E.3.a.4.1 Le cadre social de la perception de perte
Le comportement des individus face aux risques a
été analysé par Daniel Kahneman14, en
particulier dans le contexte des assurances, dans la théorie des
perspectives 15. Il a pu constater que les choix individuels ne sont
pas symétriques dans une perspective de gain et dans une perspective de
perte, et ce de manière significativement variable suivant les
individus. Il l'explique par la notion de « regret »16,
qui vient alourdir la pénalité ressentie par la simple valeur de
l'objet
13 (Merleau-Ponty, 1976)
14 (Kahneman & Tversky, 1979)
15 (wikipedia) « La théorie des
perspectives part de l'aversion à la perte, une forme asymétrique
d'aversion au risque. Le constat de départ est que les personnes
réagissent différemment aux perspectives de leurs gains ou de
leurs pertes. Face à un choix risqué conduisant à des
gains, elles affichent une forte aversion au risque, préférant
les solutions conduisant à une utilité espérée
inférieure, mais plus sûre. Face à un choix risqué
conduisant à des pertes, elles affichent une forte recherche de risque,
préférant les solutions conduisant à une utilité
espérée inférieure pourvu qu'il y ait une chance de
diminuer les pertes.
Ces deux exemples sont ainsi en contradiction avec la
théorie de l'utilité espérée qui ne
considère que les choix où l'utilité espérée
est maximum. »
16 Extraits du questionnaire, mot-clé «
regret » :
« Peur de le jeter et de le regretter genre un an plus
tard... »
« Je garde des choses encombrantes en garde meuble, et
en même temps j'ai jeté toute ma
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ou de la somme perdue. Kahneman théorise que cette
anticipation du regret, et donc de l'évaluation du risque de perte, est
sensible à l'influence des facteurs sociaux, et en particulier aux
discours commerciaux anxiogènes comme ceux des compagnies d'assurance
(« Comment les assureurs attisent nos peurs pour vendre plus d'assurances
»17). Nous pouvons présumer que les fournisseurs de
solutions de sécurité informatique (consultants, éditeurs
de logiciels anti-virus ou de sauvegarde...) utilisent le même type de
discours dans un double souci de sensibilisation du public et de promotion de
leurs solutions18.
L'imaginaire collectif de la sauvegarde est d'abord
peuplé d'histoires de pertes, dont le souvenir nous rappelle qu'il nous
est désagréable - ou pas - d'en être victime, et doit
constituer un des moteurs de notre intention de sauvegarde. Nous avons choisi
de mêler récits de pertes numériques ou non, en
considérant qu'en la matière, les spécificités du
virtuel se superposent à celles du physique sans les annihiler.
Commençons par quelques récits d'actes
manqués, « pertes suicides involontaires » d'objets physiques
isolés :
- Georges Perec dans sa Radioscopie de 1978 (à 3'30)
raconte avoir préparé deux valises avant un
déménagement, l'une remplie de choses à garder (ses
premiers manuscrits !), l'autre de choses à jeter, et jette... la
mauvaise. Il commente le fait avec détachement.
- Marc Zermati, « parrain » mythique du punk
parisien des années 7019, avait rassemblé ses
souvenirs les plus précieux, d'une valeur selon lui inestimable, dans
des sacs poubelle avant de constater qu'en son absence sa compagne les avait
déposés aux ordures sans en connaître le contenu. Il le
déplore encore plusieurs décennies plus tard.
20)
- La montre très rare de Lady Forthright est
détruite par le cocher qui en a la surveillance en croyant la
protéger de l'attaque d'un rat. (La Vie mode d'emploi, p.39
Le point commun de ces récits est de montrer qu'il est
possible de détruire ou de perdre un objet
correspondance amoureuse, et je regrette un peu les deux
»
17 (Kahneman, 2015)
18 Comme pour les compagnies d'assurances, les
éditeurs de logiciels de sécurité informatique doivent
à la fois susciter la peur mais présenter un visage rassurant.
C'est sans doute pour cela que ce type de solutions sont vendues par des
éditeurs spécialisés, les grands éditeurs
préférant éviter tout discours anxiogène.
19 Gérant de la boutique Open Market en
1972, organisateur des Festivals de Mont de Marsan 1977 et 78, créateur
du label SkyDog, manager de plusieurs groupes et artistes cultes dont Iggy
Pop...
20 (Perec, 1980)
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au moment précis où on cherche à le
protéger : le mot « mégarde » prend ici toute sa
dimension. Dans le domaine du numérique, l'anxiété de la
perspective d'une telle mégarde peut être décuplée
lors des manipulations de préparation d'un environnement à
sauvegarder (tri, suppression des doubles par exemple) car à la
différence des objets physiques, les objets numériques ne sont
pas localisables dans une zone spatiale précise permettant une
distinction certaine entre « bons » et « mauvais »
objets.
