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Sexe, contestation, drogue et rock'n'roll

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par Damien VAQUIE
Université Paul Valéry - Montpellier III - Maà®trise de musique 2003
  

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Mémoire de maîtrise

Université Paul Valéry (Montpellier-3). Département de musique Octobre 2003

Damlen Vaqulé

Sexe, contestation, drogue et rock'n'roll

Introduction

Le but de ce mémoire est de réunir une réflexion portant aussi bien sur le plan sociologique que musicologique sur les bouleversements réalisés à partir du mouvement contre-culturel des années 1960. Il existe de nombreux ouvrages portant sur ce sujet mais il n'en existe pas qui puisse réunir à la fois une approche sociologique et une analyse musicologique de façon équivalente. En effet, certaines études analysent de manière sociologique le rock mais elles sont menées par des sociologues et non par des musicologues notamment Art into Pop de Simon Frith et Howard Horne ainsi que Popular Music & Society de Brian Longhurst. D'autres établissent un historique de ce mouvement musical comme The Space Between the Notes : Rock and the counter-Culture de Sheila Whiteley. Parmi tous les ouvrages consultés, le seul qui se rapproche du but de ce mémoire est Sixties Rock de Michael Hicks qui est à la fois une analyse musicologique de divers courants du rock des années 1960, comme le rock psychédélique par exemple, tout en s'appuyant sur des faits historiques. Ce travail de recherche n'a pas l'intention d'établir quelconque nouvelle conception sociologique ou quelconque notion inédite sur le rock. Ce présent mémoire recherche à insérer le phénomène rock dans son univers contre-culturel luimême issu d'une crise sociale ressentie par la jeunesse. En d'autre termes, il s'agit de réhabiliter le rock dans son contexte social et historique à travers une étude sociologique de la société des Trente Glorieuses tout en ayant à l'esprit les désirs de la jeunesse désireuse de changer une société. Non pas que cette dernière soit marquée par quelconque crise économique, loin de là, mais elle étouffe les aspirations de ces jeunes malgré un contexte économique et social excellent.

Mon intérêt s'était tout d'abord porté sur la période 1965-1971 pour plusieurs raisons. La première de ces deux dates correspond à l'apparition du rock psychédélique, musique que j'affectionne tout particulièrement. La seconde

représentait pour ma part la fin des années 1960 avec la mort de Jim Morrison, l'une des personnalités les plus représentatives de ce mouvement musical. Mais plus j'avançais dans ma recherche, plus un historique du mouvement contreculturel et du rock me paraissait indispensable. Il n'est pas surprenant qu'une grande partie des mes travaux se penchent sur cette période-ci.

Le premier chapitre définit tout d'abord les Trente Glorieuses au travers de la société française puis porte une analyse durkheimienne de cette dernière. Le second s'intéresse sur l'historique de la contre-culture ainsi que sur celui de la contestation américaine. Le troisième chapitre établit l'évolution du phénomène rock au travers de son histoire, de son idéologie ainsi que de son application sociologique. Le dernier chapitre se penche plus en profondeur sur le rock psychédélique de la période 1965-1971.

Je tiens à remercier mon directeur de recherche, Makis Solomos, pour sa patience et ses précieux conseils. Sans lui, ce mémoire n'aurait jamais vu le jour puisqu'il m'a donné l'envie de m'intéresser tout d'abord aux Beatles puis à explorer la société des années 1960 ainsi que le rock psychédélique, comme quoi les cours d'histoire des musiques populaires de seconde année de musicologie suscite parfois des vocations pouvant aboutir sur un travail utile.

J'espère que vous trouverez dans ce mémoire assez d'intérêts. Bonne lecture à tous.

Chapitre 1. Etude sociologique et économique des Trente Glorieuses

A. Les Trente Glorieuses1

Entre 1945 et 1973 les pays industrialisés ont connu une forte croissance aussi bien au niveau économique que démographique. L'économiste français Jean Fourastié parle alors de Trente Glorieuses pour définir de manière forte la croissance miraculeuse effectuée en un laps de temps assez court, de la fin de la seconde guerre mondiale au premier choc pétrolier. Ce phénomène ne s'applique qu'aux pays industrialisés et plus particulièrement à la France, aux Etats-Unis et à l'Angleterre. Nous sommes à l'apogée du plein-emploi et de la standardisation, autrement dit le travail à la chaîne connaît sa productivité la plus grande. Dans de telles conditions, le prix des biens de consommation durable baissent ce qui favorise une forte hausse du pouvoir d'achat ainsi qu'une une démocratisation de leur acquisition. Par conséquent la part du budget réservée à l'alimentation diminue tandis que celle destinée aux biens de consommation durables augmente. Les foyers peuvent désormais s'équiper de ces produits et pratiquer des loisirs qui n'étaient jusque-là réservés qu'à des privilégiés. La télévision, le lave-linge et le réfrigérateur entrent dans les couches les plus vastes de la société. L'accélération des progrès techniques est un autre facteur à la mise en place de la société de consommation. En effet, plus il y a d'innovations et plus le consommateur est tenté d'acheter. Il en résulte un nouveau mode de consommation non plus basé sur l'utilité première de l'objet mais sur son aspect, ses formes et surtout les nouvelles possibilités techniques qu'il apporte. Ainsi la société de consommation apparaît en créant ses propres règles. Les biens de consommation durables ne sont pas une nécessité de vitale

1 Les statistiques suivantes sont issues de l'ouvrage suivant : BOUSQUET Gilles, Apogée et déclin de la modernité, Regard sur les années 60, Paris, L'Harmattan, 1993, pp. 81-97 ; RYDER Judith SILVER Harold, Modern English Society, History and Structure, 1850-1970, Londres, Methurn & Co, 1970, p. 159.

mais il apparaît vital de l'obtenir afin de ne pas se démarquer du reste de la société et de se sentir à la pointe de la technologie et de l'innovation technique. Avant les Trente Glorieuses, les biens de consommations restaient dans une optique vitale pour son utilisateur.

1. Etude démographique

Cette période connaît une forte croissance démographique. En effet, la France compte 52 millions d'habitants en 1975 contre 40,5 millions en 1946 ce qui indique une croissance naturelle de 28,4% sur toute la période. Entre 1901 et 1946 celle-ci égale les 1,25% et entraîne un gain de 500 000 habitants en 45 ans. Du point de vue démographique, la croissance spectaculaire engendrée entre 1945 et 1975 est égale à celle entre 1801 et 1945. En trente années, l'augmentation de la population française est comparable à celle effectuée pendant un siècle et demi auparavant.

Dès 1943 le taux de natalité français augmente. Il passe de 13,1% à 15,7% soit une augmentation de 2,6 points ce qui assure le renouvellement des générations. La Grande Bretagne connaît une évolution tout aussi spectaculaire. Son taux de natalité passe de 15,8% en 1931 à 17,7% en 1968. En 1945 la fécondité de la France augmente de manière brusque. Le taux de natalité français est de 20% entre 1946 et 1951 tandis qu'il ne s'élève qu'à 15% entre 1935 et 1945. Il redescend ensuite à 18% entre 1954 et 1964 puis baisse sensiblement jusqu'en 1975. L'Angleterre connaît une situation similaire puisque elle-même atteint un pic de son taux de natalité en 1947 de 20,5%. La France obtient plus de 800 000 naissances par an pendant les Trente Glorieuses. Une telle recrudescence des naissances reste sans précédent dans l'histoire si bien que ce phénomène fut baptisé Baby Boom.

Au sortir de la première guerre mondiale les décès dépassent les naissances. Entre 1914 et 1945 le taux de mortalité était de 16% en France. Dans

les années 1960 il n'égale plus que les 11%. Ceci est du à un meilleur accès aux soins, aux progrès de l'industrie pharmaceutique, à une meilleure hygiène et une alimentation plus variée. La mortalité infantile française passe de 40% au début des années 1950 à 14% au début des années 1970. L'espérance de vie est l'un des facteurs démographiques les plus révélateurs et impressionnants du progrès de la science. En effet, les hommes pouvaient espérer vivre 61,9 ans et les femmes 67 ans en 1946 sur le territoire français. En 1975 ces mêmes hommes peuvent prétendre atteindre en moyenne l'âge de 69 ans tandis que les Françaises peuvent vivre en moyenne jusqu'à 77 ans. En 15 ans, les hommes ont gagné 8,5 ans de moyenne de vie tandis que les femmes vivent en moyenne 10 ans de plus. Le taux de mortalité anglais est en régression lui aussi. Il passe de 13,4% en 1951 à 12,4% en 1968 chez les hommes tandis qu'il baisse de 11,8% à 11,3% chez les femmes dans la même période.

2. Travail et urbanisation

La répartition du travail dans les trois secteurs d'activité (primaire, secondaire et tertiaire) est corrélative à un nouveau mode de vie. La France connaît un assez fort exode rural durant les Trente Glorieuses. Ceci va influencer la répartition de la population active française dans le choix de leur profession. L'agriculture connaît alors une baisse considérable. En 1946, la France comptait 7,4 millions de travailleurs agricoles (agriculteurs et ouvriers agricoles). En 1975, il n'en reste plus que 2 millions. Le secteur primaire enregistre une baisse de près de 73% de son effectif en 15 ans. Cela ne veut pas dire que la production issue de l'agriculture est en baisse. Bien au contraire elle s'est accrue comme le souligne Gilles Bousquet : « En 1700, 10 agriculteurs moyens nourrissaient fort mal 17 personnes ; en 1846, 25 seulement encore, mais un peu moins mal ; de 1846 à 1946, 55, en 1975, 263. Le gain de 1846 à

1946 est de 1 à 2,2 ; de 1946 à 1975, il est de 1 à 4,8 »2. Ce gain de production est du à la mécanisation de l'agriculture qui est la conséquence de la seconde révolution industrielle. De ce fait, les tâches les plus rudes physiquement sont secondées par les machines ce qui permet un gain de temps et une meilleure productivité. Mais durant la période 1945-1975, l'augmentation de la population est inférieure à celle des actifs en France du moins. Autrement dit, une baisse du taux d'activité apparaît sur deux niveaux. Il y a tout d'abord une hausse du taux de scolarisation et un prolongement des études corrélatifs à un meilleur niveau de vie. En second lieu, la part de personnes âgées est en progression par rapport à la croissance naturelle. La part des personnes adultes en âge de travailler devient assez réduite par rapport à l'ensemble de la population. De ce fait, le recours à l'immigration devient l'un des moyens afin de combler cette pénurie de main-d'oeuvre. Cette situation de plein-emploi favorise une meilleure rémunération, un plus grand pouvoir d'achat et un niveau de vie plus élevé.

En 1954, le nombre de personnes travaillant dans le secteur primaire en France était de 7,4 millions. En 1968, ce dernier ne compte plus que 3 millions d'actifs. En 14 années, la France a perdu 4,4 millions d'agriculteurs et d'ouvriers agricoles tandis que sa population est en augmentation. Pour avoir une idée de la proportion d'agriculteurs par rapport à l'ensemble de la population active, une personne sur quatre travaille la terre en 1954 tandis qu'en 1968 il n'en reste plus qu'une sur sept. Concernant les Trente Glorieuses, 30% des actifs se situent dans le primaire en 1946 tandis qu'ils ne sont plus que 10%

en 1975. Cela génère une perte de 200% des agriculteurs en 15 ans. Mais sont passés ces actifs ?

Sur sept agriculteurs ayant quitté le secteur primaire, deux seulement se sont recyclés dans l'industrie. Les cinq autres se sont convertis dans le secteur tertiaire. Par ailleurs, il y a autant de femmes que d'hommes qui quittent la

2 Ibid, p.87.

terre. Sur 25 femmes perdues par le primaire, trois seulement vont dans le secondaire et 22 dans le tertiaire.

La part des personnes appartenant au tertiaire par rapport à la population active était de 32% en 1946. En 1975, 51% des actifs travaillent dans le tertiaire. En trente ans le tertiaire a progressé de 59,4%. Entre 1962 et 1975, sur 3,7 millions d'emplois nouveaux, 2,8 se sont créés dans le tertiaire. Le nombre de paysans, de commerçants et d'artisans a baissé. En 1975, les employés, les salariés de la fonction publique et autres cadres moyens représentent 44% de la population active. De nouvelles couches sociales apparaissent ainsi et se développent dans une nouvelle catégorie : les classes moyennes.

La tertiarisation de la société est corrélative à l'urbanisation de celle-ci. Il est donc évident que l'on a assisté à un exode rural durant les Trente Glorieuses. En effet, les services qui emploient les travailleurs désirant s'intégrer dans le secteur tertiaire se trouvent dans les villes. Les actifs provenant de l'agriculture et recyclés dans le tertiaire quittent les campagnes afin d'être plus proches de leur lieu d'activité. Il en résulte un contraste entre la vie rurale jugée alors arriérée et la modernité des villes. De ce fait, une nouvelle ruralité apparaît. Les villages deviennent peu à peu des lieux de repos où les citadins y recherchent un meilleur cadre de vie. On peut parler ainsi d'urbanisation rurale. En 1946, 90% des habitants vivants en zone rurale sont nés dans leur propre village. En 1975, 55% des ruraux sont nés hors de leur village d'accueil. Ce phénomène d'exode rural est surtout applicable à la France. En effet, l'Angleterre a connu elle aussi un transfert de population des campagnes vers les villes mais vers 1850 avec la seconde révolution industrielle. En 1851, la population était à moitié urbaine. A la fin des années 1960, 75% des Anglais vivent dans des villes de plus de 500 milliers d'habitants. La moitié de ces derniers vivent dans sept conurbations majeures : le Grand Londres, le sud-est du Lancashire, les Midlands de l'ouest,

Central Clydeside, Merseyside et Tyneside. Le quart de la population britannique demeure à Londres et dans les Home Counties.

B. Les Trente Glorieuses selon une vision durkheimienne

Faisons dès à présent une approche sociologique des Trente Glorieuses à travers une vision durkheimienne. Emile Durkheim, sociologue français né en 1858 et décédé en 1917, s'est penché sur la différenciation entre les sociétés traditionnelles et industrielles. Il distingue ces deux types de société à travers les relations établies entre l'individu et l'ensemble de la société. Nous pouvons en conclure deux types de relations : la solidarité mécanique et la solidarité organique3.

La solidarité mécanique est une solidarité par similitudes c'est-à-dire que les individus appartiennent à une même collectivité. Ils ont les mêmes sentiments, la même façon de penser, la même religion et les mêmes valeurs. Par conséquent l'individu est la copie conforme de l'autre. La collectivité prime donc sur l'individualité. La conscience collective, c'est à dire « l'ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d'une société et formant un système qui a sa vie propre »4, écrase la conscience individuelle. Les interdits sociaux, souvent dictés par des codes moraux corrélatifs à la religion, proviennent du groupe et non de l'individu. Ainsi nous nous retrouvons devant une interprétation du bien et du mal assez subjective comme nous pouvons le constater dans les sociétés féodales et traditionnelles dont l'illustration la plus significative reste l'Inquisition.

Mais prenons un exemple pour bien comprendre ces dernières. Un village de 100 habitants tout au plus, isolé géographiquement. L'ensemble de la population travaille dans l'agriculture afin de subvenir à leurs besoins, ce qui

3 ARON Raymond, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, pp. 319-330.

4 CAPUL Jean-Yves GARNIER Olivier, Dictionnaire d'économie et de sciences sociales, Paris, Hatier, 1996, pp. 420-421.

confère donc une supplémentarité des professions et des individualités. Les enfants ne poursuivent pas d'études supérieures trop onéreuses pour le revenu familial et reprennent en règle générale le métier de leurs parents. Cela permet d'avoir un revenu de plus ainsi qu'une main supplémentaire. Les personnes vivant dans ce village se marient entre elles et acceptent mal les « étrangers » (toute personne provenant d'un autre lieu que ce soit d'un autre village ou d'un autre pays). C'est l'exemple type de la vie rurale en France avant 1945. L'illustration la plus frappante du point de vue de la mentalité qui règne dans ces villages se devine dans les films de Marcel Pagnol car ils sont bien souvent le reflet de l'atmosphère rurale et contiennent une dimension sociologique assez intéressante. L'un des thèmes privilégié chez Marcel Pagnol est l'illégitimité parentale que l'on peut tout aussi bien retrouver dans La Trilogie Marseillaise que dans La Fille du Puisatier ou encore dans Angèle. Jusqu'à une période assez récente, il était mal vu de concevoir un enfant hors mariage. Marcel Pagnol montre bien le poids de la société sur l'individu. Prenons La Fille du Puisatier par exemple. Ce film datant de 1945 raconte l'histoire d'une jeune fille qui a succombé aux avances d'un jeune aviateur présumé disparu lors de la seconde guerre mondiale. Sa famille la rejette parce qu'elle attend un enfant illégitime. Ceci est pour moi l'exemple même de la réalisation de l'individu à travers le regard des autres et des valeurs sociales. Ce qui est assez frappant dans ce longmétrage, c'est le déchirement sentimental de cette famille restreinte à des normes subjectives de la société. En effet, l'individu est jugé sur ses attitudes par rapport aux codes issus de la morale elle-même liée à la religion. S'il ne pratique pas la même religion que ses semblables il est très vite exclu du groupe et de la société. Le droit répressif écrase alors l'individu qui n'a comme solution que de se fondre dans le moule social où toute visite des chemins de traverse est à proscrire. Avec le film Manon des Sources datant de 1952, Marcel Pagnol nous montre la bêtise d'un assez fort ethnocentrisme ancré dans l'esprit rural avant 1945 dû à un manque d'ouverture et de communication avec le reste du

monde. Les Trente Glorieuses ont permit de développer la communication que ce soit part le biais de la démocratisation des loisirs (automobile, télévision, tourisme) que par l'amélioration des infrastructures (réseau routier et autoroutier).

Par contre la solidarité organique s'applique aux sociétés urbaines telles que nous les connaissons actuellement. Elle repose essentiellement sur la complémentarité des individus, que cela soit sur le plan professionnel que culturel. Cela permet une circulation des échanges, aussi bien financiers que culturels, plus importante que dans une société de type traditionnel. Chacun occupe une place unique dans la société et contribue à son bon fonctionnement. Par conséquent, la différenciation des individus se fait par analogie. L'individualité prime sur la conscience collective et les infractions sont alors sanctionnées dans un but de restitution ou de réparation. L'interprétation du bien et du mal ne se fait plus à partir de préjugés moraux mais suivant s'il y a atteinte à la vie publique ou à la société. Le droit répressif fait alors place au droit restitutif dont la fonction première n'est pas de sanctionner mais de porter réparation à ce qui a été détérioré, ce qui confère à une notion du mal beaucoup plus objective.

