1
AVANT--PROPOS
Dans le cadre de mon Master 2 de recherche en
Médiation, Art, Culture, j'ai souhaité faire progresser mon
analyse vers une sociologie de l'expérience de visite. L'enjeu de cette
recherche en 3 volumes (Etude: volume 1, Entretiens: volume 2 et Annexes:
volume 3) était d'observer les différents types de processus de
production du sens chez le visiteur. J'ai donc étudié les
différents types de mouvements interprétatifs mis en oeuvre par
le visiteur lors de son expérience de visite. Pour la construction d'une
terminologie, j'ai qualifié ces processus interprétatifs de
« gestes », au sens de différents types d' « actes
interprétatifs ».
De fait, je me suis m'intéressée à
l'analyse de ces différents types de médiation de l'oeuvre
produits par le visiteur à travers ses déplacements et ses
discours à l'intérieur de la situation1 de
visite. En outre, j'ai étudié différents types de
dynamique de visite, en observant les particularités et les
ressemblances présentes chez 8 individus. J'ai aussi engagé une
réflexion autour de la mise en mouvement, autour de la «
gestualisation » des cadres2 de médiation de
l'oeuvre.
Dans un second temps, ce cadre théorique m'a permis de
construire différentes caractéristiques relatives à
l'observation de ces médiations. J'ai procédé alors
à la construction de « registres gestuels » au sens de
différents types de médiations individuelles et collectives, de
différents types de trajets - corporels et mentaux - d'une «
gestualisation » de l'oeuvre déployés par le visiteur dans
son activité de médiation de l'oeuvre.
En effet, il semble important avant de commencer l'examen de
mon objet de recherche, de définir de manière plus précise
ce que j'entends par processus de « gestualisation
».
1 Jean Davallon, L'exposition à l'oeuvre,
stratégies de communications et médiations symboliques,
L'Harmattan, Paris, 1999.
2 Erwing Goffman, Le sens commun, les cadres de
l'expérience, les Editions de Minuit, 1974.
2
Dans cette analyse, j'ai défini ce processus comme
l'ensemble des différents processus de médiation inhérents
à la construction du sens et à l'interprétation d'une
oeuvre. J'ai étudié la gestualisation comme l'ensemble de
différents types de mouvements interprétatifs de visite me
permettant d'observer le cheminement du visiteur durant son activité
corporelle, symbolique et mémorielle de visite.
La fabrication de différents registres gestuels
potentiels m'a permis d'évaluer certains plans relatifs à
l'élaboration de la construction du sens chez le visiteur. Mais aussi,
de réfléchir sur la relation que le visiteur entretient avec
l'espace-temps à l'intérieur de la situation de visite. Cette
terminologie des différentes strates de la construction du sens et de
l'interprétation durant l'activité de visite, m'a permis de
mettre en évidence différents types de plans dans
l'activité de réception, à travers différents types
de relation à l'image.
Gilles Deleuze 3 parle de différents types
de rapports médiatiques à l'image cinématographique, sur
lesquels je me suis appuyée pour analyser les différentes strates
techniques de la réception de l'oeuvre par le visiteur. Tout d'abord,
par la conceptualisation de l'« image-perception », comme la
réception d'un ensemble d'éléments agissant sur un centre
et qui varient par rapport à lui; mais aussi, par la conceptualisation
de l'« image-mouvement », comme la réception d'un ensemble
acentré d'éléments variables qui agissent et
réagissent les uns avec les autres. Et enfin, Deleuze conceptualise
l'« image-action » comme la réaction du centre à
l'ensemble.
Cette étape d'analyse autour de l'activité de
visite a exigé de ma part un retour sur mon objet d'étude de
Master 1, dans lequel je m'étais intéressée au
fonctionnement du discours « hypermédiatique4 » de
l'exposition. Mais aussi à la manière dont celui-ci permettait au
visiteur de devenir acteur, à travers une « gestualisation »
de sa pratique d'appropriation du monde de l'oeuvre.
Dans cette perspective, l'activité de visite
s'apparentait à une sorte d'exercice de représentation,
d'improvisation de sa propre posture de spectateur au sein du dispositif
médiatique.
3 Gilles Deleuze, Cinéma 1, L'Image--Mouvement,
Editions de Minuit, Collection « Critique », Paris, 1983.
4 Jean Davallon, op., cit. p. 260.
3
En effet, il semblerait que « tout groupe assigne des
places. C'est de celles-ci que l'on regarde ou que l'on forme la
mémoire, remarque Paul Ricoeur dans sa réflexion sur Maurice
Halbwachs (2000).5 »
En ce qui concerne la posture de visiteur, sa place
ne relève pas exclusivement de déterminations biologiques, mais
de places symboliques, d'identités que chacun des individus
représente socialement. En effet, on ne saurait penser la relation au
visiteur sans penser sa relation sociale au monde: « les souvenirs
individuels sont toujours fondés sur des relations sociales, et donc du
collectif. 6 » Ainsi d'après Halbwachs, pas
d'événement ou de figures gardés en souvenir par le public
qui ne présente ces deux caractères : « d'une part, il
restitue un tableau singulièrement riche, et en profondeur, puisque nous
y retrouvons les réalités que personnellement nous connaissons
par l'expérience la plus intime; d'autre part, il
(l'événement) nous oblige à l'envisager du point
de vue de notre groupe, c'est-à-dire à nous rappeler les rapports
(sociaux) de parenté qui expliquent son intérêt
pour tous les nôtres.7 »
J'ai donc défini le concept de posture de visite
comme le statut emprunté par le visiteur dans sa relation sociale
et institutionnelle, à la fois individuelle et collective à
l'espace muséal. Mais, cette posture serait également
définie selon la manière dont le visiteur se confronte au langage
du « visiteur--modèle8 » à travers un statut
de négociation de l'oeuvre au sein de l'exposition.
En outre, Halbwachs constate aussi que certains groupes
sociaux seraient plus sensibles aux conditions présentes qu'au prestige
du passé. Ils organiseraient « leur vie sur de nouvelles bases.
(...) Elles (Ces dernières) dessinent les traits d'une
société où les barrières que les traditions
particulières dressent entre les groupes sociaux seraient
abaissées, où le groupe social n'absorberait plus l'individu tout
entier, où la représentation du groupe s'élargirait et se
fondrait en partie dans d'autres formes de groupements sociaux. Leurs
idées et croyances représentent les traditions naissantes de ces
groupes sociaux plus étendus où les anciennes
représentations seront absorbées.9 »
5 Roger Odin, Les espaces de communication, Introduction
à la sémio-pragmatique, PUG, Grenoble, 2011, p. 84.
6 Ibid., p. 85.
7 Ibid., p. 85.
8 Jean Davallon, op. cit. p 15.
9 Roger Odin, op. cit, p. 94.
4
Cette description par Halbwachs rend compte de la façon
dont les actants sont construits à travers une nouvelle structure, celle
de membre (du public) : étant donné que les contraintes
hiérarchiques diminuent, les individus prennent le pas sur l'institution
et les relations interpersonnelles l'emportent sur les relations sociales
définies.
En outre, j'ai analysé ce type de relation à
travers celle que le visiteur entretient avec le dispositif d'installation
numérique. Je m'étais appuyée sur le concept
socio-technique d'« objet-frontière10 »
emprunté à Patrice Flichy. Ce concept me permit d'analyser une
nouvelle forme de relation du visiteur à l'oeuvre, à travers un
redimensionnement de l'activité de visite par la mise en relief d'une
pratique de l'écran11. Le visiteur se retrouvait
immergé dans un espace « infra-mince12 » de la
représentation entre la scène et l'oeuvre.
Dans la poursuite de notre réflexion de Master 2, je
parlerais plutôt d'un exercice de «
déterritorialisation13 » de la langue du visiteur, et de
son interprétation de l'oeuvre. C'est-à-dire que le visiteur se
situerait dans une co-construction du sens et de l'interprétation
où il opérerait une co-présence, une négociation
entre son monde utopique, son imaginaire, et celui de l'oeuvre qui
déborderait:
« Se servir du polylinguisme dans sa propre langue,
faire de celle-ci un usage mineur ou intensif (...) trouver les points de
non-culture et de sous développement, les zones de tiers-monde
linguistiques par où la langue s'échappe, un animal se greffe, un
agencement se branche.14 » Tout l'enjeu de cette
déterritorialisation de l'interprétation et du langage de
l'oeuvre se situerait dans un exercice de négociation: entre la
représentation du monde de l'oeuvre et celle du monde social du
visiteur, à travers un double mouvement de fictionnalisation.
Nicolas Bourriaud quant à lui, dans
L'esthétique relationnelle, propose le concept de
délocalisation : « l'art n'exerce son
devoir critique vis-à-vis de la technique qu'à partir du moment
où il déplace ses enjeux15. »
10 Patrice Flichy, L'imaginaire d'Internet, Editions La
Découverte, Paris, 2001.
11 Caroline Angé, « Approche des
problématiques du texte d'écran », Recherches &
Travaux, n° 72, 2008.
12 Georges Perec, L'infra-ordinaire, Seuil, Paris,
1989.
13 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka, Pour une
littérature mineure, « qu'est-ce qu'une littérature
mineure? », Les éditions de Minuit, collection « Critique
», Paris, 1975, p. 49.
14 Ibid., p.49.
15 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle,
Les presses du réel, Dijon, 2001, p. 69.
5
Il me semble qu'il en aille de même dans l'exercice
d'interprétation de l'oeuvre. C'est-à-dire que la construction de
la représentation du visiteur n'a de sens que parce qu'elle est mise en
discussion avec l'intériorisation d'autres représentations.
Dans cette perspective, l'oeuvre ne se réduirait plus
à une simple base de données, à la matrice d'un
réseau signifiant que les divers publics devraient appréhender.
L'interprétation serait à entendre comme un déplacement,
une « situation16 ». Pour Wolfgang Iser, le processus de
lecture crée en effet une interaction entre deux sujets : « ce
que le texte provoque, relève de l'intersubjectif. 17»
En effet, il remarque que si les stratégies textuelles
ébauchent les conditions de perception du texte, c'est dans la
mémoire du lecteur que se déroule l'élaboration du sens de
la lecture.
Il décrit le lecteur avec une posture qui oscillerait
entre deux : une première posture faisant référence
à l'implication, où il saisit une situation; et une seconde
posture, celle de mise à distance du texte, où le lecteur
associerait cette configuration à des expériences passées
de lectures, d'activités de visite ou de situations de vie.
Jean-Pierre Esquenazi, dans son ouvrage « Sociologie des
publics », donne l'exemple du film La chambre du fils, de Nanni
Moretti, qui raconte la mort d'un enfant du point de vue de ses parents; ce
film est évidemment source d'associations d'idées pour tous les
spectateurs qui sont aussi parents. La compréhension et le sens ne
s'établiraient pour Iser qu'à l'issue de cette seconde
étape, ou plutôt de chacune de leurs nombreuses occurrences. Car
le processus se poursuit pendant toute la lecture et même au-delà,
à travers chacune des articulations ou chacune des pauses du texte qui
inciteraient le lecteur à une forme spécifique de distanciation
et de remémoration.
Comme constaté chez Iser, je m'intéresse
à la situation du lecteur-visiteur dans son activité de visite
à travers l'observation de ses habitudes et de ses pratiques usuelles,
physiques et symboliques.
16 Guy Debord, « Rapport sur la construction des situations
et sur les conditions de l'organisation, de l'action et de la tendance
situationniste internationale », 1957, p. 324.
17 Jean Pierre Esquenazi, Sociologie des publics,
Editions La Découverte, Paris, 2003, p. 13.
6
Aussi, semblerait-il que Maurice Halbwachs18
évoque la mémoire comme un phénomène se
référant à une somme de faits privés
rassemblés par une conscience individuelle, ou aux traces
particulières de la mémoire collective.
Concernant mon hypothèse, j'ai essayé de savoir
comment le processus d'interprétation de l `oeuvre émerge durant
l'activité de visite, en observant les différentes étapes
de la construction du sens chez le visiteur à travers l'étude de
différents « registres gestuels ». Tout d'abord corporels,
spatio-temporels, symboliques et mémoriels, où la mémoire
du « corps signifiant19 » du visiteur
jouerait un rôle de médiateur de l'oeuvre.
18 Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la
mémoire, Albin Michel, Paris, 1925.
19 Eliseo Veron, Martine Levasseur, Ethnographie de
l'exposition : l'espace, le corps et le sens, BIP, 1989, p. 51.
7
Introduction
Cette réflexion autour de l'exposition et du spectateur
s'inscrit dans une problématisation que j'ai commencée durant une
grande partie de ma scolarité en école supérieure d'art.
Dans le cadre de cette formation, mon statut d'apprentie-plasticienne me donne
aujourd'hui d'avoir un certain recul concernant la mise en oeuvre d'un
dispositif et d'une mise en espace de l'oeuvre.
En outre, j'ai été imprégnée
durant cette période de formation par une réflexion sur la
conceptualisation d'un critère d'intentionnalité,
véhiculé par la construction du processus de mon propre travail
de recherche autour de l'oeuvre.
Lors de cette activité de production d'oeuvres,
j'étais amenée à réfléchir sur la place que
je proposais à un public potentiel, en essayant de le placer au coeur du
processus de production de l'oeuvre. Ce fut d'ailleurs un de mes
questionnements concernant la relation du plasticien avec son spectateur,
à travers des réflexions autour d'un « pacte de
lecture20 » : réflexions tout d'abord
orientées vers une forme « d'authenticité » durant la
première période de ma formation en école d'art, qui se
sont avérées plus en accord ensuite avec des critères de
« générosité » et de « don » dans la
seconde partie de ce cursus. Ce critère de
générosité permettrait à l'oeuvre d'être un
vaste creuset de l'imaginaire du visiteur.
De plus, cette pratique individuelle de la conception et de la
monstration d'un dispositif d'exposition s'est accompagnée d'une
pratique régulière de ce que l'on considère comme la
phase de construction, à travers la collaboration à
plusieurs montages d'expositions. Celle-ci s'étant
déroulée dans des structures culturelles me permettant de
m'immiscer dans les « coulisses » de l'oeuvre, à la naissance
même de la production de l'événement.
De même, ma culture de l'exposition s'est aussi nourrie
de différentes visites de lieux dédiés à la culture
artistique, mais aussi de toutes mes autres expériences
socio-culturelles au gré des échanges et rencontres que j'ai pu
faire.
20 Umberto Eco, L'oeuvre ouverte, Editions du Seuil,
Paris, 1965.
8
Aussi, ma formation transdisciplinaire de
Médiation, Art, Culture me permet de continuer à
progresser dans cette réflexion, en me concentrant cette fois-ci de
manière plus précise sur les interrelations tissées entre
les trois pôles de production du sens, à l'intérieur du
système triadique de Peirce (Peirce, 1990) : oeuvre, production
et réception.
Enfin, il semble important de constater que ma posture de
visiteur régulier au sein de la structure du VOG - dans laquelle je vais
poursuivre mon étude de terrain - suppose de prendre quelques
précautions relatives à l'apprentissage de ma posture
d'observateur.
L'objectif de cette mise en garde vise à se rendre
compte de l'importance de se détacher de ses pré-notions, de ses
pré-requis sur le lieu d'institution, et de se concentrer sur les
conditions de production de ses propres observations, du côté de
la fabrication des données dans un espace dédié à
l'art contemporain.
Somme toute, la connaissance de ce lieu me donne la
possibilité de mobiliser certaines connaissances et compétences
sous la forme d'une « observation participante » - au sens de Bruno
Latour - qui me donne une idée de la construction d'un certain type de
langage et de certains rituels de visite.
I. Une première approche ethnographique du lieu
d'enquête
1. Historique du lieu
Implanté dans la ville de Fontaine, le VOG donne
directement sur la rue, le long de laquelle passe quotidiennement le tramway
près des berges de l'Isère. Il a ouvert ses portes au public en
2005, et compte à son actif plus de 35 expositions en 8 années
d'existence.
Ce lieu dédié à la création
contemporaine revendique la diffusion d'oeuvres d `artistes émergents ou
reconnus, tant sur la scène régionale qu'internationale; avec
plusieurs partenariats du VOG avec d'autres institutions culturelles de France,
comme par exemple le Centre d'Art du Parc St-Léger à
Pougues-les-Eaux pour la co-exposition du diptyque d'Alain Bublex, en 2012 ;
mais aussi avec L'Institut d'Art Contemporain de Villeurbanne, plus
récemment, dans le cadre de l'exposition de Mathilde Barrio Nuevo.
Du point de vue de son identité, le VOG s'inscrit dans
une réflexion institutionnelle autour de l'accessibilité au plus
grand nombre, à travers des enjeux liés plus directement à
l'action socioculturelle d'un territoire.
9
En outre, j'ai remarqué différents types de
dispositifs de médiation tentant de répondre aux besoins des
différents publics : des médiations individuelles pour chaque
visiteur, des visites guidées le samedi, ou ludiques pour les familles
(mises en place en 2011).
Mais aussi des visites accompagnées d'outils
pédagogiques pour les publics scolaires (assorties d'un dossier
pédagogique à disposition des enseignants), ainsi que des
conférences d'histoire de l'art et des rencontres avec les artistes.
2. Description de l'espace d'exposition
L'espace d'exposition est constitué de trois espaces:
un grand espace de 73m2 constitué d'une grande baie
vitrée donnant sur l'extérieur de la rue, et de deux espaces de
taille moyenne de 17,08 m2 et 18, 46 m2 donnant sur
l'intérieur des habitations.
Soit un total de 109, 17 m2 de surface exposable
(Annexes 1, 2, 3 et 4 p. 2, 3, 4 et 5).
Chaque exposition reçoit en moyenne plus de 500
visiteurs, sans compter les groupes et les actions spécifiques. On
constate que le VOG accueille, entre le « tout public » et les
scolaires, plus de 60 % de personnes de Fontaine, avec un ample travail de
communication et de signalétique de proximité.
Chacune des expositions donne lieu à un vernissage qui
remporte un certain succès auprès des visiteurs. Pendant la
durée de l'exposition, une Médiatrice est chargée
d'accueillir le public et de l'accompagner dans sa visite s'il le souhaite.
J'ai d'ailleurs notée l'existence d'une atmosphère plutôt
conviviale, permettant de tisser des relations régulières avec le
public.
II. Protocole de terrain
1. Construction des paramètres d'observation des
visiteurs
Dans le cadre de la construction de notre enquête de
terrain, j'ai choisi de prendre pour situation l'exposition de
Lina Jabbour, proposée au VOG du 24 janvier au 23 février 2013.
A cette étape de la recherche, je ne disposais que de peu de
renseignements sur l'artiste et sur le travail qu'elle souhaitait
présenter. Par ailleurs, mon choix s'est porté sur l'exposition
de Lina Jabbour, du fait qu'elle traite de la thématique du voyage, de
la déambulation et de l'exil. Je souhaitais donc savoir ce que le
processus de l'oeuvre allait produire comme effet sur le visiteur lors de son
parcours.
10
J'ai choisi ce thème à partir d'un texte
informatif de la Médiatrice du lieu, expliquant son processus de
production de l'oeuvre : « Lina Jabbour a toujours questionné
les notions de voyage et de déambulation. Elle photographie les villes
au gré de ses envies, le médium utilisé est souvent le
dessin mural qui lui permet de s'approprier les lieux qu'elle occupe. D'origine
libanaise, cette artiste vivant à Marseille questionne très
justement l'exode21. »
Durant cette observation, j'ai souhaité assister au
montage de l'exposition, afin de prendre contact avec la réalisation du
dispositif d'exposition pour m'imprégner de l'univers de l'artiste, et
faire une première étape d'observation à travers une
analyse sémiotique de la mise en scène du dispositif. Mais aussi,
afin de comprendre l'éventuelle position de l'artiste vis-à-vis
de son futur public.
Puis, j'ai observé avec acuité
l'événement, lors du vernissage, afin de dégager une
approche globale de la réception de celui-ci, marquant la phase initiale
du processus de monstration et de réception du spectateur.
Enfin, je me suis focalisée sur l'étude de la
réception des visiteurs en me concentrant sur l'étude de ce qu'on
appelle les « visites libres », afin de prendre en
compte les caractéristiques inhérentes à la motivation du
visiteur.
J'ai émis l'hypothèse d'une
expérimentation comprenant 8 individus au total, en
observant un panel d'individus issus de catégories socio-culturelles
diverses. (Annexe 5 p. 6 à 8). En outre, j'ai effectué cette
étude de terrain pendant la première moitié de la
période d'exposition, soit environ deux semaines. Mon enquête
s'est inscrite dans les créneaux suivants: les mercredis et
samedis en priorité, lesquels d'après le personnel du
VOG semblaient être les principaux jours d'affluence des visiteurs. Mes
horaires d'entretien se sont donc articulés avec les horaires
d'ouverture du Centre d'art, c'est-à-dire de 14h à 19h,
durant la période du 24 janvier au 21 février
2013 au plus tard.
21 Programmation 2012-2013, VOG, 2012.
11
Après examen de certains points méthodologiques
inhérents à l'étude de terrain, j'ai essayé de
définir les enjeux liés à ma démarche:
« Comment la gestualisation du corps-signifiant du
visiteur révèle-t-elle différents types de
médiations de l'oeuvre ? »
J'ai donc fait émerger trois pôles de
signification, relatifs à la mise en mouvement physique et symbolique du
spectateur, où l'interprétation et la réception seraient
toutes deux liées aux relations entretenues entre
l'espace--temps, le corps et la mémoire.
Pour ce faire, j'ai construit divers « registres gestuels
» liés au processus de visite du spectateur. Des registres gestuels
corporels, des registres gestuels mémoriels et des registres gestuels
spatio-temporels.
2. Une ethnographie du visiteur à partir de la
construction de registres gestuels
a) Les registres gestuels corporels
Tout d'abord, j'ai pu distinguer un registre faisant
référence à ce que je considère comme un registre
gestuel de type corporel (Annexe 6 p. 9).
Ce registre comporte l'analyse:
- de la durée de la visite :
c'est-à-dire le temps que le visiteur met pour parcourir l'exposition.
J'analyserai son cheminement dans sa relation au parcours.
- du temps passé devant chaque objet d'art, me
faisant en effet penser à l'étude de Jean-Claude Passeron et
Emmanuel Pelder22.
- J'ai aussi analysé ce qu'Eliseo Veron appelle des
noeuds décisionnels:
« Un noeud décisionnel est donc un point
défini par le faisceau de directions possibles à suivre par un
sujet arrivé à ce point. Et une exposition peut-être
représentée sous la forme d'une configuration de noeuds
décisionnels. 23»
22 Jean- Claude Passeron et Emmanuel Pelder, Le temps
donné aux tableaux, Marseille, CERCOM/IMEREC, 1991.
23 Ibid., p. 51.
12
L'analyse des noeuds décisionnels m'a permis de
commencer à prendre en compte le « corps-signifiant » du
visiteur. En effet, cette modélisation du cheminement du visiteur permet
de se représenter son « trajet » (J. Piaget, 1928), son
cheminement sensoriel, corporel et symbolique, au sein de l'espace.
C'est-à-dire que d'un point de vue du corps-signifiant du visiteur,
chaque point de l'espace pourrait ainsi être conceptualisé comme
un faisceau de directions possibles à suivre par le sujet arrivé
à ce point. Et ainsi, la trajectoire de l'exposition peut-être
représentée sous la forme d'une configuration de noeuds
décisionnels.
- de la dynamique de la marche, à travers
l'observation du nombre de ralentissements et d'accélérations du
visiteur, mais aussi la manière dont il se déplace par une
démarche lente, assurée, hésitante... etc.
- de la posture physique, à travers l'observation
de la raideur ou de la fluidité du corps - des mouvements, des gestes et
de leur amplitude
- la présence ou non de «
direction zéro
24» d'un noeud de la
visite, qui implique que le visiteur revienne sur ses pas
- La systématisation de gestes
spécifiques.
b) Les registres gestuels spatio--temporels
Puis dans un second temps, j'ai analysé ce que je
considère comme un registre gestuel de type spatio-temporel. Ce registre
comporte l'analyse, cette fois-ci:
- du temps de l'oeuvre, au sens du temps de la
technique (au sens de H.T. Hall): c'est-à-dire une analyse
sémiotique de l'exposition dans la relation que le visiteur
entretient avec la lecture de l'espace et de la mise en
scène.
Une analyse au sens de Marie-Sylvie Poli, de ce qu'elle
définit comme des textes endo-scéniques aux plans
macro-structurel ou micro-structurel, mais aussi de ce qu'elle définit
comme des messages endo-scéniques (Annexe 7 p. 10).
24 Eliseo Veron, Martine Levasseur, op. cit, p. 52.
13
- de la « proxémie25 » :
c'est-à-dire de la proximité et de l'éloignement du
visiteur avec les objets et (ou) avec les espaces au sein du Centre d'art et de
l'exposition.
- des « espaces potentiels26 », des
espaces transitoires, transitionnels (au sens de Winnicott).
- des immersions au sens de Jean-Paul
Fourmentraux27, c'est-à-dire: l'analyse des degrés
d'immersion des dispositifs proposés à travers
l'évaluation du degré d'englobement du corps du visiteur à
l'intérieur de l'oeuvre.
- de la relation du visiteur aux espaces vides:
c'est-à-dire la manière dont le visiteur réagit,
lorsqu'il se trouve confronté à la traversée d'un espace
sans objets autour de lui.
- de l'attitude du visiteur face à la
recherche d'information à l'intérieur de l'espace
d'exposition, au sens de Marie-Sylvie Poli28. C'est-à-dire
d'évaluer la manière dont le visiteur se comporte face à
la recherche et à la lecture des informations textuelles et
sémiotiques présentes durant son parcours de visite.
C'est-à-dire la mise en scène de l'exposition: comment
situe-t-elle le visiteur, comment la mise en scène lui est-elle
donnée à voir, comment lui est-elle présentée,
comment la mise en scène textuelle propose-t-elle au visiteur une
explication?
- Et l'analyse de l'attitude du visiteur face à
l'ordre chronologique du parcours d'exposition, en m'appuyant sur les
résultats proposés par Eliseo Veron dans son ethnographie du
parcours d'exposition.
c) Les registres gestuels symboliques et
mémoriels
Enfin, dans un dernier temps, j'ai analysé ce que je
considère comme un registre gestuel de type symbolique et
mémoriel (Annexe 8 p. 11).
25 Edward T. Hall, Le langage silencieux, Seuil, Points
Essais, 2007.
26 Emmanuel Belin, Une sociologie des espaces potentiels,
Logique dispositive et expérience ordinaire, De Boeck, Bruxelles,
2002.
27 Jean-Paul Fourmentraux, « L'ère post-média,
Humanités digitales et cultures numériques », Hermann,
Collection Cultures numériques, 2012, p.220.
28 Marie-Sylvie Poli, Le texte au musée: une approche
sémiotique, L'Harmattan, Paris, 2002, p. 51.
14
Ce registre comporte l'analyse des projections fictionnelles
liées à l'interprétation du contexte culturel :
d'après E. T. Hall, ce registre s'articule autour de ce que l'on peut
considérer comme un temps informel. J'ai analysé dans
cette partie la relation du visiteur au récit, sous trois formes:
d'abord l'histoire, en temps que relation du visiteur avec les
événements racontés, c'est-à-dire la relation que
le visiteur entretient avec la thématique du monde utopique de
l'exposition.
Mais aussi la relation que le visiteur entretient avec le
récit comme producteur d'un « acte narratif29 »
: c'est-à-dire le processus engagé par le visiteur dans son
activité de construction du sens.
Enfin, en troisième lieu, je me suis
intéressée au récit du point de vue d'un
discours: c'est-à-dire la relation que le visiteur engage dans
la co-construction du sens entre le monde de l'oeuvre et son monde
intérieur. Cette étape du processus de l'activité de
visite développe la relation du visiteur avec la phase de
négociation de l'oeuvre. De façon plus précise, j'ai
analysé les caractéristiques de la construction du récit
fictionnel à partir des modalités de surgissement des
représentations du visiteur.
