Etude des hautes études en science de l'information et
de la communication Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
MASTER 1 Ð Option JOURNALISME Ð Mention
: Information et communication Spécialité et option :
Journalisme
« L'ENTREPRENEURIAT CHEZ LES JOURNALISTES
DE LA PRESSE EN LIGNE : PROFILS ET MOTIVATIONS DANS UN SECTEUR EN CRISE
È
Préparé sous la direction de Madame le
Professeur Karine Berthelot-Guiet
Et accompagné par Madame Valérie
Jeanne-Perrier
NOM: LAFOND Prénom : Maëlle
Promotion : 2016-2017
Soutenu le :
Mention :
NOTE : / 20
2
REMERCIEMENTS
J'adresse mes remerciements aux personnes qui ont
participé à l'élaboration de ce mémoire, et qui
m'ont aidé tout au long de ce processus. En premier lieu, je remercie le
professeur Valérie Jeanne-Perrier, chercheure et enseignante au
Celsa.
Je tiens également à remercier Arnaud Le Gal,
journaliste aux Échos et intervenant au Celsa, d'avoir accepté
d'être mon rapporteur professionnel et d'avoir été de si
bon conseil.
Merci aussi à Philippe Couve, Karen Autret et Etienne
Fize, qui m'ont transmis toute leur connaissance sur le sujet.
Enfin, merci aux six journalistes-entrepreneurs qui ont
accepté de répondre à mes questions et dont les propos ont
été la matière première de ce travail de
recherche.
3
SOMMAIRE
Introduction p.4
I - JOURNALISTE-ENTREPRENEUR : UNE HISTOIRE TROUBLE ET UNE
REALITE COMPLEXE
A) Le rapport à la carrière et aux
identités
|
p.9
|
- Point socio-historique : l'argent et la presse
|
.. p.9
|
- Trajectoire et carrière des journalistes-entrepreneurs
|
p.11
|
- La figure de l'entrepreneur dans la littérature
sociologique
|
. p.13
|
B) Le statut et la formation
|
. p.15
|
|
- Auto-entrepreneur et journaliste indépendant
|
p.15
|
- Professionnalisation et encadrement
|
p.17
|
II - QUITTER/CREER UN MEDIA : PARCOURS DES JOURNALISTES DANS UN
SECTEUR EN CRISE
A) La crise de la presse : un déclencheur
|
p.22
|
- Une crise de la consommation de l'information
|
p.22
|
- Une crise de la production de l'information
|
p.24
|
B) La solution : créer un pure-player de presse
|
p.27
|
|
- Pourquoi créer son média ?
|
p.28
|
- Les spécificités des pure-players d'information
|
p.33
|
Conclusion
|
p.35
|
Bibliographie indicative et sources
|
p.37
|
Annexes
|
p. 40
|
- Annexe n°1 : Guide d'entretien
|
p. 41
|
- Annexe n°2 : Entretien avec Raphaël Garrigos
|
p. 41
|
- Annexe n°3 : Entretien avec Laurent Mauriac
|
p. 41
|
- Annexe n°4 : Entretien avec Pierre Leibovici
|
p. 41
|
- Annexe n°5 : Entretien avec Didier Pourquery
|
p. 41
|
- Annexe n°6 : Entretien avec Sébastien Bossi
|
p. 41
|
- Annexe n°7 : Entretien avec Clémentine Forissier
|
p. 41
|
4
Ce mémoire est né du constat qu'aujourd'hui des
médias naissent et meurent, mais que l'avenir des journalistes n'en
dépend plus autant qu'avant. Évidemment, les plans sociaux et les
licenciements économiques les affectent toujours
énormément. Mais il semblerait qu'il n'y ait plus ce lien d'antan
entre les journalistes et leur rédaction ; à la manière du
compte personnel d'activité instauré par la loi travail tout
récemment, les journalistes conçoivent leur avenir de
manière individuelle. Que ce soit un choix ou du fait de la conjecture,
Ils ne sont plus liés à une rédaction du début
à la fin de leur carrière. Dans cette logique, certains
journalistes créent alors leur propre média. Les cas
Libé/Les Jours, i-Télé/Explicit et
L'Express/Médiacité l'ont prouvé, et ancrent ce
travail dans une actualité chaude.
Déjà, les créations de médias web
par les journalistes eux-mêmes se firent plus nombreuses au début
des années 2000 (Médiapart, Rue89). Si toutes n'ont pas
assuré leur pérennité jusqu'à aujourd'hui, leur
multiplicité traduit bien une tendance de fond. C'est pourquoi nous
avons choisi de nous intéresser plus particulièrement aux profils
de ces créateurs de médias. Entrepreneur ou journaliste, ils ont
choisi d'être les deux à la fois. Qui sont-ils, et pourquoi
ont-ils fait ce choix ? Se posent alors les questions de l'autonomie, et de la
précarité bien sûr. Ce qu'on aborde en filigranes c'est la
notion d'identité professionnelle, et les rapports aux
représentations, aux idéaux ou au réalisme qui a
peut-être pris le pas chez ces journalistes-entrepreneurs. Dans cette
optique, on se demandera aussi si la notion de carrière fait encore sens
pour eux. L'objectif de ce travail de recherche est d'offrir une analyse de
l'écosystème actuel des médias, tandis que l'enjeu est de
montrer quelle place a pris l'entreprenariat dans l'esprit des journalistes.
Nous pourrons ainsi nous demander en quoi les
créations de médias en ligne sont une réponse des
journalistes à la crise de la presse.
Afin d'éclairer la question de recherche ci-dessus, on
s'appuiera sur quatre hypothèses :
5
Hypothèse n°1 : La création de média
est un moyen de pallier les difficultés d'insertion dans le
métier, de passer à une précarité voulue
plutôt que de la subir Hypothèse n°2 : Les créateurs
de médias n'ont pas les mêmes représentations du
métier de journaliste que leurs aînés, et la notion de
carrière ne fait pas autant sens pour eux
Hypothèse n°3 : Créer un média,
c'est pour eux un moyen d'acquérir un panel de compétences plus
large, ce qui est en soi une stratégie pour se différencier sur
le marché du travail
Hypothèse n°4 : Les jeunes diplômés
créent des médias car ils ne se retrouvent pas dans l'offre qui
leur est proposée, en tant que lecteur et/ou en tant
qu'employé
1.2 Approche méthodologique et corpus
On l'a vu, la sociologie se mêlera forcément
à notre réflexion journalistique. Mais elle jouera aussi un grand
rôle méthodologiquement, via les entretiens qui seront
présents en nombres, afin de tester ces hypothèses. L'objectif
est d'interroger les participants sur leurs trajectoires, leurs projets, leurs
conditions, leur avenir et leurs objectifs1. Ces entretiens se
feront de manière ouverte, en gardant à l'esprit la
méthodologie du récit de vie.
Ce type d'entretien, qui prend plus largement place dans ce
que l'on qualifie de « méthode biographique », est un type
d'entretien particulier puisqu'il est demandé à quelqu'un de se
remémorer sa vie et de raconter son expérience propre. Le
dispositif est simple : il n'est pas fondé sur un jeu de
questions/réponses à partir d'une grille d'entretien, mais sur
l'énoncé d'une consigne initiale qui invite le narrateur à
faire le récit de la totalité chronologique de sa vie ou d'une
partie, selon l'objectif poursuivi par l'enquêteur. L'on peut faire des
relances, poser des questions, mais il faut veiller à ce que l'entretien
suive la voie choisie par le narrateur. L'intérêt sociologique du
récit de vie réside en effet dans cet ancrage subjectif : il
s'agit de saisir les logiques d'action selon le sens même que l'acteur
confère à sa trajectoire.
Loin de singulariser les cas, la méthode du
récit de vie permet de situer le réseau dans lequel le narrateur
se positionne et d'inscrire les phénomènes
1 Cf annexe n°1 : « Guide d'entretien » p.41
6
sociaux dans un enchaînement de causes et d'effets. Le
récit de vie permet de mettre en lumière les
processus.2
Méthodologiquement, notre parti-pris se situera donc
à mi-chemin entre le récit de vie et l'entretien
semi-directif.
Pour se renseigner sur la manière de mener des
entretiens et de s'en servir, ainsi que sur la façon dont la sociologie
s'intègre dans un tel travail, les mémoires des masters de
recherche des années 2014 et 2015 ont été
consultés.
Notre corpus se composera en grande partie des propos de
journalistes ayant créé leur entreprise après 2012, soit
la « 3è vague des pure players de contenus
»3. Leurs médias prennent la forme de sites
d'information politique et générale ou spécialisée,
à l'exception de Brief.me qui, en tant que newsletter, ne
rentre pas exactement dans le cadre de la définition. S'il intervient
malgré tout dans ce travail, c'est que le profil de son fondateur,
Laurent Mauriac, correspond tout à fait à celui qui nous
intéresse au regard de la problématique. Les autres membres de
notre corpus seront au nombre de cinq : Les Jours, L'imprévu,
Ijsberg, Contexte, The Conversation. Nous en avons contacté
d'autres (Cheeks, Le Quatre Heures, 8e étage) qui auraient tout
autant eu leur place dans notre corpus, mais nous n'avons jamais eu de
retour.
Leurs propos auront été récoltés
dans le cadre d'entretiens téléphoniques, et retransmis
intégralement. Ils seront analysés comme tels, à la
lumière de nos recherches annexes. Une tentative a été
menée de les analyser sémantiquement à l'aide du logiciel
Tropes, mais les résultats n'ont pas été significatifs.
On regrettera l'absence de chiffres parlants du Syndicat de la
presse indépendante et en ligne (SPIIL) sur ces profils, chiffres qui
auraient pu inscrire Ð ou non Ð ce propos dans une tendance plus
globale.
Le corpus sera enfin complété par la
littérature existante sur le sujet Ð dans la limite établie
de l'absence de travaux l'abordant spécifiquement. Il s'agira alors
2 G. Pruvost, « Récit de vie », Sociologie
[En ligne], Les 100 mots de la sociologie, le 1e mars 2011
3 Riché P. « Presse web : une nouvelle vague se
prépare, attention les yeux ! », Le Nouvel Obs.fr, le 28
janvier 2014
d'extraire de ces sources la matière nécessaire,
au cas par cas. Celle-ci servira alors de socle à la réflexion et
viendra appuyer notre propos4.
Il est nécessaire de préciser par ailleurs que
l'une des grandes difficultés méthodologiques de ce travail aura
été de passer outre la forte imbrication des notions qui nous
intéressent : celles-ci sont en effet abordées plusieurs fois,
mais selon des angles différents. Le fait d'avoir recours à des
entretiens amplifie encore ce phénomène. C'est pourquoi le choix
a été fait de s'en tenir à un plan qui mimerait la
progression du raisonnement et de la recherche, tout en permettant de changer
de focale quand il le faut, plutôt qu'à une organisation
thématique qui les aborderait de manière distincte mais sans
réel lien.
Les thèmes de la carrière, des identités,
du statut et de la formation représenteront donc le premier ensemble
d'éléments de cette réflexion sur les
journalistes-entrepreneurs (I). Nous nous attacherons ensuite à
identifier le parcours de ces derniers dans un secteur en crise (II).
7
4 Cf bibliographie indicative et source p.37
8
I Ð JOURNALISTE-ENTREPRENEUR : UNE HISTOIRE
TROUBLE ET UNE REALITE COMPLEXE
A) Le rapport à la carrière et aux
identités
S'attacher à expliciter le profil et les motivations de
ces journalistes-entrepreneurs demande dans un premier temps d'aborder les
représentations des identités professionnelles qui traversent ces
champs, puisqu'elles sous-tendent majoritairement le discours de ces
acteurs.
Pour le sociologue Renaud Sainsaulieu5,
l'identité professionnelle se définit comme :
La façon dont les différents groupes au
travail s'identifient aux pairs, aux chefs, aux autres groupes.
L'identité au travail est fondée sur des représentations
collectives distinctes.
|
L'identité serait un processus relationnel
d'investissement de soi (investissement dans des relations durables, qui
mettent en question la reconnaissance réciproque des partenaires),
s'ancrant dans « l'expérience relationnelle et sociale du
pouvoir ».
La construction d'une identité professionnelle est
basée sur ce que Peter Berger et Thomas Luckmann6 nomment la
« socialisation secondaire » : l'incorporation de savoirs
spécialisés (savoirs professionnels). Ce sont des concepts
comprenant un vocabulaire, des recettes (ou des formules, propositions,
procédures), un programme et un véritable « univers
symbolique » véhiculant une conception du monde mais qui,
contrairement au savoir de base de la socialisation primaire, sont
définis et construits en référence à un champ
spécialisé d'activités.
5 R. Sainsaulieu, 1977, L'identité au travail,
2ème édition 1985, Presses de la Fondation Nationale des Sciences
Politiques
6 P. Berger, T. Luckmann, 1966, La construction sociale de la
réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986
9
La notion d'identité professionnelle chez les
journalistes est très liée à l'histoire du champ. Si le
terme de journaliste remonte au XVIIe siècle avec Théophraste
Renaudot, il faut attendre trois siècles avant que la profession ne se
structure autour du très puissant Syndicat national des Journalistes
(SNJ). Entre temps, le champ a été traversé par de
nombreux combats et débats : création d'un Ordre à l'image
de celui des médecins ou des avocats, modalités d'attribution
d'une carte professionnelle... La difficulté fut toujours de
définir une profession historiquement ouverte pour mieux la
protéger, tout en ayant conscience des risques et des dérives que
cela pouvait engendrer. 7
Aujourd'hui, la définition qu'en donne la Commission de
la Carte d'Identité des Journalistes Professionnels (CCIJP) n'est pas si
différente de l'esprit des revendications des siècles
précédents.8
La CCIPJ pose elle-même la question centrale de la
définition de l'identité des journalistes : quelle
activité et quel type d'entreprise ? Pour elle, celui qui n'a pas la
carte n'est pas journaliste - ce qui laisse un certain nombre d'acteurs sur le
carreau. On le voit bien, il est toujours question de délimiter le champ
pour mieux le légitimer. Ainsi, se définir professionnellement
c'est aussi se penser comme un groupe professionnel : le fait de se constituer
en syndicat pour se donner plus de légitimité fut une
manière de le faire.
Point socio-historique : l'argent et la presse
La Charte des devoirs professionnels des journalistes de 1918,
qui regroupe une profession jusque-là éparpillée, va aussi
dans ce sens. Pourtant, si le journalisme veut se voir et se définir
d'une même manière, est-ce le cas des journalistes ? La myriade de
réalités ayant trait au travail de « journalistes »
(JRI, secrétaire de rédaction, agencier, localier...) complique
encore la tâche : si les
7 D. Ruellan, Le professionnalisme du flou Ð
identités et savoir-faire des journalistes français, PUG,
1992
8 « La loi, dans son article L 7111-3, indique "est
journaliste professionnel toute personne qui a pour activité
principale, régulière et rétribuée, l'exercice de
sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications
quotidiennes et périodiques, ou agences de presse et qui en tire le
principal de ses ressources". Cela signifie concrètement que la
Commission est amenée à rechercher, pour chaque demande
examinée : s'il s'agit bien d'une occupation principale et
régulière (3 mois consécutifs pour une
première demande), si celle-ci procure au postulant l'essentiel
de ses ressources soit plus de 50%, si les
activités du demandeur s'exercent bien dans le cadre de la profession,
ce qui entraîne en réalité deux questions : quelle
activité ? Dans quel type d'entreprise ? »
10
médecins se divisent en spécialités,
leurs quotidiens et leur identité restent plutôt homogènes.
Probablement que cet éclatement des réalités
professionnelles renforce encore le besoin de se retrouver autour d'une
définition commune, avec des intérêts convergents.
Et si cette histoire trouble expliquait en partie pourquoi
l'on rechigne tant à accorder le statut d'entrepreneur aux journalistes
? En tous cas, elle éclaire les raisons pour lesquelles il semblerait
que l'une de ces deux casquettes doivent toujours prendre le pas sur
l'autre.
Ce qui se joue peut-être aussi c'est la défiance
à l'égard du « patron de presse », surtout dans le
contexte actuel de crise : l'idéal-type du journaliste ne s'est-il pas
construit en opposition aux logiques marchandes ? Les années 1980 ont
marqué en ce sens un tournant, avec l'aboutissement d'un débat
sur les relations entre « la presse et l'argent » et la
nécessité de les moraliser, nourri par plus de 50 ans de
réflexions sur le sujet (dont la force croissante des «
croyances démocratiques » insufflées dans le
rôle du journalisme), et un renforcement de « l'idéologie
professionnelle ».9
Et puisqu'aujourd'hui l'environnement économique se
fait plus hostile, que l'ingérence de l'argent dans les
rédactions (via les rachats des titres par les grands groupes
industriels), l'on pourrait imaginer que cette tendance s'est renforcée,
et comprendre pourquoi la trajectoire de ces « traîtres » peut
être mal vue.
Cette distinction - cette opposition même - entre presse
et argent, héritée du combat pour la reconnaissance de la
profession et son indépendance démocratique, se retrouve
régulièrement dans le discours des journalistes, et a conduit
à les écarter totalement du processus de décision
financière dans les rédactions classiques10. Dans une
certaine mesure, cela les a donc aussi menés à perdre en
indépendance, quand bien même celle-ci était
élevée au rang de condition sine qua none de l'exercice
de la profession. C'est donc plus qu'une question de métier, journaliste
ou entrepreneur, et c'est à revers de ce courant que nagent les
journalistes-entrepreneurs, comme nous le verrons plus loin.
9 J. Duval, Critique de la raison journalistique -
Les transformations de la presse économique en France, Ed. Le
Seuil, coll. Liber, 2004
10 D. Benkoil : « Business, Entrepreneurial Skills Come to
Journalism School », Mediashift, 2013.
