvements féministes
principalement composés de femmes.
6
Dans ce contexte, le philosophe et écrivain politique John
Stuart Mill va représenter un
7
genre particulier et relativement inhabituel de défenseur
des droits des femmes.
John Stuart Mill, né à Londres en 1806 et
décédé à Avignon en 1873, est le fils de James
Mill, utilitariste convaincu et ami de Jeremy Bentham. Celui-ci a une enfance
quelque peu particulière du fait de l'éducation que décide
de lui dispenser son père3. Ainsi, il débute
l'apprentissage du grec à trois ans et celui du latin à huit ans.
Il est initié à la philosophie, aux sciences, à
l'économie, aux questions politiques et prend une avance
considérable sur le niveau moyen d'éducation des enfants de son
âge, même les plus éduqués. Ses journées sont
rythmées par l'étude et ses seuls moments de répit sont
les balades qu'il effectue en la compagnie de son père et durant
lesquelles les deux discutent de ses dernières lectures.
Si cette éducation est, sans nulle doute, en partie
à l'origine de l'esprit brillant que deviendra John Stuart Mill ; elle
est également responsable, selon lui, de l'épisode
dépressif de ses vingt ans. Dès son enfance, Mill n'a de contact
social qu'avec des adultes et sa vie entière est organisée autour
de son éducation intellectuelle. Cela va avoir pour conséquence,
au début de son âge adulte, de rendre Mill insensible, incapable,
selon lui, d'émotions et le plonger dans la mélancolie. Il va peu
à peu sortir de cette crise, notamment, selon ses dires, grâce
à la poésie qui lui permet à nouveau de ressentir des
émotions.
C'est également à cette période que Mill
remet en question les courants intellectuels qui lui ont été
enseignés tels que l'utilitarisme et se tourne vers d'autres opinions.
L'on trouve parfois, dans son oeuvre intellectuelle prolifique, des
idées apparemment contradictoires. Cela peut, au moins en partie,
être expliqué par l'évolution de sa pensée à
mesure qu'il s'est enrichi de diverses influences.
John Stuart Mill fait partie des personnalités
intellectuelles ayant un grand nombre de domaines d'intérêt et
d'activité. Avant tout célèbre pour ses idées
libérales et utilitaristes et pour ses écrits politiques et
philosophiques ; il a également publié sur les sciences,
l'économie, la religion, et cætera. Il est écrivain,
philosophe, logicien mais aussi homme politique, journaliste. Il serait donc
impensable de résumer son oeuvre à ces quelques lignes. Il
réfléchit et écrit à la fois sur des thèmes
philosophiques célèbres tels que la liberté, sur des
questions de société et de gouvernement politique ou encore sur
des sujets divers en lien avec l'actualité, anglaise ou non.
Il entretient un lien particulier avec la France où il
se rend dès ses quatorze ans. Il écrit
3 Orazi (F.), « John Stuart Mill et Harriet Taylor :
écrits sur l'égalité des sexes », ENS
éditions, 2014 p.15-17
8
d'ailleurs en français, notamment pour correspondre
avec des auteurs renommés tels qu'Auguste Comte. Il se rend
régulièrement en France tout au long de sa vie et l'évoque
dans plusieurs écrits, à propos de l'épisode de la
Terreur, par exemple, ou encore des caractères nationaux. Il passe ses
derniers moment avec son épouse Harriet Taylor, dont l'influence sur sa
vie et son oeuvre sont indéniables, et les derniers instants de sa vie
en France, à Avignon.
Dans la seconde moitié de sa vie,
l'intérêt de John Stuart Mill pour la cause féminine va
progressivement s'accroître jusqu'à devenir
prééminente. A cette période, le philosophe a d'ores et
déjà acquis une renommée grâce à divers
essais politiques, philosophiques ou encore économiques. Il dispose
ainsi d'une notoriété et d'un certain crédit en Angleterre
mais aussi au sein des élites intellectuelles et sociales d'autres pays.
Cette particularité va donner une importance à son engagement
tardif en faveur des droits des femmes.
En effet, bien que John Stuart Mill se décrive (dans
son Autobiographie4) comme favorable à
l'égalité entre les hommes et les femmes depuis sa jeunesse, il
ne prendra expressément position que bien plus tard. Ainsi, si l'on
trouve, même parmi ses premiers écrits, certaines allusions
à cette question ; il faut attendre 1869 pour que soit publié un
essai spécialement consacré à ce sujet : De
l'assujettissement des femmes5.
Cet ouvrage relativement conséquent constitue notre
source principale d'informations sur le féminisme millien. Le titre
original, The Subjection of Women, a donné lieu à
différentes traductions. Le terme subjection a en effet
été alternativement traduit par asservissement ou par
assujettissement. Or, les définitions de ces deux termes varient
sensiblement.
L'asservissement est défini comme l'action d'asservir ;
l'assujettissement comme l'action d'assujettir. Les
définitions6 données de ces deux verbes laissent
apparaître plusieurs éléments communs : la mise en place
forcée d'une dépendance et d'une soumission d'une part, d'une
domination de l'autre, la privation de libre-arbitre, de liberté.
Toutefois, un élément supplémentaire semble ressortir
uniquement de l'assujettissement. L'action d'assujettir impliquerait la
soumission à une norme, une règle, une loi ou un
règlement.
L'assujettissement serait donc la sujétion, la
soumission à une norme particulière et non à un
4 Stuart Mill (J.), « Autobiography », John M.
Robson et Jack Stillinger, 1981
5 Stuart Mill (J.), op.cit.
6 Dictionnaire Larousse en ligne:
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais
9
simple pouvoir de fait. Cette qualification semble
correspondre davantage pour décrire la condition des femmes dans
l'Angleterre du XIXe siècle puisque leur
infériorité et leur exclusion ressortait
précisément de la loi.
Cette exclusion légale du fait du législateur va
être dénoncée par John Stuart Mill dans son essai
féministe. Mais, nous l'avons évoqué, il n'est pas le
seul, à cette période, à s'indigner de la condition
réservée aux femmes. Néanmoins, sa thèse a un
caractère spécifique, et c'est notamment ce que nous allons
tenter de démontrer dans notre recherche.
Les commentateurs de Mill ne s'accordent pas sur la
qualité féministe de l'auteur. Ovationné par certains, il
est qualifié de féministe tempéré, «
traditionnel et patriarcal »7 par d'autres. Nous n'exprimerons
aucune opinion sur ce sujet puisque le but de notre étude n'est pas
d'évaluer les thèses féministes développées
par Mill mais de les analyser afin d'en faire ressortir les principes
fondateurs et les logiques internes. Il s'agit de donner au lecteur des
éléments positifs et objectifs sur la pensée de John
Stuart Mill afin qu'il se forge une opinion personnelle sur les points de
divergence des commentateurs.
Nous allons donc nous intéresser au statut et aux
droits dévolus à la femme dans la thèse millienne, par
opposition à ceux qui sont les siens dans la société
anglaise du XIXe siècle. Pour ce faire, il est essentiel
d'avoir à l'esprit le contexte dans lequel Mill a exprimé cette
opinion et de ne pas analyser son propos à l'aune des valeurs et des
standards des sociétés occidentales du XXIe
siècle. C'est donc vers cet idéal de neutralité que nous
essaierons de tendre tout au long de cet exposé.
Le statut de la femme, ici, s'entend vis-à-vis de la
société en général, et de l'homme en particulier.
Nous nous intéresserons donc à la fois à la position de la
femme au sein de la société, à la place qui lui est
accordée par la loi et les moeurs ; et au rapport que celle-ci
entretient avec l'homme, en particulier lorsqu'il s'agit de son époux.
Il convient, pour cela, d'étudier comment sont réglés leur
rapports par la loi et l'opinion publique mais aussi le statut qui lui est
accordé par rapport à celui de l'homme (est-il inférieur,
égal, supérieur?). Dans son oeuvre, John Stuart Mill
décrit ce statut de la femme afin de le critiquer et de proposer un
statut alternatif qui lui semble plus juste et bénéfique.
7 Lejeune, Françoise, "John Stuart Mill, un
féministe sous influence", Ces Hommes qui épousèrent
la cause des femmes (Martine Monacelli et Michel Prum eds), 2010 p.7
10
La question des droits sera davantage traitée de
façon conditionnelle et non positive. En effet, l'angle adopté
par John Stuart Mill est le suivant : il choisit de se concentrer non sur les
droits qu'a la femme dans la société mais sur les droits qui lui
sont injustement déniés. Il s'attache ensuite à
défendre l'accès à ses droits pour la femme.
Nous choisissons ici volontairement de faire
référence à la femme et non aux femmes afin, non d'en
faire une catégorie naturelle distincte mais de mieux identifier les
femmes comme constitutives du groupe de sexe féminin dans la
société, par opposition au groupe de sexe masculin. Le but n'est
pas d'envisager leurs rapports en termes de rivalité et d'affrontement
mais seulement de mettre en exergue l'importance des différences de
traitement qui existaient alors entre ces deux groupes.
Enfin, nous décidons de traiter la question du
féminisme millien dans le cadre de sa pensée et de son oeuvre
intellectuelle complète. En effet, les commentateurs de John Stuart Mill
ne s'accordent pas sur ce point. Certains auteurs ont vivement critiqué
De l'assujettissement qui, pour eux, n'avait aucune cohérence dans le
parcours intellectuel du philosophe. Ils ont également reproché
à ce dernier d'avoir été « aveuglé » par
ses sentiments pour son épouse, Harriet Taylor. Ces critiques
émanaient principalement des commentateurs du XIXe
siècle. A l'inverse, les commentateurs plus récents ont fait un
travail de recherche sur l'éventuel lien entre le féminisme
millien et ses idées développées sur d'autres
thèmes. D'autres se sont davantage appesanti sur l'influence d'Harriet
Taylor sur les idées féministes de son époux, avec le
risque, peut-être, de surestimer la dette que l'auteur avait envers
celle-ci.
Le féminisme de John Stuart Mill s'inscrit-il ou
dépasse-t-il le cadre de son oeuvre théorique ?
Pour répondre à cette interrogation, il nous
faut nous intéresser à deux problématiques. Tout d'abord,
existe-t-il un lien entre certaines thèses de l'auteur et ses
idées féministes ? D'autre part, serait-il parvenu à un
tel constat et un tel engagement en faveur de cette cause sans l'influence
d'Harriet Taylor ?
Après avoir analysé précisément
quelles sont les thèses de l'auteur sur la cause féminine
(Première partie), nous tenterons de les mettre en perspective avec son
oeuvre globale (Deuxième partie) et d'apprécier l'ampleur de
l'influence d'Harriet Taylor dans son militantisme (Troisième
partie).
PREMIERE PARTIE : Le socle théorique du
féminisme millien
John Stuart Mill est un féministe de la première
heure. Sa vie personnelle, le récit qu'il en fait dans son
Autobiographie mais aussi ses écrits ne laissent aucun doute
à ce sujet. Toutefois, De l'assujettissement8, essai
qui constitue l'exposé principal de ses opinions sur la condition
féminine, n'est publié qu'en 1869 soit quatre ans avant sa
disparition. On y trouve l'aboutissement de ses thèses sur le sujet,
dont certaines idées brièvement exposées dans des
écrits plus anciens. Nous nous intéresserons donc principalement
à cette oeuvre pour étudier le socle théorique
développé par Mill à l'appui de ses idées
féministes.
Le philosophe et logicien, comme dans ses divers essais,
s'astreint ici à un raisonnement rigoureux. Il s'agit d'une oeuvre
achevée visant à emporter l'adhésion du lecteur et
à le rallier à la cause « féministe », bien que
John Stuart Mill n'emploie ce mot à aucun moment. Pour ce faire, Mill
débute par la démonstration d'une thèse essentielle
à son oeuvre : celle de l'égalité naturelle entre les
hommes et les femmes (Titre premier). Ce postulat va ensuite lui permettre de
défendre ce qui, à ses yeux, ne serait qu'une conséquence
logique de cette égalité naturelle et du principe de justice :
l'égalité juridique dans les sphères privée (Titre
deuxième) et publique (Titre troisième).
11
8 Stuart Mill (J.), op.cit.
12
Titre premier : Une égalité naturelle
Le principe fondateur de la démonstration de Mill dans
De l'assujettissement est l'égalité naturelle entre les
hommes et les femmes. Pour en apporter la preuve, il s'attelle d'une part
à renverser l'opinion soutenant la thèse de
l'inégalité naturelle entre les hommes et les femmes (Chapitre 1)
et d'autre part à signifier l'impossibilité de connaître la
« nature » de la femme (Chapitre 2).
Chapitre 1 : Le renversement de l'opinion adverse
Il s'agit ici de la partie négative de l'argumentation
de Mill. Elle consiste à démontrer, non l'égalité
naturelle, mais le caractère risible voire absurde de l'opinion inverse.
Ainsi, il dénonce dès les premières pages de son ouvrage
le fait que la croyance majoritaire en l'infériorité de la femme
repose non sur la raison mais sur des sentiments et des intérêts
(Section 1). Il vient de surcroît affirmer le caractère absurde
des éléments prétendument scientifiques et rationnels
invoqués à l'appui de cette opinion (Section 2).
Section 1 : Une opinion basée sur le sentiment et
l'intérêt
John Stuart Mill annonce dans les premières pages de
l'oeuvre cet état de fait : l'opinion « quasi universelle
»9 selon laquelle les femmes seraient inférieures aux
hommes « repose exclusivement sur des sentiments »10 et
non sur des arguments rationnels. Nous serions tentés de
considérer, de façon anachronique, que ce seul
énoncé est déjà un moyen efficace de
décrédibiliser cette croyance ; Mill affirme l'effet inverse dans
la suite de son raisonnement. Selon lui, l'enracinement profond, dans les
sentiments, de cette opinion explique la difficulté d'établir une
discussion, un débat autour de son bien-fondé. Ainsi, Mill n'est
nullement étonné que cette croyance en
l'infériorité de la femme soit à la fois « moins
attaqué[e] et moins ébranlé[e] »11.
Moins attaquée car défendre une idée
contraire à l'opinion majoritaire suppose, selon Mill, de se plier
à l'observation de certaines règles. Il en sera demandé
davantage à cet adversaire qui
9 Stuart Mill (J.), op.cit. p.28
10 Ibid
11 Ibid
13
vient contredire une croyance profondément
ancrée dans le « sentiment populaire »12 et
s'appuyant sur un « usage universel »13. Ces
éléments confèrent aux défenseurs de
l'infériorité de la femme « une présomption en sa
faveur qu'aucun raisonnement ne saurait faire disparaître, sauf chez des
intelligences supérieures »14. Les individus
tentés de débattre de cette croyance peuvent donc être
découragés par la délicatesse de la tâche.
Moins ébranlée car, comme cela apparaît
dans la précédente citation, quand bien même cette cause
serait contestée, la plus grande partie de ses défenseurs ne
serait pas convaincue par un exposé probant. Comme le souligne Mill, ils
sont persuadés du fait que la véracité de leur opinion
réside dans un « fondement profond, à l'épreuve de
tout argument »15.
Basée sur des sentiments, cette opinion est
également liée à des intérêts
non-négligeables pour « tout le sexe masculin »16.
Mill qualifie ainsi le pouvoir des hommes sur les femmes de despotisme et
explique sa grande stabilité par le nombre d'individus y trouvant
intérêt de diverses façons. Ces intérêts
seraient avant tout d'ordre pratique puisque l'affirmation de la
supériorité des hommes transfert un pouvoir considérable
à tout homme « qui est ou qui sera un jour chef de famille
»17. La supériorité légale des hommes leur
confère, selon Mill, un pouvoir et un privilège. C'est en cela
précisément que résiderait la stabilité de ce
« système »
Dès lors, il serait chimérique d'espérer
que ces « despotes » renoncent d'eux-mêmes à leur
privilège. Par une suite d'exemples historiques, John Stuart Mill tente
de démontrer qu'un despotisme ne cesse que lorsqu'une « force
supérieure »18 l'y oblige. S'il s'agit historiquement de
la loi du plus fort, nous verrons plus tard que Mill, lui, souhaite imposer
l'égalité entre les hommes et les femmes grâce à la
loi civile.
Tous ces éléments amènent Mill à
considérer que la charge de la preuve repose sur lui. Il devra
réfuter les arguments de ses adversaires mais aussi apporter des preuves
positives du bien-fondé de son opinion.
12 Stuart Mill (J.), op.cit. p.30
13 Ibid
14 Ibid
15 Stuart Mill (J.), op.cit. p.28
16 Stuart Mill (J.), op.cit. p.40
17 Ibid
18 Stuart Mill (J.), op.cit. p.38
14
Section 2 : Le renversement des éléments
scientifiques absurdes avancés par l'opinion adverse
La croyance en l'infériorité de la femme
s'appuie également, au XIXe siècle, sur des
éléments scientifiques supposés en établir la
véracité. La réfutation de ces arguments est
opérée par John Stuart Mill dans De l'assujettissement
mais aussi, par exemple, dans sa correspondance avec Auguste Comte.
L'argument scientifique principal est abordé par Mill
au chapitre III de l'ouvrage. Cet argument se rapporte à la
phrénologie, définie comme l'étude du caractère
d'un individu, d'après la forme de son crâne.
L'infériorité de la femme, d'un point de vue intellectuel, serait
avérée par la taille moindre de son cerveau, relativement
à celui de l'homme. Pour Mill, non seulement ce fait n'est pas
établi mais, surtout, rien ne permet d'affirmer le rapport entre la
taille du cerveau et l'intelligence. Les recherches concernant la nature des
femmes ne seraient, à cette époque, pas suffisamment abouties.
Mill les qualifie de « simples généralisations empiriques
»19, ce qu'il met en évidence par le fait que
l'idée sur la supposée nature des femmes « diffère
dans chaque pays »20.
Cette question est également abordée dans la
correspondance entre John Stuart Mill et Auguste Comte, notamment durant les
années 1840. Elle a d'ailleurs fait l'objet d'un ouvrage de Vincent
Guillin21. Auguste Comte considère que l'avis de Mill est
dû à un manque de connaissances sur la « physiologie
cérébrale »22. Mill, au contraire, argue
notamment d'avoir étudié avec attention l'oeuvre de Frantz Joseph
Gall, fondateur de la phrénologie. Comme l'explique plus clairement
Vincent Guillin, Auguste Comte part d'éléments biologiques qui
expliqueraient l'infériorité intellectuelle de la femme pour
justifier son rang inférieur dans la société. En adoptant
cette méthode, il met une étude biologique au coeur de son
analyse « sociologique ».
Comme nous l'avons vu précédemment, Mill, au
contraire, questionne l'argumentation biologique. Il remet en cause son
caractère probant mais aussi la place que lui attribue Comte dans sa
réflexion sur l'infériorité supposée des femmes.
Selon Mill, ces « diversités anatomiques » ne devraient servir
à expliquer l'infériorité intellectuelle des femmes que de
façon résiduelle. Ainsi adopte-t-il un « biais
environnementaliste »23 et met l'accent sur le rôle
joué par les circonstances
19 Stuart Mill (J.), op.cit. p.120
20 Ibid
21 Guillin, Vincent, « La question de
l'égalité des sexes dans la correspondance Comte-Mill. Une
approche méthodologique », Archives de Philosophie, 2007/1
(Tome 70), p. 57-75
22 Lettre de John Stuart Mill à Auguste Comte, 30 octobre
1843
23 Guillin, Vincent, op.cit.
15
extérieures. Au-delà de cette critique de la
science, Mill remet en cause l'idée d'une potentielle connaissance de la
nature féminine par la société.
Chapitre 2 : La nature de la femme, une connaissance
entravée
John Stuart Mill tente désormais d'apporter des preuves
positives, si ce n'est de l'égalité entre les hommes et les
femmes, de l'impossibilité de connaître leur véritable
nature. Il débute sa démonstration par une distinction entre les
notions de nature, d'une part, et de coutume, d'habitude, d'autre part (Section
1). De plus, il explique l'impossibilité, d'après lui, de
connaître la « nature » de la femme aussi longtemps que
celle-ci se trouvera dans une position d'infériorité
vis-à-vis de l'homme (Section 2).
Section 1 : Une confusion sur la notion même de nature
« Mais y a-t-il jamais eu de domination qui n'ait paru
naturelle à ceux qui l'exerçaient ? »24. Ainsi
débute l'argumentation de Mill contre le caractère
prétendument naturel de l'assujettissement des femmes. Il fait notamment
le parallèle avec l'esclavage longtemps admis en raison de la croyance
en la domination naturelle de l'homme blanc sur l'homme noir. Cette comparaison
est d'autant plus symbolique qu'au Royaume-Uni, l'esclavage avait
été aboli dès 1833. Cela est dû, selon Mill,
à l'importance historique de la loi du plus fort qui semblait naturelle
« à ceux qui ne pouvaient faire appel à aucune autre loi
»25. Le penseur fait ici référence à la
loi civile qui, par opposition à la loi « naturelle » de la
force, a vocation à instaurer une égalité de droit entre
des catégories de personnes qui, de facto, peuvent être
opprimés ou oppresseurs.
La soumission des « faibles » par les « forts
» apparaît donc naturelle aux deux et les opprimés
eux-mêmes ne pensent jamais à remettre en cause ce pouvoir «
naturel » mais seulement ses abus. Mais c'est à l'encontre de cette
tendance commune que Mill va. Ainsi, il réfute l'idée d'une
connaissance commune de ce qui est naturel, et défend l'idée
d'une confusion entre les notions de naturel et d'habituel, et donc de contre
nature et contraire aux habitudes ou aux coutumes.
Dès lors, l'assujettissement des femmes aux hommes
relevant d'une coutume quasi universelle, il paraît évident, aux
yeux de Mill, que celle-ci est perçue par la société
comme
24 Stuart Mill (J.), op.cit. p.42
25 Stuart Mill (J.), op.cit. p.43
16
naturelle alors même qu'elle ne l'est pas. Mill
développe également cette thèse dans sa correspondance
avec Auguste Comte. Ce dernier privilégie une vision inégalitaire
de la société tandis que Mill se déclare très
attaché au principe d'égalité, de jure, notamment «
dans les affections humaines »26, sans quoi celles-ci auraient
toujours « quelque chose d'imparfait »27.
La soumission des femmes aux hommes au sein de la
société serait simplement habituelle, historiquement issue d'une
coutume jamais remise en cause dans son fondement. Et c'est
précisément cette absence de fondement qui fait l'objet de la
critique de Mill. En effet, il considère que « le sentiment commun
dépend de la coutume »28 et s'y réfère
donc sans chercher à justifier davantage cette inégalité.
Ici encore, Mill parvient à discréditer l'opinion adverse en
démontrant l'absence d'intervention de la raison et de la
réflexion dans ce processus.
John Stuart Mill opère d'abord une distinction
générale entre nature et habitude avant de l'appliquer au cas
spécifique de la condition féminine. Il prend notamment pour
exemple l'Angleterre gouvernée par une reine. Ainsi, dans ce pays, cela
semble à la fois naturel pour la société que le Roi puisse
être une femme et contre-nature que les femmes puissent revendiquer
l'accès aux fonctions politiques, et notamment au Parlement.
L'observation de la supposée nature féminine est
encore rendue délicate par de nombreuses entraves directement
liées à la condition inférieure des femmes.
Section 2 : Une observation biaisée par la condition
inférieure des femmes
Nous abordons ici un point essentiel de l'argumentaire de Mill
: la difficulté de saisir la véritable nature des femmes au vu de
leur condition. La position d'infériorité dans laquelle elles se
voient placées induit leur caractère et leur comportement de
telle sorte que leur nature profonde n'est pas actuellement observable. Ainsi,
Mill « nie qu'on puisse connaître la nature des deux sexes tant
qu'on les observera seulement dans leurs relations actuelles
»29. Cette objection s'applique donc également aux
hommes, dont la position de supériorité biaise tout autant le
caractère et le comportement.
Les conséquences de cette infériorité
s'observent en premier lieu dans le cadre du mariage.
26 Lettre de John Stuart Mill à Auguste Comte, 13 juillet
1843
27 Ibid
28 Stuart Mill (J.), op.cit. p.43
29 Stuart Mill (J.), op.cit. p.55
17
La femme s'y trouve dans un « état chronique de
corruption et d'intimidation »30. John Stuart Mill
considère en effet que la soumission des femmes est différente
des autres soumissions, et pire en un sens ; dans la mesure où le
dominant et le dominé se trouvent dans une situation de réelle
proximité. Les époux cohabitent, partagent leurs affections, ce
qui place la femme dans une posture de dépendance extrême. Tout ce
qu'elle peut espérer obtenir (avantages, reconnaissance sociale,
avancée sociale, ..) est lié à son mari. Dès lors,
il apparaît logique que l'épouse soit tentée d'agir de
façon stratège et non de façon naturelle et sincère
; ceci dans le but d'obtenir ses faveurs, de le persuader, de ne pas
l'offenser. Il semble évident, pour Mill, que leur caractère en
ressort « déformé »31.
John Stuart Mill considère que « c'est sur sa
femme qu'un homme a le plus de chances de pouvoir étudier le
caractère féminin »32. Il confirme d'ailleurs cet
argument plausible, bien malgré lui, puisqu'il semble, à travers
son oeuvre, s'appuyer régulièrement sur l'observation du
caractère de sa femme pour en déduire des caractéristiques
communes à toutes les femmes. Cependant, il ne le fait jamais sciemment
et défend, d'autre part, l'idée que l'homme qui a une
connaissance imparfaite de sa femme n'a a fortiori jamais un début de
connaissance de la nature féminine en général.