Les types de sous--registres gestuels narratifs du
visiteur:
- Mode fictionnel : faisant appel à l'histoire,
à l'univers de l'oeuvre
- Mode documentarisant : faisant appel à la
remémoration du récit de l'expérience de visite en prenant
du recul
- Mode du témoignage : faisant
référence à la manière dont le visiteur a
vécu cette expérience à travers une retranscription des
émotions
- Mode fabularisant : faisant appel à la
manière dont le visiteur invoque son système de valeurs et de
représentations sociales
- Mode moralisant: en référence à
la transmission de ces valeurs.
29 Gérard Genette, Figures, essais, Editions du
Seuil, Paris, 1966.
15
Les types de registres gestuels symboliques: Mode
esthétique
- Analyse des impressions sensorielles de visite:
l'ambiance globale de la réception de l'exposition, la prise en compte
du ressenti du visiteur à travers une qualification de ses
émotions. Par exemple à travers des critères d'attention,
d'amusement, de tristesse, de colère, de peur, d'anxiété,
de dégoût, de bien-être, de bonheur, de surprise, de honte,
de révolte, de tension et/ou d'ennui.
Mode artistique
- Analyse de la construction d'un énonciateur
appartenant au domaine de l'art (étiquette artistique).
Attribution d'un nom propre (à partir de recherches
biographiques, d'analyses thématiques et stylistiques, de comparaisons
avec d'autres artistes, et d'histoire de l'art).
Les types de registres--gestuels
mémoriels:
- Des types de modalités de
remémoration: l'étude se concentre sur l'analyse des
images-souvenirs30, au sens d'informations me permettant de
recueillir en partie la manière dont le visiteur construit son
interprétation symbolique de l'oeuvre. Mais aussi le « lieu31
» d'où le visiteur parle de sa culture. D'où le
visiteur se situe par rapport à l'objet.
Mode intime
Le visiteur fait appel à un souvenir à partir de
son propre vécu. Roger Odin entend le « mode intime » comme le
mode par lequel le visiteur revient sur sa vie et son passé familial.
Mode privé
Le visiteur fait appel au souvenir à partir d'un
passé commun, d'un événement ou d'un vécu
socio-historique collectif, faisant référence à un groupe
social défini. Faire revivre le passé de façon collective,
c'est ce qu'Edward S. Casey (1987) appelle le «
reminiscing32.»
30 Gilbert Simondon, « Imagination et Invention (1965-1966)
», Chatou, Editions de la transparence, 2008, p.206.
31 Michel de Certeau, La culture au pluriel, Christian
Bourgeois Editeur, Collection Points Essais, Paris, 1980, p.193.
32 Roger Odin, Les espaces de communications, Introduction
à la sémio-pragmatique, PUF, Grenoble, 2011, p.86.
16
Chapitre 1
Analyse socio-poétique de l'espace Une
socio--sémiotique de l'acte de création
Dans cette partie de la recherche je me suis concentrée
sur l'analyse du processus de création, à travers l'observation
et la participation aux différentes étapes du montage de
l'exposition intitulée Nuages de poussière de Lina
Jabbour, du mardi 15 janvier au samedi 19 janvier 2013.
Sous la forme d'un carnet de bord qui retrace mon
expérience du montage, j'ai essayé de mettre en évidence
les divers enjeux inhérents à l'acte de création, en
m'intéressant plus précisément à la manière
dont dans l'organisation du travail de création, les acteurs
s'articulent autour de la technique, par l'analyse des étapes de
production de l'oeuvre et des différents types d'interrelations.
I. Mardi 15 janvier 2013, 9hOO, au VOG
Aujourd'hui, c'est mon premier jour d'observation du montage
de l'exposition. Celui-ci ayant déjà commencé un jour
auparavant, je me sens un peu stressée à l'idée de ne pas
avoir été présente dès le premier jour du montage
car je n'avais pas encore terminé mes partiels du premier semestre. Par
la vitre du tram, je jette un coup d'oeil à l'extérieur: c'est la
tempête de neige!
Lorsque j'arrive devant la baie vitrée du VOG,
j'aperçois un homme qui semble s'occuper de recouvrir les murs d'enduit
et de plâtre, comme s'il effaçait les traces des stigmates de
l'espace laissées par l'exposition précédente de Marc
Desgrandchamps (du 15 novembre au 22 décembre 2012). Il semble
être l'un des premiers acteurs présents sur le site, et je lui
fais signe de me laisser entrer. Une demi-heure plus tard, ce
fut ma première rencontre avec Lina, l'artiste, et avec son jeune
assistant Anthony, étudiant de 3ème année
à l'école d'art de Clermont-Ferrand.
17
Petit à petit, la Médiatrice du lieu,
Clémence, les rejoint pour revêtir à son tour une
combinaison et un masque, me faisant penser aux tenues des agents de
décontamination sanitaire comme celles utilisées dans les zones
irradiées par les accidents nucléaire comme à Fukushima.
(Annexe 9 -- p.12)
Avant de commencer à travailler dans le dernier espace
au fond du VOG, Marielle, la directrice du lieu d'exposition, réunit la
plupart des acteurs du montage (sauf le plâtrier), afin de faire un petit
débriefing sur la manière dont l'artiste souhaite
organiser son temps en fonction de l'appropriation des différents
espaces d'exposition.
La discussion s'orienta essentiellement autour du temps
dédié à chaque espace, en fonction de la progression du
montage, mais aussi en fonction de la gestion du temps par rapport aux
différentes techniques employées. Comme une sorte de
micro--management, le dialogue s'organise autour de la gestion de la production
et de l'accrochage des oeuvres selon la deadline du
vernissage, fixé au jeudi 24 janvier à 18h00.
(Annexe 10 - p. 12). Au cours de la discussion, Marielle demanda à Lina
de réfléchir dès le début de la semaine au prix
qu'elle comptait attribuer à ses oeuvres, afin qu'elle puisse les
assurer pendant le temps de l'exposition.
La discussion se concentrait davantage sur la «
post--prod », comme par exemple le nombre de catalogues (environ 300) mis
à la disposition des visiteurs. Mais aussi sur la qualité du
travail de la personne chargée de la communication. A cet instant, j'eus
l'étrange sensation que la réalisation du montage semblait
n'être finalement plus qu'une « formalité », en
observant l'orchestration méticuleuse du travail, de la réflexion
et de l'organisation préalablement pensées par les divers acteurs
au cours de leurs échanges.
Cependant, je savais par expérience que cette illusion
était simplement le reflet de la longue préparation
effectuée au cours de l'année. D'ailleurs, j'ai remarqué
que le traitement du catalogue de l'exposition pour le visiteur avait
été pensé par Lina comme une sorte de prolongement de
l'expérience de visite, un album « perceptif » pour que le
visiteur puisse poursuivre son expérience sensorielle au--delà de
l'espace d'exposition. (Annexe 11 - p. 13) : « Lina Jabbour est une
artiste d'origine libanaise basée à Marseille. Son support de
prédilection est le dessin, qu'elle qualifie d'espace--plan où
tout est possible.
18
Au VOG, son exposition Nuage de poussière alterne
avec des dessins muraux, des dessins sur papier et des dessins sur calque nous
plongeant dans une atmosphère orangée évoquant autant
ouragans, tempêtes de sable qu'essais nucléaires. Des formes
solitaires, palmiers, voiture égarée, océan
bouleversé apparaissent et semblent s'effacer, filtrées par la
couleur et menacées de disparition. Après avoir travaillé
sur le thème de l'errance et de l'exil, elle évoque
désormais un nouvel univers intérieur, où la douceur
apparente réussit à contenir une émotion parfois violente.
Elle nous immerge, une fois de plus, dans une ambiance très
particulière où se mêlent onirisme, beauté et
destruction.33 »
A la fin de la discussion, Lina commença à
m'expliquer l'essence même de son processus de travail en me montrant
certaines photographies et vidéos l'ayant inspirée sur Internet.
C'est le cas par exemple, de la vidéo Castle Bravo34
sur Youtube (Annexe 12 - p. 14) montrant les conséquences des essais et
des accidents nucléaires du 1er mars 1954 dans les atolls
habités de Rongelap, Rongerick et Utirih, contaminés par les
retombés de l'arme nucléaire. Sa série de 9 dessins,
Castle Bravo, est constituée de « Rayures horizontales sur
papier calque (qui) représentent des palmiers courbés
sous le fouet d'un vent provoqué par une explosion
atomique.35»
Et c'est le cas aussi des photographies lunaires
d'une tempête36 de sable survenue à Ryad en 2009,
tirées de l'actualité internationale37 et se
rapportant à son triptyque intitulé Tempête orange.
Cet article titrait: « Une impressionnante tempête de sable
a frappé la capitale de l'Arabie Saoudite, mardi 11 mars 2009. (L') un
de nos observateurs sur place est sorti pour photographier les rues
désertes, au coeur de la bourrasque38. » Ahmed,
photographe-témoin de la scène, commente son expérience
: « La tempête est arrivée en quelques minutes,
c'était assez étrange! Tout d'un coup, tout a changé, la
ville entière est devenue orange. Le sable est resté quelques
heures, puis a disparu.
33 Texte introductif au catalogue de présentation
rédigé par le Maire et l'Adjoint à la Culture de la Ville
de Fontaine.
34
www.youtube.com.
35 Laetitia Giry, Sous la tempête, Le Petit
Bulletin, rubrique Exposition, Centre d'art, n° 875, 2013, p. 7.
36
www.youtube.com.
37
www.observers.france24.com.
38 Ibid.
19
Il y a eu beaucoup d'accidents à cause du manque de
visibilité. On n'a pas l'habitude des tempêtes de sable. On a
souvent des vents très violents ici, mais on n'a jamais vu ça !
» (Annexe 13- p. 14)
En outre, je remarquai comme trace sociale de la
mémoire du passage de cette tempête, la prise de parole d'un des
internautes de ce site; le 30 mars 2009, il avait commenté ainsi les
photographies d'Ahmed : « Salâm aaleykoum, un très bon
rappel pour ceux qui croient. Merci. » Peut--être avait--il
interprété cet événement comme un message de Dieu,
une mise à l'épreuve de l'Homme, une réflexion sur notre
bref passage sur Terre à travers une prise de conscience de l'importance
de la préservation de la nature - ainsi qu'une réaffirmation de
la place infime de l'Homme au sein de l'Univers : « On reviendrait
ainsi à une certaine genèse du dessin en train de se
créer, retrouvant par là même le souffle d'espoir que la
peur et la destruction balaient d'un trait. Comme un combat entre la puissance
créatrice et la fragile réalité.39
»
En outre, Lina m'a confié que cette relation
médiatique et engagée avec ces photographies et ces vidéos
était inscrite dans un processus de création davantage lié
au traitement de l'image et aux différentes modulations du
phénomène (du processus de production de l'oeuvre), plutôt
que dans l'expression d'un parti pris militant. Elle m'a aussi expliqué
choisir tout d'abord des images en créant des captures d'écran
à partir de son ordinateur.
Au fur et à mesure de la production de l'oeuvre et
avant même la création de son dessin, elle m'a décrit les
traitements numériques successifs infligés à la
photographie à l'aide de Photoshop, lui permettant de jouer sur les
différents paramètres de l'image afin d'arriver à une
sorte d'épuisement. Enfin, comme des sortes de guides lignes,
ces photographies lui servent de modèle pour réaliser ses dessins
finaux.
Vers 10h30, en descendant boire un
café avec l'équipe dans le bureau du VOG, la discussion
était centrée sur la rencontre prochaine de Marielle avec le
directeur artistique du Musée d'art contemporain de Lyon, Thierry
Raspail, chargé de la Biennale d'art contemporain, pour lui proposer de
publier un article sur le VOG en 1ère page du catalogue
Résonance40
39 Laetitia Giry., op.cit, p. 7.
40
www.culture.lyon.fr.
20
(diffusé à environ 30.000 exemplaires): regroupant
l'actualité de plus de 90 centres d'art, galeries privées,
institutions culturelles et associations d'artistes durant la Biennale de Lyon.
Comme une sorte de parcours qui permet au public le plus large d'avoir
accès, dans l'agglomération lyonnaise et en Région
Rhône--Alpes, à plus de 130 événements.
Au fur et à mesure du déroulement de la
journée, le processus de l'oeuvre commençait de manière
discrète et silencieuse, à envahir l'espace. La ligne semblait
être l'un des vecteurs de la mise en action du processus de l'oeuvre. Tel
un voyage, une déambulation de la gestualisation du tracé au
coeur de ses dessins, le territoire de l'oeuvre se métamorphosait
progressivement au rythme de ces lignes de fuite.
La variable cataclysmique semblait faire corps avec le
mouvement presque organique de ses dessins, comme un motif inscrit dans la
forme, un crissement de la ligne, une vibration sonore envahissant l'espace
d'exposition. A travers l'espace, la voix du créateur semblait entrer en
disjonction: « Nous devons envisager la forme dans toute sa
plénitude et sous tous ses aspects, la forme comme construction de la
matière, qu'elle se manifeste par l'équilibre des masses, par les
variations du clair à l'obscur, par le ton, par la touche, par la tache,
qu'elle soit architecturée, sculptée, peinte ou
gravée.41 »
Lina continua à me parler de son travail, en me
montrant certaines de ses oeuvres sur son site Internet. L'obsession de
l'espace plan--lignes semble contaminer l'ensemble de ses oeuvres:
« Tandis que le tremblement de terre existe indépendamment du
sismographe et les variations barométriques en dehors des traits du
curseur, l'oeuvre d'art n'existe qu'en tant que forme. En d'autres termes,
l'oeuvre n'est pas la trace ou la courbe de l'art en tant qu'activité,
elle est l'art même; elle ne désigne pas, elle
l'engendre.42» C'est, en effet, ce que j'ai pu
ressentir en me projetant dans sa pièce intitulée
Dodéka, réalisée en 2011. (Annexe 14 p. 15).
Dans une réinvention perpétuelle de la ligne, la
vibration de la couleur entrait en résonance, en dialogue et en
disparition jusque dans les moindres recoins de l'espace.
41 Henri Focillon, Vie des formes, suivi de :
L'éloge de la main, 1934, Quadrige/PUF, édition 2010, p.
3.
42 Ibid.
21
La fascination de Lina pour le mouvement semblait
sublimer le murmure de l'explosion de la couleur au sein de ses divers espaces
fantomatiques. La série Castle Bravo, composée de 9
dessins réalisés à la mine graphite sur du papier calque
nous plonge au coeur de ce processus, où le mouvement de la ligne semble
s'effacer progressivement au fur et à mesure de notre passage dans
l'espace.
L'ondulation et la sensualité des matières et
des formes s'entrechoquaient dans un va--et-- vient entre l'espace plan et la
ligne. Mon regard semblait se situer dans une zone indéterminée
de flottement entre plusieurs espaces frontières, où la
perception infra--mince de l'espace sonore vacillait entre présence et
absence de la ligne.
Le montage commença dans l'espace n° 3
(Annexe 15 - p. 15) le plus éloigné de l'entrée du
Centre d'art, comme s'il se construisait dans le mouvement inverse du sens de
circulation du visiteur dans l'espace. Le sol était recouvert de
bâches, l'espace était clos; nous y accédions en traversant
deux sas hermétiquement fermés, me faisant penser aux
différents sas de décontaminations lors d'une
épidémie, d'un accident nucléaire, ou bien lors de
fouilles archéologiques permettant de délimiter, protéger
et sécuriser l'espace de production de l'oeuvre.
Tels des mineurs ou des scientifiques, Lina, Anthony et
Clémence enfilèrent leurs combinaisons et leurs masques.
L'orchestration du processus de production de cette installation
commençait à prendre forme. Chacun de ces acteurs prenait
progressivement possession de son rôle. Guidée par Lina, la
production de l'oeuvre émergeait sous la forme de différentes
lignes se mettant à vibrer à intervalles réguliers dans
l'espace. Tel un instrument, le cordeau dessinait de façon assez
expérimentale la partition de Lina dans l'espace. Comme une sorte
d'improvisation partagée, l'espace se démultipliait au fur et
à mesure de la modulation des gestes de ces trois producteurs.
Partant du ciel (haut de l'espace) pour rejoindre la terre,
Lina orchestrait la tension du processus de création au gré du
pincement du cordeau (Annexe 16- p. 16).
Progressivement, l'espace se recouvrait d'une fumée
noire se dégageant des entrailles de leur instrument (Annexe 17-- p. 16)
La répétition de leurs gestes dessinait de manière assez
diffuse le motif et l'ombre de cette ligne devenue presque audible.
22
La voix de Lina guidait le tempo, instaurant progressivement
un véritable dessein par une gestualisation de plus en plus fluide et
aboutie entre chacun des acteurs. Par la fenêtre, la tempête de
neige continuait son ouvrage...
La persistance de cette vibration environnante semblait avoir
contaminé ma perception. Plus les lignes se construisaient, plus j'avais
l'impression de me situer à l'intérieur du crissement de la
neige sur l'écran d'une télévision. De temps à
autre, pour prendre un certain recul sur leur progression mais aussi pour
décontracter leurs corps, les trois producteurs descendaient de leurs
échelles pour avoir une vue d'ensemble de leur partition. Vers
11 heures, Marielle vint à leur rencontre pour évaluer
l'avancement de la production, pour se faire une idée de sa progression
dans le temps.
En outre, je me suis vite rendu compte que je n'étais
pas vêtue d'une tenue appropriée pour observer ce
phénomène: je me recouvrais peu à peu d'une
légère pellicule de graphite, m'immergeant progressivement et
silencieusement au coeur de l'élaboration de ce processus. Un nuage de
poussière presque imperceptible flottait au dessus de nos têtes,
envahissant nos voies respiratoires malgré nos masques de protection,
comme si nous nous retrouvions sous terre. (Annexe 18 - p. 17)
Deleuze exprime cette sensation au sujet de l'acte de
création cinématographique des frères Straub: «
(...) La parole s'élève dans l'air, la terre s'enfonce de plus en
plus (...) La disjonction (se créer à l'intérieur de la
perception) de ce que l'on voit la terre déserte, lourde de ce qu'il y a
dessous. La terre se gondole de ce que la voix nous dit. L'espace vide prend
son sens au moment où on le traverse. 43» Ma
perception visuelle de l'espace clignotait entre la deuxième et
la troisième dimension, entre l'illusion du papier et
l'appropriation physique de cet environnement englobant en devenir. Durant le
montage, un bruit sourd se dégageait des enceintes restées
allumées accidentellement dans l'espace, comme une sorte de
présence fantomatique.
Au bout d'un certain temps, j'ai eu la sensation de
développer une forme d'hypersensibilité aux divers mouvements de
ces corps en action.
43 Qu'est--ce que l'acte de création artistique ?
Gilles Deleuze -
www.youtube.fr
23
Durant cette observation, je me suis rendu compte de la
manière dont les multiples pressions liées au contrôle et
au relâchement du fil du cordeau influençaient l'intensité
des diverses modulations, des différentes variations de couleurs. Comme
une sorte de danse à l'unisson, la vibration se nourrissait des
imperfections de l'espace et de l'épuisement de la gestuelle de ses
performers.
En outre, l'orchestration du processus s'accompagnait
régulièrement du remplissage du cordeau en graphite, me faisant
penser au remplissage d'une arme en poudre à canon, propice à la
prolifération de cet acte de résistance44
: « Tiens c'est chargé! » a dit plusieurs fois
Lina à ses assistants (Annexe 19 p. 17).
Le dialogue et la concertation semblaient avoir
remplacé la raideur mécanique de leurs gestes
répétitifs : « Deux traits où l'on recharge le
cordeau et après on l'épuise ! » En regardant par la
fenêtre, j'aperçois la neige qui continue à tomber, les
balcons en brique orange résonnent avec le processus de création,
des lignes orangées se mêlent au mouvement incessant des flocons.
L'odeur du graphite se répandait de plus en plus au sein de cet espace
confiné.
Le motif de la ligne semblait s'être transformé
en un algorithme sonore, les prémisses d'un bégaiement de la
langue: « (...) l'orage comme l'orage de ton cou cou de tes
paupières les paupières de ton sang ton sang caressant palpitant
frissonnantfrissonnant et pur pur comme l'orange orange de tes genoux de tes
narines de ton haleine de ton ventre je dis ventre mais je pense à la
nage à la nage du nuage nuage du secret le secret merveilleux
merveilleux (...) 45»
Vers 11h30, l'espace vacillait entre la
tension perceptive de la 2ème et de la 3ème
dimensions, sous la forme d'une feuille de papier. Lina opérait de
façon artisanale quelques retouches au fusain, en gommant certaines
imperfections liées à la propagation du graphite lors du
pincement du cordeau: « On évolue! Comme on dit en Bénin
», s'exclama Lina. L'avènement de cette vibration, de cette
ligne de fuite était de plus en plus palpable (Annexe 20 p. 18).
44 Gilles Deleuze, « Qu'est ce que l'acte de
création ? »
45 Luca Ghérasim, Le rêve en action, in
Héros--Limite, Editions Le Soleil Noir, 1953.
24
Ils reprirent le travail vers 14h00.
Les trames (les lignes de l'oeuvre) ressemblaient de plus en
plus aux traces laissées par la salissure des presses rotatives sur le
papier d'impression des journaux.
A cette heure-ci, le rituel se déroulait dans une
ambiance assez silencieuse, les gestes étaient devenus plus lents et
plus précis.
Après le pincement du fil du cordeau par Lina, je
pouvais sentir un certain relâchement de la concentration, comme une
sorte de décompression liée à la récurrence et
à la précision méticuleuse des gestes à accomplir.
Au fur et à mesure de l'épuisement du fil du cordeau,
l'irrégularité et le dédoublement des lignes
accompagnaient la vibration de l'espace, à mi-chemin entre
matérialisation et dématérialisation de l'espace de la
représentation.
Tels des artisans de la production du sens, nous pouvions
percevoir un certain émerveillement à chaque pincement du fil,
qui laissait s'échapper le spectacle lent d'un léger filet de
nuage de poussière se diffusant dans l'air. La progression de la ligne
dessinait en quelque sorte l'immanence du trait laissé par le passage du
fil du cordeau.
Petit à petit, je pouvais presque sentir la pulsation
de l'espace de production au gré des aléas et passages des
producteurs. Le dehors semblait s'imprégner du dedans.
Au cours de cette gestualisation cadencée, le devenir de l'oeuvre
s'installait.
Le langage de l'oeuvre continuait à propager son
bégaiement; les producteurs commençaient à ne plus pouvoir
communiquer de façon lisible, l'épuisement commençait
à les envahir et l'intensité de la vibration de l'oeuvre laissait
place au relâchement flottant des corps.
Lina exprimait ce rituel à travers l'expression de la
mécanique du geste. Sur chacun des trois murs dédiés
à l'espace de la production, l'artiste posait graduellement certains
jalons permettant de définir les contours du territoire de l'oeuvre.
Le dialogue avec l'espace paraissait de plus en plus fluide.
Comme une ombre, une présence fantomatique, le tracé
dévoilait le passage de cette vibration. 15h35, Lina me demanda l'heure,
le temps semblait être suspendu.
25
Au fur et à mesure du remplissage de l'espace, elle se
demandait s'il ne serait pas intéressant de laisser les espacements
(verticaux) vides, entre les 3 plans (verticaux) de l'espace de l'oeuvre et les
arêtes des deux coins de cet espace (Annexe 21 p. 18). En insistant sur
la capacité visuelle du spectateur à reconstituer lui-même
le raccordement des lignes (horizontales) de façon mentale.
Ayant commencé par le mur de gauche, ils s'attaquaient
à présent au mur central de l'espace. Les trois producteurs
s'affairaient à l'ouvrage de manière plus affirmée, et
reproduisaient l'algorithme initial de leur premier passage sur le mur de
gauche. La répétition de l'énonciation produisait une
forme de résonance46 (Gilbert Simondon, 1958) entre chacun de
ces trois écrans (murs): « Rien n'est plus douloureux et
angoissant qu'une pensée qui s'échappe à elle-même,
des idées qui fuient, qui disparaissent à peine
ébauchées, déjà rongées par l'oubli ou
précipitées dans d'autres que nous ne maîtrisons pas
davantage. Ce sont des variabilités infinies dont la disparition et
l'apparition coïncident. Ce sont des vitesses infinies qui se confondent
avec l'immobilité du néant incolore et silencieux qu'elles
parcourent, sans nature ni pensée. C'est l'instant dont nous ne savons
s'il est trop long ou trop court pour le temps.47»
L'air devenait de plus en plus pesant, comme si la moiteur de
la terre envahissait l'atmosphère du processus de création. La
poudre de graphite commençait à nous irriter le blanc des yeux.
Le fil du cordeau commençait à « scier » les doigts de
Clémence. A cette étape de la production, le dialogue semblait
être un catalyseur efficace dans l'exécution de ces
différents gestes techniques. Le fil du cordeau liait de façon
assez fluide les gestes à l'unisson de ces trois producteurs, autour
d'une tension silencieuse devenue palpable (Annexe 22 p.19). Le fusain
envahissait petit à petit les corps en mouvement des producteurs. La
partition de l'oeuvre continuait à se dévoiler au fur et à
mesure de la construction de cet algorithme: le processus « machinait!
» (cf : Gilles Deleuze) Le fil du cordeau me rappela le fil d'Ariane, et
chacune de ces lignes racontait sa propre histoire qui permettait au producteur
de tendre vers l'oeuvre. Et le rythme du déroulement et de l'enroulement
du fil me fit penser à la toile de Pénélope, tissée
le jour et défaite la nuit48...
46 Yves Citton, « Politiques de l'individuation. Penser avec
Simondon », Multitudes 18, automne 2004.
47 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la
philosophie ? Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 189.
48 Homère, L'Odyssée, 8ème
siècle environ avant J.-C.
26
II. 2ème jour d'observation: Mercredi 16 janvier
2013
Vers 9h00, à l'intérieur du
Centre d'art, 6 personnes étaient présentes: Marielle,
Clémence, Lina, Anthony, Zelda (jeune enseignante en formation au VOG)
et moi-même).
9h26, la fatigue commence à se faire sentir. Lina,
Clémence et Anthony semblaient avoir travaillé sur cette oeuvre
jusqu'à 23 heures la veille. En arrivant dans l'espace, je
m'aperçus qu'ils avaient réussi à avancer le travail sur
le mur central à plus de la moitié de sa hauteur. Un besoin de
café commençait à se faire sentir...
Leurs corps commençaient à être
contractés, du fait notamment des nombreux gestes
répétitifs et minutieux effectués la veille,
prolongés jusqu'à tard dans la nuit. Lina et Clémence
discutaient d'ailleurs de la manière dont elles avaient essayé de
se délasser et de se décrasser, sous la douche la veille chez
elles. L'ambiance semblait relativement détendue, mais on aurait dit que
ces acteurs n'avaient pas réellement réussi à
décrocher durant leur soirée, comme s'ils avaient
été obsédés par le mouvement de l'oeuvre.
Ce matin-là, l'espace du VOG s'apparentait davantage
à un lieu de vie collectif où chacun circulait (Annexe 23 p. 19).
L'espace principal d'exposition prenait des allures de cuisine. Puis
après le petit déjeuner, les acteurs reprirent leurs rôles
respectifs: telle une représentation où chacun des acteurs
retrouve ses marques dans l'organisation sociale du processus de
création.
Marielle resta en bas, pour s'occuper de différentes
tâches liées à la gestion du Centre durant la
matinée. Le sol du dernier espace de l'exposition s'était
recouvert d'une fine pellicule de poussière charbonneuse.
Les trois acteurs s'organisèrent autour du
réagencement et du nettoyage régulier du dispositif de
production technique de l'oeuvre, afin de favoriser le bon déroulement
des opérations. Cette étape de cadrage et de
recadrage de la zone de production semblait permettre une prise de
recul, une certaine visibilité de l'intégralité de
l'espace. Lina remplit à nouveau le cordeau, pendant que ses deux
assistants redélimitaient un territoire d'action en protégeant
soigneusement les « zones non braconnées », au sens de Michel
de Certeau.
