Partie 2
Analyse ethno--photographique Vers une
déterritorialisation de l'oeuvre
« L'image est ce qui nous met en branle, ce qui nous
aliène comme le ferait n'importe quelle émotion. L'observation
phénoménologique qui en est le point de départ, est une
invitation à se perdre au plus profond de nous-mêmes: Bachelard
n'invoque pas une psychanalyse poétique, mais un laisser-aller de
l'esprit, toujours ouvert à la possibilité de l'image en chaque
point de l'Univers, proche ou lointain.125 »
« Nous pouvons espérer faire sentir toute
l'élasticité psychologique d'une image qui nous émeut
à des degrés de profondeur insoupçonnés.126
»
Dans cette dernière partie de l'analyse ethnographique,
je me suis concentrée sur l'étude ethno--photographique des
images choisies par les 8 visiteurs, juste après leur
déambulation dans l'exposition. Il est important de rappeler que ces
dernières ont été sélectionnées à
partir d'un ordinateur connecté à Internet, que j'ai tenu
à leur disposition, à la fin de chacune des visites. De plus, ils
ont dû effectuer leurs choix à partir d'un moteur de recherche. Je
ne leur avais pas donné de contraintes de nombre d'images, ni de source
d'où devaient être tirées ces dernières.
Il s'est tout de même avéré que la plupart
des photographies choisies avaient été capturées à
partir de Google Images. A la fin de leur sélection, je leur ai
également demandé de donner un titre à chacune d'elles,
afin de compléter l'interprétation croisée que je
souhaitais effectuer entre: l'expérience de visite, le récit
produit par le visiteur, et l'oeuvre à laquelle l'image ou les images
faisaient référence : « En révélant ce qui
se donne à voir et ce qui se gestualise en laissant la
réalité exister dans ses détails...127
»
125 Sébastien Robert, « Bachelard et l'imagination
révélatrice », Exigence Littérature, 2010.
126 Ibid.
127 Albert Piette, op.cit., p. 157.
D'un point de vue méthodologique, je me suis
focalisée sur l'analyse de la résonance128,
du retentissement129 de ces photographies, au regard de la
gestualisation de chacun des visiteurs, dans une volonté de
révéler les caractéristiques de la
déterritorialisation130 de l'oeuvre par le visiteur:
« C'est ici que doit être sensibilisé le doublet
phénoménologique des résonances et du retentissement. Les
résonances se dispersent sur les différents plans de notre vie
dans le monde, le retentissement nous appelle à un approfondissement de
notre propre existence. Dans la résonance, nous entendons le
poème, dans le retentissement nous le parlons, il est nôtre. Le
retentissement opère un virement
d'être.131»
J'ai observé que l'activité gestuelle de visite
globale des oeuvres de cette exposition (par ces 8 individus) à travers
la production inférentielle socio-sémiotique, s'était
davantage portée sur deux types de dispositifs : d'une part, la
série Tempête orange (contenant 12 images, dont 10 en
référence au dessin Les palmiers et 2 en
référence au dessin La voiture), et d'autre part,
l'installation Océan Pacifique (contenant 10 images).
Cependant, il est intéressant de rappeler que lors de
la sélection de ces traces photographiques, les visiteurs se situaient
à proximité de ces deux dispositifs (Tempête orange
et Océan Pacifique), ce qui peut-être significatif
au regard de la densité de leur production. Mais aussi, parce que ces
oeuvres ont été les premiers objets appréhendés par
ces visiteurs du point de vue du processus de la remémoration et de
celui de la construction du sens. « Le mode d'observation gestuelle se
focalise non pas sur la culture en général ou l'interaction comme
unités d'observation, mais sur les gestes des individus en
interaction132. »
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128 Yves Citton, « Politique de l'individuation. Penser
avec Simondon, sept résonances de Simondon », Multitude :
n° 18, 2004.
129 Gaston Bachelard, La poétique de l'espace,
Paris, PUF, 1957, p. 6.
130 Gilles Deleuze et Claire Parnet, op.cit., p. 47.
131 Gaston Bachelard, op.cit., p. 6.
132 Albert Piette, op.cit., p. 109.
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I. Analyse des images liées à la
série Tempête orange
1) Les palmiers
J'ai d'abord constaté que la plupart des images
faisaient référence au dessin Les palmiers (de la
série Tempête orange) et s'accordaient en majeure partie
autour d'un imaginaire lié à la perception sensorielle de la
chaleur (Annexe 70 - p. 58). En effet, il semblerait que la prédominance
de l'orangé ait orienté la production signifiante de leurs images
autour de cette sensation.
Cette perception s'est matérialisée, par
exemple: sous la forme du feu dans l'image Chaleur (visiteur
n°3) représentant la flamme d'une bougie vacillante en gros
plan.
Visiteur n° 3 -- Isabelle:
« On dirait une tempête de sable qui aurait
enseveli ce paysage ! J'aime beaucoup la chaleur et le flouté de la
couleur dans ce dessin ! »
De même, l'image Incendie Fournaise
(visiteur n° 7) témoigne de cette sensation à
travers la photographie--témoin relatant un fait divers
médiatisé où un grand--père sauva ses petits--
enfants des flammes d'un immense incendie en plongeant avec eux à l'eau,
en Australie. Cette photographie choisie par ce visiteur met en scène le
récit de ce sauvetage en focalisant notre regard sur ce contexte
à la fois apocalyptique et héroïque.