Seulement l'évolution sociale qu'a entraînée la croissance effectuée entre 1945 et 1975 ne s'est pas fait ressentir au niveau de l'ethos. En effet, la vie domestique devenait moins contraignante grâce à la démocratisation des biens électroménagers et des loisirs mais les mentalités n'évoluaient guère. La société était encore régie par des sous-entendus suivant les attitudes et les comportements de chacun. Ainsi les Rolling Stones furent mal vus dès le début de leur carrière à l'aube des années 1960. Le seul fait d'avoir des cheveux longs, de ne porter ni costume de scène ni cravate leur valurent des critiques aussi bien dans les médias que dans la rue. Quelques petites anecdotes illustrent bien l'ambiance qui régnait à cette époque. Un jeune collégien écossais âgé de 14 ans

se fait renvoyer de son école parce qu'il porte la même coupe de cheveux que les Rolling Stones. Cet exemple reflète ce qui fait la force du rock et plus précisément de ses interprètes : une identification se met en place encouragée par la commercialisation et par le caractère non conventionnel de ces jeunes gens. Les cheveux longs font pâlir les coiffeurs car ils imaginent une réduction de leur clientèle si les choses évoluent dans ce sens. Mais les Rolling Stones ne sont pas les seuls en ligne de mire. Les premiers furent les Beatles qui concurrencent cette corporation en se coupant eux-même les cheveux et en arborant une nuque non dégagée à une époque où l'on venait dans les échoppes deux fois par mois pour se dégager les oreilles et la nuque. Le président de la Fédération nationale des coiffeurs de Grande Bretagne, Wallace Scowcroft, est si intrigué de l'identification faite par les adolescents au travers de ces groupes qu'il passe une annonce publicitaire dans le Daily Mirror : « Mr. Wallace Scowcroft, President of the National Federation of Hairdressers, offered a free haircut to the next number one group or solist in the pop chart. »5 (NdT : « M. Wallace Scowcroft, président de la fédération nationale des coiffeurs, offre une coupe de cheveux gratuite au prochain groupe ou chanteur numéro un du hit-parade. »).

Une inadéquation entre l'évolution économique et sociale et le changement des mentalités s'est fait vivement ressentir particulièrement chez les adolescents entre 1965 et 1971. En France l'événement majeur de ce désaccord idéologique est perceptible lors des manifestations de Mai 1968. Ce fait reste unique dans notre société parce que c'est pour moi ce qui a permis de basculer d'un mode de pensée du type solidarité mécanique à un ethos de type solidarité organique. La société en ce temps-là connaissait une perpétuelle mutation effectuée par une jeunesse désireuse de balayer des normes et des valeurs sociales poussiéreuses et non conformes à un nouveau mode de vie. Reprenons

5 BON François, Rolling Stones, une biographie, Paris, Fayard, 2002, p. 259.

la société telle quelle était dans nos villages français d'avant-guerre. Les habitants avaient à peu près tous le même statut professionnel et social. Seuls trois personnalités sortaient du lot : le maire, l'instituteur et le prêtre. Leur statut était au-dessus de la masse parce qu'à eux trois ils représentaient à la fois le pouvoir et l'autorité. Le maire était le garant du pouvoir politique, l'instituteur celui de l'éducation et de la morale tandis que le prêtre s'occupait de faire régner l'ordre moral. Les jeunes contestataires de Mai 1968 s'attaquent à ces trois ordres du point de vue de leur fonction sociale. En effet, ils s'en prennent au pouvoir politique, et par conséquent le plus élevé symboliquement à savoir le Président de la République qui était en ce temps-là Charles de Gaulle, à l'éducation à travers l'éducation nationale et l'agitation des mouvements dans les lycées et les universités. De ce qui est de l'atteinte à la morale, elle s'inscrit dans un processus de libéralisation des moeurs de par la révolution sexuelle et l'usage de produits illicites et de par un échappatoire à la société de consommation. Cette abnégation des nouvelles normes urbaines a pour conséquence une nouvelle conception du mode de vie par une approche communautaire. La jeunesse occidentale de cette époque veut croire en de nouvelles valeurs telles que la fraternité et la paix. Une notion de respect en découle de manière tout à fait inédite puisque ces jeunes gens ne se préoccupent plus que de respecter autrui. Le sort de la planète au niveau écologique les turlupinent à l'heure où le conflit vietnamien fait rage parmi les populations civiles et dévaste les forets asiatiques tout comme la pollution s'installe dans les grandes villes mettant en danger l'être humain et la planète. Les adolescents forment ainsi un groupe social à part entière avec un pouvoir d'achat assez conséquent et un niveau de réflexion assez élevé.

Hormis Emile Durkheim, certains sociologues parvinrent à établir une différenciation entre les sociétés traditionnelles et les sociétés industrielles. Ferdinand Tönnies (1855-1936) ne parle pas de solidarité mécanique et de

solidarité organique mais de gemeinschaft (NdT : communauté) et de gesellschaft (NdT : association). « La communauté est un ensemble de personnes fondé sur "le sentiment d'appartenance subjectif "»6. A l'inverse l'association ressemble à un regroupement partiel de la population dont les membres ont peu d'affinités les uns par rapport aux autres. Ferdinand Tönnies situe sa réflexion dans une sorte d'affectivité et de nostalgie qui lui permet de donner la préférence aux sociétés traditionnelles.

Herbert Spencer (1820-1903) distingue ces deux types de société en les termes d'« homogénéité indéterminée et cohérente » et d' « hétérogénéité déterminée et incohérente ». Lui aussi se positionne dans une perception peu glorieuse des sociétés industrielles7.

6 CAPUL Jean-Yves GARNIER Olivier, op. cit., p. 411.

7 RYDER Judith SILVER Harold, op. cit., p. 160.

Chapitre 2. Jeunesse et idéologie des années 1960

Après avoir étudié d'un point de vie sociologique les Trente Glorieuses en France, nous allons nous pencher sur la mise en place d'une conscience collective chez les jeunes des années 1960 puis leurs revendications sur une terre propice à un changement des mentalités à savoir les Etats-Unis. En effet, l'Américain moyen guide sa vie au travers de normes et de valeurs qui découlent directement de la religion chrétienne sous une certaine forme de puritanisme qui l'interdit de quitter le droit chemin. La société britannique connaît une amélioration des conditions de vie ainsi qu'un ensemble de mesures sociales innovantes et en avance sur leur temps qui calme les ardeurs contestataires des jeunes anglais grâce à l'arrivée au pouvoir du parti travailliste en 1964. En effet, la contraception est acceptée par la loi dès les années 1930. L'avortement est autorisé en 1967 à la condition qu'il soit effectué dans les six mois après la conception et qu'il soit attesté par deux médecins chargés d'examiner la nécessité de l'opération, remboursée au même titre que toute intervention médicale. De plus, les relations homosexuelles entre adultes consentants ne préfigurent plus un délit aux yeux de la loi britannique cette même année. Le divorce est accepté par la loi dès 1968 puis par l'église anglicane en 19718.

A. Mise en place d'une conscience collective9

Le baby-boom et la mise en place de la société de consommation a eut pour effet une contestation de ce mode de vie dès les années 1950. Les adolescents dont l'importance du nombre était sans pareil dans l'histoire, fournissaient à cette dernière un grand potentiel de consommateurs. Cependant

8 Ces informations sur les mesures sociales prises par le gouvernement britannique sont tirées de l'ouvrage suivant : MARX Rolland, L'Angleterre de 1945 à nos jours, Paris, Armand Collin, 1996, pp. 114-115.

9 Voici quelques ouvrages qui ont inspiré cette partie : DISTER Alain, L'âge du rock, Paris Gallimard, 1992, 152 pages ; Bandes et regroupements de jeunes en Angleterre depuis 1950 : sociabilités musicales et composantes politiques, in http://perso.club-internet.fr/bmflemon/sociabilites.htm, consulté en juillet 2003 ; Historique, in http://www.chez.com/originalskinheads/historique.html, consulté en juillet 2003.

certains de ces adolescents dont le niveau d'étude et de réflexion n'allaient que grandissant, pensaient que cette société dont les normes dataient d'un autre temps aliénait l'individu aussi bien au niveau du travail que dans ses choix de consommation. Ces deux éléments font partie intégrante du capitalisme qui impose ses règles au détriment des êtres humains.

1. Les beatniks ou l'émergence d'une contre-culture10

Certains adolescents épris d'une soif inaltérable de découverte trouvent en la personne de Jack Kerouac un maître à pensée dès les années 1950. Cet écrivain né en 1922 a influencé toute une génération de par son chef d'oeuvre Sur La Route publié en 1957. Cet ouvrage est un manifeste pour tous les beatniks. En effet, ce mouvement est le premier à adopter un mode de vie autre que l'American way of life. Ils sont la résultante d'un double traumatisme social : la Grande Dépression qui a touché les Etats-Unis pendant les années 1930 et le maccarthysme du début des années 1950. Le premier traumatisme a cessé à la fin de la seconde guerre mondiale laissant place à une société américaine prospère s'installant dans le confort domestique. Le deuxième fut une blessure de la démocratie américaine. Entre 1950 et 1954, une véritable chasse aux sorcières fit des ravages à travers tout ce pays. La paranoïa de l'invasion communiste eut pour conséquence une remise en question de la liberté de pensée accompagnée d'une épuration dans tous les milieux. De ce fait, certaines personnes suspectes d'obtenir quelques pensées d'influence communiste furent incarcérées, parfois exécutées ou durent s'exiler. Cette période donne un autre visage de la démocratie américaine. En effet, le pays de l'Oncle Sam est l'une des premières démocraties que l'histoire ait compté. Cette censure de la pensée a remis en question la notion de liberté de pensée au profit

10 Cette partie est très largement inspirée de l'ouvrage suivant : VIDAL Jean-Noël, Jack Kerouac et les « Beatniks », in

http://www.polytechnique.fr/eleves/binets/xpassion/numeros/xpnumero29/xpnum29pdfsi/kerouac29.pdf, consulté en avril 2003.

d'un conformisme idéologique moralisé par l'Etat. « Les beatniks sont probablement les premiers rebelles de ce siècle. Ils refusent la société en prônant un idéal anticonformiste. Ils se placent en marge de la société, mais sans vouloir la renverser ou en modifier profondément les institutions. »11 Le terme beatnik provient de l'adjectif beat qui signifie épuisé, abattu moralement et physiquement. Ce terme fut employé pour la première fois par Jack Kerouac en 1948 alors qu'il s'adressait à son ami Clellon Holmes : «So I guess you might say we're a beat generation.»12 (NdT : « Donc je pense que tu peux dire que tu es une génération épuisée. »). Par la suite, ce dernier a écrit un article dans le New York Times Magazine intitulé The Beat Generation. Ce dernier définit l'esprit beat en ces mots : «It involves a sort of nakedness of mind, and, ultimately, of soul, a feeling of being reduced to the bedrock of consciousness.»13 (NdT : « Cela implique une sorte de nudité de l'esprit, et, finalement, de l'âme, un sentiment d'être réduit au lit de pierre de la conscience. »). Ces jeunes rebelles apparaissent dans les années 1940 et restent présents jusqu'à l'aube des années 1960. Ils sont en règle générale issus des tranches de la population les plus défavorisées. Ce sont les premiers à user des substances illicites comme la marijuana à l'instar des musiciens de jazz. Le thème du voyage ou plutôt du vagabondage est omniprésent chez ces rebelles. Leur manière de voyager est un échappatoire à la routine que connaissent des millions d'Américains dont la vie se partage entre famille et travail. Partir, toujours partir qu'importe la destination. Cette dernière n'est pas la principale préoccupation de ces aventuriers en quête d'une « perle rare ». L'art qui reflète le mieux ce genre de vivre reste le cinéma, suivi par la littérature, avec des films comme La Fureur De Vivre, Rebel Without A Cause ou encore Graine De Violence dans lequel les spectateurs peuvent entendre l'un des premiers succès

11 Ibid, pp. 5-6.

12 Propos rapporté du site suivant : The psychedelic 60's, in http://www.lib.virginia.edu/speccol/exhibits/sixties/beatsny.html, consulté en avril 2003.

13 Idem.

du rock'n'roll à savoir Rock Around The Clock du groupe Bill Halley and His Comets. Les beatniks aiment le jazz et la folk-music même s'ils sont à l'origine d'un nouveau style musical : le rock'n'roll. Certains écrivains ainsi que quelques acteurs ont adopté ce mode de vie particulier. Parmi les écrivains nous retrouvons Jack Kerouac bien sûr mais aussi Allen Ginsberg et de William Burroughs. Dans le milieu du cinéma, une nouvelle génération d'acteurs tels que Marlon Brando ou encore James Dean optent pour une image moins conventionnelle. Ce dernier est l'exemple même de ce nouveau mode de vie avec une accélération de l'existence. Il est devenu le premier mythe de cette jeunesse voulant vivre toujours plus vite au détriment de la longévité. Quant à Marlon Brando, le bout de la route l'amena vivre chez les indiens afin d'échapper à la société de consommation et au capitalisme très présent aux Etats-Unis.

Le Royaume Uni eut son lot de jeunes rebelles par la présence des teddy boys. Ces derniers apparaissent vers 1955-1956 dans les quartiers populaires de la banlieue londonienne et sont issus pour la majorité des classes laborieuses non-spécialisées. Leur culture repose essentiellement sur le cinéma américain, ce dernier très fortement lié à la génération beatnik, et à une toute nouvelle musique créée au pays de l'Oncle Sam, le rock'n'roll mais aussi au jazz américain mis en valeur par des célébrités locales comme Chris Barber ainsi qu'un style musical appelé le skiffle, un dérivé de la folk-music américaine (qui sera très présent dans le répertoire des Quarry Men, futurs Beatles). Ce phénomène de bande est lié fortement au rock'n'roll naissant. Bien que leur univers culturel tourne autour des Etats-Unis, ces rebelles revendiquent leur appartenance à la société britannique par leur façon de se vêtir (costume édouardien). Ce phénomène est dû à une volonté de se démarquer du reste de la société et de ses congénères, d'où un phénomène très fort de bandes s'est instauré avec une rivalité accrue entre elles-même allant jusqu'à l'affrontement physique.

2. Mods, hippies et yippies

Les années 1960 connurent des mouvements plus ou moins rebelles vis à vis de la société. Cette décennie fut marquée par une accélération dans le processus évolutif des mentalités, ce qui a été marqués par les différents courants de la jeunesse. Bien que les années 1940 et 1950 aient connu un seul groupe rebelle au travers des beatniks (ainsi que leurs confrères britanniques teddy boys) les années 1960 multiplièrent les communautés juvéniles.

Les mods et les rockers apparaissent tous deux vers 1963-1964 et sont en constante opposition. Ces premiers doivent leur appellation à cause de leur goût pour le modern-jazz, genre très populaire en Angleterre grâce à des figures très présentes sur la scène londonienne comme Alexis Korner et Cyril B. Davis et leur formation, The Blues Incorporated, qui sera par ailleurs une institution formatrice pour beaucoup de musiciens célèbres en devenir comme les Rolling Stones, Eric Clapton ou encore Jimmy Page. Les mods sont issus des classes laborieuses et des classes moyennes les plus basses. La plupart de ces jeunes sont âgés entre 15 et 18 ans et vivent dans le centre des grandes villes. Concentrés dans les art schools, ils adoptent des tenues à la française souvent onéreuses, les scooters italiens ainsi qu'un air faussement détaché. Ce sont des adeptes de l'existentialisme de Jean-Paul Sartre et du cinéma français et italien. Leurs lieux de rencontres sont les clubs musicaux, la rue et les coffee bars. Ils revendiquent l'usage de certaines substances illicites, notamment les amphétamines leur permettant de tenir la danse lors de longs week-ends, mais aussi l'alcool et le cannabis. Leurs groupes musicaux de prédilection sont les Beatles, les Rolling Stones mais surtout les Who. Ils ne possèdent pas de message politique sinon de mourir avant de devenir « vieux » ( devenir un adulte responsable). Les rockers quant à eux portent blousons noirs, rouflaquettes, sont coiffés d'une banane et conduisent des grosses cylindrées. Ils proviennent des

classes laborieuses prolétarisées et habitent la périphérie des grandes villes. Ils traînent dans les gares, les coffee bars et la rue et ont le même âge que les mods. Leur préférence musicale se porte sur les grandes figures du rock'n'roll américain des années 1950 ainsi que le cinéma issu des beatniks.

Parmi les mods, certains adoptent des attitudes plus radicales avec une violence accentuée. Ces hards mods, vêtus de jeans, de boots et de chemises, apparaissent dès 1964 et seront à l'origine d'un autre mouvement, les skinheads en 1968 qui conservent le goût des tenues exclusives, des scooters et de la musique, en l'occurrence le ska, et proviennent des classes populaires les plus défavorisées. En 1967, les adolescents issus des classes populaires noires britanniques venant de la Jamaïque adoptèrent le même comportement vestimentaire que les mods. Ils constituèrent ainsi ce qui fut nommé rude boys et sont à l'origine de la musique ska.

Les hippies apparaissent aux alentours de 1965 dans la baie de San Francisco et apportent un nouveau mouvement culturel, à savoir le rock psychédélique. Le terme même de hippie fut employé pour la première fois cette même année dans le journal local de San Francisco intitulé Examiner en se référant à l'argot hip qui désigne à la fois une rythmique jazzistique et le fumeur de haschisch. La plupart provient des classes moyennes et du monde estudiantin. Tout comme les beatniks, le thème du voyage est très important dans la culture hippie. Ce dernier ne représente plus un échappatoire à la société de consommation mais se définit comme une extension de la conscience. Les communautés ne sont pas structurées au niveau de l'effectif et viennent ainsi quelques compagnons de passage. L'une des plus connues et des plus grande au niveau de son effectif reste Haight-Ashbury dans la baie de San Francisco. L'idéologie hippie repose sur l'amour et la paix («peace and love» est l'un des slogans hippies les plus connu) ainsi que sur une entière confiance entre chaque individu. Ces jeunes contestataires revendiquent de nouvelles relations humaines en prônant la liberté sexuelle, l'abolition de la propriété privée dans tous les

domaines, le partage, la consommation de produits illicites (en particulier le
LSD et le haschisch) ainsi qu'un profond respect à l'environnement et un intérêt
pour les philosophies orientales (principalement la religion bouddhiste et

hindouiste). Ce mouvement connaît un certain succès en Angleterre d'oücertains slogans comme «haight is love» (NdT : « haight est amour ») ou encore

«make love not war» (NdT : « faites l'amour, pas la guerre ») vont alimenter la scène américaine. Certains groupes musicaux appartenant plutôt à l'image mods s'insèrent dans ce mouvement comme les Beatles avec leur album conceptuellement précurseur Sergent Pepper Lonely Hearts Club Band ou les Rolling Stones de manière spontanée au travers de leur unique album psychédélique intitulé Their Satanic Majesties Request, tous deux parut en 1967. Les yippies détiennent la même idéologie que les hippies à la différence qu'ils s'impliquent plus activement à la politique. Ce terme est issu des initiales du groupuscule politique Youth International Party (NdT : Parti International Jeune) qui sera très présent lors de la contestation contre la guerre du Vietnam. Le mouvement hippie reste dans l'opinion publique le plus célèbre et le plus représentatif des années 1960. Il s'étend tout d'abord du milieu de cette décennie jusqu'à l'année 1972 avec son apogée entre 1967 (qui marque une hégémonie aussi bien quantitative que qualitative des productions de rock psychédélique) et 1969 qui frappe le glas des années 1960. Cette année-ci, les Rolling Stones créèrent un festival en Californie en réponse à celui de Woodstock à Altamont. Le 6 décembre un jeune spectateur Noir, Meredith Hunter, fut assassiné d'un coup de poignard par un hells angel14 (NdT : ange des enfers) employé pour assurer la sécurité tandis que les Rolling Stones interprétaient leur célèbre Sympathy For The Devil. Durant toute la soirée, les hells angels ivres persécutèrent aussi bien le public que les artistes sur scène. S'en était fini de la paix et de l'amour, de l'idéologie hippie et de cette sorte

14 groupuscule né à la fin des années 1950, proche des beatniks dans leur attitude et leur goût musical, se baladant sur le territoire américain toujours en bandes organisées et prônant la violence comme acte contreculturel.

d'insouciance ambiante qui régnait lors du festival de Woodstock quatre mois plus tôt.