27
Individuellement et collectivement, ils prirent respectivement
certaines précautions d'usage, comme des sportifs de haut niveau. Ce fut
en effet le cas de Clémence, qui se protégea les mains comme une
boxeuse en entourant ses doigts de scotch papier, pour atténuer
les brûlures provoquées par les frottements du fil sur ses
blessures. (Annexe 24 p. 20)
Le dialogue s'engagea alors autour du devenir de l'oeuvre
et de l'avancée de l'agencement de l'exposition.
Lina exprima sa volonté de poursuivre
l'épuisement de la ligne à travers le désir d'une
saturation de l'espace. La générosité et l'entraide furent
les maîtres--mots du tissage relationnel autour de cette production. Lina
battait la cadence, Anthony validait le réglage et le guidage des
lignes, pendant que Clémence accompagnait ce mouvement à travers
la mise en tension du cordeau.
Le contraste entre les différentes modulations
colorées des lignes se fit dans un accord collégial, entre les
perceptions visuelles de ces trois producteurs. Le mouvement du claquage du
cordeau s'enchaînait au rythme de la voix de Lina qui guidait le tempo,
l'oreille et la main, telle un métronome.
L'intensité de la tension du fil s'expérimentait
sur chacune des lignes. Le réajustement des gestes des producteurs
s'accompagnait d'argumentations techniques: changeant au fur et à mesure
leur position corporelle comme s'ils devenaient eux--mêmes des outils
(Annexe 25 p. 20). En outre, ce réajustement physique s'accompagnait de
divers réajustements picturaux, liés aux couches de graphite
déposées sur le mur - elles--mêmes dépendantes de la
dose de graphite versée dans le réservoir du cordeau de
maçon.
L'intensification et la variabilité de la couleur se
situaient ainsi autant dans les outils que dans les corps des acteurs.
Les modulations de l'espace semblaient prendre la forme d'une
mélodie visuelle où chacun des acteurs rejouait sa propre
partition, à travers la mise en discussion perpétuelle de la
variabilité technique49 de l'oeuvre.
Telle une guitariste, Lina intensifiait les
modularités50 vibrantes de sa couleur au rythme du
pincement du fil de son cordeau.
49 Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias, Les
presses du réel, Dijon, 2010, p. 405.
50 Ibid., p. 103.
28
Certaines plaisanteries fusaient parfois,
générant quelques lignes de fuite51
apaisantes face à la tension mécanique de leurs gestes. Chacun
des acteurs commençait à utiliser un champ lexical proche de la
notion d'épuisement du trait.
10h 23, la ligne s'abstrayait dans
l'espace, et ces diverses trames commençaient à vibrer les unes
avec les autres en laissant place à une unité sonore de l'espace.
La disposition de cet environnement dans l'agencement global des autres oeuvres
semblait définir la fin d'un voyage, la synthèse d'une
déambulation. En effet, j'ai presque eu l'impression de commencer le
processus par son achèvement, comme l'exprime Bob Dylan dans un de ses
poèmes, « Je construis et reconstruis sur ce qui est en
attente52 ».
A l'extérieur le soleil se couche, laissant se
découper sur Fontaine certaines ombres du VOG comme si l'exposition
commençait à envahir la ville, à déborder du
cadre de la production de l'oeuvre (Annexe 26 p. 21). Le rythme de la
production se fluidifiait, la cadence semblait avoir pris une certaine vitesse
de croisière.
Lina entama une discussion au sujet des photographies
témoignant de la déflagration de la bombe d'Hiroshima, en
expliquant sa fascination autour du questionnement lié aux traces, aux
empreintes du passage de la vie terrestre, au passage des corps, des individus,
des civilisations: comme une réflexion anthropologique sur l'existence
de l'Homme, elle me rappela la pensée nomade de Deleuze:
« La vitesse absolue, c'est la vitesse des nomades, même quand
ils se déplacent lentement. Les nomades sont toujours au milieu (...)
(Ils) n'ont pas d'histoire, ils ont seulement de la
géographie.53 »
Cette rythmique commençait à envahir chacune de
mes interventions photographiques, ainsi que le rythme d'écriture de mes
propres lignes. J'avais l'impression malgré moi, de m'immiscer dans la
chorégraphie millimétrée du pincement du fil du
cordeau.
D'ailleurs, le crissement de l'enregistrement
électronique de mes photographies sur mon téléphone
portable semblait suivre le rythme de la production de l'oeuvre.
51 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues,
Flammarion, Champs essais, 1996, p. 8.
52 Ibid., p. 13.
53 Ibid., p. 39.
29
L'avancée de la création ne se calculait plus en
fonction de la lumière extérieure ou bien de l'heure, mais en
fonction du nombre de barreaux d'échelle descendus, reflétant le
découpage d'un Temps en fonction de la propagation du tracé des
lignes dans l'espace. (Annexe 27 p. 22)
« Les devenirs c'est de la géographie, ce sont
des orientations des directions des entrées et des sorties54
». La sculpture de l'espace se dessinait peu à peu...
à travers la progression de ces lignes de fuite.
Vers 15h06, après la ritualisation de
leurs gestes sous la forme d'une transe, les corps des producteurs semblaient
enfin apaisés et sereins. La ligne-plan se déployait
pour laisser place à la vibration sonore. A cet instant, comme une sorte
de performance de l'espace, le devenir des lignes entrait en
disjonction. L'onde de choc de l'espace résonnait au rythme du
cordeau qui de temps à autre se dédoublait sur cette
toile-écran55.
A chaque claquement du fil, je ressentais une sorte
d'explosion liée à ma représentation mentale de la
détonation du nuage d'Hiroshima. Ce processus assez artisanal de dessin
au graphite me fit penser à l'acte d'écriture. C'est comme si
l'écriture se dévoilait, en même temps qu'elle se fondait
dans l'espace.
« Ecrire, c'est tracer des lignes de fuite qui ne
sont pas imaginaires et qu'on est bien forcé de suivre, parce que
l'écriture nous y engage, nous y embarque en réalité.
Ecrire, c'est devenir, ce n'est pas du tout devenir écrivain. C'est
devenir autre chose56. »
Le passage de cette vibration, ce chaos flottant de
façon silencieuse se mit en suspens, dans l'attente d'un devenir
incertain: plus de cris, plus de vie... seuls présents le passage et
l'écho de ce phénomène. Cette atmosphère de
suspension dans le temps fut l'objet d'ailleurs, d'un léger malaise de
la directrice du VOG, qui avait du mal à évaluer le timing
dans cette déconstruction progressive du temps de l'oeuvre. Un
léger écart semblait se jouer, entre le langage de la production
de l'oeuvre et celle du travail de management et de gestion
événementiels de la directrice. Ces deux conceptions du temps
commençaient à s'affronter de façon imperceptible.
54 Ibid., p. 8.
55 Jean--Pierre Balpe, Contextes de l'art
numérique, Hermès Science, Paris, 2000, p. 115.
56 Gilles Deleuze et Claire Parnet., op.cit. p. 54.
30
Vers 17h00, nous entrâmes dans une
autre phase de la production de l'oeuvre, où j'avais l'impression de
faire corps avec les mouvements et l'épuisement des producteurs. Je me
suis rendu compte que j'avais de plus en plus de mal à écrire,
comme si je subissais de plein fouet la tension de l'oeuvre. Le temps semble
s'allonger, le son du fil qui se déroule et s'enroule semble faire corps
avec la production. Puis, l'expression de la temporalité s'exprima en
termes de lignes qu'il restait à tracer: il en restait 14. L'excitation
et l'attente de la vision globale de l'oeuvre devinrent à cet instant,
le centre de toutes les préoccupations.
17h31, la réalisation finale de
l'oeuvre allait bientôt voir le jour: plus que 6... 5... Lina rechargea
le cordeau, 4... Ils commencèrent à enlever les bâches pour
laisser apparaître les contours de l'oeuvre : 3... 2... Ainsi fut
tirée la dernière ligne constituant la partition de l'oeuvre.
Anthony signifia la fin de cette étape de production en annonçant
l'heure: 17h23 (Annexe 28 p. 22).
La nuit était en train de tomber, et en regardant
à travers la baie, je vis à nouveau l'espace de production s'y
refléter.
18h00, la visite du Chargé de la
Culture à Fontaine donna lieu à la première monstration de
cet environnement (de cette oeuvre), invité par la Directrice
à voir l'avancée du montage en avant-première. Il avait
l'air plutôt intéressé par la progression de l'oeuvre et
nous fit remarquer que cette ambiance de production assez charbonneuse lui
faisait penser aux mines de St-Etienne.
III. 3ème jour d'observation : le 17 janvier
2013
Le montage d'exposition s'étant poursuivi le soir
précédent, je ne savais pas encore ce matin-là, dans quel
état j'allais retrouver l'espace. En attendant de pouvoir observer la
progression du montage, je regardais la neige tomber par la fenêtre du
tramway. 9h15, ce matin il semblerait que nous attendions un certain nombre de
personnes. Tout d'abord, j'ai pu observer le passage rapide d'une personne en
charge de l'affichage et de la communication visuelle donnant aux passants et
aux visiteurs les informations pratiques sur l'exposition: Lina Jabbour,
exposition du 24 janvier au 23 février 2013, de 14h à 19h, du
mercredi au samedi. (Annexe 29 p. 23)
31
Ensuite j'ai vu arriver Zelda, une jeune enseignante en
formation au VOG, s'occupant actuellement de la gestion des procédures
et des textes relatifs aux demandes de mécénat. Puis, j'ai
assisté à une sorte de « cafouillage » entre les
personnels chargés du nettoyage des baies vitrées du VOG devant
intervenir vers 9h00, et l'afficheur de la communication visuelle.
En effet, tenus d'arriver dans les même créneaux
horaires, ils n'avaient pas été informés du passage les
uns des autres, d'où un léger contentieux dans l'ordre
d'exécution des tâches. En outre, l'afficheur de la communication
en charge du marouflage du sticker sur la vitre semblait assez pressé,
et nous a même confié qu'il venait là pour remplacer
exceptionnellement ses employés. Les deux hommes chargés du
nettoyage des vitres semblaient un peu perturbés, mais firent
tranquillement leur travail en suivant méticuleusement leurs gestes
respectifs, l'un étant à l'extérieur et l'autre à
l'intérieur du VOG.
Dans un brouhaha général, les acteurs se
démultiplièrent, remplissant singulièrement leurs
tâches. Lina, Clémence, Zelda, Anthony et moi-même avons
été un peu décontenancés au passage de ces divers
techniciens, assez pressés dans l'ensemble. Le contraste de
temporalité avec la cadence du monde extérieur, paraissait
saisissant.
De temps à autre et malgré la tempête
sévissant dehors, des passants au pas pressé jetaient quelques
regards furtifs vers l'intérieur, tout en continuant leur chemin.
Marielle et Lina regardaient la gestuelle technique des
laveurs de vitres, en observant cette tâche quotidienne. Anthony prit son
petit déjeuner, pendant que Clémence passait l'aspirateur dans la
salle d'à-côté sur le sol maculé de graphite. Zelda
discutait avec Marielle, pendant que Lina improvisait au fond du second espace
un lieu de travail à proximité de la lumière du jour, pour
déballer sa série de 9 petits dessins intitulée Castle
Bravo (Annexe 30 p. 23).
Vers 10h30, Lina réfléchit
à la gestion de son matériel de production, mais aussi aux
systèmes d'accrochage et d'exposition de ses dessins, en écoutant
nos suggestions. Zelda proposa d'aller chercher le matériel manquant:
32
« clous à tête plate larges, de longueur
de 2 à 1,7 cm - bâche un peu épaisse - 2 rouleaux de scotch
double--face blanc ou beige, un peu épais de 2 et 7 cm57
». Pendant que Clémence et moi étions
occupées à noter les mesures du mur du 1er couloir
devant contenir la série Castle Bravo.
En discutant avec Lina des conditions et des mesures de son
accrochage, je me suis rendu compte qu'elle souhaitait installer ses dessins
à 1m 60 du sol, parce que cela correspond aux mesures d'accrochage
traditionnelles, mais aussi par souci de créer une vision d'ensemble
horizontale.
Ce qui est amusant, c'est que cette dimension correspondait
pratiquement à la hauteur du regard de Lina, comme si elle nous
proposait de manière physique une certaine proximité, une
certaine intimité anthropomorphique avec son regard.
Deux équipes étaient en train de se constituer:
D'un côté, Lina et Anthony commencèrent à
réaliser au fusain le dessin du mur de gauche dans l'espace principal,
à partir de la rétroprojection d'un dessin de Lina. Cette image
représentait de façon diffuse et presque abstraite, un paysage me
rappelant une vue de coucher de soleil avec une mer assez agitée (Annexe
31 p. 24). De l'autre, Clémence et moi étions en train d'investir
le mur du couloir faisant la jonction entre le 1er et le 2nd
espace d'exposition.
Durant leur production, Lina et Anthony ont été
confrontés à une nouvelle problématique technique. En
effet, lors de l'exécution du dessin, ils se sont rendu compte qu'il
leur manquait un certain obscurcissement de l'espace leur permettant de
visualiser précisément les traits du dessin rétro--
projeté.
Ils ont donc demandé à la Directrice s'il
était possible de baisser les stores des baies vitrées, afin de
créer un dispositif58 propice à la production
de ce dessin mural. Mais étant donné le problème
d'enroulement de ces derniers, Marielle refusa catégoriquement
d'assombrir l'espace.
57 Liste de fournitures écrite par Lina pour Zelda.
58 Jean Davallon, L'exposition à l'oeuvre,
Stratégies de communication et médiation symbolique,
L'Harmattan, Paris, 1999, p. 22.
33
Cette problématique mit nos cerveaux en
ébullition, afin d'inventer un agencement59
permettant de faire ce fameux noir indispensable à
la réalisation de la pièce. Après quelques minutes de
réflexion, Lina demanda à Clémence où se trouvaient
les sacs-poubelle destinés au nettoyage du Centre d'art. Nous
commençâmes à découper ces larges masses opaques en
créant une sorte de tissage entre ces toiles plastique, ce qui permit
d'obscurcir de manière temporaire une bonne partie de l'espace
principal.
A 16h38, Clémence et moi avions fini
d'accrocher les 9 dessins Castle Bravo.
Ne connaissant pas encore très bien la nouvelle
Médiatrice du lieu, Clémence, j'ai pu ainsi nouer une nouvelle
forme de proximité avec elle. Lina et Anthony en étaient presque
à la moitié de la réalisation de leur dessin. Je me suis
sentie à cet instant-là, au même titre que toute
l'équipe de montage, plongée au sein du processus de fabrication
de l'oeuvre qui envahissait progressivement l'espace d'exposition.
L'atmosphère générale du montage me permettait de me
projeter dans les prémisses de cet événement.
Poursuivant leur dessein, Lina et Anthony s'étaient
assis sur des cartons leur permettant de s'installer plus confortablement dans
l'espace. J'eus l'impression d'observer le mouvement du spectacle de
l'existence: tous deux, fusain à la main, dessinant la métaphore
du passage de l'Homme sur Terre. Ce format carte postale me fit penser
à la représentation métaphorique de la mort à
travers le coucher du soleil, comme si ces deux acteurs étaient en train
de tracer un cheminement métaphysique de l'être en devenir (Annexe
32 p. 25). Faisant face au tumulte de l'Océan Pacifique (titre
de l'oeuvre) sur leur radeau de carton, ils tentaient de donner vie au son
infigurable, au cri de la vie (Annexe 33, p. 25).
Le remplissage des différentes strates de l'image
apparaissait comme au cours de la révélation sur le papier d'une
photographie argentique. Vers 17h 55, Lina définissait
un nouveau territoire lui permettant de déballer le reste de
ses dessins. Vers 18h46, Nous venions de découvrir la
série intitulée Tempête orange. En me rapprochant
de ce tryptique, je fus assez intriguée par l'analogie entre le motif de
la vibration colorée faite par le geste de Lina aux crayons de couleurs,
et le résultat énigmatique né de la capture photographique
par Philippe Trepier60 de l'environnement Trame.
59 Gilles Deleuze, Cinéma 1, L'Image-- mouvement,
Les Editions de Minuit, Paris, 1983, p. 220.
60 Photographe de la Ville de Fontaine.
34
IV. 4ème jour de montage, Vendredi 18 janvier
2013
9h00, il semblerait que Lina, Clémence et Anthony aient
veillé tard la nuit dernière, pour finir le dessin au fusain et
commencer à prendre les mesures destinées à recouvrir les
baies vitrées du VOG de grands lés de papier calque. En passant
en tramway devant les vitrines du VOG, j'ai entre-aperçu
l'avancée du montage. Les vitres de l'espace étaient recouvertes
de calques, ce qui excita ma curiosité. La tempête de neige de la
veille s'était dissipée.
A l'intérieur de l'espace principal, cette pellicule de
calque tamisait les rais de lumière en créant une
atmosphère englobante et intimiste. « Enrobée dans un
cocon agréable à l'oeil...61», cette
ambiance me faisait penser à un Ryad marocain. D'ailleurs, elle
me fit aussi penser aux différents drapés portés par les
Berbères dans leur voyage à travers le désert. A cette
heure-là, l'espace était encore assez silencieux.
Le dessin au fusain semblait avoir avancé, durant la
nuit dernière. En jetant un coup d'oeil vers les dessins orangés
de la série Tempête orange (disposés au sol sur
des bâches, avec des poids sur chacun des angles pour redresser le papier
déformé), j'eus l'impression qu'ils s'étaient un peu
détendus.
En effet, ces dessins avaient été
transportés, roulés dans des tubes, d'où une
déformation de l'aspect plan du dessin (Annexe 34 p. 26).
J'aperçus dehors, le passage d'une classe
d'école primaire devant le Centre. Leurs regards en disaient long sur
leur curiosité. Peut-être viendraient-ils bientôt au VOG,
pour faire l'expérience de visite de l'exposition.
Comme sur des radeaux en carton, Lina et Anthony continuaient
de sculpter le pli62 de leur vague (cf : Océan
Pacifique). La poétique du trait accompagnait le léger son
du fusain frottant la peau de l'espace. Emouvant spectacle du flux et
du reflux de la main du dessinateur, sculptant le passage de sa propre
existence.
De temps à autre, Lina et Anthony prenaient chacun
à leur tour un certain recul contemplatif sur l'agencement de
ce paysage mouvant. Au dessus de leurs têtes, dans la partie
supérieure de l'oeuvre, une masse lumineuse surplombait l'horizon.
61 Laetitia Giry., op.cit, p.7.
62 Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, Les
Editions de Minuit, collection critique, 1988, p. 191.
35
Comme la trace d'un voyage à travers l'écriture,
j'eus l'impression qu'ils m'invitaient à contempler la
réalité de ma propre existence.
Aussi me suis-je rendu compte au cours de ma
déambulation dans l'espace global de l'exposition, d'une forme de
principe de résonance entre chacune des oeuvres
commençant à dialoguer les unes avec les autres. «
(Cette réalité) éthique (serait) bien structurée en
réseau, c'est-à-dire qu'il y (aurait) une résonnance des
actes les uns par rapports aux autres, non pas à travers leurs normes
implicites ou explicites, mais directement dans le système qu'ils
forment et qui est le devenir être63. »
L'impression d'une fluidité, mais aussi la sensation
d'une perception aérienne s'accompagnaient d'un autre mouvement plus
proche du sol, me permettant de raccorder ces différents mouvements.
A nouveau, l'atmosphère semblait assez détendue,
je pris ce laps de temps pour continuer ma discussion avec Lina sur son travail
de création.
Elle commença par me décrire une oeuvre qu'elle
avait auparavant réalisée dans une librairie (oeuvre
intitulée Parasite et Carnivore, réalisée en
2006), où elle s'intéressait à l'idée du
grignotage et au rapport du grignotage à la
matérialité de l'objet livre. Puis, je me suis
demandé quel type de livres elle pouvait bien lire (Annexe 35 p. 27).
Elle me répondit qu'elle était « mordue de
BD » mais aussi de romans, et qu'elle s'ennuyait un peu dans les ouvrages
de philosophie, car cela conditionnerait sa pensée et limiterait la
production mentale de ses images.
Elle me cita tout de même un ouvrage de Didi-Huberman,
intitulé L'Homme qui marchait dans la couleur64. Ce
livre définit l'artiste comme une figure inventrice de lieux.
Cette posture façonnerait, donnerait chair à des espaces
improbables. Son héros James Turrell, inventerait des lieux en
passant tout d'abord par un travail sur la lumière, tel un sculpteur qui
donnerait consistance à ces choses immatérielles que sont la
couleur, l'espacement, la limite, le ciel, le rai, la nuit. Ses chambres
à voir, comme il les décrit, seraient construites comme des
lieux où voir a lieu, c'est-à-dire où voir
deviendrait l'expérience de la chôra
(périphérie rurale), faisant référence
à ce lieu « absolu » de la fable platonicienne.
63 Gilbert Simondon, L'individu et sa genèse
physico-biologique (1964), Grenoble, Milan, 1995, p. 245.
64 Georges Didi-Huberman, L'Homme qui marchait dans la
couleur (James Turell), série Fable du Lieu, 2001.
36
Quelque chose qui évoquerait aussi ce que les
psychanalystes nomment des « rêves blancs ». Cette sculpture de
surplombs, de ciels et de volcans est ici présentée comme une
fable de cheminements. En sorte que regarder une oeuvre d'art
équivaudrait à marcher dans le désert.
Puis, elle me raconta son expérience de work in
progress: à l'intérieur d'une cabane dédiée
à la production de dessins 24 heures sur 24, en collaboration avec 6 ou
7 autres artistes, à partir du récit des histoires des
visiteurs.
Dans l'après-midi, nous commençâmes
à réfléchir sur l'accrochage de la série
Tempête orange. Cette série était composée
d'un tryptique représentant, de gauche à droite: une
tempête de sable vue d'une ville, une tempête de sable monochrome
plus petite, et enfin, un dernier dessin représentant cette
tempête sévissant dans une palmeraie. »...
constitué de plusieurs couches de crayons de couleurs, de plusieurs
strates appliquées avec patience et minutie, il (le triptyque) enveloppe
le regard de vagues d'un orangé chaud et tremblant (...) voitures et
palmiers sont rendus fantomatiques, deviennent des silhouettes
vulnérables, soumises au voile brûlant d'un crépuscule
apocalyptique65.» (Annexe 36 p. 27)
Lina souhaitait en effet réfléchir sur son
accrochage, de telle sorte qu'il puisse se fondre avec les
éléments architecturaux disposés au sein de l'espace
principal. Comme par exemple, faire attention à ne pas obstruer le champ
de vision par des piliers disposés à l'intérieur de
l'espace principal d'exposition.
Je commençais à prendre davantage d'assurance
vis-à-vis de l'ambigüité de ma posture
d'observateur-participant au sein du dispositif de production de l'oeuvre.
Alors que jusque-là, je m'étais trouvée
en position soit de créateur (plasticien), soit de monteur d'exposition,
soit de visiteur.
Après une nouvelle visite de l'exposition, je me rendu
compte d'un certain nombre de principes de résonance, de renvois
indiciels66 entre les différentes composantes de
l'espace:
65 Laetitia Giry., op. cit, p.7.
66 Eliseo Veron, Martine Levasseur, Ethnographie de
l'exposition : l'espace, le corps et le sens, BIP, 1989, p. 25.
37
«Tout ce passe comme si ce qui pourraitfaire que
l'exposition peut-être un texte, c'est à dire une cohérence
de propositions, reliées entre-elles par un topic, ou un thème
commun» (Eco, 1992), se trouvait tellement peu lisible que c'est seulement
l'activité du récepteur qui permettrait de définir des
articulations, qui feraient émerger des règles combinatoires, et
que pourrait alors se construire un thème commun; bref, que le texte en
viendrait à être produit.» Le lino orange
disposé au sol renvoyait à la tonalité colorée du
tryptique, qui elle-même renvoyait à la couleur du catalogue
(Annexe 37 p. 28). Et de façon cette fois-ci assez insolite, cette
couleur renvoyait à celle du mobilier et à la charte graphique du
lieu d'exposition.
De même, telle une atmosphère sonore
récurrente dans l'ensemble de l'exposition, la vibration visuelle du
tracé créait une sorte d'unité langagière à
l'exposition. Les lés de papier calque renvoyaient aux dessins de la
série des 9 petits dessins, intitulée Castle Bravo.
L'éclairage criard des phares de voiture sur un dessin du tryptique
de Tempête orange me renvoyait aux néons de l'espace du
VOG...
Après cette observation, je me suis concentrée
sur la place hypothétique du parcours du Visiteur
modèle67 et de sa déambulation au sein de
l'espace. «En effet, dans l'exposition, la question cruciale est moins
celle d'une interaction entre l'instance de production et celle de la
réception, que la question de la capacité de l'agencement
lui-même à être un mécanisme capable de
prévoir les mouvements de l'autre et de lui proposer un Visiteur
Modèle.68»
V. Analyse socio--sémiotique de l'exposition
1) Analyse du dispositif d'exposition
Avant de poursuivre l'examen des procédures
d'institution du fonctionnement langagier d'une exposition, nous nous
appuierons sur Jean Davallon pour redéfinir le terme de «
dispositif69 ». Il analyse dans un corpus de textes
différentes manières de le définir, que nous
étudierons dans leur contexte théorique afin de dégager
quelques-uns des événements qui auraient marqué son
usage.
67 Jean Davallon., op. cit, p. 15.
68 Ibid., p. 15.
69 Ibid., p. 22.
38
Lorsque nous évoquons le terme de « dispositif
», nous l'engageons tout d'abord au sens de Michel Foucault70
qui le compare à des événements discursifs
(Michel Foucault, 1975).
L'ouvrage de Jean-François Lyotard71 inscrit
cette notion de dispositif dans une approche de l'oeuvre d'art selon laquelle
le désir se mettrait en texte, en scène et en forme.
D'après lui, l'oeuvre résulterait d'une mise en forme de
dispositifs pulsionnels métaphorisant l'énergie en objet
(Lyotard, 1994).
En outre, Jean-Louis Braudy dans un article sur le
cinéma, nous démontre comment le dispositif, par sa mise en
relation psychique au spectateur, créerait un dispositif
générateur d'un effet--sujet (Braudy, 1975). En
parallèle à cette référence à la
psychanalyse, le terme de dispositif serait également issu de
la théorie de l'énonciation (Benveniste, 1974), selon
laquelle ce dernier ne se réduirait pas à la parole comme acte
d'utilisation de la langue.
Pour Davallon, la distinction entre langue et discours
correspondrait à deux modes de signifiance sémiotique et
sémantique. Louis Marin l'évoque au sens d'un dispositif
perspectif, qui serait en mesure de métaphoriser l'appareil
d'énonciation. Celui-ci désignerait la perspective et la
composition de figures d'énonciation, où la structure formelle
serait située entre énonciation et représentation.
Dans cette perspective, le dispositif serait au
service du récit iconique, à la fois parce qu'il s'y inscrirait,
et qu'il le transformerait pour représenter l'histoire.
Enfin, pour Eliseo Veron, le dispositif ferait
référence à la situation d'énonciation, mais il
prendrait en compte ce qui se trouve à l'extérieur de l'objet de
langage lui-même. C'est-à-dire qu'il aborderait la relation entre
le monde de l'image et le monde réel, où le spectateur concret se
situerait. Veron explique ainsi comment l'énonciation dans le
dispositif se modifierait en même temps que le statut de la
représentation qui serait donnée au monde (Véron
1978).
Finalement, nous pourrions nous demander dans quelle mesure la
conceptualisation du dispositif selon Eliseo Veron, pourrait nous
permettre d'engager une redéfinition du dispositif d'exposition
au travers du récit.
70 Ibid.
71 Ibid., p. 23.
39
2) La place du Visiteur Modèle : une analyse du
parcours d'exposition
La déambulation proposée par l'artiste
commencerait tout d'abord par le tryptique intitulé Tempête
orange (objet n°2), car elle figure comme l'un des premiers objets
proposés au regard du spectateur. En effet, située dans la
continuité de l'axe directionnel de l'entrée du VOG,
cette oeuvre semble de prime abord, marquer le début du parcours.