11
Trajectoire et carrière des
journalistes-entrepreneurs
La trajectoire, quand elle est professionnelle comme ici, se
définit comme le passage d'un statut à l'autre (apprentissage,
stages rémunérés ou non, emploi à durée
déterminée, à durée indéterminée,
emploi indépendant, temps complet, temps partiel, chômage,
cessation d'activité, retraite, interruptions diverses, changements de
profession, d'employeurs, etc.) L'objectif est de comprendre comment les
participants la voient, la comprennent et l'analysent. Quel lien entre leurs
récits et nos hypothèses ?
Il s'agit de préciser le sens donné à la
notion de carrière, puisque référence y est faite dans
tous nos entretiens. Elle renvoie dans le langage courant à
l'idée de carrière professionnelle (au sens des successions de
postes occupés) et souvent à l'idée d'ascension sociale
(« faire carrière »).
Et si les sociologues proches de l'interactionnisme (courant
américain notamment représenté par Ervin Goffman et Howard
S. Becker) en ont étendu le sens11, c'est bien à la
définition de sens commun que nous nous référons. Nous
nous attachons à tenter de comprendre si la notion de carrière -
dans le journalisme et au sens courant - fait toujours sens pour les
interrogés, c'est-à-dire que nous la limiterons à
l'évolution de l'exercice du journalisme sous une de ses formes au cours
d'une vie, en tant que trajectoire.
Nous leur avons posé la question, et tous ne sont pas
d'accord sur le sens qu'ils donnent à ce terme dans le journalisme. Pour
Raphaël Garrigos, fondateur des Jours, qui associent cela
à l'accès à des hauts postes et gagner beaucoup d'argent,
c'est presque incompatible avec l'exercice du journalisme tel qu'il le
conçoit12. Laurent Mauriac, fondateur de Brief.me,
parle plutôt de « parcours professionnel ». Les doyens
de notre corpus, s'ils ne se retrouvent pas dans les ambitions habituellement
associées à l'idée de carrière, attachent donc au
terme un sens particulier, mais un sens tout de même. C'est aussi le cas
chez les plus jeunes : si leurs « plans de carrière »
sont plus flous - manque de recul oblige - ce n'est pas pour autant qu'ils
n'ont pas réfléchi au sens (à la direction comme à
la
11 C. Rostaing, « Carrière », Sociologie
[En ligne], Les 100 mots de la sociologie
12 Entretien réalisé le 17 février 2017,
voir annexe n°1 p. X
12
signification) qu'ils souhaitent lui donner. Ainsi, de
Sébastien Bossi, fondateur d'Ijsberg :
J'ai pas de plan de carrière, oui y'a des trucs que
je veux faire dans ma vie, mais c'est plus des trucs que je ferai si j'en ai
l'occasion. Mon seul objectif de carrière c'est de continuer à
faire des trucs qui me plaisent. Ou de faire un truc qui a beaucoup d'impact,
mais toujours en y prenant du plaisir.
|
Et lorsque ces journalistes créent leur média -
en l'occurrence ici un pure player de presse - et pour peu qu'ils
gardent une activité rédactionnelle une fois en poste, ils
deviennent des journalistes-entrepreneurs. Cela équivaut-il pour eux
à un changement de carrière ? Tous ne sont pas d'accord, ou du
moins des nuances apparaissent-elles dans les discours. Ainsi Laurent Mauriac,
fondateur de Brief.me, le revendique-t-il13 : « Je
suis toujours un journaliste, et en tant que rédacteur en chef je
cherche à écrire un maximum. ». Raphaël Garrigos,
co-fondateur des Jours, admet quant à lui que sa
réalité n'est plus tout à fait celle d'un journaliste
classique14 :
Ce qui nous prend le plus de temps au final ce n'est pas
le journalisme, c'est tout le reste : répondre aux étudiants,
faire des choix sur tout ce qui est essentiel comme chercher des investisseurs,
le service après-vente, monter des dossiers d'aides de fonds publics ou
privé...
Pour autant, il se considère tout à fait
journaliste. Est-ce à dire que, dans la logique de notre deuxième
hypothèse, ces journalistes-entrepreneurs ne voient aucune dissonance
cognitive à porter ces deux « casquettes » ? Il semblerait, ou
du moins l'opposition n'est-elle plus aussi franche, et la transition pas
toujours nette. R. Garrigos le résume ainsi15 :
13 Entretien réalisé le 3 mars 2017, voir annexe
n°3 p. X
14 Entretien réalisé le 17 février 2017,
voir annexe n°2
15 Ibid.
[La frontière] on ne l'a pas du tout
effacée, on est d'abord journalistes : je sais quels choix
éditoriaux ferait un pur patron de presse et je ne les ferai pas juste
parce qu'ils rapportent. A l'inverse, on est quand même une entreprise
donc le jour où un sujet n'intéresse plus que les journalistes,
on arrête. Une entreprise donc, mais de presse.
|
13
Les journalistes qui ont franchi le pas auraient-ils un profil
commun déterminant ?
La figure de l'entrepreneur dans la littérature
sociologique
Ce n'est pas le point de vue de Michel Grossetti, Pierre-Marie
Chauvin et Pierre-Paul Zalio16, sociologues économiques qui
reprennent à leur compte les positions de Joseph Schumpeter
(Business Cycles, 1939) sur l'inscription de l'analyse
économique dans des perspectives plus larges de changements
institutionnels - prenant le contre-pied de la théorie usuelle de la
rationalité économique :
Pour le dire simplement, alors que beaucoup de
réflexions et de recherches sont consacrées à la
détermination des caractéristiques ou des qualités
individuelles des entrepreneurs, il nous a semblé plus pertinent de
partir de l'idée que l'« entrepreneur » comme personne
particulière dotée de propriétés spécifiques
n'existe pas. Il y a seulement une « activité entrepreneuriale
» et les entrepreneurs sont seulement des personnes qui s'y engagent pour
une période donnée. Car, bien sûr, l'activité
entrepreneuriale n'est pas nécessairement individuelle. Dans les
études empiriques, on se rend compte qu'elle est même
réalisée le plus souvent conjointement par plusieurs personnes ou
organisations.
16 M. Grossetti, « L'activité entrepreneuriale vue
par la sociologie », Mondes Sociaux [En ligne]
14
En effet, dans notre corpus, les trajectoires des
journalistes-entrepreneurs sont aussi diverses que les profils : formés
en école de journalisme ou ailleurs, pigistes ou cadres dans le
marketing... Seulement ont-ils en commun le fait d'avoir voulu et réussi
à créer leur pure player de presse tout en restant
journaliste.
Mais, à bien y regarder, les quatre grandes
caractéristiques qui représentent selon les auteurs la logique de
l'entreprenariat (projection vers l'avenir, rapport à l'incertitude,
recherche de contrôle sur le monde et dimension narrative)17
se retrouvent pour partie dans la matière que nous pouvons extraire des
entretiens réalisés, autour de trois facteurs déterminants
: un contexte (la crise de la presse, qui génère une frustration
présente ou anticipée), des ressources (les indemnités
perçues au départ, une levée de fonds ou des allocations
chômage) et des relations (via l'école, les collègues ou le
réseau). Si le « profil » de l'entrepreneur n'existe pas
à proprement parler, on conviendra qu'il existe une cohorte de points
communs, endogènes ou exogènes, qui participent à sa
construction.
Réfléchir à ce qu'est un entrepreneur
mène naturellement à se questionner sur ce qu'est un innovateur -
et c'est d'autant plus vrai pour notre sujet. Ces journalistes sont en effet
à l'origine, sinon d'un concept journalistique, au moins d'une
idée ou d'une façon de faire qui leur est propre : faire
intervenir des universitaires et des chercheurs (TheConversation), se
concentrer sur la politique et le faire de manière poussée
(Contexte), informer par une newsletter régulière et
succincte (Brief.me)... Et tous innovent en le faisant exclusivement
en ligne.
Mais on le sait bien, avoir une bonne idée n'a jamais
été un gage de réussite, encore faut-il parvenir à
la concrétiser. Quel est alors le processus à l'ordre en
innovation et organisation ? Le sociologue Norbert Alter18 tente de
répondre à cette question en l'expliquant par une «
détaylorisation », soit une « augmentation des
incertitudes de fonctionnement ». En d'autres termes, selon lui, on
innove parce que l'on arrive à sortir du cadre et à trouver un
équilibre dans cet inconfort perpétuel, sans rationalité
ex ante : il y a une certaine forme de professionnalisme, pleine de
savoir-faire et de savoir-être, à admettre et tirer parti du fait
que les choses s'élaborent cahin-caha, au fil de discussions à
bâtons rompus et de
17 Ibid.
18 N. Alter, « Innovation et organisation : deux
légitimités en concurrence », Revue française de
sociologie, XXXIV, 1993
15
réflexions que l'on a laissé mûrir, sans
se formaliser dans un premier temps du bon respect des méthodes et de la
bureaucratie.
L'on voit bien les limites des théories de Norbert
Alter une fois celles-ci appliquées au journalisme - loin d'être
un champ tatillon ou bureaucratique - mais il n'en demeure pas moins qu'il
avance un certain nombre de pistes qui nous sont utiles dans notre travail de
définition et de contextualisation. Il permet ainsi d'éclairer la
réalité derrière la partie entrepreneur.
Les journalistes-entrepreneurs empruntent donc aux
deux champs, en faisant naturellement la somme de leurs expériences sans
nier les incohérences qui naissent de leur statut. Mais le «
métier » d'entrepreneur ne s'invente pas, il s'apprend et
s'encadre.
B) Le statut et la formation
S'il est établit que les créateurs de pure
players de presse sont des entrepreneurs de fait, ce n'est pas une
casquette qu'ils ont endossée non sans difficulté. Ces
journalistes ont effectué une transition vers un univers qui leur
était peu ou prou inconnu, transition à laquelle ils n'avaient
pas été préparés.
Auto-entrepreneur et journalistes indépendants
Quid du statut d'auto-entrepreneur alors ? Appliqué aux
journalistes, il n'a en réalité pas grand chose à voir
avec la création d'entreprise, et fait référence à
un mode de rémunération, qui leur est souvent imposé par
les rédactions pour réduire les coûts (avec comme effet une
précarisation certaine). C'est d'ailleurs une pratique que critique
fermement le SNJ, l'accusant d'être responsable de « la mort de
la profession »19, et rappelant que « le
journaliste n'est et ne peut pas être auto-entrepreneur : il est
salarié, c'est écrit dans la loi de 1935
»20. Et si recours y
19 « Journalistes auto-entrepreneur, c'est la mort de la
profession ! », communiqué du SNJ, Acrimed, le 18 mars
2016, disponible sur :
http://www.acrimed.org/Journalistes-auto-entrepreneurs-c-est-la-mort-de-la-profession
20 Ibid.
16
ait tout de même fait par les employeurs, la
réalité du métier des employés reste elle toujours
centrée autour du journalisme, contrairement à ce que le terme
pourrait laisser penser. L'existence du statut d'auto-entrepreneur ne
prépare donc pas ces journalistes à la création
d'entreprise.
Et si c'était en fait les pigistes qui avaient ouvert
la voie aux journalistes-entrepreneurs, pas d'un point de vue juridique puisque
le pigiste est un salarié presque comme les autres, mais en
dédramatisant le sentiment d'appartenance à une rédaction
unique ? En effet, passer par la case pigiste pourrait permettre de relativiser
la réalité du travail à son compte, tout en permettant de
toucher du doigt cette liberté qu'ils revendiquent tant. Nicolas
Lagelier, ancien président de la Fédération
professionnelle des journalistes du Québec, va plus loin21
:
(...) La montée du journaliste-entrepreneur va
au-delà [et] englobe des journalistes de tous les domaines et de tous
les niveaux d'expérience et de statut. Et, surtout, on parle ici de
journalistes agissant comme de véritables agents libres pouvant offrir
leurs services à gauche et à droite au gré des
circonstances, mais aussi diffuser directement leur production au public, sans
intermédiaire. Ce phénomène ne va aller qu'en
s'accentuant, au cours des années à venir. D'une part, parce que
les grandes institutions médiatiques sont en déclin, et que ce
déclin sera irréversible. Et d'autre part, à cause des
avancées technologiques des dernières années, qui
permettent aujourd'hui à tout le monde de se lancer dans la diffusion
d'informations.
|
Pourtant, si ce phénomène de
journaliste-entrepreneur a pu exister et prendre de l'ampleur, c'est avant tout
parce qu'un cadre est né pour mener le combat des
journalistes-entrepreneurs de presse en ligne. Sans cela, combien d'entre eux
auraient échoué par manque de moyens, de réseau, de
formation ou d'information ? Si la situation est loin d'être parfaite,
des améliorations certaines ont été apportées au
quotidien de ces journalistes-entrepreneurs.
21 « La montée des journalistes-entrepreneurs »,
billet de Nicolas Lagelier, novembre 2009, disponible sur
https://www.fpjq.org/la-montee-du-journaliste-entrepreneur/
17
Professionnalisation et encadrement
Alors qu'émergent les premier pure players
d'information au tournant des années 2000, et sous l'impulsion de 7
d'entre eux (@rrêt sur images, Bakchich, Indigo Publications,
Mediapart, Rue89, Slate et Terra Eco), naît en octobre 2009
le Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (SPIIL).
Son objectif, tel qu'affiché sur son site22 :
Procéder à l'étude, à la
représentation et à la défense des intérêts
professionnels, économiques, déontologiques, matériels et
moraux des éditeurs de presse en ligne indépendants,
généralistes ou spécialisés, [et répondre]
aux besoins qu'ont éprouvé plusieurs éditeurs de presse en
ligne de se regrouper pour :
· Promouvoir une presse
indépendante et de qualité sur Internet ;
· Défendre un cadre
juridique et réglementaire qui permette un réel
développement économique de la presse en ligne, et assure sa
pérennité ;
· Participer activement au
renforcement d'un métier en pleine évolution, en
définissant des principes de fonctionnement communs, ainsi qu'en
partageant des expériences et des pratiques très
diverses.
Le SPIIL devient alors l'allié principal de ces
journalistes-entrepreneurs dans ses démarches auprès de
l'État par exemple. Si, tout récemment, il n'a pas répondu
à l'appel à création pour deux incubateurs de
médias, préférant transmettre un cahier des charges avec
tout ce qu'il pense être nécessaire à une entreprise de
presse pour se lancer, il peut se targuer d'avoir remporté un certain
nombre de batailles qui ont contribué à renforcer le statut des
patrons de presse indépendante en ligne : allègement des dossiers
pour la Commission paritaire des
22 Disponible sur
https://www.spiil.org/qui-sommes-nous
18
publications et agences de presse (CPPAP), transparence sur
l'allocation des aides à la presse, TVA à 2,1%...
Rappelons qu'adhérer à un syndicat, c'est
d'abord adhérer à la cause (ce qui peut être difficile
à justifier d'un point de vue strictement comptable, car le retour sur
investissement est difficilement chiffrable mais surtout pas
immédiatement perceptible) : la cotisation donne en effet les moyens aux
syndicats de bien fonctionner. Adhérer à un syndicat, c'est aussi
bénéficier d'un service, comme la présence de vrais
experts du numérique qui partagent leurs expériences, les bonnes
pratiques, etc. L'adhésion repose sur l'évaluation d'un dossier,
qui doit répondre à un certain nombre de critères
(indépendant, qui paye ses journalistes en tant que tel et pas comme
auto-entrepreneurs par exemple). Le jury juge le business plan, la
qualité du contenu et des profils, car c'est aussi par cela que passe la
professionnalisation du secteur.
Grâce à son poids (plus de 145 adhérents,
parmi lesquels Le 1, Mediapart, Brief.me, Contexte), le syndicat a
notamment réussi à infléchir la position de l'Etat sur les
entreprises de presse en ligne : alors qu'auparavant celui-ci ne soutenait que
celles qui étaient déjà bien installées, il annonce
en 2016 la création de bourses à l'émergence ciblant des
sites qui ne sont pas adossés à des médias papiers. Karen
Autret, directrice du SPIIL, s'en félicite23 :
On donne ainsi un vrai coup de pouce au lancement : 50 000
euros c'est important quand on sait qu'au départ du projet, l'argent met
du temps à arriver. Pour nous, le pluralisme de la presse passe par la
création de nouveaux titres. Et à force de dire que c'est un
produit à part, on laisse d'autres gens que les journalistes
gérer ça. Or pour que les gens aient accès à
l'information, il faut qu'il y en ait : Internet a grandement facilité
cela.
|
23 Lors d'un entretien dans les locaux parisiens du SPIIL le 27
mars 2017, non retranscrit dans son intégralité.
19
Outre son rôle véritablement syndical, le SPIIL
s'est donné pour mission de pallier le manque de formation à
l'entreprenariat de presse en ligne, en accompagnant au mieux les acteurs dans
cette transition qui se révèle parfois très «
violente »24 :
Quand un rédacteur en chef réalise qu'il ne
pourra pas être un couteau-suisse, qu'il devra se « staffer »,
embaucher un expert-comptable, quelqu'un pour faire de la prospection, un autre
pour de la communication... C'est un processus vital mais douloureux.
|
Processus d'autant plus douloureux qu'ils n'en ont pas
forcément conscience, comme le regrettait Raphaël Garrigos
(co-fondateur des Jours) plus haut, et qu'ils n'y sont pas
préparés.