B. Le temps de la contestation15

Durant les années 1960, quatre groupes contestataires virent le jour : les Noirs militant pour l'obtention de leurs droits civiques (autrement appelés The Civil Right Movement), les étudiants désireux de jouer un rôle politique sur leur campus et ainsi instaurer un Student Power, les féministes du Women's Lib voulant mettre un terme à la discrimination sexuelle au même titre que le Gay Power et enfin les minorités ethniques comme les Indiens, les Chicanos ou les Portoricains espérant une reconnaissance de leur différence dans un melting-pot qui semble être à leurs yeux qu'une salad bowl (NdT : « boule de salade ») dans laquelle les ingrédients ne se mélangent pas. La révolution contre-culturelle, dont les adeptes proviennent de divers horizons, est le reflet culturel de la contestation en prenant le contre-pied de la culture établie.

1. Qu'est-ce que contester ?

« Le sentiment contestataire apparaît lorsque le sujet est confronté à un contexte politique, socio-économique ou culturel qu'il ressent comme oppressant et/ou contraire aux idées et aux idéaux que le contestataire en devenir se fait de la société dans laquelle il souhaite s'épanouir. Pour ce sujet, la contestation devient un ensemble complexe d'attitudes dont le point commun est le refus catégorique de l'ordre établi et de tout ce qu'il représente à ses yeux. Confronté à un système étatique qu'il juge rigide, intransigeant et aliénant, le contestataire souhaite affirmer les droits des individus et des groupes plus ou moins organisés en prônant une révolution spontanée, quasi instinctive, fondée sur l'action directe. »16

15 Cette partie se réfère à l'ouvrage suivant : ROBERT Frédéric, L'Amérique contestataire des années soixante, Paris, Ellipses, 1999, 90 pages.

16 Ibid, p. 4.

Cette définition que nous fournit Frédéric Robert de la contestation des années 1960 est riche de renseignements. Elle paraît peu en accord avec la vieille gauche, mouvement politico-syndical à caractère marxiste dont la théorisation des luttes sociales prime sur l'action directe, qui favorise la théorie suivie de l'action. Les contestataires des années 1960 sont coupés des aspirations du monde populaire parce que leurs causes sont éloignées de celles qui animaient le monde syndical. En effet, nous ne sommes plus en ce temps-là dans une confrontation de classes sociales, le prolétariat contre la classe dominante, mais dans une lutte pour sortir l'individu de l'aliénation de la société. Cette contestation n'a plus pour but d'améliorer les conditions de vie des ouvriers mais de changer l'ordre social. La nature des deux forces divergentes a changé. Il n'y a plus deux groupes d'individus en conflit mais un groupe contre le reste de la société, sinon du contexte social dans lequel il est emprisonné. Les causes revendiquées ne servent plus les intérêts d'un groupe plus ou moins restreint d'individus mais l'ensemble de la société comme la défense de l'environnement ou encore la liberté sexuelle.

Les contestataires renouvellent leur mode d'action. Jusque-là, la grève et la manifestation étaient les seules actions permettant la diffusion des revendications. La première de ces nouvelles actions est le sit-in. Ce terme anglophone signifie « s'asseoir ». Le premier eut lieu le premier février 1960. Quatre jeunes Noirs de l'université locale North Agricultura and Technical College s'opposèrent de manière non-violente au comportement raciste que leur avait réservé l'un des serveurs d'un restaurant de Woolworth. En effet, cette personne refusa de les servir et leur pria de quitter les lieux. Les quatre victimes de cette discrimination raciale décidèrent de rester assis sans attaques physiques ni verbales. Ils remettent en question les fondements de la vie politique et sociale par leur contestation de la ségrégation raciale. Par solidarité avec leurs camarades, des étudiants blancs vinrent s'asseoir dans le restaurant afin de donner une image symbolique d'une coalition inter-raciale. A partir de cet

événement, de nombreuses actions directes et massives eurent lieu dans de nombreuses villes du sud et du nord des Etats-Unis comme dans le Dakota du Nord, l'Illinois ou encore l'Indiana avec la participation d'étudiants blancs. Ceci est la preuve qu'une solidarité fraternelle se met en place et que les jeunes veulent mettre un terme à l'une des pires conventions de leur pays.

Le teach-in (NdT : apprendre) est un autre moyen de contestation possible. Cela consiste à rassembler étudiants et enseignants désirants débattre sur des problèmes liés à l'actualité comme la ségrégation raciale, la politique adoptée par Washington ou encore la guerre du Vietnam. La prise de parole est libre, sans différenciation entre étudiants et enseignants, chacun pouvant s'exprimer à l'égal de son voisin. Le premier teach-in eut lieu à l'Université du Michigan le 24 novembre 1965. Il débuta à 20h, finit à 8h le lendemain matin et rassembla 3000 étudiants. Les sujets portaient sur la guerre du Vietnam. L'initiative de ce grand débat fut prise par le corps enseignant qui avait soutenu la candidature de Lyndon Baines Johnson afin de décréter si une grève au sein de l'université pouvait toucher le gouvernement à propos de la poursuite des hostilités en Asie. Parallèlement à ce débat, les participants discutèrent sur les raisons, les enjeux et l'évolution des combats. Ce genre de réflexion eut un franc succès lors de cette première. De nombreux établissements universitaires mirent en place de pareils rassemblements principalement axés sur le conflit vietnamien comme l'Université de Columbia le 25 mars de cette même année, l'Université du Wisconsin le premier avril, celles de Rutgers et de l'Oregon le 23 avril, celle de Washington le 15 mai et celle de Berkeley les 21 et 22 mai.

Le sit-in et le teach-in restent des manifestations relativement statiques se faisant principalement dans la sphère universitaire tandis que les marches permettent d'attirer des personnes d'horizons divers ne faisant pas partie de l'environnement étudiant par leur action dans la rue. L'une des plus célèbres marche, intitulée March on Washington to End the War in Vietnam, fut organisée par le mouvement Students for a Democratic Society (NdT : Etudiants

pour une Société Démocratique) le 17 avril 1965. Cette manifestation était dirigée contre le gouvernement incapable, aux yeux des contestataires, de stopper le conflit et de retirer les troupes depuis la décision du Président datant du 7 février qui prévoit de bombarder le Vietnam du Nord. La SDS (Students for a Democratic Society) eut le soutien de mouvements pacifistes comme le National Committee for a Sane Nuclear Policy (NdT : Comité National pour une Politique Nucléaire Saine), et d'organisations noires comme Student Nonviolent Coordinating Committee (NdT : Comité Etudiant Coordinateur Non-violent) ou Southern Christian Leadership Conference (NdT : Direction de la Conférence Chrétienne du Sud). Cette marche réunit plus de 25 000 personnes défilant dans la capitale fédérale jusqu'à Capitol Hill. Elle permit à l'opinion publique américaine de rendre compte de l'étendue de la contestation envers la guerre du Vietnam. Cette Marche sur Washington connut un immense impact grâce à la couverture médiatique qui permit la contestation d'entrer dans les foyers américains les plus éloignés de Washington. D'autres marches suivirent comme celle du 26 mars 1966 organisée par le National Mobilization Committee (NdT : Comité National de Mobilisation), mouvement à caractère pacifiste, appelée la Spring Mobilization March (NdT : Marche de Mobilisation du Printemps) à New York sur la Cinquième Avenue. 22 000 participants se rendirent à l'entrée principale de Central Park afin de démontrer que la vie ne pouvait pas être paisible sur l'une des principales avenues de la « Grosse Pomme » alors que des concitoyens américains se font tuer de l'autre côté du globe, dans la jungle vietnamienne.

Plus les hostilités s'intensifiaient, plus les contestataires durcissaient leurs actions. Par exemple en Californie les actions directes atteignent une amplitude élevée sur l'échelle de Richter de la contestation. Des contestataires californiens barrèrent l'accès des volontaires prêts au combat sous la bannière étoilée au centre de recrutement militaire d'Oakland durant une semaine. Cela résulta à une confrontation violente entre pacifistes et forces de l'ordre ainsi que de

nombreuses arrestations. De ce fait, afin de maintenir le bon fonctionnement de la circulation des volontaires, l'Etat de Californie transporta les nouveaux conscrits en bus sous escorte de policiers motorisés. Cela suscite un échec pour les contestataires parce qu'ils ont été incapables de faire changer d'avis au moindre volontaire. Les marches en faveur de l'arrêt des combats en Asie du Sud-Est pouvaient se terminer en burn-ins (NdT : brûler) aussi bien que les sit-ins pouvaient finir en sleep-ins (NdT : dormir). L'un des burn-ins les plus célèbres reste l'image des contestataires provoquant le gouvernement en brûlant leur carte de conscription. Ce geste fut formellement interdit par la loi datant d'août 1965 selon laquelle toute personne prise en flagrant délit était immédiatement emprisonnée pour cinq ans suivie d'une amende de 10 000 dollars.

Par la suite, les contestataires voulurent mettre l'accent sur l'aspect convivial, amical et fraternel de ces rassemblements, outre les sit-ins, teach-ins et autres marches, par l'apparition du human be-in (NdT : être humain). Le premier eut lieu au Golden Gate Park dans la baie de San Francisco en janvier 1967, mieux connu sous le nom de Gathering of the Tribes (NdT : Réunion des Tribus) où 20 000 personnes virent les performances des groupes pionniers d'acid-rock comme Country Joe and the Fish, Moby Grape, The Quiksilver Messenger Service ou encore The Steve Miller Band, Jefferson Airplane et Grateful Dead. Ce genre de manifestation a pour objectif de rassembler le plus de contestataires issus de divers mouvements en un endroit donné. Lors de l'événement cité ci-dessus, les participants se réunirent pour débattre sur la politique et consommer du LSD. Cette première manifestation de human be-in est suivie quelques mois plus tard par le festival de Monterey, du 16 au 18 juin sous l'initiative de Lou Adler et Alan Pariser afin d'apporter un écho médiatique que le Gathering of the Tribes n'a pas eu. L'événement le plus important de cette année 1967 reste The Summer Of Love où un demi-millions de hippies occupèrent la baie de San Francisco dans une explosion de LSD, de fraternité,

d'amour et de musique. Dans un même ordre d'idée, le festival de Woodstock dans l'Etat de New York reste l'exemple le plus significatif et le plus symbolique de cette forme de contestation. Du 15 au 17 août 1969, 500 000 spectateurs répondirent présent à l'appel. L'objectif de ce festival était de créer une Woodstock Nation (NdT : Nation Woodstock) selon la formule d'Abbie Hoffman, personnage emblématique de la contre-culture dans laquelle des valeurs comme l'amour, la paix et la fraternité devaient régner sans partage. Woodstock reste le symbole de la paix et de la fraternité grâce au calme qui y régna. Malgré le nombre de participants, aucun incident ne fut répertorié si bien que le magazine New York Times rend hommage à la citoyenneté des jeunes américains dans son numéro du 19 août. Ces regroupements non-violents sont très importants à mes yeux. Ils symbolisent la solidarité d'une génération qui veut changer les règles sociales par leur attitude non-conventionnelle face à l'ordre établi. Les human be-ins semblent prendre le contre-pied des valeurs américaines dominantes comme le matérialisme, la course au succès et à l'argent ou encore le caractère impersonnel de la société.

L'action directe est donc polymorphe. Le contestataire est mis en avant ce qui lui permet de prendre sa destinée en main. Il remplit de ce fait trois statuts sociaux en même temps : il est à la fois organisateur, acteur et spectateur de son propre avenir à travers une fonction de transformateur social.

3. Students for a Democratic Society et ses origines idéologiques

Le comportement des contestataires des années 1960 a été imaginé par l'écrivain David Thoreau dans un ouvrage intitulé Civil Disobedience publié en 1849 qui devint un véritable guide de la contestation. Selon Patrick J.

Dougharty17, 63% environ des contestataires avaient lu ce penseur, personnage essentiel du transcendantalisme, courant littéraire opposé à l'ordre établi et au matérialisme rabaissant et banalisant l'homme d'après les adeptes de ce mouvement. Ce dernier mettait l'être humain en valeur de par la croyance en une parcelle de divinité en chacun de nous. David Thoreau pensait que l'individu doit apprendre à obéir à ses propres règles et non à celles imposées par un gouvernement « injuste ». Son ouvrage cité ci-dessus débute par une formule qui resta célèbre : «That government is best which governs least.» (NdT : « Ce gouvernement est meilleur en gouvernant le moindre possible. »). Cela indique que moins le gouvernement dicte des lois se référant à l'individu même, mieux cela est. Cette vision des choses pousse celui qui l'adopte à penser que le meilleur des cas serait pour le respect de l'individu une absence de gouvernement. Mais David Thoreau poursuit en ces termes : «That government is best which governs no at all.» (NdT : « Ce gouvernement est meilleur en gouvernant que pas du tout. »). Il ne préconise pas du tout l'anarchie. Il est donc préférable que l'Etat ait un meilleur gouvernement que pas du tout d'où sa formule : «Let every man make known what kind of government would command his respect, and that will be one step toward obtaining it.» (NdT : « Laissons chaque homme faire savoir quelle sorte de gouvernement pourrait commander son respect, et cela sera un pas de plus pour l'obtention de cela. »). L'individu doit donc être capable de connaître sa façon d'agir quelles que soient les circonstances sans se sentir obligé de respecter les lois d'autant plus que certaines peuvent paraître « injustes ». L'individu doit faire un choix devant trois possibilités : obéir à ces lois, obéir tout en essayant de les changer ou bien les transgresser dans les plus brefs délais en ayant parfaitement conscience des risques encourus. Une fois que la contestation est mise en place par rapport à un nouveau projet législatif, le gouvernement ne doit pas s'en prendre aux

17 La statistique qui suit a été rapportée par Frédéric Robert de l'ouvrage suivant : DOUGHARTY Patrick J., The American Left, New York, Bantam, 1972, pp. 136-139.

contestataires mais à lui-même parce qu'il est responsable de la promulgation des lois. De ce fait, si l'Etat est « corrompu » dans ses choix ou dans ses décisions, la désobéissance civile apparaît comme un ultime recours. Les contestataires des années 1960 ont tous adopté cette solution. L'une des figures emblématiques de la contestation Noire, le pasteur Martin Luther King, s'efforça de mettre en application les principes de David Thoreau. Les deux hommes divergent seulement sur l'objectivité de la désobéissance civile. Pour Martin Luther King, cette dernière permettait à la société une prise de conscience tandis que chez David Thoreau, la désobéissance se fait à titre individuel. Pour Martin Luther King, l'individu doit franchir quatre étapes avant de devenir contestataire : «Collection of the facts to determine whether injustices exist, negociation, self-purification and action.»18 (NdT : « Collection des faits afin de déterminer quelles injustices existent, négociation, auto-purification et action. »). Il s'agit donc d'une méthode progressive fondée sur le questionnement intérieur permettant d'exprimer le mal-être au grand jour. D'après Martin Luther King, la désobéissance civile est étroitement liée à l'action directe concrète. La revendication peut être verbale mais elle reste malgré tout physique dans la mesure où le comportement corporel du manifestant devient à la fois l'expression du malaise et le remède, prêt à encaisser les attaques physiques ou morales de l'ordre établi. Le contestataire possède une parfaite connaissance des risques et est donc prêt à les encourir pour lui-même et pour ses camarades. Selon Martin Luther King, il existe deux sortes de lois : les justes et les injustes. Ces dernières sont arbitraires et impersonnelles. Elles servent les intérêts d'une minorité, que cette dernière ne respecte pas toujours, et entrave l'épanouissement de l'être humain, ce qui est contraire à l'esprit divin. Seules ces lois dites injustes doivent être transgressées par les contestataires selon les voeux du pasteur : «I would be the first to

18 Frédéric Robert a extrait cette citation de la célèbre Letter from Birmingham Jail, lettre écrite par Martin Luther King dans une prison de Birmingham.

advocate obeying just laws. One has not only a legal but moral responsability to obey just laws. Conversely, one has a moral responsibility to disobey unjust laws.»19 (NdT : « Je veux être le premier à défendre l'obéissance des lois justes. Chacun n'a pas qu'une responsabilité seulement légale mais aussi morale d'obéir aux lois justes. Par contre, chacun a une responsabilité morale que de désobéir à des lois injustes. »). Une loi juste se rapproche de la loi divine car elle permet d'élever l'âme de celui qui la respecte tandis que la loi injuste avilisse et asservit l'homme.