Cependant, il est intéressant de constater qu'on peut aussi
considérer le début du parcours de visite avant même
l'entrée dans le lieu.
C'est en effet ce que suggère Lina, en choisissant de
recouvrir les baies vitrées de l'espace d'exposition de grands
lés de papier calque. Telle une invitation à la curiosité,
à la découverte et à l'immersion dans son univers, elle
communique avec l'extérieur du lieu d'exposition en suscitant la
curiosité des riverains. Vue de l'intérieur, cette
atmosphère tamisée permet au spectateur de s'immerger dans une
autre dimension et de l'amener à se déconditionner,
à créer les conditions nécessaires de
réception de son travail: «Pour Jauss, la réception des
oeuvres est une appropriation active, qui en modifie la valeur et le sens au
cours des générations, jusqu'au moment présent où
nous nous trouvons, face à ces oeuvres, dans notre horizon propre, en
situation de lecteurs où d'historiens72.»
Il est intéressant de constater que la lecture
proposée du parcours d'exposition et son pacte de
lecture73 ne sont pas les mêmes que ceux
suggérés par le plan descriptif de l'exposition (Annexe 38 p.
29). Réalisé par la Médiatrice, ce plan a
été initié en numérotant les objets selon la
représentation d'un balayage visuel de l'espace, suivant une lecture de
bas en haut correspondant dans l'espace à une présentation
début et fin. Hiérarchisation plutôt neutre qui
reflète une volonté de ne pas être trop directif, ou de ne
pas trop influencer les visiteurs dans le choix de leur parcours. «La
seule opportunité qui s'offre (alors) est d'aller à sa rencontre
(celle de l'oeuvre) avec notre propre horizon...74»
72 Florent Gaudez, Pour une socio-anthropologie du texte
littéraire, Approche sociologique du Texte- Acteur chez Julio
Cortázar, L'Harmattan, Logiques sociales, 1997, p. 41.
73 Umberto Eco, Lector in fabula, Ed. Grasset et
Fasquelle, 1979, p. 62.
74 Florent Gaudez., op.cit, p. 41.
40
En outre, nous remarquons que le parti pris de l'artiste est
de ne pas superposer textes descriptifs, informations sur l'oeuvre
et objets au sein d'un même espace : pas de cartels - ce qui permet
de ne pas perturber l'expérience du visiteur concernant les espaces
à caractère immersif.
De même, le parti pris de concevoir un catalogue ne
retraçant pas l'intégralité des objets
présentés dans l'exposition, mais de se concentrer sur les 9
dessins de la série Castle Bravo, renforce la volonté de
Lina de laisser le visiteur vivre l'expérience de ce passage :
expérience de l'activité de visite comme
métaphore du passage de ce visiteur sur Terre, qui avance sur les traces
de sa propre existence.
Puis, en avançant à l'intérieur du
1er Espace, le visiteur apercevrait sur son passage le
dessin mural (objet n°3) intitulé Océan
Pacifique75. Ensuite, il traverserait la série
Castle Bravo76 disposée sur le mur de droite du
couloir, faisant la jonction entre le 1er et le 2ème
Espace de façon particulière. En effet, cet
espace-transition dessinerait une sorte de pont, qui
créerait un va--et--vient permanent entre les trois espaces.
Par la production de ce non-lieu, cet objet constitue
à mon avis, le coeur même de sa problématique liée
de façon métaphysique à l'expression du passage de l'Homme
sur Terre.
Ensuite, le parcours du visiteur se poursuivrait dans le
3ème espace, dans lequel il lui serait proposé de
s'immerger à l'intérieur de ce que Lina considère comme un
dessin mural (tracé au graphite par un cordeau de
maçon), et que j'aurais envie de définir plutôt comme un
environnement. En effet, d'un point de vue général, nous
avons remarqué la prédominance technique de matières, de
médiums, ainsi que la trace d'outils faisant référence
à la gestuelle, à la précision et à la souplesse,
mais aussi aux nuances apportées par la technique du dessin.
Mural, environnemental, déambulatoire, le tracé
invite le visiteur par sa gestuelle, à réinventer sa propre
existence et son cheminement, en se questionnant sur l'essence même de la
vie.
75 Dessin mural au fusain et revêtement de sol vinyle,
2013.
76 Série de 9 dessins, Mine graphite sur papier calque 21
x 29,7cm-- 2012.
41
En outre, cette observation socio--sémiotique
du parcours d'exposition me permet déjà de postuler que
l'analyse de l'expérience de visite globale propose une activité
potentiellement ouverte, donnant au visiteur une forme de liberté et de
fluidité dans sa déambulation.
Du point de vue de l'analyse du cheminement de mon
échantillonnage de visiteur, j'ai d'abord essayé de
définir différents types de tracés potentiels (sur un plan
de l'exposition) par la prise en compte des noeuds
décisionnels77 (et directionnels) potentiels, afin
d'envisager certains repères spatio--temporels inhérents à
la déambulation dans l'exposition (Annexe 39 p. 30).
VI. Jeudi 24 janvier, 2013 : jour du vernissage
16h38, je commence à être un peu
stressée... mon ressenti tenant aussi bien à l'empathie
qu'à l'accompagnement de la naissance de cet événement.
Arrivée à 18h12 au VOG,
j'aperçois Lina au fond de son exposition dans l'environnement
Trame, en train de discuter de façon décontractée
avec ses visiteurs (Annexe 40 p. 31).
Puis, vient l'heure de l'inauguration de l'exposition par la
prise de parole de la Directrice du Centre d'art, du Chargé de la
Culture de Fontaine, puis celle de l'artiste expliquant son travail. Une
soixantaine de personnes de divers horizons, âgés en moyenne d'une
quarantaine d'années, assistent au vernissage (Annexe 41 p. 32).
La Directrice, Marielle Bouchard, parle la première, en
introduisant le processus de création de Lina : «... elle nous
offre une très belle exposition où se mêlent onirisme et
destruction, par la couleur orangée qui nous fait penser à des
essais nucléaires...» Elle met d'ailleurs un point d'honneur
à décrire l'impression globale de l'exposition vue de jour,
en essayant de retranscrire l'atmosphère diffusée par la
présence des lés de calque sur les vitres du VOG.
Puis, elle décrit le processus de création d'un
point de vue de la relation de Lina avec la Technique et le Temps
: «C'est un travail qui est long (...) surtout quand elle (Lina)
fait un dessin, elle met un mois et demi à le concrétiser (...)
La salle du fond a été faite au cordeau de maçon... tous
les 1cm... C'est un travail qui a pris deux jours, c'est énorme! »
Ensuite, elle se concentre sur la spécificité du catalogue
de Lina :
77 Eliseo Veron, Martine Levasseur, Ethnographie de
l'exposition : l'espace, le corps et le sens, BIP, 1989, p. 51.
42
«Cette fois--ci, le catalogue se veut comme une
continuité de l'expérience de l'oeuvre de l'artiste, à
travers le renvoi visuel du papier calque présent dans le
catalogue.» Pour conclure, elle décrit cette exposition comme
une sorte de processus expérimental, un dialogue perpétuel du
visiteur avec l'oeuvre durant l'expérience de visite (Annexe 42 p.
33).
Edouard Schoene (Chargé de la Culture) poursuit alors
l'inauguration de cette exposition en resituant l'univers de Lina à
travers l'expression de la singularité de ses dessins : « des
dessins, des fresques, le noir, le blanc, le papier, le calque. Des formes, des
traits, des évocations... la présence de la photographie.»
Puis, il resitue les circonstances de sa rencontre avec l'artiste :
«Je suis arrivé pendant qu'elle travaillait avec ses
collaborateurs. On avait l'impression qu'ils sortaient des mines de La Mure
!»
Il fit un parallèle entre le travail de Lina et
l'esthétique du pensable art: de l'art pensable, en
faisant référence à deux street artists de
Besançon, produisant leurs oeuvres au moyen de cordes enduites de
peinture projetée contre des immeubles. Mais aussi avec un concert
présenté par La Source (salle de spectacle de Fontaine)
quelques jours auparavant : «Le groupe MAM78 a
enflammé le public avec un feu d'artifice sonore: énergique et
raffiné, sur fond de vidéos dont certaines se rapprochaient de
l'ambiance de ce lieu (l'exposition de Lina) que vous avez
créée.»
Puis, il finit son discours en réaffirmant l'importance
de la place de la Culture dans la Cité, en essayant de rendre le public
conscient de l'importance de la mobilisation de chacun, autour de la situation
financière délicate dans laquelle les collectivités
locales se trouvent actuellement. Enfin, vient la prise de parole assez humble
de Lina : «Merci à cette exposition d'avoir pu se faire, et
puis... je vous invite à boire un verre... et à discuter avec
plaisir devant les oeuvres... Voilà, je ne suis pas très
douée pour ce genre d'exercice, donc je préfère que ce
soit de manière... en comité plus restreint. Merci encore
!»
Soit dit juste pour l'anecdote : le choix de servir de la
Pina Colada me semblait refléter ce besoin de
représenter de manière dérivée un désir
paradoxal de souligner l'exotisme de « ce voyage », comme une
invitation à prolonger cette représentation européenne et
un peu kitch de « l'ailleurs ».
78 Concert prévu le 17 janvier 2013, 20h30, à La
Source, Ville de Fontaine.
43
Pour conclure cette première partie, en sondant
certaines personnes de façon succincte lors du vernissage, j'ai
constaté de bons retours de l'ensemble du public concernant cette
exposition.
44
Chapitre 2
Analyse de l'expérience de visite
Une ethnographie du corps--signifiant du visiteur
Dans cette deuxième partie de l'analyse liée
à la gestualisation de l'oeuvre, je me suis concentrée
sur l'analyse de l'expérience de visite à travers une
ethnographie du corps-- signifiant79 du visiteur
(Veron, 1989). Et cela, à partir d'un
échantillon de 8 visiteurs de
générations, d'âges, de sexes, de milieux
socioprofessionnels et de lieux géographiques différents dans la
région, ainsi que de différentes cultures d'origine ou
d'appartenance.
J'ai choisi d'informer les visiteurs de ma présence au
cours de leur observation de l'exposition, afin de ne pas les perturber pendant
le cours de leur visite. Après observation, j'ai pu constater qu'ils ne
s'étaient pas réellement sentis mal à l'aise du fait de ma
présence et de ma captation filmique. Dans la plupart des cas, ils
continuaient leur chemin sans se soucier du regard que je pouvais porter sur
leurs agissements. Ce fut une étape très enrichissante, tant par
la richesse et la variété des récits, des propositions
inférentielles (iconographiques et sensorielles), que par les rencontres
et les divers échanges auxquels je me suis confrontée. C'est le
cas par exemple de la visite de Fatma, (visiteur n° 1).
A) Analyse du visiteur n°1 : Fatma
Ce visiteur est une étudiante tunisienne de 27 ans,
célibataire et qui habite Grenoble. Après mon observation au
cours de cet entretien, elle m'a dit avoir été
éduquée dans une famille traditionaliste d'enseignants
théologiens. Sous l'angle des événements qui auraient
marqué sa vie, elle m'a confié avoir perdu son père
lorsqu'elle était encore enfant.
Concernant la relation qu'elle a pu entretenir avec l'art et
la culture, elle m'a expliqué avoir obtenu récemment un
master en communication culturelle en France. Et du côté
de ses centres d'intérêt, elle pratique la photographie depuis de
nombreuses années et aime écouter de la musique.
79 Eliseo Veron, Martine Levasseur, Ethnographie de
l'exposition : l'espace, le corps et le sens, BIP, 1989, p. 51.
45
Le vendredi 25 janvier 2013
Durée de visite: 30 minutes.
Temps passé devant les oeuvres : 25
minutes
Il est tout d'abord important de constater qu'elle a
été perturbée, au cours de sa visite, par une
médiation faite auprès d'une classe d'élèves
visitant l'exposition, et qui me semble avoir un peu modifié le cours de
sa trajectoire. (Annexe 43 p. 33)
A l'issue de la visite, elle m'a dit que la principale trace
laissée par cette expérience de l'oeuvre se traduisait par une
impression omniprésente et sensorielle du rythme. Pour elle, cette
exposition exprime une métaphore des différentes étapes de
la vie.
Elle commence sa déambulation dans l'exposition par la
série Tempête orange, disposée à
l'entrée du VOG. Sa démarche est assez détendue, les mains
dans les poches, même si elle n'a tout de même pas souhaité
laisser son sac et son manteau au vestiaire. J'observe une démarche de
visite méticuleuse, avec de longs temps d'arrêt devant les oeuvres
et entre chacun des espaces de l'exposition. En notant tout de même
certaines accélérations de la marche, lors de la traversée
des 2 couloirs.
Elle effectue d'abord un premier trajet chronologique
jusqu'à l'environnement Trame au fond du VOG, de façon
appliquée et sans dire un mot. Je constate d'ailleurs une certaine
hésitation avant d'entrer dans le couloir rejoignant l'environnement
Trame, à cause d'une classe d'élèves en train
d'écouter la Médiatrice. Comme suggéré
précédemment, la présence des élèves dans
l'Espace l'a tout d'abord empêchée d'évoluer sans entrave
à l'intérieur de l'oeuvre. (Annexe 44 p. 34)
Au début de ce premier trajet, elle avance directement
vers la série Tempête orange. Elle jette tout d'abord un
coup d'oeil sur le premier dessin de droite (Les palmiers), puis elle
avance d'un pas pour se retrouver nez à nez avec ce dessin, et
pour regarder de façon plus précise la variation et la technique
du trait exprimant les différentes modulations colorées de
l'oeuvre (Annexe 45 p. 34).
46
Elle balaye ensuite l'intégralité de la surface
du dessin, en effectuant un mouvement circulaire du regard allant de bas en
haut et de droite à gauche. Puis, elle fait un pas de
côté rapide vers le second dessin (Le Monochrome), qui n'a pas
l'air de réellement l'attirer. Elle continue son cheminement en
s'avançant vers le 3ème (La voiture), et jette un bref
coup d'oeil vers le dessin mural (l'installation) intitulé
Océan Pacifique, ce qui lui fait faire un pas en diagonale en
la déséquilibrant quelque peu. (Annexe 46 p. 35)
En regardant le 3ème dessin de la
série Tempête orange, Fatma jette un coup d'oeil
circulaire similaire à celui effectué précédemment.
Elle semble captivée par la couleur des phares des voitures. Elle fait
un pas en arrière pour se détacher de l'oeuvre, puis avance du
côté droit du dispositif Océan Pacifique, en
croisant ses pieds presque en zig--zag en s'amusant: gestuelle qui
s'apparenterait, dans le travail ethnographique d'Eliseo Veron, à une
forte implication du visiteur dans son modèle d'analyse typologique des
visiteurs.
Elle s'arrête à nouveau, les pieds bien
ancrés au sol, les mains dans les poches. A nouveau elle lance un
regard, dessinant une direction haut-bas.
Ensuite, elle longue une petite portion du mur opposé
à la série Castel Bravo, disposée dans le couloir
et faisant la jonction entre le 1er et le 2nd Espace.
Elle s'arrête au niveau du 2ème dessin
dans le sens de la marche, puis elle fait un autre pas pour regarder le
3ème en balayant ensuite du regard les trois premiers dessins
déjà contemplés. Elle fait un autre pas pour regarder le
4ème et marche jusqu'au 9ème et dernier
dessin de la série, en les regardant défiler au fur et à
mesure de sa progression (Annexe 47 p. 35).
Elle jete à nouveau un coup d'oeil, en rebalayant
rapidement du regard l'intégralité de la série dans le
sens inverse de sa progression (vue d'ensemble du dispositif). Et elle marche
en direction du 3ème Espace, en regardant au passage par la
fenêtre du 2nd Espace qu'elle est en train de traverser. Elle
n'entre pas directement dans ce deuxième couloir plus étroit, du
fait notamment - comme dit précédemment - de la présence
d'abord sonore puis visuelle d'un public scolaire. Mais aussi sans doute parce
qu'elle ne peut pas évaluer le volume, la superficie ni le nombre de
personnes présentes dans ce lieu, en raison de l'étroitesse du
couloir nous y conduisant.
47
Fatma traverse le couloir et s'arrête à
l'orée de l'Espace 3, occupé par les
élèves assis au sol sur la majeure partie de la surface de
déambulation au sein de l'oeuvre. Elle prend tout de même le
temps, malgré la distance, d'opérer un large balayage circulaire
du regard.
Elle se penche un peu vers le mur de droite qu'elle ne peut
pas bien regarder, car située trop près de la tranche de ce mur
qui lui obstrue le regard. (Annexe 48 p. 36) Elle écoute un bref instant
le discours de la Médiatrice, puis elle adresse un sourire à une
petite fille... un peu surprise de notre présence.
Puis elle recule de quelques pas, pour laisser passer les
enfants qui viennent de finir leur visite scolaire. Pendant que l'Espace se
vide, elle commence à s'approcher de l'environnement Trame. Son
regard balaye à nouveau et de manière circulaire
l'intégralité des 3 espaces--plans plusieurs fois
d'affilée, comme si le fait de se retrouver
dans un environnement immersif exigeait d'elle de recueillir davantage
d'informations sur la spatialisation du dispositif de l'oeuvre.
Nous rejoignons l'Espace n°2 pour laisser sortir tous les
élèves de l'environnement, afin de rentrer nous-mêmes dans
cet espace. Et Fatma peut enfin avancer jusqu'au milieu de l'Espace 3.
Elle prend progressivement du recul, en marche arrière
vers la fenêtre, comme si elle essayait de faire un dézoom
général de l'environnement. (Annexe 49 p. 36) Et elle
continue à jeter d'amples regards circulaires...
Elle se situe à la frontière entre
l'intérieur et l'extérieur du territoire de l'oeuvre, dans une
zone infra-mince située entre l'oeuvre et l'expôt
(Davallon, 1999). En effet, l'approche de l'installation ne mettrait plus
le « regardeur » à l'extérieur du dispositif, mais
l'engloberait. Elle le traiterait à la fois comme un percepteur et un
participant au monde sensoriel exposé.
Lors de son activité de visite, le spectateur
éprouverait en effet un besoin de points de référence
stables, d'éléments « dans » lesquels il pourrait se
laisser guider vers autre chose: « La pratique de la mise en
exposition serait alors de créer un monde clos, saturé d'objets
accumulés, un spectacle chargé de sens80
».
80 Jean Davallon, op. cit. p. 193.
48
C'est en cela que l'exposition serait un monde
réflexible où les objets seraient présentés pour
s'offrir aux visiteurs, qui eux-mêmes seraient là pour les
représenter.
Cette mise en scène réciproque de la
présence et de l'absence de cet objet-frontière81
inviterait le regardeur vers un ailleurs. « L'oeuvre ne se
donnerait pas à voir comme une totalité spatiale parcourable par
le regard, (mais) comme une durée à
parcourir82 ».
J'observe que Fatma pose le pied gauche dans le prolongement
de ce qu'elle regarde, et le second perpendiculairement au premier:
c'est-à-dire ouvert à 90° vers l'extérieur à
droite. Puis, elle fixe un moment le liséré noir sur lequel
reposent les 3 plans de l'environnement. Puis, elle se rapproche ensuite du mur
de droite, de la même façon qu'elle a regardé la
série Tempête orange: nez à nez avec le motif de
la trame (Annexe 50 p. 37). Puis, elle regarde à nouveau le
liséré noir disposé au sol. Elle recula à nouveau
et prit enfin la parole : « En tous cas, c'est pas un truc
collé par-dessus ! » Puis, elle regarde longuement le haut de
l'oeuvre.
Elle fait ensuite remarquer qu'à la place de l'artiste,
elle aurait fondu le boîtier de l'alarme (présent dans
l'environnement) dans le motif de l'oeuvre, car elle trouve que cette
interruption visuelle dans le rythme de l'oeuvre coupe celui-ci de façon
un peu radicale, et va donc à l'encontre du plaisir de la
continuité dans la lecture de l'oeuvre.
Interprétation - Récit de
visite
Au cours de cette partie de l'entretien, j'essaye de me
rapprocher de la manière dont elle s'approprie le langage de l'oeuvre et
de ce à quoi cela lui fait penser.
Il est important de rappeler, à cette étape de
l'analyse, que ce visiteur - au même titre que les 7 autres - n'est pas
mis en contact directement avec les textes explicatifs proposant une
interprétation de l'oeuvre, qui pourraient influencer de façon
exagérée l'interprétation et le décryptage
singulier et individuel de cette oeuvre.
81 Patrice Flichy, L'imaginaire d'Internet, La
Découverte, Paris, 2001, p. 273.
82 Nicolas Bourriaud, L'Esthétique relationnelle,
Les presses du réel, Dijon, 2001, p. 75.
49
Je lui demande tout d'abord ce que l'oeuvre lui fait ressentir
à l'intérieur de l'environnement. Elle me répond alors
qu'elle n'arrive pas à interpréter ce que l'artiste veut
signifier à travers ses lignes.
Puis, elle commence à me décrire la sensation
d'« activité », avec de grands gestes circulaires des
mains qui décrivent de façon gestuelle le mouvement de cette
« extrême rapidité » (Annexe 51 p.
37).
Elle se penche vers l'oeuvre tout en appuyant sa tête
contre une de ses mains, en regardant l'oeuvre de manière songeuse et
interrogative: « Peut--être que ça illustre les hauts et
les bas de la vie ? ... Je sais pas ! » me dit-elle avec un sourire
un peu gêné. « Mais pourquoi... il y a plus d'ombre qu'il n'y
a de blanc dans le dessin ? » se demande-t-elle en riant. La
métaphore de la vie et l'expression de la tension de cette
dualité venaient envahir le corps et l'esprit de ce visiteur :
« Y a tellement de rythme... plus que de stabilité, je trouve !
»
Je lui demande ensuite quel type de sentiment cette oeuvre
évoque en elle, et si son sentiment envers l'oeuvre est positif,
négatif ou interrogatif, en fonction des impressions qu'elle me
décrit. « Pour moi, cela représente le combat de la vie
! » me dit-elle, émue et avec le sourire. Je ne peux
m'empêcher de capter du regard la pudeur émotive de cette jeune
femme tunisienne avec qui juste avant la visite, j'avais parlé du
contexte sociopolitique de son pays. « C'est aussi le fait que l'on
doive toujours courir, que c'est une course contre la montre ! Je sais qu'il y
a trop de choses à faire dans cette vie, qu'on n'arrivera jamais
à tout faire... C'est ça, ce qu'elle (l'oeuvre)
m'évoque le plus. »
Je lui demande ensuite ce que cela lui fait, du fait qu'elle
se situe à cet instant à l'intérieur de l'oeuvre.
Tout d'abord, elle reste silencieuse sur le sujet, et me dit
que cette oeuvre lui parle beaucoup. Un peu émue, elle se dit
imprégnée par cette réflexion existentielle.
En scrutant les traits de son visage au moment où elle
me décrit son ressenti, j'ai l'impression de me trouver face à
une personne en train de se recueillir, comme si elle était en train de
penser à un défunt (Annexe 52 p. 38).
50
Elle s'interroge ensuite sur la technique
déployée par le dispositif de l'oeuvre, comme pour revenir
à des problématiques plus rationnelles. Elle se demande entre
autres, pourquoi l'artiste a choisi de ne pas relier les trois plans de lignes
entre les trois murs de l'espace.
Plus précisément, elle se demande pourquoi
l'artiste a laissé des espacements blancs entre les trois pans. Elle le
perçoit comme une sorte de rupture, et me dit qu'ils
n'ont pas réellement lieu d'être ainsi. Puis, elle revient sur sa
position: « Peut--être que c'étaient trois vies
différentes, de trois personnes différentes... mais qu'elles se
ressemblent beaucoup ! En fait, même si on fait des choix
différents, qu'on a vécu des expériences
différentes, en fin de compte on se ressemble tous! Parce que... regarde
au niveau des traits, ce ne sont pas les mêmes, mais ils se ressemblent
et ça finit toujours par un grand trait noir, et là (en me
montrant du doigt) avec un grand trait blanc ! Comme si c'était le
début de la vie (en pointant le haut de l'oeuvre) et la fin de la vie
(vers le bas de l'oeuvre). »
Elle finit ce récit en regardant le
liséré noir, et en se replongeant dans cette forme de
recueillement. Puis, elle regarde à nouveau vers le haut comme en signe
d'espoir, comme un retour dans l'ici et maintenant, et repart dans le sens
inverse de son parcours de visite.
Elle revient vers le dessin Les palmiers (de la
série Tempête orange): « J'aime beaucoup le
rythme ! Le rythme des vagues, ça m'évoque le traitement
graphique un peu enfantin. Regarde ce dégradé, là...
c'estfait avec des crayons aquarelles. »
Je lui dis en effet que la série a bien
été exécutée aux crayons de couleur, et elle a
l'impression de voir le traitement graphique que l'on peut produire
à l'ordinateur: ce qui est assez intéressant, étant
donné le fait que Lina, l'artiste, soit effectivement passée par
une étape de traitement d'image assisté par Photoshop. «
Par rapport à ce rythme, c'est comme si c'était un dessin fait
dans le sable ! »
D'après ce visiteur, c'est comme si les modulations des
tracés lui faisaient penser aux traces des doigts d'un enfant ayant
dessiné dans le sable. Comme pour exprimer ce plaisir ludique de
l'oeuvre, elle se met à sourire. Peut-être est-elle en train de se
remémorer certains souvenirs sur les plages tunisiennes... (Annexe 53 p.
38)
51
« Le monochrome, ça ne me touche pas
vraiment... Je comprends que c'est dans la continuité, mais ce n'est pas
tout à fait la même chose ! Ça me rappelle les plages quand
l'eau passe, je pense qu'elle (l'artiste) fait référence
au reflux de l'eau emmenant avec elle le sable... Ça crée souvent
ce genre de graphisme ! »
Elle revient vers le dernier dessin de la série
(Tempête orange), qui lui fait penser à une photo prise
de nuit. Elle me décrit la scène du dessin avec les
éléments qu'elle reconnait, en traduisant les différents
plans du dessin: par exemple le floutage au troisième plan, exprimant de
manière picturale le lointain.
Puis, elle exprime une sorte de dualité entre le jour
et la nuit, entre Les palmiers et La voiture et entre
l'expression de l'agitation et celle du calme.
Elle s'avance à nouveau vers Océan
Pacifique, en me disant qu'elle aime beaucoup cette oeuvre: « Je
sens que c'est comme des trucs peints des années 80
(référence au Kitch). C'est comme si c'était une
porte de garage mise en valeur, comme des stores de garage; mais c'est beaucoup
plus mis en valeur. Ça ajoute un certain charme. J'aime beaucoup
ça, parce que c'est quelque chose de banal dans la vie, qui peut
être très charmant. Mais pour nous, vu qu'on le voit tous les
jours, on sait pas bien le regarder, disons. Pour nous (je pense qu'elle
signifiait: pour les Européens), c'est juste un truc banal et
vulgaire, c'est juste qu'on le voit mal. » Cette réflexion est
assez intéressante du point de vue de la représentation
esthétique du Beau dans la Culture tunisienne.
Concernant un pays marqué par la tradition de
l'artisanat, je perçois chez elle l'expression d'une forme
d'émerveillement culturel, bien éloigné du consensus
esthétique de la production artistique en France et en Europe.
Puis, elle revient vers la série Castle Bravo,
en me décrivant avec la main tendue et ouverte vers le haut, son
ressenti de cette série : « Ça, c'est quelque chose qui
était présent, qui était une vérité à
un moment donné et qui s'est progressivement effacé avec le
temps... On existe un jour, et on s'estompe jusqu'à ce qu'on
disparaisse», me dit-elle en balayant la série du regard et
d'un geste de la main. Elle me montre le
9ème dessin de la série, en me disant de
regarder les traits: « Ici, ça commence à se ressembler
(les traits) ... ça montre la futilité des choses, que
rien ne valait la peine enfin de compte... » me dit-elle avec un
sourire un peu blasé.
52
Puis, elle déclare à voix basse que si
c'était elle qui avait conçu cette exposition, elle aurait
plutôt choisi d'accrocher cette série dans le sens inverse, ce qui
d'après elle aurait donné une vision plus optimiste de
l'existence de l'Homme.