Le constat de Mill est formel : « Même avec de
véritables liens d'affection, il ne peut y avoir de confiance parfaite
quand il y a autorité d'un côté et subordination de
l'autre. »33
En l'absence de confiance, les époux ne pourront
parvenir à une connaissance véritable l'un de l'autre. La nature
de la femme n'est donc pas saisissable dans ce contexte. Il faut, au contraire,
instaurer un principe d'égalité entre époux afin de
faciliter des rapports sincères. Cet élément se retrouve
dans la correspondance de Mill avec Auguste Comte34 mais surtout
avec son amie et future épouse, Harriet Taylor Mill. Ainsi, dans un
écrit sur le mariage daté de 1832 ou 183335et
destiné à Harriet, John Stuart Mill défend l'absence
« d'inégalité naturelle entre les sexes »36
et prône donc une égalité parfaite entre les hommes et les
femmes.
Cette imparfaite connaissance est également due, selon
Mill, à l'absence d'expression des femmes. Il le répète
à nombreuses reprises et dans divers ouvrages ; elles ont
commencé à écrire,
30 Stuart Mill (J.), op.cit. p.41
31 Stuart Mill (J.), op.cit. p.56
32 Stuart Mill (J.), op.cit. p.59
33 Stuart Mill (J.), op.cit. p.60
34 Orazi (F.), op.cit. p.87
35 Orazi (F.), op.cit p.63
36 Orazi (F.), op.cit. p.69
18
participer aux arts, revendiquer publiquement des droits
depuis très peu de temps. De plus, comme il le rappelle très
justement et comme exprimé par Madame de Staël : « Un homme
peut braver l'opinion ; une femme doit s'y soumettre. »37Si
cette nécessité est déjà, au XIXe siècle,
remise en question ; il reste que cette expression publique et honnête
est plus délicate encore pour les femmes que pour les hommes. De plus,
là encore, leur situation d'infériorité et de
dépendance vis-à-vis des hommes les amène à
développer, consciemment ou non, une pensée conforme aux
attentes, réelles ou supposées, des hommes. Pour que les «
caractères essentiels de la nature féminine »38 s'expriment,
il faut que la société accorde aux femmes une liberté
d'expression égale à celle des hommes.
Enfin, un des arguments essentiels invoqués par John
Stuart Mill, et que nous étudierons plus en profondeur
ultérieurement, est l'influence extérieure de la
société et en particulier de l'éducation sur les femmes.
Tout ce qui relève de ce domaine constitue d'après Mill des
différences artificielles à écarter.
L'infériorité et la soumission des femmes leur est, selon lui,
inculquée dès l'âge tendre. De ce fait, on ne saurait
prouver que les différences morales et intellectuelles entre les hommes
et les femmes sont « des différences naturelles »39
avant de s'être penché sur la question « psychologique »
des circonstances influant sur le caractère des femmes.
Conclusion du titre premier
Nous avons vu comment John Stuart Mill défend
l'égalité entre les hommes et les femmes et s'attache à
déconstruire le discours tenu par les défenseurs de la
thèse contraire. La position de John Stuart Mill vis-à-vis de
l'égalité naturelle n'est pas sans équivoque. Selon les
écrits auxquels on se réfère, son constat varie
légèrement. Tantôt défenseur d'une
égalité naturelle, tantôt considérant qu'il ne peut
se prononcer sur cette question ; il est, à tout le moins,
invariablement opposé aux défenseurs d'une
infériorité naturelle de la femme.
De cette position découlent les revendications
énoncées par John Stuart Mill. Ainsi, dès la
première page de De l'assujettissement, celui-ci affirme que
les relations sociales entres les hommes et les femmes doivent êtres
régies « par un principe d'égalité totale qui refuse
tout pouvoir ou privilège pour l'un des deux sexes, toute
incapacité pour l'autre ». Ainsi s'effectue le passage de la
question de la nature à la question civile.
37 Stuart Mill (J.), op.cit. p.62
38 Stuart Mill (J.), op.cit. p.63
39 Stuart Mill (J.), op.cit. p.58
Mill rappelle à ce propos que la situation des femmes
constitue « l'unique exemple d'exclusion dans la législation
moderne »40 et une exception dans ce monde du XIXe
siècle tout entier tourné vers le progrès et vers
l'égalité.
Dès le deuxième chapitre, cette question de
l'égalité juridique va être développée par
Mill et abordée sous tous ses aspects. Le premier abordé, et
probablement le plus important, est celui du mariage. Déjà
évoquée, la question du mariage est centrale dans une grande
partie de l'oeuvre féministe de Mill ; son histoire l'ayant
peut-être influencé dans ce sens.
19
40 Stuart Mill (J.), op.cit. p.53
20
Titre deuxième : Une égalité
juridique dans la sphère privée : le mariage
John Stuart Mill achève ce premier chapitre par une
réflexion teintée d'ironie. Les hommes semblent redouter une
chose : que la liberté concédée aux femmes les fasse
dévier de leur « destin naturel » de maîtresse de
maison, d'épouse et de mère. C'est donc qu'ils « ne rendent
pas le mariage assez désirable aux femmes »41 ?
L'opinion de Mill est que, libres, les femmes seraient susceptibles, sinon de
se détourner définitivement du mariage, de le refuser tel qu'il
leur est alors proposé : une situation avilissante et despotique.
Le chapitre II de De l'assujettissement mais aussi
d'autres écrits de John Stuart Mill s'attellent à la description
et à la résolution de ce problème. Pour Mill, il est
évident que le principe qui doit prévaloir au sein du mariage est
celui de l'égalité. Il s'agit, comme toujours chez le philosophe,
d'une égalité de jure et jamais de facto ; l'essentiel
étant que la loi n'établisse aucun privilège ou
incapacité pour l'un comme l'autre sexe. Mais le seul recours à
ce principe ne suffit pas. C'est pourquoi Mill va s'appliquer à analyser
les différentes injustices infligées par la loi à
l'épouse (Chapitre 1) et, dans le même temps, affirmer la
nécessité d'une intervention de cette loi en faveur de
l'égalité et contre la potentielle tyrannie dans le mariage
(Chapitre 2).
Chapitre 1 : Les conséquences néfastes du
statut juridique de la femme
Dans l'Angleterre du XIXe siècle, de
premiers écrits engagés, des protestations, des pétitions
déposées au Parlement sur la question des droits des femmes
apparaissent. Cette question nouvelle entre dans le débat public et
connaît des évolutions. Toutefois, le statut juridique de la femme
reste inchangé (Section 1) ce qui a de lourdes conséquences
à divers échelons (Section 2).
Section 1 : Le statut juridique de la femme dans l'Angleterre du
XIXe siècle
Avant d'aborder les développements opérés
par Mill, il convient d'effectuer un bref exposé du statut juridique de
la femme anglaise à cette époque. Ce statut, du droit anglo-saxon
issu de la coutume normande, est décrit de façon fort
éclairante au XVIIIe siècle par le juriste William
Blackstone dans ses Commentaires sur les lois anglaises42.
Appelé doctrine de la « coverture », il
41 Stuart Mill (J.), op.cit. p.65
42 Blackstone William, Commentaries on the Laws of England, Livre
1, Chapitre 15, 1767
21
place la femme mariée sous la protection et
l'autorité de son époux.
On distingue alors deux situations : celle de la femme
célibataire ou veuve, d'une part, et celle de la femme mariée,
d'autre part. La première, feme sole, dispose d'une
personnalité juridique propre. Elle est capable juridiquement, ce qui
lui donne accès à un certain nombre de droits parmi lesquels
celui de contracter, de disposer de ses biens personnels et fonciers, d'ester
en justice, et cætera. La seconde, feme covert, est
privée de sa personnalité juridique qui est rattachée
fictivement à celle de son époux. Le mari et la femme deviennent,
selon les termes de Blackstone, « aux yeux de la Loi, qu'une seule
personne »43. L'épouse n'a plus d'existence
légale propre, elle devient incapable juridiquement et perd tous les
droits attachés à la qualité de feme sole.
Cette distinction revient, pour la femme mariée,
à lui attribuer une « double peine » : déjà
considérée comme inférieure à l'homme, on lui
retire, de surcroît, les droits qu'elle avait en tant que feme
sole.
John Stuart Mill expose rapidement le statut légal de
la feme covert sans s'attarder sur les détails que nous venons
d'exposer. Son but réside dans la qualification de cette situation afin
de mettre en exergue l'injustice qui en ressort et de convaincre le lecteur de
l'asservissement qui en découle. C'est pourquoi Mill qualifie cette
alliance d'esclavage. Pis encore, il considère qu' « aucun esclave
n'est esclave à un tel point et dans un sens aussi fort du terme qu'une
femme »44. Il s'agit toutefois d'une description de « la
position légale de la femme »45, et non de la
façon dont elle est, de fait, traitée (point que nous aborderons
ultérieurement).
John Stuart Mill emploie des termes forts pour décrire
le mariage. Il le considère comme une institution conduisant «
à [un] état de dépravation »46 et lui
inspirant « du dégoût et de l'indignation
»47. Son idée fixe est toujours la même : mettre
en évidence l'immense injustice qui ressort, pour les femmes, de cette
situation. Il qualifie également l'épouse d'objet afin, toujours,
de dénoncer cette condition.
Cette question de l'incapacité juridique des femmes est
présente dans divers écrits de
43 Blackstone, William, Commentaires sur les Lois Anglaises
Volume 2, édition 1774, pages 159-160
44 Stuart Mill (J.), op.cit. p.70
45 Stuart Mill (J.), op.cit. p.72
46 Stuart Mill (J.), op.cit. p.91
47 Ibid
22
l'auteur. Dans les Principes d'économie
politique48 par exemple, il critique vivement le fait que
femmes et enfants soient classés ensemble et considère, au
contraire, que « les femmes sont aussi capables que les hommes
»49. John Stuart Mill vient ici appliquer ce principe à
la question du travail et, en particulier, des restrictions spéciales
touchant les femmes dans ce domaine. Il s'agit d'un exemple évident de
l'application de sa théorie concernant les femmes à tous les
domaines de son oeuvre, aspect que nous aurons l'occasion d'approfondir par la
suite.
Comme nous l'avons d'ores et déjà
souligné, la société anglaise de l'époque
victorienne est le théâtre de nombreuses évolutions. La
question des droits des femmes ne déroge pas à la règle.
L'on voit donc certaines incapacités propres aux femmes progressivement
remises en question. Toutefois, et c'est précisément ce que John
Stuart Mill déplore, jamais le fondement de ces interdictions
légales n'est remis en cause. La femme demeure, par principe,
juridiquement incapable et seules quelques exceptions à ce principe lui
sont concédées. Or, cette incapacité juridique est lourde
de conséquences, tant juridiques que pratiques, pour l'épouse.
Section 2 : Les conséquences de cette incapacité
juridique
L'incapacité juridique qui touche les femmes
mariées a un impact incontestable sur leurs vies. La loi et la justice
privilégient l'indépendance, les droits et la volonté de
l'homme mais restent sourds à celle de la femme (§1). Elle est
placée dans une situation de dépendance et d'invisibilité
que John Stuart Mill considère sans égal dans le monde moderne.
Or, cette dépendance à l'égard de son époux ne fait
qu'inciter celui-ci à un comportement tyrannique dans l'intimité
du couple (§2).
§1 : Les questions proprement juridiques
L'épouse voit dénier, d'une part, ses droits sur
les biens qui devraient en principe être les siens (A.) et, d'autre part,
sur les seules personnes sur lesquelles elle devrait en principe avoir des
droits : ses enfants (B.).
A. Le déni du droit de propriété
L'impossibilité pour la femme mariée ne serait-ce
que d'avoir des biens propres, mobiliers
48 Stuart Mill (J.), « Principles of Political Economy
», 7e éd, 1871
49 Stuart Mill (J.), op.cit. p.952-953
23
ou immobiliers constitue un exemple flagrant de son exclusion
légale. Cette impossibilité pour l'épouse de disposer de
ses biens renforce davantage encore la situation de dépendance dans
laquelle elle se trouve à l'égard de son mari. En
réalité, le fait même de parler de « ses » biens
est incorrect puisqu'ils ne peuvent lui appartenir. La feme covert est
dénuée de capacité juridique. C'est en son époux
que réside sa personnalité de droit ; c'est donc à lui
qu'échoient tous les biens qui devraient être à elle.
Elle ne peut recevoir d'héritage. Dans ce cas
également, ce sera donc l'époux qui sera héritier. Un
effet pervers de cela, qui n'est pas directement évoqué par Mill,
est l'intérêt du père dans le choix du mari, futur
héritier. Cet aspect, Mill ne le traite que sous l'angle du père
de famille aisée qui parvient, par différentes
possibilités légales, à soustraire cet héritage
« au seul contrôle du mari »50. Toutefois, ces
dispositions sont très insuffisantes au regard de l'objectif
d'égalité juridique que Mill vise. De plus, le plus souvent,
« le mari s'arroge tous les droits, tous les biens ainsi que toute
liberté d'action »51
John Stuart Mill défend ainsi l'idée que «
les biens de la femme, qu'ils proviennent de l'héritage ou de son
travail, doivent lui appartenir tout autant après le mariage qu'avant
»52. Cette séparation des biens devrait selon lui
être le principe ; la communauté de biens ne s'appliquant qu'en
cas d' « entière unité de sentiments »53.
En l'état actuel de la législation anglaise, en
revanche, la femme se voit dénier tout droit de propriété,
ce qui la destine à une situation de dépendance à vie. De
surcroît, alors même que la société lui promet une
vie d'épouse et de mère au foyer, la loi civile lui refuse tout
droit sur ses enfants et privilégie, là encore, le mari.
B. L'absence de droits sur sa progéniture
Mill développe cet aspect de la loi envers les femmes
tout en le critiquant et en nous signifiant son caractère injuste. Il
ressort de cet exposé que la femme est en réalité prise au
piège au sein du mariage. Dès lors que des enfants unissent les
époux, lien considéré par Mill comme « effectivement
indissoluble »54, la femme sera implicitement incitée
à ne jamais se défaire des liens
50 Stuart Mill (J.), op.cit. p.69
51 Ibid
52 Stuart Mill (J.), op.cit.p.92
53 Stuart Mill (J.), op.cit.p.93
54 Orazi (F.), op.cit. p.77 - John Stuart Mill, « Du mariage
», 1832-1833
24
du mariage. En effet, cela est clairement énoncé
dans l'ouvrage : « légalement ce sont ses enfants à lui. Lui
seul a sur eux des droits légaux. »55.
La femme n'a aucun droit sur ses enfants. Légalement,
ils ne sont pas même considérés comme les siens. Cela
découle directement de son incapacité juridique et du fait que sa
personnalité de droit est incorporée à celle du mari,
acteur des décisions. Ainsi, si l'épouse décidait de
quitter son époux, elle ne serait jamais assurée ne serait-ce que
de revoir ses enfants, encore moins d'en avoir la garde.
Il convient de nuancer ce propos, ce que Mill fait d'ailleurs
en mentionnant ce qu'il nomme la « loi Talfourd »56, en
référence au député de ce nom ayant accepté
de présenter au Parlement un projet de loi sur la garde des enfants en
cas de séparation. Cette loi votée en 1839 fait suite à
l'activisme de Caroline Norton sur cette question, ayant elle même
été victime de l'absence de protection des femmes par la loi. La
femme (non-adultère) acquière le droit de demander un droit de
visite voire la garde pour les jeunes enfants.
Ainsi, sans que l'incapacité juridique de la femme soit
remise en cause dans son principe, une exception est accordée sur ce
point. La femme peut désormais faire valoir, en justice, un droit
accordé par la loi. Mais, pour John Stuart Mill, le fait que ce pouvoir
total du mari soit « quelque peu limité »57 ne
constitue pas une avancée suffisante. Cette idée revient
régulièrement dans ses divers écrits : le pouvoir
lui-même, en son principe, doit être combattu. Cela ne
l'empêchera pas, comme nous l'observerons plus tard, de s'engager en
faveur de ces avancées progressives.
§2 : Les conséquences morales
Au-delà des aspects juridiques, ce sont les
conséquences sur les caractères, et sur la moralité des
hommes en particulier, que dénonce Mill dans divers écrits. Il
considère, en premier lieu, que le supposé système de
« protection » de la femme par l'homme n'a plus de raison
d'être. Cet argument est développé dans les Principes
d'économie politique58 mais aussi dans l'écrit
Du mariage59 directement adressé à Harriet
Taylor Mill. Le penseur tend à penser que cette protection a, dans le
passé, pu être utile et même conférer des avantages
à la femme, protégée. Toutefois, à ses yeux, la
55 Stuart Mill (J.), op.cit. p.70
56 Stuart Mill (J.), op.cit. p.71
57 Ibid
58 Orazi (F.), op.cit. p.117
59 Stuart Mill (J.), op.cit.
25
société moderne ne requiert plus ce type de
système. Il s'agirait même d'un handicap puisqu'il incite
certaines catégories de la population à conserver ce rôle
passif, dépendant.
Au demeurant, John Stuart Mill avance le fait que cette
protection correspond souvent davantage, dans les faits, à une tyrannie
exercée sur l'épouse. « Les actes de brutalité et de
tyrannie dont nos rapports de police sont remplis sont commis par des maris
contre leurs femmes »60. Le supposé protecteur devient
l'agresseur et, par là même, celui contre lequel la femme devrait
être protégée. Comment Mill explique-t-il que cette
théorie du protecteur puisse parfois aboutir à un pouvoir de
domination?
« Dans le même temps, la femme reste
véritablement l'esclave de son mari, tout autant du point de vue
légal que les esclaves proprement dits. Elle fait voeu à l'autel
de lui obéir toute sa vie et y est tenue par la loi toute sa vie.
»61
C'est cette condition consacrée par la loi et ce devoir
d'obéissance qui, selon Mill, incitent sans nul doute à la
tyrannie. La femme mariée est inférieure et dépendante de
son mari. Elle n'a d'existence légale qu'à travers lui. Le propos
de Mill n'est pas de faire croire que tous les hommes usent en mal de cette
supériorité sur leur épouse. Mais cela n'excuse en rien
l'existence légale d'un tel pouvoir au profit de l'un et contre
l'autre.
Car, de fait, ce pouvoir est confié à tous les
hommes y compris les plus abjects. Au sein du mariage, ce pouvoir s'exerce
librement puisqu'il est légitimé et que les abus ne sont pas
condamnés. Il s'agit là d'un point important
développé par John Stuart Mill : la loi et la justice
pénales restent, dans l'ensemble, sourds face aux violences. Or, dans ce
contexte, les abus sont pour le philosophe une « tendance habituelle de la
nature humaine »62. Dès lors, Mill va prôner
l'intervention de ceux-là mêmes qui, par leur inaction,
favorisaient ou tout au moins permettaient ces comportements abusifs.
Chapitre 2 : La nécessaire intervention des lois
civile et pénale pour empêcher cette tyrannie
John Stuart Mill préconise donc que les lois et
institutions soient adaptées en fonction non des hommes bons, qui
n'abusent pas de leur pouvoir, mais des hommes mauvais (Section 1). A cet
effet, l'auteur adopte des positions très progressistes, notamment
concernant la question du divorce
60 Orazi (F.), op.cit. p.120
61 Stuart Mill (J.), « L'asservissement des femmes »,
op.cit. p.68
62 Stuart Mill (J.), op.cit. p.78
26
(Section 2).
Section 1 : L'intervention de la loi pour réprimer la
tyrannie
Comme nous avons eu l'occasion de l'évoquer, le mariage
tel qu'il existe à l'époque de Mill favorise la tyrannie du mari.
Le problème des violences conjugales et même sexuelles est
abordé par ce dernier dans De l'assujettissement. C'est ainsi qu'il fait
état de la condition d'esclave de l'épouse à qui l'on peut
imposer jusqu'à « la dégradation la plus vile [...] servir
malgré soi d'instrument à une fonction animale
»63. Il ne s'attarde pas sur cette violence
particulière, sans doute par bienséance.
Cette violence, sous toutes ses formes, est rendue possible
par la loi qui accorde au mari un pouvoir sur son épouse et ne le
sanctionne que rarement en cas d'abus. C'est la raison pour laquelle Mill
défend tout d'abord le principe de l'égalité dans le
mariage (§1). En l'absence de supériorité légalement
accordée, l'époux commettrait peut-être des violences mais
n'y serait, en tout cas, pas incité. De plus, dans le cas où ces
violences subsisteraient, Mill considère que c'est à la loi et
à la justice pénales d'intervenir et de protéger davantage
la femme de son mari (§2).
§1 : La nécessité d'instaurer le principe
d'égalité dans le mariage
Pour Mill, il s'agit de l'unique moyen de faire du mariage une
« relation particulière conforme à la justice ». Il
considère que la société moderne doit et est en train de
s'établir sur un principe d'égalité qui permet le bonheur
et la vertu de tous. Ici est introduit un principe essentiel de l'oeuvre de
John Stuart Mill et que nous développerons ultérieurement :
l'utilitarisme.
Il est convaincu que nombre d'époux vivent
déjà dans un mariage régi par des principes « de
justice et d'égalité »64 et les appelle à
soutenir son projet d'instaurer une égalité juridiquement
reconnue entre le mari et la femme. Il est probable que Mill s'inclut
lui-même parmi ces couples dont la morale est supérieure à
l'état de la législation anglaise. La déclaration qu'il a
pu faire à l'occasion de son union avec Harriet Taylor Mill le
démontre. Il y renonçait, par principe et sachant que cela
n'avait aucunement valeur juridique, au pouvoir et aux privilèges
légaux qui auraient dû lui être accordés par ce
mariage.
63 Stuart Mill (J.), op.cit. p.70
64 Stuart Mill (J.), op.cit. p.90
27
Mill a conscience que « l'égalité de nom
»65 ne s'accompagne pas nécessairement d'une
égalité réelle. Le mari peut toujours maltraiter ou
négliger sa femme. C'est pourquoi derrière la loi civile, qui
doit consacrer le principe d'égalité, la loi pénale doit
se porter garant de la protection de l'épouse.
§2 : La nécessité de protéger davantage
la femme par la loi et la justice pénales
Cette nécessité est énoncée par
Mill dans le Chapitre II de De l'assujettissement. Elle découle
de façon logique du fait que le mariage est une institution commune
à toute la société et donc à tous les hommes, y
compris les plus vils. Sur ces derniers, Mill considère que « la
société n'a d'autre pouvoir, en dernier recours, que les
sanctions prévues par la loi »66.
Cette même idée est défendue, par exemple,
dans les Principes d'économie politique. John Stuart Mill y
défend, comme nous l'avons déjà évoqué, le
fait que nul système de protection n'est encore justifié dans la
société moderne. Ainsi, le seul protecteur dont les êtres
humains aient besoin seraient les lois, « lorsqu'elles ne manquent pas
criminellement à leur devoir »67. L'auteur fait ainsi
peser une grande responsabilité sur les pouvoirs législatif mais
aussi judiciaire.
En effet, il dénonce le manque de protection
légale des femmes mais aussi le manque d'inflexibilité des
tribunaux. C'est d'ailleurs à partir de cette critique qu'il introduit
une proposition, à certains égards, étonnante : celle du
divorce ou, au moins, de la séparation judiciaire.
Section 2 : La question spécifique du divorce
Nous pouvons être surpris de voir apparaître, dans
des écrits du XIXe siècle, une opinion favorable au
divorce. Mill défend en effet cette possibilité très
jeune, dès 1832, dans Du mariage, exposé personnellement
dédié à Harriet Taylor Mill. Il utilise alors le terme de
« dissolubilité » du mariage. Pour Mill, le caractère
actuellement indissoluble du mariage constitue une explication essentielle de
la condition de la femme. Celle-ci est privée de tout moyen de se
libérer de l'union, et ce quel que soit la manière dont son
époux se comporte avec elle.
Il défend encore cette idée dans son ouvrage
principal consacré aux femmes, De
65 Orazi (F.), op.cit. p.80
66 Stuart Mill (J.), op.cit. p.75
67 Orazi (F.), op.cit. p.120
28
l'assujettissement. Il y déplore le fait que
l'épouse « n'a pas les moyens de se soustraire »68
à son mari. Ainsi, seule la séparation légale
prononcée par un tribunal peut être accordée à la
femme et ce, uniquement « en cas de désertion ou d'extrême
cruauté du mari »69. Mill va plus loin encore dans la
suite de l'oeuvre en affirmant que les tribunaux doivent donner ipso facto
à la femme le droit « de divorcer ou au moins d'obtenir une
séparation judiciaire »70 s'ils souhaitent que l'effort
répressif envers les époux violents soit efficace. En effet, un
argument logique plusieurs fois avancé par Mill est que l'on ne peut
espérer d'une épouse qu'elle porte plainte, intente une action en
justice, témoigne contre son époux, .. si elle sait que rien ne
sera mis en oeuvre pour la protéger de ce dernier après cela.