A l'opposé des pertes isolées, plane la crainte
d'une destruction massive :
- [Corpus administratif] (source wikipedia) « La
ville de Paris disposait depuis au moins le XVIème siècle d'un
nombre extrêmement important de registres paroissiaux, du fait de sa
taille et du nombre très élevé de paroisses. L'état
civil de Paris et plus généralement l'ensemble des Archives de
Paris ont été profondément marqués par la
destruction presque totale, lors des incendies de mai 1871 pendant la Commune
de Paris, par les Communards, des registres paroissiaux du XVIe siècle
à 1792 et des registres d'état civil de 1793 à 1859. Cette
perte irréparable rend souvent difficile et lacunaire la recherche
historique et généalogique à Paris. »
- [Corpus collection] (source wikipedia) « Le
désir d'Henri Langlois de sauver des films contre l'oubli a
peut-être ses racines dans la destruction et le pillage de son lieu de
naissance après la 1ère Guerre mondiale. »
- [Corpus collection] La bibliothèque d'Alexandrie. Il
s'agit d'un sujet complexe puisqu'il semble que les historiens n'ont pas
établi une version fiable et partagée sur sa destruction
éventuelle et même de son éventuelle existence, du moins de
son importance aussi extravagante que le mythe le laisse penser. Il est plus
raisonnable de s'intéresser à cette histoire en tant que
récit, et c'est uniquement à ce titre que l'on pourra lire
l'article de vulgarisation d'Alexis Pommier21, avant de
s'intéresser par exemple aux travaux de Luciano Canfora.22
- [Corpus famille] (source questionnaire) Les photos de
famille d'Ahed (Palestinienne installée en France depuis les
années 2000) ont été entièrement détruites
lors des bombardements d'Alep en Syrie dans les années 2010. Elle
était partie sans en emporter de copie avec elle et le regrette encore
aujourd'hui. Elle n'a plus aucune trace physique des générations
qui précèdent la sienne.
- [corpus famille] Le sujet des pertes des souvenirs familiaux
lors des migrations est traité par la chercheure Alexandra
Galitzine23, elle-même originaire d'une famille
française de « Russes Blancs ».
21 (Pommier, 2013)
22 (Canfora, 2004)
23 (Galitzine-Loumpet, 2018)
Parmi les personnes interviewées au sein de notre corpus
:
- [Corpus contenus] Stéphanie a perdu suite à
des mauvaises manipulations un tapuscrit de roman presque terminé sur
lequel elle travaillait depuis plus d'un an. Elle raconte avoir marqué
une pause de plusieurs années, avoir résolu plusieurs
problèmes personnels, puis réécrit - et achevé - le
roman d'une manière différente et qui la satisfait davantage que
la première version. Elle tire un bilan plutôt positif de
l'expérience.
- [Corpus pro] Plusieurs artistes (trois chanteurs rock
français) racontent la perte pour l'un de l'unique exemplaire d'une
vidéo qui avait nécessité un voyage aux USA d'un mois
(oubliée par la vidéaste dans un taxi suite à un
excès de cannabis) pour l'autre d'un master de disque fraîchement
enregistrée (oublié par le manager, lui aussi sous cannabis, lui
aussi dans un taxi...). Pour le troisième, il s'agit aussi d'un master
d'album, confisqué par le studio d'enregistrement pour non-paiement
desdites séances. Dans les deux premiers cas, les bandes n'ont jamais
été retrouvées. Dans la troisième, l'album a
été retrouvé plusieurs décennies plus tard lors de
la faillite du studio, remasterisé, et... commercialisé en 2009
comme témoignage « historique » des débuts du groupe
(La Souris Déglinguée).
- [Corpus pro] Dans un contexte professionnel, le directeur
d'une importante société mondiale de sécurité
informatique raconte que le système de gestion des permis de conduire
d'une ville américaine, géré par sa société,
est tombé en panne, et que c'est seulement à ce moment que la
société s'est rendu compte que l'ensemble des sauvegardes
effectuées depuis des années ne fonctionnait pas. Ils ont
réussi à reconstruire le système entier à base de
données papier, à leur frais, mais ont dû rembourser
rétroactivement à la ville concernée de toutes les charges
de maintenance des années où les sauvegardes n'avaient en fait
pas fonctionné.
- [Corpus RSN] Jean-Yves, photographe adepte du nu artistique
et décalé, se fait régulièrement fermer son compte
FB (souvent temporairement, mais une fois définitivement) malgré
ses efforts pour recouvrir les parties sensibles de ses clichés de
gommettes d'auto-censure.
- [Corpus RSN] Jean-Luc, musicien et multi-collectionneur
s'est fait fermer son compte YouTube, sur lequel il avait uploadé et
publié des centaines de vidéos de rock inédites, à
cause d'une seule plainte issue de l'ancien bassiste d'un des groupes
publiés, qui se trouvait en plus être un ancien camarade.
Découragé, il n'a jamais fait l'effort de republier
l'intégralité des vidéos, se contentant de
sélectionner ses préférées, au grand dam de
certains des autres groupes concernés qui ne possédaient
même pas de copie desdites vidéos.
Récits collectés sur internet :
- « rm -rf / » : Marco Marsala, un entrepreneur
italien a raconté dans un forum spécialisé avoir commis
une grosse erreur qui l'aurait conduit à effacer les données de 1
535 sites dont il avait la charge24. Après plusieurs jours,
l'histoire s'avère être une « fake news »
A-68
24 Il aurait en fait exécuté par erreur la
commande « rm -rf / », censée effacer de force tout le
A-69
inventée par lui.25
- «The prospect of losing the only copy of her master's
thesis during a robbery was just too much for one South African student to
bear.» 26
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