A la fin de l'entretien, je lui demande de choisir sur
Internet quelques images lui faisant penser à l'exposition de Lina, en
les intitulant avec les mots-clés utilisés pour la recherche.
Elle choisit 6 images lui faisant penser à cette
exposition:
1) La première, « Cocotier »,
lui fait penser au dessin de la palmeraie dans la série
Tempête Orange.
2) La deuxième, « Photo voiture vitesse nuit
», lui rappelle le dessin La voiture dans la
série Tempête orange.
3) La troisième image, « Dessin sur sable
», relate bien le tracé d'un dessin sur le sable avec les
doigts.
4) La quatrième, « Rusty shetter
» en anglais, exprime un « volet roulant rouillé
» se référant au dessin mural (à
l'installation) Océan Pacifique.
5) La cinquième, « Pollock »,
lui rappelle ce dessin mural à travers la représentation de la
gestuelle picturale de Jackson Pollock.
6) De même, la sixième image, «
Anouar Brahem - jaquette de disque » lui
fait penser d'un point de vue pictural, à la pochette d'un album de
musique.
B) Analyse du visiteur n°4 : Gilles
Ce visiteur est un homme d'une cinquantaine d'années,
originaire de Bretagne. Il travaille en Ardèche comme cadre dans les
équipements sportifs de montagne, notamment pour le ski, et vit au
Bourget-du-Lac. Il est divorcé et père d'une petite fille, et sa
compagne est le visiteur n°3 (Isabelle). Il n'a pas l'habitude de visiter
des centres d'art et ne fréquente jamais d'autres types d'institutions
culturelles. Il pratique le sport, la moto, et il aime les jeux de logique et
la lecture.
53
Le samedi 26 janvier 2013
Durée de visite : 8 minutes
Temps passé devant les oeuvres : 8
minutes
Il commence sa visite en jetant un coup d'oeil de haut en bas
sur la série Tempête orange et se dirige vers le dessin
mural Océan Pacifique (que nous considérons davantage
comme un dispositif d'installation, du fait de la présence au sol du
lino orange). A mi--parcours, il prend du recul pour regarder le triptyque
(Tempête orange) dans son intégralité (Annexe 54
p. 39). Sa démarche est posée, les mains dans les poches et le
regard scrutateur. Puis, il recule jusqu'à atteindre la bordure du lino
orange, tout en continuant à regarder cette série.
Il s'arrête fixement face à La voiture
et refait son trajet à distance de la série dans le sens
inverse, en regardant la série au fur et à mesure de sa marche
(Annexe 55 p. 39). Il regarde à nouveau Les palmiers, et sa
distance par rapport à l'oeuvre est assez importante: il se situe au
niveau du premier pilier de l'espace principal (Annexe 56 p. 40). Puis, il
repart dans l'autre sens pour rejoindre Océan Pacifique.
Il avance jusqu'à l'angle gauche du lino orange et fixe
du regard le dessin au fusain (Annexe 57 p. 40). Puis, il contourne ce
dispositif par l'extérieur et jette un nouveau un coup d'oeil sur le
dernier dessin de la série Tempête orange (La
voiture).
Il atteint directement la série Castle Bravo,
et en passant devant la succession des différents dessins, son
regard se fait plus lent et progressif. Il s'arrête au niveau du
7ème dessin, à distance de la série et presque
au fond de l'Espace n°2 (Annexe 58 p. 41).
Puis, il balaye plusieurs fois la série du regard et
continue sa déambulation, en regardant très brièvement par
la fenêtre de l'Espace n°2. Il va directement dans l'Espace n°3
de l'environnement Trame, en baissant un peu la tête dans le
couloir du fait de sa grande taille.
Il s'arrête directement vers la fenêtre, en jetant
un coup d'oeil au passage. Il s'asseoit sur le rebord de cette fenêtre,
en croisant les mains et les jambes (Annexe 59 p.41). Il regarde l'oeuvre de
haut en bas, de gauche à droite puis de bas en haut.
54
Interprétation - Récit de
visite
Je lui demande à quoi cet espace lui fait penser :
« Pour l'instant, j'arrive pas... autant la première
là-bas, je trouve qu'il y a un côté reposant, le premier
grand qui ressemble un peu à ça ! La grande, centrale, avec un
lino orange devant. Ça peut-être un mélange de sable, de
nuages ou de brouillard, ça a un côté reposant, apaisant.
Là, je n'arrive pas, je sais pas, c'est non définissable ! J'ai
pas de... non, y a rien qui me fait penser à quelque chose. Y a rien qui
se dégage de précis. Autant la première, ouais...
là-bas (Océan Pacifique), oui très belle,
très agréable... Là, je suis un peu... peu importe... On
va déjà aller voir les autres. » Nous faisons marche
arrière, et sa marche est alors plus rapide.
Il s'arrête sur le 7ème
dessin de la série Castle Bravo : « Ben, il peut y avoir
plusieurs lectures. Je dirais... de droite à gauche, ça fait
carrément penser à un nuage atomique, ouais, qui vient
souffler... » Ainsi me décrit-il la série, en balayant
de la main... (Annexe 60 p. 42) « ... les palmiers, swchitt ! Rasez
tout çà pour faire disparaître tout le truc! On
démarre de là... » dit-il en pointant l'index vers le
premier dessin: « Jusqu'à... jusqu'à la disparition
totale ! Vraiment, la première impression, c'est ça ! C'est
vraiment le balayage suite à un champignon atomique, au souffle... qui
réduit tout ça ! Je disais qu'il y avait deux lectures
possibles... en fait, non!
Yen a qu'une comme ça... » dit-il, en me
montrant le trajet de sa lecture du bout des doigts. « C'est
étonnant, parce que t'en as un qui est beaucoup plus jaune que les
autres. Est-ce que c'est vraiment volontaire... ou pas ? » Je lui
explique que c'est une erreur de papier et il me répond: « Arff
! C'est ce que je me suis dit, je ne comprenais pas pourquoi il y avait des
différences de nuance ! » « Non mais vraiment... ça, la
plage de palmiers, puis wwoufff ! Fuuuttt ! et... plus rien!»
Il avance en direction de l'Espace n°1 et se retourne
vers moi : « L'autre là-bas, la pièce du fond, je suis
vraiment... » me dit-il en se pinçant les lèvres et en
secouant sa tête de droite à gauche, comme pour dire non de
façon gestuelle (Annexe 61 p. 42) : « J'arrive pas à
voir quelque chose de... » me dit-il en retournant sur ses pas pour
essayer de revivre l'expérience de l'environnement Trame.
Dès qu'il entre à nouveau, il se frappe la cuisse pour
affirmer qu'il n'arrive pas à comprendre, à connaître la
signification que cette oeuvre lui procure: « Nan, c'est... Sans
toucher, je peux me rapprocher?»
55
Je lui fais comprendre qu'il peut. Il se rapproche du mur de
droite, les mains dans les poches et la tête légèrement
inclinée vers l'avant, le regard fixe et les sourcils froncés
(Annexe 62 p. 43).
Il balance ensuite sa tête en arrière pour faire
progresser sa vision jusqu'en-haut du dispositif (Annexe 63 p. 43). Puis, il
fixe du regard la ligne la plus foncée au milieu de l'oeuvre ; et il
balaye du regard la moitié de ce pan de mur en diagonale pour rejoindre
(du regard) l'extrémité gauche de ce mur. Il continue sa
progression vers le mur du centre, en considérant le milieu de l'oeuvre
et en longeant les murs. Puis, il regarde en arrivant près de
l'extrémité droite du mur de gauche, et finit son trajet
comme s'il venait de suivre approximativement une trajectoire circulaire
à l'intérieur de l'environnement: « Je vais être
très cru... c'est du papier, quoi! Ouais... nan, ça ne m'inspire
pas du tout, du tout... du tout! » (Annexe 64 p. 44). Il
ressort du couloir et regarde au passage la série Castle Bravo,
en revalidant sa première impression: « J'ai pas de
deuxième lecture, je suis arrivé tout en enfilade, j'ai tout de
suite vu... tac... tac... tac... » me montre-t-il en balayant de la
main les dessins de la série... « Les successions d'images qui
font disparaître... ouais, ce que je considère comme des palmiers,
des arbres et... » (Annexe 65 p. 44)
Il se met à rire, de façon un peu ironique ou
bien cynique... (Annexe 66 p. 45) « ... Le souffle atomique qui balaye
tout ça ! » me dit-il en continuant d'avancer vers l'installation
Océan Pacifique et en jetant un coup d'oeil au passage sur la
série Tempête orange.
Il se place vers le milieu de l'oeuvre, et me dit: «
J'y vois beaucoup de choses... le reflet de la mer, les nuages, le sable. C'est
calme, c'est reposant, c'est sympa ! » Il se retourne en direction de
la série Tempête orange en disant: « Là,
bon... » (il se met à inspirer)... « ... Ca pourrait
être une tempête de sable orange en Australie, ça m'inspire
moins... »
Pour clore cet entretien, je lui demande quelles oeuvres
l'avaient le plus, et ensuite le moins attiré pendant sa visite. Je lui
demande à la lueur de ses réactions, si effectivement
d'après ce que j'avais pu voir et comprendre, si celle du fond
était celle qui l'avait le moins attiré; et si l'oeuvre du
début de son parcours était celle qu'il avait le plus
appréciée. Il confirme mes hypothèses et me dit que
« Oui, c'est celle que j'ai le plus appréciée, mais
aussi la série des petits... (Castle Bravo) ».
56
Il se retourne vers la série Tempête
orange: « là... nan, ouais non... non, j'arrive pas...
» Il se gratte le nez... « Suivant la teinte, le fait que
les phares soient allumés, mais voilà... Tempête de sable
australienne, mais y a des voitures, donc ce n'est pas dans le désert!
Par contre, ça (Océan Pacifique) c'est joli, ouais...
ça peut--être plein d'éléments différents:
aussi bien du sable que le mouvement de l'eau, un temps de brouillard... »
Il se met à sourire. (Annexe 67 p. 45) «... Ca oui,
ça c'est très joli. Par contre, le lien avec ça ? (le
lino orange) Je ne sais pas, mais bon... » Je lui explique
pourquoi l'artiste a décidé de placer ce lino devant son dessin
au fusain. Et qu'il est situé devant le dessin pour pouvoir se
refléter, les jours de beau temps, à l'intérieur du dessin
au fusain. Cependant, il ne peut pas en effet le constater de façon
flagrante, étant donné le manque de luminosité à
l'extérieur ce jour--là: « On le voit vaguement en bas!
Effectivement, ouais... donc ça donne une autre dimension, une autre
vision différente, ouais... là alors, là d'accord... parce
que tel qu'il est là, on ne voit pas... Okay ! »
A la fin de sa visite, il choisit 4 images
1) La première, « Bikini nucléaire
», lui fait penser à la série Castle Bravo et au
mouvement de propagation de l'onde de choc d'une bombe atomique dans un paysage
insulaire.
2) La seconde image, « Mer de brouillard
», lui fait penser à l'abstraction d'une côte dans
le brouillard.
3) La troisième, « Tempête de sable
à Sydney », lui fait penser à la série
Tempête orange.
4) Il finit par une quatrième image des plus
surprenantes, « Prison », représentant les
barreaux d'une prison qui pour lui, reflètent le sentiment de son
incapacité à percer l'environnement Trame.
C) Analyse du visiteur n°6 : Kevin
Ce visiteur est un jeune homme de 28 ans, célibataire
et vivant en couple avec une Brésilienne à Grenoble. Il est
titulaire d'une licence en histoire de l'art et passionné par la
photographie, le dessin et l'expographie. Il pratique le yoga. Il est
actuellement magasinier, et gère son association de projets
interculturels qui lui a permis récemment de voyager dans le cadre d'une
exposition photographique au Cambodge.
57
Le mercredi 30 janvier 2013
Durée de visite: 15 minutes
Temps passé devant les oeuvres : 12
minutes
Il commence sa visite en passant entre les deux piliers de
l'espace principal, pour rejoindre le milieu de la série
Tempête orange. Il s'arrête un court instant pour regarder
ce triptyque, puis il tourne la tête vers le dessin au fusain de
l'installation Océan Pacifique. Il se retourne à nouveau
en direction du dernier dessin de la série (La voiture). Sa
démarche est lente et tranquille.
Il avance dans le 1er couloir, tout en regardant la
série Castle Bravo. Il s'arrête, les mains dans les
poches, au niveau du 9ème dessin et balaye du regard la
série dans son intégralité, dans le sens inverse de sa
déambulation. Il fait ce geste plusieurs fois, puis il prend du recul et
refait le trajet en sens inverse pour rejoindre le 1er dessin en
regardant la succession des dessins (Annexe 68 p. 46) ; et il jette un coup
d'oeil vers le 9ème dessin. Il recule à nouveau en se
penchant légèrement en arrière, et repart dans le sens
initial de sa marche pour rejoindre l'Espace 3.
Sa marche est plus lente, il s'arrête à la
lisière de l'oeuvre dans cette zone infra--mince entre scène et
oeuvre (Annexe 69 p. 46), et regarde autour de lui. Il s'approche du mur droit
pour analyser de plus près le tracé des lignes, et regarde au
sommet de l'angle gauche de ce mur tout en dessinant du regard un cercle, du
haut en bas de l'oeuvre. Puis, il s'approche de l'angle droit. Il prend un
certain recul et regarde le bas du dispositif, puis revient sur ses pas en sens
inverse.
Il jette au passage un bref coup d'oeil sur la série
Castle Bravo et continue sa déambulation en direction de
l'installation Océan Pacifique. En contournant le pilier de
droite il regarde le lino, puis le dessin mural au fusain, et à nouveau
le sol orangé. Puis, il s'arrête juste devant le lino face
à l'oeuvre, à la lisière du lino et presque en
équilibre sur la pointe des pieds. Il prend du recul et s'avance vers
l'angle droit de l'installation, et il jette un coup d'oeil du haut en bas.
58
Il regarde à nouveau le lino, puis le bas du dessin au
fusain, et avance en direction de Tempête orange en restant
à distance de la série (derrière le
2ème pilier de l'Espace).
Il regarde un court instant vers l'entrée du VOG, puis
s'approche de la série en longeant un à un les 3 dessins de ce
triptyque. Tout d'abord il s'approche de La voiture, en se
plaçant du côté de l'angle droit de ce dessin, presque
entre celui-ci et Le Monochrome, et promène son regard de
haut en bas.
Il fixe le liséré inférieur des dessins
de cette série, en regardant attentivement le mouvement infligé
au papier. Puis, il tourne la tête vers le Monochrome et Les
palmiers, en fixant un moment les traits constituant les dessins.
Interprétation - Récit de
visite
Quelques temps après, je lui demande quelles
impressions il a à cet instant de sa visite. « Hum... hum ! Mes
impressions ? » Il se retourne vers l'installation Océan
Pacifique, puis après un bref silence, je comprend qu'il est un peu
gêné par la présence de la caméra lorsqu'il prend la
parole. Je décide donc de baisser le focus de mon
téléphone portable, pour qu'il se sente plus à l'aise
(Annexe 70 p. 47).
Il soupire et me dit: « C'est très... savoir
ce qu'elle a voulu dire, c'est bien, mais... » Il se retourne vers la
série Tempête orange et me dit: « J'aime bien
les couleurs, ça me fait penser aux couleurs du Maghreb. Le lino, c'est
marrant comme support, c'est assez sympa. Parce que c'est du vinyle, ça
aussi ? » Demande-t-il en désignant la série
Tempête orange. Je lui réponds que c'est du crayon de
couleur. « Sur quoi ? Sur du papier ? (...) D'accord. Ah ouais (...)
et là-derrière, y a une photo (derrière le dessin)? (...)
Tout ça au crayon de couleur ! » fait-il, un peu
étonné.
Je comprends, à cet instant, qu'il souhaite avoir des
indications sur les différentes techniques employées. Je me
permets donc de lui expliquer chacune des techniques employées sur les
différentes oeuvres présentées : « Dis-donc, y a
vraiment de la matière, c'est cool ça ! » En regardant
à nouveau Les palmiers, il me dit: « Du coup,
ça fait des effets de vagues ! »
59
Il avance en direction du Monochrome sans vraiment le
regarder, et s'arrête vers le 3ème dessin (La voiture) en
regardant de plus près, presque nez à nez avec l'oeuvre, la
couleur des phares de voitures; puis il prend du recul et regarde le haut du
dessin. Il traverse la série du regard dans le sens inverse, sourit de
manière un peu gênée et me dit à demi-mot:
« Je ne sais pas quoi te dire ! » (Annexe 71 p. 47)
Je lui demande alors ce à quoi cette série lui
fait penser: « Moi, honnêtement... ça fait très
tempête de sable, ces trois--là! Ça fait vraiment une
espèce de tempête de sable, c'est ça ! Comme dans un pays
sans doute maghrébin, avec le orange (l'orange). J'aime bien
son orange, c'est très sympa ! Mais ce n'est pas que du orange, en fait!
En fait, y a plusieurs couleurs. » Il se rapproche du Monochrome
presque nez à nez avec le dessin (Annexe 72 p. 48), et me dit
« Parce qu'il y a du jaune, du blanc et du noir! Elle a dû y
passer du temps, ouais (...) C'est du coloriage ! » me dit-il avec un
sourire amusé.
Puis, il repart en direction de la série Castle
Bravo et s'arrête au milieu cette dernière: «
Ça, c'est de la mine de plomb ? » Il se rapproche d'un des
dessins pour observer en détail les différents tracés
(Annexe 73 p. 48) : « C'est vraiment sympa, l'espèce de
dégradé! Surtout quand on est là ! » Il se situe
au niveau du 9ème dessin et regarde la série en
enfilade, selon un point de vue très précis (Annexe 74 p. 49). Il
s'approche à nouveau du 1er dessin pour avoir le même
point de vue en sens inverse, et dit: « J'ai vraiment une impression
de vieille photo... d'anciennes photos, une espèce de vieux
daguerréotype. Ou alors... une révélation de photo
argentique: quand tu la passes dans les bains, l'image apparaît petit
à petit ! » Il prend à nouveau du recul, en se
plaçant de telle sorte de pouvoir embrasser tous les dessins d'un seul
coup d'oeil (Annexe 75 p. 49). Puis il revient vers le 9ème
dessin, et avance dans le couloir pour rejoindre l'environnement
Trame.
Il avance cette fois-ci directement à
l'intérieur de l'oeuvre, et prend du recul: « Et là,
ça fait des lignes ! » remarque-t-il en souriant.
Il s'approche du mur de droite en regardant de près la
ligne la plus sombre du dispositif (Annexe 76 p. 50). « Ouais, quand
tu sais que c'est fait à la graphite, (au graphite), ça
me fait penser aux mines de crayons B et HB : plus ou moins
grasses que d'autres, donc qui font plus de... qui s'étalent plus! C'est
marrant... Là, y a du 8 H et là, du 8 B » me dit-il en
sélectionnant du doigt des lignes dans l'environnement.
60
Il regarde à nouveau en haut et en bas, prend du recul
et dit: « Après, est-ce que c'est de la déco ? Ou est-ce
que c'est... Je suis sceptique par rapport à ça ! » Il
prit du recul en ressortant progressivement de cette immersion et dit:
« J'ai pas forcément de ressenti, tu vois... des lignes
verticales... Je ne sais pas si y a une espèce de déformation de
l'espace ! » Il regarde le sommet de l'oeuvre, (Tempête
orange), et repart dans l'autre sens.
Il retourne vers l'installation Océan Pacifique
et se place à nouveau à l'angle gauche de l'oeuvre (Annexe
77 p. 50) : « C'est sympa aussi, c'est dommage qu'on ne puisse pas
marcher sur le lino. Je pense que la réaction, quand tu peux marcher sur
l'oeuvre... change! Et tu entres directement en interaction avec l'oeuvre.
Surtout quand elle est au sol comme ça ! Celle-là
(l'oeuvre), elle appelle à marcher dessus ! » Je lui
explique pourquoi Lina (l'artiste) avait conçu cette « masse
colorée » comme une zone interdite à la déambulation,
propice à la réflexion de la lumière orangée sur le
dessin mural au fusain. « D'accord, ça fait une masse orange.
Ça peut être un espace pas mal pour la méditation, parce
que c'est assez reposant comme image. Le orange, c'est quelque chose qui est
vachement expressif dans les couleurs chaudes: c'est la joie, c'est pas mal de
choses... C'est le soleil aussi... Après, bah ! » Il se
retourne vers la série Tempête orange: « dans les
chakras, je crois que ça se situe au niveau du ventre, je crois! Annexe
78 p. 51) C'est tout ce qui est dé-stress. Après, je ne suis pas
assez calé par rapport aux zones des chakras... J'adore les couleurs! En
fait, c'est du coloriage... En fait, lorsque tu sais que ça a
réellement été fait à la main, ça donne une
autre idée ! Bon, le seul qui dévie un peu, là-bas, c'est
celui avec les voitures. Ça fait vraiment impression photographique
(la série), avec cette tempête de sable... »
Il décide d'aller prendre le fasicule d'explication. En
lisant le titre de l'exposition : « C'est sûr que la
poussière... est bien représentée ! »
Il lit pendant quelques instants la page de
présentation de l'exposition et feuilleta les 4 premières pages
en jetant un regard vers Océan Pacifique: « il est sympa ce
catalogue, il est vraiment sympa... Il est simple, il est pas trop... Il est
pas plein de texte!
C'est vraiment agréable! Après... dedans,
ils parlent de destruction et du nucléaire... Y a des choses
éparpillées, des choses qui se... Comment on dit? Une
déflagration justement, qui ruine le paysage. Ça c'est vrai, je
ne l'ai pas vue tout de suite... Quand on le sait, dans la démarche
ça marche aussi, c'est pas mal ! »
61
Je lui explique que la série Tempête orange
a été réalisée à partir de
photographies d'une tempête de sable prises à Ryad en Arabie, en
2009. Il me répond: « J'ai pris l'avion quand je suis
allé au Cambodge et j'ai fait pas mal d'escales, dont une à Doya.
Et en partant de Doya, on voit cette espèce de grosse... fin
(enfin), c'est dans le sable, en fait. La vie est dans le sable... et
en fait, quand on prend l'avion, au début on voit un petit peu la ligne,
la skyline, puis au fur et à mesure qu'on s'envole (Annexe 79 p.
51), on voit ce nuage orange, orangé-marron qui fait penser à
celle-là. Bon, c'est moins inquiétant. Mais c'est vraiment
ça aussi ! » Il avance et dit: « C'est marrant, le
seul petit point de vue », en parlant du 3ème
dessin (Le Monochrome).
Je lui demande si ce dessin l'intrigue: « Du coup
oui, parce qu'il est figuratif... enfin, on reconnaît les choses, donc il
appelle plus... Il met l'Homme en scène plus que les autres ! »
Je lui demande ensuite de préciser quelque peu le contexte de
naissance de son souvenir de Doya sous le sable: « En fait, quand on
décolle, du coup on voit la ville, petit à petit on ne la voit
plus quand t'es en hauteur. On voit plus rien, parce que justement, tout est
noyé dans le sable ! » Puis je finis mon analyse en lui
demandant si parmi ses photographies, il n'a pas une photo aérienne de
la ville de Doya.
A la fin de la visite, il choisit 5 images:
1) La première, « Sable », lui
fait penser à l'atmosphère générale de
l'exposition.
2) La seconde, « Pompidou -
Fassbinder », lui fait penser au dispositif de mise en
scène de l'image de la série Castle Bravo.
3) La troisième, « Doya », lui
rappelle la série Tempête orange.
4) La quatrième, « La terre est bleue comme
une orange », lui fait penser à l'espace de
méditation s'inspirant de l'installation Océan
Pacifique.
5) La cinquième, « Mandala »,
lui fait penser à travers la symbolique de la couleur orange, aux divers
remplissages de couleur correspondant à des espaces de
méditation.
62
Chapitre 3
Analyse de la gestualisation du visiteur Vers une
ethnographie de l'activité de visite
I. Mise en place d'un dispositif ethnographique
Au préalable, je souhaite revenir sur les
modalités de production de mes entretiens. En effet, il est important de
rappeler la façon dont j'ai traité l'ensemble de mes
données recueillies durant l'observation de chacune de ces
expériences de visites : « Le bon détail est celui qui
manifeste l'existence de la structure sociale83. »
Au cours de cette étude ethnographique, j'ai
essayé au moyen du dispositif vidéographique de mon
téléphone portable, de focaliser mon regard sur la production
gestuelle, la gestualisation du visiteur : « (le)
Geste est le nom de cette croisée où se rencontrent la vie et
l'art, l'acte et la puissance, le général et le particulier, le
texte et l'exécution. Fragment de vie soustrait au contexte de la
neutralité esthétique : pure praxis.84 »
(Agemben, 1990)
D'une part, cette captation m'a permis de suivre le visiteur
durant sa déambulation dans l'exposition de façon ergonomique, du
fait de la dimension de cet outil de captation, qui peut être tenu en
main durant une longue période. D'autre part, la représentation
du téléphone portable en tant qu'appareil
vidéographique m'a semblée plus courante que celle de la
caméra qui fait davantage référence, à mon avis, au
reportage, à l'interview ou bien à la représentation d'un
objet appartenant du champ cinématographique. Cet objet semblait donc
plus approprié dans la mise en relation du visiteur avec ce type de
dispositif interactionnel.
D'un point de vue méthodologique, cet outil a
également participé à la retranscription ethnographique de
la production gestuelle détaillée des visiteurs.
83 Albert Piette, Ethnographie de l'action, l'observation des
détails, Editions Métailié, Paris, 1996, p. 54.
84 Yves Citton, Gestes d'humanités : anthropologie
sauvage de nos expériences esthétiques, Armand Colin, Le
temps des idées, Paris, 2012.
63
C'est le cas, par exemple, de l'étude
méticuleuse du ralenti de leurs gestes : « L'ethnologue
décrit un ensemble d'actions au sein d'une même
cérémonie dont il cherche à (...) cerner la charte mentale
(selon l'expression même de Malinowski)85. »
Cette observation filmique de la gestualisation du corps
signifiant86 (Eliseo Veron, 1996) du visiteur s'est
avérée efficace comme outil ethnographique dans la
retranscription du mouvement de l' Ici et Maintenant de
l'expérience, inhérente à la relation du visiteur à
l'espace, au temps et à la construction du sens à travers le
récit. « Ce qui importe d'observer, au--delà des lois et
des normes organisationnelles de la vie sociale, c'est la manière dont
l'action est réellement effectuée. Plusieurs pages de Malinowski
sont ainsi imprégnées par une valorisation des détails du
comportement réel à tel point que l'observation directe devient
l'incontournable médiation pour un tel repérage.87
»
Françoise Parfait dans son ouvrage Vidéo un
art contemporain propose plusieurs analyses du médium
vidéographique en relation avec le fonctionnement de la mémoire.
L'une de ses premières propositions porte sur la question du
présent du médium. Selon elle, la
spécificité de l'image vidéographique serait
différente de celle de la photographie ou du cinéma: «
elle s'inscrit toujours dans un présent de l'enregistrement ou de la
diffusion de son image (...) Ainsi, de la même façon que la
conscience du présent se fait dans le cerveau par le rappel constant de
souvenirs, à court ou long terme, la vidéo déstocke ses
réverses ou ses couches potentielles d'images auxquelles la
matière pixellisée donne forme
momentanément.88»
La vidéo permettrait donc d'après cette artiste
et commissaire d'exposition de retranscrire cette rapidité du mouvement
de l'appréhension du monde qui fait passer l'image qui est vue, au
statut de souvenir, dès qu'elle n'est plus sous nos yeux. L'image
vidéographique s'inscrirait de fait, dans un double mouvement de
l'enregistrement de ce qui est vu, puis du stockage de l'image à
laquelle nous pourrons faire appel ensuite, comme la mémoire fait appel
à un souvenir.
85 Ibid., p. 53.
86 Eliseo Veron et Martine Levasseur op.cit., p. 50.
87 Ibid., p. 47.
88 Françoise Parfait, Vidéo un art
contemporain, p. 338.