Pour Mill, l'argument de l'égalité est
également essentiel dans la question du divorce. Dans Du
mariage, il considère déjà que « parler
d'égalité alors que le mariage est un lien indissoluble est
absurde »71. Ainsi, la possibilité d'obtenir le divorce
serait une condition sine qua non de l'égalité de principe au
sein du mariage. Il est ainsi rapproché de la notion juridique de
contrat : on choisit d'y entrer, on peut choisir d'en sortir ; et
éloigné de toute conception religieuse notamment, à
laquelle Mill ne fait jamais référence.
Conclusion du titre deuxième
Pour le philosophe, « il est désormais temps que
les femmes aspirent à autre chose qu'à se contenter de trouver un
protecteur »72. Elles sont « mûre[s] pour
l'égalité »73 qui est, selon ses dires, «
l'état normal de la société »74. Il s'agit
d'un principe essentiel, chez Mill, pour parvenir non seulement au bonheur de
la société mais aussi à sa moralité. Cette
égalité juridique, les femmes doivent la revendiquer dans la
sphère privée mais aussi dans la sphère publique.
68 Stuart Mill (J.), op.cit. p.71
69 Ibid
70 Stuart Mill (J.), op.cit. p.76
71 Orazi (F.), op.cit. p.79
72 Ibid
73 Ibid
74 Stuart Mill (J.), op.cit. p.87
Titre troisième : Une égalité
juridique dans la sphère publique : un accès égal
à l'éducation et aux professions
Après s'être attelé à la question
de l'égalité juridique dans le cadre spécifique du mariage
au Chapitre II de De l'assujettissement ; Mill aborde, dès les
premiers lignes du chapitre suivant, la question de l'accès aux
fonctions et métiers pour les femmes. Il quitte ainsi le domaine
privé pour entrer dans le domaine public. Il applique son analyse
à la sphère publique dans le sens large du terme :
établissements scolaires, professions, société dans son
ensemble ; mais aussi dans le sens restreint, c'est-à-dire comme
sphère politique cette fois. En effet, les pouvoirs publics ont une
importance indéniable dans la question de l'égalité entre
les hommes et les femmes puisque, si égalité en droit il doit y
avoir, celle-ci sera décidée par la classe politique.
L'accès à une éducation égale ou à des
professions prestigieuses sera encore l'objet d'une décision politique.
Enfin, l'accès aux professions pour les femmes pose également la
question de l'accès aux fonctions politiques, centrale chez John Stuart
Mill.
Comme souvent dans ses écrits, le penseur n'annonce ni
n'adopte aucun plan défini. Toutefois, il est aisé, au fil de la
lecture, de repérer des éléments importants et
récurrents mais aussi la logique qui accompagne sa réflexion. La
question principale étant ici celle de l'accès des femmes aux
diverses professions, nous verrons à la fois comment Mill justifie et
conditionne cette requête (Chapitre 1) avant d'analyser la question des
professions en elles-mêmes (Chapitre 2), ce qui nous permettra de mettre
en évidence les spécificités de Mill sur cette
question.
Chapitre 1 : Un accès juste mais
conditionné
John Stuart Mill défend fermement l'accès des
femmes à toutes les professions. Mais cela ne signifie en rien que cet
engagement est inconditionnel. Bien que Mill le pense justifié à
bien des égards (Section 1), il y pose une condition principale :
l'acquisition, par les femmes, de connaissances suffisantes grâce
à l'accès à une éducation égale à
celle que reçoivent les hommes (Section 2).
Section 1 : Un accès justifié à de nombreux
égards
29
En tout premier lieu, l'égal accès des femmes aux
professions est justifié par ce qui constitue
30
le fondement du féminisme millien : la croyance en
l'égalité naturelle entre les hommes et les femmes. Tout comme
dans le mariage, l'égalité juridique dans la sphère
publique découle de cette conviction. John Stuart Mill ne nie pas qu'il
existe, de façon positive, des différences entre les hommes et
les femmes, des inégalités même. Mais il est convaincu que
celles-ci sont artificielles et non naturelles, point essentiel sur lequel nous
reviendrons ultérieurement.
Concernant la question de l'accès aux professions, ce
sont les capacités intellectuelles des femmes qui nous
intéressent. Or, Mill considère que « les femmes n'ont pas
de tendances naturelles spécifiques qui distinguent leur génie de
celui des hommes »75. Il pense les femmes tout aussi capables
que les hommes. C'est pourquoi il tente de comprendre et d'expliquer pour
quelles raisons les femmes sont parfois inférieures ou font preuve de
moins de génie que les hommes dans certains domaines.
Un argument consécutif avancé par Mill est celui
de la justice. Le philosophe est très attaché à ce
principe et n'aura de cesse, au fil de son oeuvre et de sa vie, de
dénoncer l'intolérable injustice qu'est la condition
réservée aux femmes. En effet, dès lors que l'on
reconnaît à celles-ci une égalité naturelle avec les
hommes et des capacités intellectuelles égales aux leurs ;
comment admettre l'injustice de leur éviction dans tant de domaines ? Si
cette infériorité, en droit et en fait, est dépourvue de
fondement théorique probant ; comment accepter qu'elle perdure ? Cela
n'est pas possible, au moins pour Mill. Il considère ces interdictions
comme arbitraires car étant fondées sur la naissance de
l'individu et non sur des critères rationnels. Or, selon lui, la
société moderne prétend précisément
s'être débarrassée de ce principe d'exclusion par la
naissance. L'infériorité et la mise à l'écart des
femmes constitue donc une exception, une anomalie dans la
société.
Mill va avancer une proposition totalement opposée au
système de son temps. Il développe l'idée d'un «
droit moral qu'ont tous les êtres humains de choisir leur occupation
»76. Dès lors, comme les hommes, les femmes devraient
avoir la liberté de choisir l'activité qui leur convient.
L'interdiction légale qui leur est opposée pour certaines
professions devrait donc logiquement disparaître au profit d'un
système de libre compétition. Ainsi, dans ces pages
particulièrement mais aussi tout au long de l'oeuvre, John Stuart Mill
développe une vision philosophique, parfois aussi économique, de
la liberté. Nous aurons l'occasion de nous attarder plus longuement sur
cet élément.
75 Stuart Mill (J.), op.cit. p.128
76 Stuart Mill (J.), op.cit. p.99
31
Dans les Principes d'économie politique, Mill
évoque cette absence de liberté de choix de la femme en des
termes surprenants et avant-gardistes. En effet, il y évoque les
qualités d'épouse et de mère avant de poursuivre à
propos de l'injustice qu'est, pour une femme, le fait de ne pas avoir «
d'autres choix, d'autre carrière possible »77. L'emploi
de ce terme n'est pas anodin puisqu'il fait de cette qualité un choix de
vie, de carrière et non une fonction naturelle dont la femme ne pourrait
s'écarter.
Mill avance encore, dans plusieurs de ses écrits,
l'argument de l'indépendance. Comme nous l'avons déjà
décrit à propos de l'étude du mariage, John Stuart Mill
considère que la théorie de la dépendance est
désuète et n'a pas vocation à survivre dans la
société moderne. Ainsi, dans les Principes d'économie
politique, il évoque à plusieurs reprises la
nécessité pour les femmes de sortir de cet état de
dépendance. L'individu qui a « de quoi vivre [...] n'a pas besoin
d'une autre protection que celle que lui donne ou que devrait lui donner la loi
»78. La femme qui, par quelque moyen, subvient à ses
besoins, n'a pas besoin de la protection d'un homme (époux, père,
frère, ...).
Ainsi, « il n'est plus nécessaire que les femmes
dépendent des hommes »79. Elles ont des capacités
égales à celles des hommes et peuvent donc subvenir seules
à leurs besoins. Bien que ces écrits aient été
rédigés au XIXe siècle, ils montrent que Mill avait
déjà compris à quelle point l'indépendance
financière et cet accès aux fonctions prestigieuses des femmes
était primordiale dans leur quête d'égalité. Tout
cela allait leur permettre d'obtenir une reconnaissance sociale en tant
qu'individu et plus en tant qu'épouse, prolongement du mari.
L'égalité juridique dans la sphère
publique trouve de nombreuses justifications et avantages auprès de John
Stuart Mill. On y trouve l'égalité naturelle de la femme avec
l'homme, la justice, la liberté. Ces arguments se placent tous du point
de vue de la femme. Un autre argument avancé par Mill et qui,
peut-être, serait plus susceptible d'emporter l'adhésion de ses
lecteurs les plus sceptiques ou opposés à l'émancipation
des femmes est le suivant : l'accès de la femme aux diverses professions
et notamment aux plus prestigieuses serait bénéfique pour
l'ensemble de la société. Il aurait un impact considérable
sur le progrès et sur la moralité de tous, hommes et femmes.
Cette théorie, fondamentale chez Mill, nous aurons l'occasion de
l'approfondir plus tard.
Quels que soient les arguments que Mill avance et son
enthousiasme pour défendre ce sujet,
77 Orazi (F.), op.cit. p.121
78 Orazi (F.), op.cit. p.120
79 Orazi (F.), op.cit. p.121
32
il procède toujours rationnellement. C'est pourquoi son
opinion ne l'empêche pas de poser lui-même certaines conditions aux
revendications qu'il énonce.
Section 2 : Un accès conditionné à l'acquis
de connaissances suffisantes
John Stuart Mill ne pose qu'une condition à
l'accès aux mêmes professions que les hommes : le suivi d'une
éducation équivalente afin d'obtenir des connaissances
suffisantes à l'exercice de tel ou tel emploi. Mill reconnaît aux
femmes certaines qualités supérieures notamment d'un point de vue
pratique. Elles seraient dotées d'une meilleure « compétence
pratique »80 que les hommes, les femmes intelligentes auraient
une « plus grande agilité d'esprit »81 et nombre d'
« inspirations heureuses »82. Il est permis de douter du
caractère probant de ces éléments.
Quoiqu'il en soit, Mill considère qu'ils ne suffisent
pas. Car la femme, malgré ces diverses qualités, n'a pas les
connaissances théoriques suffisantes pour accéder au rang de
génie, théoriser ou démontrer la véracité de
son intuition. « Il ne peut y avoir de bonne pratique sans principes
»83 et c'est notamment pour cette raison que l'accès aux
professions réservées aux hommes est remis en cause par la
société. Pour pallier ce défaut actuel, Mill propose de
donner accès aux femmes « à tout ce que peut lui apporter
l'éducation »84. Leur instruction est primordiale, qu'il
s'agisse d'exercer une profession particulière ou de devenir prodige
dans un certain domaine.
A l'époque de Mill, les femmes sont communément
éduquées « pour être mariées
»85. Dans le cas où elles recevraient une
éducation intellectuelle et culturelle, celle-ci a pour but de rendre
leur compagnie agréable aux hommes. L'objectif de l'auteur est à
l'opposé de cette tendance et vise à munir les femmes des
connaissances nécessaires pour le développement de leur raison,
de leur logique, de leur originalité, et cætera. Mill applique
notamment cette idée au « domaine littéraire ou artistique
»86 dans lequel il considère que les femmes n'ont pas
encore égalé le talent des hommes. Toutefois, il l'explique
là encore par diverses raisons parmi lesquelles leur manque
d'éducation et le fait qu'elles s'exercent à l'art depuis peu de
temps ou seulement comme amateurs.
80 Stuart Mill (J.), op.cit. p.108
81 Stuart Mill (J.), op.cit. p.110
82 Stuart Mill (J.), op.cit. p.127
83 Stuart Mill (J.), op.cit. p.108
84 Ibid
85 Orazi (F.), op.cit. p.69
86 Stuart Mill (J.), op.cit. p.124
33
Notons, avant de poursuivre à propos des professions en
elles-mêmes, qu'au moment où De l'assujettissement est
publié, l'enseignement supérieur commence seulement à
s'ouvrir aux femmes et ce de façon très limitée.
Chapitre 2 : L'accès aux professions
Cette question est, chez John Stuart Mill, assez
délicate à aborder. S'il défend effectivement
l'accès des femmes à toutes les professions, il s'attarde en
réalité beaucoup plus sur la question des fonctions «
prestigieuses » selon lui (Section 1) que sur d'autres questions pourtant
fondamentales en son temps (Section 2).
Section 1 : L'accès égal aux emplois prestigieux
Il convient avant tout de rappeler qu'au XIXe
siècle, les femmes sont, en principe, admises à exercer un
métier mais, de facto, exclues d'un certain nombre de domaines
professionnels, par la loi, la coutume ou les moeurs de l'époque. Ainsi,
en Angleterre, 40% des femmes employées le sont dans le secteur
domestique et 20% dans l'industrie textile. Les emplois les plus prestigieux
sont « réservés au sexe fort »87. Ainsi, le
chapitre III de De l'assujettissement a bien pour objet d'étude
l'accès aux « hautes fonctions sociales » et non au travail
dans son ensemble.
John Stuart Mill explique que cette exclusion légale
est due à l'intérêt qu'y trouve l'autre moitié de la
société : les hommes. Il compare ainsi cette injustice à
la raison d'État, doctrine propre au système monarchique
français, qui « prétend opprimer les gens pour leur bien
»88. L'auteur donne également des exemples de
métiers ou de fonctions tels que médecin, avocat ou encore membre
du Parlement.
Mill évoque d'ailleurs le cas d'Elisabeth
Garrett-Anderson, une des premières femmes médecin d'Angleterre,
dans son Discours à la Chambre des communes89 du 20
mai 1967. Cette femme avait essuyé de nombreux refus avant de parvenir
à entrer à l'Académie de pharmacie qui n'avait pas
explicitement interdit aux femmes de passer l'examen. Mill fait allusion, dans
son discours, à la conduite de l'académie qui, après cette
déconvenue, s'était empressée de modifier son
87 Stuart Mill (J.), op.cit. p.96
88 Ibid
89 Stuart Mill (J.), Discours à la Chambre des communes,
20 mai 1867. Discours dans lequel il défend l'octroi du suffrage pour
les femmes, dans les mêmes conditions que pour les hommes
34
règlement afin d'éviter que la chose se
reproduise.
Un autre exemple cité par le philosophe est celui de
membre du Parlement, exemple qu'il développe longuement dans ce
chapitre. Mill remarque que les fonctions desquelles les femmes sont exclues
sont « celles-là mêmes pour lesquelles elles sont
particulièrement qualifiées »90. Parmi elles se
trouvent les fonctions politiques. Mill considère que les femmes ont une
« compétence naturelle [...] à gouverner »91
en Angleterre comme ailleurs. Il évoque notamment l'observation qu'il a
pu effectuer dans les Indes orientales où il a travaillé pendant
plus de trente ans, à la compagnie britannique. John Stuart Mill
s'appuie sur un exemple tout naturel pour le philosophe anglais qu'il est :
celui de l'exercice de la royauté par les femmes. Dans plusieurs
écrits, il cite les reines Elisabeth Ire et Victoria (dont Mill est un
contemporain) mais aussi des exemples français. Dès lors que les
femmes se sont montrées aptes à l'exercice de la royauté,
comment justifier leur exclusion d'une fonction politique de moindre importance
?
John Stuart Mill démontre, à la faveur de cet
exemple, l'importance de la condition qu'il avait précédemment
posée : l'éducation. Il est évident, pour lui, que les
reines ou régentes ont été en mesure de gouverner
précisément car elles avaient reçu une éducation
intellectuelle de haut niveau et qu'il leur avait été permis de
développer une curiosité, un intérêt pour les
affaires politiques. C'est précisément chez ces femmes
dotées de « la même liberté d'épanouissement
qu'aux hommes »92 que l'on ne trouvait trace d'une
infériorité quelconque.
A l'argument des individus opposés à
l'accès des femmes aux fonctions prestigieuses, selon lequel les femmes
seraient « versatiles, instables »93 ; Mill oppose tout
d'abord l'idée que cette caractéristique ne serait pas naturelle
mais due au fait que nombre de femmes sont « élevées comme
des plantes de serre »94, sans activité intellectuelle
ni liberté de mouvement. Il vient ensuite redéfinir cette
nervosité et affirmer qu'elle est en principe soutenue et se nomme alors
ardeur. Il transforme ainsi ce qui devait être un défaut, un
argument critique en qualité justifiant que l'on laisse aux femmes la
possibilité de concourir aux plus hautes fonctions sociales, notamment
politiques. Nous avons cité l'exemple de membre du Parlement. Mill
évoque aussi le cas du suffrage, abordé ici comme fonction
politique et que nous aborderons sous l'angle de son militantisme.
90 Stuart Mill (J.), op.cit. p.102
91 Stuart Mill (J.), op.cit. p.103, note 1
92 Stuart Mill (J.), op.cit. p.106
93 Stuart Mill (J.), op.cit. p.111
94 Stuart Mill (J.), op.cit. p.112
35
John Stuart Mill accorde une grande place aux métiers
et fonctions « de haut rang » qui pourraient permettre aux femmes
d'obtenir une certaine reconnaissance sociale propre. Toutefois, l'exemple des
arts indique que, parfois, ces femmes ne veulent pas d'une reconnaissance ou
d'une célébrité qui à l'époque « est
considéré comme inconvenant et peu féminin
»95. Il en ressort que l'égalité entre les hommes
et les femmes est, au XIXe siècle, un enjeu légal mais aussi une
question de moeurs.
Ces moeurs dont la société est
imprégnée et que Mill évoque si souvent ont une importance
fondamentale. Mais ne peuvent-elles pas également influencer le
philosophe ?
Section 2 : Un droit fondamental au travail et sa
régulation, absents de la réflexion millienne ?
Comme nous l'avons précédemment exposé,
l'argumentaire de Mill se concentre sur les hautes fonctions et sur les
métiers prestigieux. Il s'attarde principalement sur les domaines
politique, artistique et littéraire. C'est un choix
compréhensible dans la mesure où c'est dans ces domaines que les
femmes sont encore exclues ou peu représentées. Toutefois, l'on
remarque rapidement qu'à aucun moment la question des professions «
plus humbles »96 , qui constituent pourtant le secteur
principal d'emploi des femmes, n'est développée. Dans De
l'assujettissement, Mill n'évoque ni la législation sur les
salaires, les horaires, les conditions de travail souvent déplorables de
l'époque. Il se concentre principalement sur les revendications et
ambitions des femmes des classes supérieures.
Notons que cet oubli semble involontaire et que John Stuart
Mill évoque au moins la question de l'égalité des salaires
dans les Principes d'économie politique. Il convient en premier
lieu de rappeler que, dans l'Angleterre du XIXe siècle, les femmes
étaient considérées comme une main d'oeuvre bon
marché et étaient en moyenne, à travail égal,
payées le tiers du salaire d'un homme. Pour Mill, il est évident
que « le seul motif de cette inégalité [...] est la coutume
»97. De plus, l'interdiction de nombreux métiers aux
femmes entraînerait, selon lui, un encombrement de ceux dont
l'accès leur est accordé. Il semble donc déjà se
prononcer en faveur de l'égalité salariale, fait
extrêmement rare parmi les auteurs, notamment économistes,
à cette époque.
Une autre question essentielle à laquelle Mill ne
répond pas de façon univoque est celle de la liberté de
travailler. S'il semble, en théorie, y être favorable, certains de
ses écrits pourraient laisser
95 Stuart Mill (J.), op.cit. p.135
96 Orazi (F.), op.cit. p.121
97 Orazi (F.), op.cit. p. 116
36
penser l'inverse. Ainsi, dans Du mariage notamment,
il avance l'idée que le travail de la femme ne serait nécessaire
et donc souhaitable que si l'époux ne parvenait à assurer la
subsistance de la famille. Une femme ne devrait donc pas « gagner sa vie,
juste parce qu'elle en serait capable ; en temps ordinaire ce ne sera pas le
cas »98. En l'absence de nécessité, « la
fonction éminente de la femme devrait être d'embellir la vie
»99. Bien que cette correspondance soit datée du
début des années 1830, il est surprenant de trouver de telles
idées chez un auteur tel que Mill, féministe et avant-gardiste
à bien des égards.
L'interprétation des écrits de John Stuart Mill
concernant la question de l'indépendance et de l'accès des femmes
au travail est également incertaine. Il insiste sur la
nécessité de se défaire du système de
dépendance à l'homme. Il considère donc que le travail
n'est essentiel à la dignité de la femme que « si elle n'a
pas de biens propres »100. Une femme d'un rang social
relativement élevé et disposant d'un héritage, par
exemple, ne verrait donc pas sa dignité remise en cause par son absence
d'activité professionnelle. Le fait de disposer de biens propres lui
permettrait d'être indépendante. Or, d'une part, seule la femme
célibataire ou veuve dispose de biens propres. La femme mariée ne
serait donc véritablement indépendante que si la loi lui accorde
une personnalité juridique propre avec toutes les conséquences
que cela implique (parmi lesquelles le fait de disposer en propre de ses biens
et salaires). D'autre part, nous aurons l'occasion d'aborder ce que Mill
considère comme un élément essentiel au bonheur : la
liberté. Une femme, dépendante ou non, demeurant un être
humain ; comment justifier que la possibilité, et non l'obligation, pour
elle de travailler ne soit pas constitutive de sa dignité et de sa
liberté et, en cela, essentielle à son épanouissement ?
Mill considère encore que « quand une femme se
marie, on peut normalement supposer qu'elle choisit de se consacrer en
priorité à la direction de sa maison et à
l'éducation de ses enfants »101. La femme n'aurait donc
qu'une liberté de choix binaire, entre une vie d'épouse et de
mère ou une vie de célibataire ayant un accès au travail
et à la vie publique ? Il est difficile de se prononcer sur ce point
tant certains de ses écrits semblent défendre l'opinion
inverse.
Conclusion du titre troisième
L'approche de John Stuart Mill n'est peut-être pas globale
mais cela n'enlève rien au
98 Orazi (F.), op.cit. p.71
99 Orazi (F.), op.cit. p.73
100 Stuart Mill (J.), op.cit. p.94
101 Stuart Mill (J.), op.cit. p.95
37
caractère précurseur de ses écrits. Les
oeuvres visant à défendre les droits des femmes se
développaient à cette époque mais demeuraient en marge de
l'opinion publique, des moeurs de la société dans laquelle les
auteurs évoluaient.
CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE
Nous avons pu observer la réflexion théorique
aboutie que nous livre John Stuart Mill, principalement dans De
l'assujettissement. Il ne fait aucun doute que, parmi les satires et
essais dénonçant la condition féminine, l'oeuvre de John
Stuart Mill a une place toute particulière. Il s'attache toujours, en
tant que philosophe et logicien, à fonder ses arguments en raison et
à établir une défense imparable contre les opposants
à ses idées. John Stuart Mill se fixe clairement pour but de
convaincre les lecteurs les plus sceptiques et propose pour cela un arsenal de
méthodes très diverses : description de la condition
féminine en des termes évocateurs, arguments fondés sur
des éléments positifs, renversement des arguments de
l'adversaire, réflexion sur les conséquences de
l'infériorité des femmes, et cætera.
De plus, l'ouvrage De l'assujettissement des femmes
est publié en 1869, alors que John Stuart Mill dispose
déjà d'une grande renommée pour ses écrits sur la
logique, le système politique, la philosophie, l'économie. En
tant qu'individu de sexe masculin et représentant d'une élite
intellectuelle, un poids et un crédit plus grand est assurément
accordé à ses opinions et arguments. Son oeuvre féministe
est parmi les derniers écrits de sa vie (il décède quatre
ans plus tard). Faut-il pour autant la considérer comme une
curiosité voire une aberration au sein de son parcours intellectuel ?
Ses contempteurs seraient tentés d'avancer cette solution, et c'est
d'ailleurs ce que nombre d'entre eux firent. Ainsi, notons un exemple-type issu
du Blackwood's Magazine de septembre 1869 dans lequel on peut lire que «
l'auteur ne défend pas une cause mais une personne. La force de ses
arguments vient d'une autre instance que la raison. ». C'est notamment sa
relation avec son épouse, Harriet Taylor Mill, qui est ici
raillée et utilisée pour critiquer l'auteur.
Toutefois, une première lecture de cet ouvrage mais
aussi d'autres écrits de Mill suffit à nous éclairer sur
la réalité du féminisme de l'auteur. Il ne s'agit jamais
d'une anomalie car son opinion sur les femmes et leurs revendications
s'intègre parfaitement dans l'oeuvre du philosophe et ce, à de
nombreux égards. Ainsi, il est aisé d'y retrouver des
thèses essentielles développées dans d'autres essais et
qui, ici, servent d'angle d'approche à la question spécifique de
la condition féminine.
DEUXIEME PARTIE : Le féminisme millien ou la
transposition logique des thèses de l'auteur à la question
féminine
Au cours de sa vie, John Stuart Mill s'est
intéressé à de nombreux domaines d'études, ce qui
l'a amené à l'écriture d'oeuvres sur des thèmes
très divers. De l'assujettissement est parmi les
dernières, c'est peut-être la raison pour laquelle on y trouve, en
filigrane, plusieurs thèses chères à l'auteur. De
manière plus ou moins exprès, l'auteur en use pour justifier son
propos d'un point de vue logique et cohérent. Ainsi, une place est
accordée à la science qu'il a érigée :
l'éthologie (Titre premier) bien que ses premiers développements
sur ce thème aient été publiés bien avant, dans son
Système de logique, en 1843. Il accorde également une
place importante à deux autres thèses majeures de sa vie
intellectuelle publiées respectivement en 1859 et en 1861 : d'une part,
sa doctrine de la liberté (Titre deuxième), de manière
relativement diffuse et allusive ; d'autre part, sa doctrine utilitariste
(Titre troisième) à laquelle le dernier chapitre de De
l'assujettissement est consacré.