Malgré les ressources du SPIIL depuis quelques
années, les toutes récentes bourses à l'émergence
et les futurs incubateurs de médias, l'absence d'offre de formation
à l'entreprenariat de presse reste en effet criante, et ce alors que la
tendance se renforce. C'est un constat amer que dresse Philippe
Couve25, fondateur de SAMSA, entreprise d'accompagnement à la
transition digitale :
Le fait qu'il n'y ait pas de formation de branche à
la création d'entreprise pour les journalistes, couplé à
leurs connaissances très limitées en macro économie fait
que presque tous les ingrédients sont réunis pour que leurs
projets échouent. On dirait que c'est fait exprès.
|
Seules les universités et les écoles semblent
prendre ce problème au sérieux. Déjà en 2010,
Science Po Paris lançait un nouveau cours à direction des
étudiants de Master 2 pour « préparer les futurs
journalistes au nouvel environnement économique et technologique de la
presse ». Animé par Eric Scherer, ancien directeur de la
prospective et de la stratégie numérique du groupe France
Télévisions et auteur de A-t-on encore besoin des
journalistes ? Manifeste pour un journalisme augmenté (PUF, 2011),
il entend permettre à ceux qui le
24 Ibid.
25 Lors d'un entretien réalisé dans les locaux
parisiens de SAMSA, non retranscrit intégralement.
20
désirent de bâtir un projet de création
d'entreprise de presse qui aura peut être la chance d'être
sélectionné par un jury pour être financé, à
la manière d'un incubateur.26
Le Centre de formation des journalistes (CFJ) propose un
cursus dans la même veine, via son école W27 : en 3e
année, les étudiants qui souhaitent concrétiser un projet
spécifique ou créer une start-up peuvent ainsi choisir
d'intégrer, parmi les trois qui leur sont proposés, le parcours
« Entreprenariat & innovations ». Didier Pourquery, fondateur de
TheConversation France, fait partie du comité de pilotage de
l'école, et reconnaît la nécessité de mieux former
les jeunes à l'entreprenariat :
Quand le CFJ a lancé W, c'est pour ça : il y
a peut être des jeunes qui en sortant de l'école auront envie de
créer leur propre média. Il faut leur donner en deux ans le
maximum d'outils pour qu'ils puissent le faire, en connaissant les contraintes
économiques par exemple. Je ne vois pas pourquoi il faudrait attendre
[d'avoir] 60 ans !
|
Mais ce programme reste réservé aux seuls
étudiants déjà intégrés dans ces
écoles, autant dire une minorité. C'est donc pour les autres que
SAMSA s'est associé avec le groupe ESJ-Pro, afin de proposer une
formation ouverte à tous les « journalistes souhaitant
développer, de manière indépendante ou en gestion de
projet interne, une activité ou un projet multimédia
monétisable28 ». D'une durée de 3 semaines
consécutives et pour 4 850 euros, cette formation aurait dû
être éligible au Compte personnel de formation. Mais elle n'a
jamais vu le jour, faute de soutien et d'accord. Philippe Couve a refusé
de s'exprimer plus en détails sur ce point. Pourtant, la demande
était clairement là, car comme le note le SPIIL, Jean-Marie
Charon dans son rapport29 et les acteurs eux-mêmes, c'est une
transition
26 A. Antheaume « Le futur du journaliste ? Apprendre
à entreprendre », Work In Progress, 2010
27 Créée en 2016 sous le parrainage d'Emmanuel
Chain, fondateur de la société de production
Éléphant et président du Conseil d'administration
du CFJ, et de Ludovic Blecher, directeur du fonds Digital News initiative -
Google.
28 Le site est toujours en ligne à l'adresse suivante :
http://www.journaliste-entrepreneur.com/formation-creer-et-developper-un-projet-multimedia/)
29 J-M. Charon, Formation numérique pour tous,
p.32-34, « Presse et numérique - L'invention d'un nouvel
écosystème », 2015
21
qui gagnerait à être accompagnée pour
répondre à la professionnalisation croissante des journalistes et
des entrepreneurs :
Vous avez créé Brief.me avec une longue
expérience en journalisme, mais que pensez-vous de ces jeunes qui se
lancent dès la sortie de l'école ?
Laurent Mauriac : C'est très bien, ça se
fait dans beaucoup de secteurs sans qu'on se pose la question, mais c'est bien
d'avoir quand même une formation à la création
d'entreprise, que ce soit pendant études ou après, comme dans la
réflexion sur les incubateurs de média, avec des outils marketing
etc. C'est vraiment nécessaire, car il y a une vraie différence
entre être un bon journaliste et réussir sa création
d'entreprise.
|
Toutefois, celle-ci constitue un phénomène
récent au regard de l'histoire du journalisme, et le SPIIL manque de
chiffres tout simplement car il manque de recul. Ce qui est sûr c'est que
chez les membres du SPIIL, on n'est bien moins dans le modèle des
années 2000 avec Médiapart, où Edwy Plenel avait
55 ans au moment de sa création (même s'ils sont
surreprésentés dans notre corpus). Ce sont plutôt des
journalistes dans la trentaine, avec beaucoup moins d'expérience : on
pense aux créateurs de Cheeks, du Quatre Heures, de 8e étage,
de Nothing but the wax, et dans notre corpus à Sébastien
Bossi (Ijsberg) et Pierre Leibovici (L'Imprévu).
La professionnalisation étant à
l'oeuvre, les journalistes-entrepreneurs ne sont plus seulement des
journalistes qui quittent leur rédaction avec deux copains et qui se
lancent sur leur idée. Ce sont aussi des patrons d'une entreprise de
presse, dont la condition sine qua none pour exister est la
rentabilité - elle-même facteur d'indépendance.
En passant de la première à la seconde
partie, on change de focale : c'est le passage d'une trajectoire entre les
champs du journalisme et de l'entreprenariat (inter trajectoire)
à une trajectoire au sein même du champs du journalisme : d'un
média à un autre ou d'un poste à un autre (intra
trajectoire).
22
II - QUITTER/CREER UN MEDIA : PARCOURS DES
JOURNALISTES DANS UN SECTEUR EN CRISE
A) La crise de la presse : un déclencheur
« Aujourd'hui, la presse, c'est un peu la
sidérurgie à la fin des années 1970. » Voilà
le constat que dressent, amers, les principaux concernés Ð tout en
désertant le bateau.
Le bilan de la situation de la presse française sur les
dernières années fait peine à voir, et la crise
économique de 2008 n'a pas arrangé les choses. Si la chaîne
de causalité est difficile à établir
précisément de manière chronologique, l'on connaît
les différents facteurs qui ont affaibli les rédactions au fils
des mois. Il est utile d'en faire un rapide résumé afin de mieux
comprendre les articulations avec notre travail.
Une crise de la consommation de l'information
Premièrement, les changements dans les comportements de
consommation des lecteurs ont pris de court : la presse écrite ne
répond plus aux attentes d'un lectorat rajeuni et en quête de
facilité d'accès, celui-ci se tourne donc à la fois vers
Internet, la radio, les chaînes d'informations en continu voire les
journaux gratuits. « Quand il y a dix ans un même individu
pouvait lire jusqu'à quatre hebdomadaires par semaine, il n'en lit plus
aujourd'hui qu'un seul », analyse Bruno Patino, ancien directeur de
France Culture et du Monde Interactif. Et d'ajouter : «
Quant aux plus jeunes, adeptes du butinage, ils sont de plus en plus
infidèles et de moins en moins nombreux » 30 .
Mathématiquement, la diminution du nombre de lecteurs a
entraîné une chute des recettes, amplifiée par la
frilosité des annonceurs. En effet, en temps de crise, les entreprises
rognent avant tout sur leur budget publicitaire : en 2009, la publicité
s'est effondrée de près de 20 % dans la presse payante. Une
année noire que les deux suivantes n'ont pas compensé. Le bilan
2012 ne sera pas meilleur : au premier semestre, les
30 Makouke M-L. : « Crise de la presse : les journaux papier
condamnés à disparaître ? », Terrafemina, 10
août 2012
23
recettes publicitaires de la presse quotidienne nationale
n'ont pas dépassé 120 millions d'euros (- 6,7 %, source France
Pub), celles de la presse magazine, 565 millions d'euros (- 3,5 %).
Le choc fut brutal, et les plans sociaux et les licenciements
se multiplièrent : Le Parisien, L'Express, Le Figaro, La Voix du
Nord, L'Equipe, Libération, Sud-Ouest, Les Echos... Certains
n'eurent même pas cette chance, et disparurent tout simplement : ainsi de
France Soir, en décembre 2011, et de La Tribune
(version papier), à peine quelques jours plus tard.
Quant aux autres, les plus résistants, ils furent
obligés d'entamer une véritable mue stratégique pour
tenter de limiter la casse - à défaut de remonter la pente :
baisse du prix de vente en kiosque, promotions sur les abonnements,
établissement de « murs payants », vente à l'article,
diversification...
Mais le manque de recul à l'heure actuelle ne permet
pas de dire quelles stratégies s'annonceront payantes à plus long
terme, et l'on sait déjà qu'une solution qui fonctionne pour un
média ne pourrait pas être reproduit dans une autre
rédaction avec les mêmes effets. Ce phénomène, qui
établit que seuls les « gros » - et seulement un nombre
donné d'entre eux - pourront s'en sortir avec des solutions
données, a été théorisé par
l'américain Ken Doctor sous le terme « digital dozen
» [douzaine digitale]31. Si la théorie s'applique
à l'origine aux médias de l'autre côté de
l'Atlantique, elle est transposable en France dans une moindre mesure et
résumée par Didier Pourquery, co-fondateur de TheConversation
France32 :
On sait qu'on ne sera pas le prochain Le Monde, mais il y
a pleins de petites initiatives intéressantes qui se font. Et de toute
façon, les grosses structures aussi sont en crise, et forcées de
changer.
|
En reconnaissant l'existence de ce phénomène, on
évite de prôner un remède unique à une crise aux
multiples visages, et on permet aussi de mieux comprendre pourquoi certains en
profitent pour créer leur propre média.
31 Franck-Dumas E. : « Pourquoi les journaux meurent-ils ?
», Libération 10 juin 2013
32 Entretien réalisé le 6 avril 2017, voir annexe
n°5
24
Une crise de la production de l'information
Enfin, rappelons que si la crise de la presse est avant tout
une crise de la consommation de l'information, elle est aussi une crise de
production : le sociologue Jean-Marie Charon, qui présente comme chaque
année son baromètre social de l'emploi des journalistes,
constatait aux Assises de Tours en mars dernier que le nombre de
détenteurs de la carte de presse connaît « un tassement
voire une érosion »33 Et si la situation n'est pas
aussi dramatique qu'aux Etats-Unis (un poste sur deux supprimé en presse
papier en quinze ans, plus que l'industrie du charbon sur la même
période !34) ou qu'en Espagne (-30% de l'effectif perdu entre
2007 et 2010), elle traduit bien une réelle évolution du
métier. En 2012, 37 012 cartes de presse ont été
délivrées, 200 de plus qu'en 2011, mais pas assez pour retrouver
le niveau de 2009 (37 390). Si la presse écrite reste de très
loin le premier employeur (67,2 % des journalistes), sa part a tendance
à baisser, et ceux qui entrent aujourd'hui dans le métier sont
très majoritairement précaires (CDD, pigistes). Il semblerait que
ce soit notamment cette situation que cherche à fuir les jeunes
journalistes qui entrent sur le marché du travail, comme nous le verrons
plus loin et dans la logique des hypothèses n°1 et n°4.
Mais c'est aussi une situation que cherchent à fuir les
journalistes plus chevronnés, voire déjà en poste. Pas
besoin d'attendre les plans sociaux, les futurs entrepreneurs font parti des
premiers à quitter le navire, prenant leurs idées, leurs
indemnités et leur courage sous le bras. La crise, d'information et de
production, a bien laissé des traces sur les modes de fonctionnement des
rédactions : puisqu'elles ont moins de ressources, ces rédactions
qui dépendent de leurs annonceurs en sont remises à se recentrer
sur ce qui plaît, sur ce qui paye. Ce qui n'est pas toujours du
goût des journalistes.
33 Maire J. : « Jean-Marie Charon : «La presse est plus
dans une situation de réinvention qu'en crise» »,
Télérama, 18 mars 2017
34 Maire J. : « En quinze ans, la presse papier
américaine a perdu plus d'un poste sur deux »,
Télérama, 5 avril 2017
25
La frustration est en effet souvent le motif commun
évoqué par ceux qui ont quitté leur employeur d'origine
pour monter leur propre entreprise de presse en ligne. C'est aussi ce que croit
savoir Sébastien Bossi, fondateur d'Ijsberg :
Les autres, les plus vieux, ils viennent de médias
en crise, avec de l'argent de côté, pour faire du journalisme
comme ils n'ont pas pu le faire. C'est beaucoup par frustration plus que de
croire en un modèle d'entreprise de presse.
|
Et il est vrai que dans notre corpus, parmi les quatre
journalistes-entrepreneurs les plus âgés, trois font état
d'une situation d'insatisfaction chronique qui a été sinon la
cause, du moins l'élément déclencheur de leur changement
de trajectoire.
Pour Raphaël Garrigos (Les Jours), c'était
une combinaison de deux facteurs :
1) une situation économique défavorable dans le
média d'origine + 2) l'envie de partir faire autre chose ;
Les Jours sont nés d'une nouvelle crise à
Libé [Libération, NDLR] on va dire, c'est-à-dire
en 2014, à l'arrivée de Patrick Drahi qui le rachète. Et
à ce moment-là se dessine la possibilité d'un plan social
qui grossit de semaine en semaine ; on se rend compte nous que ça va
devenir de plus en plus compliqué de travailler dans ce journal, et on
se dit qu'on a envie d'autre chose. On se met alors à se réunir
chaque semaine pour réfléchir à ce qu'on veut faire
ensemble et au fait de quitter Libé. Attention, on
n'était pas malheureux, mais c'était un modelé
économique bancal - d'être gratuit sur le web puis payant en
papier le lendemain, la pub aussi. La frustration qu'on pouvait ressentir
à Libé par rapport à ça on l'a
transformée.
|
Pareil pour Didier Pourquery (TheConversation
France), qui confie 1) une insatisfaction liée à la
situation actuelle + 2) le besoin de faire quelque chose de nouveau :
La prise de conscience c'est en 2014, je n'étais
plus directeur adjoint du Monde et j'étais dans un couloir avec tous les
anciens directeurs, où on faisait des petites chroniques, des petits
trucs. Moi je m'occupais de développement - les conférences, les
colloques tout ça. Je me suis dit « Mais Didier tu à 60
ans, tu vas pas attendre la retraite dans ce couloir de la mort », et
je suis parti. [...]
J'aime bien lancer des choses nouvelles sinon on s'ennuie,
et puis dans un paysage médiatique qui est en pleine recomposition, pas
en crise hein, il faut qu'il y ait ce que j'appelle des initiatives.
|
26
Pour Clémentine Forissier (Contexte), la
situation était plus confortable, mais pas pour autant satisfaisante
:
Au bout d'un moment on s'est rendus compte que le
modèle « pub + sponsoring » qui est celui d'Euractiv nous
limitait, et était problématique aux yeux du public, avec une
image de dépendance qui nous collait a la peau, qui induisait un doute
quant à notre indépendance même si on avait la certitude
d'être irréprochable. Et puis la pub on est toujours en train de
la chercher, et elle peut aussi introduire un biais, alors que l'abonnement, si
votre contenu est bon, le taux de réabonnement est bon, surtout si il
est bien ciblé. Donc on arrivait à l'idée qu'on ne
pourrait pas se développer beaucoup plus avec ce modèle la. Et
aussi on s'est dit que parler que d'Europe en France ça n'était
pas suffisant, qu'on avait un scope éditorial qui n'était pas
forcement le plus juste. On était en train de créer un sillon
dans la presse pro, or on savait qu'elle avait raté sa transition vers
le web et on s'est dit qu'on pouvait le faire.
|
A l'inverse, Laurent Mauriac (Brief.me) ne fait part
d'aucun sentiment négatif ayant induit son changement de poste. En
véritable entrepreneur, il se lance simplement sur la base d'une
idée qu'il pense être capable de concrétiser, grâce
à l'existence d'un marché. Mais nous reviendrons plus tard sur ce
point, en même temps que
27
nous expliquerons pourquoi quitter un média, surtout un
média réputé, peut s'avérer positif à moyen
terme.
Car à court terme, et malgré la satisfaction
qu'un tel projet peut apporter, cela implique surtout, pour ceux qui ont
quitté des postes confortables dans un contexte qui l'était
moins, une précarisation certaine : « On est moins bien
payés alors qu'on travaille deux fois plus, et tout peut se casser la
gueule demain » concède Raphaël Garrigos (Les
Jours) ; « Effectivement c'est une énorme
différence de statut - et de salaire bien sûr » avoue
Didier Pourquery (TheConversation France).
La crise de la presse a parfois été un
déclencheur en poussant hors des rédactions traditionnelles des
journalistes qui ne s'y retrouvaient plus. S'ils savent ce qu'ils quittent, les
journalistes-entrepreneurs en devenir ne savent pas forcément où
ils vont, et s'il y a toujours des idées, il n'y pas de poste clé
en main à l'arrivée. Heureusement que le web, grand fossoyeur de
la presse papier et des emplois qui allaient avec, offre aussi à ceux
qui savent le dompter des opportunités de taille.
B) Une solution : créer un pure player de
presse
Créer son média, a fortiori en ligne, alors que
l'on vient de quitter une rédaction qui rencontrait un certains nombres
de problèmes structurels, cela peut paraître surprenant voire
contre-intuitif35. Pourtant, pour nos interrogés,
c'était la bonne chose à faire, et ils furent loin de prendre
leur décision à la légère. Tels de
véritables entrepreneurs aguerris, ils sont passés par plusieurs
phases avant que leur projet ne devienne un véritable pure
player d'information, avec ses spécificités.