La nouvelle gauche disparaît en 1969 après la désintégration de l'association Students for a Democratic Society. Cette nouvelle gauche n'est pas un mouvement à proprement parler. Elle correspond plutôt à une étiquette regroupant plusieurs mouvements contestataires en désaccord avec la politique menée par le gouvernement américain. Ses adeptes formaient ce qui était plus communément nommé The Movement (NdT : Le Mouvement.) Cette nouvelle gauche se démarquait de l'ancienne gauche et de sa vision binaire du monde. En effet, l'idée de passé et de présent était révolue ainsi que le bipartisme. Ses précurseurs furent Charles Wright Mills, Paul Goodman et Herbert Marcuse pour qui la tension sociale provenait de diverses origines, aussi bien dans le monde du travail que par rapport à certaines minorités assujetties. Elle se démarque surtout sur le fait que toute théorie politique est à proscrire car cette dernière est synonyme de perte de temps nécessaire à la mis en place de l'action directe. Ses adeptes sont plus jeunes que ceux de l'ancienne gauche, pour la plupart des idéalistes qui réagissaient aux phénomènes sociaux pensant façonner un monde meilleur. Le vocable nouvelle gauche est issu de la Grande Bretagne dans les années 1950 par des jeunes socialistes désireux de donner une nouvelle impulsion au Parti Travailliste. En 1960, il créèrent une revue intitulée The New Left Review qui connut un vif succès sur les campus américains. L'apparition de la nouvelle gauche correspond avec celle de la Students for a Democratic

19 Idem.

Society (SDS), si bien que plusieurs historiens et sociologues spécialistes des années 1960 pensent que cela ne fait qu'un seul block. Ce dernier mouvement est le successeur de la Student League for Industrial Society (NdT : Ligue Etudiante pour la Société Industrielle). Le SDS apparaît en janvier 1960 et lutte contre la pauvreté, le chômage, le racisme, l'impérialisme américain, la politique étrangère menée par Washington et pour l'adoption des droits civiques sous la direction de Tom Hayden et de Al Haber. Leur première préoccupation fut de recruter des militants afin d'obtenir une base dynamique et active. Dès lors, ce mouvement veut donner une image de détermination et de solidification. Ses projets furent publiés dans deux manifestes : The Port Huron Statement en 1962 et America and the New Left Era l'année suivante. Ce premier manifeste dénonçait une faible implication directe des individus aux prises de décision aussi bien au niveau national qu'international. L'université était présentée comme une institution formatrice qui semblait être l'endroit idéal pour condamner cette société et offrant une éducation qui se concrétiserait dans la vie quotidienne répondant aux exigences estudiantines, chacun étant capable d'influencer les décisions prises par le gouvernement. La communauté intellectuelle cherchait des parades en essayant d'introduire de nouvelles relations entre institutions et population qui deviendrait plus libre et plus autonome par une participation à l'élaboration des codes régissant la vie de la nation. Le deuxième manifeste quant à lui est une critique plus radicale des institutions libérales en soulignant l'impact de la révolution technologique et de la croissance démographique sur la société. Il dénonce la pauvreté ambiante et les mesures prises par John Fitzgerald Kennedy qui se montre peu favorable aux réformes. Ce manifeste s'intéresse plus aux problèmes sociaux tandis que le premier prône une politique de gestion collective permettant le bien-être matériel de tout être humain. Le but de ces deux manifestes est de faire prendre conscience aux étudiants de leur rôle social. Le principal objectif du SDS est d'arriver à une démocratie de participation dans laquelle l'être humain pourvu

d'un minimum d'intelligence et de sensibilité participerait à la vie politique, économique et sociale. Cette participation démocratique devait toucher les ghettos et les universités. Les membres du SDS pensaient que l'université devait remplir un rôle plus important par rapport à l'insertion des jeunes dans la vie active. Pour cela, les étudiants devraient suivre une formation pratique permettant l'amélioration des rouages de la société puisqu'ils ont en main les connaissances théoriques nécessaires. Le SDS mit en place un projet nommé ERAP (Economic Research and Action Program, traduisible par Programme d'Action et de Recherche Economique) qui fut lancé par Richard Flacks et consistant à envoyer les étudiants dans les quartiers défavorisés permettant un soutien moral à toute personne exclue du rêve américain, à savoir ceux qui vivent dans la misère et la communauté Noire. Pour ce dernier, la contestation devait se vivre sur le terrain. En 1965, la nouvelle gauche était présente sur le quart des campus américains et comptait 200 000 membres (dont les étudiants représentaient que 4%) et 12 000 militants. Elle applique les principes issus de ses manifestes jusqu'en juin 1967. Le mois suivant, Carl Oglesby prend la tête du SDS devenant ainsi plus radical en raison des hostilités croissantes au Vietnam. De célèbres manifestations en furent l'illustration la plus voyante comme Stop the Draft Week (NdT : Stoppez la Semaine de Recrutement) en octobre 1967 ou encore Ten Days of Resistance (NdT : Dix Jours de Résistance) en avril 1968. Ce dernier eut pour conséquence la quasi-paralysie du système universitaire américain. Autre fait marquant, le 24 avril 1968, le SDS appela au soulèvement des étudiants de l'Université de Columbia afin de protester contre la construction d'un gymnase qui expropriait de nombreuses familles Noires résidant à Harlem. Le campus fut bloqué durant une semaine entière et la police dû intervenir. 7000 manifestants pour la plupart issus du monde universitaire furent mis en détention et une centaine fut blessée. Cela conduit à une grève des étudiants contre ces mesures répressives durant deux mois. Le lot des manifestants était réparti en deux groupes : d'un côté les modérés et de l'autre

les révolutionnaires menés par Mark Rudd qui préconisait la destruction de l'université ainsi que la révolution à la place de la démocratie de participation. A la fin de 1968, le SDS a perdu de son influence à cause de ses divergences stratégiques. Une scission officielle fut établie lors de la convention du SDS de juin 1969. Deux groupes en furent constitués :

- The Revolutionary Youth Movement 1 dit The Weatherman en hommage à l'un des vers de la chanson de Bob Dylan intitulée Subterranean Homesick Blues disant «You don't need a weatherman to know which way the wind blows» (NdT : « Tu n'as pas besoin de météorologiste pour savoir dans quel sens tourne le vent ») sous la direction de Mark Rudd désireux d'une collaboration avec le mouvement Noir ainsi que d'une mise en place d'une aide aux pays du Tiers-Monde.

- The Revolutionary Youth Movement 2 dit The Mad Dogs dirigé par Carl Davidson dont le principal objectif était de militer contre la guerre au Vietnam. Cette radicalisation du SDS s'est fait sentir en décembre 1969 lorsque certains adeptes Weathermen commirent des actions terroristes en visant de leurs bombes des juges et des policiers qui représentent l'ordre établi. L'une des ultimes actions du SDS fut nommée The Days of Rage (NdT : Les Jours de Rage) en octobre 1969 lors desquels les participants cherchèrent la confrontation physique avec les forces de l'ordre. Mais cette action fut peu suivie par ses militants et donna une image néfaste du mouvement. En novembre 1970, les Weathermen mirent un terme à leurs exactions après le décès de l'un des leurs lors d'un attentat à la bombe le 6 mars de la même année à Greenwich Village. Le mouvement Weathermen disparaît officiellement trois ans plus tard et marque la chute du dernier bastion de la contestation estudiantine américaine.

La situation économique des Etats-Unis des années 1960 est plutôt positive malgré la contestation : la pauvreté régresse, les femmes deviennent de plus en plus indépendantes grâce à une meilleure insertion dans la vie active, le racisme ambiant a tendance à s'atténuer, une nouvelle classe moyenne Noire

entre dans la sphère socio-économique due à une augmentation des salaires plus rapide que celle des Blancs ce qui leur permet de suivre des études supérieures puisque les universités sont à présent ouvertes à la communauté Noire. Les années 1960 sont synonymes de réformes sociales importantes aux Etats-Unis sous l'impulsion du Président Lyndon Baines Johnson : les écoles privées et les écoles publiques se partagent de manière équitable le même budget équivalant à 1 300 000 dollars en 1965, adoption de Medicare en juillet de la même année prévoyant le remboursement des frais médicaux pour les Américains âgés de plus de 65 ans au travers de leur assurance maladie, disparition du système des quotas par nationalité pesant sur les immigrés, adoption par le Congrès de la loi sur les droits civiques le 6 août 196520. Cela dit, malgré une situation économique et sociale favorable, les jeunes diplômés commencèrent à éprouver un certain malaise, surtout ceux qui accèdent au niveau collège américain et ceux qui vont en terminale dès la fin de cette décennie. En effet, la contestation est née d'une déception qui apparaîtra de plus en plus présente et persiste de nos jours. La démocratisation des études supérieures, reflet de l'amélioration du niveau de vie général, a entraîné une chute de la valeur des diplômes à cause d'une demande inférieure à l'offre. Ceci est dû à une inadéquation entre le niveau d'étude obtenu et les qualifications demandées dans le monde du travail. Ce décalage entre la carrière voulue et la réalité du monde de l'emploi suscite chez les jeunes une forte déception, si bien que la sociologue Françoise MuelDreyfus qualifie cette jeunesse de la fin des années 1960 de génération abusée.21

C. Solidarité, contestation et contre-culture

Malgré les différentes fractions de la jeunesse durant les années 1960 (mods, hippies) apparaît une dimension de solidarité internationale d'une

20 Ces mesures sociales ont été recueillies de l'ouvrage suivant : LACOUR-GAYET Robert, L'Amérique contemporaine, De Kennedy à Reagan, Paris, Fayard, 1982, pp. 172-180.

21 Cette analyse socio-économique a été tirée de l'ouvrage suivant : MIGNON Patrick HENNION Antoine, Rock, De l'histoire au Mythe, Paris, Anthropos, collection Vibrations, 1991, p. 55.

jeunesse unie pour changer l'ordre social : «Throughout the West (as well as in Japan and parts of Latin America), it is the young (qualified as perhaps only a minority of the university campus population) who find themselves cast as the only effective radical opposition within their society.»22 (NdT : « A travers l'Ouest (aussi bien au Japon que dans certaines parties de l'Amérique Latine), c'est la jeunesse (qualifiée comme peut-être seulement une minorité de la population des campus) qui trouve elle-même la classe comme la seule opposition radicale effective envers leur société. »). Leur revendication s'effectue à travers une volonté de se démarquer du reste de la société de par une attitude vestimentaire et culturelle inédite et non conforme aux exigences de l'ordre établi. «From Berlin to Berkeley, from Zurich to Notting Hill, Movement members exchange a gut solidarity, sharing common aspirations, inspirations, strategy, style mood and vocabulary. Long hair is the declaration of independence, pop music their esperanto and they puff pot in their peace pipe.»23 (NdT : « De Berlin à Berkeley, de Zurich à Notting Hill, les membres du Mouvement échangent une même solidarité, partageant des aspirations, des inspirations communes, une stratégie, un style vestimentaire et un vocabulaire commun. Les cheveux longs sont leur déclaration d'indépendance, la musique populaire leur espéranto et ils fument dans leur peace pipe. »). Cette solidarité juvénile apparaît corrélative au mouvement hippie dont nous avons vu précédemment les caractéristiques idéologiques. Selon Joel Fort24 la plupart des jeunes ne luttent pas pour instaurer un changement social et apparaissent comme leurs aînés, résignés et acceptant leur statut. Malgré une attention considérable apportée à la nouvelle gauche qui figure la jeunesse américaine, cette dernière n'en représente pas plus de quelques dizaines de milliers issus de divers groupes comme le Student for a Democratic Society, des associations militantes contre la

22 WHITELEY Seila, The Space Between the Notes : Rock and the counter-Culture, London and New York, Routledge, 1992,p. 2.

23 Ibid, p. 3.

24 Ibid, pp. 61-62. Cette analyse a été rapportée par l'auteur de l'ouvrage suivant : FORT Joel, The Pleasure Seekers : The Drug Crisis, Youth and Society, Grove Press, New York, 1969, p. 210.

guerre au Vietnam, des défenseurs des droits des étudiants ainsi que certains hippies et yippies pour les plus modérés mais aussi des groupes plus radicaux comme les Black Panthers et les Bérets Bruns. «There is a much larger group of our young who [...] express their underlying discontent with the status quo by their involvement in folk-rock. American pop culture today is probably for the first time determinated by youth who, with folk-rock, acid-rock, raga-rock, light shows, posters art and psychedelic scene in general, have determined the cultural values for the society» (NdT : « Il y a un large groupe de notre jeunesse qui [...] exprime son mécontentement sous-jacent avec le statut quo par son dévouement dans le folk-rock. La culture populaire américaine actuelle est probablement pour la première fois déterminée par la jeunesse qui, avec le folk-rock, l'acid-rock, le raga-rock, les jeux de lumières, les posters d'art et la scène psychédélique en général, ont déterminés les valeurs culturelles pour la société. »). Selon Richard Middleton et Jill Muncie : «The fight was not on the level of the political system but that of personal freedom : the freedom to experience and enjoy.»25 (NdT : « Le combat ne se portait pas au niveau du système politique mais sur celui de la liberté personnelle : la liberté d'expérimenter et d'aimer. »). L'été 1967 marque un tournant dans la contreculture britannique. En effet, cette dernière marque une recrudescence des adhérents affiliés à ce mouvement mais plus que tout, les Beatles affirment leur sympathie envers la contre-culture de par la sortie le premier juin de cette même année de leur album-concept à caractère psychédélique intitulé Sergent Pepper Lonely Hearts Club Band en arborant des tenues issues du folklore hippie tandis que ces derniers présentaient une attitude conventionnelle jusqu'à présent.

Les années 1960 sont à mes yeux une époque où la solidarité est la particularité première qui lie les adolescents. Durant la seconde moitié de cette décennie, l'expérimentation commune était la règle. Cette solidarité permettait aux adolescents de consolider leur appartenance à une catégorie sociale

25 Ibid, p. 62.

nouvellement reconnue dont les membres disséminés pouvaient fusionner non pas à la pour défendre un intérêt individuel et ponctuel mais pour s'attaquer à des normes et des valeurs qui ne sont plus en phase avec les conditions sociales du moment. Le nombre permettait une assise de leurs revendications qui ne s'imposaient pas nécessairement sur un terrain particulier mais pouvaient se prévaloir dans la vie quotidienne de par l'attitude et la façon de se vêtir. Ainsi les garçons se démarquent de leurs aînés par le port des cheveux longs et les filles par celui du pantalon. Il en résulte le début d'une remise en cause des codes régis selon le sexe. En inversant ces codes vestimentaires, les jeunes aspirent à de nouvelles relations sociales entre sexes opposés basés sur un respect mutuel en tant qu'être à part entière libre de choisir selon ses désirs aussi bien dans sa vie privée que dans ses aspirations pour son propre avenir. L'égalisation des sexes s'instaure peu à peu en corrélation à une liberté sexuelle grandissante. Pour s'attaquer à des telles normes aussi anciennes que l'humanité, le nombre est primordial.

L'importance du nombre, de la quantité des sympathisants donne un certain écho à ces revendications. Ces dernières sont acceptées de chaque adolescent qui veut faire partie de l'aventure vers un changement social. Cette notion de collectivité est très présente durant la fin des années 1960 jusqu'à en définir un nouveau mode de vie au travers des communautés hippies. Ceci est visible jusque dans les milieux artistiques contre-culturels de cette époque. Les années 1960 sont marqués par la réussite des groupes de rock, c'est à dire la renommée de formations populaires dans lesquelles tous les membres sont connus du public. Ceci est assez différent de nos jours puisque l'interprète se trouve projeté à la lumière tandis que les musiciens deviennent des éléments interchangeables anonymes. Durant les années 1960, le parcours souvent sinueux, quelquefois sans issue, vers la réussite est commun à l'ensemble du groupe dans lequel chaque membre est égal à l'autre. Tout se fait communément chez les adolescents comme l'exploration des paradis artificiels, l'écoute des

derniers disques parus quand bien même ce genre d'occupations peut se faire seul. Cette sorte de solidarité provient pour ma part d'un refus de ces jeunes à l'individualisation de la société. Les communautés hippies restent l'exemple le plus significatif de cette fraternité qui n'a jamais été égalée depuis lors.

1. Les penseurs de la contre-culture26

Afin de définir la pensée américaine des années 1960, Daniel Royot utilise les termes de déclin et de fragmentation. En effet, il existe une rupture entre ceux qui pensaient modifier la société sur le devant de la scène politique et ceux qui remettaient en question l'American Way of Life de par leurs agissements dans la vie quotidienne, définissant même la contre-culture. Deux auteurs sont alors très liés à ce mouvement : Theodore Roszak avec son ouvrage intitulé The Making of a Counter-Culture (Reflexions on the Technocratic Society and Its Youthful Opposition) ainsi que Charles Reich avec The Greening of America, tous deux parut en 1970. Ce premier définit la société américaine par le terme de technocratie, phase terminale de la société industrielle. Ce terme fut déjà utilisé par Paul Goodman dans Growing Up Absurd. Selon Theodore Roszak, la société étant devenue hautement modernisée et rationalisée se concentrait sur une efficacité grandissante. Afin d'obtenir un rendement et une productivité élevée, il est nécessaire que cette dernière possède une maind'oeuvre importante et docile. Charles Reich partage ce même aspect à la seule différence qu'il n'emploie pas le terme de technocratie mais celui de corporate state (NdT : Etat organisé). Selon lui, les Etats-Unis sont comparables à une grande entreprise dont le gouvernement dirige les objectifs économiques à caractère capitaliste au profit de la majorité qui n'a d'autre alternative que de se plier. La loi du marché devient alors supérieure aux droits des citoyens. La technique asservissait ainsi l'homme dans un but de meilleure rentabilité.

26 Cette partie est très fortement inspirée de l'ouvrage suivant : ROBERT Frédéric, op. cit., pp. 61-66.

L'utilisation des ordinateurs par exemple ne servait donc qu'à une meilleure compétitivité malgré une réduction du personnel éventuelle.

Comme nous l'avons vu précédemment, les jeunes s'opposent aux principes américains traditionnels tels que la réussite, le profit, la compétition, principes qui définissent à eux seul à la fois le capitalisme ainsi que les valeurs de l'Américain moyen. La contre-culture prend le contre-pied d'une sorte d'intellectualisme prescrivant à l'individu de se réaliser pleinement. Les adeptes de cette dernière, comme les beatniks par exemple, porte un intérêt majeur à l'instant-tout, principe épicurien par excellence d'où les sens devaient s'éveiller. De ce fait, les contestataires portent leur action sur deux terrains : sur le plan politique et sur le plan culturel. En effet, la culture conventionnelle qui leur avait été imposée leur paraissait étrangère puisqu'elle est synonyme d'aliénation. Leurs aînés paraissaient comme des rouages à tout moment éjectables d'un système paternaliste leur dictant une ligne de conduite à adopter. Cette remise en cause ne s'effectue pas uniquement sur le plan politique et social mais elle tente de s'en prendre à l'armature socio-économique de cette nouvelle société, la société de consommation. En effet, la société était comparable à une machine accélérant sans cesse son allure entraînant avec elle les individus dans une course effrénée. Afin de reprendre le contrôle de la machine, les contestataires mirent en place une nouvelle culture en adéquation avec les besoins des jeunes. Selon Mario Savio et les adeptes de la nouvelle gauche, la société aliénait l'individu et le façonnait selon ses besoins. Ces derniers imaginèrent des modèles de société plus ou moins utopistes dans lesquels les relations humaines seraient plus égalitaires, plus libres et dont la concurrence et la course à la réussite seraient exclus.

Selon Charles Reich, le système universitaire américain aliénerait les jeunes. En effet, il les enrôle dans un premier temps, puis les conditionne et les uniformise afin de rentrer dans le moule social. L'étudiant doit suivre la même ligne de conduite sans changer de direction. Mario Savio épouse les idées de

Theodore Roszak et de Charles Reich parce qu'il pensait lui aussi que l'université était l'un des vassaux de la technocratie. En 1964, son discours intitulé An End to History considérait le travail comme aliénant et inintéressant et devait être remplacé par des fonctions artisanales plus en accord avec les voeux et les aptitudes de chacun. Le travail est de ce fait présenté comme une dépersonnalisation de l'individu au lieu d'être un épanouissement car ce dernier ne pouvait directement bénéficier du fruit de ses efforts. Le réseau familial était lui aussi sujet à controverse. Il apparaissait à ses yeux trop rigide et trop strict, éloigné de toute affectivité. Les relations entre individus selon Mario Savio devaient être remplacées par un mode de vie communautaire basé sur l'entraide, la fraternité et un règlement moins restrictif, valeurs contraire au modèle américain puisque les Etats-Unis sont considéré à cette époque comme le pays anti-communautaire par excellence.

