Introduction
Le dugong (appelé couramment « vache marine »
en Nouvelle-Calédonie) est un mammifère marin, classé
parmi les « espèces emblématiques », qui, avec le
lamantin, est le seul représentant des dugongidés
(Siréniens). Cet animal est un herbivore qui se nourrit d'herbiers de
phanérogames. Il fréquente les zones côtières
tropicales ou sub-tropicales d'environ trente-sept pays dans le monde entre
l'Afrique de l'est et le Vanuatu. Le Pacifique est la zone où la
population est la plus abondante : le Détroit de Torres en Australie
concentre la première population mondiale (60 - 70 000 individus) et la
Nouvelle-Calédonie représente la troisième mondiale (un
peu plus de 1000 animaux).
La distribution de cette espèce dépend de la
profusion de nourriture, ce qui signifie que le dugong est
particulièrement présent dans les zones marines possédant
des herbiers, comme en Nouvelle-Calédonie. Sur ce territoire, il
fréquente souvent les zones lagonaires coralliens et sablonneux en eaux
peu profondes, où se trouvent les herbiers. Des sessions de comptage de
l'espèce par survols aériens en 2003 et en 2008 ont permis aux
biologistes de repérer les régions de Nouvelle-Calédonie
les plus densément peuplées en dugongs. Le plus grand nombre de
dugongs vit dans les zones côtières, où le trafic maritime
et les activités humaines sont les plus développées : 84%
de la population vit sur la côte Ouest et 16% dans le Nord. Ils ont aussi
constaté une possible diminution de la population.
Cette diminution est donc la conséquence de diverses
pressions observées sur l'animal. Si les dugongs peuvent mourir de
« causes naturelles » en étant la proie potentielle de requins
ou en mourant de vieillesse1, le trafic maritime, la
dégradation de l'habitat par l'homme, les pollutions, la chasse ou
encore le braconnage sont autant de menaces qui nuisent à sa survie
(Cléguer, 2010). Il s'agit d'un mammifère marin en danger de
disparition qui a été classée en 2010 parmi les
espèces vulnérables dans la liste rouge de l'Union Internationale
pour la Conservation de la Nature (UICN). Les environnementalistes et les
décideurs concernés par sa sauvegarde en
Nouvelle-Calédonie ont alors pensé qu'ils devaient/pouvaient agir
sur les menaces d'origine anthropique et c'est pourquoi ils se sont
associés dans la création du « Plan d'actions dugong
Nouvelle-Calédonie 2010-2015 ».
Dans un premier temps, la priorité était
donnée par les acteurs du Plan d'actions à l'amélioration
des connaissances sur l'animal quant à son comportement biologique, ses
déplacements et sa physiologie afin de mieux le protéger et de
mieux cibler les menaces qui pèsent sur lui. Il s'agissait donc
d'acquérir certains savoirs biologiques et écologiques
nécessaires à la mise en oeuvre des stratégies de
conservation efficaces, qui devaient être complétés d'une
connaissance anthropologique et ethnoécologique pour comprendre la
valeur du dugong en Nouvelle-Calédonie et intégrer les habitants
de l'archipel dans l'effort de protection. Puisque l'objectif est actuellement
de partager les savoirs scientifiques portant sur l'animal et
d'améliorer les modes de gestion en place, il est important de mieux
comprendre la population locale, de la consulter et de l'inclure dans la
gestion des ressources maritimes, notamment du dugong.
Les membres du Plan d'actions ont alors émis le besoin
de mieux comprendre les relations que les Néo-calédoniens
entretiennent avec l'animal et ont prévu des fonds pour financer un
stage en anthropologie afin de répondre à ce questionnement.
Cette recherche est
1 Ils peuvent vivre jusqu'à 70 ans, voire
plus.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
d'autant plus importante que le dugong jouit d'un statut
particulier en Nouvelle-Calédonie puisqu'il est classé parmi les
« espèces emblématiques » du territoire. Ainsi, en
collaboration avec les membres et partenaires du Plan d'actions, nous avons
établi un projet d'étude mobilisant les outils de la
socio-anthropologie et de l'ethnoécologie, dont l'objectif principal
était de définir et d'analyser la place de l'animal dans les
diverses communautés de la société
néo-calédonienne. Cette étude était orientée
sur deux zones d'enquête, qui présentaient la particularité
d'accueillir une forte densité de dugongs : la commune de Pouébo
- où la population est connue pour sa tradition de la chasse à ce
mammifère - et la Zone Côtière Ouest (ZCO) entre
Bourail-Poya - où des rumeurs de braconnage circulent abondamment.