35 Le témoignage de Didier Pourquery sur les raisons qui
l'ont conduit à lancer The Conversation en France (voir annexe
n°X p.X) donne une piste qui permet de résoudre ce paradoxe
28
Pourquoi créer un média ?
Nous l'avons vu plus haut, les raisons qui ont poussé
ces journalistes-entrepreneurs à quitter leur rédaction sont
nombreuses. Mais celle que nous n'avons pas évoquée est
peut-être la plus importante : ils sont partis pour faire autre chose, et
plus spécifiquement pour porter leur projet. Ce que les entretiens nous
apprennent, c'est que cela est le résultat de plusieurs choses : un
besoin de changement, une envie de média et/ou une idée de
marché réfléchie et testée, des opportunités
saisies et des ressources mises à contribution.
Pour Raphaël Garrigos (Les Jours),
c'était déjà une façon de transformer une
situation qui ne lui convenait pas, en en tirant des leçons. :
La frustration qu'on pouvait ressentir à
Libé par rapport à [ce modèle économique] on l'a
transformée : on a fait le choix aux Jours de justement ne pas
tout traiter mais de le faire bien, en choisissant un modèle
économique très pur qui est celui de l'abonnement ; il n'y alors
pas de dépendance à la pub - qui en plus s'effondre - seulement
une dépendance à nos lecteurs.
|
Comme Les Jours, Brief.me est né
d'une idée de Laurent Mauriac, qui l'a conduit à quitter son
poste de directeur général chez Rue8936 :
L'idée est partie d'une expérience
personnelle : alors que j'étais immergé dans une rédaction
du matin au soir, j'avais en sortant des difficultés pour savoir ce
qu'il s'était vraiment passé pendant la journée. Je me
suis dit que je ne devais pas être le seul et que sauf à aller sur
réseaux sociaux et les sites d'information généraliste, il
n'y avait rien de synthétique pour avoir une vue d'ensemble sur la
journée. En plus, le mode était sous-exploité par les
médias, avec des newsletters qui ne faisaient que reprendre des titres
pour attirer sur le site, mais pas de fonctionnement propre.
|
36 On notera, et c'est étonnant, que lorsque Laurent
Mauriac aborde les conditions qui l'ont poussé à créer
Brief.me et donc à quitter Rue89, il n'aborde
nullement la situation difficile du média, comme peut le faire
Raphaël Garrigos à propos de Libération, mais
seulement l'aspect individuel, mettant l'emphase sur la dimension
d'activité et de prise de décision.
29
Car avoir besoin de changement et envie de faire quelque chose
ne suffit pas pour créer son entreprise. Les plus jeunes - Ijsberg
et l'Imprévu, revendiquent ainsi une véritable
vision entrepreneuriale : connaître son marché, avoir
laissé mûrir le projet, être passé par des phases de
test. Peut-être était-ce aussi pour eux le moyen de pallier le
manque de reconnaissance professionnelle : il est certain qu'ils ne
bénéficiaient pas auprès des investisseurs et de leur
futur public, de la même notoriété, ce qui a pu être
une difficulté supplémentaire. De l'avis des doyens, la
volonté des jeunes journalistes de créer leur propre média
relève aussi du constat qu'il n'y aura pas d'emploi pour eux dans les
journaux existants, sachant qu'ils n'ont de toute façon pas envie d'y
travailler. Ce point corrobore nos hypothèses n°1 et n°4, et
Pierre Leibovici (L'Imprevu) aussi :
Il y a un côté « On ne veut pas que
le sort qu'on nous promet nous arrive », un certain ras-le-bol des
jeunes journalistes, quant à ce qu'on leur promet comme job, parce que
pour ceux qui ont un en ils se retrouvent à bâtonner de la
dépêche alors qu'on peut rêver, et c'est bien normal
à 23 ans, de parcourir le monde, sauf qu'on se retrouve dans le sous-sol
d'un quotidien national à modifier trois mots pour le
référencement d'un article. Donc je pense que ça c'est un
vrai moteur pour les jeunes journalistes, de créer leur
entreprise.
|
Le journaliste-entrepreneur n'est pas non plus et pas
seulement qu'un idéaliste qui se lance tête baissée dans un
projet juste parce qu'il lui tient à coeur ; bien qu'il n'ait pas
été formé à l'entreprenariat, il apprend sur le
tas, au gré des rencontres. Celles-ci jouent en effet un rôle
majeur dans l'évolution du projet, et les interrogés le
reconnaissent :
On a croisé pleins de gens intéressants qui
nous ont apporté leur soutien, donc au moment de la levée de
fonds ils étaient là. C'est ça qui a fait qu'on a pu se
retrouver avec 120 000 euros dans les caisses au bout d'un an. A force de voir
des gens et de discuter d'autres projets, on s'est rendus compte qu'en fait
l'idée de base de faire des trucs cools sur Internet tout en
étant cohérents ça a été de plus en plus
vrai pour nous.
|
30
Dans ce témoignage, Sébastien Bossi
(Ijsberg) souligne un autre point important : le financement. Les
quelques subventions nouvellement allouées à la création
de médias web ne permettent pas de construire un projet, et encore moins
de se rémunérer immédiatement. Comme dans toute
entreprise, l'argent reste donc le nerf de la guerre, et la rentabilité
la condition sine qua none d'existence.
Pour les journalistes anciennement en poste, les
indemnités versées par Pôle Emploi ont constitué la
première source de revenus qui a permis de survivre sans
rémunération. Et forts de leur réputation, ils peuvent
faire valoir un argument de poids lors des demandes de financement. Un autre
élément, spécificité propre au champ
journalistique, a parfois facilité la transition : la clause de cession.
En cas de cession d'une activité ou d'une entreprise, tous les contrats
de travail en cours subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de
l'entreprise (article L 1224-1 du Code du travail). Mais les journalistes
possèdent un droit exceptionnel et dérogatoire au droit commun :
ils peuvent quitter une entreprise sans faire acte de démission
lorsqu'il y a une vente ou changement d'actionnaire principal. Le journaliste
fait alors jouer « la clause de cession » (article L7112-5 du Code du
travail). En droit, il s'agit d'une rupture du contrat de travail dans un cadre
particulier, à l'initiative du journaliste mais imputable à
l'employeur, ce qui signifie qu'elle produit tous les effets d'un
licenciement37. Les indemnités perçues a
posteriori permettent donc un complément de revenus qui peut
s'avérer utile lors de la création d'une entreprise.
Enfin, les apports personnels sont une autre forme
d'investissement à laquelle ont recours les entrepreneurs : «
J'ai mis 20 000 euros à la naissance de
L'Imprévu,
37 Information du Syndicat national des journalistes sur leur
site Internet
31
soit toute mon épargne » se rappelle
Pierre Leibovici. Car s'ils ont réfléchi longuement à la
faisabilité du projet, cela n'empêche qu'ils mettent toutes les
chances de leur côté pour que leur projet réussisse. Et ce
sans aucune garantit de retour sur investissement. Or si la rentabilité
est un objectif vital, elle ne s'accompagne pas toujours de
bénéfices mirobolants. C'est donc un vrai sacrifice que font ces
journalistes-entrepreneurs, au nom de leur projet et par passion.
Surtout que, outre cet apport personnel qui renforce
l'investissement littéral, tous lient maintenant leur avenir à
celui de leur projet : « On y passe des heures carrées, notre
avenir dépend de celui des Jours et vice versa »
insiste Raphaël Garrigos. « Mon avenir proche je le
conçois avec L'Imprévu, j'ai beaucoup de mal à
m'imaginer ailleurs » acquiesce Pierre Leibovici. Comme l'analyse
justement Clémentine Forissier (Contexte), maintenant qu'ils
sont associés et pas seulement journalistes, ils sont «
impliqués à un autre titre ». Mais aucun ne le vit
comme un poids, au contraire.
Il y a fort à parier que si ces transitions ont eu lieu
- et d'une manière aussi fluide, c'est aussi parce que le contexte y
était favorable. Outre l'inflexion du cadre législatif
grâce aux efforts du SPIIL notamment, il est aussi question d'un
réel changement du regard porté sur l'entreprenariat de presse.
En 2017, la notion de pure player de presse n'est plus
étrangère, et les journalistes qui créent leur propre
média se font de plus en plus nombreux. Les choses n'ont probablement
pas été aussi faciles pour la première
génération. Qu'en reste-t-il aujourd'hui ? Dans ce cas nous
pouvons prendre un certain recul pour analyser leur parcours et leurs choix. Le
travail de Athissingh Ramrajsingh38, qui porte plus
spécifiquement sur l'idéal-type des pure-players de
première génération (cohérence entre le projet
journalistique, la structure économique et le lien avec le lecteur)
à travers le prisme de l'économie, va notamment dans ce sens. Il
est intéressant de voir que sur les trois médias
étudiés (Bakchich, Rue89 et Mediapart), seul ce
dernier a survécu. Les deux autres ont disparu, faute de
stratégie financière efficace (ils fonctionnaient sur le
modèle de la gratuité et de la publicité). Hors au moment
de leur création, la crise de la presse n'avait pas encore fait autant
de dégâts, et il était difficile d'envisager que les
lecteurs seraient prêts à payer pour de
38 « Les pure players d'information générale :
support technologique, idéal journalistique, structure et discours
économiques », Les Enjeux de l'information et de la
communication, 2011
32
l'information sur Internet (Mediapart fonctionne
depuis sa création sur le modèle de l'abonnement). Aujourd'hui,
ce dernier est présenté comme le Graal des business
model, mais pour cela il a fallu que Mediapart ouvre la voie et
prouve que c'était la bonne stratégie. Les interrogés
confirment que ce genre de réussite rassure et permet de se lancer. Pour
Raphaël Garrigos (Les Jours), « ça devient une
vraie option pour un journaliste de créer son media, le regard a
changé ». Didier Pourquery (TheConversation) confirme
:
Lorsque j'étais aux Assises de Tours, à une
table avec Les Jours et d'autres journalistes qui ont innové,
dans la salle les gens étaient très très
intéressés, ils posaient des questions très
concrètes. A aucun moment j'ai eu le truc que j'avais dans les
années 80 « Mais expliquez moi, pourquoi un journaliste
créerait son entreprise » ? Aujourd'hui c'est naturel, on peut
le faire, et c'est bien mieux accepté.
|
Et Clémentine Forissier (Contexte) d'ajouter :
Je pense que ce qui paraissait être un truc
d'hurluberlu en 2007, où on nous regardait un peu de loin,
c'était le début des pure players - aujourd'hui on nous regarde
vraiment comme des journalistes, peu importe le support. Et pleins de projets
sont porteurs et attirants, il y a aujourd'hui une émulation qu'il n'y
avait pas en 2007. Les gens ne se disent plus aujourd'hui que ce n'est pas
possible, d'ailleurs tout est tellement remis en cause avec cette mutation dans
notre milieu que le regard change dans le même temps.
|
Si l'idée pour des journalistes de créer leur
média a fait son chemin, c'est encore plus vrai pour les médias
en ligne. Ces intuitions sont aussi validées par le deuxième
« rapport Charon » de 2015 remis à la Ministre de la Culture
d'alors,
33
Fleur Pellerin39. Dans les faits, le SPIIL est
passé de quelques membres à plus d'une centaine : cela confirme
qu'il y a une réelle effervescence dans le secteur et plutôt avec
des bons résultats car le ratio de défaillance est assez
faible.
Les spécificités des pure-players d'information
Si la crise de la presse a fait de l'essor d'Internet Ð
pour les raisons vues plus haut Ð son ennemi, ce n'est pas le cas de tout
le monde. Nombreux sont en effet les journalistes à avoir choisi ce
support pour créer leur entreprise de presse, et ce n'est pas un
hasard.40
Premièrement, ce choix relève d'une
maîtrise de l'outil et d'une connaissance du secteur. Pour les
journalistes en poste auparavant, elles furent acquises au cours de leur
carrière, comme ce fut le cas pour Pierre Leibovici chez
OWNI41, et pour Raphaël Garrigos (Les Jours) :
On était déjà au fait des
évolutions numériques, donc ça s'est fait tout seul :
dès le début on s'est dit « Un, ce sera payant, et
deux, ce sera sur Internet ». C'était logique, on s'est dit
qu'on ne lançait pas en 2016 un quotidien papier, et puis
l'économie papier est beaucoup plus lourde.
|
Quant aux plus jeunes, c'est au cours de leur formation qu'ils
ont pris le pli. Comme le souligne Jean-Marie Charon dans un autre volet de son
rapport42 « le tournant numérique a
été pris par toutes les formations reconnues (...) et s'appuie
sur les transformations des médias et les perspectives d'embauche des
élèves. » Le cas du Quatre Heures,
créé au sein du Centre de formation des Journalistes de Paris,
l'illustre bien, et explique aussi pourquoi les jeunes diplômés
sans véritable
39 J-M. Charon, Nouvelle vague de création des pure
players d'information, p.15-18, « Presse et numérique -
L'invention d'un nouvel écosystème », 2015
40 Rappelons que nous excluons volontairement, à titre
d'exemple, le fait qu'aujourd'hui la plupart des médias
développent leur activité sur le web également, devenant
des plurimédias, à ne pas confondre avec un pure-player.
41 Média d'enquête, de reportage et de
data-journalism, et dédié aux cultures numériques
ainsi qu'aux nouveaux enjeux de société. Uniquement sur Internet,
il a disparu le 21 décembre 2012.
42 J-M. Charon, Formation numérique pour tous,
p.32-34, « Presse et numérique - L'invention d'un nouvel
écosystème », 2015
34
expérience ont déjà une partie des outils
pour créer une entreprise de presse en ligne (au moins la partie presse
en ligne).
Quoi qu'il en soit, quand on lance une entreprise, les moyens
sont limités (les exemples ci-dessus n'ont pas manqué de le
montrer). Et sachant que les barrières à l'entrée sont
moindres sur Internet, ce n'était pas étonnant que les
journalistes-entrepreneurs choisissent ce support. En effet, à part les
journalistes (à qui il faut payer des salaires - en théorie), les
coûts fixes sont presque nuls et les coûts de fonctionnement aussi
(pas de rotatives et de grèves des ouvriers, pas de frais d'envoi). Cela
explique clairement, en plus des évolutions de comportements de lectures
mentionnées plus haut, pourquoi le nombre pure-player qui se
créent est bien supérieur à celui des nouveaux
médias papiers.
Ce n'est pas entièrement le propos de notre travail,
mais il convient de préciser aussi - car c'est une de leur
spécificité - que les pure-players d'information, encore plus que
les rédactions web adossées aux grands médias,
fonctionnent avec des règles de narration et un rapport au public
modifiés43 : le recours au multimédias, aux
enquêtes au long cours ou à un rythme beaucoup plus lent pour les
premières, et la participation des lecteurs à la rédaction
des articles pour le second. Si l'on conçoit que ces formes
répondent à une demande, comme l'avancent les entrepreneurs,
alors elles peuvent aussi expliquer le succès de ces pure-players. C'est
un aspect qui peut-être mériterait d'être approfondi dans un
travail complémentaire.
43 C. Fay. Média, support, temporalité : le
cas des pure-players de presse. Sciences de l'information et de la
communication. 2014
35
CONCLUSION GÉNÉRALE
Tout au long de ce travail, nous avons cherché à
comprendre en quoi les créations de média web par les
journalistes sont une réponse de leur part à la crise de la
presse. En s'intéressant au profil de ces «
journalistes-entrepreneurs », nous avons abordé d'autres
thématiques (histoire de la construction professionnelle et syndicale du
journalisme, crise de la presse) qui permettent de mieux comprendre l'enjeu
actuel du sujet. Nous avons aussi élaboré et cherché
à vérifier quatre hypothèses de recherche.
Nous l'avons vu, la création de média est un
moyen pour les journalistes de pallier les difficultés d'insertion dans
le métier, de passer à une précarité voulue
plutôt que de la subir. Ils sont conscients de la situation actuelle dans
la presse, et prennent en main leur trajectoire professionnelle, que ce soit en
créant un média directement à l'issue de leur formation ou
lors d'un plan social. L'hypothèse n°1 est donc validée.
Ensuite, certains de ces créateurs de médias
n'ont pas les mêmes représentations du métier de
journaliste que leurs aînés, et la notion de carrière ne
fait pas autant sens pour eux. Néanmoins, cela n'a pas forcément
à voir avec l'âge ou l'expérience, et au vu de
l'échantillon restreint, on ne peut donc extrapoler sur les
paramètres qui influent sur ces notions. L'hypothèse n°2
n'est donc pas complètement validée.
Par ailleurs, créer un média se
révèle aussi pour les jeunes journalistes un moyen
d'acquérir un panel de compétences plus large. Préparer un
business plan, trouver des investisseurs, porter plusieurs casquettes au
quotidien... Cela s'avère parfois une stratégie en soi pour se
différencier sur le marché du travail, dans la logique de la
première hypothèse vue plus haut. Comme elle, l'hypothèse
n°3 est donc validée.
Enfin, nous avons pu valider la quatrième et
dernière hypothèse en ce qui concerne le lien entre
création de média et insatisfaction des journalistes : les
entrepreneurs interrogés ont confié à plusieurs reprises
que la naissance de leur entreprise de presse était
corrélée au fait de ne pas se retrouver dans l'offre qui leur est
proposée, en tant que lecteur et/ou en tant qu'employé.
36
Si ces résultats ne sont pas surprenants, il convient
de nuancer le propos. En effet, « on ne trouve que ce que l'on cherche
» : nos résultats ont probablement été
orientés par notre angle de recherche et nos questions. Alors est-ce que
l'issue de cette recherche aurait été différente si les
questions l'avaient été ? Ici la quantification pourrait avoir un
intérêt pour systématiser les résultats.