Les contestataires étudiants pensaient que la confrontation envers la société de consommation était possible au travers des religions orientales afin de s'éloigner de toute obsession matérialiste. Des personnalités comme Allen Ginsberg ou Timothy Leary affirmaient que l'être humain pouvait s'épanouir au travers des religions venues d'Orient et percevaient l'intérêt porté par les communautés hippies à la magie noire et au bouddhisme Zen. Ces pratiques pouvaient être considérées comme un antidote à la société industrielle mais aussi un moyen de se confronter contre l'univers conventionnel parental. Theodore Roszak connaît une grande popularité chez les jeunes grâce à une pensée qui allait dans leur sens lorsqu'il dénonçait l'organisation scientifique rigide de la société entravant l'épanouissement du corps, de la sensualité et des sentiments afin d'être en pleine osmose avec la réalité extérieure. Deux penseurs affiliés à la contre-culture sont très importants pour Theodore Roszak : Herbert Marcuse et Paul Goodman. Ce premier lui paraissait quelquefois trop matérialiste pour mener à bien des expériences visionnaires pertinentes. Herbert Marcuse reprochait aux hippies leur comportement excentrique qui pouvait leur prévaloir

une sorte d'incrédibilité aux yeux du reste de la société mais il était convaincu que certains avaient le pouvoir de créer une société meilleure aux antipodes des valeurs conventionnelles fondées sur une appréciation plus forte de l'individu et de la liberté. Selon Theodore Roszak, Paul Goodman représentait à la perfection l'utopie contre-culturelle. Selon ce dernier, la révolution contre-culturelle permettait de transformer le comportement et la conscience des individus et de réorganiser la société en de petites communautés. Pour cela, le changement devait être progressif et non-violent mais surtout selon le bon gré de chacun. Paul Goodman, contrairement à Herbert Marcuse, approuvait les hippies dans leur façon anticonformiste de se vêtir, de penser et de vivre. Charles Reich pensait de même. Selon lui, les jeunes avaient pris conscience de leur conditionnement éducatif qu'ils avaient reçu. Ils remettent en question de façon introspective leur passé et se demandent si une vie différente leur aurait été meilleure. Il comprenait leur désarroi face à la pauvreté dans un pays aussi riche, aux industries polluantes destructrices (comme par exemple la Dow Chemical productrice du napalm servant à l'effort de guerre au Vietnam) et à la course vers l'argent du monde des affaires. Charles Reich pensait que la révolution contre-culturelle ne devait pas trouver son origine dans le contexte social mais dans la conscience de chaque individu. D'après lui, les actions menées par les étudiants visant les hauts dignitaires de l'Etat ne pouvaient être couronnées de succès puisque cela représentait une occasion à l'ordre établi d'illustrer son autorité et ainsi de rehausser le pouvoir des grandes industries afin de faire régresser les contestataires. L'Etat aurait alors moins de pouvoir sur l'individu lorsque ce dernier aurait la possibilité de mener une existence de manière autonome et pourrait participer à la conception des lois qui régissent la société. Pour cela, l'individu doit adopter un nouveau mode de vie qui laisserait libre cours à ses souhaits. Cela pourrait donner un panel des possibilités existentielles aux classes sociales les plus aisées qui n'oseraient se plier à de tels modes de vie par pur conformisme. Selon Charles Reich, cette révolution contre-culturelle ne

peut aboutir que si cette nouvelle conscience individualiste prime sur l'Etat. Ce théoricien possède une vision optimiste de la contestation. Il ne voit pas une bande d'adolescents capricieux désirant renverser la société mais un mouvement salvateur qui tente d'ébranler les fondations du pays.

2. Contre-culture et médiatisation27

Afin de diffuser ses idées et l'état de ses actions, les partisans de la contreculture mettent en place différents moyens de communication, à savoir au travers de la musique et de la presse clandestine.

Dans un premier temps, le rock et la musique populaire des années 1960 constituent à eux seul l'expression la plus directe de la contestation, jusqu'à en être considérés comme une sorte de religion. Cette forme d'expression reste la plus diffusée durant cette période grâce en particulier à l'apparition du 45 tours en 1948, à l'essor des stations radiophoniques au lendemain de la seconde guerre mondiale mais surtout à la commercialisation des transistors à piles portatifs en 1964 permettant une écoute en n'importe quel lieu et en n'importe quel moment. L'archétype du chanteur contestataire par excellence se trouve en la personne de Bob Dylan avec des chansons comme I Shall Be Free, l'une des préférées des contestataires, dans laquelle il exprime la claustrophobie dans laquelle la société l'enferme. Par ailleurs, Bob Dylan s'inspirait de l'actualité découlant des contestataires noirs comme dans la chanson intitulée Oxford Town dans laquelle est évoquée la difficulté d'intégration des étudiants noirs dans les universités américaines et fait référence à James Meredith (première personne de couleur ayant accès à l'Université du Mississipi en 1962). Bob Dylan sait parfois adopter une attitude plus radicale contre l'ordre établi lorsqu'en 1964 il enregistre Times, They Are A-Changing dans laquelle la critique des politiciens véreux et du Congrès est violente. Cette dernière montre la voie ouverte du

27 Ibid, pp. 67-75.

changement social et elle est ainsi diffusée lors de grands rassemblements contestataires. La chanson préférée des contestataires de la côte Ouest, proches de la communauté hippie Haight-Ashbury de San Francisco, reste Mr Tambourine Man dans laquelle le rythme obsédant de la vie interprété musicalement conduit à explorer les paradis artificiels afin d'échapper à l'oppression de la vie quotidienne. En 1965, il fait scandale de par sa Ballad Of A Thin Man dans laquelle il présente un homme indifférent au conflit vietnamien sous le patronyme de Mr Jones pouvant être assimilé à la personne de Lyndon Baines Johnson, nouvellement promu Président des Etats-Unis : Something is happening here / But you don't know what it is / Do you, Mister Jones ? (NdT : Quelquechose se passe en ce lieu / Mais vous ne savez pas de quoi il s'agit / N'est-ce pas, Monsieur Jones ?). Selon l'auteur lui-même, ce mystérieux Mr Jones ne vise personne en particulier mais représente une mosaïque d'archétypes sociaux. Les contestataires étudiants de l'Université de Berkeley n'hésitent pas à surnommer Clark Kerr, président de l'Université de Californie, du nom de ce personnage dans le journal universitaire Berkeley Barb du 8 juin 1965. Des groupes de rock à scandale comme les Rolling Stones font écho dans le milieu contestataire avec des titres comme Satisfaction, 19th Nervous Breakdown ou encore Sister Morphine évoquant les incertitudes de l'avenir des jeunes incapables de s'exprimer dans une société aliénante les conduisant soit au suicide soit à l'univers des drogues. Le titre Street Fighting Man du même groupe reste la chanson la plus contestataire de cette formation. En effet, elle évoque la violence armée présente dans les rues ainsi que les souffrances existentielles de la jeunesse. Cette ode à la révolte date de 1968, année de toutes les manifestations contestataires (révoltes des campus aux Etats-Unis, Mai 1968 en France), correspondant si bien au climat de l'époque que les étudiants de Berkeley la consacrent chanson de l'année. La chanson A Hard Day's Night des Beatles datant de 1964 se défini comme une critique de l'oppression de la société tandis que leur All You Need Is Love de 1967 est considéré comme

l'hymne antimilitariste par excellence ainsi qu'une ode à l'amour et la fraternité. Les contestataires appréciaient des artistes comme Jimi Hendrix, Janis Joplin, Joan Baez, The Grateful Dead, Jefferson Airplane, Country Joe and the Fish, autrement dit des formations appartenant au mouvement psychédélique ou à la scène folk. Musique et contestation allaient de pair. Pour illustrer l'importance des musiques populaires à la fin des années 1960, 23 millions de jeunes Américains ont ainsi dépensé 40 milliards de dollars dans l'achat de substances illicites, de disques de rock ou de billets de concerts en 1968. Joseph P. Drakoulias fait paraître un article dans le Berkeley Barb du 7 janvier 1969 évaluant à environ 482 dollars la dépense effectuée par l'Américain moyen dans le domaine musical contre près de 52 dollars destinés à l'achat de drogues en tous genres en 1968 uniquement. Son échantillonnage s'appuie sur 1001 contestataires représentatifs selon lui du Mouvement.

La publication des journaux clandestins dits undergrounds correspond à une prise de conscience des contestataires de la manipulation par les massmédias d'une information qui perdait de son objectivité. Le nombre de création de tels périodiques était proportionnel à l'ampleur que prenait le mouvement contestataire. Entre 1965 et 1970, plus de 4 000 journaux parurent, parfois pour une seule édition et furent lus par plus de 15 millions d'Américains. La presse clandestine est née en 1955 avec la parution du Village Voice qui se faisait l'écho de la communauté de Greenwich Village sous l'éditorialiste Norman Mailer. Son contenu est sa prestation ne faisait pas de lui un journal à proprement parler underground à cause de son conventionnalisme. Par ailleurs, le Realist de Paul Krassner est un autre périodique apparu dans les années 1950. De 600 exemplaires en 1958 il est tiré à près de 100 000 dix ans plus tard. Ces deux journaux sont issus des milieux de gauche et portent une critique satirique envers les institutions. Ce dernier adopte un comportement plus engagé en 1964 en adoptant un langage hippie plus rêche et incluant des articles à caractère dadaïste. Cette presse underground était principalement financée par la publicité

à cause du coût important des frais d'impression. Le Berkeley Barb est fondé en 1965 par un ancien étudiant en sociologie de l'Université de Californie, Mark Scheer dont les collaborateurs proviennent du milieu estudiantin. Imprimé à près de 100 000 exemplaires, ce journal pouvait facturer jusqu'à 500 dollars une page de publicité contenant les informations les plus variées : adresse des magasins de vêtements en vogue, lieux où se procurer des substances illicites, dates des concerts à venir des groupes de rock. L'idée de créer un tel journal est né du fait que cet ancien étudiant ne cessait de faire des allers-retours entre son domicile et sa faculté afin de se tenir au courant des dernières nouvelles. La création d'un moyen de communication était nécessaire à la diffusion de la vie étudiante de Berkeley. Ainsi, le Berkeley Barb devint le porte-parole du campus et de toute une génération. Ce dernier possède même une rubrique informant sans tabous sur les problèmes sexuels en tout genre (maladies sexuellement transmissibles, effets de certaines substances sur les performances sexuelles), tenue par le docteur Hip Pocrates (jeu de mots basé sur l'adjectif hip se référant aux hippies et sur le serment d'Hippocrate). L'un des événements majeurs que ce journal couvrit reste l'épisode du People's Park en 1969. Ce terrain fut subtilisé par les étudiants à leur université afin de créer un espace de fraternité malgré le refus de cette dernière. Le périodique prit fait et cause pour les étudiants en les incitant à la mobilisation afin de construire le seul havre de paix présent au sein du campus. Divers journaux de ce même genre apparurent comme le Vietnam GI ou encore GI Voice qui comme leur nom l'indique se spécialisent dans la guerre du Vietnam. Screw et The New York Review of Sex quant à eux se préoccupent principalement des questions sur le sexe. Parmi les journaux les plus populaires, nous trouvons l'East Village Other de New York, très apprécié dans les milieux les plus défavorisés de la côte Est. Ce dernier employait des collages de bandes dessinées à caractère satirique et pornographique tandis que ses journalistes adoptaient un langage direct et incisif afin de se démarquer de la presse traditionnelle. Sur la côte opposée, The San Francisco Oracle se fait l'écho de la

communauté hippie d'Haight-Ashbury. Son impression en couleurs tentait de recréer les visions possibles sous emprise de LSD. Entre 1965 et 1968, chaque grande ville américaine possède son journal clandestin. La presse underground a connu un accueil mitigé. Pour certains, ce n'était qu'un ramassis d'images pornographiques, révolutionnaires ou hippies. Pour d'autres, elle représentait la seule presse totalement libre à oser s'élever contre le gouvernement et l'ordre établi. A partir de 1968, cette presse connut un essoufflement. Cette même année, le San Francisco Oracle disparut à cause d'un déficit financier, le Berkeley Barb se mis en grève en raison d'un désaccord entre Mark Scheer et ses collaborateurs qui voulaient instaurer au sein même du journal un démocratie de participation dans le choix des sujets à traiter tandis que le Los Angeles Free Press dut verser une amende de 43 000 dollars pour avoir divulgué l'identité ainsi que le domicile des membres de la brigade des stupéfiants de Californie.

Le mouvement contre-culturel s'éteint au début des années 1970 en raison principalement de la récession économique et du ralentissement des hostilités au Vietnam. La France a connu une telle révolte de la jeunesse lors de évènements de Mai 1968 mais ces derniers ne touchaient pas uniquement les étudiants mais tous les secteurs d'activité. Cette révolution n'est restée qu'au stade idéologique et ne s'est pas concrétisée matériellement. La révolution contre-culturelle ne s'est pas réalisée à cause de la difficulté du but à atteindre, à savoir changer des normes et des valeurs sociales aussi vieilles que l'humanité. Ce mouvement est plutôt resté très présent sur un plan artistique et en particulier au niveau musical.

Chapitre 3. Histoire du rock

A. Le rock'n'roll : naissance et mutation28

Le rock'n'roll est un mouvement artistique survenu en réponse à la seconde guerre mondiale. En effet, ce tragique évènement occulta les esprits de par l'atrocité du génocide causé à la communauté européenne juive mais aussi de par la suprématie militaire des Etats-Unis qui possèdent la bombe atomique et peuvent détruire une région du globe à tout moment. Cette période fut marquée de l'empreinte de la crainte, des restrictions ainsi que d'une détérioration de la confiance entre êtres humains. De plus, ce conflit tua près de 50 millions de personnes dont plus de la moitié était composée de civils. Dès le lendemain de ce dernier, les populations touchées par cette terreur éprouvèrent une envie soudaine de se divertir et de connaître un mode de vie contraire à celui qui leur avait été imposé lors de l'occupation allemande. Ainsi, le jazz connu un réel intérêt, notamment sur la rive gauche parisienne qui devint en peu de temps un lieu de pèlerinage pour tous les amateurs de pulsations ternaires. Cependant, le jazz était entre temps devenu une musique qui s'est complexifiée voire devenir savante et quitter ainsi son origine populaire. L'apparition du be-bop à l'initiative entre autres de Charlie Parker au milieu des années 1940 expédièrent le monde jazzistique en un milieu fermé dans lequel le public doit avant tout avoir une oreille aguerrie de ces structures harmoniques complexes, de cette pulsation rapide et des métriques parfois difficiles à ressentir. D'un autre côté, des figures comme Frank Sinatra ou encore Bing Crosby proposèrent des chansons dont l'influence jazzistique est indéniable mais se rapprochant d'un certain sentimentalisme de par leurs sujets (ce ne sont en effet principalement que des chansons d'amour) et de par leur variabilité pulsionnelle (afin de respecter un certain sentimentalisme dans la manière de chanter). Cependant un

28 Voici les ouvrages qui m'ont permi d'établir cet historique : Unis vers délires blues, in http://delires.blues.free.fr/avis.htm, consulté en septembre 2003 ; Histoire, in http://isuisse.ifrance.com/dynamicdandies/index fichiers/club/histoire.htm, consulté en septembre 2003.

mouvement prend de plus en plus d'ampleur chez les jeunes désireux de posséder leur propre identité musicale. Le rythm'n'blues connaît alors un intérêt majeur chez les adolescents américains au travers du moyen de diffusion le plus populaire du pays de l'Oncle Sam à savoir les ondes radiophoniques qui ouvrent leurs portes au blues dès 1948. Le premier à étendre radiophoniquement sa musique est John Lee « Sonny Boy » Williamson. Ce dernier fut l'un des pionniers du Chicago blues au même titre que Big Bill Broonzy. Durant les années 1930 et 1940, ces deux musiciens vont répandre leur blues à travers tout le pays. John Lee « Sonny Boy » Williamson impose la formation qui deviendra par la suite celle dite « classique » du rock à savoir basse, batterie, guitare et harmonica. Il est sitôt suivi de B.B. King qui animera la même année sa propre émission de radio dédiée au blues ainsi que par Muddy Waters, figure emblématique chez les futures stars du rock comme les Rolling Stones. Le terme rythm'n'blues fut inventé par le magazine musical Billboard en 1949. Cette musique plait pour sa structure simplifiée (utilisation de la grille blues dont les douze mesures s'articulent autours des degrés I, IV et V), pour sa durée (de deux à trois minutes environs tandis que les sessions jazzistiques peuvent s'étaler sur plusieurs minutes) mais aussi pour une approche du blues plus optimiste. Mais une personnalité se démarque du lot. Cette dernière n'est autre que Chuck Berry. Ses riffs simplifiés sur des paroles évoquant un certain érotisme ainsi qu'une gestuelle inédite à caractère sensuelle pour l'époque (comme son fameux « pas de canard ») permirent à cet ancien coiffeur du Missouri d'échelonner les marches vers un succès certain. Quelques années plus tard, au début des années 1960, il devient un père spirituel pour tout guitariste en herbe. Ainsi de futures vedettes du rock and roll comme les Beatles ou les Rolling Stones ont fait leur apprentissage sur les chansons du maître et commencerons leur carrière professionnelle en reproduisant ses accords sur bandes magnétiques, ce qui confèrera à Chuck Berry lui-même de nombreux droits d'auteur ainsi qu'une certaine reconnaissance en Angleterre quand bien même ce dernier passe ses

journées en prison. Chuck Berry est bien souvent présenté comme le père du rock'n'roll, ce qui est vrai pour son approche musicale. Mais le rock'n'roll est aux Blancs ce que le rythm'n'blues reste aux Noirs. Devant un tel engouement des jeunes Blancs américains, les producteurs ainsi que les majors (grandes maisons de disques) s'intéressèrent de plus en plus au rythm'n'blues qui représente à leurs yeux un potentiel commercial sans précédent. Le premier blanc à reprendre un morceau de rythm'n'blues noir est Bill Halley avec son Crazy Man Crazy en 1953. Ce n'est pas la première fois qu'un Blanc interprète une musique Noire. Le jazz en est la preuve vivante. Mais le rythm'n'blues apparaît comme une musique peu recommandable pour la jeunesse à cause de sa rythmique rapide et obsédante ainsi que l'âpreté de ses lignes guitaristiques. En effet, les personnes de couleur sont plus ou moins marginalisées aux Etats-Unis. Au vu d'un tel engouement de cette musique par le public blanc, les producteurs comprirent qu'il fallait que les Blancs aient leur propre rythm'n'blues. Le rock'n'roll est diffusé dès 1951 à l'initiative de disc jockey tels que Alan Freed, dont la paternité du terme rock'n'roll lui revient, et connaît une audience grandissante. Le rock'n'roll devient un mode de vie, de penser, de façon d'être. Ceci ne s'est plus vu depuis le romantisme allemand du XIXème siècle. Ce qui diffère entre ce dernier mouvement artistique et cette musique afro-américaine, c'est que cette dernière s'adresse en priorité aux adolescents dont le pouvoir d'achat grandissant intéresse toute une sphère économique. Une frénésie consumériste égale à celle de leurs parents s'empare de ces jeunes personnes qui arborent perfectos et T-shirts façon Marlon Brando au volant des Thunderbirds ou des Corvettes semblables à celles des vedettes hollywoodiennes. Mais la saison phare de ce mouvement musical reste 1954-1955, saison qui correspond à l'apogée du rock'n'roll de par le nombre de classiques (Rock Around The Clock de Bill Halley and his Comets, souvent considéré comme l'un des premiers tubes de l'histoire du rock'n'roll) mais aussi par l'émergence de nouveau talents (Chuck Berry connaît le succès en ce temps-là tout comme le jeune Elvis

Presley, le Blanc qui chante comme un Noir, et son titre phare intitulé That's Allright Mama). Selon moi, le rock'n'roll est né avec l'avènement du King. Non pas que je sois un inconditionnel de ce chanteur, mais le rock'n'roll est une imitation du rythm'n'blues par les Blancs teinté de sonorités country à but commercial. De ce fait, Elvis Presley en est la preuve la plus perceptible (aussi bien dans sa manière de chanter que dans sa gestuelle). Mais le rock'n'roll ne se limite pas qu'au rythm'n'blues de Chicago. Il existe encore quatre autres styles durant cette décennie comme les groupes de rock'n'roll du nord (dont Bill Halley est le plus célèbre représentant), le blues dansant de la New Orleans, le rockabilly ou country rock de Memphis (représenté par Elvis Presley) ou encore les groupes vocaux de rock'n'roll comme les Platters. En cette fin de décennie, le rock'n'roll perd de son authenticité, de son insolence, parfois même de son dynamisme. L'année fatidique est 1958. Little Richard se tourne vers la religion, Elvis semble plus conventionnel après avoir effectué son service militaire tandis que Chuck Berry est deux ans plus tard incarcéré pour avoir été pris à bord d'une Cadillac (un Noir au volant d'une grosse voiture paraît en ce temps-là très suspect aux yeux des autorités américaines) en compagnie d'une fille âgée de 14 ans. De plus, certaines gloires du rock'n'roll comme Buddy Holly, Eddy Cochran ou encore Richie Valens périrent dans des accidents dont Gene Vincent, miraculeux rescapé, fut sérieusement amoché. Une certaine malédiction semble frapper ces artistes de plein fouet. Certaines gloires du rock'n'roll se tournent vers d'autres courants musicaux comme Jerry Lee Lewis qui se convertit à la country. De plus, l'establishment américain voit revenir certaines valeurs quand dans l'arrière pays l'on voit brûler des disques et que l'on appelle à boycotter les stations radiophoniques diffusant de la musique noire ou du rock'n'roll. La plupart des rockers se sont rangés ou sont décédés. L'establishment propose de pales copies de standards aseptisées dont les thèmes sont inoffensifs aux désirs des adolescents.