Attardons-nous tout d'abord sur l'objet de son premier essai,
la « science » qui, selon ses propres termes, « rest[ait]
à créer »102. Bien qu'il ne soit jamais parvenu
au terme de ce projet, il l'a suffisamment développé pour en
faire un élément à part entière de sa pensée
que l'on retrouve donc dans son étude de la condition
féminine.
38
102 Stuart Mill(J.), Collected Works of John Stuart Mill, ed.
J.M. Robson (Toronto: University of Toronto Press, London: Routledge and Kegan
Paul, 1963-1991), 33 vols.
http://oll.libertyfund.org/titles/165
p.873
39
Titre premier : L'éthologie et l'étude de
la condition féminine
Il convient, en premier lieu, d'étudier les premiers
développements de John Stuart Mill relatifs à cette science afin
de la définir (Chapitre 1) et d'observer son influence sur
l'étude de la condition féminine par l'auteur (Chapitre 2).
Chapitre 1 : L'éthologie dans le Système
de logique
Bien que la description de l'éthologie faite par Mill
dans son essai soit relativement brève, elle comporte de nombreux
éléments qui permettent de la définir (Section 1) et de
prouver son utilité « pratique » (Section 2).
Section 1 : L'éthologie, « science exacte de la
nature humaine »103
John Stuart Mill se penche sur la définition de
l'éthologie au Chapitre V de son essai intitulé De
l'éthologie ou science de la formation du caractère. Il y
définit l'éthologie comme l'étude des « lois de la
formation du caractère »104. Le nom attribué
à sa science provient du mot grec êthos qui signifie
caractère. Mill ne s'attarde pas davantage sur le terme de
caractère, si ce n'est pour le qualifier comme la « manière
de sentir ou d'agir »105. En revanche, il effectue de longs
développements concernant le terme de loi, afin de définir
précisément l'éthologie et de la distinguer d'autres
disciplines annexes.
Mill distingue entre psychologie et éthologie. La
psychologie serait l'étude théorique et générale
des « lois fondamentales de l'esprit »106 tandis que
l'éthologie serait « la science ultérieure qui
détermine le genre de caractère produit conformément
à ces lois générales par un ensemble quelconque de
circonstances, physiques et morales. »107. L'éthologie,
elle, prend en compte des éléments extérieurs, un
contexte. Toutefois, on ne peut, selon l'auteur, la comparer à une
simple observation ou généralisation dans la mesure où
elle procède également par déduction. En effet,
l'éthologie est pour Mill une branche, un « secteur
»108 de la psychologie. Par suite, « on ne peut les
103 Stuart Mill (J.), op.cit. p.870
104 Stuart Mill (J.), op.cit. p.865
105 Stuart Mill (J.), op.cit. p.864
106 Stuart Mill (J.), op.cit. p.869
107 Ibid
108 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.58
40
obtenir [les lois de la formation du caractère] qu'en
les déduisant de ces lois générales; en supposant un
ensemble donné de circonstances, et en se demandant ensuite quelle sera,
d'après les lois de l'esprit, l'influence de ces circonstances sur la
formation du caractère. »109
L'auteur distingue encore entre éthologie et science
sociale. La première serait « la science de l'homme individuel
» tandis que la seconde serait « la science de l'homme en
société ». La différence tient donc seulement au
sujet d'étude (individuel ou collectif) qui, selon Mill, rend la science
sociale encore plus complexe que l'éthologie. John Stuart Mill accorde
une place centrale à l'éthologie, c'est pourquoi il la
considère comme « le fondement immédiat de la science
sociale »110. En effet, « tous les
phénomènes de la société sont des
phénomènes de la nature humaine »111. Dès
lors, les lois de la science sociale doivent être déduites des
lois de l'éthologie.
Mais comment le logicien définit-il positivement
l'éthologie en tant que science ? Il le fait, ici encore, par une
distinction : entre les lois empiriques de la nature humaine et les lois de la
formation du caractère, lois causales universelles. Les lois empiriques
constituent des généralisations, d'après l'observation de
l'activité humaine, et procèdent donc par induction. « Sa
vérité n'est pas absolue mais dépend de conditions plus
générales »112. « La loi empirique tire
toute sa vérité des lois causales dont elle est la
conséquence. »113
Concernant l'étude de la nature humaine, ces lois
causales sont précisément les lois de la formation du
caractère, qui doivent être découvertes grâce
à l'éthologie. Seules ces lois ont une vérité
scientifique. Comme Mill l'ajoute, « le genre humain n'a pas un
caractère universel, mais il existe des lois universelles de la
formation du caractère. »114Ainsi, John Stuart Mill
considère l'éthologie comme une science exacte capable
d'élaborer des lois causales et universelles. Toutefois, il prend soin
de préciser que ces lois n'affirment que des tendances et ne peuvent
prédire une chose. En effet, ces lois attachent uniquement une
conséquence à une cause donnée. Toutefois, la nature
humaine dépend de tant de lois causales et de conditions
extérieures qu'il est possible qu'une seule loi causale soit
contrariée.
Mill tente de conférer à cette discipline un
caractère éminemment scientifique et cette
109 Stuart Mill (J.), Collected works, op.cit. p.869
110 Stuart Mill (J.), op.cit. p.907
111 Stuart Mill (J.), op.cit. p.877
112 Stuart Mill (J.), op.cit. p.861
113 Stuart Mill (J.), op.cit. p.862
114 Stuart Mill (J.), op.cit. p.864
41
démarche n'est pas sans rappeler celle adoptée
par les premiers penseurs de la sociologie à la même
époque. John Stuart Mill a d'ailleurs longtemps entretenu une
correspondance intellectuelle avec l'un des pères de la sociologie,
Auguste Comte. Par ailleurs, à la lecture du Système de
logique, il est difficile de ne pas remarquer le caractère
quasi-sociologique de son approche. En effet, il y avance « que nos
états mentaux, nos capacités et susceptibilités mentales,
sont modifiés, soit temporairement, soit d'une manière
permanente, par tout ce qui nous arrive dans la vie. »115
Selon lui, « les circonstances environnantes
différent pour chaque individu, pour chaque nation ou chaque
génération du genre humain; et aucune de ces différences
n'est sans influence sur la formation d'un type de caractère
diffèrent. »116Ici encore, John Stuart Mill fait preuve
d'avant-gardisme à une époque où beaucoup soutiennent des
idées inverses, considérant par exemple que toutes les
différences sont naturelles. Au XIXe siècle, ils sont plusieurs
penseurs à se pencher sur les sciences sociales et à
développer des thèses similaires, sorte de parent de la
sociologie moderne. En créant cette science, Mill se refuse à la
conclusion facile du naturalisme. L'éthologie pose que des lois causales
et un ensemble de conditions externes peuvent influer sur le caractère
humain. Cette simple affirmation induit un intérêt pratique de
cette science. En effet, si les conditions données sont modifiées
; alors le caractère, la nature humaine se modifie également.
C'est ce que développe John Stuart Mill dans son Système de
logique où il aborde le rapport qui unie éthologie et
éducation.
Section 2 : L'éthologie et l'éducation
Dans cet essai, Mill énonce que «
l'Éthologie est la science qui correspond à l'art de
l'éducation, au sens le plus large du terme, et en y comprenant la
formation des caractères nationaux ou collectifs, aussi bien que des
caractères individuels. »117C'est dans ce corollaire que
réside l'intérêt pratique de cette science. La
création et l'approfondissement de cette discipline constitue, pour
Mill, un enjeu pratique puisqu'elle permettrait d'agir sur les
caractères, à plus ou moins grande échelle. Puisque
l'éthologie prend en compte les conditions données dans
lesquelles la nature humaine évolue pour dégager des lois
causales (tendances) ; il serait possible de faire évoluer les
caractères en modifiant les conditions dans lesquelles l'être
humain pense et agit.
Pour l'auteur, il s'agit d'un processus en deux étapes.
« quand l'Éthologie sera ainsi préparée,
l'éducation pratique se réduira à une simple
transformation de ces principes en un système parallèle
115 Stuart Mill (J.), op.cit. p.863-864
116 Stuart Mill (J.), op.cit. p.864
117 Stuart Mill (J.), op.cit. p.869
42
de préceptes, et à l'appropriation de ces
préceptes à la totalité des circonstances individuelles
existant dans chaque cas particulier. »118Ainsi,
l'éducation est considérée par Mill comme un « art
correspondant » à une science, ici l'éthologie. L'art qu'est
l'éducation des caractères se fixe un but donné et la
science qu'est l'éthologie lui apporte les tendances (principes) qui lui
font connaître les actions à mener pour augmenter ses chances de
l'atteindre.
Ce lien est parfaitement expliqué par Mill lui-même
au chapitre XII du Système de logique :
« L'art se propose une fin à atteindre,
définit cette fin et la soumet à la science. La science [...]
après en avoir recherché les causes et les conditions, la renvoie
à l'art avec un théorème sur la combinaison de
circonstances qui pourrait le produire. [...] La science prête ensuite
à l'Art la proposition (obtenue par une série d'inductions ou de
déductions) que l'accomplissement de certains actes fera atteindre la
fin. De ces prémisses l'Art [...] convertit le théorème en
une règle ou précepte. »119
Ce lien établi par John Stuart Mill entre
l'éthologie et l'éducation fait évidemment écho
à la façon dont le même auteur insiste sur l'importance de
l'éducation dans De l'assujettissement. En effet, cette science
qui s'apparente à certains égards à la sociologie moderne
peut parfaitement s'appliquer à la question de la condition
féminine. L'éthologie pourrait-elle nous éclairer quant
aux causes de l'infériorité des femmes dans la
société anglaise du XIXe siècle ? Peut-elle apporter des
principes pour atteindre le but affiché de Mill :
l'égalité de droit entre les hommes et les femmes ?
Nous allons voir de quelle manière l'auteur applique sa
science nouvellement créée au cas des femmes, et ce dès la
publication de l'essai.
Chapitre 2 : La science de l'éthologie
appliquée au cas des femmes
Pour John Stuart Mill, l'éthologie fait partie des
sciences morales. Rétroactivement, nous pouvons considérer cette
discipline comme une branche des sciences sociales, bien qu'elle n'ait en
réalité jamais fait l'objet de plus amples développements.
En tant que telle, cette science a en réalité vocation à
s'appliquer à de nombreux sujets. Mill définit d'ailleurs son
objectif pratique dans l'éducation en son sens large. Il s'agit
d'étudier le caractère humain avec, éventuellement,
d'exercer
118 Stuart Mill (J.), op.cit. p.874
119 Stuart Mill (J.), op.cit. p.944-945
43
une influence sur lui dans un but précis. John Stuart
Mill va appliquer sa science à un but : l'égalité entre
les hommes et les femmes. Dès lors, il faut étudier ce
phénomène précis afin d'apporter une réponse
appropriée et de maximiser ses chances d'atteindre le but en question.
Nous verrons que la question de la femme est présente dans l'essai
même de l'auteur (Section 1) mais aussi, bien sûr, dans son oeuvre
féministe, De l'assujettissement (Section 2).
Section 1 : L'exemple féminin dans le Système
de logique
Comme nous l'avons vu précédemment, Mill
considère que les lois empiriques, généralisations
basées sur l'observation, ne sont des vérités que dans un
contexte donné et dépendent donc d'un ensemble de conditions
réalisées à ce moment. Appliqué à la
question féminine, cela signifie qu'admettre, par exemple,
l'infériorité intellectuelle des femmes ne signifie pas que l'on
considère celle-ci comme naturelle ou que l'on y est favorable.
Il semblerait ainsi que Mill ne nie pas
l'infériorité ou, tout au moins, la différence des femmes
dans la réalité de son époque mais considère que
cela n'est qu'une loi empirique qui dépend de nombreuses données,
extérieures comme intérieures mais qui sont susceptibles
d'être modifiées. Il est donc probable, s'il on suit les
développements relatifs à l'éthologie, que la modification
de certains « paramètres » serait bénéfique
à celles-ci.
Cette thèse est précisément soutenue au
sein du Chapitre V relatif à l'éthologie. John Stuart Mill y
déclare que l' « On remarque ou on suppose entre l'homme et la
femme une foule de différences mentales et morales; mais dans un avenir
qui, on peut l'espérer, n'est plus très éloigné,
une liberté égale et une position sociale également
indépendante deviendront l'apanage commun des deux sexes, et leurs
différences de caractère seront, ou entièrement
détruites, ou considérablement modifiées. »
Il faut, dans un premier temps, étudier ce
phénomène afin d'en déterminer les lois causales (lois de
la formation du caractère). Il faut alors mêler déduction,
afin de déterminer les lois, et induction, afin de vérifier si,
dans la réalité telles causes amènent effectivement, le
plus souvent, à telles conséquences. Dès lors que «
la coïncidence des deux genres de preuves »120 confirme la
thèse énoncée, « nous ne devons éprouver aucun
embarras à juger [...] par quelles circonstances elles
120 Stuart Mill (J.), op.cit. p.868
44
peuvent être modifiées ou détruites.
»121
Cette étude approfondie du phénomène
permet ensuite au logicien de passer à la phase « pratique »
et de déterminer des principes pour aboutir à un but
donné. Ainsi, une modification de l'environnement entraîne une
modification des caractères. Cette modification est l'éducation
évoquée par Mill et qui consiste, en réalité, en
une palette variée d'actions.
Ainsi, nous voyons qu'il est aisé d'appliquer la
science millienne à la question de la femme. De plus, il est important
de préciser que l'auteur ne cite que deux exemples pour éprouver
sa thèse. Il n'est peut-être pas anodin que, dès les
années 1840, celui-ci ait choisi d'évoquer la question
féminine, sans rien cacher de son opinion puisqu'il signifie
expressément que ce changement, « on peut l'espérer ».
Quelques années plus tard, dans un essai féministe cette fois,
Mill laissera également la place à l'éthologie.
Section 2 : L'éthologie dans De
l'assujettissement
Dès le Chapitre I de l'essai, Mill fait appel à
une de ses opinions les plus ancrées : « l'extraordinaire
perméabilité de la nature humaine aux influences
extérieures »122. Dans ce passage, Mill réfute
l'idée que les différences, en particulier celles entre les
hommes et les femmes, seraient automatiquement naturelles. Selon lui, la
question de la nature (naturelle ou circonstancielle) des différences
homme-femme ne pourrait être réglée qu'après
étude des « lois qui régissent l'influence des circonstances
sur la personnalité »123. Il faudrait ainsi
connaître les « lois de la formation du caractère
»124Or, c'est précisément la définition
que donne Mill de l'éthologie dans son Système de
logique. Il est donc indubitablement question, ici, du recours à
cette science. Au Chapitre III, les mêmes termes de « lois
psychologique de la formation de la personnalité »125
sont employés. De plus, l'auteur qualifie les idées reçues
sur les femmes de « simples généralisations empiriques
»126, autrement dit de lois empiriques telles que
définies dans le Système de logique.
Mill étudie également, tout au long de l'oeuvre,
le phénomène qu'est l'infériorité des femmes dans
la société. Il se penche sur les raisons qui pourraient
l'expliquer, les causes qui pourraient être à
121 Ibid
122 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.57
123 Stuart Mill (J.), op.cit. p.58
124 Ibid
125 Stuart Mill (J.), op.cit. p.120
126 Ibid
45
l'origine de cet état de fait. Or, cette
démarche relève de l'éthologie. Plusieurs fois, l'auteur
prend en considération et met en cause l'influence négative de la
société en général et plus particulièrement
de l'éducation que les jeunes femme reçoivent. Ainsi, par
exemple, « toute la force de l'éducation » est orientée
afin que les femmes adoptent « le caractère idéal
»127. Mais c'est également la société dans
son ensemble que remet en question John Stuart Mill. Le fonctionnement de la
justice, le manque de protection légale, l'opinion publique,
l'éducation biaisée des femmes, leur absence d'éducation
véritablement intellectuelle, leur dépendance envers leur
époux, et cætera en font des êtres inférieurs. Ces
éléments extérieurs influent de telle sorte sur le
caractère de la femme que celle-ci peut même devenir un ressort de
son infériorité.
John Stuart Mill, qui affiche comme but
l'égalité entre les hommes et les femmes, souhaite donc mettre en
oeuvre un ensemble de préceptes afin de poursuivre ce but,
conformément à la science de l'éthologie. C'est ce qui
explique, notamment, l'importance considérable accordée, dans
De l'assujettissement, à l'éducation que doivent
recevoir les femmes pour dépasser leur condition actuelle.
Conclusion du titre premier
L'application de l'éthologie millienne à la
question féminine a le mérite de nous initier à la
pensée purement logique et scientifique de l'auteur. Elle permet
également de mettre en lumière la modernité de ses
thèses puisque tant l'approche sociologique que la défense de
l'égalité homme-femme étaient alors peu répandues.
L'on peut déplorer l'absence d'essai dédié à
l'éthologie, Mill n'étant pas parvenu à créer et
développer sa science nouvelle. Vincent Guillin note à ce propos
de manière très juste que l'on peut se demander « si
l'échec d'une science déterministe du caractère n'aurait
pas eu comme corollaire une prise de conscience de la valeur de
l'individualité humaine chez Mill »128 En effet, nous
allons le voir, John Stuart Mill a, dans son parcours intellectuel,
attaché une grande importance à la liberté individuelle, y
consacrant même un essai.
127 Stuart Mill (J.), op.cit. p.47
128 Guillin, Vincent, « L'éthologie de John Stuart
Mill : le libéralisme et les sciences morales », dans Bulletin
de la Société française pour l'Histoire des Sciences de
l'Homme, n°26, printemps 2004 p.49
46
Titre deuxième : L'émancipation des
femmes ou la doctrine de la liberté
« La liberté est le premier et le plus
impérieux besoin de la nature humaine »129.
Ce passage, extrait de De l'assujettissement, nous
éclaire sur l'ampleur du thème que nous abordons
désormais. Nous avons longuement souligné l'importance du
principe d'égalité dans la défense des droits des femmes
opérée par John Stuart Mill. Mais il est un autre principe, tout
aussi essentiel, si ce n'est davantage dans la pensée féministe
de Mill : la liberté. Il ne s'agit pas, chez l'auteur, d'un simple
argument supplémentaire avancé au profit des femmes mais, au
contraire, du résultat logique d'une doctrine théorisée
par l'auteur dans le célèbre ouvrage De la
liberté130. Les réflexions sur ce thème
sont certes répandues à cette époque. Le fait d'y inclure
le sexe féminin l'est beaucoup moins. Pourtant, les
références à la liberté sont nombreuses dans De
l'assujettissement, et celles à la condition féminine
présentes dans De la liberté.
L'oeuvre consacrée par John Stuart Mill à la
liberté suffit à faire montre de l'intérêt
porté par l'auteur à cette vaste question. L'ouvrage en
lui-même aborde d'ailleurs divers facettes par lesquelles ce concept est
souvent approché. On y trouve ainsi des thèmes aussi
variés que la liberté de pensée, de discussion, le risque
de tyrannie de la majorité, la liberté économique,
contractuelle, et cætera. L'auteur consacre notamment un chapitre final
aux « applications » de sa doctrine, chapitre qui donne lieu à
une sorte d'énumération de différents cas pratiques
pouvant poser problème quant à la frontière entre la
liberté individuelle, d'une part, et l'intervention de la
société ou de l'État, d'autre part.
Cette doctrine recèle de précieux enseignements
plus en moins en lien avec l'objet de notre étude. C'est pourquoi nous
nous attacherons à en développer les éléments les
plus pertinents pour notre propos (Chapitre 1) avant d'examiner la façon
dont John Stuart Mill étend sa pensée libérale à la
question de la condition féminine (Chapitre 2).
Chapitre 1 : John Stuart Mill et la doctrine de la
liberté
Le terme « libéralisme », revendication de
liberté131, apparaît au XIXe siècle, bien que
les premières théories libérales lui soient
antérieures. Cela même témoigne de l'importance de cette
doctrine à
129 Stuart Mill (J.), op.cit. p.164
130 Stuart Mill (J.), « De la liberté », Folio,
1990
131 Larousse en ligne
47
cette époque. Pour John Stuart Mill, il est
évident que la prééminence de la liberté est une
caractéristique spécifique du monde moderne.
Dès le chapitre premier de De
l'assujettissement, Mill avance que l'Europe moderne serait fondée
sur une théorie nouvelle consistant à accorder une grande
liberté de décision et d'action à l'individu «
là où [il] est directement concerné »132.
Le penseur oppose ici la liberté individuelle moderne aux anciens temps
sous lesquels la naissance liait le destin de chaque être humain et
où l'État et les lois civiles tendaient à décider
en lieu et place de l'individu. Il utilise ensuite les termes de liberté
et de concurrence sur la question économique, à laquelle nous
reviendrons ultérieurement.
Cette liberté, John Stuart Mill ne se contente pas de
la décrire mais la théorise. Cela ressort particulièrement
du chapitre III de De la liberté intitulé « De
l'individualité comme l'un des éléments du bien-être
». Ainsi, nous verrons comment l'auteur pose le principe de la
liberté individuelle (Section 1) comme condition au bonheur (Section
2).
Section 1 : La liberté individuelle
Pour John Stuart Mill, la liberté individuelle se
traduit par la non-interférence de chacun dans la liberté
d'autrui. Cela signifie que, pour tout ce qui le concerne directement et n'a
pas de conséquences néfastes pour autrui, l'individu est libre de
décider pour lui-même. Ce principe est posé dès les
premières lignes du chapitre III dans lequel Mill énonce comme
une nécessité le fait « que les hommes soient libres d'agir
selon leurs opinions - c'est-à-dire libres de les appliquer à
leur vie sans que leurs semblables les en empêchent physiquement ou
moralement »133. Une des questions principales de cet ouvrage,
visible dans cette phrase, est celle de la frontière entre, d'une part,
la liberté individuelle, et de l'autre, le contrôle social ou
étatique.
Il est essentiel de retenir que, dans la théorie de
Mill, la liberté constitue le principe et dispose d'une sphère
exclusive d'action. Il est toujours question de la liberté de l'individu
et celui-ci a une réelle importance dans la pensée de l'auteur.
Il ne traite pas, dans ce chapitre, de libertés collectives mais de la
liberté individuelle, celle dont dispose un individu en particulier dans
la conduite de sa vie. Ce principe peut sembler évident au XXIe
siècle mais cela est précisément dû à la
doctrine développée sur ce sujet aux XVIII et XIXe siècles
notamment.
132 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.50
133 Stuart Mill (J.), « De la liberté », op.cit.
p.145
48
Pour John Stuart Mill, il faut donc laisser se
développer l'être humain dans sa diversité et en tant
qu'individu « selon la tendance des forces intérieures qui en font
un être vivant »134. L'auteur dénonce avec vigueur
la société actuelle qu'il juge conformiste. Les individus ne
seraient plus qu'une « masse »135 qui agirait
uniformément et selon la coutume. Les hommes ne seraient pas libres
puisque leur seule volonté étant d'agir de façon ordinaire
et commune, ils n'exercent aucune liberté de choix. Ainsi, comme il le
fera plus tard dans De l'assujettissement, John Stuart Mill se pose
déjà en critique de la coutume et des hommes qui la suivent
aveuglément.
Pour l'auteur, il faut accepter « que différentes
personnes puissent mener différents genres de vie »136.
La société ne doit pas tenter de façonner les êtres
selon un seul modèle mais leur laisser la liberté de se
développer selon leur caractère propre. Ainsi, « tout ce qui
opprime l'individualité est un despotisme »137 pour
Mill. On retrouve ici le même vocabulaire que celui employé
quelques années plus tard dans De l'assujettissement et visant
à interpeller le lecteur sur l'élément critiqué.
Dans le même registre, Mill dénonce ce qu'il nomme « tyrannie
de l'opinion »138.
En effet, une des critiques adressées par Mill à
la société moderne est « la censure hostile et
redoutée »139 que l'opinion publique impose aux hommes
et qui, précisément, les freine dans leur développement en
tant qu'individus. Cette censure s'exerce, selon lui, jusque dans « les
relations morales et sociales de la vie privée »140 ce
qui est contraire à la doctrine de la liberté
développée par John Stuart Mill.
Dans De l'assujettissement, John Stuart Mill
développe un autre argument en faveur de la liberté individuelle.
Selon lui, « l'amour du pouvoir et l'amour de la liberté sont en
conflit perpétuel »141. Dès lors, il est
primordiale que « le respect de la liberté individuelle de chacun
[soit] un principe reconnu » afin que ce désir de pouvoir cesse ou,
au moins, diminue.
Mill développe bien d'autres éléments au
sein de son ouvrage, notamment celui de la liberté de pensée et
de discussion (et donc implicitement d'expression), mais ceux-ci ne se
rapportent pas directement à la question qui nous intéresse. Il
convient avant tout de retenir ici les deux notions
134 Stuart Mill (J.), op.cit. p.151
135 Stuart Mill (J.), op.cit. p.154
136 Stuart Mill (J.), op.cit. p.158
137 Ibid
138 Stuart Mill (J.), op.cit. p.164
139 Stuart Mill (J.), op.cit. p.154
140 Stuart Mill (J.), op.cit. p.162
141 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.167
49
essentielles que Mill met en avant, la liberté et
l'individualité, et qu'il oppose à la coutume, la
conformité et l'oppression morale et uniformisante de l'opinion
publique.