Durant cette enquête, il nous a été
demandé de travailler sur le plus grand nombre et le plus «
diversifié » possible d'individus, et ce dans des contextes
variés. Nous avons été particulièrement
marquée par la multiplicité des discours, par la
complexité des relations entretenues avec le mammifère marin et
par les décalages voire les incompréhensions entre les
différents groupes en présence dans ce projet. Nous nous sommes
alors interrogée sur l'origine de ces barrières. L'une des
explications les plus évidentes est à chercher dans le
rassemblement de personnes appartenant à des identités
culturelles et des cultures professionnelles diverses. Ils possèdent des
savoirs et des pratiques de nature différents. Ainsi, nous avons
formulé une problématique sur la mobilisation de certaines
connaissances et pratiques liées à l'animal dans ce projet, et
qui parfois se confrontent. Ces thématiques guident le
développement de notre réflexion qui vise finalement à
mettre en avant le fait que le milieu de la conservation est, pour reprendre la
terminologie d'Olivier de Sardan (1995), une « arène »
où s'affrontent divers groupes sociaux avec divers savoirs. Enfin, dans
une moindre mesure, nous posons quelques jalons qui nous permettent de
comprendre le processus de mise au rang de « patrimoine » d'un
élément naturel dans le contexte de la Nouvelle-Calédonie,
autrement dit de cerner la dynamique de « patrimonialisation » du
dugong.
Pour se faire, nous introduirons le contexte de l'étude
en présentant la situation sociale, politique et environnementale sur
l'archipel et sur les différents terrains de l'enquête, puis le
Plan d'actions dugong Nouvelle-Calédonie 2010-2015 dans lequel
s'incère notre étude. Ensuite, nous décrirons la
méthodologie que nous avons suivi durant l'enquête ainsi que celle
déterminée par les membres du Groupe Restreint de Travail (GTR)
du Plan d'actions, et nous proposons une problématisation de ce
mémoire à partir de cette expérience et des diverses
lectures réalisées pour l'analyse des données.
Dans une seconde partie, nous nous attachons à
comprendre comment le dugong est devenu un objet de conservation et à
décrire les logiques des acteurs institutionnels qui ont menées
à l'élaboration de ce programme de conservation. Nous mettrons en
évidence le positionnement des différents acteurs vis à
vis du projet et nous tenterons de déterminer quels savoirs ont
été mobilisés pour mettre en place cette politique de
conservation.
Enfin, nous mettrons en exergue la diversité des
perceptions, des savoirs et des pratiques concernant l'animal détenus
par la « population locale », leurs éventuelles contradictions
ainsi que leurs confrontations avec les représentations et les
stratégies des acteurs institutionnels pour protéger le dugong.
Nous présenterons les actions actuellement menées par les
différents acteurs pour tenter d'atténuer les pressions d'origine
anthropique exercées sur ce mammifère et nous montrerons que les
intérêts divergents des acteurs locaux et institutionnels peuvent
constituer un frein à l'élaboration d'une stratégie
cohérente à l'échelle de l'archipel.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
I. Contexte de l'étude
I.1. Contexte sociopolitique et environnement en
Nouvelle-Calédonie
La Nouvelle-Calédonie (cf. figure 2) est un archipel
dans l'océan Pacifique - à 1500 km à l'est de l'Australie,
à 2000km au Nord de la Nouvelle-Zélande et à plus de 17
000km de la France - qui relève de la souveraineté
française depuis 1853, date du début de la colonisation. Selon le
recensement de 2014, il compte 268 767 habitantsi (soit 23 200
habitants de plus qu'au dernier recensement en 2009), répartis sur
l'île de la Grande Terre, l'île des Pins, l'archipel de Belep et
les îles Loyautés (Ouvéa, Lifou et Maré). Sur
l'ensemble de l'archipel, environ 23% de la population vit en tribu, 11% en
milieu rural et 66 % en zone urbaine (« Évolution et structure de
la population », ISEE, 2009).
Cet archipel possède un statut particulier selon le
droit français, celui de collectivité territoriale
française « sui-generis » et procède à un
transfert progressif des compétences régaliennes depuis la
signature des accords Matignon-Oudinot en 1988. Suite à ces accords, des
consultations électorales sont prévues entre 2014-2018 afin de
prendre une décision collective sur la question de l'indépendance
nationale et le « pays » travaille à la formation d'une
identité et d'une communauté politique
néo-calédonienne. L'ensemble de ce processus de «
décolonisation » est le fruit d'une « histoire » qui
s'est complexifiée dès les premières explorations
européennes en 1774.
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