B. Du rock'n'roll au rock and roll : l'émergence de la Grande

Bretagne

Mais le rock'n' roll ne fut pas une musique uniquement diffusée sur le sol américain. Dès 1956, ce dernier connaît un vif succès sur le vieux continent grâce notamment au film Graine de violence dont le titre phare est Rock Around The Clock de Bill Halley mais aussi aux premiers films d'Elvis Presley comme King Creole ou encore Jailhouse Rock. La France et l'Angleterre font un accueil assez enthousiaste à ce courant musical. Pourquoi ces deux pays accueillent cette culture étrangère ? Nous sommes dans les années 1960 en pleine crise entre les Etats-Unis et le block soviétique, ce qui stoppe toute culture américaine aux frontières des pays d'Europe de l'Est. De plus, certains pays sont sous le joug d'une dictature bien souvent liée à un certain archaïsme comme en Espagne ou encore au Portugal, ce qui exclus toute connaissance des nouveaux modes d'expression. Entre autre, la France connaît une relation particulière avec les Etats-Unis. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les Américains donnent à ce pays dévasté par les bombardements une aide qui a pour but de reconstruire les infrastructures au travers du plan Marshall. Parallèlement à cela, les Etats-Unis exportèrent leur cinéma, leur musique, en somme une culture basée sur le commerce d'autant plus que les Américains sont omniprésents en Europe grâce au déploiement de bases militaires de l'OTAN sur l'ensemble du vieux continent. Les produits américains fascinent en ce temps-là les Européens qui ont connu six longues années de privations et dont l'Amérique reste un symbole de liberté d'où un fort désir d'appropriation et d'identification se fait alors ressentir notamment chez les adolescents. En Grande Bretagne, un engouement certain s'empare des jeunes britanniques lors des tournées de Fats Domino, de Little Richard ou de Gene Vincent. Ceci est dû à un fond prolétarien présent dans la société anglaise ouvert à une culture chargée de signes de rébellion et possédant une forte identité. De plus l'Angleterre possède une culture musicale populaire assez pauvre se limitant à quelques styles

folkloriques du XIXème siècle que peu de personnes ont essayé de prolonger à cause d'un faible intérêt du public. L'Angleterre est très liée aux Etats-Unis. En effet, ces deux pays parlent une même langue mais leur histoire se rejoint. Il ne faut pas oublier que les premiers colons qui s'installèrent en Amérique provenaient de la Grande Bretagne. De plus, les Etats-Unis furent une colonie anglaise avant de proclamer leur indépendance à la fin du XVIIIème siècle. Certains artistes français comme Johnny Hallyday ou encore les Chaussettes Noires firent connaître le rock'n'roll au travers de reprises dont les paroles furent francisées et parfois aseptisées dès le début des années 1960. De plus, l'esprit rebelle des rockers français est éteint par l'embrigadement militaire pour cause de guerre d'Algérie.

De ce fait, l'Angleterre pris le relais au rock'n'roll américain, lequel se confondant parfois à une sorte de musique de variété dont les paroles ont perdu de leur mordant. Les premiers rockers anglais sont des copies conformes des artistes américains. Ainsi Tommy Steele imite Elvis et Gene Vincent tout comme Billy Fury, Martin Wilde ou encore Rory Storme (qui a fait débuter sur scène Richard Starkey, futur Ringo Starr et batteur des Beatles). Mais une personnalité sort du lot parmi cette multitude de formations électriques. Il s'agit de Cliff Richard et de ses fameux Shadows. Son style est inspiré de la période Parker d'Elvis et il adopte l'attitude détendue des rockers blancs américains tout en faisant attention à ne pas effacer la prestation instrumentale de ses accompagnateurs menés par le guitariste Hank Marvin. Pour anecdote, certains futurs guitar-heroes anglais comme Brian May, guitariste du groupe Queen, ou encore Jeff Beck eurent la révélation en découvrant les performances du guitariste des Shadows. Hank Marvin, sosie de Buddy Holly, impose un nouveau style de guitare électrique plus brillant, plus propre, dont la sonorité se distingue en jouant sur le tremolo, l'écho et la résonance. S'en est alors fini du rock'n'roll américain qui cède peu à peu la place au rock and roll anglais et cela à partir de 1958. Leurs chansons remportent un succès énorme en Grande

Bretagne comme Apache (1960) ou encore Kon Tiki qui attirent ainsi l'attention d'un public parfois resté réticent à l'égard de cette musique afro-américaine.

Mais il faut attendre l'année 1962 et l'explosion du phénomène Beatles pour que la Grande Bretagne connaisse une véritable identité dans le monde du rock. Ces derniers prônent une image prolétaire avec un certain sens de l'humour, image qui sera par la suite assez illusoire puisqu'ils acceptent et se fondent dans tout ce qu'ils dénoncent (la richesse et le luxe). Leur impact est plus visuel et social que musical. Ils apparaissent en effet comme des êtres spirituels doués d'une certaine intelligence en plus ou moins accord avec les conventions sociales. Leur apparence se rapproche plus du britannique moyen propre sur lui que celle du rocker à l'oeil mauvais. Cette voie ouverte par les Beatles à une culture de gauche est sitôt suivie par une autre formation, les Rolling Stones. Ces derniers représentent le contre-pied des Beatles par leur attitude anti-conformiste. En effet, ils portent des cheveux longs quand les Beatles ont leur « coupe au bol » et adopte une attitude égoïste, méprisante et sexuellement provocante. Tandis que les Beatles appuient leur musique sur le rock'n'roll américain et sur la variété, les Rolling Stones puisent dans le rythm'n'blues de Chicago, le blues et la soul, influences qui leur confère une musique plus dure et plus rêche. La recette des Rolling Stones est de mêler une musique issue du boogie-blues de Chuck Berry, de Bo Diddley et de Muddy Waters ainsi que de la soul de Salomon Burke et de Don Covay à des paroles à message en ajoutant un soupçon de non-respect des normes et des valeurs sociales. Ceci a pour effet de laisser croire que les Rolling Stones ne se soucient de leur image publique ce qui leur donne une sorte de naturel. Mick Jagger, chanteur en titre de ces mauvais garçons, associe la sensualité des débuts d'Elvis Presley à la gestuelle scénique de James Brown. L'esprit de rébellion des Rolling Stones influence. Ainsi la formation intitulée The Who a accès à la célébrité en 1965 et adopte des paroles à double tranchant sur une guitare enragée de leur meneur Pete Townshend. L'originalité de ce groupe est aussi

due à la voix de leur chanteur Roger Daltey dont le timbre blasé ressemble à celui d'un vieux routier. Des images de révolte sont perceptibles dans des titres comme My Generation. Puis le groupe se tourne vers des sujets plus baroques comme dans Substitute (où apparaît un tambourin traité au style Motown), I'm a boy (chanson dans laquelle un garçon est traité par sa mère comme une fille) mais aussi Happy Jack (où un excentrisme provincial en découle) et Pictures Of Lily (marqué par un certain fétichisme). Peu après les Rolling Stones, apparait un groupe assez innovant, les Yardbirds, dont la carrière est divisible en deux parties. Ils sont d'abords les dignes descendants des Rollings Stones. En effet, ils se produisent dans un premier temps dans les clubs londoniens comme le Crawdaddy Club, tenu par leur manager Giorgio Gomelsky qui fut celui des Rolling Stones, ou encore le Marquee. Leur originalité lors de cette première phase est due à l'apparition du premier guitar-hero anglais qui n'est d'autre qu'Eric Clapton. La deuxième phase est marquée par une approche musicale inédite pour l'époque. En 1964, ils enregistrent For Your Love dont la particularité est une extension de l'instrumentation. Dans ce titre, les bongos prédominent tandis qu'ils sont étouffés par le tintement des guitares et du clavecin. S'en est fini du rock and roll anglais. Place au rock. Le départ d'Eric Clapton permit au groupe d'engager un guitariste nommé Jeff Beck dont les sonorités déformées vont être mises en avant comme dans Still I'm Sad, Shapes Of Things ou encore Over, Under, Sideways, Down. Il en découle une nouvelle conception de l'enregistrement qui sera par la suite très vite reprise par les Beatles dans leur album intitulé Revolver. A partir de 1965-1966, le rock anglais s'exporte partout dans le monde, même aux Etats-Unis, au travers de tournées de plus en plus importantes. Les disques anglais se vendent par millions au pays de l'Oncle Sam en cette période grâce au soutien des journalistes et des animateurs de radio FM qui présente cette musique anglaise comme de l'art. Les groupes anglais disposent de managers puissants pouvant les orienter aussi bien juridiquement que financièrement.

Cela dit, l'esprit d'aventure présent sur les disques anglais entre 1964 et 1966 s'estompe peu à peu par crainte que le public ne suive pas. De ce fait toute une génération d'artistes se tourne vers les origines de leur musique, à savoir le skiffle et le rock'n'roll. A ce moment-là, un large éventail de styles inonde le marché dont les disques anglais sont très présents.

L'avènement des Beatles et des Rolling Stones eut pour effet une plus grande écoute du point de vue quantitatif de la musique. Les disques se vendaient de plus en plus et de plus en plus fréquemment avec un intérêt porté sur la pop et sur le rock'n'roll. Les artistes britanniques surent adapter le rock'n'roll à leur propre culture, tout comme les Français l'ont effectué au travers de la vague yéyé en adaptant la grille blues à des paroles aseptisées. Ces derniers sont assez proches d'une tradition qui les relie à la chanson française à texte grâce à un travail plus conséquent sur le texte que leurs homologues anglais ou américains tout en effaçant le côté tapageur et insolent du rock'n'roll. A la fin des années 1960, le rock anglais des Beatles s'est si éloigné des rythmes fougueux du rock'n'roll pionnier qu'il ouvre une voie toute tracée vers une musique populaire plus conventionnelle, voire plus commerciale, à savoir la pop music.

C. Etude sociologique du rock29

Selon Perry Anderson, le rock apparaît lors d'une période postmoderne définie par l'embourgeoisement des individus. L'après guerre est marquée d'après ce dernier par une abolition de l'ordre semi-aristocratique ou agraire. Ceci est dû par une américanisation de l'Europe au travers de ses choix économiques. En effet, l'arrivée en force du fordisme ainsi que la production et la consommation de productions de masse aligne le système économique européen sur le modèle américain. Cette société postmoderne correspond ainsi

29 Voici l' ouvrage qui a été utile à l'élaboration de cette partie : LONGHURST Brian, Popular Music & Society, Cambridge, Polity Press, 1995, p. 278.

avec la mise en place du capitalisme. Le rock apparaît avec l'avènement des industries de communication multinationales, l'intégration de plusieurs formes de médias, le développement des nouvelles technologies, la signification de l'imagerie ainsi que la fusion entre les théories artistiques et les techniques commerciales30. Richard Middleton va dans le même sens en précisant toutefois que le rock est issu des classes ouvrières devenant ainsi des mouvances significatives dans la création musicale.

D'autre part, la signification du rock aux yeux de Simon Frith et d'Angela Mc Robbie sur la représentation de la sexualité est marquée par la domination masculine de l'industrie musicale. Le rock représente donc la masculinité de la musique populaire contemporaine. Il est vrai qu'il existe deux conceptions de ce dernier assez différentes : le cock rock et le teenybop. Ce premier correspond à l'expression explicite, crue et parfois agressive de la sexualité masculine. L'un des groupes passés maîtres dans ce genre précis reste les Rolling Stones qui adoptent une attitude dominatrice et vantarde, cherchant à rappeler à leur public leur prouesse et leur contrôle. Ils correspondent à l'image du chevalier servant brisant les hôtels et les groupies. Sur le plan musical, ce genre repose sur une franchise sexuelle du rythm'n'blues à laquelle est ajoutée une image masculine crue portée sur la dureté, le contrôle et la virtuosité. Le teenybop quant à lui est plus apprécié par les filles. Les idoles de ce dernier présentent une image basée sur la pitié de soi, la vulnérabilité et le besoin. La sexualité masculine y est synonyme de désir ardent portant uniquement sur des insinuations sur l'interaction sexuelle. Ces deux analyses tendent à valoriser le cock rock plutôt que le teenybop. De plus le public féminin est très réceptif à ce premier. L'illustration la plus explicite se trouve dans les foules constituées de filles s'égosillant lors des prestations des Rolling Stones qui sont pourtant l'un des groupes les plus machistes de leur génération. Le fait est que d'après moi

30 Cette analyse sociologique de Perry Anderson a été tirée des ouvrages suivants : FRITH Simon, HORNE Howard, Art into Pop, Londres, Routledge, 1997, pp. 4-5 ; MIGNON Patrick HENNION Antoine, op. cit., pp. 53- 62.

l'arrogance sexuelle dégagée par Mick Jagger est perçue par la gent féminine comme une sorte de séduction dominatrice et sauvage. Plus leurs chansons sont outrageantes envers le public féminin, plus les filles se jettent au cou du chanteur. Le rock est souvent lié à la révolution sexuelle. Pour moi, la libéralisation de la sexualité s'est effectuée au travers de l'affirmation d'un certain machisme corrélatif à l'apparition du rock. L'image sexuellement dominatrice du jeune Elvis Presley eut pour conséquence de percevoir les premières scènes d'hystérie dues à une foule criarde de jeunes filles. De plus les rockers les plus connus du public restent exclusivement des hommes, ce qui conforte le rock dans une image masculine. De par la suite, Simon Frith et Angela Mc Robbie étudient ensuite les spécificités du public. Les consommateurs de cock rock, représentés surtout par des garçons, adoptent un comportement actif et collectif. Ils essaient de copier leurs artistes préférés en apprenant à jouer de la guitare et en formant des groupes de rock. De ce fait, ils s'identifient de manière directe à leurs idoles. De leur côté, les filles écoutant du teenybop restent relativement passives et individuelles. Elles écoutent souvent seules les disques, à l'inverse des garçons, et aspirent à être chanteuses ce qui reste une démarche qui exclut le groupe. Ces deux penseurs pensent que les idoles du teenybop peuvent être utilisées de différentes façons par leur public féminin à travers notamment une sorte d'appropriation collective de résistance face aux normes scolaires. Le déclin du rock'n'roll est alors corrélé à une sorte de féminisation de la musique. Selon Peter Wicke, « la nature essentielle de l'expérience rock ne consiste pas à décoder la musique comme une structure de sens » rigoureuse mais plutôt à insérer sa propre signification dans l'expérience sensuelle de la musique31.

Comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent, les jeunes sont répertoriés dans une quasi-classe sociale : l'adolescence. Selon Paul Yonnet, les facteurs sociaux permettant la construction de celle-ci sont la mixité et

31 Ce propos a été issu de : MIGNON Patrick HENNION Antoine, op. cit., p. 42.

l'allongement des apprentissages scolaires ainsi qu'une entrée plus tardive dans la vie active. De ce fait, les adolescents se seraient emparés de cet espace-temps en refusant les formes traditionnelles de la politique et de la politisation. Selon les auteurs, « le rock sera leur véritable conscience de classe, comme l'illustre l'état d'indépendance physique et morale de la jeunesse dans les pays où cette musique demeure interdite et son écoute criminalisée »32. D'après Paul Yonnet, le rock représente une « stratégie d'ascension sociale du groupe adolescent » s'émancipant à travers une « dépolitisation active » devenant ainsi une « ethnie internationale »33.

D. Idéologie du rock34

Mais les sociologues ne sont pas les seules personnes à analyser la société. Les artistes rock sont les premiers à critiquer de manière corrosive et vigoureuse la société entre 1967 et 1971.

L'urbanité de cette musique apparaît jusque dans les textes comme dans Citadel des Rolling Stones en 1967 : « Les drapeaux qui claquent sont des billets d'un dollar [...], des gens vociférant volent si vite dans leurs voitures de métal brillant, à travers des forêts d'acier et de verre ». Cette description froide de la vie urbaine déshumanisée condamne le citoyen en proie au stress à un usage purement fonctionnel (métro-boulot-dodo). Les Kinks de leur côté dénoncent la laideur de l'architecture répétitive des quartiers populaires dans des chansons comme Dead End Street et Second Hand Car Spiv.