Notre réflexion ne s'arrête pas là, et un
travail d'approfondissement pourrait se concentrer sur les aspects
économiques relatifs aux pure players que nous avons soulevés. La
rédaction des Jours a ainsi soufflé le 19 mai dernier sa
première bougie en ouvrant son capital à ses lecteurs, ce qui
soulève un certain nombre de questions plus globales : Quel futur pour
ces pure players ? Cette émulation ne va-t-elle pas se tasser ? Peut-on
parler de bulle qui va inévitablement éclater ? Les formes de
financements ont-elles un impact sur la rentabilité à long terme
? Quid du financement participatif ? Que signifie le fait qu'un
produit « appartienne » à ses clients ? Autant de questions
auxquelles il serait bon de répondre dans un travail annexe.
37
BILIOGRAPHIE INDICATIVE ET SOURCES
Ouvrages académiques
- Alter Norbert : Les logiques de l'innovation Ð Approche
pluridisciplinaire, Paris, La Découverte, 2002
- Berger L. Peter, Luckmann Thomas, 1966, La construction
sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck,
1986
- Cagé Julia : L'information à tout
prix, Paris, Institution National de l'Audiovisuel, 2017
- Duval Julien : Critique de la raison journalistique
- Les transformations de la presse économique en France,
Paris, Ed. Le Seuil, coll. Liber, 2004
- Grossetti Michel, Chauvin Pierre-Marie et Zalio Pierre-Paul
: Dictionnaire sociologique de l'entreprenariat, Paris, Presses de
Science Po, 2014
- Le Bohec Jacques : Les mythes professionnels
des journalistes. L'état des lieux en France, Paris, L'Harmattan,
2000
- Rostaing Corinne : « Carrière », in
Paugam Serge (dir.), Les 100 mots de la sociologie, Paris,
Presses universitaires de France, coll. « Que Sais-Je ? », 2010
- Ruellan Denis : Le professionnalisme du flou Ð
identités et savoir-faire des journalistes français, Paris,
PUG, 1992
- Sainsaulieu Renaud : L'identité au travail,
2ème édition 1985, Paris, Presses de la Fondation Nationale des
Sciences Politiques, 1977
38
Articles universitaires
- Alter Norbert, « Innovation et organisation : deux
légitimités en concurrence », Revue française de
sociologie, XXXIV, 1993, consulté le 15 avril 2017. Disponible sur
:
http://www.persee.fr/doc/rfsoc
0035-2969 1993 num 34 2 4240
- Fay Colin : « Média, support, temporalité :
le cas des pure-players de presse ». Sciences de l'information et de
la communication, 2014, consulté le 2 avril 2017. Disponible sur
:
https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01130211/document
- Ramrajsingh Athissingh : « Les pure players d'information
générale : support technologique, idéal journalistique,
structure et discours économiques », Les Enjeux de
l'information et de la communication (n°12), p. 143-162, 2011,
consulté le 2 avril 2017. Disponible sur :
https://www.cairn.info/revue-les-enjeux-de-l-information-et-de-la-communication-2011-1-page-143.htm
- Ringoot Roselyne et Ruellan Denis : « Ordre, flou et
dispersion, Le journalisme comme invention permanente et collective »,
Brazilian Journalism Research,
Volume 3, Number 2, Semester II 2007. Disponible sur :
http://surlejournalisme.com/?page
id=132
Articles de presse
- Benkoil Dorian: « Business, Entrepreneurial Skills Come to
Journalism School »,
Mediashift, 2013, consulté le 13 avril 2017.
Disponible sur :
http://mediashift.org/2010/09/business-entrepreneurial-skills-come-to-journalism-school246/
- Dussueil Jeanne : « Les idées (presque) neuves
du rapport Charon pour la presse - Pour les publicitaires, les patrons de
presse... »,
Frenchweb.fr, 2015,
consulté le 27 mars 2017. Disponible sur
http://www.frenchweb.fr/les-idees-presque-neuves-du-rapport-charon-pour-la-presse/198213
39
- Franck-Dumas Élizabeth : « Pourquoi les journaux
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10 juin 2013, consulté le 22 avril 2017. Disponible sur
:
http://next.liberation.fr/arts/2013/06/10/pourquoi-les-journaux-meurent-ils
908461
- Maire Jérémie : « Jean-Marie Charon :
«La presse est plus dans une situation de réinvention qu'en
crise» », Télérama, le 18 mars 2017,
consulté le 22 avril 2017. Disponible sur :
http://www.telerama.fr/medias/jean-marie-charon-la-presse-est-plus-dans-une-situation-de-reinvention-qu-en-crise,155519.php
- Maire Jérémie : « En quinze ans, la
presse papier américaine a perdu plus d'un poste sur deux »,
Télérama, 5 avril 2017, consulté le 22 avril
2017. Disponible sur :
http://www.telerama.fr/medias/en-quinze-ans-la-presse-papier-americaine-a-perdu-plus-d-un-poste-sur-deux,156391.php
- Makouke Marie-Laure. : « Crise de la presse : les
journaux papier condamnés à disparaître ? »,
Terrafemina, 10 août 2012, consulté le 21 avril 2017.
Disponible sur :
http://www.terrafemina.com/culture/medias/articles/16403-crise-de-la-presse-les-journaux-papier-condamnes-a-disparaitre-.html
- Riché Pascal : « Presse web : une nouvelle vague
se prépare, attention les yeux ! », Le Nouvel Obs.fr, le
28 janvier 2014, consulté le 18 mars 2017.
Disponible sur :
http://tempsreel.nouvelobs.com/rue89/rue89- medias/20140128.RUE1689/presse-web-une-nouvelle-vague-se-prepare-attention-les-yeux.html
Pages web
- Antheaume Alice : « Le futur du journaliste ? Apprendre
à entreprendre », W.I.P Work In Progress, Slate, 2010,
consulté le 13 avril 2017. Disponible sur :
http://blog.slate.fr/labo-journalisme-sciences-po/tag/journaliste-entrepreneur/
- Lagelier Nicolas « La montée des
journalistes-entrepreneurs », novembre 2009, disponible sur
https://www.fpjq.org/la-montee-du-journaliste-entrepreneur/
40
- Pruvost Geneviève : « Récit de vie »,
Sociologie [En ligne], Les 100 mots de la sociologie, mis en ligne le
01 mars 2011, consulté le 05 janvier 2017. Disponible sur :
http://sociologie.revues.org/671
- SNJ : « Journalistes auto-entrepreneur, c'est la mort de
la profession ! », communiqué, Acrimed, le 18 mars 2016,
consulté le 22 avril 2017. Disponible sur :
http://www.acrimed.org/Journalistes-auto-entrepreneurs-c-est-la-mort-de-la-profession
Rapports
- Charon Jean-Marie : « Presse et numérique -
L'invention d'un nouvel
écosystème » 2015, consulté le 26 mars
2017. Disponible sur :
https://fr.slideshare.net/Mediatrend/rapport-eanmarie-charon
41
ANNEXES
Annexe n°1 : Guide d'entretiens
Notes : Ces entretiens se veulent semi-directifs, le but
étant de laisser un maximum de marge à l'enquêté
dans ses réponses, tout en gardant un certain contrôle sur la
direction de l'entretien pour ne pas éluder de points. On attend qu'un
certain nombre de concepts soient abordés dans les réponses :
s'ils ne sont pas directement soulevés par les questions, il faudra les
aborder dans un second temps.
Thématiques principales : trajectoire,
carrière, projets/avenir/objectifs, mythes, réalités,
identité professionnelle, appartenance, autonomie,
précarité, journalisme, entreprenariat, profil &
motivations
1) Pouvez-vous me raconter la création de X (le
média en question) ? (Doit aborder comment a eu l'idée/l'a
réalisée, pourquoi, etc)
2) Quelle a été votre trajectoire avant ?
Comment êtes vous arrivé-e jusque là ?
3) Quelles sont vos conditions de travail aujourd'hui ?
4) Selon vous, qu'est-ce qui pourrait pousser des jeunes
journalistes à créer leur média ?
5) Quels sont vos projets/avenir/objectifs aujourd'hui ?
6) La notion de carrière fait-elle sens pour vous ?
7) Trouvez-vous que le regard sur l'entrepreneuriat des
journalistes a changé ? En quoi ?
42
Annexe n°2 : Entretien avec Raphaël Garrigos,
cofondateur des Jours, réalisé le vendredi 17
février
Maëlle Lafond : Pouvez-vous me raconter la
création des Jours ?
Raphaël Garrigos : On est neuf co-fondateurs des
Jours, dont huit venants de Libé. Les Jours
sont nés d'une nouvelle crise à Libé on va
dire, c'est-à-dire en 2014, à l'arrivée de Patrick Drahi
qui le rachète. Et à ce moment-là se dessine la
possibilité d'un plan social qui grossit de semaine en semaine ; on se
rend compte nous que ça va devenir de plus en plus compliqué de
travailler dans ce journal, et on se dit qu'on a envie d'autre chose. On se met
alors à se réunir chaque semaine pour réfléchir
à ce qu'on veut faire ensemble et au fait de quitter
Libé.
C'était des choix de chacun, des choix de vie ; on
avait tous un peu de bouteille à Libé et au web, on en
avait fait un peu le tour. On avait déjà eu l'envie de quitter le
navire, mais comme on s'était toujours vu comme journalistes à
Libé plus que journalistes tout court, on ne se voyait pas
partir ailleurs sauf en créant notre journal. Attention, on
n'était pas malheureux, mais c'était un modelé
économique bancal - d'être gratuit sur le web puis payant en
papier le lendemain, la pub aussi. La frustration qu'on pouvait ressentir
à Libé par rapport à ça on l'a
transformée : on a fait le choix aux Jours de justement ne pas
tout traiter mais de le faire bien, en choisissant un modèle
économique très pur qui est celui de l'abonnement ; il n'y alors
pas de dépendance à la pub - qui en plus s'effondre - seulement
une dépendance à nos lecteurs.
ML : Quelle a été votre trajectoire avant ?
Comment êtes-vous arrivé jusque-là ? RG : On a tous
fait notre début de carrière à Libé, et
avant ça des études longues mais pas en journalisme. En fait deux
d'entre nous ont été longtemps pigistes avant
Libé. Et Augustin Naepels, directeur financier, ne venait pas
de Libé : il était auditeur au départ, et est parti parce
qu'il n'en pouvait plus. Il avait monté sa boîte de billetterie en
ligne, on l'a reçu et il n'est plus jamais parti. Il est vital pour
nous, on était des journalistes avec cette image de libé, on n'y
connaissait rien à l'argent et on avait besoin de lui.
ML : Dans quel cadre l'avez-vous reçu ?
RG : On a reçu des développeurs, les gens de
Rue 89, le scénariste de « Un village français
» - car les séries sont une manière de faire du
journalisme.
43
C'était « Les apéros de l'avenir »,
tous les jeudis avec un thème et un invité. Ça a
commencé au printemps 2014 ; le plan social est arrivé en
septembre suivant, puis les premiers départs volontaires se sont
échelonnés de novembre 2014 au printemps 2015. A ce moment, en
mars 2015, on avait juste une landing page et une newsletter
hebdomadaire. Le lancement officiel des Jours c'était le 11
février 2016.
ML : Quelles sont vos conditions de travail aujourd'hui
?
RG : Elles sont précaires, c'est sûr.
Aujourd'hui, on a 7 300 abonnés, alors que l'équilibre demande le
double : tout peut se casser la gueule demain. On a commencé à se
payer à l'automne dernier - ce qui est important parce qu'avant on
était sur Pole emploi - on est moins bien payés alors qu'on
travaille deux fois plus. Mais c'est la satisfaction de tous les jours de
créer quelque chose qui nous tient. Même si Libé
était déjà sans argent, là c'est un autre
niveau : on a pas de téléphone fixe, pas d'ordi fixe, on paye nos
forfaits. Et ce qui nous prend le plus de temps au final ce n'est pas le
journalisme, c'est tout le reste : répondre aux étudiants, faire
des choix sur tout ce qui est essentiel comme chercher des investisseurs, le
service après-vente, monter des dossiers de fonds d'aide publics ou
privés.
C'est vrai que c'est peut-être cette partie
administrative qu'on ne mesurait presque pas : on fait toujours autant de
journalisme on a juste rajouté énormément d'administratif.
On adorerait pouvoir payer quelqu'un pour le faire mais l'argent ne se trouve
pas facilement ; surtout quand on lance un média, ça n'a pas
bonne presse. C'est plus facile quand on lance une start-up de robotique qu'un
média, parce qu'on a l'idée que ce n'est pas rentable. Cela dit
pour nous il n'y a pas d'indépendance sans rentabilité.
(Silence). On n'a aucun regret, et je pense même que si Les
Jours devaient s'arrêter, je ne serai pas capable de
réintégrer une grande rédaction.
ML : Selon vous ce serait souhaitable pour les
journalistes d'être formés à ces deux casquettes ?
RG : Peut-être que tout le monde devrait savoir comment
fonctionne un média, mais je crois qu'un jeune journaliste ne devrait
pas être autre chose qu'un journaliste ; je suis toujours circonspect par
ces jeunes diplômés qui montent leur entreprise directement. Nous,
on avait cette chance, cette étiquette presque de
44
Libé, comme une gageure : je me rappelle, le
nombre de followers montaient d'une manière vertigineuse, et
les dons aussi Ð même si on n'avait rien à montrer à
cette époque-là, c'était hyper indispensable d'avoir cette
expérience avec nous.
ML : Selon vous, qu'est-ce qui pourrait pousser des jeunes
journalistes à créer leur média ?
RG : On le voit, ils ont l'impression qu'il n'y aura pas de
boulot dans les journaux existants, et puis ils n'ont pas envie d'y travailler
Ð ce que je comprends. Mais je trouve ça risqué, sauf
à avoir une idée formidable qui cartonne déjà. Il y
a des choses qui fonctionnent (Ulyces, Le Quatre heures) mais ils sont
déjà dans la super niche. Et puis dans le cas d'Ulyces,
je crois que c'est eux qui font ça, je trouve le fait d'avoir recours
au brand content pour financer l'activité journalistique un peu
délicat. Après eux ils faisaient ça avec des gens beaucoup
plus jeunes et polyvalents sur le web Ð ce qui a surement été
un avantage pour eux. Alors que nous on avait plus cette image de journalistes
venant du papier, alors qu'on était déjà au fait des
évolutions numériques.
ML : D'ailleurs comment s'est faite cette transition entre
le papier de Libé et le web des Jours ?
RG : Ca s'est fait tout seul : dès le début on
s'est dit « Un, ce sera payant, et deux, ce sera sur Internet ».
C'était logique, on s'est dit qu'on ne lançait pas en 2016 un
quotidien papier, et puis l'économie papier est beaucoup plus lourde.
Après je reste persuadée que Libé n'a pas tout
fait pour sauver le papier.
ML : C'est-à-dire ?
RG : On avait des idées, il y a eu une grande
consultation auprès des salariés au moment où Libé
allait déposer le bilan ; c'est un peu là que sont vraiment
nés Les Jours d'ailleurs. A ce moment, il y a eu 200
suggestions, mises sur un Google doc de 600 pages. Mais quand Joffrin est
revenu et Drahi est arrivé, c'est passé à la trappe, alors
on a repris nos suggestions et on est partis. On avait déjà
l'idée des obsessions par exemple.
ML : Quels sont vos projets/objectifs aujourd'hui ? Comment
voyez-vous l'avenir ? RG : Pour nous tous, notre avenir est intimement
lié aux Jours parce qu'on y passe des heures carrées,
notre avenir dépend de celui des Jours et vice versa. D'ici un
mois, on devrait lancer une appli Ð on ne voulait pas le faire trop vite
parce
45
qu'on pensait que ça coûterait très cher
Ð mais on a vu que c'était une vraie demande des lecteurs. Il y aura
aussi une V2 du site qui va se déployer Ð après on est sur
internet donc on améliore constamment : on n'a pas de section
commentaires mais on est très attachés à discuter avec les
lecteurs : récemment on leur a transmis un questionnaire de «
satisfaction » par exemple. On veut depuis longtemps organiser des
réunions mensuelles avec les lecteurs - pas seulement qu'à Paris,
surtout pas qu'à Paris - hélas on manque de temps pour le
faire.
Quant à mon avenir perso je le lit totalement aux
Jours, j'ai encore pleins de projets journalistiques que j'ai envie de
faire ou que d'autres fassent.
ML : La notion de carrière fait-elle sens pour vous
?
RG : La carrière c'est compliqué Ð Isabelle
et moi l'idée qu'on avait c'était d'être journalistes
à Libé, on l'est devenus. On est devenus ensuite chefs de
service. Notre envie dans notre carrière c'était d'écrire,
même maintenant dans nos postes plus éditoriaux. Et si un jour il
n'y a plus les Jours, je continuerai à écrire,
peut-être des livres, mais à écrire c'est sûr.
ML : Donc une carrière dans l'écriture
?
RG : Oui, je n'ai pas l'ambition de devenir directeur de la
rédaction du Monde Ð je ne dis pas que je n'y
réfléchirai pas mais ça me semble totalement
surréaliste. En plus sur la carrière, dans la presse
écrite ... Ce ne sont pas des métiers où on fait
carrière, où on se retrouve avec des monceaux d'argents Ð
enfin certains y arrivent.
ML : Vous opposez faire carrière dans le
journalisme et gagner beaucoup d'argent ?
RG : Pas forcément, mais c'est sûr que ça
ne va pas tout le temps de pair. Si j'avais voulu gagner de l'argent j'aurais
accepté des propositions qu'on a pu nous faire, de travailler à
la télé ou dans d'autres médias mais pour moi ce n'est
plus du journalisme c'est un travail alimentaire.