Si le philosophe croit tant en la nécessité
d'assurer la liberté individuelle, c'est avant tout car celle-ci est,
selon lui, une condition au bien-être ou au bonheur de l'être
humain.
Section 2 : Condition du bien-être ou du bonheur de
l'être humain
Comme nous l'avons souligné précédemment,
le titre du chapitre III de De la liberté évoque
d'emblée le lien entre la liberté et le « bien-être
». Ce lien entre les deux notions est mis en exergue par John Stuart Mill
et l'on trouve d'ailleurs plusieurs fois ces deux termes, au sein d'une
même phrase, tant dans De la liberté que dans De
l'assujettissement.
Dans la mesure où liberté et
individualité sont deux notions connexes chez John Stuart Mill, il les
considère toutes deux comme conditions au bonheur. En effet, il est
évident que, sans liberté vis-à-vis des règles
sociales et de l'opinion publique, l'individu ne peut développer un
caractère propre et original. Ainsi, selon Mill, « si ce n'est pas
le caractère propre de la personne, mais les traditions et les moeurs
des autres qui dictent les règles de conduite, c'est qu'il manque l'un
des principaux ingrédients du bonheur humain »142. De
même, dans les dernières pages De l'assujettissement, Mill vient
dire que « la libre direction et la libre disposition de ses
facultés sont une source de bonheur pour l'individu
»143.
Rappelons que, pour John Stuart Mill, la liberté
individuelle implique également l'absence d'interférence dans la
liberté d'autrui. Il développe à cet égard une
argumentation particulière dans De l'assujettissement. Il
considère que « pour apprécier à sa juste valeur le
rôle de l'indépendance personnelle dans le bonheur, il faut
considérer l'importance que nous lui accordons pour notre propre bonheur
»144. C'est en effet un lieu commun pour l'homme de se penser
détenteur d'une vérité générale et donc
légitime de l'imposer à autrui, au mépris de sa
liberté individuelle. Cependant, il n'admet pas, dans le même
temps, qu'on restreigne sa liberté selon le même argument. Ainsi,
dès qu'il prend conscience de l'importance qu'il attache à sa
liberté et de l'influence qu'elle a sur son bonheur ; il est alors en
mesure de comprendre l'importance qu'elle a, de la même façon,
pour autrui.
142 Stuart Mill (J.), « De la liberté », op.cit.
p.147
143 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.167
144 Stuart Mill (J.), op.cit. p.165
50
A l'époque où Mill publie son essai sur la
liberté, d'autres auteurs ont d'ores et déjà
étudié la question. Nombre d'entre eux parviennent à la
même conclusion sur la nécessité de ne pas intervenir dans
la sphère de liberté d'autrui. Toutefois, John Stuart Mill est un
des rares à appliquer ce principe aux femmes. Nous l'avons vu, il est
favorable à ce que celles-ci obtiennent les mêmes droits que les
hommes. Il s'ensuit logiquement qu'elles ont droit au même respect de
leur liberté individuelle.
Chapitre 2 : La doctrine de la liberté
appliquée au cas des femmes
« Les restrictions à cette liberté sont un
source de malheur pour les êtres humains, sans oublier les femmes
».145John Stuart Mill insiste ici sur la condition des femmes,
bien que celles-ci soient déjà comprises dans le qualificatif
précédent d'êtres humains. La liberté, tout comme
l'égalité, est présente en filigrane tout au long de
l'oeuvre millienne consacrée à la défense des femmes.
C'est pourquoi il est aisé de faire le lien entre De la
liberté et De l'assujettissement. Sur plusieurs points,
Mill semble appliquer sa doctrine libérale au cas de la condition
féminine, et ce de manière presque automatique. Dès lors
que la femme est l'égale de l'homme, il revient de lui accorder les
mêmes droits, la même liberté. Cet élément est
d'ailleurs présent dans De la liberté, où Mill
énonce qu'il faudrait « accorder aux femmes les mêmes droits
et la même protection légale qu'à tout autre personne
»146.
Au-delà de cette vision générale, la
doctrine millienne de la liberté se retrouve dans les idées qu'il
développe sur la condition féminine, tant dans la sphère
privée (Section 1) que dans la sphère publique (Section 2), et
ce, dans les deux ouvrages.
Section 1 : La liberté dans le mariage
La notion de liberté est véritablement
présente dans les développements de Mill sur le mariage. Elle
l'est tout d'abord de façon négative, lorsqu'il décrit la
situation de la femme mariée du XIXe siècle et emploie autant
d'antonymes de la liberté : esclavage, soumission, dépendance ou
encore assujettissement, terme présent dans le titre même de
l'oeuvre. Elle l'est encore lorsque, dans le chapitre II relatif au mariage,
Mill évoque le pouvoir dont dispose parfois la femme. Selon lui, peu
importe le pouvoir qu'elle exerce, ou non, sur son époux, celui-ci
« ne saurait compenser la perte de la liberté »147.
Tout d'abord, ce pouvoir n'est que factuel et temporaire ; il n'est pas une
145 Stuart Mill (J.), op.cit. p.167
146 Stuart Mill (J.), « De la liberté », op.cit.
p.224 l
147 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.80
51
garantie durable pour l'épouse. De plus, le pouvoir ou
l'influence que celle-ci peut avoir sur son mari ne modifie en rien sa
situation légale. Elle demeure inférieure et assujettie à
ce dernier et tout le pouvoir qu'elle pourrait avoir sur lui ne lui donnerait
pas accès à certaines libertés défendues par
Mill.
John Stuart Mill défend la liberté de la femme
dans De l'assujettissement mais aussi dans De la
liberté. Il y mentionne ainsi le « pouvoir à peu
près despotique des maris sur les femmes »148. Il
évoque également, au sein d'un développement sur la
liberté contractuelle, la question de la dissolution du mariage. Il se
montre toutefois plus prudent que dans d'autres écrits puisqu'il ne fait
que citer, ici, l'idée d'un auteur pour lequel il a beaucoup
d'admiration : Wilhem von Humbolt. Ce dernier défend qu'un engagement ne
devrait lier un individu que pour un temps limité. Ainsi, « le
mariage [...] devrait pouvoir être dissout par la simple volonté
déclarée d'un des partenaires »149. Si John
Stuart Mill ne se montre pas explicitement favorable à la possible
dissolution du mariage dans ce passage, il est toutefois fort probable qu'il le
soit. Mais, nous l'avons vu, la véritable originalité de son
opinion sur cette question tient à ce qu'il s'agirait, pour lui, d'une
mesure en faveur des femmes et visant à empêcher la situation de
soumission et de quasi-esclavagisme que représentent, pour elles,
certains mariages.
De façon plus anecdotique, on peut citer le passage
dans lequel Mill évoque le mormonisme et en particulier leur pratique de
la polygamie. Il considère que cette « institution » enfreint
le principe de liberté en « rivant simplement les chaînes
d'une moitié de la communauté [les femmes], et dispensant l'autre
moitié [les hommes] de toute réciprocité d'obligation
envers la première »150. On retrouve ici, de
façon implicite, l'argument développé par Mill concernant
la condition de l'épouse dans le mariage. L'infériorité et
la soumission de la femme à son mari constituait, selon lui, une entrave
à l'établissement d'une relation honnête, réciproque
et de confiance entre les deux époux.
Au-delà de la sphère privée,
c'est-à-dire du mariage, le concept de liberté constitue un
fondement essentiel des idées de Mill sur les droits des femmes dans la
sphère publique.
148 Stuart Mill (J.), « De la liberté », op.cit.
p.224
149 Stuart Mill (J.), op.cit. p.222
150 Stuart Mill (J.), op.cit. p.204
52
Section 2 : La liberté dans la sphère publique
La question de la liberté des femmes au sein de la
sphère publique est essentielle puisqu'elles sont, davantage encore que
les hommes151, victimes de l'oppression sociale, de l'opinion
publique. Cette question peut être abordée sous plusieurs angles.
Afin, tout d'abord, de s'affirmer en tant qu'individus, les femmes doivent
disposer de la liberté d'expression. Cet élément est
plusieurs fois abordé par Mill, notamment dans De
l'assujettissement. Les femmes doivent s'exprimer pour faire entendre
leurs revendications et obtenir une crédibilité dans l'espace
public.
Mais le principal angle d'approche développé par
John Stuart Mill est celui de la liberté dans le domaine
économique, autrement dit du point de vue de l'accès des femmes
aux métiers. Cette liberté d'accès est d'abord
justifiée par le fait qu'aimer son métier serait « une chose
[...] vitale pour le bonheur des êtres humains »152. En
tant que tel, les femmes ont donc tout autant droit à cette
liberté que les hommes. De plus, pour John Stuart Mill, les femmes ont
su montrer, dans certains domaines, des capacités égales à
celles des hommes. Ainsi, si on leur permet « la même liberté
d'épanouissement qu'aux hommes »153, alors on ne trouve
plus chez elles aucune trace d'infériorité.
Mill fait également appel, pour répondre
à cette question, à la notion de libre compétition. Ainsi,
on trouve dans ses développements des termes tels que «
compétition équitable »154, compétition
« ouverte »155. Cette doctrine constitue, à elle
seule, une parade contre les adversaires de Mill pour qui les femmes auraient
des capacités intellectuelles inférieures. Dès lors, leur
accès aux professions honorables notamment serait injustifié.
Pour le penseur, au contraire, la libre compétition assure
l'accès des plus capables aux fonctions prestigieuses. Dès lors,
le système de la libre compétition, s'il « exclut les hommes
inaptes, il exclura également les femmes inaptes »156.
Cette exclusion sera alors juste et non arbitraire puisqu'elle sera fonction de
la présence, ou non, des qualités effectives de la femme pour un
emploi et non d'une interdiction légale due à son sexe.
Conclusion du titre deuxième
Les développements qui ont précédé
nous permettent de constater comment John Stuart Mill
151 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.166
152 Stuart Mill (J.), op.cit. p.170
153 Stuart Mill (J.), op.cit. p.106
154 Stuart Mill (J.), op.cit. p.98
155 Stuart Mill (J.), op.cit. p.99
156 Stuart Mill (J.), op.cit. p.101
53
parvient à tirer toutes les conséquences
logiques de la théorie qu'il établit. En tant qu'homme et auteur
reconnu, engagé pour les droits des femmes et pour leur liberté ;
il fait figure d'exception à son époque. De la liberté
paraît en 1859. Il est l'un de ces ouvrages les plus
célèbres et établit une doctrine de la liberté.
Deux ans plus tard, Mill rédige De l'assujettissement (qui ne
paraîtra qu'en 1869) et applique cette théorie à la
condition féminine.
John Stuart Mill, en tant que défenseur des femmes, est
parvenu à justifier leur nécessaire liberté. Celle-ci, au
même titre que l'égalité entre les hommes et les femmes ou
que l'émancipation de ces dernières, est-elle justifiée
par autre chose que ce que nous venons d'étudier ? Nous allons voir
qu'une autre doctrine essentielle de l'auteur, reprise comme argument dans
De l'assujettissement, est celle de l'utilitarisme.
54
Titre troisième : Une émancipation
bénéfique ou la doctrine utilitariste
Nous venons de le voir, la liberté individuelle est,
selon John Stuart Mill, un élément essentiel du bonheur. La
femme, en tant qu'être humain, doit disposer de sa liberté pour
avoir une chance d'être heureuse. La notion de bonheur est en effet
centrale dans la pensée de l'auteur, plus précisément dans
sa philosophie morale. Mill est influencé dès l'enfance par le
cercle d'intellectuels qui l'entoure et se charge de son éducation. Il
est notamment converti à la doctrine utilitariste, laquelle est l'oeuvre
d'un ami de son père, Jeremy Bentham. Malgré une crise
intellectuelle et morale en 1826, qui l'amène à prendre du recul
vis-à-vis de ses premières influences ; il publiera en 1861 un
essai, L'utilitarisme, dans lequel il livre sa version de la doctrine
utilitariste et tente de répondre aux diverses critiques dont elle
fût la cible.
John Stuart Mill est un fervent défenseur de la
liberté individuelle. Mais celle-ci ne doit pas être
utilisée vainement. Bien qu'il se soit intéressé à
d'autres thèses, Mill continue d'être un utilitariste convaincu.
L'utilitarisme millien est inspiré des thèses benthamiennes mais
diverge cependant sur certaines questions, tente de pallier certains «
défauts ». Il est donc nécessaire de débuter par une
description générale de la doctrine développée par
Mill dans son essai (Chapitre 1). L'utilitarisme est publié en
1861, seulement huit ans avant De l'assujettissement ; les deux essais
sont en réalité rédigés à la même
période. On trouve d'ailleurs, dans ce dernier, un chapitre entier
consacré à cette thèse. En effet, le chapitre IV consiste
en un exposé à la fois des inconvénients qui ressortent de
la position d'infériorité dans laquelle les femmes sont
placées et des avantages que produiraient l'émancipation des
femmes et leur égalité de droit vis-à-vis des hommes,
à la fois pour elles et pour la société (Chapitre 2).
Chapitre 1 : L'utilitarisme millien
L'utilitarisme est défini comme une « doctrine
politique et morale fondée sur l'utilité »157 ou,
comme employé plus tard par Bentham lui-même, sur le plus grand
bonheur. Elle se décrit souvent comme visant au plus grand bonheur du
plus grand nombre. Mais, selon les termes de Mill, « il faut aller
beaucoup plus loin »158 pour tenter de donner une vision claire
de cette philosophie.
157 Larousse en ligne
158 Stuart Mill (J.), « L'utilitarisme », Presses
Universitaires de France, 1998 p.31
55
John Stuart Mill consacre le chapitre II de son essai à
cette question : qu'est ce que l'utilitarisme ? Il y définit
ses caractéristiques, revient sur certaines critiques mais surtout, il y
établit sa propre vision de l'utilitarisme. Il y défend une
philosophie tournée vers une certaine idée du bonheur (Section 1)
qui se veut altruiste et tournée vers le progrès (Section 2).
Section 1 : Une philosophie morale tournée vers le
bonheur
« L'école qui accepte comme fondement de la morale
le principe d'utilité ou du plus grand bonheur pose que les actions sont
moralement bonnes dans la mesure où elles tendent à promouvoir le
bonheur, moralement mauvaises dans la mesure où elles tendent à
produire le contraire du bonheur. »159
Mill considère le bonheur comme constitué de
deux éléments, un positif, le plaisir, un négatif,
l'absence de douleur. Cette définition de l'utilitarisme en fait
ressortir une première caractéristique : le
conséquentialisme. En effet, se fixer le bonheur comme objectif d'une
action implique un calcul sur les conséquences qu'elle engendre. Ici,
nous voyons à quelle point l'utilitarisme diffère du moralisme
kantien qui fait l'objet de vives critiques de la part de John Stuart Mill et
ce, tout au long de l'oeuvre. Le philosophe considère que les
conséquences d'un acte doivent être prises en compte et
calculées par l'homme sur la base de son expérience mais aussi de
l'expérience humaine en général.
La philosophie morale utilitariste se donne le bonheur pour
objectif. Toutefois, selon Mill, cela ne signifie pas que, pour chaque action
menée, l'homme se fixe explicitement le bonheur comme but. Il agit afin
d'obtenir une chose désirable, en fonction du calcul des
conséquences qu'il a déjà effectué. Or, toutes les
choses, selon Mill, sont désirables car elles mènent à
« une existence aussi dépourvue de souffrance que possible et aussi
riche que possible de satisfactions »160. Le bonheur n'est donc
pas directement visé mais constitue la « fin ultime
»161 à laquelle tendent les actions humaines. Cette fin
est, pour John Stuart Mill, le critère, le principe premier qui permet
de dire si une action est moralement bonne ou non.
Cela mène également à un autre
élément essentiel de l'utilitarisme et qui, ici encore, le
différencie du moralisme kantien. Tandis que ce dernier recherche la
volonté bonne, l'intention
159 Ibid
160 Stuart Mill (J.), op.cit. p.40
161 Ibid
56
purement morale ; John Stuart Mill base sa philosophie morale
sur l'acte. Cette spécificité a pour conséquence heureuse
de limiter le jugement moral à l'acte et d'exclure la supposée
bonne intention ou le supposé caractère bon ou non du champ du
jugement moral. Cela permet donc de sauvegarder la liberté individuelle
mais aussi d'éviter le recours abusif ou vicié à la
philosophie morale.
Enfin, il convient de noter qu'un des ajouts de Mill, par
rapport à Bentham, est la distinction des plaisirs selon un
critère qualitatif. Pour lui, tous les plaisirs ne se valent pas,
certains étant supérieurs aux autres tels que les plaisirs de
l'esprit. En effet, c'est un but très valorisé par Mill que celui
de cultiver son esprit, ses facultés dans une idée de
progrès constant.
Section 2 : Une philosophie altruiste tournée vers
l'idéal du progrès
Nous avons vu que l'utilitarisme est tourné vers la
poursuite du bonheur. Mais il convient de le qualifier correctement pour
éviter certains écueils faits à la morale de Bentham. Le
but fixé est ici le plus grand bonheur du plus grand nombre. Comme le
dit lui-même Mill, « ce critère n'est pas le plus grand
bonheur de l'agent lui-même mais la plus grande somme de bonheur pour le
tout »162. Ainsi, le principe de l'action n'est pas, comme
certains ont pu le dénoncer à tort, la recherche individuelle et
égoïste d'un maximum de plaisir mais la recherche d'un maximum de
bonheur pour chaque être humain sans distinction. Une des règles
fixées par l'utilitarisme est précisément d'être
« aussi impartial qu'un spectateur bienveillant et
désintéressé le serait » quand il s'agit de trancher
« entre son propre bonheur et celui des autres »163.
Le but de l'utilitarisme est d'amener l'individu de la
recherche du bonheur individuel à la recherche du bonheur
général. Pour ce faire, Mill préconise de recourir
à une méthode qu'il pense efficace : la théorie de
l'association des idées. Ainsi, il recommande que «
l'éducation et l'opinion qui ont un tel pouvoir sur le caractère
humain utilisent ce pouvoir de façon à établir dans
l'esprit de chaque individu une association indissoluble entre son propre
bonheur et le bien du tout »164. Ici, l'on retrouve d'une
certaine manière les idées milliennes liées à
l'éthologie. L'éducation, au sens large, a ici pour rôle de
modifier les conditions qui entourent l'être humain afin qu'un changement
s'opère dans son caractère et dans ses actions.
La philosophie morale développée par John Stuart
Mill a pu être qualifiée d'altruiste, en
162 Stuart Mill (J.), op.cit. p.39
163 Stuart Mill (J.), op.cit. p.50
164 Stuart Mill (J.), op.cit. p.51
57
opposition, par exemple, au stoïcisme. Ce qualificatif,
nous venons de l'expliquer, est dû au but qu'elle se fixe : le plus grand
bonheur du plus grand nombre ou, autrement dit, « le bien du tout ».
Il s'agit de la véritable définition du bonheur humain et de la
condition du progrès humain et social pour Mill. C'est pourquoi il
souhaite faire naître chez l'homme des sentiments et des motifs « en
faveur de l'utilité générale »165. C'est
en cela que consiste, pour l'auteur, le progrès social. Cet objectif est
d'autant plus compréhensible lorsque l'on sait qu'un des domaines
d'étude de John Stuart Mill est le milieu politique, milieu dans lequel
l'impartialité et la prise en considération de
l'intérêt général sont essentiels.
Un des moments importants de cet essai, hormis la description
générale de l'utilitarisme, est le chapitre V (chapitre final)
dédié à la relation entre la justice et l'utilité
et qui se veut une réponse à de nombreuses critiques de
l'utilitarisme sur cette question. Nous allons voir que la notion de justice,
chez John Stuart Mill, est l'un des premiers arguments sur lesquels repose sa
défense des femmes.
Chapitre 2 : L'utilitarisme appliqué à la
question féminine
Il n'est pas difficile d'observer le lien entre la philosophie
utilitariste de John Stuart Mill et sa défense de la condition
féminine. En effet, son oeuvre principale dédiée à
cette cause, De l'assujettissement, a pour chapitre final un
développement dédié à l'utilité, aux
avantages qui pourraient découler de l'émancipation des femmes
(Section 2). Mais avant d'étudier cet argument, nous allons nous pencher
sur la notion de justice (Section 1) qui est à la fois
développée dans L'utilitarisme et utilisée dans
l'argumentaire de De l'assujettissement.
Section 1 : De la nécessité de vivre dans une
société juste envers tous
John Stuart Mill choisit d'approfondir cette question et de
lui consacrer un chapitre entier de son essai sur L'utilitarisme en
raison des nombreuses critiques adressées à cette doctrine et
selon lesquelles elle s'opposerait à la notion de justice. Dans cet
exposé, Mill va s'attarder sur la notion de justice et tenter de
l'analyser. Il va alors énumérer ce qui est «
universellement ou par une opinion largement répandue
»166 considéré comme juste ou injuste.
165 Stuart Mill (J.), op.cit. - Préface p.18
166 Stuart Mill (J.), op.cit. p.103
58
Il cite tout d'abord le fait « de priver quelqu'un de sa
liberté personnelle, de sa propriété, ou de toute autre
chose lui appartenant légalement »167. Ce cas
d'injustice peut aisément être transposé au cas de la femme
puisque, comme nous l'avons vu, elle ne dispose ni de sa liberté
personnelle ni d'aucun droit de propriété. Cela est d'ailleurs
décrit, tout au long de De l'assujettissement, comme une
injustice par John Stuart Mill, bien que la loi ne lui reconnaisse ni
liberté ni propriété.
Puis, il évoque le cas consistant « à
ôter ou à refuser à une personne ce à quoi elle a un
droit moral »168. Le terme de droit moral nous ramène
notamment à la défense faite par Mill de la liberté de
travailler des femmes. En effet, il considère que celles-ci ont, en tant
qu'être humain, un droit moral de choisir leur occupation. Dès
lors, le fait que l'accès à certaines professions ou fonctions
leur soit légalement interdit constitue une grave injustice.
John Stuart Mill définit également comme «
l'obligation de justice » « les règles morales qui
protègent chaque individu en empêchant les autres de lui nuire
soit directement soit en entravant sa liberté de poursuivre son propre
bien »169. Or, Mill décrit la condition de la femme
comme un esclavage légal dans lequel la femme n'a plus de liberté
individuelle, plus même d'existence juridique. Comment, dès lors,
pourrait-elle poursuivre son propre bien ? On l'en empêche de
façon positive, à travers toutes les interdictions qui lui sont
faites, mais aussi négative, à travers le manque de protection
légale, juridique, notamment pénale, dont elle dispose.
Dès lors, il peut être considéré que l'obligation de
justice envers les femmes n'est pas respectée. Cette situation irait
donc à l'encontre de la morale utilitariste et du progrès de la
société. Cette thèse est également soutenue de
façon explicite par l'auteur au sein de De
l'assujettissement.
John Stuart Mill conclut son essai L'utilitarisme par le fait
que « toutes les personnes sont estimées avoir un droit à
l'égalité de traitement, sauf lorsqu'on reconnaît qu'il y a
quelque avantage pour la société à pratiquer l'inverse
»170. Les femmes devraient donc, de droit, être
traitées de façon égale aux hommes. Pour Mill, «
toute l'histoire du progrès social »171 est celle du
passage d'une pratique considérée comme avantageuse puis remise
en question et finalement vue comme injuste et tyrannique. Ici, les
idées de progrès social et d'utilitarisme (à travers
l'emploi du mot avantageux) sont reliées. Dans ce même extrait,
l'écrivain cite à titre exemple l'aristocratie « du sexe
»172 qui
167 Ibid
168 Stuart Mill (J.), op.cit. p.105
169 Stuart Mill (J.), op.cit. p.135
170 Stuart Mill (J.), op.cit. p.141
171 Ibid
172 Stuart Mill (J.), op.cit. p.141
59
devra, selon lui, subir le même sort et être
unanimement considérée comme injuste.
Section 2 : L'utilité de l'amélioration de la
condition féminine
« quel bien devons-nous espérer des changements
que nous nous proposons d'apporter à nos coutumes et à nos
institutions ? L'humanité s'en trouverait-elle mieux si les femmes
étaient libres ? »173. C'est la question que pose John
Stuart Mill en ouverture du chapitre IV de De l'assujettissement. Il
est certain, pour lui, que ce changement s'avérerait
bénéfique aux femmes tout d'abord (§1) mais aussi à
la société dans son ensemble (§2).
§1 : Une utilité incontestable à
l'égard des femmes
Pour John Stuart Mill, il est important de préciser que
le premier des avantages serait évidemment le bonheur des femmes qui
passeraient « d'une vie de soumission à la volonté d'autrui
à une vie de liberté raisonnable »174. Nous
l'avons vu, la liberté est, selon lui, un élément
essentiel et indispensable au bonheur de l'être humain.