Dans une seconde lecture, il semblerait que le photographe
(Incendie Fournaise) ait focalisé son objectif sur l'expression de
l'entraide et du soutien familial, représentés par les acteurs
présents dans le cadre. « D'une certaine manière,
puisque le mode mineur de la réalité où le détail
particulier est un indice lui-même de l'Homme, collé à lui,
en connexion physique apparente avec lui, il est presque transitivement logique
que des photographies d'interactions humaines laissent voir cet effet
d'humanité.133 »
Visiteur n° 7 -- Gabrielle:
« ... je suis sur une plage en Australie avec un
soleil brûlant, je veux dire... pardon ! Du sable brûlant. Hum !
C'est pas gratuit si je parle de l'Australie ! (...) Bah... parce qu'il y a
un... quelqu'un de ma famille qui vient de faire un voyage en Australie et qui
m'a décrit un petit peu le climat de certains paysages. Notamment, cette
personne est tombée à une période... dans le sud-est,
où il y avaitjustement... des incendies ! »
133 Ibid., p. 154.
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En outre, contrairement à la plupart des images
produites dans ce corpus, le visiteur n° 8 se serait davantage
approprié le dessin à travers la retranscription du mouvement
graphique de la tempête sur les palmiers, ce qu'elle m'a du reste
décrit « par mauvais temps » à travers l'image
Tempête palmiers (visiteur n° 8).
Visiteur n° 8 -- Marjorie:
« Et l'autre, c'est des palmiers... Pour moi,
ça ne représente pas le beau temps, mais bon ! Parce que pour
moi, si y a une couche par-dessus, ça enlève le beau temps. On
dirait que les palmiers sont tout secs! » m'a-t-elle dit en levant ses
mains et en pinçant ses doigts entre eux, comme pour exprimer la
sensation du sec par sa gestuelle.
Le visiteur n° 1 a lui aussi choisi une image faisant
référence à l'expression graphique des modulations sur le
sable, qui lui a fait penser à la sensation de la trace laissée
lorsqu'on dessine sur le sable. Image qu'il a d'ailleurs intitulée :
Dessin sur sable (visiteur n° 1).
Visiteur n° 1 -- Fatma :
« J'aime beaucoup le rythme! Le rythme des vagues,
ça m'évoque le traitement graphique un peu enfantin. Regarde ce
dégradé, là... c'estfait avec des crayons aquarelles.
»
D'après ce visiteur, c'est comme si les modulations des
tracés lui faisaient penser aux traces des doigts d'un enfant ayant
dessiné sur le sable. Comme pour exprimer ce plaisir ludique de
l'oeuvre, elle s'est mise à sourire. Peut-être était-elle
en train de se remémorer certains souvenirs vécus sur les plages
tunisiennes...
Quant à l'image produite par le visiteur n° 3,
elle met en évidence la façon dont celui-ci s'est
concentré sur un détail de l'oeuvre à travers la forme du
feuillage d'un des palmiers, lui faisant penser à la coiffe d'un indien
iroquois intitulée : Crête Iroquois (visiteur
n° 3).
Visiteur n° 3 -- Isabelle: « Crête
Iroquois »
« Elle s'est avancée directement vers Les
palmiers, s'est arrêtée un court instant pour regarder le dessin,
puis elle a fait un pas pour regarder de plus près un détail
à l'intérieur de ce dessin, et m'a dit: « Je ne sais pas
pourquoi, mais... ce palmier, ça me fait penser à la crête
d'un Iroquois, tu vois là... on dirait sa tête, et là sur
le dessus... les plumes de sa coiffe », a-t-elle fait en dessinant de
l'index la silhouette imaginaire de ce personnage. »
A ce stade de l'analyse, je peux remarquer une analogie
visuelle entre Cocotier (visiteur n° 1),
Désert Palmiers (visiteur n° 2) et Coucher
de soleil (visiteur n°5).
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Il est aussi intéressant de noter que les visiteurs
n° 4 et n° 6 ont choisi tous deux la même image pour faire
référence soit à une tempête de sable en Australie
(Tempête de sable en Australie -- visiteur n° 4) soit à une
tempête de sable dans la ville de Doya (Tempête de sable à
Doya -- visiteur n° 6).
Visiteur n° 4 -- Gilles : «
Tempête en Australie »
Il s'est retourné vers la série
Tempête orange: « là... nan, ouais non... non, j'arrive
pas... » Il s'est gratté le nez... « Suivant la teinte, le
fait que les phares soient allumés, mais voilà... Tempête
de sable australienne. »
Visiteur n° 6 -- Kevin: «
Tempête à Doya »
« J'ai pris l'avion quand je suis allé au
Cambodge et j'ai fait pas mal d'escales, dont une à Doya. Et en partant
de Doya, on voit cette espèce de grosse... fin (enfin), c'est dans le
sable, en fait. La vie est dans le sable... et en fait, quand on prend l'avion,
au début on voit un petit peu la ligne, la skyline, puis au fur et
à mesure qu'on s'envole... »
Il est également intéressant de constater que la
plupart des images se référant au dessin Les palmiers
(de la série Tempête orange) représentent des
paysages sans la présence physique de l'Homme. Seules les images
Crête Iroquois (visiteur n°3) et Incendie
Fournaise (visiteur n°7) témoignent de la présence
corporelle de l'Homme. En outre, Tempête de sable à Doya
(visiteur n°6) et Tempête de sable en Australie
(visiteur n°4) témoignent de la vie urbaine. Ces images
sont sans doute imprégnées du dessin La voiture, qui a
été vécu dans la plupart des cas comme moins parlant.
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