ML : Trouvez-vous que le regard sur l'entrepreneuriat des
journalistes a changé ? RG : Je ne sais pas, je pense que c'est en
train de changer Ð il y a pas mal de journaux, de gens qui se lancent :
avant nous il y a quand même eu Médiapart, Rue 89, XXI, La
Revue Dessinée : ça devient une vraie option un journaliste
qui
46
crée son media, donc oui le regard a changé.
Mais je sais que quand j'en parle aux journalistes de Libé, ils me
demandent si ça va avec un regard dépité alors que ma
situation est bien plus enviable à la leur. Même si ils ont une
sécurité de l'emploi que l'on n'a pas, c'est sûr. C'est un
vrai risque.
ML : Quand on efface la ligne entre entreprenariat et
journalisme, on voit les choses différemment ?
RG : On ne l'a pas du tout effacée, on est d'abord
journalistes : je sais quels choix éditoriaux feraient un entrepreneur
et je ne les ferai pas juste parce qu'ils rapportent. A l'inverse on est quand
même une entreprise donc le jour où un sujet n'intéresse
plus que le journaliste, on l'arrête. Une entreprise oui mais de presse :
quand on va voir Xavier Niel pour qu'il nous finance, on y va pas en tant que
journaliste. Après on n'a pas été confrontés au
fait de devoir écrire sur lui -mais on ne se l'interdit pas, et il nous
l'a même expressément demandé. Après il a le beau
rôle, mais ce n'est pas pour contrôler de l'info qu'il a investi
dans Les Jours ; et ce serait malvenu avec nous.
47
Annexe n°3 : Entretien avec Laurent Mauriac, fondateur
de Brief.me, réalisé le vendredi 3 mars
Maëlle Lafond : Pouvez-vous me raconter la
création de Brief.me ?
Laurent Mauriac : L'idée est partie d'une
expérience personnelle. Je suis un ancien de Rue 89,
j'étais directeur général, et même immergé
dans une rédaction j'avais le soir en sortant des difficultés
pour savoir si ce qu'il s'était vraiment passé pendant la
journée. Je me suis dit que je ne devais pas être le seul et que
sauf à aller sur réseaux sociaux et les sites d'information
généraliste, il n'y avait rien de synthétique pour avoir
une vue d'ensemble sur la journée. En plus, le mode était
sous-exploité par média, avec des newsletters qui ne faisaient
que reprendre des titres pour attirer sur le site, mais pas de fonctionnement
propre.
ML : Comment s'est faite la transition entre Rue 89 et
Brief.me ?
LM : Je me suis associé avec des gens qui croyaient en
l'idée et j'ai quitté Rue 89. Le but c'était de
tester l'idée, de voir si et comment le projet allait prendre.
ML : Le passage de journaliste à entrepreneur s'est
fait naturellement donc ?
LM : Oui surtout que je suis toujours journaliste, en tant que
rédacteur en chef je cherche à écrire un maximum.
ML : Quelles sont vos conditions de travail aujourd'hui
?
LM : Etre entrepreneur ça veut dire travailler plus que
les autres, qu'on ne se paye pas forcément, au début
j'étais rémunéré par Pôle Emploi. Et puis
évidemment ça implique beaucoup de risques et de
responsabilité, vu que je ne suis plus juste journaliste mais aussi chef
d'entreprise.
ML : La notion de carrière fait-elle sens pour vous
?
LM : Moi je parle plutôt de parcours, de parcours
professionnelle, mais j'ai toujours essayé de réunir trois
dimensions dans celui-ci : le journalisme, développer des projets et les
nouvelles technologies. Et là avec Brief.me c'est la
consécration.
ML : Vous avez des projets, des objectifs à ce jour
? Pour Brief.me ou plus personnellement ?
48
LM : On n'est pas encore à l'équilibre
économique donc on y travaille, mais pour l'instant je me concentre sur
ça, et ça suffit à m'occuper largement.
ML : Selon vous, qu'est-ce qui pousse les journalistes
à créer leur média ?
LM : Je dirais le fait de voir qu'il y a des besoins qui ne
sont pas couverts, qu'on peut faire mieux ; nous à Libé,
quand on a créé Rue 89, c'est parce que nos envies et
nos idées n'étaient pas applicables pour pleins de raisons, donc
c'était nécessaire. Ca a un avantage, on part d'une page blanche
donc on a une liberté totale mais du coup tout est à faire : il
faut se construire une marque, une réputation, et ça c'est
dur.
ML : Vous avez créé Brief.me avec une longue
expérience en journalisme, mais que pensez-vous de ces jeunes qui se
lancent dès la sortie de l'école ?
LM : C'est très bien, ça se fait dans beaucoup
de secteurs sans qu'on se pose la question, mais c'est bien d'avoir quand
même une formation à la création d'entreprise, que ce soit
pendant études ou après, comme dans la réflexion sur les
incubateurs de média, avec des outils marketing etc. C'est vraiment
nécessaire, car il y a une vraie différence entre être un
bon journaliste et réussir sa création d'entreprise. Si nous on
n'est pas les deux, il faut avoir dans son équipe des gens qui savent le
faire.
ML : Pensez-vous que le regard sur la création de
médias ait évolué ?
LM : Je ne sais pas, je suis vraiment dedans donc c'est
difficile à dire, mais il y a eu une réelle inflexion de la part
des pouvoirs publics, considérant que ces nouveaux projets
étaient une garantie de pluralisme du journalisme. Il y a eu un certain
nombre de projets de soutien à la presse, donc ça je pense que
ça va dans le bon sens. C'est vrai qu'il y a de plus en plus de projets,
qui fonctionnent, Médiapart est une très belle réussite
donc je pense qu'il y a une banalisation de cet esprit d'entrepreneur dans le
secteur des médias, donc ça va dans le bon sens. D'ailleurs c'est
intéressant de voir que le SPIL est passé de quelques membres
à plusieurs centaines, ça montre qu'il y a une espèce
d'effervescence dans le secteur et plutôt avec des bons résultats
car le ratio de défaillance est assez faible.
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Annexe n°4 : Entretien avec Pierre Leibovici,
fondateur de L'Imprévu, réalisé le mardi 28 mars
Maëlle Lafond : Pouvez-vous me raconter la
création de L'Imprévu ?
Pierre Leibovici : Il est important de savoir que
j'étais pas tout seul : on était deux, Claire Bertellemi et
moi-même, chez OWNI, c'est là bas qu'on s'est rencontrés.
Il se trouve qu'on a continué à se voir et avec des anciens
collègues après la disparition d'OWNI en décembre 2012. On
a pris des chemins différents, j'ai terminé mes études,
j'ai bossé pour une start-up marketing qui cherchait à
développer solution marketing de fact-checking. C'est le seul
écart que j'ai pu faire. Et je crois que c'est là qu'est
née cette envie de créer mon média : je découvrais
pleins de nouvelles choses, d'où venait ma fiche de paie pour la
première fois, c'est vrai qu'en tant que journalistes on sait jamais
trop. Donc cette fonction dans cette start-up m'a ouvert les yeux. Et puis de
fil en aiguille, d'apéro en apéro avec les anciens
collègues d'OWNI on est arrivés à la conclusion qu'on
voulait créer quel chose de nouveau, pas un autre OWNI mais retrouver
une liberté éditoriale ; il y a aussi un aspect qui
dépasse le cadre professionnel : en tant que lecteur/spectateur on
était très frustrés par l'actualité qui se
répétait, par le fait qu'on oublie du jour au lendemain ce qu'il
se passait ; c'est quelque chose qui m'énervait parce que je pense que
c'est un problème démocratique.
C'est un constat qu'on a partagé et on était un
peu les seuls à vouloir lutter contre l'amnésie des
médias, alors on a décidé de lutter sur le web. Au
début ça devait être une sorte de blog au mieux
structuré sur la forme d'une association donc pas du tout qui nous
permette de vivre à temps plein hein. Et puis on avançait on
avançait, on rencontrait des graphistes, des gens comme ça,
jusqu'à un entrepreneur de presse : on est ressortis de là, au
bout d'une heure, en se disant qu'on allait créer une entreprise de
presse. Cette personne était la preuve vivante que c'était
possible, et elle s'est tout de suite identifiée à notre projet
éditoriale, en nous disant que la meilleure chose à faire pour
que ça marche est d'essayer d'en vivre. Ça c'était en mai
2014, je travaillais au web de France 2 au web d'Envoyé
spécial, Claire aussi, c'était pas un hasard. On a
quitté nos postes en juillet 2014 et on s'est mis à temps pleins
à ce moment là, et on y est toujours. Je ne pensais pas avoir une
propension à créer une boîte, mais ça m'a clairement
aidé de passer par le marketing, ça m'a donné des
perspectives. Et puis on essayait de
créer d'abord un média pour les lecteurs, le but
ce n'était de pas de se faire plaisir en tant que journaliste donc on a
décidé de se lancer.
ML : Quel a été votre parcours jusque
là ?
PL : J'ai fait des études généralistes,
puis 5 mois à Montréal en journalisme mais ce n'était pas
énorme, ensuite je suis parti en stage chez OWNI avec lequel j'ai
commencé à bosser par piges. J'ai continué mes
études par un master 1 de communication à Paris 3, mon
rédac chef m'avait dit que je n'avais pas besoin d'une école,
sauf pour le réseau, mais que l'important c'était que je sois sur
le terrain. D'autant que je faisais du développement web a coté,
une passion d'ado que j'avais gardé, donc je ne m'inquiétais pas
trop de mon insertion dans le journalisme. En M2 j'ai fait une année au
Celsa en en création de contenu média, c'était assez loin
du journalisme mais j'avais déjà un pied dedans.
ML : Quelles sont vos conditions de travail ?
PL : Elles ont été assez variables au long de
l'histoire, là je suis salarié depuis quelques mois et avant je
dépendais des allocations chômage puisque je travaille depuis que
je suis étudiant. En terme de salaire, ça ne va pas chercher
loin, on est à peu à 1 500 euros par mois et c'est pareil pour
tout le monde. C'est pas énorme donc je pense que le terme sacrifice
prend tout son sens, mais c'est un sacrifice qu'on fait avec plaisir
évidemment. Ca a surtout pesé au début, j'ai mis 20 000
euros à la naissance de l'Imprévu, soit toute mon
épargne. Après le fait d'être chez Pôle Emploi
ça n'a pas été facile parce que ce n'est pas une structure
qui encourage la création d'entreprise. Ça c'est ce qui pour le
côté financier, après je ressens pas du tout le besoin de
gagner le salaire d'un patron de presse, c'est pas du tout le but, et là
je parle pour nous 3, tant qu'on arrive à gagner des abonnés et
à montrer que ça marche c'est le principal. Forcément
niveau horaires je bosse plus que si j'étais ailleurs c'est sûr,
pendant un temps je faisais même deux jobs en même temps - France 2
plus 2 jours pour L'Imprévu, sans parler du travail le soir.
Après on ne l'aurait pas fait si ça n'avait pas
été notre projet, je ne suis pas du genre à compter mes
heures mais je sais que dans une autre structure c'aurait été des
horaires moindres.
50
ML : Selon vous, qu'est-ce qui pousse les journalistes
à créer leur média ?
51
PL : Il y a tout un tas de critères qui se
mélangent je pense : l'insécurité sur le marché des
journalistes avant même qu'ils ne soient arrivés dessus ; c'est ce
que j'entends de profs, en me disant que dans 5 ans la moitié ne sera
plus journaliste. Il y a un côté « On ne veut pas que le sort
qu'on nous promet nous arrive », tout simplement. Après plus
pragmatiquement, il y a des exemples comme le Quatre heures et le 8e
étage, qui ont montré la voie : qui n'ont pas montré que
c'était rentable et que ça allait forcément marcher hein,
ça c'est important ; et puis c'est pas la même ambition, aucun
d'entre eux n'est à plein temps, ils n'ont pas d'ambition de se
salarier. Mais des exemples nouveaux ça motive, et les anciens
(Médiapart et Arrêt sur image) ça aide
aussi, parce qu'eux clairement marchent grâce à leurs abonnements.
Est-ce que aujourd'hui il n'y a pas aussi un cadre législatif plus
favorable ? Je pense aux bourses pour l'émergence, voilà, on peut
y aller même sans être spécialisé. Et puis plus
largement, pour des raisons plus journalistiques je pense, il y a un certain
ras-le-bol des jeunes journalistes, quant a ce qu'on leur promet comme job,
parce que pour ceux qui ont un en ils se retrouvent à bâtonner de
la dépêche alors qu'on peut rêver, et c'est bien normal
à 23 ans, de parcourir le monde, sauf qu'on se retrouve dans le sous-sol
d'un quotidien national à modifier trois mots pour le
référencement d'un article. Donc je pense que ça c'est un
vrai moteur pour les jeunes journalistes, de créer leur entreprise.
ML : Vous avez des projets, des objectifs à ce jour
? Pour L'Imprévu ou plus personnellement ?
PL : Mon avenir proche je le conçois avec
L'Imprévu, j'ai beaucoup de mal à m'imaginer ailleurs,
de temps en temps ça m'arrive et c'est important de se demander ce qu'il
pourrait se passer ailleurs, mais je sais pas j'ai beaucoup de mal à
m'imaginer, je sais pas quelle échelle, quelle temporalité,
quelle géographie, je peux pas le dire. Surtout, le fait de créer
une entreprise de presse ça brouille les pistes de ce qu'on sait faire,
j'ai un parcours de journaliste mais là je ne le suis plus qu'à
5%. Sur une journée type j'écris très très peu, ce
qui n'est pas le cas de Thomas et Claire. Je me retrouve a faire beaucoup
de community management, de communication visuelle, et du
développement au sens large : de la compta, des finances... Tout
ça fait qu'il y a plein de pages qui s'écrivent aujourd'hui,
que
52
c'est dur de se projeter si ce n'est un poste dans une autre
entreprise de presse qui se créerait, un autre projet dans lequel je me
lancerais.
Pour L'Imprévu on est dans une année
charnière, on vient de lancer le site payant, on a pas eu autant
d'abonnés qu'espéré mais on se rend compte que
c'était difficile avec notre positionnement. Mais on se
démoralise pas surtout qu'on a pas mal de projets qui se lancent, pas
mal de raison qui font que l'année va progresser et qu'on
intéressera peut être des investisseurs et donc solidifier tout ce
qui est finance.
Donc bref, tout ça pour dire que dans 6 mois je ne
saurais pas mais là on est vraiment très confiants, hormis ces
abonnés qui ne sont pas aussi nombreux qu'espérés, tout
est dans l'ordre.
ML : La notion de carrière fait-elle sens pour vous
?
PL : Là je parle vraiment pour moi, j'ai une certain
ambition, pas de gagner des milles et des cents, mais plus de laisser une
empreinte dans la chose qui me passionne aujourd'hui : les médias. Donc
une petite empreinte, mais je constate qu'il y a des problèmes auxquels
je souhaite apporte une solution. Donc peut être que ma carrière
va aller dans ce sens et ce serait super, après peut-être que
ça ira dans une toute autre direction, que c'est un milieu qui me
dégoutera un jour et que j'aurais envie de quitter, ce qui n'est pas a
exclure.
En terme de carrière je pense que ça va
être plus difficile qu'autre chose d'aller voir un média en lui
disant « Voilà ce que je sais faire. » Savoir faire
un peu de tout ce n'est pas dit que ça plaise aux recruteurs. Mais pour
autant je me fais pas de soucis, je pense qu'on a acquis une certaine
renommé dans le milieu des jeunes médias en ligne et
c'était pas gagné, donc je pense que ça peut jouer le
rôle d'une carte de visite clairement.
ML : Pensez-vous que le regard sur la création de
médias par les journalistes ait évolué ?
PL : Cette double casquette n'est pas perçue
négativement je pense, on fait beaucoup de formation à
L'Imprévu avec des journalistes pas du tout dans le milieu du
web, et en général c'est plutôt un parcours qui est assez
valorisé. Assez incompréhensible aussi, pour certains pour qui il
y a une frontière très nette et qui ne voient pas comment
concilier ces deux parcours Ð ça c'est plutôt les « vieux
»,
53
pas en forcément en âge mais en
expérience. Et puis pour des gens dans des énormes machines avec
une parole qui a beaucoup de poids, le fait même que nous on essaye de
faire porter une voix singulière c'est assez valorisé. Je ne
dirais pas que c'est mal vu, mais il y a pu avoir rarement quelques
réflexions : une fois, il y a eu bloggeur, journaliste influent, qui a
critiqué ces journalistes qui veulent se faire plaisir en faisant du
journalisme pour les journalistes. Chez mes anciens collègues c'est
plutôt positif, même si on n'a pas énormément de
contact, et chez France 2 c'est le web donc ils ne comprennent pas mais ils
trouvent ça génial.
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Annexe n°5 : Entretien avec Didier Pourquery,
co-fondateur de The Conversation France, réalisé le
jeudi 6 avril
Maëlle Lafond : Pouvez-vous me raconter la
création de The Conversation ?
Didier Pourquery : À la base c'est une idée
australienne, lancé par Andrew Jaspen en 2011. Et en fait le concept du
site c'est un site d'actu écrit par des universitaires et chercheurs.
Les journalistes sont là uniquement pour les commander, les
éditer, les illustrer et les publier. Donc il a eu cette idée, de
dire que ces gens-là on ne les entends pas et ils ont quelque chose
à dire sur ces sujets ; alors qu'on voit toujours les mêmes
à la télé, eux ont des analyses à donner. Il a eu
le soutien de l'université de Melbourne puis d'autres. L'idée
qu'il a eu c'est de faire un site non-profit Ð d'ailleurs tous les
sites de The Conversation fonctionnent comme ça sans pub, en
fonctionnant uniquement des cotisations de nos membres Ð lesquels sont des
institutions, des associations, des centres de recherche plutôt publique
mais pas des think tanks.