L'utilité qu'aurait l'émancipation des femmes
à leur égard est particulièrement frappante dans le
domaine du mariage. Mill a déjà énoncé auparavant
tous les maux qui résultaient, selon lui, de l'infériorité
de l'épouse au sein du mariage. Or, selon lui, « on ne peut
vraiment réprimer les abus de pouvoir tant que le pouvoir existe
»175. Dès lors, il est nécessairement
bénéfique de se défaire d'un tel système
d'assujettissement qui est, toujours selon Mill, « une monstrueuse
contradiction de tous les principes du monde moderne »176.
Concernant les questions relevant davantage de la
sphère publique (suppression des incapacités, formation et
éducation égales, égalité dans la sphère
civique, et cætera), Mill considère que le premier des avantages
est de se fonder sur la justice. Il s'agit ici d'un avantage moral qui fait
échos à nos développements précédents sur la
nécessité morale d'agir de façon juste dans la
société. Ici, l'on retrouve également l'idéal de
liberté individuelle présent chez Mill et qui contient, en son
sein, l'idée d'une compétition juste, d'un accès aux
professions ou aux fonctions dépendant du mérite, des
capacités individuelles et non d'un système légal
d'exclusion.
173 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.139
174 Stuart Mill (J.), op.cit. p.164
175 Ibid
176 Stuart Mill (J.), op.cit. p.140
60
Un avantage considérable pour les femmes
résiderait, en soi, dans l'accès à une véritable
éducation intellectuelle qui aurait « une vertu éducative
très appréciable »177. Ayant accès
à une éducation égale à celle que reçoivent
les hommes, les femmes prendraient conscience de leurs droits en tant
qu'individu et être humain. Leurs facultés et leurs sentiments
moraux seraient étendus. De même que l'éducation, Mill
pense que la liberté et l'indépendance permettent
d'améliorer « le niveau moral, intellectuel et social des individus
»178.
Enfin, pour Mill, une des conditions « pour le bonheur
des êtres humains, c'est d'aimer leur métier »179.
Dès lors, la liberté nouvelle dont disposeraient les femmes dans
le choix de leur occupation leur faciliterait l'accès au bonheur. A
l'inverse, Mill considère que l'interdiction pour la femme de lui
inculquer une éducation intellectuelle et de lui donner accès
à toutes les fonctions est une cause réelle de « lassitude
», de « déception » et d' « insatisfaction profonde
à l'égard de la vie »180.
Nous allons désormais voir que les avantages, nombreux
pour les femmes, le sont davantage encore pour la société dans sa
totalité.
§2 : Une utilité étendue à la
société entière
« Toute restriction à la liberté d'un de
leurs semblables [...] tarit d'autant la source principale où les hommes
puisent le bonheur et appauvrit l'humanité de façon inestimable,
en la privant de tout ce qui rend la vie précieuse aux yeux de chacun de
ses membres »181.
John Stuart Mill clôt son essai sur la condition
féminine de la sorte, preuve de l'importance qu'il accorde à
l'utilitarisme et au progrès social. Pour lui, il est évident que
les inégalités fondées sur le sexe sont « un des
grands obstacles à tout progrès moral, social et même
intellectuel »182. De façon symétrique donc, il
énumère les nombreux avantages qui résulteraient de la fin
de ce système inégalitaire.
Concernant le libre accès aux professions et aux
fonctions, il constituerait un bénéfice
177 Stuart Mill (J.), op.cit. p.146
178 Stuart Mill (J.), op.cit. p.166
179 Stuart Mill (J.), op.cit. p.170
180 Stuart Mill (J.), op.cit. p.172
181 Ibid
182 Orazi (F.), op.cit. p.121
61
certain pour la société car « la somme de
facultés intellectuelles dont l'humanité pourrait disposer pour
des services supérieurs »183 serait doublée. Il
faudrait de surcroît prendre en compte « la nécessité
dans laquelle se trouveraient les hommes de mériter leur
supériorité sur les femmes avant de pouvoir l'obtenir
»184 et qui amènerait un regain de compétition
bénéfique à la société. Pour Mill, la fin
des incapacités liées au sexe mènerait à « un
accroissement des ressources, tant sur le plan de l'intelligence que sur celui
de l'activité »185.
Un autre élément maintes fois avancé par
John Stuart Mill est celui de l'influence exercée par les femmes sur le
reste de la société. Quelle que soit la condition de la femme,
Mill considère que cette capacité d'influence existe. Lorsque la
femme est en situation d'infériorité, il considère que
cette influence s'exerce au détriment de la société. Tout
d'abord, la position de supériorité dont
bénéficient les hommes les incite à l'égoïsme,
au « culte de soi » et au « mépris des autres
»186. La femme, inférieure, est totalement
dépendante de son mari. La considération sociale qui lui est
accordée dépend entièrement de lui ce qui peut amener la
femme à tenter d'influencer son mari dans un but purement
intéressé. Cela inciterait, selon Mill, à la «
médiocrité de la respectabilité »187. De
par son éducation, elle est incitée à ne prendre en compte
que ses intérêts propres et ceux de sa famille. La femme,
inférieure et souvent moins éduquée, a donc pour Mill une
influence négative sur son mari. Selon lui, « toute association qui
ne s'améliore pas se détériore »188. Sa
liberté étant niée, la femme est tentée d'exercer
un pouvoir, une influence corruptrice sur les personnes qui l'entourent, ceci
étant son seul moyen d'atteindre ses objectifs.
Pour toutes ces raisons, Mill considère que « la
régénération morale de l'humanité ne commencera
vraiment que lorsque la plus fondamentale des relations sociales sera soumise
à une règle de justice et d'égalité
»189. Mais ce n'est pas uniquement dans le mariage que
l'influence s'en trouvera modifiée. John Stuart Mill considère en
effet que l'opinion des femmes aurait « une influence plus
bénéfique »190 qu'auparavant. Nous l'avons vu,
l'accès à l'éducation, à la sphère publique,
aux hautes fonctions, .. les amèneraient à étendre leurs
vues morales et à être sensibilisées à
l'intérêt public et à la « vertu civique ». Du
fait de l'entrée progressive des femmes dans la sphère publique,
Mill considère que des valeurs bénéfiques à la
société telles que « l'aversion pour la
183 Stuart Mill (J.), op.cit. p.145
184 Stuart Mill (J.), op.cit. p.147
185 Stuart Mill (J.), op.cit. p.164
186 Stuart Mill (J.), op.cit. p.141
187 Stuart Mill (J.), op.cit. p.157
188 Stuart Mill (J.), op.cit. p.161
189 Stuart Mill (J.), op.cit. p.164
190 Stuart Mill (J.), op.cit. p.147
guerre et le goût de la philanthropie
»191 ont trouvé un nouvel écho. Pour John Stuart
Mill, il est évident que l'émancipation sociale et politique des
femmes aurait une utilité remarquable « dans la formation de
l'opinion générale »192.
Conclusion du titre troisième
L'étude de la philosophie morale
développée par John Stuart Mill nous permet de saisir toutes les
références y étant faites dans son essai féministe.
Ici encore, l'auteur démontre à quel point la théorie
intellectuelle féministe qu'il a développé est liée
de manière parfaitement logique aux autres thèses qui composent
son oeuvre.
CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE
Après avoir décrit la théorie
féministe millienne, nous l'avons remise en perspective vis-à-vis
des thèses principales de son oeuvre ayant eu une influence visible sur
l'essai De l'assujettissement. Il était aisé de trouver
des connexions entre certaines de ses idées les plus chères et sa
façon d'aborder la question de la condition féminine. Par
conséquent, le féminisme millien ne peut être
considéré comme une simple curiosité voire comme une
anomalie au sein de son parcours intellectuel. N'en déplaise à
ses détracteurs, l'auteur s'efforce à chaque page de fonder en
raison son argumentation. Toutefois, ce serait manquer d'honnêteté
que de dire que son féminisme fût uniquement le résultat de
ses idées intellectuelles puisqu'il fut aussi le fruit de ses
échanges intellectuels, un en particulier. Ainsi, après avoir
étudié plus longuement les diverses théories milliennes,
nous allons nous attarder sur ce qui, selon lui, doit suivre après
l'élaboration d'une théorie : sa mise en oeuvre et son adaptation
à la réalité.
62
191 Stuart Mill (J.), op.cit. p.151
192 Stuart Mill (J.), op.cit. p.153
63
TROISIEME PARTIE : L'activisme influencé de John
Stuart Mill
Au-delà de la réflexion théorique aboutie
de John Stuart Mill sur la question de la condition féminine, il importe
de souligner son engagement actif pour son amélioration. Le penseur
revendique avoir toujours été favorable à
l'égalité entre les hommes et les femmes. Mais cela suffit-il
à expliquer l'importance que prit cette cause dans sa vie et dans son
oeuvre ? Différentes raisons l'amenèrent à cet engagement,
en particulier sa relation intellectuelle avec celle qui deviendra ensuite son
épouse : Harriet Taylor Mill (Titre premier).
La question du statut et des droits de la femme au sein de la
société anglaise fut une de ses préoccupations
principales, en particulier dans la seconde moitié de sa vie. Ainsi, il
se mobilisa et tenta de mettre sa notoriété et ses
possibilités d'action au profit de cette cause. Il oeuvra de diverses
façons : très tôt, par ses écrits, dans la
société (Titre deuxième) puis, plus tard, au sein de la
sphère politique (Titre troisième).
64
Titre premier : Un activisme induit par Harriet Taylor
Mill
L'ampleur de l'influence d'Harriet Taylor sur
l'idéologie de John Stuart Mill a longtemps été
niée avant d'être questionnée. Parmi les lecteurs avertis
du philosophe, on trouve une pluralité de points de vue parmi lesquels,
à un extrême, celui niant l'influence et la participation
intellectuelle d'Harriet aux réflexions de Mill, et à un autre,
celui souhaitant voir Harriet reconnue coauteur de plusieurs oeuvres du
penseur. Ce débat a eu lieu maintes fois et il est peu probable que l'on
dispose un jour d'éléments suffisants pour parvenir de
manière certaine à une unique thèse. Mais
commençons par nous intéresser à l'avis du philosophe,
exprimé dans son Autobiographie193.
A ceux qui pensent que Mill serait devenu favorable à
l'égalité entre les hommes et les femmes au contact d'Harriet
Taylor, il répond que « ce n'est pas du tout le cas
»194. Il soutient, au contraire, que cette opinion est le fruit
d'une réflexion rationnelle de sa part. Il émet encore
l'hypothèse que ses idées sur la condition féminine
seraient « la cause première de l'intérêt »195
qu'Harriet Taylor lui porta. Toutefois, il est difficile de penser qu'ils ne se
sont pas mutuellement influencés. En effet, on retrouve dans leurs
écrits des idées analogues mais aussi, chez John Stuart Mill, de
nombreux hommages à la contribution intellectuelle de son épouse
dans son oeuvre.
Mill adopte ainsi une position en un sens contradictoire. S'il
reconnaît le rôle important de son épouse dans son oeuvre ;
il conteste, en revanche, la thèse selon laquelle elle l'aurait
influencé sur la question de l'égalité entre les hommes et
les femmes. Bien qu'il ne soit pas possible de le quantifier, nous pouvons
affirmer que les deux époux ont été influencés
à la fois par la nature de leur relation (Chapitre 1) mais aussi par les
thèses et convictions qu'ils partageaient et discutaient ensemble
(Chapitre 2).
Chapitre 1 : Une influence induite par la nature de
leur relation
Il convient évidemment de s'attarder sur la relation
qu'ont entretenu John Stuart Mill et Harriet Taylor et qui, en raison de leur
situation personnelle, familiale ou encore sociale, apparaît peu commune
à cette époque. Leur relation fût tout d'abord rendue
complexe par la situation personnelle d'Harriet Taylor (Section 1) mais acquis
également son originalité du caractère
193 Stuart Mill (J.), Autobiography, op.cit.
194 Stuart Mill (J.), op.cit. p.147
195 Ibid
65
intellectuel de leur relation (Section 2).
Section 1 : Une amitié entretenue à l'ombre du
mariage d'Harriet Taylor
Lorsque John Stuart Mill et Harriet Taylor se rencontrent pour
la première fois, en 1830, cette dernière est mariée et a
deux enfants. Rappelons qu'au XIXe siècle, le règne de la reine
Victoria marque l'apogée du puritanisme dans la société
anglaise. Il n'est aucunement permis pour une femme, d'entretenir une relation
amoureuse extra-conjugale ou d'obtenir le divorce. Les moeurs et la loi
s'accordent pour en faire un interdit absolu. Harriet Taylor et John Stuart
Mill s'engagent malgré tout dans une relation de plus en plus intime. De
fait, Harriet vivait séparée de son époux et Mill et elle
se voyaient régulièrement. L'auteur évoqua d'ailleurs dans
son Autobiographie ce qu'il appelait « des relations de vive
affection »196.
Ce qui nous intéresse ici n'est pas la
réalité des rapports qu'ils entretenaient à cette
période, c'est-à-dire avant le décès de John Taylor
(époux d'Harriet), mais les conséquences que cette relation a pu
avoir, sur leurs idées, mais aussi sur leur entourage, familial ou
amical. De façon rétroactive, et étant donné,
notamment, leur mariage en 1851, il semble évident que l'un et l'autre
éprouvaient des sentiments amoureux. Ils n'ont pu, dès lors,
rester insensibles à l'impossibilité pour eux d'entretenir une
relation au grand jour. Cette spécificité de leur relation a eu
un impact sur leur vie, et sur leurs opinions.
Les deux intéressés partagent la même
opinion sur le divorce. Nous l'avons déjà évoqué,
John Stuart Mill y est favorable et l'exprime dans divers écrits. De la
même façon, dès 1832, dans Du
mariage197, Harriet Taylor est amenée à se
demander si « le meilleur remède ne serait pas le divorce auquel
chacun aurait véritablement droit sans avoir à fournir aucune
espèce de justification »198. Au-delà des
opinions libérales qu'ils défendaient tous deux, il est difficile
de croire que leur situation personnelle n'ait pas, au moins en partie,
façonné cette conviction ou expliqué que Mill
évoque publiquement la question dans ses écrits.
La situation d'Harriet Taylor en particulier ne pouvait que
sensibiliser John Stuart Mill à la cause des femmes, ayant devant lui un
exemple des restrictions qui leur étaient imposées. Ainsi,
Harriet Taylor n'avait aucune véritable liberté de
décision et d'action concernant son mariage et sa
196 Stuart Mill (J.), op.cit. p.136
197 Taylor Mill (H.), « Du mariage », 1832 in John
Stuart Mill et Harriet Taylor : Écrits sur l'égalité des
sexes p.81
198 Taylor Mill (H.), op.cit. in Écrits p.83
66
relation avec Mill. Comme elle l'écrit dans son
journal, [traduction] « je ne peux pas risquer le scandale pour
mes enfants ou mettre en danger sa carrière »199.
En effet, une séparation officielle ou un divorce (si
tant est qu'il fût accepté) aurait jeté l'opprobre sur eux
et risqué de priver Harriet Taylor de la garde de ses enfants voire de
son seul droit de visite. Comme nous l'avons vu précédemment, les
femmes disposaient de très peu de droits et de protection juridique dans
l'Angleterre du XIXe siècle. John Stuart Mill, issu d'un milieu
intellectuel reconnu et lui-même auteur renommé en devenir, aurait
également été touché par le scandale, encore plus
que ce ne fût le cas. Dès lors, la situation personnelle d'Harriet
et la complexité de sa relation avec Mill, induite par les moeurs de
l'époque, ne pouvaient qu'inciter les deux à se tourner davantage
encore vers la défense de la cause féminine.
Malgré les concessions de chacun des membres
concernés, y compris de l'époux d'Harriet, John Taylor ; Mill et
Harriet Taylor connurent des déconvenues. Leurs rapports ambiguës
furent l'objet de l'attention et de la critique y compris dans leur cercle
social. John Taylor décéda en 1849, Harriet Taylor et Mill se
marièrent en 1851. Ils subirent une fois encore la critique de leurs
proches200 pour cette union considérée trop
hâtive pour les moeurs de l'époque. Déjà en 1831,
Harriet Taylor affirmait l'importance de la vertu qu'est la tolérance.
On retrouve cette idée dans son journal intime par exemple, où
elle écrit que [traduction]201 « la pratique de
la tolérance est le coeur d'une vie morale ». Elle entretient
déjà, à ce moment, une relation étroite avec John
Stuart Mill et l'on peut penser que l'évolution de leur situation n'a
fait qu'accroître sa certitude sur la question de la tolérance.
De la même façon, John Stuart Mill évoque
dans De la liberté son mépris pour le respect
systématique et irréfléchi de la coutume, des moeurs ainsi
que pour le pouvoir croissant et accablant de l'opinion publique. Il
dénonce notamment cette « tyrannie de la majorité » qui
s'infiltre jusque dans la sphère privée. De la liberté est
publié en 1859 alors que le couple a subi cette période de
critiques et de désaveux. Ici encore, il est donc possible de faire un
parallèle entre la situation personnelle de l'auteur et l'influence
qu'elle a pu avoir sur son opinion.
Comme le prouvent, par exemple, les écrits
échangés par les époux sur le mariage, ceux-ci avaient
pour habitude de partager leurs opinions et d'en débattre au quotidien.
C'est sur cette spécificité que nous allons désormais nous
pencher.
199 Jacobs (J.E.), « The Voice of Harriet Taylor Mill
», Indiana University Press, 2002 p.30
200 Orazi (F.), op.cit. p.24 - Introduction
201 Jacobs (J.E.), op.cit. p.16
67
Section 2 : Une relation caractérisée par la
vigueur de leurs échanges intellectuels
Dès leur rencontre et tout au long de leur relation,
Harriet Taylor et John Stuart Mill n'auront de cesse d'échanger et de
débattre de leurs opinions sur divers sujets. Ainsi, en avril 1831,
quelques mois après leur rencontre, Harriet se réjouissait de ces
discussions : [traduction] « quelle joie de pouvoir se retirer
quelques temps dans la conversation adulte quand Mr. Mill arrive pour discuter
d'idées »202.
La relation qu'entretenaient les deux individus a, dès
le début, été intellectuelle. Tous deux issus d'un milieu
éduqué, leurs opinions sur l'économie, la politique ou
encore la morale prenaient une place importante dans leur vie et dans leur
couple. Cela ressort à la fois de leurs témoignages, de leur
correspondance et de leurs écrits. Sur la question du mariage, par
exemple, John Stuart Mill semble avoir un idéal influencé par son
histoire personnelle. Dans De l'assujettissement, il décrit le
« mariage idéal »203 comme celui « de deux
personnes cultivées, partageant les mêmes opinions et poursuivant
les mêmes buts »204 et dont « les talents et les
capacités sont semblables »205.
Le mariage idéal resterait donc une exception dans
l'Angleterre du XIXe siècle. Le mariage y était en effet la norme
tandis que l'éducation, elle, était majoritairement
réservée aux enfants de familles favorisées.
L'éducation élémentaire obligatoire jusque 10 ans, par
exemple, n'est instaurée qu'en 1870 par la loi Forster. De plus, on peut
douter du fait même que cette vision du mariage idéal soit
réellement celle de John Stuart Mill et d'Harriet Taylor. Cette
dernière est d'ailleurs tout à fait consciente à la fois
de leurs idées communes et de leurs divergences d'opinions. Elle
écrit dans son journal en juin 1831 : [traduction] « Lui
et moi avons de nombreuses convictions en commun »206 mais il y a
malgré tout, selon elle, des points [traduction] «
où nous différons »207.
Quelle que soit la mesure de ces divergences, il est certain
que la dimension intellectuelle de leur relation les a amenés à
s'influencer mutuellement et à adopter des vues similaires sur certains
sujets. Ainsi, sur la question des différences entre individus, par
exemple, nous verrons que les époux adhèrent aux mêmes
thèses.
202 Jacobs (J.E.), op.cit. p.15
203 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.163
204 Ibid
205 Ibid
206 Jacobs (J.E.), op.cit. p.17
207 Ibid
68
Chapitre 2 : L'influence intellectuelle existant entre
Harriet Taylor et John Stuart Mill
Dans une lettre de novembre 1848, John Stuart Mill
élevait son épouse au rang d' « inspiratrice de toutes [ses]
meilleures pensées, [de] guide de toute [ses] actions
»208. Il reconnaît lui même qu'il l'a
inspiré et a donc eu une incidence sur ses idées. Les deux
composantes évoquées dans cette lettre par Mill se retrouvent
tant dans l'oeuvre que dans la vie de l'auteur. Ainsi, on peut à juste
titre affirmer le rôle qu'Harriet Taylor eût dans la pensée
de son mari (Section 1) mais aussi dans sa résolution à agir pour
défendre ses idées (Section 2).
Section 1 : L'influence d'Harriet Taylor sur la pensée
millienne
Celle-ci a eu une influence sur une grande partie des
écrits de Mill, de façon plus ou moins marquée. Ainsi, par
exemple, ils défendent des idées semblables concernant le
conformisme et la tendance des masses à la médiocrité.
Dans son Essai sur la tolérance209
rédigé en 1832, Harriet Taylor soutient l'idée que
[traduction] « l'esprit de conformité »210
mène à l'intolérance et donc au déni de toute
caractère individuel. Elle y décrit l'opinion publique comme
[traduction] « une association des nombreux esprits faibles
contre les quelques esprits forts »211. Cette description du
conformisme et de la tyrannie de l'opinion publique au détriment de
l'individualité n'est pas sans rappeler les développements de
Mill sur le même sujet dans son essai sur la liberté publié
en 1859.
Et pour cause, selon John Stuart Mill, cet ouvrage est le
fruit d'une collaboration entre Harriet Taylor et lui. En effet, tous deux
atteints de la tuberculose, ils décident, à la suite de leur
mariage, d'établir ensemble « les trames de De la
liberté, Considérations sur le gouvernement
représentatif et L'asservissement des femmes
»212.
De la même façon, un texte semble-t-il
rédigé par Harriet Taylor, L'affranchissement des
femmes, est publié en 1851 dans la Westminster Review. On
y trouve plusieurs développements quasi-identiques à ceux de Mill
dans De l'assujettissement. Elle s'attarde ainsi sur le « frein
qu'est la
208 Stuart Mill (J.), op.cit. p.188
209 Hayek (F.A.), « John Stuart Mill and Harriet
Taylor, Their Correspondence and Subsequent Marriage », The
University of Chicago Press, 1951 - An early essay by Harriet Taylor p.275
210 Ibid
211 Hayek (F.A.), op.cit. p.276
212 Lejeune, Françoise, "John Stuart Mill, un
féministe sous influence", Ces Hommes qui épousèrent
la cause des femmes (Martine Monacelli et Michel Prum eds) (2010) p.12
69
coutume »213, sur les exemples historiques des
talents des femmes pour « la fonction régalienne
»214, et cætera. Mill reconnaît lui-même
l'influence qu'eût son épouse sur sa compréhension de
l'importance de la question féminine au sein de la
société. Ainsi, dans son Autobiographie, il affirme que
c'est grâce à elle qu'il a réalisé « la
façon dont les conséquences de la position
d'infériorité des femmes s'enchevêtrent avec tous les maux
de la société actuelle et toutes les difficultés qui font
obstacle au progrès de l'humanité »215. La
liaison qu'il fait entre l'utilitarisme, le progrès notamment moral de
la société et l'amélioration de la condition
féminine n'aurait peut-être pas existé sans Harriet Taylor.
Or, ce thème est l'objet d'un chapitre complet de De
l'assujettissement.
John Stuart Mill précise également que
l'idée de la rédaction d'un essai sur la condition des femmes lui
a été suggérée par sa belle-fille, Helen
Taylor216. Son entourage, et en particulier Harriet Taylor a donc
joué un véritable rôle dans l'engagement progressif de Mill
en faveur de l'amélioration de la condition féminine.
Section 2 : L'influence d'Harriet Taylor dans l'engagement de
John Stuart Mill
John Stuart Mill a une idée assez précise de ce
qui, d'une part, relève des qualités féminines, et de
l'autre, des qualités masculines. Sans se prononcer sur les causes,
naturelles ou non, de ces différences ; Mill développe la
théorie selon laquelle les femmes auraient davantage « le sens de
la pratique », un « esprit intuitif »217, et
cætera. Cette compétence pratique s'opposerait à la
compétence théorique, plus fréquemment l'apanage des
hommes selon le penseur. Il fait ici encore un parallèle manifeste avec
son expérience personnelle lorsqu'il ajoute que « pour un homme de
théorie et de spéculation [...] rien ne peut avoir plus grande
valeur que de continuer ses spéculations avec l'aide et sous la critique
d'une femme véritablement supérieure »218.
La conviction de John Stuart Mill serait donc que l'homme et
la femme sont complémentaires d'un point de vue intellectuel, chacun
palliant les défauts de l'autre. « L'esprit féminin
contribue donc à rapprocher de la réalité les
spéculations des hommes et, réciproquement, l'esprit masculin
contribue à élargir le champ de la pensée féminine
»219. Ici encore, Mill semble
213 Taylor Mill (H.), « Enfranchisement of women »,
Westminster Review, 1851 in John Stuart Mill et Harriet Taylor :
Écrits sur l'égalité des sexes p.144
214 Taylor Mill (H.), op.cit. p.148
215 Stuart Mill (J.), « Autobiography »,
op.cit. p.147
216 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.202
217 Stuart Mill( J.), op.cit. p.107
218 Stuart Mill( J.), op.cit. p.109
219 Stuart Mill( J.), op.cit. p.110
décrire les qualités masculines et
féminines et les rapports intellectuels des deux sexes en se
référant au fonctionnement propre à son couple et aux
qualités qu'il attribue à Harriet et à lui-même.