Les nouvelles technologies sont pointées du doigt avec une certaine méfiance. Ces dernières sont synonymes d'aliénation de l'homme et de dépersonnalisation de l'individu. Ceci est apparent dans certaines chansons plus ou moins prémonitoires comme 2000 Man des Rolling Stones datant de 1967 (« Mon nom est un nombre, un morceau de pellicule plastique. J'ai une

32 Ibid, p. 53.

33 Idem.

34 Les propos suivants sont issus de l'ouvrage suivant : MIGNON Patrick HENNION Antoine, op. cit., pp. 42-53.

amourette avec un ordinateur de rencontre ») ou encore 20th Century Man des Kinks (« C'est l'aire de la machine, un cauchemar mécanique, le merveilleux monde de la technologie : napalm, bombes à hydrogène, guerre biologique »).

La contestation du cadre de vie paraît inférieure à la description caustique et désabusée des relations sociales. Ces dernières révèlent une artificialité ainsi qu'une agressivité grandissante. La violence est l'un des premiers leitmotivs du rock. Cette dernière s'appuie sur des faits concrets, liés à l'actualité des années 1960 comme la guerre au Vietnam ou encore la question irlandaise. La guerre est dénoncée par les artistes comme une boucherie absurde et monstrueuse menée par une bande de mégalomanes. Ainsi, Give Peace A Chance ainsi que All You Need Is Love des Beatles ou encore Imagine de John Lennon appellent à la paix et à la réconciliation entre les peuples. Mais la violence peu à peu s'installe dans le cadre de vie quotidien. De ce fait, Peace Frog (1970) des Doors dénonce les abus des forces de l'ordre : « Il y a du sang dans les rues. J'en ai jusqu'aux chevilles, j'en ai jusqu'aux genoux. Du sang dans les rues de la ville de Chicago, du sang qui monte, il me suit ». L'insécurité générée par le cadre urbain est elle aussi dénoncée. Une sorte d'agressivité non conforme à la normalité semble déteindre sur toutes les relations sociales. Ainsi, Jimi Hendrix dans If Six Was Nine (1967) expose cette dernière : « De petits cols durs conservateurs s'agitent dans la rue et pointent leur index de plastique vers moi. Ils voudraient voir ma race disparaître. Je vais hisser mes couleurs dingues en vagues. Au diable, homme d'affaires, tu peux t'habiller comme moi ». Les Who tiennent un même discours dans leur chanson intitulée My Generation (1965) : « Les gens veulent nous descendre juste parce que nous sommes là. Ce qu'ils font paraît horriblement froid ».

Les rockers dénoncent l'artificialité ainsi que l'hypocrisie qui s'installent dans la société. L'adjectif plastic apparaît dans certaines chansons afin de définir l'artificialité du monde ainsi que son état influençable. Ce phénomène est dû à une frénésie consumériste liée à l'augmentation du pouvoir d'achat. Ainsi

Satisfaction des Rolling Stones est une satire de la publicité tandis que Maid Of Bond de David Bowie dénonce la course aux biens de consommation ainsi que les symboles qui représentent le statut social. Dans un même ordre d'esprit, la futilité médiatique est critiquée par les Beatles dans A Day In The Life (1967). Crazy Miranda (1969) de Jefferson Airplane dénonce la crédulité du public face aux médias : « Elle croit tout ce qu'elle lit, que cela vienne d'un bord ou de l'autre, presse underground ou une de Time Life ». L'artificialité de la société est quant à elle dénoncée dans The Substitute (1970) des Who : « Tu crois que nous allons bien ensemble. Mais je suis un ersatz d'un autre gars. J'ai l'air grand mais j'ai des tallons hauts [...] j'ai l'air jeune, mais en fait je suis antidaté. J'ai l'air tout blanc mais mon père était noir. Mon superbe habit est fait de toile de sac ». Le rock remet tout en question en adoptant une humeur iconoclaste et anti-institutionnelle face aux symboles et aux incarnations de l'ordre établi comme le patriotisme, la religion et la politique. De ce contexte apparaît des chansons invitant à la révolte comme Revolution (1968) des Beatles ou encore Street Fighting Man des Rolling Stones (1968). Certains groupes affirment leur engagement politique, bien souvent à gauche d'ailleurs, comme les MC5 aux Etats-Unis ou encore Komintern et Barricade en France. Mais le rock, dont les idéologies politiques représentent des pièges et des perversions, veut se dégager de toute contrainte. Selon Simon Frith, il ne s'agit pas dans le rock « de commenter la vie des gens mais leurs échappatoires »35. Ceci représente une revanche de l'imaginaire face à une organisation matérialiste du réel. Afin de clarifier cette notion, il faut donc prendre ses rêves pour des réalités souvent sous l'influence de produits illicites. L'ailleurs intérieur renvoie au mysticisme, à la spiritualité qui est souvent inspirée de la culture orientale. Une quantité d'artistes revendiquent cette influence au travers de la musique comme par exemple les Beatles dans Within Without You (1967).

35 Ibid, p. 47.

L'évocation d'autres temps ou d'autres lieux laisse parfois entrevoir ce que pourrait être une vie plus riche. L'enfance est l'un des premiers territoires de l'imaginaire car elle renvoie à un bonheur possible ainsi qu'à une innocence qui représente une indétermination gratifiante entre le réel et l'imaginaire et dont la spontanéité n'est pas dégradée par l'éducation. De ce fait, Jimi Hendrix évoque un univers de fées et de magiciens digne de Tolkien dans Dolly Dager (1970). Des groupes comme Genesis ou Ange évoque des épopées héroïques. Nous pouvons ainsi parler de machicoulis rock. Par exemple Time Tables (1971) de Genesis est assez explicite dans ce domaine : « Une solide table de hêtre raconte l'histoire d'une époque où les rois et reines buvaient du vin dans des gobelets d'or. Et les braves menaient leurs dames hors des salles vers la fraîcheur des ombrages. Un temps de valeur où naissaient des légendes. Une époque où l'honneur valait plus pour un homme que sa vie ». Il en résulte donc une forme de nostalgie ainsi qu'une négation de la modernité. Sont ainsi mis en avant la beauté, l'harmonie, le courage moral et physique, ainsi qu'une forte personnalisation des rapports sociaux. Les références aux mythologies vikings retracent des époques pré-industrielles et pré-capitalistes selon lesquelles la destinée sociale ne doit qu'aux mérites personnels. La nature devient alors une incarnation absolue du vrai surtout quand celle-ci apparaît vierge, loin de toute présence humaine. Cette nature est évoquée dans Cirrus Mirror (1969) et Echoes (1971) du groupe Pink Floyd.

La vraie vie peut trouver sa signification au travers du voyage. Les hoboes, sorte de routards se rapprochant du modèle beatnik, font partie du patrimoine américain si bien que Jimi Hendrix leur rend hommage de par son Highway Chile : « Il porte sa guitare ficelée dans le dos [...]. Il est parti de chez lui à 17 ans, le reste du monde il va le découvrir [...]. C'est une pierre qui roule pour amasser sa mousse ». Dans cet exemple, la route représente le moyen de fuir ainsi que la découverte de diverses formes de vies sociales et d'expériences affectives. La communauté des voyageurs est perçue par les rockers comme une

micro-société heureuse et ludique, comme le souligne la chanson des Beatles intitulée Yellow Submarine.

Le monde peut être vu à la manière d'un spectacle dont l'objet est la connaissance ou la quête spirituelle sans pour autant imposer les coûts de l'intégration. Le rock voit dans l'installation rurale une matérialisation d'une vie alternative ainsi qu'un échappatoire à la vie urbaine comme le souligne Gonna Run de Ten Years After. La campagne représente alors le contact avec la nature ainsi que de nouvelles formes d'organisation du travail et de la vie domestique dans une utopie communautaire.

L'apparition du rock coïncide avec une nouvelle conception du domaine amoureux face à l'ordre social. A la fin des années 1960, les artistes font barrage à la pression du mode de vie dominant en développant un climat d'affection communautaire marqué par l'épanouissement d'une sexualité libérée éloignée de la conception éternelle de l'amour et du bonheur individuel. Ainsi des chansons comme All You Need Is Love ou encore With A Little Help From My Friend des Beatles, datant de 1967, témoignent de la spontanéité et de la chaleur d'une affectivité non réprimée face à la froideur des rapports sociaux nés de la logique mercantile. Selon Grace Slick du Jefferson Airplane : « peu importe les paroles ou qui les chante, ce sont toujours les mêmes. Elles disent soyez libres, libres en amour, libres en sexe »36. Cette sexualité libérée apparaît aussi bien dans les textes que sur scène, sans entrave ni péché. Les rockers adoptent un vocabulaire direct et évocateur. Le jeu de scène de Jimi Hendrix, de Mick Jagger et de Jim Morrison est marqué à la fois de séduction et d'émotion sexuelle, si bien que ce dernier s'autoproclame de « politicien érotique ». La libération des potentialités du corps ainsi que l'énergie du désir est vécue comme une pratique de subversion.

La fête est la dernière traduction de cette « politique existentielle ». Elle évoque à la fois le voyage (comme dans The Magical Mystery Tour des Beatles),

36 Ibid, p. 51. Ces propos proviennent du magazine Time du 23 juin 1967.

le sentiment communautaire et l'expression de la sexualité. Le concert, ou le festival, crée un espace d'extériorité sociale, comme une sorte de bulle protégée de l'ordre établi, et produit la fusion des émotions collectives engendrant la communauté tout en sollicitant les sens et en faisant communier les mythes et les symboles de par la mise en scène.

E. Sex and drugs and rock'n'roll37

Dès le début, le rock'n'roll affiche une image peu en accord avec les normes et les valeurs sociales. En un premier temps, le sexe est devenu le principal leitmotiv de ce genre artistique. Le déhanchement subjectif du jeune Elvis Presley suffisait à provoquer aussi bien les cris admiratifs de son public, dont la plupart est composée de filles, que les foudres de l'establishment. Par ailleurs, certaines chansons durant les années 1960 sont censurées de par le contenu de leurs paroles. Ainsi Let's Spend The Night Together des Rolling Stones doit devenir à la demande des producteur du Ed Sullivan Show Let's Spend Some Time Together lors de leur passage à l'émission en janvier 1967. Le chanteur Mick Jagger trouve la parade afin de ne rien changer aux paroles en adoptant une prononciation mal articulée. Mais ce procédé n'est pas nouveau. Ainsi, les Rolling Stones utilisèrent cette façon de parler sur leur succès Satisfaction en 1965 afin d'éviter toute protestation des autorités. Mais le rocker qui a la plus mauvaise image auprès de l'establishment reste Jim Morrison, chanteur et auteur des Doors. Ce dernier fut arrêté dix fois entre 1963 et 1969 pour divers motifs (conduite en état d'ébriété, prestation obscène et impudique, etc).

A la fin des années 1960, des campagnes contre le rock virent le jour. Ces dernières furent pour la plupart l'initiative des stations de radio. En mai 1967, un employé de l'entreprise radiophonique Mc Lendon Corp's avertit son patron des dangers du rock après avoir écouté le contenu des paroles de Let's Spend The

37 Cette partie a été influencé par l'ouvrage suivant : BENETOLLO Anne, Rock et Politique, Censure, Opposition, Intégration, Paris, L'Harmattan, 1999, pp. 95-147.

Night Together, titre que possédait sa fille alors âgée de neuf ans. Une campagne contre les paroles outrageantes se mit aussitôt en place. Des articles parurent dans les journaux alertant la multiplication des paroles à caractère sexuel. Mc Lendon lui-même invite les diffuseurs à revoir leur programmation. Ce dernier montre l'exemple à suivre en supprimant les passages de Penny Lane des Beatles, de Candy Man des Nitty Gritty Dirt ainsi que ceux de Sock It To Me de Mitch Ryder and The Detroit Wheels de ses six stations radiophoniques. Mais les diffuseurs hertziens ne sont pas les seuls à censurer le rock. Les maisons de disque font parfois office de censeur auprès des artistes. Ainsi, Janis Joplin dut changer le titre de son album Sex, Dope And Cheap Thrills en Cheap Thrills en 1968. L'année précédente, le label EMI refusa de commercialiser le premier album de John Lennon et de Yoko Ono intitulé Two Virgins parce qu'ils apparaissaient nus sur la pochette.

Le sexe n'est pas le seul élément montré du doigt chez les rockers. L'usage de substances illicites qu'affirme certaines personnalités du monde du rock est montré du doigt par les autorités. De plus, l'avènement du phénomène hippie met en avant l'exploration des paradis artificiels. Ces derniers permettent à l'individu de se connaître soi-même ainsi qu'un plus grand respect aux autres. De plus, certains penseurs affiliés à la contre-culture comme Allen Ginsberg, Ken Kesey ou encore Jack Kerouac encouragent à la consommation de ces substances. En réaction à l'augmentation fulgurante de la consommation de drogues, le Président Johnson exige un contrôle redoublé du FBI sur le trafic et l'usage des stupéfiants le 2 mars 1966. Il est vrai que les saisies de marijuana effectuée par la police new-yorkaise ont été multipliées par 17. Entre 1965 et 1966, l'usage de substances illicites a augmenté de 140 % en Californie, touchant principalement les collèges ainsi que les universités. Dans cette même période, plus de 15 % des usagers de LSD sont étudiants dans la ville de Los Angeles. Certaines chansons se réfèrent par allusions aux drogues comme Happiness Is A War Gun des Beatles (« J'ai besoin d'un fixe / Parce que je suis

en train de descendre ») ou encore You Got Me Floatin de Jimi Hendrix (« Oui tu me fais voler tout autour / Toujours en haut, tu ne me laisseras jamais descendre / Et je t'embrasse quand ça me plaît / Tu me fais voler [...] »). Ce dernier exemple peut prévaloir d'évoquer les sensations ressenties lors d'un vol en avion et ne pas correspondre aux allusions d'un éventuel trip. A partir du milieu des années 1960, certaines stations de radio interdisent la diffusion de chansons dont les paroles évoqueraient les drogues. De ce fait, les textes dans lesquels des mots comme stoned, high et trip figurent étaient suspectes de contenir un message qui valorise l'utilisation de drogues. Ainsi, Rainy Day Woman de Bob Dylan fut interdite de diffusion pour deux raisons. La première est que le texte se réfère à la drogue en général : « mais si j'étais toi je ne me sentirais pas si seul / Tout le monde doit se défoncer ». La seconde raison est que le titre lui-même est le nom donné à la cigarette de marijuana. Pour contrecarrer cette censure, les artistes jouent sur des références ambiguës. Par exemple, Eight Miles High des Byrds peut être entendu comme l'évocation d'un voyage en avion à Londres sans que cela ne renvoie à quelconque substance illégale : « Tu planes à dix kilomètres / Et quand tu atterris / Tu t'aperçois / Que tu es plus étranger ». Afin de faciliter le travail des programmateurs des maisons radiophoniques, Bill Gavin crée un guide sous le nom Gavin Report répertoriant toutes les chansons portant sur les drogues. Ce classement fut utilisé par plus de 10 000 stations radiophoniques sur le sol américain. Quelquefois les revendications des groupes de rock aux sujets des substances illicites sont claires comme dans la chanson Take A Whiff des Byrds (« Renifle un coup, renifle un coup avec moi [...] / J'ai rejoint la rue Centrale par la Quatrième Rue / Pour trouver de la bonne cocaïne). De plus certains artistes ne cachent plus leur goût prononcé pour les substances illicites comme Mick Jagger et Keith Richards qui furent souvent arrêtés pour détention et usage de stupéfiants. Les chansons portées sur les drogues devenaient un tel problème que le Président Nixon ainsi que son vice-président Spiro Agnew donnèrent une conférence à caractère plus

informatif que répressif en décembre 1969. Ces deux personnalités politiques proclamèrent Timothy Leary, ancien professeur d'Harvard qui se fait l'apôtre du LSD, comme l'homme le plus dangereux des Etats-Unis. Cela dit, certaines chansons dénoncent les effets négatifs de certaines substances comme Amphetamine Annie de Canned Heat (« Ton esprit peut penser qu'il vole / Grâce à ces petites pilules / Mais tu devrais savoir qu'il meurt / Parce que [...] l'amphétamine tue ! » ou encore The Pusher (NdT : Le Dealer) de Steppenwolf (« tu sais j'ai vu beaucoup de gens aller et venir / Avec des pierres tombales dans les yeux / Mais le dealer s'en fiche / Que tu sois mort ou vivant / Si j'étais le Président de ce pays / je déclarerais la guerre totale au dealer / Au diable le dealer »). Cette paranoïa du contenu des paroles des chansons par rapport à certaines substances suscite parfois des erreurs. Lucy In The Sky With Diamonds des Beatles est souvent montrée comme le symbole de l'évocation du LSD. Or ce mythe est erroné. Le fait que les initiales forme le nom de cette substance est un simple hasard. Cette chanson fut écrite par John Lennon en 1967 à partir de l'un des dessins de son fils Julian qui avait imaginé une sorte de fée nommée Lucy volant dans un ciel constellé de cristaux38.

Cette louange des substances illicites est due au fait que la dangerosité de ces produits (tels que le LSD, la cocaïne et l'héroïne) est méconnue. Il faut attendre la toute fin des années 1960 pour constater les premiers décès sous overdoses. L'image de la drogue noircit en 1970-1971, période marquée par la disparition de trois personnalités du rock sous l'emprise de la drogue, à savoir Janis Joplin, Jimi Hendrix et Jim Morrison, évènements qui annoncent la fin des années 1960, une décennie définie par un sorte d'insouciance.

38 Cette explication de John Lennon a été rapportée de l'ouvrage suivant : THE BEATLES, The Beatles Anthology, traduction de Philippe Paringaux, Paris, Seuil, 2000, p. 242.

Chapitre 4. Le LSD et le rock psychédélique39

A. Le LSD et son évolution idéologique

Le LSD (abréviation de l'allemand Lyserg Säure Diäthylamid), connu sous le nom d'acide lysergique, a été inventé en 1938 par le professeur suisse Albert Hoffmann. Cette substance, obtenue à partir de l'ergot de seigle, devait au départ être un stimulant moyen. Par accident son créateur en avala et ressentit aussitôt les effets :

- Perte de la notion de temps : les secondes deviennent des heures tandis que les heures deviennent des secondes.

- Perte de la sensation de soi.

- Hallucinations.

Le terme « psychédélique » fut créé par un psychiatre du New Jersey en 1957 afin de définir les effets que l'individu ressent sous acide. Cet adjectif provient d'une association de deux mots d'origine grecque : psukhê qui signifie « âme » et délo qui signifie « révéler ». Dans cette fin des années 1950, la presse de manière générale présente le LSD comme un produit miraculeux permettant de soigner les malades mentaux. «[LSD] has rescued many drug addicts, alcoholics, and neurotics from their private hells - and hold promise for curing tomorrow's mental ills.»40 (NdT: « [Le LSD] a sauvé certains toxicomanes, certains alcooliques et certains névrosés de leurs enfers privés et tient la promesse de guérir les malades mentaux de demain. »). Le LSD n'est pas perçu comme une drogue mais comme un calmant extraordinaire bien que ses effets hallucinogènes soient connus. Sa réputation de psychothérapeutique miracle continue jusqu'au début des années 1960 si bien que la majeure partie des magazines en ce temps-là loue ses propriétés bienfaitrices. Deux romans best-

39 Ce chapitre a été très influencé de l'ouvrage suivant : HICKS Michael, Sixties Rock, University of Illinois, University of Illinois Press 1999, pp. 58-73.