Chaque fois que The Conversation s'est ouvert dans un
pays, il a fallu Ð la brique de base Ð la volonté d'un
journaliste qui s'est dit « Il y a moyen de faire quelque chose
là. » Nous quand on l'a lancé en 2015 Ð on a
commencé à travailler dessus en janvier Ð il y avait d'autres
équipes anglaises, américaines, australiennes qui avaient ouvert
en dehors de l'Australie et on s'est demandé si la francophonie pouvait
faire quelque chose. Quand je dis on c'est Fabrice Rousselot, ancien directeur
de la rédaction de Libé, avec qui j'ai bossé quand
j'occupais ce poste. Lui est basé à New-York où il
s'occupe de The Conversation Global. Donc on a réfléchi
aux futurs membres de notre association, et on a Paris Saclay,
Sorbonne-Université, PSL donc on a eu des gros qui ont
décidé de nous soutenir. Paris I et II ont pas voulu, ils sont
pas dans le système, et pas ailleurs on a pleins de gens qui nous
soutiennent, tout ça c'est sur le site. Ce que je veux dire par
là c'est qu'il a fallu aller voir pleins de gens pour monter la
structure financière Ð parce que le travail est un très gros
travail de repérage d'articles et de commande. D'édition aussi,
parce qu'en général les articles universitaires sont très
longs, il faut les couper, pour les rendre accessibles. Notre but c'est de
rendre la science accessible et compréhensible.
Après dans ma vie j'ai lancé d'autres journaux,
j'ai un parcours où j'ai été directeur de la
rédaction du Monde, mais j'aime bien aussi la nouveauté, lancer
des projets.
55
En 1995 j'ai lancé Info matin qui s'est
arrêté, j'ai lancé métro en 2002. J'aime bien lancer
des choses nouvelles sinon on s'ennuie, et puis dans un paysage
médiatique qui est en pleine recomposition, pas en crise hein, mais il
faut qu'il y ait ce que j'appelle des initiatives : regardez ce que font
Brief.me, Les Jours, c'est pas des gros trucs, on se dit pas qu'on est
le futur Le Monde mais il y a pleins de gens qui sont en train de
lancer des choses, c'est intéressant de voir comment les grosses
structures doivent se renouveler, comme Le Monde et Le Figaro
- aujourd'hui c'est la crise des magazines : l'Express, le Point,
Marianne sont en crise - mais à coté de ce système
qui est en train de se recomposer, il y a pleins de nouvelles choses. Pour moi
le journalisme c'est deux choses : de la curiosité et de la
générosité. Et c'est ce que je demande à mes
journaliste : être curieux, c'est la base du journalisme, mais aussi
être curieux de nouveauté ; et généreux c'est dire
que ce qu'on a trouvé on a envie de le partager. Et dans cette
volonté de partage, il y a la volonté - je dirais même
l'ardente obligation - de partager. Quand mon pote Fotorino lance Le
Un, il voit bien qu'il y a des gens qui s'intéressent au papier
mais ils n'ont pas le temps donc ils prennent Le 1, qui permet
ça en s'intéressant à un sujet par semaine. Donc je trouve
que ça fait partie du boulot de journaliste que de faire passer ce qu'il
a trouvé de manière innovante ; il faut pas continuer à
faire les mêmes choses qu'avant parce que de toute façon on a pas
le choix, il faut trouver de nouvelles façons de partager l'info. C'est
aussi d'apprendre son métier dans des grandes structures, mais c'est
aussi d'innover. J'ai conscience que je suis pas dans le discours des
start-upers classiques, où ils disent « Ah oui c'est
malin il y a un truc à faire. » Non là c'est vraiment
de l'ordre du travail de journaliste.
ML : Vous êtes vraiment le premier que je rencontre
à avoir effacé la frontière à ce point.
DP : Oui, je vais vous dire quelque chose. Moi j'ai
commencé en 1980 à Libé, on essayait d'inventer
un journal, sans ouvrier du livre en pré-presse, mais ça
c'était pas si innovant. On a essayé d'innover dans tous les sens
: c'est Libé qui a inventé la rubrique média, la
rubrique portrait. On sortait des années 70 et on allait vers les
années fric (rires). On a essayé de lancer une radio en
1986, de lancer une télé, pas tellement pour gagner du fric parce
que ça ne gagnait pas, mais le
56
journaliste est toujours en train d'apprendre quelque chose.
S'il arrête, s'il se regarde le nombril et qu'il écrit pour ses
confrères, il est mort et le journalisme aussi. D'ailleurs il a
crevé de cet entre soi. Et donc la curiosité c'est aussi la
curiosité de nouveaux supports, de nouvelles manières de
communiquer. Je fais partie du comité de pilotage de l'école W,
et c'est vachement intéressant parce que ça ne forme pas
forcément des journalistes, mais ça forme des gens à la
créativité, à la nouveauté. Pour lancer cette
école on a fait un truc totalement à l'envers, avec de la
pédagogie par projet
etc. et tout ça ça fait partie
de notre métier. Et notre métier il doit être
connecté non pas sur une corporation qui se regarde le nombril mais
autour d'un système vivant. Pendant longtemps les journalistes ont eu
peur de la nouveauté, je vous dis même pas les tombereaux de merde
que j'ai pris sur la tête en lançant Metro. En 2002, il
n'y avait pas les smartphones, et les gens ne lisaient pas, ils ne lisaient
plus dans le métro. Nous on a relancé ça, et je n'ai pas
à rougir de ça, on a rayonné à travers le monde,
c'est des gens curieux qui ont envie de faire des choses. C'était juste
du bâtonnage de dépêches avec des interviews locales. Je le
faisais avec des moyens modestes, et je disais déjà que ce serait
une technologie de transition, parce qu'on savait bien que les journaux
allaient se lire sur écran très très vite, même si
on ne savait pas à quoi ça allait ressembler. On avait une
fenêtre de dix ans pour faire du gratuit.
Le truc c'est qu'il faut aimer les gens pour lesquels on
écrit : si on les méprise, on est pas dans cette démarche
de les toucher, les intéresser, leur apporter quelque chose. Les
Jours ils sont très créatifs parce qu'ils ont une
communauté de lecteurs qui les ont aidé à se lancer,
financièrement aussi. Ce qui est très intéressant c'est
qu'on a des communautés de lecteurs - on fait quand même 2
millions de pages lues par mois, c'est pas mal ! Parce que c'est assez exigeant
et même si on fait des efforts pour les rendre compréhensibles
c'est long ! On a quand même 25 000 personnes qui se sont inscrites
spontanément à notre newsletter, sans pub ni prospection !
Voilà cette communauté elle grandit, on a 300 nouveaux
abonnés par semaine ! C'est enthousiasmant ça, ces gens qui
veulent avoir dans leur boite 10 papiers de réflexion - et je trouve que
rien ça ça justifie notre boulot de 7 jours par semaine, parce
qu'on fait notre boulot. Maintenant on fait même de la radio, L'arbre
et la pomme que j'ai enregistré hier qu'on fait une fois par mois -
et pareil pour la data visualisation qu'on a lancé cette semaine, on a
fait une grande
57
opération sur la France inégale, ca nous apprend
à coder différemment. Bon là on rentre dans le html c'est
difficile mais c'est formateur !
ML : Quelles sont vos conditions de travail aujourd'hui
?
DP : Alors il y a deux solutions : la première, la
classique : Estelle Sagé qui s'occupe de la rubrique Santé, elle
a fait 14 ans à l'Express, elle est venue chez moi, elle avait
pris la clause de l'Express. Pareil pour un journaliste de
Libé et une de La Recherche. Ça c'est la
première, c'est comme si ces gros groupes, quand ils font des plans
sociaux, ils sèment des graines d'innovation ailleurs : c'est une
manière de voir les choses. En ce qui me concerne, la prise de
conscience c'est en 2014, je n'étais plus directeur adjoint du Monde
et j'étais dans un couloir avec tous les anciens directeurs,
où on faisait des petites chroniques, des petits trucs. Moi je
m'occupais de développement - les conférences, les colloques tout
ça. Je me suis dit « Mais Didier tu à 60 ans, tu vas pas
attendre la retraite dans ce couloir de la mort », donc je suis
parti, sans fric. J'ai jamais pris une clause de ma vie, je sais pas pourquoi.
J'ai travaillé quelques temps pour monter des évènements
à droite à gauche. Puis j'ai eu un contact avec l'Australie et je
me suis lancé là-dessus. Effectivement c'est une énorme
différence de statut Ð et de salaire bien sûr Ð
après mes enfants sont grands voilà.
ML : Mais c'était une trajectoire choisie et
assumée.
DP : Oui, clairement. Je n'ai pas fait d'école, j'ai
fait Science po et l'Essec, je voulais être journaliste économique
mais ça n'a pas marché. Donc j'ai bossé comme cadre dans
des grandes boîtes américaines et je faisais des piges pour
Libé la nuit, la double vie quoi. Et puis un jour Serge m'a dit
« Allez viens, c'est bon on peut recruter quelqu'un ».
Là j'ai divisé mon salaire par 3, donc j'ai une vieille histoire
de baisser mon salaire quand j'ai envie de faire un truc. Je la ramène
pas avec ca hein, mais c'est comme ça. C'est vrai qu'on bosse beaucoup,
qu'il y a des fois on notre trésorerie ne nous permet pas de payer tous
les salaires. J'ai une petite équipe, on est dix c'est quand même
pas mal. C'est sur qu'il faut avoir des gens qui sont dans le projet quoi. Le
truc bizarre c'est qu'on est pas actionnaire du projet, on est porteurs. Et
d'ailleurs c'est interdit par les statuts, je
58
ne peux pas être salarié de l'association et
porteur de part. Donc c'est difficile mais on commence à être
connus, on anime des conférences des colloques. Et puis on a un autour
de nom toutes ces universités qui apprécient vachement de pouvoir
publier vers le grand public parce que tous ces universitaire il sont
frustrés : on a pleins de chercheurs qui travaillent sur le revenu
universel depuis 15 ans, et c'est pas les mecs qu'on voit dans C dans
l'air. Regardez, en novembre 2015, quand il y a eu les attentats, on a
publié une chercheuse de Science po qui bossait depuis 10 ans sur les
djihadistes et personne ne l'avait jamais interviewée ; elle a fait un
papier qui était très éclairant, il a été
repris par Libé et il a fait 200 000 vues ! Bien sûr
c'est lié au contexte, mais cette dame très sérieuse et
elle a pu raconter quelque chose qui avait un impact. Donc voilà.
ML : Ca dit quelque chose de la façon dont vous
concevez votre carrière.
DP : Vous savez c'est comme ça, je dis souvent aux
jeunes vous allez faire 10 métiers ! Cette histoire de carrière
dans les médias il faut se former à être souple, mais
autour d'une colonne vertébrale qui est celle du journalisme : de la
rigueur, de la curiosité, des techniques du journalisme. Et
celle-là on ne peut pas l'enlever. Et autour il y a de la souplesse.
Regardez moi je m'occupais du Monde magazine. C'est parti d'une
idée très simple : les grands reporters quand ils rentrent ils
viennent dans mon bureau et ils racontaient pleins de choses géniales.
Ensuite ils allaient à leur bureau et ils écrivaient le truc et
c'était chiant ! Il n'y avait pas cette espèce d'énergie
qu'ils avaient déployé devant moi. Donc je me suis dit il faut
absolument qu'on arrive à trouver comment faire ça ! Pour moi la
routine c'était la mort.
ML : Vous avez parlé de ces jeunes journalistes,
selon vous qu'est-ce qui les pousse à créer leur propre
média ?
DP : C'est simple hein : j'avais des jeunes potes du CFJ qui
avaient monté Bakchich, pourquoi ? Parce qu'ils avaient envie de lancer
un truc qui soit un peu comme le Canard enchainé sur des sujets
nord/sud, mais sur le web, ils avaient vu que c'était possible et pas
trop cher. Et ça a très bien marché, enfin au
début, parce qu'ils se sont adjoints des gens un peu plus costauds.
Apres il n'y a pas de règle Ð quand le CFJ a lancé W, c'est
pour ça : il y a peut être des jeunes qui en sortant de
l'école auront envie de créer leur propre média : il faut
leur donner en
59
deux ans le maximum d'outils pour qu'ils puissent le faire, en
connaissant les contraintes économiques par exemple. Je vois pas
pourquoi il faudrait attendre 60 ans ! Le projet c'est une équipe
souvent, et une équipe qui a un réseau. Aujourd'hui, le
modèle de l'entrepreneur média qui fait son truc comme Zuckerberg
ou je sais pas trop qui, c'est très exceptionnel. En revanche le
modèle de se dire « On est trois potes on a envie de faire un
média et on va s'appuyer sur plusieurs réseaux qu'on va mettre
ensemble » voilà. Je vois plutôt l'innovation
entrepreneuriale dans les médias se fonder là-dessus,
plutôt qu'un mec et une idée géniale. C'est vraiment une
équipe et un réseau, les équipes c'est important :
regardez les filles qui ont fait Cheek, elles sont très jeunes
! Bon elles ont ramé et à la fin elles se sont faites racheter
mais voilà. L'école ça doit servir à ça,
à se faire un réseau. Donc dans cette voie là c'est
possible. Après on a des contraintes, je m'en aperçois tous les
jours : on est Français, et sur Internet ça limite beaucoup la
capacité à transmettre des trucs. Quand je vois que mes potes en
Afrique du Sud ils vont jusqu'au Kenya parce qu'en anglais ça se diffuse
à tout allure, alors que nous c'est mou-mou, la francophonie c'est moins
dynamique, il faut le reconnaître.
En tous cas il y a la place de faire des nouveaux
médias aujourd'hui, c'est clair. Pourquoi pas faire des jeux
vidéo, enfin ça existe déjà. Ca paraît
tellement loin le web doc qui est d'une lourdeur incroyable à fabriquer.
Aujourd'hui la technologie nous permet d'être plus souple. Et c'est pour
ça aussi, qu'il faut travailler en équipe : parce qu'il y a
forcément des talents et des sensibilités différentes. Il
faut avoir le maximum d'antennes vers l'extérieur et ça c'est en
équipe qu'on va l'avoir, pour mieux ratisser toutes les
possibilités d'innovations.
ML : Trouvez-vous que le regard sur l'entreprenariat ait
changé ?
DP : Oh oui, l'autre jour j'étais aux Assises de Tours,
à une table avec Les Jours et d'autres journalistes qui ont
innové : dans la salle les gens étaient très très
intéressés, ils posaient des questions très
concrètes. A aucun moment j'ai eu le truc que j'avais dans les
années 80 « Mais expliquez moi, pourquoi un journaliste
créerait son entreprise » ? Aujourd'hui c'est naturel, on peut
le faire, et c'est bien mieux accepté. Parce qu'il y a eu une
époque, avec la première bulle internet, où c'était
un peu le foutoir. Il y avait beaucoup d'arrogance, en 1998-2000, pleins de
start-ups qui se lançaient, les gens arrivaient à avoir beaucoup
d'argent très vite.
60
Ca c'était avant l'éclatement en 2001. Et en
fait il y a pas mal de gens qui se sont plantés, et ça a
laissé des traces. Là maintenant c'est fini, il y a une nouvelle
génération qui arrive aux manettes et qui est plus pragmatique,
moins arrogantes. Evidemment quand on fait de l'innovation il y a toujours un
moment où on se dit « Il faut y croire », c`est pas
de l'arrogance. Nous personne ne nous connaît, on s'en fout, le but c'est
de pousser des chercheurs, pas nos gueules !
ML : Quels sont vos projets, vos objectifs à ce
jour ? Personnellement ou avec The Conversation ?
DP : La j'aide mes copains à lancer The
Conversation au Canda, ça c'est un premier projet. Ensuite je vais
aider nos amis espagnols. Tout ça pour dire qu'il faut de plus en plus
qu'on travail en réseau. A la base c'était un réseau
anglophone, donc c'est un boulot en plus de traduction. Pour moi c'est hyper
important ce réseau. Plus donner la parole a des chercheurs du Sud : en
ce moment on a une chercheuse à Jakarta qui veut lancer The
Conversation en Indonésie, et il faut les aider à leur
donner une voix. Apres en France on a lancé la radio, il y a pleins de
choses à faire. Et puis je pense que dans deux trois ans je passerai la
main, j'aurais bouclé mon cycle de 4 ans : c'est un cycle qui fonctionne
bien pour moi.
61
Annexe n°6 : Entretien avec Sébastien Bossi,
co-fondateur d'Ijsberg, réalisé le jeudi 6 avril
Maëlle Lafond : Pouvez-vous me raconter la
création d'Ijsberg ?
Sébastien Bossi : La création est intervenue en
mars 2014, et a été finalisée en septembre de la
même année. A l'époque on était tous encore en train
de faire des études, 8 puis 5, lancé de manière
indépendante, sans business plan, en ayant une idée claire de ce
qu'on voulait faire et comment.
ML : C'est-a-dire ?
SB : On a mis de l'argent sur la table en disant qu'on ne se
payerait pas pendant un an, au bout de ça soit on était rentables
soit on faisait une levée de fonds. Et comme on avait plusieurs projets
on s'est dit que de toute façon qu'il fallait faire une levée de
fonds. On a croisé pleins de gens intéressants qui nous ont
apporté leur soutien, donc au moment de la levée de fonds ils
étaient là. C'est ça qui a fait qu'on a pu se retrouver
avec 120 000 euros dans les caisses au bout d'un an.
Moi je suis rentré au CFPJ en 2015, j'avais
signé un CDD de 2 ans donc j'étais rémunéré,
et grâce à la levée de fonds on savait qu'on allait
être rémunérés et c'était rassurant,
ça nous a permis de nous lancer tout de suite sur ces projets.