La critique d'Harriet Taylor quant au manque de pragmatisme de
John Stuart Mill est bien réelle. En avril 1831, elle exprime dans son
journal sa frustration à la vue de Mill qui [traduction] «
au lieu de mener la révolution [...] se contente d'y
réfléchir »220. En demeurant contemplatif,
Harriet considère que Mill [traduction] « vise trop bas
»221. Dès lors, malgré la vision qu'il a de la
répartition des qualités pratiques et théoriques parmi les
sexes, il va s'atteler à ancrer davantage ses idées dans la
réalité et à les mettre en pratique. Si l'on s'en tient
à sa vision toutefois, c'est Harriet qui est la raison de ce changement
et lui permet de faire preuve de plus de pragmatisme.
Conclusion du titre premier
Des éléments étudiés ressort ce
que Mill reconnaissait lui-même par écrit : l'influence de son
amie puis épouse sur sa pensée mais également sur sa prise
de parole et son action grandissante pour la cause féminine. Une fois
encore, la question n'est pas de déterminer avec exactitude quelle
fût la mesure de l'influence d'Harriet Taylor sur John Stuart Mill. Il
convient simplement de souligner son rôle, reconnu par Mill et que l'on
ne peut contester à la lecture des écrits des deux
protagonistes.
Comme nous venons de le souligner, l'influence d'Harriet
Taylor sur John Stuart Mill eu une incidence sur son intérêt pour
l'égalité entre les hommes et les femmes, d'une part, mais
également sur la résolution de Mill à s'engager, de
façon pratique, pour défendre la cause des femmes.
70
220 Jacobs (J.E), op.cit. p.15
221 Ibid
71
Titre deuxième : Un défense pragmatique,
l'utilisation de la presse écrite
A la suite de sa rencontre avec Harriet Taylor, John Stuart
Mill va s'engager en faveur d'une amélioration de la condition
féminine, notamment aux côtés de sa future épouse,
Harriet Taylor. Dans ce que l'on peut qualifier de seconde partie de sa vie, et
sous l'influence de cette dernière, Mill va s'engager de plus en plus
pour cette cause et ce, à travers la presse écrite. En effet,
après avoir obtenu une éducation brillante, celui-ci va
très rapidement rédiger des articles destinés à
être publiés dans les journaux. Ainsi, l'on note des publications
dans divers journaux dès ses 16-17 ans222. On recense ainsi,
au cours de sa longue vie intellectuelle et publique, des articles de sa main
dans plus de vingt-sept journaux différents223.
Ces publications brèves et régulières
étaient avant tout un moyen pour l'auteur d'atteindre une audience plus
large et diverse qu'à travers ses divers essais. Au XIXe siècle,
la presse écrite était assurément le mode de diffusion des
informations et des idées le plus efficace. John Stuart Mill avait ainsi
l'occasion de faire connaître ses opinions sur des sujets très
variés et d'attirer l'attention de l'opinion publique sur des
thèmes spécifiques. Ainsi, cette action, bien qu'indirecte, ne
pouvait que produire des effets sur la société, en particulier
sur les catégories sociales éduquées et
politisées.
La presse écrite allait donc représenter un des
moyens privilégiés d'action de John Stuart Mill mais aussi de son
amie et future épouse Harriet Taylor. Nous avons eu l'occasion de nous
étendre sur la « communauté intellectuelle » qu'ils ont
formé de leur rencontre au décès d'Harriet Taylor en 1858.
Nous allons, ici encore, en donner une illustration puisque, parmi les articles
de presse visant à la défense des femmes, on trouve une
série d'articles rédigés par les deux auteurs dans le but
de dénoncer l'injustice des tribunaux envers les femmes (Chapitre 1).
John Stuart Mill va également s'adonner, seul cette fois, à
l'écriture de chroniques sur divers thèmes en rapport avec
l'infériorité des femmes (Chapitre 2).
Chapitre 1 : Une dénonciation commune de
l'injustice des tribunaux envers les femmes
Les articles de presse considérés comme l'oeuvre
conjointe d'Harriet Taylor et de John Stuart Mill sont une dizaine. Le nom
d'Harriet Taylor n'apparaissait pas dans la plupart d'entre eux, et pour
222 Stuart Mill (J.), Collected works, op.cit.
Newspaper Writings Part. I
223 Stuart Mill (J.), Collected works. Newspaper
Writings Part. IV. Appendix I, Newspapers for which Mill wrote
72
cause. Certains sont datés de 1847, époque
à laquelle Harriet était encore officiellement l'épouse de
son premier mari, John Taylor. Ces articles ont un objectif affiché :
celui de dénoncer la cruauté et l'injustice de certaines
décisions rendues par les tribunaux anglais en matière civile
comme pénale. Harriet Taylor et Mill étant deux «
féministes » convaincus et la loi anglaise étant très
peu favorable aux femmes ; il n'est pas étonnant de trouver parmi ces
publications plusieurs relatives au sort des femmes. L'on peut identifier
plusieurs thèmes dont celui déjà abordé de la garde
des enfants (Section 1) mais aussi un sujet nouveau (que nous avons jusqu'ici
très peu abordé dans notre étude) : celui des violences
conjugales voire du meurtre de l'épouse (Section 2).
Section 1 : La question de la garde des enfants
Ce sujet, nous l'avons déjà examiné
précédemment sous l'angle de l'absence de protection
accordée aux femmes par la loi anglaise. Nous le retrouvons ici
abordé d'une façon différente. En effet, il s'agit
d'articles de presse. Ceux-ci sont donc succincts et nécessitent
d'accrocher l'attention du lecteur. Chaque article de cette série va
consister en la description d'une affaire juridique, ayant déjà
été relayée dans la presse ou non, et ayant retenu leur
attention par son caractère injuste ou cruel.
La question des droits des femmes sur leurs enfants est
traitée de façon originale à travers deux
éditoriaux du Morning Chronicle parus en 1846. Le premier,
publié le 28 octobre, revient sur « le suicide de Sarah Brown
»224. Cette jeune femme âgée de dix-neuf ans
s'était noyée, apparemment par désespoir d'avoir
été privée de son enfant, enlevé par son
père de façon illégale (les deux parents n'étant
pas mariés, le père présumé n'a aucun droit
légal sur l'enfant illégitime). Les deux auteurs se saisissent de
l'affaire pour en évoquer une autre, récente et similaire, dans
laquelle la question de la garde de l'enfant était allée devant
un magistrat. Ce dernier avait alors décidé d'accorder une garde
« partagée » aux parents, chacun ayant l'enfant un mois
complet et ce de façon alternative. Selon Mill et Taylor, cette
décision était non seulement contraire à la loi mais aussi
injuste car elle privait la mère de son fils pour la moitié du
temps. Cette moitié était injustement accordée à
son père supposé, alors même qu'il avait «
déserté ».
L'article se penche ensuite sur les dispositions
légales relatives à la garde des enfants de deux parents
mariés. Les auteurs font alors un constat critique de la loi
biaisée en faveur des hommes et peu protectrice envers les femmes. Ils
reviennent notamment sur les évolutions
224 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings
Part. III n°318
73
législatives dans le sens d'une amélioration
telles que la loi Talfourd (évoquée en première partie de
notre étude).
L'article défend l'idée que, pour
prétendre à des droits sur l'enfant, le père doit avant
tout se rendre [traduction] « responsable légalement des
obligations qui, d'après la nature même de l'affaire, incombent
moralement à la condition parentale »225. S'il n'est pas
marié à la mère de l'enfant et a fui ses obligations de
père, il n'y aurait pas de justification à ce que les tribunaux
lui accordent et qui, par ailleurs, est contraire à la
législation. L'éditorial se termine par une remise en question
globale de la condition assignée aux femmes par la loi et de leur
traitement devant la justice. Nous voyons ainsi comment, à partir d'un
cas précis, John Stuart Mill et Harriet Taylor s'emploient à
sensibiliser l'opinion publique à la cause féminine.
Un second éditorial consacré au même
thème paraît le 29 décembre. Il décrit « le cas
de la famille North »226. A la suite du décès du
lieutenant North, son épouse était entrée en conflit avec
sa belle-mère et sa belle-soeur quant à la garde de ses quatre
enfants. Les enfants avaient été confiés à un
membre de la famille paternelle. Les tribunaux décidèrent de
laisser temporairement les enfants à la garde de la famille paternelle,
accordant à la mère un simple « droit de visite » de
deux heures journalières, en la présence d'autres personnes. Les
deux penseurs manifestent dans cet article leur incompréhension face
à ce refus du magistrat d'accorder la garde de ses enfants à la
mère, alors même qu'il s'agit du seul parent encore vivant. Cette
décision est donc, selon eux, contraire [traduction] « au
lien le plus fort de la nature »227.
La question de la garde des enfants est ainsi posée
d'une façon plus pragmatique par Harriet Taylor et John Stuart Mill. Il
est fait usage d'exemples individuels afin de permettre au lecteur de
s'imaginer plus aisément l'ampleur des conséquences de la loi et
de la justice sur les femmes mais aussi sur l'unité familiale
entière. Les thèmes abordés ne peuvent être
identiques qu'il s'agisse d'un essai ou d'un article de presse. Les questions
théoriques ou scientifiques ne sont pas les plus enclines à
sensibiliser le lecteur à la nécessité d'améliorer
la condition des femmes dans la société. Au contraire, il faut
évoquer des situations plus quotidiennes, concrètes, faisant
appel aux sentiments du lecteur et dans lesquelles il peut se
reconnaître. Cela explique pourquoi un second thème abordé
par Mill et Taylor est celui des violences et abus commis au sein du mariage,
sujet tout à fait ancré dans la réalité.
225 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings
Part. III n°318
226 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings
Part. III n°350
227 Ibid.
74
Section 2 : La question des violences conjugales
Précisons tout d'abord que ce sujet est très peu
développé dans De l'assujettissement. John Stuart Mill y
fait bien référence à des abus de pouvoir de
l'époux envers son épouse, en particulier, selon lui, chez les
individus les plus rustres et les plus bas. Toutefois, il s'attarde peu sur la
question. Il considère encore que la loi et la justice doivent
être mises au service d'une meilleure protection de la femme
mariée contre les abus de son époux, mais sans jamais entrer dans
des développements plus concrets ou détaillés.
L'occasion d'exprimer davantage son opinion sur le sujet lui
est donnée par la presse écrite. Ainsi, dans la série
d'articles sur la cruauté et l'injustice, oeuvre de Mill et d'Harriet
Taylor, deux sont consacrés à cette question. Le 29 mars 1850, un
premier éditorial est publié sur « le cas de Susan Moir
»228. Une femme, battue par son mari et laissée sans
aide ni soin par ce dernier, décède des suites de ses blessures.
Les deux auteurs dénoncent le verdict du jury qui a qualifié
l'acte d'homicide involontaire et non de meurtre. Bien que cela n'ait pas
empêché la justice d'intenter un procès pour
[traduction] « l'infraction capitale »229
c'est-à-dire pour meurtre ; les deux auteurs sont scandalisés de
la décision du jury. Ils notent, surtout, qu'une telle décision
n'aurait jamais été prise concernant une femme ayant battu une
personne à mort. Ainsi, est cité l'exemple d'une femme
condamnée à la pendaison pour des faits similaires, Madame
Brownrigg. Cette affaire particulière permet donc aux deux penseurs de
mettre en évidence ce qu'ils dénoncent dans leurs autres
écrits : les traitements différenciés auxquels sont
confrontées les femmes, du seul fait de leur sexe.
Le 28 août 1851, Harriet Taylor et John Stuart Mill
(désormais unis par le mariage) sont à nouveau amenés
à écrire sur ce thème. Dans cet article sur les meurtres
d'épouses, les époux développent une critique
générale de l'impunité dont fait preuve la justice
anglaise à l'égard des maris violents voire meurtriers. Ils font
ainsi état de plusieurs affaires au lieu de se tenir à un cas
individuel pour le développer. Le cadre est donc davantage
général mais c'est toujours l'institution judiciaire et non la
législation qui est visée par la critique. C'est l'application de
la loi par les tribunaux qui est dénoncée e non la loi
pénale en elle-même puisque celle-ci permettrait une condamnation
plus sévère des époux. Un mari ayant battu sa femme
jusqu'à ce que mort s'ensuive est par exemple condamné à
six mois de prison. Dans un autre cas similaire, l'homme est condamné
à la déportation à vie.
228 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings
Part. IV n°393
229 Ibid
75
Les deux auteurs mettent notamment en avant l'idée que
c'est précisément le lien qui unit les époux,
supposé être un lien de protection du mari envers sa femme, qui
« justifie » presque, en tout cas incite les tribunaux à
l'indulgence en cas de meurtre. Tout se passe comme si la protection due du
fait du mariage conférait au mari [traduction] « un permis
de tuer »230. En l'absence de sévérité de
la justice, les époux concluent à une nécessaire
intervention de la loi afin de faire cesser ce phénomène
d'ampleur. Selon eux, la loi devrait punir encore plus sévèrement
la violence et le meurtre au sein du mariage car ils viennent en violation, non
seulement de la loi, mais aussi de promesses solennelles prises à
l'occasion du mariage. Les femmes sont ainsi désignées comme
faibles et souvent incapables de se défendre et sont comparées
aux enfants.
Telles sont les revendications énoncées par
Harriet Taylor et John Stuart Mill dans leurs écrits conjoints. En fait,
Mill révèle dans son Autobiographie : [traduction]
« tous mes articles de journaux sur des sujets similaires [...] sont
une production commune avec ma femme »231. Toutefois, tous ces
articles ne sont pas expressément désignés comme tels par
l'auteur lui-même. Nous allons donc maintenant nous intéresser aux
opinions développées par l'auteur seul dans la presse
écrite.
Chapitre 2 : Les dénonciations « propres
» à John Stuart Mill
Les critiques effectuées par l'auteur, sans l'aide
avérée de son épouse, sont en réalité du
même ordre. On y retrouve des considérations très
pragmatiques relatives aux violences dans le mariage (Section 1) mais aussi des
questions précises qui trouvent leur place à la fois dans la
presse écrite et dans l'oeuvre intellectuelle de Mill (Section 2).
Section 1 : La poursuite de la dénonciation des violences
conjugales
A la période où John Stuart Mill et Harriet
Taylor rédigent deux éditoriaux communs sur le thème de la
brutalité dans le mariage, celui-ci rédige également un
article seul sur le sujet. Ainsi, le 31 mai 1850 paraît « The
law of assault »232 dans le Morning Chronicle.
Dans cet écrit, Mill reprend les divers constats et critiques
développés dans le cadre d'études de cas individuels. Le
texte se veut ici bref et percutant mais on observe malgré tout un
retour à une étude plus théorique et
générale du
230 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings
Part. IV n°400
231 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings
Part. IV n°400. Notes précédant l'article.
232 Stuart Mill (J.), « The law of assault »,
Morning Chronicle, 31 mai 1850 in John Stuart Mill et Harriet Taylor :
Écrits sur l'égalité des sexes p.125
76
phénomène. Mill le reconnaît
lui-même, ces éléments ont déjà
été abordés à travers le thème des «
agressions physiques individuelles ». Il s'agit ici de « faire part
[au lecteur] de certaines réflexions supplémentaires sur le
problème »233.
L'auteur revient par exemple sur la question de la
qualification des faits commis. Pour lui, le mari violent envers son
épouse devrait être jugé pour meurtre en cas de
décès de cette dernière, et non pour homicide
involontaire. Il cite, comme preuve, le célèbre juriste
Blackstone selon lequel « si un individu a l'intention de commettre un
forfait et tue sa victime involontairement, cet acte constitue un meurtre
»234. John Stuart Mill en appelle ainsi à l'idéal
de justice pour implorer, d'une certaine façon, les tribunaux à
se montrer plus sévères et à prendre des sanctions
exemplaires contre les époux tyranniques.
De plus, le philosophe décrit un mécanisme
important dans le fonctionnement efficace de la justice. A l'heure actuelle,
selon lui, les peines envers les époux seraient trop faibles. En effet,
même si celui-ci est par exemple condamné à un enfermement
temporaire ; rien n'est fait pour l'empêcher ensuite d'entrer en contact
avec son épouse. Au contraire, il est admis qu'il est rétabli
dans sa position de domination. Cela est, pour Mill, un frein à la
justice en raison des « conséquences dont les victimes feront
l'objet si elles se plaignent »235. Mill conclut par la
proposition d'une « petite loi » qui permettrait à
l'épouse, en cas de violences du fait du mari, d'être «
libérée de l'obligation de vivre avec son oppresseur
»236.
Quelques années plus tard, John Stuart Mill va, une
fois encore, d'exprimer son opinion sur la brutalité de l'époux
envers son épouse. Il le fait, cette fois, à propos d'une affaire
particulière dans laquelle un époux avait tenté
d'égorger sa femme. Dans une sorte de lettre ouverte, publiée le
8 novembre 1954 dans le Morning post, Mill s'insurge encore une fois
de la sanction minime appliquée au mari alors même que le fils
avait été témoin de la scène. L'on retrouve ici le
même argument que celui développé
précédemment. Les victimes ne sont pas protégées
par la justice, de sorte qu'elles finissent, par défiance, par
empêcher son bon fonctionnement.
Au-delà des thèmes développés
à maintes reprises dans la presse écrite, avec ou sans son
épouse ; John Stuart Mill va s'attacher à émettre des
critiques que l'on retrouvait déjà parfois dans
233 Ibid
234 Stuart Mill (J.), « The law of assault »,
op.cit. p.127
235 Stuart Mill (J.), « The law of assault »,
op.cit. p.129
236 Stuart Mill (J.), « The law of assault »,
op.cit. p.130
77
des écrits précédents ou que l'on retrouvera
dans des essais plus tardifs et plus développés.
Section 2 : Des critiques présentes dans les essais comme
dans les articles de John Stuart Mill
Une des questions pertinentes posées par Mill à
la fois dans la presse écrite et dans d'autres de ses écrits est
celle de la dissolution du mariage, autrement dit du divorce. Cette question,
il l'aborde dans un article « Stability of society
»237 paru le 17 août 1850 dans le journal
Leader. Nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet
déjà développé dans la première partie de
notre étude. Notons toutefois que cet éditorial a
été rédigé selon une approche particulière
consistant à démontrer que le droit au divorce des hommes comme
des femmes n'aurait aucune conséquence tragique sur la stabilité
des foyers et de la société en général.
Enfin, une autre problématique tout à fait
spéciale est traitée par John Stuart Mill dans De la
liberté mais également dans un article du Daily News
du 31 juillet 1858. Toujours sous forme de lettre ouverte, l'auteur
dénonce ici la procédure utilisée par les tribunaux pour
déclarer une personne atteinte de démence et la faire enfermer en
asile. Il fait ainsi la comparaison entre ce cas et celui d'un criminel. Ce
dernier a un droit de défense, et sa sentence devra être
prononcé par un jury. A l'inverse, la personne présumée
folle pourra être déclarée telle, sur demande de personnes
de son entourage et après avis de deux membres seulement du corps
médical ; et ce sans besoin de faire appel à un jury.
Pour Mill, cette différence de traitement est tout
à fait injuste et amène, en pratique, aux pires excès.
Cette procédure est d'ailleurs devenue, selon lui, [traduction]
« le moyen le plus facile de se débarrasser des épouses
réfractaires ou de les maîtriser »238. Le
même constat est présenté dans De la liberté
à propos des commissions « de lunatico
»239. Le philosophe y décrit le
phénomène consistant à faire déclarer une personne
démente afin de lui retirer ses droits, sa propriété, et
cætera ; sous prétexte que son comportement s'écarterait un
temps soit peu de la norme sociale. Or, ici encore selon Mill, ces accusations
visent « les hommes - et plus encore les femmes - »240.
Mill affiche le but de cet article dès le début
: attirer l'attention du public sur cette question. Il le conclut, une fois
n'est pas coutume, par la nécessité et l'urgence croissante de
voir ce problème
237 Stuart Mill (J.), « Stability of society
», Leader, 17 août 1850 in John Stuart Mill et Harriet
Taylor : Écrits sur l'égalité des sexes p.131
238 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings
Part. IV op.cit. n°407
239 Stuart Mill (J.), « De la liberté », op.cit.
p.166
240 Ibid
saisi par les « réformateurs »241 au
Parlement mais aussi en dehors.
Conclusion du titre deuxième
Au-delà des actions répétées de
John Stuart Mill dans la presse écrite afin de mobiliser l'opinion
publique et les pouvoirs publics ; l'auteur s'est engagé de façon
directe et pratique au sein d'associations. Nous allons le voir, cet activisme
s'est principalement concentré sur des questions politiques et non
propres à la vie quotidienne des femmes.
Cet engagement associatif peut principalement être
relié à la période de son engagement politique. Avec
l'aide de sa belle-fille et secrétaire Helen Taylor, John Stuart Mill
prend part aux activités d'une société en particulier, la
Société nationale pour le droit des femmes. Il écrit de
nombreuses lettre à des personnes de son cercle intellectuel et
politique afin de leur demander d'adhérer à cette
société242. Il officie même, à une
période, comme président de cette association243.
Cette société s'étend rapidement, dans un mouvement
croissant de défense des droits des femmes, d'abord à
l'Angleterre puis aux États-Unis244.
Cette société, dans laquelle John Stuart Mill a
joué un rôle essentiel, est considéré comme «
l'ancêtre » des associations à l'origine des mouvements
suffragistes et de l'obtention du droit de vote en 1918. Si son activisme est
le plus important dans le domaine politique, c'est que Mill considère
l'obtention des droits politiques essentielle au mouvement vers une
égalité entre les hommes et les femmes. Cette opinion est
partagée par son épouse, Harriet Taylor, qui considère que
« seule l'égalité politique mettrait les femmes au
même niveau à tous les égards »245.
78
241 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings
Part. IV op.cit. n°407
242 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.200
243 Lewis, Jone Johnson, "John Stuart Mill, Male Feminist."
ThoughtCo, Jun. 14, 2018,
thoughtco.com/john-stuart-mill-male-feminist-3530510
244 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings
Part. IV op.cit. n°418
245 Lettre d'Harriet Taylor à W.J. Fox, 10 mai 1848 in
« L'affranchissement des femmes » p.191
79
Titre troisième : Un activisme opiniâtre
dans le domaine politique
« Les femmes doivent avoir le droit de vote parce que
sinon elles ne sont pas les égales des hommes mais leurs
inférieures »246.
Dans Les droits des femmes, rédigé
à la fin des années 1840, John Stuart Mill et Harriet Taylor
défendent la fin de l'exclusion des femmes du droit de vote.
Déjà jeune, l'auteur défendait une opinion inverse
à celle de son père pour qui il n'était pas
nécessaire d'accorder le droit de suffrage aux femmes,
déjà représentées par leur père ou leur
mari. Dans la dernière période de sa vie, cette opinion va
prendre toujours plus d'importance au point qu'il se sente obligé de la
défendre et d'y consacrer davantage de temps. On peut ainsi trouver au
sein de plusieurs ouvrages des développements argumentés
dédiés à cette question (Chapitre 1). Mais son action ne
s'arrête pas à la théorie. Au contraire, sur ce
thème plus que tout autre, John Stuart Mill va faire preuve d'un
véritable militantisme et oeuvrer de façon très efficace
pour l'accès des femmes au droit de vote (Chapitre 2). La question de
l'accès des femmes à la sphère politique pose
également celle du droit d'éligibilité, autrement dit de
l'accès aux fonctions politiques telles que député.
Toutefois, cette question ayant été traitée presque
uniquement d'un point de vue théorique par Mill (et ayant fait l'objet
de précédents développements), nous choisissons de ne pas
l'évoquer ici.
Chapitre 1 : Une argumentation théorique en
faveur du suffrage féminin
La question est en réalité peu abordée au
sein de De l'assujettissement. Elle apparaît en début de
Chapitre III mais cède rapidement la place à celle des fonctions
politiques au sens de professions. John Stuart Mill ne prend pas
nécessairement le soin, dans son argumentaire, d'ordonner ses
idées et de faire ressortir les plus élémentaires. Qu'il
se place du point de vue de la femme ou de la société, Mill tente
avant tout de convaincre son lecteur ce qui explique peut-être en partie
la variété des arguments invoqués à l'appui de sa
position.
Le philosophe défend tout d'abord l'injustice que
constitue la privation de ce droit pour les femmes. Bien que celles-ci ne
puissent invoquer un préjudice direct et identifiable, Mill soutient
246 Orazi (F.), op.cit. p.111. « Les droits des femmes
», 1847. On ne connaît pas avec certitude l'auteur de ce texte :
John Stuart Mill ou Harriet Taylor. Il serait de la main du philosophe, avec
des corrections de la main de son épouse. Nous le classons donc dans la
catégorie des écrits communs.
80
que ce dernier existe. Pour lui, « personne ne fait de
telles lois pour les appliquer à soi même »247.
Aucun être humain n'accepterait de limiter sa propre liberté et
ses possibilités d'action, qu'il s'agisse d'une expectative ou non.
L'exclusion légale du vote subie par les femmes serait donc
précisément dû à leur absence du jeu politique.