64
En outre, elle présente la production
vidéographique comme un flux ininterrompu qui capte en permanence,
à l'image du cerveau.
Ainsi, l'image vidéographique serait toujours en
mouvement, et celui--ci mouvement conditionnerait la perception que l'on peut
en avoir; elle produirait une image évanescente, propice à rendre
compte de subtils mouvements d'évanouissement de la forme de la
pensée: « La spécificité vidéographique
découle de la non-matérialité de l'image, qui permet de
communiquer différents états psychologiques et mentaux.89
»
Finalement, l'instabilité et l'incomplétude de
cette image requerraient de la part de l'observateur la mobilisation de sa
mémoire et maintiendraient en alerte permanente son système
perceptif: « La perception elle-même est modifiée face
à l'écran électronique: l'empreinte laissée par les
corps lumineux (...) est traitée de telle façon que les seuils de
reconnaissance se trouvent déplacés de manière plus ou
moins sensible selon les manipulations opérées par les signaux,
reculant d'autant l'identification mimétique des objets de
référence.90»
On peut donc faire le postulat que la vidéo dans son
médium même, propose un nouveau paysage de perception dans lequel
l'espace et le temps rendent compte d'une forme de pensée en image,
fonctionnant sur le même principe que la mémoire.
A ce propos, il est essentiel de préciser que durant
mes entretiens, je disposais d'un plan de l'espace d'exposition me permettant
d'avoir un second point de vue sur la déambulation des visiteurs,
à travers la retranscription presque simultanée du
traçé ethnographique de leurs progressions dans l'espace
d'exposition.
En outre, j'ai fait le choix d'un recadrage de
l'entretien de visite sous la forme d'une interaction verbale et gestuelle avec
chacun d'eux, dans le but de stimuler la production orale de leurs
récits.
J'ai régulièrement essayé d'interagir de
façon pertinente par rapport à l'évolution de leurs
expériences, afin de révéler certaines informations
souvent habituellement imperceptibles (discours intérieur) pour
l'observateur dans un contexte de visite individuelle.
89 Mona Da Vinci, « Vidéo. The Art of the
observable Dreams » dans Battcock, Editions New Artists'Video.
90 Françoise Parfait. op.cit. p. 339.
65
Goffman caractérise l'observation participante:
« comme une exposition de son propre corps et de sa propre
personnalité (...) à tous les imprévus pouvant toucher un
ensemble d'individus, afin de pénétrer physiquement et
écologiquement leur réponse à la situation
sociale91.» (Erving Goffman, 1989) A la fin de ces
observations de visite, je leur ai demandé de choisir sur Internet des
images témoignant de leurs différentes expériences de
visite. Cette étape de collecte des données a été
pour moi un moyen de capter un autre regard sur la gestualisation de
visite; mais aussi sur la manière dont se construit la
déterritorialisation du langage de l'oeuvre (Deleuze,
1996) au cours des diverses expériences produites par ces
8 visiteurs.
En outre, cette étude ethnographique sur la
gestualisation des visiteurs a été complétée par la
présence de questionnaires semi-directifs me permettant d'envisager
chacune des déterritorialisations de leur récit de
visite en relation « aux lieux d'où ils parlent de leur
culture » (Michel de Certeau, 1974). « Jamais nous ne pouvons
effacer ni surmonter l'altérité que maintiennent, devant nous et
hors de nous, les expériences et les observations ancrées
ailleurs, en d'autres places. 92»
II. Ethnographie des parcours
En retranscrivant ces entretiens et le tracé des
différents parcours de visite, je me suis rendu compte d'une similitude
entre, d'une part les stratégies d'appropriation gestuelles,
décrites par Eliseo Veron et Martine Levasseur dans leur ethnographie
des parcours93 (issue d'une exposition sur le thème
Vacances en France94 à la Bibliothèque
Publique d'Information du Centre national d'art et de culture
Georges-Pompidou);
et d'autres part, les stratégies gestualisées
par les 8 visiteurs au cours de leur propre expériences
de visite dans le cadre de l'exposition Nuages de poussière95
de Lina Jabbour au Centre d'art contemporain VOG.
91 Albert Piette, Ethnographie de l'action, L'observation des
détails, Editions Métaillé, Paris, 1996, p. 88.
92 Michel de Certeau, La culture au pluriel,
Christian Bourgois Editeur, Collection Point essais, Paris, 1993, p. 193.
93 Eliseo Veron, Martine Levasseur, Ethnographie de
l'exposition: l'espace, le corps et le sens, BIP, 1989, p. 71.
94 Vacances en France: 1860--1982,
Bibliothèque Publique d'information (BIP), Centre Georges Pompidou,
1984.
95 Lina Jabbour, Nuages de poussière, du 24 janvier au 23
février 2013, VOG, Centre d'art contemporain.
66
Il semblerait que la modélisation du Bestiaire
illustré (typologie) produit par ces chercheurs soit un outil
méthodologique d'une grande richesse, permettant de dégager
certaines relations tendancielles96 liées à
la gestualisation du corps-signifiant97 du visiteur dans
l'espace. Durant la retranscription des entretiens, j'ai donc pu observer
l'existence d'une proximité entre les différents types
d'appropriation gestuelle déployés par les visiteurs dans
l'exposition de Lina Jabbour et ceux décrits par Eliseo Veron et Martine
Levasseur dans leur étude, catégorisés en :
Fourmi, Papillon, Sauterelle et Poisson.
Concernant l'échantillonnage de 8 visiteurs, j'ai pu
analyser une proximité gestuelle avec la présence:
-- d'1 Fourmi : visiteur n°1 - Fatma.
-- de 2 Papillons :
visiteur n° 2 - Laurence et visiteur n° 6 - Kévin.
-- de 2 Sauterelles :
visiteur n° 3 - Isabelle et visiteur n° 7 - Gabrielle.
-- de 3 Poissons :
visiteur n° 3 - Gilles, visiteur n° 5--Hédia et visiteur
n° 8 -Marjorie.
Pour autant, je n'ai pas envisagé cette sociologie du
geste comme la production scientifique d'une typologie fermée, mais bien
comme une façon d'analyser la relation du corps signifiant du
visiteur avec l'espace. Une sociologie de la relation du geste à
l'espace et du récit à la déambulation: « C'est
la géographie des représentations, parfois qualifiée de
géographie cognitive ou phénoménologique, portant son
attention sur les attitudes et les comportements des groupes humains dans
l'espace, une géographie des espaces vécus (Frémont, 1976)
qui fait le plus référence à ce que Moles qualifie de
psycho-géographie (...) Un double mouvement, qui porte la psychologie
vers la géographie et la géographie vers la psychologie, pour
saisir comment l'espace devient lieu de vie des hommes (Bailly).98
»
Je me propose d'utiliser comme outil d'analyse certains
fragments de mon compte rendu d'entretien: observations et ethnographies des
parcours in vivo durant la visite, et visionnements a posteriori des
vidéos et du récit, dans le but de mettre en évidence
certaines caractéristiques liées à la gestalt de
visite:
96 Jean--Claude Passeron et Emmanuel Pelder, « Le temps
donné au regard. Enquête sur la réception de la peinture
», Protée, vol n°2, 1999, p. 95.
97 Eliseo Veron, Martine Levasseur. op. cit, p. 51.
98 Abraham Moles et Elisabeth Rohmer, Psychosociologie de
l'espace, L'Harmattan, Villes et Entreprises, 1998, Paris, p. 22.
67
« Il s'agit d'un ensemble de processus qui ne se
maintiennent qu'à travers leurs interactions. L'organisme est avant tout
une structure dynamique, qui remplace ses propres matériaux et se
reconstruit en permanence.99»
A) VISITE PROXIMALE - La fourmi ou le corps du
spectateur
Cas de la stratégie de type Fourmi
déployée par le visiteur n° 1 - Fatma.
Il semble, d'après Eliseo Veron que cette
stratégie de visite soit intimement liée à une
appropriation de type linéaire et chronologique (Annexe 80 p. 52).
En effet à l'issue de sa visite, Fatma m'a dit que la
principale trace laissée par cette expérience se traduisait par
l'omniprésence du rythme et par la métaphore des
différentes étapes de la vie. J'envisage cette trace comme
l'expression implicite d'une structuration chronologique de l'évolution
de ce visiteur, face à sa propre condition humaine au coeur de la
thématique existentialiste des oeuvres présentées dans
cette exposition; mais aussi comme le principe constitutif d'appropriation de
Fatma durant le processus de production du sens au cours de sa visite.
J'ai pu aussi noter une démarche de visite « assez
méticuleuse », et avec de longs temps d'arrêt devant les
oeuvres et entre chacun des espaces d'exposition. C'est le cas par exemple, de
sa déambulation linéaire et chronologique auprès de la
série Tempête orange.
Visiteur n° 1 - Fatma
:
« Elle s'est directement avancée vers la
série Tempête orange. Et a jeté un premier coup d'oeil sur
le premier dessin de droite (Les palmiers), (...) A nouveau elle a fait un pas
de côté rapide pour avancer vers le second dessin (Le monochrome).
Elle a continué son cheminement en s'avançant vers le
troisième (La voiture). »
On comprend, à travers le récit de sa
déambulation, qu'elle a effectué son parcours en visionnant la
succession chronologique des dessins, un à un. En outre, la Fourmi
serait une figure qui se situe à une distance très réduite
de l'oeuvre (par comparaison avec les autres types).
99 Victor Rosenthal et Yves Marie Viselli, « Sens et temps
de la gestalt, Une théorie générale des formes »,
Intellectica, n° 128, p.168.
68
C'est pourquoi Eliseo Veron et Martine Levasseur auraient
décidé de considérer cette gestuelle de visite comme une
stratégie d'appropriation de type
proximale100. C'est ce que j'ai
analysé à travers la restitution de la déambulation de ce
visiteur.
Visiteur n° 1 - Fatma :
« ... puis elle s'est avancée d'un pas pour se
retrouver nez à nez avec ce dessin » « nez à nez avec
le motif de la trame »
Dans un souci d'exigence méthodique: « cette
attitude pédagogique qui est, en soi, réceptive, peut prendre
parfois la forme d'une inquiétude de ne pas profiter d'une exposition
autant qu'on devrait le faire. 101 »
C'est ce que j'ai constaté dans le fragment de
récit ci--dessous:
Visiteur n° 1 - Fatma :
« C'est aussi le fait que l'on doive toujours courir,
que c'est une course contre la montre ! Je sais qu'il y a trop de choses
à faire dans cette vie, qu'on n'arrivera jamais à tout faire,
c'est ça ce qu'elle (l'oeuvre) m'évoque le plus.
»
« Y a tellement de rythme... plus que de
stabilité, je trouve! »
De plus, la Fourmi effectuerait les visites les plus
longues avec un maximum d'arrêts : Fatma a effectué sa visite en
30 minutes (Annexe 81 et 82 p. 53 et 54) comportant 19
noeuds décisionnels: « Elle évite, dans la
mesure du possible, de traverser des espaces vides, mêmes réduits:
elle progresse autant que possible, le long d'un même mur102.
»
Visiteur n° 1 - Fatma :
Elle s'est arrêtée au niveau du
2ème dessin dans le sens de la marche, puis elle a fait un
autre pas pour regarder le 3ème en balayant ensuite du regard les trois
premiers dessins déjà regardés. Elle a fait un autre pas
pour regarder le 4ème et a marché jusqu'au
9ème et dernier dessin de la série, en les regardant
défiler au fur et à mesure de sa progression.
Dans ce passage, j'ai pu analyser la proximité
régulière de ce visiteur avec le mur droit sur lequel
était disposée la série Castle Bravo.
100 Eliseo Veron, Martine Levasseur, op.cit., p. 63.
101 Ibid., p. 71.
102 Ibid., p. 63.
69
En effet, son expérience de visite serait
marquée par un étalement clair des éléments
permettant de suivre la logique proposée: « de se
repérer à tout moment, de suffisamment dégager pour bien
voir sans se fatiguer, tout en s'assurant qu'on n'a rien
raté103.» Sa stratégie de visite serait
basée dès lors sur une attitude cohérente avec l'attitude
réceptrice de la Fourmi, définie par la prédominance d'une
logique forte:
Visiteur n° 1 - Fatma :
Elle s'est demandé entre autres, pourquoi l'artiste
avait choisi de ne pas relier les trois plans de lignes entre les trois murs de
l'espace. Plus précisément, pourquoi l'artiste avait
laissé des espacements blancs entre les trois pans. Elle l'a
perçu (tout d'abord) comme une sorte de rupture, et m'a
dit qu'ils n'avaient pas réellement lieu d'être ainsi.
En outre, nous comprenons que l'articulation de la forme de
l'oeuvre et du contenu se situe dans un processus de rationalisation de la
signification. Dans ce cas précis, Fatma se questionne sur la
cohérence des espacements blancs présents dans les angles de
l'environnement Trame.
« Peut--être que c'étaient
(finalement) trois vies différentes, de trois personnes
différentes... mais qu'elles se ressemblent beaucoup I (...) En fait,
même si on fait des choix différents, qu'on a vécu des
expériences différentes, en fin de compte on se ressemble tous I
Parce que... regarde au niveau des traits, ce ne sont pas les mêmes mais
ils se ressemblent et ça finit toujours par un grand trait noir, et
là (en me montrant du doigt) avec un grand trait blanc I Comme si
c'était le début de la vie (en pointant le haut de l'oeuvre) et
la fin de la vie (vers le bas de l'oeuvre).
»
D'après Eliseo Veron et Martine Levasseur, l'imaginaire
de ce type de visiteur serait marqué par la figure classique et quelque
peu sacrée du « musée ».
La Fourmi serait animée par l'archétype de la
visite muséale : «...l'attitude pédagogique et
réceptive à l'égard du fantasme de l'oeuvre plutôt
qu'à l'égard du savoir en général, autrement dit,
il s'agit d'une attente de didactisme à propos de l'art104
»
La négociation de la Fourmi peut--être
alors qualifiée de culturelle : dans le sens où elle est
déterminée par un lien particulier, sinon au thème de
l'exposition, du moins à la représentation du Centre d'art comme
institution de Culture. Mais sa stratégie serait relativement passive et
quelque peu scolaire: elle exprimerait une forme de docilité.
103 Ibid., p. 74.
104 Ibid., p. 75.
70
B) VISITE PENDULAIRE - Le papillon ou le corps du livre
Le cas de la stratégie de type Papillon : visiteur
n° 2 - Laurence (Annexe 83 p. 55) et visiteur n° 6--Kevin (Annexe 83
p. 55).
Cette seconde stratégie du parcours de visite se
distingue par une déambulation en « zigzag », avec un
mouvement d'alternance: « gauche-droite-droite-gauche. » C'est
pourquoi Eliseo Veron parle d'une visite pendulaire105 avec
une gestualisation rythmique alternée : « ayant observé
un panneau à sa gauche, le papillon va voir ensuite ce qu'il a en face,
à sa droite106.»
Visiteur n° 2 -- Laurence:
« Son regard a balayé de droite à gauche
ce triptyque. »
« Puis, elle a regardé de droite à
gauche les 5 premiers dessins et a fait 2 pas en direction des 8ème et
9ème dessins de la série. »
« Elle a regardé de droite à gauche, s'est
approchée du côté gauche de l'environnement »
« Elle a regardé plusieurs fois toute la
série dans les deux sens (droite-gauche-gauche droite).»
« Elle est revenue au niveau du 1er dessin...
»
« Elle s'est avancée jusqu'au 3ème
dessin, et revenue sur ses pas en disant...»
« Elle a refait un balayage des yeux de droite à
gauche et de gauche à droite dans la série.»
Visiteur n° 6 - Kevin:
« Il s'est arrêté un court instant pour
regarder ce triptyque, puis il a tourné la tête vers le dessin au
fusain de l'installation Océan Pacifique. Puis, s'est retourné
à nouveau en direction du dernier dessin de la série (La
voiture). »
« Il a regardé le lino, puis le dessin mural au
fusain, et à nouveau le sol orangé. »
« Il a regardé à nouveau le lino, puis le
bas du dessin au fusain et s'est avancé en direction de Tempête
orange.»
105 Ibid., p. 64.
106 Ibid.
71
Le temps de visite peut--être qualifié de
semi--long: (23 minutes pour le visiteur n°2 - Laurence; et 15 minutes
pour le visiteur n°6 - Kevin), comportant respectivement 27 et 16 noeuds
décisionnels.
Par ailleurs, le papillon traite les panneaux comme de grandes
pages, et son mouvement alterné reproduit le feuillettement d'un journal
ou d'un livre.
Visiteur n° 2 - Laurence:
« C'est comme si j'étais dans un livre I
»
1. Une stratégie associée à une
forte motivation liée au thème
Visiteur n° 2 - Laurence:
« Elle s'est mise à chantonner... comme si elle
était en train de résoudre une équation
mathématique. » « Elle a ramené sa main sous son menton
comme si elle était en train de se questionner. »
Le Papillon aurait une attente (plus ou moins implicite) en ce
qui concerne l'énonciateur de l'exposition, c'est à dire
l'exposant: « un intérêt non seulement sur le
thème, mais sur la façon de le traiter, une curiosité, en
quelque sorte, de savoir comment l'exposant s'est débrouillé en
abordant un thème (...) La stratégie d'appropriation Papillon
semblerait se situer à la fois sur le plan de l'énoncé (le
thème) et sur le plan de l'énonciation (les questions concernant
l'activité de l'exposant)107 .»
Visiteur n° 2 - Laurence:
« Y a des signaux, mais je ne les comprends pas ! »
« C'est dingue ce truc, c'est impressionnant, c'est
comme si y avait un message que je ne comprends pas... » « En fait,
c'est peut--être à moi de l'écrire I C'est soit ça a
été écrit... »
« Je ne sais pas si ce sont des lettres ou des chiffres,
comme si c'étaient des signaux tout délavés. »
Visiteur n° 6 - Kevin:
« C'est très... savoir ce qu'elle a voulu dire,
c'est bien, mais... »
107 Ibid., p. 76.
72
«C'est sur quoi ? Sur du papier ? (...) D'accord. Ah,
ouais (...) et là-derrière y a une photo (derrière le
dessin)?
A la différence des Fourmis, la motivation des
Papillons semble totalement étrangère au souci
pédagogique: « à aucun moment il n'est question
d'apprendre comme élément central; la visite ne semble pas
être vécue de façon prédominante sur le registre
didactique (...) même si l'enjeu de la visite ne peut pas être
indifférencié totalement du contenu de
l'exposition108.» L'intentionnalité liée
à cette forte motivation implique la présence assez dominante du
registre du plaisir, de la curiosité:
Visiteur n° 2 -
Laurence:
« Elle eut une sorte de gémissement de surprise
» « C'est dingue ce truc, c'est impressionnant »
Puis, elle s'est frotté les mains: « Les
experts à Fontaine ! » m'a-t-elle dit, et elle avait sans
doute l'impression d'être en train de rechercher des
indices109 sur une scène de crime pour
résoudre une enquête.
« C'est drôle en fait, les lignes choisies !
»
Il semble qu'elle ait été plus attirée
par Les Palmiers, du fait de « sa couleur par rapport aux
arbres... je peux rentrer dedans ! »
Visiteur n° 6 - Kévin
:
« J'aime bien les couleurs, ça me fait penser aux
couleurs du Maghreb »
« C'est cool, ça ! »
« J'aime bien son orange, c'est très sympa !
»
« C'est vraiment sympa, l'espèce de
dégradé ! »
« C'est marrant! »
« C'est sympa aussi, c'est dommage qu'on ne puisse
pas marcher sur le lino. Je pense que la réaction, quand tu peux marcher
sur l'oeuvre, change! Et tu entres directement en interaction avec l'oeuvre.
Surtout quand elle est au sol comme ça ! Celle-là (l'oeuvre)
elle appelle à marcher dessus! »
108 Ibid. 109Ibid.
73
2. Une stratégie de plan
Ce qui apparaît comme spécifique à la
stratégie des papillons, c'est ce qu'on peut appeler le besoin de
plan : « le besoin d'avoir une vue d'ensemble leur permettant de
repérer ce qu'ils cherchent110.» J'ai
constaté la présence de la systématisation de ce type de
visionnement, chez ces visiteurs en quête d'une « vue d'ensemble
».
3. Une stratégie de « dézoom
»
Visiteur n° 2 - Laurence:
Elle a découvert tout d'abord le dessin
intitulé La voiture (série Tempête orange), et a
continué sa déambulation à reculons en 3 ou 4 pas pour
faire un Dézoom général sur l'intégralité de
la série.
Visiteur n° 6 - Kevin:
Il a fait ce geste plusieurs fois, puis il a pris du recul
et a refait le trajet en sens inverse pour rejoindre le 1er dessin
en regardant la succession des dessins (...). Il a reculé à
nouveau en se penchant légèrement en arrière et est
reparti dans le sens initial de sa marche pour rejoindre l'Espace 3.
Il a pris un certain recul et regardé le bas du
dispositif, puis il est revenu sur ses pas en sens inverse.
Ainsi, j'ai aussi analysé chez ces visiteur, la
présence de plusieurs « retours en arrière » qu'Eliseo
Veron appelle degré zéro de la visite. Cela pourrait
à mon avis correspondre à l'une des modalités gestuelles
de l'expression de ce besoin de plan dans le visionnement de l'oeuvre.
Or, d'après Jean--Claude Passeron et Emmanuel Pelder, cette
stratégie de retour en arrière signalerait: «
l'existence d'une sorte de code muséal (...) On peut conjecturer qu'est
intervenu ici un effet de disposition muséologique. Il pourrait aussi
bien s'agir d'un aspect spécifique de
l'effet-tableau111.»
Visiteur n° 2 - Laurence:
« Elle a continué à déambuler
dans l'espace d'exposition, en essayant de créer une jonction visuelle
entre les trois pans de mur. »
Visiteur n° 6 - Kevin:
« Situé au niveau du 9ème
dessin et il a regardé la série en enfilade selon un point de vue
très précis. » « Il s'est approché à
nouveau du 1er dessin pour prendre le même point de vue en
sens inverse. »
110 Ibid., p. 79.
111 Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pelder op.cit., p.
108.
74
« Il a pris à nouveau du recul en se
plaçant de telle sorte qu'il puisse embrasser tous les dessins d'un seul
coup d'oeil. »
Ainsi plus que vers un « effet-tableau », les visiteurs
se sont projetés dans ce qu'Eliseo Veron appelle la dimension «
photographique de l'art112», comme le
révèlent les fragments de leurs récits ci-dessous.
Visiteur n° 2 -
Laurence:
« Les tons, en fait, je ne sais pas si on a des
souvenirs en noir et blanc, ou en couleur ? »
« Celui-là en revanche, c'est comme si
j'étais au cinéma... Je sais pas pourquoi... c'est
peut-être le format. C'est comme un écran d'ordinateur!
»
Visiteur n° 6 - Kevin:
« D'accord. Ah, ouais (...) et
là-derrière,y a une photo (derrière le dessin) ?
»
« J'ai vraiment une impression de vieille photo...
d'anciennes photos, une espèce de vieux daguerréotype ou alors
une révélation de photo argentique : quand tu la passes dans les
bains, l'image apparaît petit à petit! »
« Ça fait vraiment impression photographique (la
série) avec cette tempête de sable. »
Notons l'importance de ce dernier fragment, qui met en
évidence la construction de la compréhension de l'oeuvre à
travers la production mentale d'un point de vue photographique par ce
visiteur:
« La vie est dans le sable... et en fait, quand on
prend l'avion au début, on voit un petit peu la ligne, la skyline, puis
au fur et à mesure qu'on s'envole, on voit ce nuage orange,
orangé-marron qui fait penser à celle-là. »
Ainsi, la négociation du Papillon serait marquée
par une stratégie spécifiquement orientée vers la
motivation à l'égard du thème de l'exposition. Dans le
cadre de ce critère d'intentionnalité, il sait ce qu'il est venu
chercher. La négociation correspondrait donc bien au niveau culturel
où l'exposant a défini son objet.
Selon Eliseo Veron, Le Papillon serait le visiteur qui
déploie le mieux la maîtrise de son rapport à la culture.
Son corps signifiant semblerait modelé par la figure de la
lecture proprement dite, c'est-à-dire du livre.
112Eliseo Veron et Martine Levasseur, op.cit., p.
77.
75
C) VISITE PUNCTUM - La sauterelle ou les «
pseudopodes113 » :
Le cas de la stratégie de type Sauterelle: visiteur
n° 3 - Isabelle (Annexe 84 p. 56) ; et le visiteur n° 7-- Gabrielle
(Annexe 84 p. 56).
La troisième stratégie de visite, la Sauterelle,
semble progresser « par bonds 114». On dirait
qu'ayant aperçu au loin quelque chose qui l'intéresse, elle s'y
dirige sans hésitation. C'est pourquoi nous avons appelé cette
visite, la visite du punctum115 : « la visite
(est) dynamisée, à chaque moment, par l'attirance d'un
élément ponctuel. »
Selon Roland Barthes dans ses notes sur la photographie, le
punctum serait: « la piqûre, le petit trou, la petite
tache, la petite coupure, mais aussi le coup de dé, en latin. C'est le
hasard qui, dans une photo à la fois me point, mais aussi me meurtrit.
Il vient souvent de la co--présence de deux éléments
discontinus hétérogènes, en ce qu'ils n'appartenaient pas
au même monde (pas besoin d'aller jusqu'au bout du contraste) En quelque
sorte, c'est la nuance du I love.116 » A ces deux nuances,
Barthes ajoute une intuition forte. Le punctum serait le détail
qui, dans l'expérience photographique, attire le regard. Sa
seule présence arriverait à changer la lecture de la
photographie.
1. Une stratégie liée au
détail
Visiteur n° 3 - Isabelle:
Elle s'est avancée directement vers Les Palmiers,
s'est arrêtée un court instant pour regarder le dessin puis elle a
fait un pas pour regarder de plus près un détail à
l'intérieur de ce dessin.
Elle a continué sa progression jusqu'au fond du mur
pour se rapprocher du dessin et a fixé le centre de l'oeuvre, puis elle
a fait un mouvement du regard du haut en bas et s'est approchée de
l'oeuvre pour observer les détails des traits.
Le 7ème dessin semblait l'attirer, du
fait qu'il fût différent des autres en raison de sa couleur plus
jaunâtre. Elle a poursuivi sa visite en continuant vers le
2ème couloir, et a regardé un instant par la
fenêtre de l'Espace 2. Elle s'est avancée dans le couloir et a
jeté un coup d'oeil par une seconde fenêtre, puis elle est
allée jusqu'à la fenêtre de l'Espace 3 où elle a
regardé brièvement le paysage et les immeubles à
l'extérieur.
113 Prolongement cytoplasmique émis par une cellule, par
un protozoaire, qui leur sert de moyen de locomotion ou d'absorption d'autres
cellules ou particules.
114 Ibid., p.66.
115 Roland Barthes, « La chambre claire, Notes sur la
photographie » -- www.galerie--
photo.com -- 2003.
116 Ibid., p. 6.
76
2. L'expression gestuelle du « pointer »
Cette stratégie du punctum serait en effet
marquée par le double pointage à la fois visuel et gestuel. Cette
appropriation de l'oeuvre se repère par la systématisation du
« doigt qui montre » :
Visiteur n° 3 -
Isabelle:
A-t-elle fait en dessinant de l'index la silhouette
imaginaire d'un personnage.
En me montrant du doigt certains traits assez sombres de
la surface du dessin mural. En pinçant d'une main les lignes de
manière virtuelle.
Visiteur n° 7 -
Gabrielle:
Le poing fermé projeté en arrière et
avec le pouce donnant la direction du retour sur nos pas. M'a-t-elle dit en
balayant du doigt les dessins.
Elle s'est mise à compter les dessins avec le doigt de
sa main droite.
On peut même émettre l'hypothèse que la
Sauterelle emploie un champ sémantique lié à l'expression
gestuelle de se pointer (synonyme d'apparaître) C'est le cas par exemple
chez Gabrielle de l'utilisation du verbe poindre.