A force de voir des gens et de discuter d'autres projets, on
s'est rendus compte qu'en fait l'idée de base de faire des trucs cools
sur Internet tout en étant cohérents ça a
été de plus en plus vrai pour nous, ça passait aussi par
le fait de pas s'installer dans une routine quotidienne. Parce que quand on l'a
lancé il n'y avait pas Facebook, en tous cas pas avec cette force de
frappe, et pas Snapchat.
ML : Quelles sont vos conditions de travail aujourd'hui
?
SB : On se rémunère tous depuis janvier 2016, au
minimum légal. Ce n'est pas des milles et des cens certes mais on a la
satisfaction d'avoir créé nos emplois, et au bout de deux ans le
bilan économique sera neutre, et le bilan global clairement positif,
ça sera une vraie carte de visite. Après on n'imaginait pas qu'on
travaillerait autant, qu'on se demanderait comment on ferait ce mois-ci. On a
de la chance qu'aucun de nos projets ne nous coûte de l'argent ou ne
mette la boîte dans la merde. Tous ont été
cofinancés donc ont presque été rentables de suite.
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ML : Selon vous, qu'est-ce qui pousse de jeunes journalistes
à créer leur média ?
SB : Nous on sortait d'une expérience associative
où on avait pris beaucoup de plaisir, on codait un peu, on était
pas à côté de la plaque journalistiquement, donc
ça nous semblait une bonne base pour lancer un
média, on était jeunes et on s'est
dit c'est le bon âge pour le faire, on n'a pas de
famille à charge, il n'y a rien qui nous empêche de le faire
maintenant. Et puis dans les stages où je suis passé,
c'était pas la joie : soit c'était la crise,
soit on faisait des trucs chiants. Après moi personnellement j'avais
fait des trucs sur le web et ça marchait bien donc ça m'a
donné envie de continuer. Et enfin je crois être un peu
créatif et j'avais besoin de créer un cadre pour
m'épanouir, et ça pas à un jeune journaliste qu'on offre
cette possibilité.
Pour les autres journalistes, je connais bien les gens du
Quatre Heures, ils avaient eu l'opportunité à
l'école et ça avait bien marché, et c'était un
moyen de prendre
du plaisir en arrivant sur le marché du travail.
Après c'était vrai il y a 6 mois, un an, aujourd'hui ça
bouge pas mal, la donne a peut-être changé, ce qui est sûr
c'est que le print ne dirige plus tout et que c'est mieux qu'avant.
Les autres, les plus vieux ils viennent de médias en
crise, avec de l'argent de côté, pour faire du journalisme comme
ils n'ont pas pu le faire. C'est beaucoup par frustration plus que de croire en
un modèle d'entreprise de presse.
Nous on a vraiment cette démarche entrepreneuriale ;
ces anciens sont plutôt sur abonnement, pour des tas de raisons que je
comprends Ð moi ça ne m'a jamais choqué mais j'ai toujours vu
ça comme une barrière qu'on mettait. Hors mon but c'est qu'on
soit lu, pas pour le plaisir mais parce que c'est l'objectif du journalisme.
ML : Comment envisagez-vous votre avenir, personnellement
ou au sein d'Ijsberg ?
SB : Pour l'instant mon avenir je le vois à Ijsberg, je
n'ai pas encore eu le temps d'être à plein temps, de la construire
et de la booster, c'est une chance qu'on va se donner là pendant un an,
un an et demi : prendre des risques, signer des contrats. L'avantage c'est que
là on est plus pragmatiques, plus matures, on sait exactement ce dont on
a besoin et où on veut aller. L'objectif c'est de continuer à
prendre du plaisir, qu'on soit rentables et qu'on gagne de l'argent. Si on
coche tous ces items on continuera, il n'y a pas de raison d'arrêter,
mais à l'inverse sinon il faudra savoir dire stop.
63
ML : Vous dites que vous êtes plus pragmatiques
qu'au départ. Que reste-t-il de vos idéaux d'alors ?
SB : Les motivations initiales n'ont pas changé, on
arrive à chaque fois à le faire et les gens y trouvent un
intérêt informatif. Tu vois on n'a pas eu de flop, tout ce qu'on a
fait a marché, mais après on pas cassé la baraque on est
pas un nouveau Brut quoi. Après clairement on a muri dans la
vision entrepreneuriale, on sait que le bilan doit être positif et on
sait comment faire pour. Et puis dans la manière d'organiser les
projets, on ne tourne plus autour de pot autant qu'on a pu au lancement
ML : Est-ce que la notion de carrière a du sens
pour vous ?
SB : J'ai pas de plan de carrière, ouais y'a des trucs
que je veux faire dans ma vie, mais c'est plus des trucs que je ferai si j'en
ai l'occasion. J'ai eu la chance de faire très vite des choses qui ont
très bien marché, et je ne pensais pas arriver à 22 ans en
ayant autant d'accomplissements. Clairement j'ai bossé pour y arriver
mais c'est aussi le fait du hasard. Mon seul objectif de carrière c'est
de continuer à faire des trucs qui me plaisent. Ou de faire un truc qui
a beaucoup d'impact, mais toujours en y prenant du plaisir.
ML : Trouvez-vous que le regard sur l'entreprenariat de
presse ait changé ?
SB : Je pense qu'on avait sous-estimé à quel
point ce serait dur, il y a énormément de gens qui aimaient bien
comme c'était avant et moins comme c'est maintenant. Les modèles
Ð rue89, Médiapart Ð ne sont pas des modèles
d'entrepreneuriat. Ces derniers sont plus similaires aux boîtes de la
Silicon Valley, et ce qu'a fait Alexandre Malsch de Melty s'en
rapproche plus. Après quand tu dis aux gens que tu vas monter une
entreprise, ils comprennent, que tu vas monter un média, ils
comprennent. Mais quand tu leur dit que ce sera un site, alors là ils
sont perdus, ils pensent que ce n'est pas une entreprise et qu'un média
c'est du papier. Après il y en a de plus en plus mais c'est loin
d'être la norme, je suis le seul dans mon école, ça reste
donc une méga-exception. Mais oui clairement c'est mieux perçu et
mieux organisé, le SPIIL aide aussi vachement.
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Annexe n°7 : Entretien avec Clémentine
Forissier, fondatrice de Contexte, réalisé le lundi 10
avril
Maëlle Lafond : Pouvez-vous me raconter la
création de Contexte ?
Clémentine Forissier : Une des
spécificités de Contexte qui est intéressante
c'est que moi qui suis une journaliste je ne l'ai pas fait seule, et
créer un média c'est d'abord créer une entreprise, c'est
deux métiers très complémentaires mais très
différents. Je ne dis pas que les journalistes n'y arrivent pas mais
effectivement je pense que c'est plus difficile.
Mais onc la création de Contexte comment
ça s'est fait, moi j'ai travaillé pour Euractiv pendant
6 ans à Paris, ils m'ont recrutée au moment où ils
lançaient leur franchise en France parce qu'il y avait un entrepreneur
à l`époque qui lançait ce projet et je devais m'occuper de
développer la rédaction. Donc j'ai travaillé à cela
et c`est important parce que ça ma vachement appris de choses : les
limites de la pub, la difficulté de trouver le bon modèle
économique... Voilà on est partis on était 3 puis on a
fini à 7. Au bout d'un moment avec toute cette expérience, je
travaillais déjà avec Jean-Christophe Boulanger puisqu'il a
racheté Euractiv, et au bout d'un moment on s'est rendus compte
que le modèle « pub + sponsoring » qui est celui
d'Euractiv nous limitait, et était problématique aux
yeux du public, avec une image de dépendance qui nous collait a la peau,
qui induisait un doute quant à notre indépendance même si
on avait la certitude d'être irréprochable. Et puis la pub on est
toujours en train de la chercher, et elle peut aussi introduire un biais, alors
que l'abonnement, si votre contenu est bon, le taux de réabonnement est
bon, surtout si il est bien ciblé. Donc on arrivait à
l'idée qu'on ne pourrait pas se développer beaucoup plus avec ce
modèle la. Et aussi on s'est dit que parler que d'Europe en France
ça n'était pas suffisant, qu'on avait un scope éditorial
qui n'était pas forcement le plus juste. On était en train de
créer un sillon dans la presse pro, or on savait qu'elle avait
raté sa transition vers le web et on s'est dit qu'on pouvait le faire.
Il se trouve qu'on n'était pas en phase avec Euractiv donc ils
nous ont retiré la franchise. On s'est demandés si on
lançait notre média comme des grands ou si on partait chacun de
notre coté, et on a choisi la première solution en 2013.
65
ML : Quelle a été votre trajectoire avant
?
CF : Assez classique, j'ai commencé par faire du droit
privé général. Au cours de ces études j'avais
touché du doigt le droit européen mais ce n'était pas ma
spécialité. A l'issue de ma maitrise Ð j'avais toujours fait
mes stages dans le journalisme, mon premier c'était dans un magazine de
déco, puis à Télérama, puis RMC,
Public Sénat, des sites Internet qui se créaient et qui
sont morts depuis Ð j'ai fait l'IFP à Paris 2. Après j'ai
continué à faire des stages et je me suis dit Ð au
départ mon truc c'était la radio Ð après une
expérience en matinale que le rythme radio impliquait un rythme qui m'a
un peu freinée pour être honnête. J'avais fait de la TV mais
j'avais l'impression de pas pouvoir aller au bout des sujets c'était pas
mon truc. Donc je me suis dirigée en presse écrite, sauf que
j'avais l'impression de tout savoir faire sans rien savoir faire, et on
était nombreux sur le marché du travail donc je suis allée
à Bruxelles voir ce qu'il se passait du côté des
institutions européennes. Il se trouve qu'une des écoles
là-bas lançait une formation d'une année
spécialisée en journalisme européen, j'ai
été prise et je me suis installée là-bas. J'y suis
restée après, j'ai commencé à faire des piges, puis
j'ai été recrutée à mi temps pour la fondation
Robert Schumann. Après j'ai été recrutée en France
par la Revue Parlementaire, un magazine mensuel, pour 8 mois,
jusqu'à l'offre d'Euractiv. Je n'ai pas hésité parce que
c'était vraiment mon truc et que le rythme quotidien me convenait
plus.
ML : Quelles sont vos conditions de travail aujourd'hui
?
CF : J'ai commencé pigiste, ce qui a mon avis est une
excellente école pour démarrer parce qu'on apprend à avoir
pleins d'idées et à comprendre une ligne éditoriale, on se
prend des murs donc faut être assez tenace, j'ai appris
énormément. Je m'étais fixée deux ans de piges, et
en fait j'ai eu la chance d'être embauchée au bout d'un an et
demi. Ma vie a changé quand je suis devenue salariée, en CDI
dès le début, donc des contrats assez stables à chaque
fois. Par contre en termes de masse de travail, il s'organise
différemment : les horaires sont plus cadrées, et la masse de
travail est plus importante. Ca nous arrive de bosser le soir et le week-end
mais c'est plus exceptionnel, on peut souffler parce qu'on grossit, au
début c'était plus compliqué même si on était
tous rémunérés. C'était important pour nous, donc
très vite on a lancé les abonnements. On a aussi postulé
au fonds Google d'aide à l'innovation pour la presse, et ça nous
a permis
66
d'avoir de la trésorerie en plus pour être
sûr de pouvoir payer tout le monde le temps d'avoir un retour sur
investissement.
ML : Selon vous, qu'est-ce qui pousse les journalistes
à créer leur média ?
CF : Je pense vraiment Ð en tous cas pour des
médias que je vois autour de mois type Les Jours, L'Imprévu
Ð qu'il y a un retour aux sources : aujourd'hui, les rédactions
des grands quotidiens nationaux ou des news magazines où vous pouvez
faire votre travail correctement en allant chercher l'info en la
vérifiant sont peu nombreuses, il y a de plus en plus de
rédactions qui mènent mal leurs transitions, ce qui empêche
les journalistes de faire leur travail comme ils l'avaient envisagé,
c'est-à-dire de transmettre l'information de la manière la plus
claire et la plus juste possible. Ça prends du temps et des techniques
de faire ça. Et tout ça ils ne le trouvaient plus je pense, du
moins en presse écrite Ð mon sentiment c'est que les journalistes
ont créé les journaux dans lesquels ils auraient aimé
travaillé. Et pour moi clairement Contexte ca a
été ça, j'ai l'impression de travailler dans le journal
qui parle de politique de la manière la plus juste possible, sans
être neutre car on a forcément une ligne éditoriale qui
influence la manière dont on travaille Ð mais on a un certain nombre
de valeurs qui correspondent à ce que j'ai envie de faire. Je suis
convaincue que si on leur pose la question ils vous diront la même
chose.
ML : Que reste-t-il de vos motivations initiales à
l'arrivée ?
CF : Tout, honnêtement. C'est encore plus motivant
qu'à la création parce que je me dis qu'on va voir les moyes de
se développer parce que notre contenu rencontre son public, la
rentabilité sur nos rubriques devrait être atteinte cette
année, et je me dis qu'on a un potentiel de développement qui est
énorme pour là ou on est. Par exemple on s'était dit que
pour faire du bon contenu il faudrait être au moins 3 journalistes par
rubrique et on est en train d'arriver à ça. Plus on se
développe plus on s'accroche et plus ce qui est la façon de faire
ce métier prend forme de jours en jours. On est passés par des
moments hyper durs, mais c'est lié à la gestion d'un collectif et
ça fait partie de la vie d'une entreprise, mais en fait il n'y a rien
où je me suis dit « Je voulais qu'on fasse ça et on y
est pas arrivé », vraiment pas. C'est peut-être
ça qui fait que la motivation évolue dans le sens où
67
quand vous lancez une boite vous bossez
énormément et aujourd'hui je travaille moins, mieux, et c'est
tant mieux.
ML : Comment envisagez-vous votre avenir professionnel, en
solo ou avec Contexte ?
CF : Moi c'est un peu particulier parce que je suis
associée donc je suis impliquée à un autre titre que si
j'étais juste journaliste. Mais je m'amuse énormément, il
y a pleins de possibilités de développement : à
l'étranger, sur d'autres formats Ð d'un point de vue entrepreneurial
Ð et d'un point de vue journalistique je pense qu'il y a pleins de choses
à faire et donc ça m'intéresse énormément de
rester pour y évoluer.
ML : La notion de carrière fait-elle sens pour vous
?
CF : Oui je pense que ça a du sens, parce que les
journalistes ne sont pas des gens à part : ils ont envie de pouvoir se
projeter, éventuellement de bien gagner leur vie, parfois de se projeter
à des postes, que ce soit de management ou de rédactions. A l'AFP
ils permettent ces évolutions en laissant les journalistes changer de
services, pourquoi pas le faire chez nous. Après, et c'est mon
expérience en tant que manager, les gens ont besoin de se projeter et
c'est normal, et on a trop pensé que les journalistes ne sont pas comme
ça. Après peut être que ça dépend du type de
rédaction, dans un journal généraliste c'est peut
être moins vrai vu qu'on touche déjà à tout. On a
tendance aussi à sous-estimer l'importance du management dans les
médias, alors que c'est un truc hyper important.
ML : Trouvez-vous que le regard sur l'entreprenariat de
presse en ligne ait changé ?
CF : Je pense que ce qui paraissait être un truc
d'hurluberlu en 2007, où on nous regardait un peu de loin,
c'était le début des pure players Ð aujourd'hui on
nous regarde vraiment comme des journalistes, peu importe le support. Et pleins
de projets sont porteurs et attirants, il y a aujourd'hui une émulation
qu'il n'y avait pas en 2007. Les gens ne se disent plus aujourd'hui que ce
n'est pas possible, d'ailleurs tout est tellement remis en cause avec cette
mutation dans notre milieu que le regard change dans le même temps.
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RÉSUMÉ ET MOTS-CLÉS
Mots-clés : Sociologie économique, science de
l'organisation, entrepreneurs, presse en ligne, trajectoire, carrière,
profils, motivation
Résumé : Aujourd'hui, des médias
naissent et meurent, mais l'avenir des journaliste n'en dépend plus
autant qu'avant. Évidemment, les plans sociaux et les licenciements
économiques les affectent toujours énormément. Mais il
semblerait qu'il n'y ait plus ce lien d'antan entre les journalistes et leur
rédaction ; à la manière du compte personnel
d'activité instauré par la loi travail tout récemment, les
journalistes conçoivent leur avenir de manière individuelle. Que
ce soit un choix ou du fait de la conjecture, Ils ne sont plus liés
à une rédaction du début à la fin de leur
carrière. Dans cette logique, certains journalistes créent alors
leur propre média. Les cas Libé/Les Jours,
i-Télé/Explicit et L'Express/Médiacité
l'ont prouvé, et ancrent ce travail dans une actualité
chaude. Entrepreneur ou journaliste, ils ont choisi d'être les deux
à la fois. Qui sont-ils, et pourquoi ont-ils fait ce choix ?
Summary: While newspapers continue to be born and to die,
journalists have taken their own path. Sure, they are still heavily impacted by
social plans and economically induced layoffs. But it seems as though the
yesteryear bound between the journalists and the newsroom has stretched to a
new level; alike the personal activity account recently introduced by the Labor
Law, journalists have started to see their future more individually Ð be it
a choice or the result of a poor economy. Thus, some journalists create their
own media. The cases Libé/Les Jours, i-Télé/Explicit
and L'Express/Médiacité proved it, and make this a
topical work. Entrepreneur or journalist, they chose to be both at the same
time. Who are they, and why did they make that choice?
Key words: Economical sociology, science of the
organizations, entrepreneurs, digital media, careers, profiles,
motivation
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