Un deuxième argument avancé par Mill tient
à l'influence des femmes sur la société, et en premier
lieu sur leur cercle familial (époux, enfants, et cætera). Selon
lui, cette influence, bénéfique ou non, est toujours
substantielle. Ainsi, dans ses Considérations sur le gouvernement
représentatif, publiées en 1861, il défend
l'idée que l'accès à la sphère politique
permettrait aux femmes de réfléchir non plus en termes
d'intérêt personnel et familial, mais en faveur du « principe
public »248. Sensibilisées à des questions plus
larges et impliquant des intérêts en jeu bien plus vastes ; les
femmes auraient une influence, non plus nocive, mais bénéfique.
Pour Mill, il s'agirait d' « un grand progrès pour la situation
morale des femmes »249. La même thèse est
défendue dans Les droits des femmes où Mill emploie des
termes similaires : sens de l'intérêt public, intérêt
pour la chose publique, ... Tant les femmes que les hommes seraient donc
moralement meilleurs. L'accès au droit de vote, qui pour Mill
s'accompagne d'une véritable intégrité politique,
amènerait les hommes à attribuer plus de dignité et de
valeur aux femmes.
Un argument non moins fondamental est l'argument historique de
la marche constante vers le progrès à laquelle John Stuart Mill
croit fermement. Pour lui, le monde moderne est celui de la liberté, de
l'égalité de droit, du « règne de la justice
»250. Les interdictions légales, auparavant communes,
sont devenues l'exception et « l'on concède que la liberté
et l'admissibilité devraient l'emporter »251. Au sein
d'un tel processus, « l'incapacité de naissance
»252 dont héritent les femmes fait figure
d'incompréhensible injustice.
Cela est d'autant plus flagrant que, comme l'auteur le met en
évidence, l'évolution sociale des femmes vers
l'égalité a déjà débuté. Celles-ci
ont un meilleur accès à l'éducation, aux fonctions
prestigieuses, elles peuvent désormais « penser, écrire et
enseigner »253. Une partie d'entre elles est donc
indubitablement en mesure d'exercer un droit de vote et leur exclusion ne
semble plus trouver
247 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes »
p.105
248 Stuart Mill (J.), « Considerations on Representative
Government », Parker, Son and Bourn, 1861 p.479-481
249 Ibid
250 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes »
p.102
251 Ibid
252 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes »
p.103
253 Stuart Mill (J.), op.cit. p.479-481
81
de justification.
L'argument historique est doublé, chez John Stuart
Mill, d'un argument de politique nationale. En effet, l'Angleterre constitue
alors un régime politique libéral et très avancé
pour son temps. L'auteur considère donc que la position des
constitutionnalistes et des libéraux « se base sur des arguments
qui leur donnent tort face à ceux qu'ils voudraient eux-mêmes
exclure »254. Mill trouve incohérent le fait que des
hommes favorables à la liberté politique, à la
représentation, à l'égalité juridique veuillent par
ailleurs exclure les femmes de cette sphère.
Selon Mill, la question est avant tout celle de
l'utilité du vote. Il consiste, d'une part, à «
protéger les intérêts particuliers des électeurs
»255. Or, si chaque être humain a besoin d'une
protection, cela est d'autant plus vrai pour la femme. Or, n'étant pas
représentée, elle bénéficie d'une protection
critiquable à maints égards. Dans De l'assujettissement,
Mill compare la condition féminine à celle de l'esclave. Or,
selon lui, « nous savons quelle protection légale les esclaves
peuvent espérer des lois faites par leur maître !
»256. Il est donc absolument nécessaire que les femmes
puissent faire entendre leur voix.
D'un point de vue plus général, les questions
politiques se rapportent finalement au bien-être commun, au bonheur
général. Dès lors, tous les individus dans la
société y ont un intérêt, hommes comme femmes. L'un
comme l'autre doivent « se prémunir contre les mauvais
gouvernements »257 et avoir une voix afin que leurs intérêts
soient défendus et leurs revendications entendues.
Enfin, de façon plus pragmatique, John Stuart Mill
défend l'idée que les opinions politiques sont des opinions de
classe (sociale) et non de genre. Cet argument, davantage destiné
à rassurer le lecteur ou l'homme politique, est intéressant dans
la mesure où ce n'était pas nécessairement le cas. En
France, par exemple, le droit de vote a longtemps été
refusé aux femmes, notamment car celles-ci avaient des opinions, en
moyenne, plus conservatrices que les hommes. Leur accès au droit de vote
aurait donc pu avoir un véritable impact sur la vie politique
nationale.
La proposition de John Stuart Mill, nous allons le voir, est
tempérée par le fait que seules les femmes remplissant les
conditions légales alors imposées aux hommes devraient, selon
lui, accéder
254 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes »
p.107
255 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes »
p.111
256 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.100
257 Stuart Mill (J.), « Considerations on Representative
Government », op.cit. p.479-481
82
au suffrage258. Dès lors, les questions de
leur indépendance financière, de leur niveau d'éducation,
de leurs capacités intellectuelles ne devraient pas se poser davantage
que pour les hommes.
John Stuart Mill prend le temps, dans plusieurs essais, de
s'attarder sur cette question pourtant peu débattue à cette
époque. Les mouvements en faveur du droit de vote féminin sont
encore embryonnaires. Ils sont principalement l'oeuvre de femmes et,
malgré une certaine réception dans les milieux bourgeois et
éduqués, un crédit moindre leur est accordé dans la
société et dans la sphère politique. John Stuart Mill
lui-même déclarait, dans De l'assujettissement, que l'on
ne pouvait « attendre des femmes qu'elles se consacrent à
l'émancipation de leur sexe tant que des hommes, en nombre
considérable, ne seront pas prêts à se joindre à
elles dans cette entreprise »259. C'est
précisément cette alliance entre hommes et femmes en faveur du
droit de vote féminin qui allait peu à peu émerger dans la
société anglaise. En effet, comme le souligne Harriet Taylor dans
L'affranchissement des femmes260, en 1851
déjà, une pétition de femmes réclamant le droit de
vote avait pu être présentée à la Chambre des lords
grâce au comte de Carlisle261.
L'opinion de Mill sur la nécessaire intervention
masculine peut-il expliquer son engagement en faveur de cette cause ? Nous
allons pouvoir mesurer l'importance de l'activisme de Mill pour défendre
le droit de vote féminin, engagement qu'il considérait comme un
« devoir social et moral »262.
Chapitre 2 : Les actions de John Stuart Mill en faveur
du suffrage féminin durant son mandat
En 1856, le Comité pour la propriété des
femmes mariées présentait au Parlement une pétition visant
à obtenir, pour les femmes mariées, les mêmes droits de
propriété que ceux dont disposaient déjà les femmes
non-mariées263. Cette pétition obtient le soutien de
John Stuart Mill. Pourtant, à cette période, il n'est pas encore
député et cette pétition vise un autre droit que celui du
suffrage. Ce soutien, apporté par un auteur masculin de renom,
démontre la volonté de ce dernier d'agir au sein de la
sphère politique, de mettre sa notoriété au service de la
cause féminine dans son ensemble. Toutefois, nous nous focaliserons ici
sur ce qui fût son combat principal en politique : l'accès des
femmes au droit de suffrage dans les mêmes conditions que pour les
hommes.
258 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes »
p.106
259 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.138
260 Jeu de mot en anglais : enfranchisment désignant aussi
bien émancipation que droit de suffrage
261 Stuart Mill (J.), op.cit. p.197
262 Stuart Mill (J.), « Autobiography »,
op.cit. p.169
263 Comprendre la justice anglaise et américaine :
http://loiseaumoqueur.com/
83
John Stuart Mill s'impliqua dans les mouvements
féminins militant pour le droit de vote bien avant son élection
à la Chambre des communes. Fervent défenseur de
l'égalité hommes-femmes, il se tenait informé des
différents mouvements et groupes créés pour faire valoir
les droits des femmes. Il prenait également part, de façon active
s'il le fallait, au débat. Ainsi, en 1853, il adresse une lettre
à un membre du parti whig, lord Monteagle, en réponse à un
pamphlet « sur la représentation des minorités au Parlement
»264. Il y suggère, parmi les améliorations
à apporter à la loi en vigueur, l'accord du droit de vote aux
femmes répondant aux mêmes conditions que les hommes.
Plusieurs années après, John Stuart Mill allait
être appelé à se présenter aux élections
à la Chambre des communes. Or, si l'on se réfère aux
développements de Marie-Françoise Cachin265, Mill
accepta de se présenter à une seule condition qui était
d'inscrire le droit de vote des femmes parmi ses propositions266.
En 1865, John Stuart Mill est élu député
pour trois ans. La même année, la Kensington society,
groupe de discussion sur les droits des femmes, est créée. L'on
peut aisément imaginer que Mill avait connaissance de l'existence de ce
« club » et de ses activités puisque, parmi ses membres
influents, on retrouve Helen Taylor, fille de Harriet Taylor et belle-fille de
Mill. En 1866, les membres de la société décidèrent
de rédiger une pétition demandant l'accès au suffrage pour
les femmes, dans les mêmes conditions que pour les hommes. La
requête était le droit de suffrage pour [traduction]
« tous les propriétaires, sans distinction de sexe ».
Cette formulation avait notamment pour effet d'exclure de la requête les
femmes mariées qui, en vertu de la législation, n'étaient
pas propriétaires ; leurs biens étant juridiquement
considérés comme la propriété de leur époux.
John Stuart Mill, alors député, pris pour engagement de
présenter cette pétition au Parlement si celle-ci
réunissait au moins cent signatures en sa faveur. Elle parvint à
en réunir 1500.
Quelques mois après avoir présenté cette
pétition devant la Chambre des communes, en juin 1866, John Stuart Mill
allait être amené à agir à nouveau pour cette cause.
En 1867, il se saisit de l'occasion qui lui était donnée par la
présentation au Parlement d'un projet de réforme de la loi
électorale. Il propose alors un amendement visant à faire
remplacer, dans le texte de loi, le terme man par person. Le
20 mai 1867, il est le dernier à s'exprimer devant la Chambre avant le
vote du projet. Son discours, qui reprend notamment des éléments
de ses Considérations sur le
264 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.197
265 Cachin (M.F.), Postface de « L'affranchissement des
femmes ». Professeur émérite à l'université
Paris Diderot.
266 Stuart Mill (J.), op.cit. p.199
84
gouvernement représentatif, a pour but de
démontrer l'injustice de l'exclusion des femmes du droit de vote mais
également l'utilité qu'aurait leur accès au suffrage pour
la société. Cela explique que l'on y trouve des
développements similaires à ceux présents dans De
l'assujettissement267.
John Stuart Mill a recours à de nombreux arguments
déjà évoqués précédemment tels que :
le fait que la coutume défavorable aux femmes soit fondée sur des
sentiments et non en raison, l'élargissement des centres
d'intérêt et l'amélioration intellectuelle en cas
d'accès au suffrage, l'utilité de cette mesure du point de vue de
l'état moral de la société, des femmes comme des hommes,
et cætera.
Mais il avance également des éléments
nouveaux. Il argue par exemple qu' « un propriétaire ou un
locataire possède le même intérêt, qu'il soit de sexe
masculin ou féminin »268. De plus, les femmes
non-mariées sont amenées à payer l'impôt. Leur
refuser le droit de vote revient donc à violer l'un des « plus
vénérés et plus anciens préceptes » de
l'Angleterre : no taxation without representation. L'auteur avance
également la pétition de 1866 pour faire montre du souhait
réel des femmes d'obtenir le droit de suffrage.
Surtout, le but du plaidoyer de John Stuart Mill est ici de
convaincre une assemblée du bien-fondé de sa proposition. Il
adopte donc un discours et une stratégie sensiblement différents
de ceux que l'on peut trouver dans ses écrits classiques. Il fait ainsi
usage de l'ironie, voire du sarcasme : « si elles ne souhaitent pas se
marier sans le droit de vote, on les autorisera sûrement à le
conserver »269. Il se veut également rassurant et
évoque « un nombre limité de femmes » et « une
participation modérée », par le biais de «
représentants masculins »270 (cela signifiant que Mill
ne discute pas ici la question du droit à l'éligibilité)
et ceci uniquement pour les femmes « qui répondent aux
critères de propriété »271 alors
fixés pour les hommes.
Pour John Stuart Mill, la défense de cet amendement est
« le seul service public vraiment important »272 qu'il ait
accompli en tant que député. Celui-ci obtient 73 voix favorables
sur 269 votants. Malgré cette défaite apparente, Mill se
réjouit du nombre de votes favorables qui va bien au-delà de ses
espérances. En 1868, une nouvelle pétition pour le droit de
suffrage féminin est
267 Subjection of Women est publié pour la première
fois en 1869 mais été déjà rédigé en
1861.
268 Orazi (F.), op.cit. p.183 - L'octroi du droit de vote au
femmes
269 Orazi (F.), op.cit. p.195-196 - L'octroi du droit de vote au
femmes
270 Ibid
271 Ibid
272 Stuart Mill (J.), op.cit. p.200
85
lancée et récolte plus de 21000 signatures. Cela
démontre l'engouement, dans la société et notamment parmi
les femmes, pour cette question, suite au positionnement public de Mill en
faveur de cette cause. En 1867, la Kensington society devient la
Société nationale pour le suffrage des femmes, groupe suffragiste
engagé dans les activités militant notamment pour le droit de
vote des femmes.
Dans son Autobiographie, publiée en 1873, Mill
admet penser « que la question du suffrage féminin est dans une
situation bien meilleure depuis ce qui s'est passé au Parlement
»273 et que seules quelques années le séparent de
cette victoire. En réalité, les femmes devront patienter jusque
1918 pour obtenir le droit de vote, et 1928 pour que l'âge légal
pour voter soit abaissé au même niveau que pour les hommes.
Conclusion du titre troisième
Malgré ses implications diverses en faveur de la cause
des femmes, l'action de John Stuart Mill pour le suffrage féminin
fût, à l'évidence, la plus retentissante. En tant qu'auteur
reconnu, il bénéficiait d'ores et déjà d'un certain
crédit. Son entrée dans la sphère politique lui a permis
d'atteindre un nombre de personnes encore plus important. Cet engagement est
finalement en accord avec la doctrine utilitariste à laquelle il
adhère et qui vise à s'appliquer à tous les domaines de la
vie en société : politique, économique, juridique, moral,
et cætera.
CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE
L'activisme de John Stuart Mill peut être
considéré comme une conséquence de son éducation
utilitariste. Toutefois, nous avons pu démontrer
précédemment que sa vie personnelle a également eu un
impact considérable sur son engagement féministe. Il semble que
Mill ait toujours été favorable à l'égalité
entre les hommes et les femmes. Cependant, rien ne nous permet
d'acquérir la certitude que son action féministe aurait pris une
telle importance sans l'influence notamment de sa femme et plus tard de sa
belle-fille. Ainsi, nous pouvons affirmer que son féminisme n'est pas
une curiosité au sein de son parcours intellectuel et philosophique sans
toutefois diminuer l'influence qu'ont pu avoir les circonstances de la vie sur
ses idées.
273 John Stuart Mill à Charles Dilke, 28 mai 1870 in
« L'affranchissement des femmes » p.202
86
Son engagement demeure, à cette époque,
relativement exceptionnel. Les opinions féministes qu'il défend
commencent, certes, à se diffuser dans les milieux aisés et
éduqués ; mais la grande majorité de l'opinion publique y
reste hostile. En tant qu'auteur reconnu de sexe masculin, il a sans aucun
doute contribué de façon significative, par son oeuvre et son
activisme, à l'émancipation des femmes et à la diffusion
du mouvement pour l'égalité des sexes.
87
CONCLUSION DU MEMOIRE
Nous ne reviendrons pas, ici, sur les éléments
qui composaient notre sujet et ont fait l'objet des précédents
développements. Nous nous emploierons plutôt à mettre en
exergue certaines limites auxquelles les thèses milliennes peuvent se
heurter. Pour ce faire, nous nous rapporterons à la préface de
De la liberté rédigée par Pierre
Bouretz274. En effet, bien qu'il ne s'agisse pas de l'oeuvre
principale de cette étude, les thèses qui y sont
développées peuvent être appliquées à la
question particulière
L'un des objectifs avoués de cet essai est de «
trouver le juste milieu entre indépendance individuelle et
contrôle social »275 et ainsi régler « les
rapports de la société et de l'individu »276.
Autrement dit, il s'agit de trouver un équilibre entre liberté et
diversité individuelles et jugement moral de l'opinion ou (si l'on
s'intéresse à la doctrine utilitariste de Mill) morale unique
tournée vers le bien public. Or, bien que John Stuart Mill semble
convaincu de la possibilité de cette conciliation, il est possible d'en
douter.
En effet, à première vue, la doctrine
utilitariste fait primer l'intérêt général, le
bonheur du tout qui va à l'encontre de « l'universalité de
l'amour de soi, de l'égoïsme individuel »277. La
morale utilitariste a pour ambition d'amener les individus à faire du
bonheur général une priorité. Cela semble en contradiction
avec l'idée que défend Mill de la diversité humaine et de
l'intérêt de la considérer et de la respecter. L'auteur
défend certes la liberté comme condition du bonheur mais semble
surtout lui accorder de la valeur en tant qu'instrument mis au service de la
morale utilitariste. Pour Mill, cette conciliation est rendue possible car les
individus sont mis « sur la voie du progrès grâce à la
conviction ou la persuasion »278. Cela nous renvoie notamment
aux développements du philosophe sur l'art de l'éducation mis au
service d'un but ou encore sur la thèse de l'association des
idées appliquée aux bonheurs individuel et
général.
Une autre limite éventuelle aux thèses de
l'auteur est constituée par la tension entre les idéaux
d'égalité et de liberté. Cette tension est décrite
par Pierre Bouretz à propos des principes propres à la
démocratie représentative. Mais il les expose également
comme les axiomes de la
274 Préface de « De la liberté, op.cit. Pierre
Bouretz est un spécialiste de la philosophie et directeur
d'études à l'EHESS
275 Stuart Mill (J.), « De la liberté », op.cit.
p.67
276 Stuart Mill (J.), op.cit. p.74
277 Stuart Mill (J.), op.cit. p.32, Préface.
278 Stuart Mill (J.), op.cit. p.76
société moderne. Or, l'on peut facilement se
représenter comment ces deux idéaux peuvent entrer en conflit si
l'un devient dominant par rapport à l'autre. La société
démocratique moderne serait ainsi « une société
où le goût pour l'égalité finit par éteindre
celui de la liberté »279.
Cette tension peut tout aussi bien s'appliquer à la
question de l'égalité hommes-femmes. Dans son essai, De
l'assujettissement, John Stuart Mill défend à la fois
l'égalité naturelle des deux sexes, l'égalité
juridique qui selon lui devrait être consacrée. Mais il plaide
également pour l'émancipation, l'affranchissement des femmes et
la reconnaissance de leur liberté, élément
nécessaire à leur bonheur. S'agissant de l'égalité
juridique, celle-ci ne peut véritablement entrer en conflit avec le
principe de liberté. Toutefois, nous pouvons assister, aujourd'hui,
à l'apparition de cette opposition entre deux principes autrefois
associés. L'égalité juridique n'est, à notre
époque, plus remise en cause. Il s'agit désormais de savoir si le
souhait d'obtenir l'égalité de fait peut, ou non, justifier de
prendre des mesures parfois contraires à l'idéal de
liberté tel que l'envisageait John Stuart Mill notamment.
88
279 Stuart Mill (J.), op.cit. p.58, Préface.
89
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http://loiseaumoqueur.com/ Dictionnaire Larousse en ligne:
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Wikipédia, L'encyclopédie libre :
fr.wikipedia.org
92
TABLE DES MATIERES
Remerciements 1
Abréviations 2
Sommaire 3
Introduction 5
Première partie : Le socle théorique du
féminisme millien 11
Titre premier : Une égalité naturelle
12
Chapitre 1 : Le renversement de l'opinion adverse 12
Section 1 : Une opinion basée sur le sentiment et
l'intérêt 12
Section 2 : Le renversement des éléments
scientifiques absurdes avancés par l'opinion adverse 14
Chapitre 2 : La nature de la femme, une connaissance
entravée 15
Section 1 : Une confusion sur la notion même de nature
15
Section 2 : Une observation biaisée par la condition
inférieure des femmes 16
Conclusion du titre premier 18
Titre deuxième : Une égalité
juridique dans la sphère privée : le mariage 20
Chapitre 1 : Les conséquences néfastes du statut
juridique de la femme 20
Section 1 : Le statut juridique de la femme dans l'Angleterre
du XIXe siècle 20
Section 2 : Les conséquences de cette incapacité
juridique 22
§1 : Les questions proprement juridiques 22
A. Le déni du droit de propriété 22
B. L'absence de droits sur sa progéniture 23
§2 : Les conséquences morales 24
Chapitre 2 : La nécessaire intervention des lois civile
et pénale pour empêcher cette tyrannie 25
Section 1 : L'intervention de la loi pour réprimer la
tyrannie 26
§1 : La nécessité d'instaurer le principe
d'égalité dans le mariage 26
§2 : La nécessité de protéger
davantage la femme par la loi et la justice pénales 27
93
Section 2 : La question spécifique du divorce 27
Conclusion du titre deuxième 28
Titre troisième : Une égalité
juridique dans la sphère publique : un accès égal à
l'éducation et aux
professions 29
Chapitre 1 : Un accès juste mais conditionné
29
Section 1 : Un accès justifié à de
nombreux égards 29
Section 2 : Un accès conditionné à
l'acquis de connaissances suffisantes 32
Chapitre 2 : L'accès aux professions 33
Section 1 : L'accès égal aux emplois prestigieux
33
Section 2 : Un droit fondamental au travail et sa
régulation, absents de la réflexion millienne ? 35
Conclusion du titre troisième 36
Conclusion de la première partie 37
Deuxième partie : Le féminisme millien
ou la transposition logique des thèses de l'auteur à
la
question féminine 38
Titre premier : L'éthologie et l'étude de
la condition féminine 39
Chapitre 1 : L'éthologie dans le Système de
logique 39
Section 1 : L'éthologie, « science exacte de la
nature humaine » 39
Section 2 : L'éthologie et l'éducation 41
Chapitre 2 : La science de l'éthologie appliquée
au cas des femmes 42
Section 1 : L'exemple féminin dans le
Système de logique 43
Section 2 : L'éthologie dans De l'assujettissement
44
Conclusion du titre premier 45
Titre deuxième : L'émancipation des
femmes ou la doctrine de la liberté 46
Chapitre 1 : John Stuart Mill et la doctrine de la
liberté 46
Section 1 : La liberté individuelle 47
Section 2 : Condition du bien-être ou du bonheur de
l'être humain 49
94
Chapitre 2 : La doctrine de la liberté appliquée
au cas des femmes 50
Section 1 : La liberté dans le mariage 50
Section 2 : La liberté dans la sphère publique
52
Conclusion du titre deuxième 52
Titre troisième : Une émancipation
bénéfique ou la doctrine utilitariste 54
Chapitre 1 : L'utilitarisme millien 54
Section 1 : Une philosophie morale tournée vers le
bonheur 55
Section 2 : Une philosophie altruiste tournée vers
l'idéal du progrès 56
Chapitre 2 : La doctrine utilitariste appliquée au cas
des femmes 57
Section 1 : De la nécessité de vivre dans une
société juste envers tous 57
Section 2 : L'utilité de l'amélioration de la
condition féminine 59
§1 : Une utilité incontestable à
l'égard des femmes 59
§2 : Une utilité étendue à la
société entière 60
Conclusion du titre troisième 62
Conclusion de la deuxième partie 62
Troisième partie : L'activisme influencé
de John Stuart Mill 63
Titre premier : Un activisme induit par Harriet Taylor
Mill 64
Chapitre 1 : Une influence induite par la nature de leur
relation 64
Section 1 : Une amitié entretenue à l'ombre du
mariage d'Harriet Taylor 65
Section 2 : Une relation caractérisée par la
vigueur de leurs échanges intellectuels 67
Chapitre 2 : L'influence intellectuelle existant entre Harriet
Taylor et John Stuart Mill 68
Section 1 : L'influence d'Harriet Taylor sur la pensée
millienne 68
Section 2 : L'influence d'Harriet Taylor dans l'engagement de
John Stuart Mill 69
Conclusion du titre premier 70
Titre deuxième : Une défense pragmatique,
l'utilisation de la presse écrite 71
95
Chapitre 1 : Une dénonciation commune de l'injustice
des tribunaux envers les femmes 71
Section 1 : La question de la garde des enfants 72
Section 2 : La question des violences conjugales 74
Chapitre 2 : Les dénonciations « propres »
à John Stuart Mill 75
Section 1 : La poursuite de la dénonciation des
violences conjugales 75
Section 2 : Des critiques présentes dans les essais
comme dans les articles de John Stuart Mill 77
Conclusion du titre deuxième 78
Titre troisième : Un activisme opiniâtre
dans le domaine politique 79
Chapitre 1 : Une argumentation théorique en faveur du
suffrage féminin 79
Chapitre 2 : Les actions de John Stuart Mill en faveur du
suffrage féminin durant son mandat 82
Conclusion du titre troisième 85
Conclusion de la troisième partie
85
Conclusion du mémoire 87
Bibliographie 89
Table des matières 92
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