« Mais je ne vois rien, je ne vois pas poindre un
renouveau de vie... »
3. Aller vers le « punctum »
Chez la sauterelle, l'exposition serait ici perçue
comme un divertissement plutôt que comme un objet culturel
sérieux: « l'espace n'étant pas ressenti comme
structuré d'une façon plutôt que d'une autre. La sauterelle
va alors capter sur cette surface plus ou moins amorphe comme si elle tendait
un pseudopode, les éléments de son propre
désir117. »
Chez Gabrielle, cette attirance ponctuelle a été
accentuée par une volonté de mise en contact directe avec
l'oeuvre. Selon moi, il s'agirait d'une modalité empirique liée
à la construction du sens.
Visiteur n° 7 -
Gabrielle:
Elle a regardé vers le haut du dessin, l'a
effleuré d'un doigt, et à nouveau a regardé vers le haut
du dessin.
117 Eliseo Veron., op.cit, p. 86.
77
D'après Eliseo Veron et Martine Levasseur, la
sauterelle se livrerait à une appropriation purement subjective qui
semblerait être associée à une certaine image du Centre
d'art. Dans mon étude, Gabrielle s'est concentrée sur la
restitution subjective de son expérience en faisant appel à son
vécu (mode intime - mode privé : Roger Odin).
Visiteur n° 7 - Gabrielle:
« C'est pas gratuit si je parle de l'Australie !
»
« Bah... parce qu'il y a un... quelqu'un de ma famille
qui vient de faire un voyage en Australie »
« Mais c'est tout à fait subjectif, ce que j'ai
dit! »
« Je continue avec mon fantasme d'incendie dans la
nature... »
« Enfin, c'est tout à fait personnel... ce que je
dis! »
De plus, la présence des sauts, au cours de la
déambulation de la Sauterelle, viserait à chaque fois un
élément qui éveille sa curiosité, son souvenir et
sa mémoire: « L'espace semble être reconstitué au
rythme des pulsions.118 » J'ai perçu entre--autres,
chez Isabelle, une sorte d'attitude ludique face à l'expérience
de sa visite:
Visiteur n° 3 - Isabelle:
« Je ne sais pas pourquoi, mais ce palmier, ça
me fait penser à la crête d'un Iroquois, tu vois là... on
dirait sa tête, et là sur le dessus... les plumes de sa coiffe
»
« On dirait une tempête de sable qui aurait
enseveli ce paysage ! J'aime beaucoup la chaleur et le flouté de la
couleur, dans ce dessin ! »
Elle s'est arrêtée un instant pour regarder ce
dessin et s'est approchée de la couleur des phares de voitures.
Il est intéressant de constater que ce visiteur a
essayé de marcher sur le lino orange en ne sachant pas que cela
était interdit.
Elle m'a dit que cela lui faisait penser aux
méandres de la pensée: « ça me fait penser au
côté un peu compliqué du cerveau, à l'inconnu aussi.
»
Elle m'a demandé quelle était la technique
employée par l'artiste, car elle voulait savoir si l'oeuvre était
bien faite au cordeau de maçon.
En effet, c'est son attirance et sa reconnaissance de la
technique employée (qu'elle avait préalablement utilisée
pour tirer des traits sur des charpentes de toiture) qui ont stimulé
118 Eliseo Veron., op.cit, p. 87.
78
Isabelle dans l'élaboration de la construction du sens
de l'environnement Trame. Elle a donc reproduit le geste technique de
ce souvenir en pinçant d'une main les lignes de manière
virtuelle. Il est intéressant de constater qu'à la suite de cette
reconnaissance, elle a pu engager une réflexion poétique autour
de sa perception de l'oeuvre à travers la sensation kinesthésique
de la vibration que j'avais moi--même expérimentée lors de
mon analyse de l'acte de création (Chapitre 1).
« Y a une sorte de vibration dans le dessin,
ça me fait penser à des ondes, à des ondes
cardiaques», m'a--t--elle dit en dessinant de la main un mouvement de haut
en bas reproduisant de façon gestuelle le schéma d'un
électrocardiogramme.
Ainsi, la stratégie de la sauterelle serait celle qui
nous apparaîtrait comme étant plus franchement en rupture avec
l'univers du discours culturel. Tel un voyage subjectif: « la sauterelle
désarticulerait la surface structurée où
s'étalerait le propos culturel proposé, pour ne retenir que les
quelques points avec lesquels elle se sentirait en
résonnance119. »
D) VISITE POISSON : Le corps qui passe
Le cas de la stratégie de type Poisson: visiteur
n° 4 - Gilles (Annexe 69 p. 57), le visiteur n° 5 -- Hédia
(Annexe 69 p. 57) et le visiteur n° 8 - Marjorie (Annexe 69 - suite --
p.58).
Cette quatrième et dernière stratégie de
visite appelée Poisson par Eliseo Veron et Martine Levasseur
serait une appropriation du parcours dite par glissement ou par
évitement: « Comme une sorte de
passage.120» : le visiteur ne se sentirait aucunement
gêné par les grands espaces vides. Sa trajectoire de visite
apparaîtrait le plus souvent comme « une boucle » comme
animée d'un mouvement circulaire.
Le Poisson semblerait parfaitement indifférent
à l'ordre chronologique proposé par l'exposition. De ce point de
vue, les poissons auraient une stratégie à l'opposé des
papillons; ils exprimeraient le refus d'un « plan ».
119 Yves Citton, « Politiques de l'individuation, Penser
avec Simondon, Sept résonnances de Simondon », Multitudes n°
18, 2004.
120 Eliseo Veron et Martine Levasseur, op.cit., p.
65.
79
Il ne s'agirait donc pas une vue d'ensemble pour mieux
choisir, comme c'était le cas chez les papillons, mais d'une mise
à distance en quelque sorte, d'une protection du Moi. Celle-ci
permettrait au Poisson, au cas ou il le jugerait nécessaire de quitter
immédiatement l'activité de visite ou bien lorsqu'il
considérerait avoir passé assez de temps dans les lieux:
« Chez les poissons, le besoin d'un certain recul et l'image de leur
propre comportement comme circulaire, comme un parcours en boucle, semblent
intimement associés.121 »
Visiteur n° 4 - Gilles:
Il a regardé à nouveau Les palmiers, et sa
distance par rapport à l'oeuvre était assez importante.
Puis, il a contourné ce dispositif par
l'extérieur et a jeté à nouveau un coup d'oeil sur le
dernier dessin de la série Tempête orange (La
voiture).
Il s'est arrêté au niveau du 7ème
dessin, à distance de la série et presque au fond de l'Espace
n°2.
En outre, ce mouvement de mise à distance
proxémique122 de l'oeuvre par Gilles s'est accompagné
de la production gestuelle d'un mouvement de repli sur lui-même, selon
les codes communicationnels du langage infra-verbal (Ecole de Palo Alto, en
Californie, 1950).
Il s'est arrêté directement vers la
fenêtre, en jetant un coup d'oeil au passage. Puis, s'est assis sur le
rebord de cette fenêtre en croisant les mains et les jambes.
Cette gestualisation pourrait être
interprétée, d'après mes observations, en trois
étapes: la première, matérialisée par l'expression
corporelle du « repli physique » sur lui-même exprimant son
incapacité à produire du sens. Suivie d'une seconde étape
de « fuite », face à l'incompréhension de
l'environnement Trame.
« Pour l'instant, j'arrive pas... autant la
première là--bas,je trouve qu'il y a un côté
reposant.
Là je suis un peu... peu importe... On va
déjà aller voir les autres. » Nous avons fait marche
arrière, sa marche était alors plus rapide.
Finalement, la troisième étape liée
à la négociation de l'oeuvre ce serait faite en dehors de
l'environnement Trame dans lequel il n'a manifestement pas pu entré.
Aussi, c'est à travers le choix de l'image «
Prison » que ce sont révélées: son
incapacité à entrer dans l'oeuvre et son incompréhension
à la comprendre, qui ont engendrées un sentiment d' «
enfermement ».
121 Ibid., p. 83.
122 E.T Hall, La dimension cachée, Editions du
Seuil, « Points Essais », n°89, 1978.
80
Il s'est avancé en direction de l'Espace n°1 et
s'est retourné vers moi : « L'autre là-bas, la
pièce du fond, je suis vraiment... » me dit-il dit, en se
pinçant les lèvres et en secouant la tête de droite
à gauche, comme pour dire « non » de façon gestuelle :
« J'arrive pas à voir quelque chose de... » m'a-t-il
dit en retournant sur ses pas pour essayer de revivre l'expérience de
l'environnement Trame.
Dès qu'il y est entré, il s'est frappé la
cuisse comme pour affirmer qu'il n'arrivait pas à comprendre, à
connaître la signification que cette oeuvre lui procurait:
« Nan, c'est... Sans toucher, je peux me rapprocher ?
» Je lui ai fait comprendre qu'il le pouvait. Il s'est rapproché du
mur de droite, les mains dans les poches et la tête
légèrement inclinée vers l'avant, le regard fixe et les
sourcils froncés.
Il a balancé ensuite sa tête en
arrière pour faire progresser sa vision jusqu'en-haut du dispositif.
Puis, il a fixé du regard la ligne la plus foncée au milieu de
l'oeuvre ; et il a balayé du regard la moitié de ce pan de mur en
diagonale pour rejoindre (du regard) l'extrémité gauche de ce
mur. Il a continué sa progression vers le mur du centre, en
considérant le milieu de l'oeuvre et en longeant les murs.
Puis, il a regardé en arrivant près de
l'extrémité droite du mur de gauche, et a fini son trajet comme
s'il venait de suivre approximativement une trajectoire circulaire à
l'intérieur de l'environnement: « Je vais être très
cru... c'est du papier, quoi ! Ouais... nan, ça ne m'inspire pas du
tout, du tout... du tout! »
Le Poisson Hédia aurait manifesté un
autre type de mise à distance corporelle à l'oeuvre, qui
évoquerait le même sentiment lié à l'enfermement:
Visiteur n° 5 -
Hédia :
Elle a fait un geste très rapide des mains de haut en
bas, pour signifier la distance qu'elle mettait entre elle et son ressenti de
l'oeuvre: « des, des... comme on voit... ».
Elle s'est retournée vers la fenêtre et a dit:
« des stores qui sont... un truc fermé qui fait un peu comme...
si c'était interdit d'y aller, interdit de voir... c'est vrai en
plus!
Ce sont des stores, tu peux rien voir à
l'intérieur... ça m'évoque pas quelque chose de joyeux !
J'ai senti comme si mon coeur se pressait, c'est comme s'il y avait un
enfermement, un truc qui hop ! Stop ! N'avance plus... »
La stratégie du Poisson serait également
marquée par la récurrence et la systématisation du coup
d'oeil: « jeter un coup d'oeil123» :
c'est-à-dire avoir quand même consommé l'objet et vu son
style, mais tout en étant pressé et en ne voulant pas entrer dans
une véritable négociation appropriative avec le sens
proposé. On dirait que le Poisson a un rapport touristique à la
culture. A ce propos, il est intéressant de constater que le temps
investi, passé devant les oeuvres, correspondrait à peu
près au temps de visite moyen. C'est le cas de Gilles qui a
consacré les 8 minutes consacrées à l'exposition au
visionnement des oeuvres.
123 Ibid., p. 84.
81
1. Une stratégie de contournement par
latéralisation
La manifestation de la « mise à distance »
chez le Poisson Marjorie se gestualiserait sous la forme d'une stratégie
de contournement de l'oeuvre se traduisant par la production d'une
latéralisation corporelle face aux objets.
Visiteur n° 8 -
Marjorie:
Le corps tourné dans le sens de la marche, la tête
tournée vers la série.
Elle a tourné la tête vers l'environnement, en se
situant toujours à l'extérieur de l'oeuvre.
En effet, cette stratégie corporelle de mise à
distance de l'objet correspondrait, selon Giddens, à : « un
geste non nécessairement conscient et réfléchi de
mépris, sinon d'indifférence 124», que je
qualifierais dans ce cas précis de stratégie
d'évitement:
... me dit-elle en avançant dos à
l'environnement.
2. Une stratégie gestuelle face à
l'hésitation ou à l'ennui
Selon mes observations, il semblerait que le Poisson puisse
adopter d'autres formes de stratégies infra-verbales face à
l'hésitation: liée à l'incompréhension ou à
la peur de se tromper ou encore à l'évocation d'un ennui
corroborant la thèse de la rentabilité de l'objet culturel, selon
l'analyse d'Eliseo Veron et de Martine Levasseur.
Visiteur n° 8 -
Marjorie:
Elle s'est gratté le bout du nez et a
dit: « Une tempête I... ». Elle a jeté un coup
d'oeil vers Les palmiers et s'est mise à rire comme si elle
avait l'impression de raconter n'importe quoi.
Visiteur n° 4 - Gilles:
Il s'est retourné vers la série
Tempête orange: « là, nan, ouais non... non,
j'arrive pas... » Il s'est également gratté le
nez...
Le Poisson déploierait ainsi une stratégie
« de retrait ». Il semblerait vouloir réduire au minimum la
négociation avec l'exposant, tout en pouvant se dire qu'il a fait la
visite. La focalisation sur le temps serait un prétexte qui masque un
rapport de méfiance vis-à-vis des objets culturels.
124 Albert Piette, op.cit., p. 156.
82
Partie 2
Analyse ethno--photographique Vers une
déterritorialisation de l'oeuvre
« L'image est ce qui nous met en branle, ce qui nous
aliène comme le ferait n'importe quelle émotion. L'observation
phénoménologique qui en est le point de départ, est une
invitation à se perdre au plus profond de nous-mêmes: Bachelard
n'invoque pas une psychanalyse poétique, mais un laisser-aller de
l'esprit, toujours ouvert à la possibilité de l'image en chaque
point de l'Univers, proche ou lointain.125 »
« Nous pouvons espérer faire sentir toute
l'élasticité psychologique d'une image qui nous émeut
à des degrés de profondeur insoupçonnés.126
»
Dans cette dernière partie de l'analyse ethnographique,
je me suis concentrée sur l'étude ethno--photographique des
images choisies par les 8 visiteurs, juste après leur
déambulation dans l'exposition. Il est important de rappeler que ces
dernières ont été sélectionnées à
partir d'un ordinateur connecté à Internet, que j'ai tenu
à leur disposition, à la fin de chacune des visites. De plus, ils
ont dû effectuer leurs choix à partir d'un moteur de recherche. Je
ne leur avais pas donné de contraintes de nombre d'images, ni de source
d'où devaient être tirées ces dernières.
Il s'est tout de même avéré que la plupart
des photographies choisies avaient été capturées à
partir de Google Images. A la fin de leur sélection, je leur ai
également demandé de donner un titre à chacune d'elles,
afin de compléter l'interprétation croisée que je
souhaitais effectuer entre: l'expérience de visite, le récit
produit par le visiteur, et l'oeuvre à laquelle l'image ou les images
faisaient référence : « En révélant ce qui
se donne à voir et ce qui se gestualise en laissant la
réalité exister dans ses détails...127
»
125 Sébastien Robert, « Bachelard et l'imagination
révélatrice », Exigence Littérature, 2010.
126 Ibid.
127 Albert Piette, op.cit., p. 157.
D'un point de vue méthodologique, je me suis
focalisée sur l'analyse de la résonance128,
du retentissement129 de ces photographies, au regard de la
gestualisation de chacun des visiteurs, dans une volonté de
révéler les caractéristiques de la
déterritorialisation130 de l'oeuvre par le visiteur:
« C'est ici que doit être sensibilisé le doublet
phénoménologique des résonances et du retentissement. Les
résonances se dispersent sur les différents plans de notre vie
dans le monde, le retentissement nous appelle à un approfondissement de
notre propre existence. Dans la résonance, nous entendons le
poème, dans le retentissement nous le parlons, il est nôtre. Le
retentissement opère un virement
d'être.131»
J'ai observé que l'activité gestuelle de visite
globale des oeuvres de cette exposition (par ces 8 individus) à travers
la production inférentielle socio-sémiotique, s'était
davantage portée sur deux types de dispositifs : d'une part, la
série Tempête orange (contenant 12 images, dont 10 en
référence au dessin Les palmiers et 2 en
référence au dessin La voiture), et d'autre part,
l'installation Océan Pacifique (contenant 10 images).
Cependant, il est intéressant de rappeler que lors de
la sélection de ces traces photographiques, les visiteurs se situaient
à proximité de ces deux dispositifs (Tempête orange
et Océan Pacifique), ce qui peut-être significatif
au regard de la densité de leur production. Mais aussi, parce que ces
oeuvres ont été les premiers objets appréhendés par
ces visiteurs du point de vue du processus de la remémoration et de
celui de la construction du sens. « Le mode d'observation gestuelle se
focalise non pas sur la culture en général ou l'interaction comme
unités d'observation, mais sur les gestes des individus en
interaction132. »
83
128 Yves Citton, « Politique de l'individuation. Penser
avec Simondon, sept résonances de Simondon », Multitude :
n° 18, 2004.
129 Gaston Bachelard, La poétique de l'espace,
Paris, PUF, 1957, p. 6.
130 Gilles Deleuze et Claire Parnet, op.cit., p. 47.
131 Gaston Bachelard, op.cit., p. 6.
132 Albert Piette, op.cit., p. 109.
84
I. Analyse des images liées à la
série Tempête orange
1) Les palmiers
J'ai d'abord constaté que la plupart des images
faisaient référence au dessin Les palmiers (de la
série Tempête orange) et s'accordaient en majeure partie
autour d'un imaginaire lié à la perception sensorielle de la
chaleur (Annexe 70 - p. 58). En effet, il semblerait que la prédominance
de l'orangé ait orienté la production signifiante de leurs images
autour de cette sensation.
Cette perception s'est matérialisée, par
exemple: sous la forme du feu dans l'image Chaleur (visiteur
n°3) représentant la flamme d'une bougie vacillante en gros
plan.
Visiteur n° 3 -- Isabelle:
« On dirait une tempête de sable qui aurait
enseveli ce paysage ! J'aime beaucoup la chaleur et le flouté de la
couleur dans ce dessin ! »
De même, l'image Incendie Fournaise
(visiteur n° 7) témoigne de cette sensation à
travers la photographie--témoin relatant un fait divers
médiatisé où un grand--père sauva ses petits--
enfants des flammes d'un immense incendie en plongeant avec eux à l'eau,
en Australie. Cette photographie choisie par ce visiteur met en scène le
récit de ce sauvetage en focalisant notre regard sur ce contexte
à la fois apocalyptique et héroïque.
Dans une seconde lecture, il semblerait que le photographe
(Incendie Fournaise) ait focalisé son objectif sur l'expression de
l'entraide et du soutien familial, représentés par les acteurs
présents dans le cadre. « D'une certaine manière,
puisque le mode mineur de la réalité où le détail
particulier est un indice lui-même de l'Homme, collé à lui,
en connexion physique apparente avec lui, il est presque transitivement logique
que des photographies d'interactions humaines laissent voir cet effet
d'humanité.133 »
Visiteur n° 7 -- Gabrielle:
« ... je suis sur une plage en Australie avec un
soleil brûlant, je veux dire... pardon ! Du sable brûlant. Hum !
C'est pas gratuit si je parle de l'Australie ! (...) Bah... parce qu'il y a
un... quelqu'un de ma famille qui vient de faire un voyage en Australie et qui
m'a décrit un petit peu le climat de certains paysages. Notamment, cette
personne est tombée à une période... dans le sud-est,
où il y avaitjustement... des incendies ! »
133 Ibid., p. 154.
85
En outre, contrairement à la plupart des images
produites dans ce corpus, le visiteur n° 8 se serait davantage
approprié le dessin à travers la retranscription du mouvement
graphique de la tempête sur les palmiers, ce qu'elle m'a du reste
décrit « par mauvais temps » à travers l'image
Tempête palmiers (visiteur n° 8).
Visiteur n° 8 -- Marjorie:
« Et l'autre, c'est des palmiers... Pour moi,
ça ne représente pas le beau temps, mais bon ! Parce que pour
moi, si y a une couche par-dessus, ça enlève le beau temps. On
dirait que les palmiers sont tout secs! » m'a-t-elle dit en levant ses
mains et en pinçant ses doigts entre eux, comme pour exprimer la
sensation du sec par sa gestuelle.
Le visiteur n° 1 a lui aussi choisi une image faisant
référence à l'expression graphique des modulations sur le
sable, qui lui a fait penser à la sensation de la trace laissée
lorsqu'on dessine sur le sable. Image qu'il a d'ailleurs intitulée :
Dessin sur sable (visiteur n° 1).
Visiteur n° 1 -- Fatma :
« J'aime beaucoup le rythme! Le rythme des vagues,
ça m'évoque le traitement graphique un peu enfantin. Regarde ce
dégradé, là... c'estfait avec des crayons aquarelles.
»
D'après ce visiteur, c'est comme si les modulations des
tracés lui faisaient penser aux traces des doigts d'un enfant ayant
dessiné sur le sable. Comme pour exprimer ce plaisir ludique de
l'oeuvre, elle s'est mise à sourire. Peut-être était-elle
en train de se remémorer certains souvenirs vécus sur les plages
tunisiennes...
Quant à l'image produite par le visiteur n° 3,
elle met en évidence la façon dont celui-ci s'est
concentré sur un détail de l'oeuvre à travers la forme du
feuillage d'un des palmiers, lui faisant penser à la coiffe d'un indien
iroquois intitulée : Crête Iroquois (visiteur
n° 3).
Visiteur n° 3 -- Isabelle: « Crête
Iroquois »
« Elle s'est avancée directement vers Les
palmiers, s'est arrêtée un court instant pour regarder le dessin,
puis elle a fait un pas pour regarder de plus près un détail
à l'intérieur de ce dessin, et m'a dit: « Je ne sais pas
pourquoi, mais... ce palmier, ça me fait penser à la crête
d'un Iroquois, tu vois là... on dirait sa tête, et là sur
le dessus... les plumes de sa coiffe », a-t-elle fait en dessinant de
l'index la silhouette imaginaire de ce personnage. »
A ce stade de l'analyse, je peux remarquer une analogie
visuelle entre Cocotier (visiteur n° 1),
Désert Palmiers (visiteur n° 2) et Coucher
de soleil (visiteur n°5).
86
Il est aussi intéressant de noter que les visiteurs
n° 4 et n° 6 ont choisi tous deux la même image pour faire
référence soit à une tempête de sable en Australie
(Tempête de sable en Australie -- visiteur n° 4) soit à une
tempête de sable dans la ville de Doya (Tempête de sable à
Doya -- visiteur n° 6).
Visiteur n° 4 -- Gilles : «
Tempête en Australie »
Il s'est retourné vers la série
Tempête orange: « là... nan, ouais non... non, j'arrive
pas... » Il s'est gratté le nez... « Suivant la teinte, le
fait que les phares soient allumés, mais voilà... Tempête
de sable australienne. »
Visiteur n° 6 -- Kevin: «
Tempête à Doya »
« J'ai pris l'avion quand je suis allé au
Cambodge et j'ai fait pas mal d'escales, dont une à Doya. Et en partant
de Doya, on voit cette espèce de grosse... fin (enfin), c'est dans le
sable, en fait. La vie est dans le sable... et en fait, quand on prend l'avion,
au début on voit un petit peu la ligne, la skyline, puis au fur et
à mesure qu'on s'envole... »
Il est également intéressant de constater que la
plupart des images se référant au dessin Les palmiers
(de la série Tempête orange) représentent des
paysages sans la présence physique de l'Homme. Seules les images
Crête Iroquois (visiteur n°3) et Incendie
Fournaise (visiteur n°7) témoignent de la présence
corporelle de l'Homme. En outre, Tempête de sable à Doya
(visiteur n°6) et Tempête de sable en Australie
(visiteur n°4) témoignent de la vie urbaine. Ces images
sont sans doute imprégnées du dessin La voiture, qui a
été vécu dans la plupart des cas comme moins parlant.
2) La voiture
Seuls, les visiteurs n°1 et 8 ont
sélectionné parmi leurs images, des images faisant écho
à cette partie du triptyque (Annexe 71 p. 59) : la photo Voiture
vitesse (visiteur n° 1) représente le mouvement flou
photographique d'une voiture sous un tunnel.
Visiteur n°1 - Fatma : « Photo voiture
vitesse »
Elle est revenue vers le dernier dessin de la série
(Tempête orange), qui lui a fait penser à une photo prise de nuit.
Elle m'a décrit la scène du dessin avec les
éléments qu'elle reconnaissait, en traduisant les
différents plans du dessin : par exemple, le floutage au
troisième plan, exprimant de manière picturale le
lointain.
87
Les informations autoroutes (visiteur
n°8) représentent une photographie floue: prise d'une autoroute
sous la pluie où les voitures arrivent dans le sens du regardeur
(Marcel Duchamp, 1917), phares tout allumés.
Visiteur n°8 - Marjorie :
« Les informations autoroutes »
Puis, elle est revenue vers la série Tempête
orange, et m'a dit que ce dessin lui faisait aussi penser aux informations
télévisées. Je lui ai alors demandé ce qui lui
faisait penser à ça : « Bah, parce que souvent on voit le
trafic, ce qui se passe sur les routes ou les autoroutes. Et par exemple, quand
on part en vacances, si on associe les deux (La voiture et Les palmiers), on
peut voir dans d'autres pays par exemple... qu'il y a des tempêtes.
»
3) Le monochrome
Le monochrome n'a pas suscité la production
d'images particulières, même si j'ai pu noter que la lecture de
cette partie de la série (Les palmiers - Le monochrome et
La voiture) avait souvent été interprétée
dans la globalité de la série. Seuls, les visiteurs n° 1 et
n° 8 ont eu une réelle production de discours à propos de la
singularité de ce dessin dans la série.
Visiteur n°1 - Fatma :
« Le monochrome, ça ne me touche pas
vraiment... Je comprends que c'est dans la continuité, mais ce n'est pas
tout à fait la même chose! Ça me rappelle les plages quand
l'eau passe, je pense qu'elle (l'artiste) fait référence au
reflux de l'eau emmenant avec elle le sable... Ça crée souvent ce
genre de graphisme! »
Puis, elle a exprimé une sorte de dualité entre
le jour et la nuit, entre Les palmiers et La voiture et entre l'expression de
l'agitation et celle du calme.
Visiteur n° 8 -
Marjorie:
« Ça (Le Monochrome), ça me fait penser
à toi! » m'a-t-elle dit en riant. Elle m'a dit ensuite que cela lui
rappelait une peinture monochrome violette, que j'avais créée et
accrochée chez moi.
II. Analyse des photographies liées à
l'expérience d' Océan Pacifique:
La variété et la singularité des
propositions inférentielles de ces 8 visiteurs ont été
très riches concernant l'évocation de la diversité des
champs culturels présents au sein des images choisies (Annexe 72 p.
59).
En effet, du point de vue des regroupements que j'ai
effectués, la « perspective contemplative » semble être
l'un des principaux moteurs perceptifs et émotionnels de bon nombre de
ces visiteurs.
88
C'est le cas du visiteur n° 3 avec
Jetée, du visiteur n° 4 avec Mer de
brouillard et du visiteur n° 8 avec Coucher de soleil.
Ils se sont semble-t-il, projetés dans une expérience de
contemplation similaire à celle vécue devant un paysage.
Visiteur n°3 -- Isabelle: «
Jetée »
« Tu vois... là, m'a-t-elle répondu,
j'ai l'impression devoir une jetée! » en me montrant du doigt
certains traits assez sombres de la surface du dessin mural. « On
dirait la mer, avec l'horizon. Ça me plaît bien, c'est comme si
j'étais devant un paysage de Penvins (station balnéaire du
Morbihan) par mauvais temps, quand la côte est sombre! »
Visiteur n° 4 -- Gilles : « Mer de
brouillard »
« La grande, centrale, avec un lino orange devant.
Ça peut être un mélange de sable, de nuages ou de
brouillard, ça a un côté reposant, apaisant. »
« Autant la première, ouais... là-bas
(Océan Pacifique), oui très belle, très agréable...
»
« J'y vois beaucoup de choses... le reflet de la mer,
les nuages, le sable. C'est calme, c'est reposant, c'est sympa ! »
Visiteur n° 8 -- Marjorie: « Coucher
de soleil »
«... Je sais pas, on pourrait imaginer de l'eau avec
des rochers... avec un peu de nuages, et voilà... » Elle a mis sa
main derrière le cou comme pour exprimer une gêne, et s'est mise
à rire: « Ouais, je vois de l'eau avec des rochers et après
l'éloignement, on voit que le tableau s'éloigne petit à
petit et après, y a une barre (une portion du dessin) pour
représenter le ciel et les nuages... un peu. Peut-être le coucher
de soleil (...)... Pour moi, je vois des traces et après, du coup
ça part dans ce sens-là... » m'a-t-elle décrit
d'un geste des mains exprimant le recul et l'éloignement progressif du
soleil : « Ce serait le mouvement du soleil, avec les reflets sur
l'eau... voilà ! »
De façon plus abstraite et orientée vers la
méditation, l'expérience du visiteur n° 6 avec
« La terre est bleue comme une orange134»
et Mandala, développe un rapport à
l'oeuvre proche de l'intériorisation mentale de cet état de
contemplation.
Visiteur n° 6 -- Kevin: « La terre
est bleue comme une orange »
« Ça peut être un espace pas mal pour la
méditation, parce que c'est assez reposant comme image. Le orange, c'est
quelque chose qui est vachement expressif dans les couleurs chaudes: c'est la
joie, c'est pas mal de choses... C'est le soleil aussi... Après, bah!
» Il s'est retourné vers la série Tempête
orange: « dans les chakras, je crois que ça se situe au
niveau du ventre, je crois ! »
Je tiens à préciser que Mandala
est une image choisie durant notre trajet en tramway, a posteriori de
la visite, dans le prolongement de ma discussion à l'extérieur du
VOG avec ce visiteur.
134 Paul Eluard, L'amour de la poésie, 1929.
89
La projection des images retranscrites par le visiteur n°
1 à travers Rusty Shetter, Pollock et
Anouar Brahem jaquette de disque semble davantage avoir
été expérimentée dans son rapport à la
dynamique gestuelle du tracé et du graphisme de ce dessin mural
(Océan Pacifique).
Visiteur n° 1 -- Fatma : « Rusty
Shetter»
« Je sens que c'est comme des trucs peints des
années 80 (référence au Kitch). C'est comme si
c'était une porte de garage mise en valeur, comme des stores de garage;
mais c'est beaucoup plus mis en valeur. Ça ajoute un certain charme.
J'aime beaucoup ça, parce que c'est quelque chose de banal dans la vie,
qui peut être très charmant. Mais pour nous, vu qu'on le voit tous
les jours, on sait pas bien le regarder, disons. Pour nous (je pense
qu'elle signifiait : pour les Européens), c'est juste un truc banal
et vulgaire, c'estjuste qu'on le voit mal.»
Sa réflexion sur la représentation
esthétique du Beau dans la Culture tunisienne semble avoir
été marquée par une comparaison entre l'esthétique
de la perpétuation d'une tradition artistique liée à
l'artisanat, et l'esthétique de la productivité liée
« aux canons » de la production artistique en France et en
Europe.
Pollock et Anouar Brahem jaquette de
disque: ces images ont été produites après la
déambulation dans l'exposition, durant la sélection des images en
regardant et en se remémorant l'expérience de l'oeuvre.
Ces deux photographies ont été choisies par le
visiteur n° 1, en raison de la proximité gestuelle et graphique de
ces images avec le dessin mural de l'installation Océan
Pacifique.
En effet, c'est en résonance avec la facture du peintre
Jackson Pollock que Fatma a cherché à retranscrire par le choix
de ses photographies, le tracé laissé par le mouvement de la
performance artistique du peintre (Action-Painting,1952). Dans une
micro-analyse socioculturelle plus précise de ce visiteur (n°1), il
semblerait que cette musique ait bercé une partie de son enfance.
En me renseignant sur ce compositeur, je me suis rendu compte
que ce dernier avait fortement modifié le rôle traditionnel de
l'oud (instrument de musique à cordes pincées), en le
modernisant et en le confrontant aux musiques occidentales comme le jazz. Le
second album, Conte de l'incroyable amour, d'Anouar Brahem fait
référence à l'image de la pochette de l'album choisie par
ce visiteur: cette musique se caractérise par une pratique musicale dite
du « toucher contemplatif», ce qui est assez amusant au regard de
l'expérience de cette oeuvre.
90
Seules les images produites par le visiteur n° 2
: Ultra-book et par le n° 7 : Fournaise
destructrice, semblent se détacher de cette perspective
contemplative pour laisser place à « l'expérience du
spectaculaire », que nous pourrions rapprocher du segment
d'expérience faisant référence à la
perspective cinématographique décrite par Olivier Caïra dans
son ouvrage intitulé Jeux de rôle, les forges de la
fiction135.
Visiteur n° 2 - Laurence:
« Ultra book »
Elle a terminé sa visite par
l'interprétation d'Océan Pacifique, en disant: «
Celui-là en revanche, c'est comme si j'étais au cinéma. Je
sais pas pourquoi... c'est peut-être le format. C'est comme un
écran d'ordinateur ! »
Visiteur n°7 Gabrielle :
« Fournaise incendie »
Photographie relatant un fait d'actualité
récent en Australie, où un grand-père réussit
à sauver ses petits-enfants des flammes d'un incendie ravageant toute
une île, en les poussant à toute vitesse vers la mer proche
où ils s'accrochèrent tous sous un ponton.
III. Analyse des images liées à la
série Castle Bravo:
En outre, la plupart des images choisies en
référence à la série Castle Bravo
attestent de la perception kinesthésique du mouvement à
travers des paysages mouvementés entrant en destruction (Annexe 73 p.
60) : c'est le cas de Bikini Nucléaire (visiteur
n° 4), de Tempête de sable (n° 5) et de
Tempête palmiers (n° 8).
Visiteur n° 4 - Gilles :
« Bikini nucléaire »
Je dirais... de droite à gauche, ça fait
carrément penser à un nuage atomique, ouais, qui vient
souffler... (...) les palmiers, swchitt ! Rasez tout çà pour
faire disparaître tout le truc! On démarre de là... »
a-t-il dit en pointant l'index vers le premier dessin: «
Jusqu'à... jusqu'à la disparition totale! Vraiment, la
première impression, c'est ça ! C'est vraiment le balayage suite
à un champignon atomique, au souffle... qui réduit tout ça
(...) Non mais vraiment... ça, la plage de palmiers, puis
wwoufff ! Fuuuttt ! et... plus rien ! »
Visiteur n° 5 - Hédia :
« Tempête de sable »
« Et puis, comme si y avait le vent qui soufflait sur
les palmiers pour les faire bouger! (...)« Là, on a l'impression
que ça s'efface petit à petit, le sable de loin... ça
cache tout, ça cache le paysage, ça cache les palmiers, ça
cache tout... un grand vent qui... Une vue comme ça, de loin, qui cache
ce qui est derrière, les palmiers... tout! (...)
Je commence à voir ça (1ère
portion) et petit à petit, y a un vent qui se lève et
qui te cache toute la vue! A partir de là (environ la moitié
de la série), je vois comme si ça commence à cacher
les palmiers; et puis, comme si ça bouge! Comme ça,
penché. On dirait que c'est un grand vent qui fait souffler le sable,
vraiment un vent très fort... et après (nouvelle gradation),
que du sable! On ne voit plus les palmiers, on ne voit plus que le sable !
»
135 Olivier Caïra, Jeux de rôle, les forges de la
fiction, Editions CNRS, Paris, 2007.
91
De même, l'expression de la sensation du mouvement a
été retranscrite par la mise en perspective d'un dispositif de
visionnement de l'image, qui fait référence à la
perception visuelle de ce visiteur au cours de sa déambulation devant la
série. La segmentation de l'image Pompidou - Fassbinder
(visiteur n° 6) semble mettre en évidence l'intuition du
mouvement de l'image, cette partition liée au montage
vidéographique (image par image).
Visiteur n° 6 -- Kevin: « Pompidou -
Fassbinder »
« J'ai vraiment une impression de vieille photo...
d'anciennes photos, une espèce de vieux daguerréotype. Ou
alors... une révélation de photo argentique : quand tu la passes
dans les bains, l'image apparaît petit à petit! »
Méandres du cerveau (visiteur n°
3), met en relief le mouvement traduit par la métaphore
labyrinthique de la pensée.
Visiteur n°3 -- Isabelle: «
Méandres du cerveau »
Je lui ai demandé à nouveau de m'expliquer
ce qu'elle ressentait, face à ce dessin. Au départ, elle ne m'a
pas répondu, puis elle m'a dit que cela lui faisait penser aux
méandres de la pensée: ça me fait penser au
côté un peu compliqué du cerveau, à l'inconnu aussi.
»
IV. Analyse des images liées à
l'environnement Trame:
Les propositions inférentielles
socio--sémiotiques concernant l'environnement Trame semblent
globalement liées tout d'abord à l'expression du « rejet
» à travers des images faisant référence à
« l'enfermement » telles que (Annexe 74 p. 60) : Prison
(visiteur n° 4), Rideau de Fer (n° 5),
Chambre d'hôpital psychiatrique (n° 8).
Visiteur n° 4 -- Gilles : « Prison
»
Là, je n'arrive pas, je sais pas, c'est non
définissable ! J'ai pas de... non, y a rien qui me fait penser à
quelque chose. Y a rien qui se dégage de précis. « J'arrive
pas à voir quelque chose de... » m'a t--il dit en retournant
sur ses pas pour essayer de revivre l'expérience de l'environnement
Trame. Dès qu'il y est entré à nouveau, il s'est
frappé la cuisse pour affirmer qu'il n'arrivait pas à comprendre,
à connaître la signification de cette oeuvre : « Nan,
c'est... Sans toucher, je peux me rapprocher ? » Je lui ai fait
comprendre qu'il le pouvait. Il s'est rapproché du mur de droite, les
mains dans les poches et la tête légèrement inclinée
vers l'avant, le regard fixe et les sourcils froncés.
Visiteur n° 5 -- Hédia : «
Rideau de fer »
« Non, ça me met mal à l'aise, c'est
vrai que ce sont des barres (en me montrant les lignes), des rideaux
foncés, des choses qui sont interdites, un truc... voilà ! »
Elle a fait un geste prompt des mains, de haut en bas, pour signifier la
distance qu'elle mettait entre elle et son ressenti de l'oeuvre.
92
« Des stores qui sont... un truc
fermé, qui fait un peu comme si... c'était interdit d'y aller,
interdit de voir... C'est vrai, en plus! Ce sont des stores, tu peux rien voir
à l'intérieur... Ça m'évoque pas quelque chose de
joyeux! J'ai senti comme si mon coeur se pressait. C'est comme s'il y avait un
enfermement, un truc qui... hop ! Stop ! n'avance plus (...) je sens comme si
c'était fermé... qu'il ne fallait plus avancer... C'est bon,
j'avancerai pas! » m'a-t-elle dit en riant.
J'ai appris plus tard, pendant notre conversation, que cet
espace souvent dédié à la production de dispositifs
d'installation ou d'environnement, lui était régulièrement
interdit d'accès durant les périodes d'exposition. Car
il ne fallait pas faire le ménage dans ce lieu, en raison de la
fragilité ou bien de la saleté des oeuvres qui y
étaient présentées.
Elle me donna comme exemple l'exposition d'Alain Bublex en
2012, qui avait décidé d'exposer une moto avec des torchons sales
au milieu, pleins de cambouis. Ce qui l'avait laissée alors assez
perplexe, compte tenu de sa relation professionnelle avec ce lieu.
Les visiteurs n° 2 et 3 ont ressenti une proximité
avec l'expression d'un langage presque imperceptible, proche d'une vibration
d'un message codé, en référence aux images:
Parchemin (visiteur n°2) et Ondes
extra-terrestres (n° 3).
Visiteur n°2 - Laurence:
« Parchemin »
Elle a soupiré à nouveau, et s'est
avancée vers le haut du dispositif, puis elle a fléchi les genoux
et a regardé à nouveau le mur du centre. « C'est comme
si j'étais dans un livre ! » m'a-t-elle dit face à
l'oeuvre, avec des mouvements de la main de haut en bas, comme pour me
décrire la répétition de la trame et l'effacement de son
écriture. « Y a des signaux, mais je ne les comprends pas !
» Elle a continué à déambuler dans l'espace
d'exposition, en essayant de créer une jonction visuelle entre les trois
pans de mur. Avec un regard haut-bas, elle m'a dit: « C'est dingue ce
truc, c'est impressionnant, c'est comme si y avait un message que je ne
comprends pas... »
« En fait, c'est peut-être à moi de
l'écrire! C'est... soit ça a été écrit...
» m'a-t-elle dit avec les paumes ouvertes vers le ciel, pour
m'expliquer sa théorie. « Je ne sais pas si ce sont des lettres
ou des chiffres... comme si c'étaient des signaux tous
délavés. »
« C'est comme s'il y avait une empreinte et qu'il
manquait quelque chose, pour... Ça me fait bizarre, en fait... Comme une
trace... » Elle a claqué des mains: « Quelque chose!
Tu t'éloignes de quelque chose et puis, ben... » Elle s'est
mise à souffler « ... C'est comme si c'était
caché derrière, c'est quelque chose qui est caché.
»
Visiteur n°3 - Isabelle:
« Ondes extra-terrestres »
Elle m'a dit: « Y a une sorte de vibration dans le
dessin, ça me fait penser à des ondes, pas des ondes
cardiaques», en dessinant de la main un mouvement de haut en bas
reproduisant de façon gestuelle le schéma d'un
électrocardiogramme.
« Mais des ondes radio, des trucs où tu peux
capter les messages de l'au-delà... tu vois, un truc qui vienne de je ne
sais où... » m'a-t-elle dit un peu amusée, avec des
gestes horizontaux de la main.
Enfin, l'image Les Abysses (visiteur
n°7) relate bien l'émotion rencontrée par ce visiteur
à l'intérieur de l'espace de l'environnement Trame.
93
Visiteur n°7 - Gabrielle :
« Les Abysses »
Lorsqu'elle a pénétré dans cet espace,
elle a essayé d'entrer en immersion dans l'oeuvre, mais a
été obligée de reculer comme si elle ne s'y sentait pas en
sécurité: elle l'a fait progressivement jusqu'au coin gauche
(côté fenêtre) en regardant au passage par la fenêtre,
de manière un peu perplexe.
« Y a un peu une idée de... d'enfermement...
d'enfermement pas complet, hein ! Euh... parce qu'on n'est pas dans une cage,
on n'est pas dans un quadrilatère fermé... Et voilà, j'ai
l'impression d'être au pied d'un mur de béton, et d'être
fragile et vulnérable: un peu perdue dans quelque chose que je
n'identifie pas. Ça peut être... je ne sais pas... cette oeuvre
moi, j'aurais pu l'intituler « Rien » ou bien « La peur ».
C'est-à-dire voilà, on est là... on n'avance pas, on ne
recule pas: une sensation d'écrasement de mon individu. Et en fait,
ça pourrait signifier... l'Univers, et avec tout ce que cela suppose de
notions parfaitement... des tas de choses que l'on ignore sur l'Univers, en
fait!
Y a plein de choses à découvrir que la
Science ignore, dont il faut nécessairement... Il y a une obligation
d'humilité et de questionnement, bah... voilà ! Je pars un petit
peu loin dans la métaphysique, parce que je ne retrouve rien de ce que
je connais...
Il n'y a pas de trace de vie, c'est tout à fait
abstrait, c'est abstrait et c'est vide, aussi ! J'ai l'impression qu'on peut le
regarder pendant des heures... de presque voir le mur d'en face reculer...
C'est, je ne sais pas... une certaine vastitude... Ce n'est pas cafardeux, ce
n'est pas triste... Il n'y a aucune réponse à mes questions,
aucune identification possible dans ce lieu. Si j'avais à l'intituler,
je dirais: « l'Individu et l'Infini», ou bien « L'Homme face
à l'Infini! »
V. Analyse des images liées à
l'atmosphère globale de l'exposition
Seuls 3 visiteurs ont restitué de façon
iconographique leur ressenti global de l'exposition comme s'ils faisaient un
bilan, une synthèse émotionnelle de leur expérience de
visite (Annexe 75 p. 61). Sable (visiteur n° 6),
Nuages de poussière (n° 7) et Globe
(n° 8) retracent en quelque sorte l'empreinte laissée par
l'exposition chez ces visiteurs.
En effet, il semblerait que ces images reflètent assez
bien la problématique que nous propose Lina au travers d'un
questionnement autour du devenir-Homme. Ainsi, du point de vue de la
production de ses images (collectées au cours des trois derniers
entretiens), je peux me demander si de façon implicite je n'aurais pas
inconsciemment orienté progressivement le cadre de l'interaction vers ce
mouvement de synthèse.
Il est tout de même important de rappeler que cette
étude n'entend pas enfermer la gestualisation du visiteur dans
une simple production illustrative du récit.
Cependant, cela me permet d'essayer d'envisager le
récit comme un des mouvements inhérents à
l'activité de visite, au même titre que la production d'images qui
m'a permis de mettre en évidence les différentes étapes de
la construction du sens (Annexe 7 p. 21).
94
En ce qui concerne les modalités énonciatives
inhérentes à la production iconique et socioculturelle de ces
images, je pourrais tout d'abord remarquer que les visiteurs n° 6 - Kevin
et n° 1 - Fatma ont fait appel à des référents
artistiques, comme Roger Odin136 a pu le souligner. Le mode
artistique « dans sa forme pleine, est l'établissement d'une
relation obligée entre les caractéristiques de l'Objet et un
énonciateur désigné par un nom propre. Le mouvement qui
relie Objet et nom propre s'effectue dans les deux sens: du nom propre vers
l'Objet ou de l'Objet au nom propre. Dans les deux cas, c'est le nom propre qui
est au coeur de la relation à l'Art. (...) Le mode artistique
apparaît de la sorte comme reposant essentiellement sur un processus
énonciatif (l'étiquetage ou l'énonciation d'un nom propre)
et sur des processus discursifs137. »
Ainsi, Pompidou - Fassbinder, Pollock, La terre est
bleue comme une orange, ont été choisis en faisant
référence au domaine artistique. Il est intéressant de
voir, à cette étape, la façon dont peut intervenir
l'ancrage socio-culturel. En effet, ces deux visiteurs ont suivi pendant leur
scolarité, des études de graphisme et d'histoire de l'art.
En ce qui concerne une modalité de rapprochement que
nous pourrions qualifier de culturel, j'ai appris au cours de mes entretiens
que deux de ces visiteurs, le visiteur n° 1 - Fatma et le visiteur n°
5 - Hédia, étaient de nationalité tunisienne.
Ces deux femmes ont toutes deux retranscrit de façon
iconographique certaines des oeuvres, à travers la représentation
d'un store fermé de garage: Rusty - Shetter (visiteur
n° 1) et Rideau de fer (n° 5). Cependant, cette
proximité visuelle ne s'est pas matérialisée à
partir des deux mêmes oeuvres dans cette exposition.
L'une faisant référence à l'installation
Océan Pacifique (visiteur n°1), et l'autre à
l'environnement Trame (n° 5).
En outre, malgré l'analogie visuelle de ces deux
images, il semble que cela ne se réfère pas à la
même émotion face à l'oeuvre. L'une, perçue de
façon positive (visiteur n°1) se réfère à une
codification liée à l'appréciation esthétique de
l'installation Océan Pacifique; quant à l'autre, elle
serait davantage liée à la perception d'une zone
d'insécurité et d'un rejet face à l'environnement
Trame (visiteur n°5).
136 Roger Odin, Les espaces de communication, introduction
à la sémio--pragmatique, PUG, Grenoble, 2011, p. 74.
137 Ibid., p. 75.
95
Concernant un rapprochement que nous pourrions qualifier de
géographique, la persistance de la « mer » semble avoir
été beaucoup plus présente chez les visiteurs ayant eu
dans leur vie un contact régulier et un souvenir affectif avec celle-ci.
C'est le cas de Mer de brouillard (visiteur n° 4) et de
Jetée (n° 3) qui ont toutes deux fait référence
à la côte bretonne. Ce qui est assez pertinent, sachant qu'ils
sont tous deux originaires de Bretagne, qu'ils vivent en couple et ont
effectué leur visite de l'exposition l'un après l'autre.
Finalement à la lueur de cette analyse, j'ai pu
constater un certain nombre de rapprochements inhérents aux
différents contextes de productions de ces images au cours de la visite
de ces 8 visiteurs. Cette ethno-photographie m'a permis de mettre en
évidence la variété des propositions
interprétatives que j'ai pu observée à travers
différents types d'émotions, par la production de
différents gestes, de différents récits de visites, ainsi
que différentes modalités mémorielles et culturelles
révélant la richesse et la diversité des formes
d'appropriation et de négociation de chacune des oeuvres
présentées dans cette exposition.
En conclusion
L'enjeu de cette recherche fut d'analyser l'articulation de
certains fragments de gestes liés au processus de production du
sens et de la connaissance chez le visiteur, dans l'étude de
l'expérience de visite d'une exposition d'art
contemporain.
|
À
|
partir de l'élaboration d'une
|
96
analyse ethnographique de la gestualisation de
visite, j'ai observé la mise en branle et l'enchevêtrement de ces
différents types de médiation de l'oeuvre - à travers
l'observation des mouvements corporels, sensoriels, émotionnels,
interprétatifs, mémoriels et culturels déployés par
une cohorte de 8 visiteurs lors de leur déambulation dans l'exposition
Nuages de poussière.
Cette immersion au coeur du processus de création de
Lina Jabbour, m'a fait entrer en résonance avec l'univers
nomade de cette artiste: cela m'a permis de dialoguer avec ses oeuvres, par le
biais de mon propre corps, sous la forme d'une socio-analyse de mon
appréhension de l'espace, de l'oeuvre et du sens. Cette
expérience de montage a aussi engagé une réflexion sur la
façon dont ont évolués les interrelations entre les
différents types d'acteurs présents lors de la production de
l'exposition. La richesse et la variété de ces entretiens de
visite, ont révélé les modalités respectives
d'appropriation et de compréhension gestuels des oeuvres par ces 8
visiteurs - par la mise en évidence de la production micro-gestuelle et
infra-verbale liée aux états mentaux de ces individus durant leur
expérience de visite. C'est aussi, à travers le récit de
leurs expériences que j'ai pu tendre vers une première approche
de cette déterritorialisation du langage de l'oeuvre au sein du
processus de négociation à partir duquel on peut commencer
à saisir certaines bribes expérientielles liées au lieu
d'où le visiteur traite de sa propre culture. L'analyse croisée
de cette étude sur la gestualisation de visite avec celle
analysée par d'Eliseo Veron et Martine Levasseur dans le cadre leur
ethnographie de l'exposition, m'a permis de manière large,
d'envisager la gestualisation de visite sous la forme d'un trajet. Celui-ci
dévoilant graduellement différents types de relations
tendancielles de chacun de ces 8 individus vis-à-vis de l'espace ainsi
que des objets culturels concernés, mais aussi les contenus de leur
l'attention portée à l'univers de l'artiste. Enfin, l'analyse
ethno-photographique de la déterritorialisation de l'oeuvre à
travers la collecte d'images par les visiteurs m'a permis d'aller plus loin
dans l'acquisition mémorielle et émotionnelle de leur
expérience de visite.
97
BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE
Ouvrages de sociologie
- de Certeau Michel, La culture au pluriel, Christian
Bourgeois Editeur, collection Points Essais, Paris, 1980.
- Beaud Stéphane, Weber Florence, Guide de
l'enquête de terrain, La Découverte, Collection Grands
Repères, Paris, 2010.
- Esquenazi Jean-Pierre, Sociologie des publics,
Éditions La Découverte, Paris, 2003.
- Gaudez Florent, Pour une socio--anthropologie du texte
littéraire, Approche sociologique du Texte Acteur chez Julio
Cortázar, L'Harmattan, Logiques sociales, 1997.
- Goffman Erwing, Le sens commun, les cadres de
l'expérience, Les Éditions de Minuit, 1974.
- Halbwachs Maurice, Les cadres sociaux de la
mémoire, Albin Michel, Paris, 1925.
- Le Breton David, Sociologie du corps, PUF, collection Que
sais-je? Paris, 1992.
- Moles Abraham et Rohmer Élisabeth, Psychosociologie de
l'Espace, L'Harmattan Villes et Entreprises, Paris, 1998.
Ouvrages d'anthropologie
- Hall Edward T. Le langage silencieux, Seuil, Points
Essais, 2007.
- Piette Albert, Anthropologie existentiale,
Éditions Petra, Collection Anthropologie, Paris, 2009.
- Piette Albert, Ethnographie de l'action, L'observation des
détails, Éditions Métailié, Paris, 1996.
Ouvrages de philosophie
- Bachelard Gaston, La poétique de l'espace, PUF, Quadrige
Grands textes, Paris, 1957.
- Deleuze Gilles et Parnet Claire, Dialogues,
Flammarion, Champs essais, Paris, 1996.
98
- Deleuze Gilles, Cinéma 1, L'Image-Mouvement,
Editions de Minuit, Collection « Critique », Paris, 1983.
- Deleuze Gilles, Guattari Félix, Kafka, Pour une
littérature mineure, « qu'est-ce qu'une littérature
mineure? », Les éditions de Minuit, Collection « Critique
», Paris, 1975.
- Simondon Gilbert, Du mode d'existence des objets
techniques, Aubier, 1958.
Ouvrages d'esthétique ou de critique
- Bourriaud Nicolas, Esthétique relationnelle,
Les Presses du Réel, Dijon, 2001.
- Debord Guy, « Rapport sur la construction des situations
et sur les conditions de l'organisation, de l'action et de la tendance
situationniste internationale », 1957.
- Michaud Yves, L'art à l'état gazeux,
Hachette Littérature, Collection Pluriel, Paris, 2003.
- Perec Georges, L'infra-ordinaire, Seuil, Paris,
1989.
Ouvrages de linguistique
- Bakhtine Mikhaïl, Esthétique et théorie
du roman, « Discours poétique, discours romanesque », Le
Seuil, Paris, 1981.
- Eco Umberto, Lector in fabula, Ed. Grasset et
Fasquelle, 1979.
- Eco Umberto, Les limites de l'interprétation,
Bernard Grasset, Paris, 1992.
- Eco Umberto, L'oeuvre ouverte, Editions du Seuil,
Paris, 1965.
- Poli Marie-Sylvie, Le texte au musée : une approche
sémiotique, L'Harmattan, Paris, 2002.
Ouvrages de sciences de l'information et de la
communication
- Angé Caroline, « Approche des problématiques
du texte d'écran », Recherches & Travaux, n° 72, 2008.
- Balpe Jean-Pierre, Contextes de l'art numérique,
Hermès Science, Paris, 2000.
- Citton Yves, « Politiques de l'individuation. Penser avec
Simondon », Multitudes 18, automne 2004.
99
- Davallon Jean, L'exposition à l'oeuvre,
stratégies de communications et médiations symboliques,
L'Harmattan, Paris, 1999.
- Flichy Patrice, L'imaginaire d'Internet, Editions La
Découverte, Paris, 2001.
- Fourmentraux Jean-Pierre, « L'Ere post-média,
Humanités digitales et cultures numériques », Hermann,
Collection Cultures numériques, 2012.
- Le Marec Joëlle, Publics et musées, la
confiance éprouvée, L'Harmattan, Collection Communication et
Civilisation, Paris, 2007.
- Manovich Lev, Le langage des nouveaux médias,
Les presses du réel, Dijon, 2010.
- Odin Roger, Les espaces de communication, Introduction
à la sémio--pragmatique, PUG, 2011.
-- Veron Eliseo, Levasseur Martine,
Ethnographie de l'exposition : l'espace, le corps et le sens, BIP,
1989.
Article
- Laetitia Giry, Sous la tempête, Le Petit
Bulletin, rubrique Exposition, Centre d'art, n°875, 2013.
Sitographies
--
www.culture.lyon.fr
-
www.observer.france.24.com
-
www.youtube.com
|