40 Ibid, p. 59.

sellers font un éloge à l'acide lysergique : Myself and I de Constance A. Newland parut en 1963 et Exploring Inner Space de Jane Dunlap publié en 1961.

A partir du milieu des années 1960 l'image du LSD change dans l'opinion publique. En effet, les journaux relatent des faits divers dans lesquels l'acide est directement mis en cause. Le public connaît enfin les effets non désirés du produit comme les bad trips ou plus simplement les névroses qui peuvent entraîner des suicides. 1966 marque un tournant aux Etats-Unis par rapport à la légitimité de la libre circulation du LSD. Un seul événement41 est à l'origine de ce tournant. En avril 1966, Stephen Kessler âgé de 30 ans, ancien étudiant en médecine, est arrêté à Brooklyn après avoir étranglé puis tué sa belle-mère. Le prévenu a reconnu être sous acide depuis trois jours. Depuis cette affaire le danger psychotique de l'acide lysergique est connu de l'opinion publique ainsi que du gouvernement fédéral. Ce dernier adopte la même année une loi interdisant l'usage et la distribution du LSD-25. Les laboratoires Sandoz qui commercialisent et sont à l'origine de ce produit rappellent tous les fournisseurs. Malgré cela, les psychiatres affirment en 1966 perdre tout contrôle sur la circulation du LSD lors d'une conférence internationale à Berkeley. L'acide lysergique est de ce fait devenu le marché de réseaux clandestins et souterrains au même titre que le haschisch, la cocaïne ou l'héroïne. Les dealers savent fabriquer ce produit dans leur cuisine pour inonder le marché.

Cela dit, dès 1965 le LSD inspire les milieux artistiques et intellectuels. Le professeur Timothy Leary, professeur à l'Université d'Harvard, est le pape du LSD. Sa vie commence d'une manière des plus conventionnelles. Après avoir fréquenté les écoles catholiques, il s'inscrit à l'académie militaire de Westpoint puis s'engage dans l'armée lors de la seconde guerre mondiale. Après l'obtention d'un doctorat de psychologie, il enseigne à l'université de Harvard et entreprend des expériences psychédéliques dès 1960 avec des champignons

41 L'événement qui suit a été rapporté de l'ouvrage suivant : BENETOLLO Anne, op .cit., p. 142.

hallucinogènes appelés psylocibine lors d'un voyage au Mexique. Il conclura cette expérience par ces termes : : « En quatre heures, j'avais plus appris sur le fonctionnement de l'esprit qu'en quinze ans de pratique professionnelle »42. George Harrison, lors de sa première expérience psychédélique au LSD, en conclut de manière semblable : « Les questions et les réponses se fondaient les unes dans les autres. Une illumination se produit à l'intérieur de soi : en dix minutes, j'ai vécu milles ans. Mon cerveau, ma perception et ma conscience étaient projetés si loin que la seule façon dont je pouvais tenter de le décrire était de me comparer à un astronaute sur la Lune, ou bien dans son vaisseau spatial, regardant le Terre derrière lui. »43. A partir de ce moment là, Timothy Leary est persuadé que l'utilisation des substances hallucinogènes et psychédéliques permet une optimisation des fonctions intellectuelles de l'être humain ainsi qu'une ouverture à la conscience et à la perception. Une fois de retour aux EtatsUnis, il se fait l'apôtre de l'acide en découvrant le LSD-25. Ce puissant hallucinogène est alors utilisé par la CIA comme arme chimique. Cette dernière compte se servir de ce stimulant afin de contrôler les individus à l'aube d'un coup d'Etat sur l'île cubaine. Bien que le LSD soit en libre circulation et ne soit pas interdit en 1963, Timothy Leary se fait renvoyer cette année là de la prestigieuse université dans laquelle il enseignait parce qu'il incitait ses étudiants à expérimenter l'acide et ainsi ouvrir leur conscience. A ce moment-là, il se fond dans le milieu contre-culturel en épousant les principes beats puis hippies dont il partage l'opposition à la guerre au Vietnam. Dans cette fin des années 1960, il enregistre avec Jimi Hendrix. Les Moody Blues l'immortalisent avec la chanson Legend Of A Mind. Timothy Leary publie son premier ouvrage en 1964 intitulé tout simplement L'Expérience Psychédélique. En 1965, il est à l'origine avec l'écrivain Ken Kesey entre autre, nommé pour l'occasion Merry Pranksters (NdT: Les Joyeux Farceurs), d'un rassemblement dans la baie de San

42 BRIONI Bruno, Timothy Leary parmi les étoiles, in www.6bears.com/leary.html, consulté en mars 2003.

43 THE BEATLES, op. cit., p. 179.

Francisco appelé Acid Test sous le nom Psychedelic Symphony (NdT : Symphonie Psychédélique). Les participants de cette expérience ouverte à tous jouent de leur instrument de musique sous acide. Timothy Leary propose aux artistes la mise en place d'un art hallucinatoire. Il incite ces derniers à prendre du LSD afin de les conduire « into a kaleidoscopic flow of direct energy - swirling patterns of capillary coiling.» 44 (NdT : « dans un kaléidoscopique flot d'énergie directe - en remuant les modèles des tourbillons capillaires. »). Puis l'artiste a besoin d'avoir « access to energy-transforming machines which duplicate the capillary flow.» (NdT : « accès aux machines transformant l'énergie qui duplique le flot capillaire ») dans le but de communiquer son hallucination. A partir de là, un nouveau courant lié au rock se met en place : le rock psychédélique. Ce courant permet à l'énergie provenant du passé et du présent de la musique populaire de se transformer tout en essayant de dupliquer le flot capillaire en liquéfiant certains paramètres soniques.

B. Qu'est-ce que le rock psychédélique ?

Il existe une ambiguïté entre le rock psychédélique et le rock progressif. La terminologie anglaise regroupe ces deux courants sous une même désignation : progressive rock. Pour ma part, le rock psychédélique est assez différent du rock progressif. Le rock psychédélique est une tendance apparue en 1965 sur la côte ouest californienne en réaction à l'interdiction du LSD. Peu de temps après, ce courant musical fit des émules en Angleterre. Les musiciens intégrés à ce courant revendiquent dans leurs textes ou dans leur musique une nouvelle conscience ainsi qu'une nouvelle façon de ressentir les évènements grâce au LSD ou à d'autres produits illicites mais ne s'inspirent pas toujours de la musique savante ou de la musique extra-européenne. Cependant il est vrai que le rock psychédélique s'inspire d'autres musiques comme la musique indienne ou la musique symphonique. En effet, l'extrait Within Without You provenant de

44 HICKS Michael, op. cit., 1999, p. 70.

l'album Sergent Pepper Lonely Hearts Club Band des Beatles a une instrumentation typiquement issue de la culture indienne et ne contient aucun instrument rock. Mais ceci n'est qu'un prétexte pour créer une musique dite « planante ». Le titre A Day In The Life du même album comporte une montée, aussi bien au niveau des hauteurs de manière atonale que de l'intensité sonore, faite par un orchestre symphonique mais celui-ci n'a ni une écriture ni une harmonisation classique et ne sert seulement que pour relier deux parties différentes d'une même chanson. Certaines formations de rock psychédélique s'inspirent d'autres courants musicaux et s'en inspirent seulement. Par exemple, les membres du groupe The Doors45 s'inspirent du jazz pour créer leur propre style musical mais n'écrivent pas dans un style jazzistique. Le cabaret est utilisé par ces formation afin de donner une touche rétro ou une ambiance de casino comme l'extrait On With The Show tiré du seul album psychédélique des Rolling Stones Their Satanic Majesties Request parut en 1967. Cette même année marque l'apogée du courant psychédélique de par la parution d'album tels que Sergent Pepper Lonely Hearts Club Band des Beatles, Their Satanic Majesties Request des Rolling Stones ou encore Nico & The Velvet Underground du Velvet Underground ainsi que l'avènement de manifestations issues du folklore hippie telles que le festival de Monterey, The Summer of Love et le Gathering of the Tribes.

Ce courant du rock est toutefois assez innovant puisque les musiciens tentent de sortir du carcan de la grille blues et de l'instrumentation presque devenue trop classique du rock (guitare - basse - batterie) pour explorer d'autres sonorités et rechercher de nouveaux enchaînements harmoniques. Par exemple, l'extrait intitulé I Am The Walruss issu de l'album The Magical Mystery Tour des Beatles possède une harmonisation assez atypique puisque nous avons une

45 Le nom de cette formation provient du titre d'un ouvrage parut en 1954 d'Adlous Huxley, The Doors Of Perception. L'auteur y décrivit ses réactions par rapport à la prise de mescaline, produit hallucinogène. Le livre connut un grand succès à la fin des années 1960 lorsque le rock psychédélique était à son apogée.

grille ainsi construite : siM - laM - solM - faM - miM en introduction puis laM - la7 - doM - réM pour chaque couplet.

Le rock progressif naît en même temps que le rock psychédélique mais tient une approche différente. De nouvelles figures apparaissent dans l'univers rock entre 1966 et 1967 au faciès assez particulier. Des formations comme Frank Zappa and the Mothers of Invention, Pink Floyd ou encore Genesis font irruption et imposent leur propre style. La qualité de leurs oeuvres tient plus d'une conception quasi savante du rock en le complexifiant aussi bien au niveau structurel, harmonique et instrumental qu'au niveau imaginaire et textuel. Déroutant pour les uns, fascinant pour les autres, cette musique ne laisse pas indifférent. Ces artistes détournent le rock de sa fonction originelle par une sorte de sophistication. En effet, ce dernier a connu le succès à ses débuts grâce à sa simplicité, à ses riffs incisifs et à la mise en place d'une pulsation rapide et permanente tout au long de la chanson. Le rock progressif délaisse les mesures à quatre temps pour des mesures beaucoup plus complexes, une harmonisation beaucoup plus recherchée et une orchestration riche et variée, mêlant instruments électriques, instruments électroniques et instruments acoustiques issus de la musique savante dans des oeuvres composées elles-même de différentes métriques et de différentes tonalités. Nous pouvons différencier quelques styles de rock progressif46 dans la période qui nous concerne :

- Le rock symphonique avec des groupes comme Genesis ou Yes dont la

musique classique est l'une des influences. Une dimension orchestrale se

dégage de leurs compositions.

- Le rock planant avec des groupes comme Tangerine Dream dont les compositions très longues sont principalement jouées sur des claviers et dont la parenté avec le style rock n'a à voir qu'avec les instruments.

46 Cette définition du rock progressif a été réalisée par l'association Prog la Vie dont voici l'adresse internet : http://proglavie.free.fr/RockProg/DefProg1.htmhttp://proglavie.free.fr/RockProg/DefProg1.htm, consulté en avril 2003.

Certains artistes ou formations sont inclassables comme Frank Zappa and the Mothers of Invention, Pink Floyd ou encore King Crimson. Le rock progressif ne s'inspire pas uniquement de l'instrumentation ou de la couleur sonore de différentes musiques mais en étudie en profondeur le fonctionnement afin de les intégrer pour établir leur propre univers musical.

Afin de bien distinguer le rock progressif et le rock psychédélique, examinons deux chansons appartenant à chacun de ces mouvements. L'extrait de l'album The Velvet Underground & Nico intitulé Heroin du groupe The Velvet Underground n'a ni une structure complexe, ni une recherche harmonique très élaborée ni, une instrumentation très riche et reste dans un style très pop-rock. En effet, la guitare rythmique y est très présente et martèle les temps de manière à ce que la pulsation soit bien ressentie. Nous restons dans une même tonalité (do# majeur) et nous tournons autour des mêmes degrés (I, IV et V). Par contre le titre Atom Heart Mother Suite de Pink Floyd issu de l'album du même nom est un collage de plusieurs genres musicaux comme la musique savante (quelle soit tonale ou atonale), le jazz et le rock, avec une harmonisation très élaborée et une orchestration variant ensemble symphonique et instruments provenant du rock et de la musique populaire (guitare électrique, basse amplifiée, batterie). En effet, l'introduction de tendance modale et harmoniquement horizontale est jouée par un quintette de cuivre suivie par le thème d'obédience tonale et harmoniquement vertical toujours interprété par le quintette accompagné de la batterie et de la basse amplifiée. Puis nous avons un passage plus intimiste qui n'est qu'une marche harmonique jouée par la basse, un orgue électrique et un violon puis intervient un choeur mixte à quatre voix.

Cependant il existe une ambiguïté en la terminologie de rock psychédélique. Selon certains musiciens adeptes du LSD, il n'y a pas de corrélation entre la musique et la substance : « The [psychedelic] system is

perfectly structured internally [with] no necessary connection to anything outside itself.» (NdT : « Le système psychédélique est parfaitement structuré intérieurement [avec] pas nécessairement de connexion à quelque chose extérieur à lui-même. » )47 ou encore « Drugs may have had a lot to do with the periphery ... but not really a lot to do with the music itself.»48 (NdT : « Les drogues ont put influencer la périphérie ... mais pas vraiment la musique ellemême. »). Mais la plupart des musiciens des années 1960 affirment que le LSD contribue à la mise en forme de leur musique. La première apparition du LSD dans la musique date de 1960 avec le 45 tours du groupe surf49 Gamblers nommé Moon Dawg sur la face A et LSD-25 en face B. La première apparition du mot psychédélique dans une chanson remonte à 1964 avec le duo folk newyorkais The Holy Modal Rounders et leur propre version du titre Hesitation Blues du groupe Ledbelly. Le vers final : «Got my psychedelic feet in my psychedelic shoes / I believe, Lordy mama, I' got the psychedelic blues.» (NdT : « J'ai mes pieds psychédéliques dans mes chaussures psychédéliques / Je crois, Lordy mama, que j'ai le blues psychédélique. »). Le style de cette chanson est du blues pur et dur. Je n'ai pas réussi de trouver la version originale de ce blues mais une version pirate chantée par Janis Joplin ainsi qu'une autre de Hot Tuna. Ces deux versions diffèrent de par leur tempo et des parties chorus seulement. L'instrumentation est des plus rudimentaire puisqu'une guitare accompagne le chant selon une grille blues des plus traditionnelles :

47 HICKS Michael, op. cit.,p. 58-59. Ceci est une citation rapportée de l'ouvrage suivant : MIDDLETON Richard et MUNCIE Jill, « Pop Culture, Pop Music and Post -War Youth : Counter - Culture », Popular Culture, England, Open University Press, 1981,p. 87.

48 Ibid, p. 59. Cette citation est attribuée à Barry Melton du groupe Country Joe and the Fish souvent référencé comme une formation à caractère psychédélique.

49 Le surf ou plus précisément le surf rock est une musique apparue au début des années 1960 sur la côte ouest des Etats-Unis. L'un de ses groupes les plus représentatifs de ce mouvement est The Beach Boys. Cette musique repose sur les mêmes principes que le rock'n'roll, aussi bien dans l'instrumentation que dans l'utilisation de la grille blues, mais à la différence que les sujets traités sont plus optimistes et insouciants (voitures, filles, plage). Le son des guitares est traité de façon plus claire et plus scintillante avec des riffs simplifiés dans le but de distraire au maximum en invitant à la danse.

Cette chanson ne correspond pas à l'étiquette rock psychédélique puisqu'elle relève plus du blues que du rock.

En 1966, le San Francisco Sound apparaît. Il est le résultat des Acid Tests effectués sur la côte californienne qui devient le noyau dur du psychédélisme. Un journaliste travaillant pour la presse clandestine qualifie ce style électrique comme étant « the first head music we've had since the end of the Baroque.»50 (NdT : « la première musique cérébrale que nous avions depuis la fin du Baroque. »). Ce nouveau style musical est dérivé de la culture beat et de la folk-music. Il s'inscrit donc dans un courant populaire et contre-culturel.

Pourtant une figure bien connue de la musique savante va influencer le rock psychédélique. Cette personne n'est rien d'autre que Karleinz Stockhausen. En 1966, il est reconnu internationalement comme un musicien d'avant-garde. C'est à cette époque qu'il commence à dessiner des musiques méditatives comme Aus den sieben Tagen ou encore Stimmung. Entre 1966 et 1967, il effectue plusieurs voyages à San Francisco et plus précisément au San Francisco Tape Center, studio réputé mondialement. Il devient une sorte de célébrité locale et influence le son de San Francisco.

Un autre personnage musical a influencé le rock psychédélique. Il s'agit du célèbre saxophoniste de free-jazz John Coltrane. Le free-jazz est le penchant atonal du monde jazzistique. L'idée d'improvisation pure et totale devient l'élément principal de ce genre musical. Plus aucune règle n'existe en réaction à l'appropriation des différents styles jazzistiques par les Blancs et par l'industrie discographique. L'influence de John Coltrane s'inscrit dans la même lignée que celle de Karleinz Stockhausen, à savoir que le premier a réalisé des albums aux couleurs exotiques comme My Favorite Things en 1960 et A Love Supreme en 1964 avec mode mineur et improvisations organiques modelées par J.Coltrane après le solo de Ravi Shankar.

Ce mouvement peut paraître s'inscrire dans le domaine contre-culturel puisqu'il naît en réaction à la ségrégation raciale encore présente aux Etats-Unis. Nous sommes dans une période où les Noirs revendiquent leur droit en tant que

50 HICKS Michael, op. cit., 1999, p. 61.

citoyens américains à part entière. Cette contestation connaît des mouvements plus ou moins radicaux. De grandes personnalités appartenant à cette communauté sont sur le devant de la scène comme Martin Luther King ou encore Malcom X. Le premier préconise une action pacifiste et non-violente tandis que le chef des Black Muslims, à savoir Malcom X, encourage à une action radicale et offensive. Nous sommes au temps des émeutes entre autorités et manifestants Noirs comme ce 11 août 1965 dans la banlieue défavorisée de Los Angeles, appelée Watts, où une jeune Noir surpris d'excès de vitesse fut interpellé par la police locale. Le fautif sortit un revolver qui a déclenché une émeute. 14 000 Gardes Nationaux furent mis en service afin de rétablir l'ordre pendant cinq jours. C'est le temps aussi où le Congrès américain adopte une loi le 6 août de cette même année permettant aux individus de couleur de disposer de leurs droits civiques quelle que soit leur religion et leur appartenance à telle ou telle communauté.

Le mouvement psychédélique apparaît au Royaume Uni pendant le printemps 1966. Les musiciens de cette époque commencent à s'agripper à la drogue psychédélique, visible jusque dans leurs titres. Par exemple, Le groupe Pretty Things sort un 45 tours intitulé £. s. d. créant ainsi l'ambiguïté entre la substance illicite et l'abréviation de livres, shillings, pounds, divisions monétaires britanniques. Cette chanson fait plus référence au LSD puisqu'on y trouve le verset suivant : « I need L.S.D » (NdT : « J'ai besoin de L.S.D. »). Les Yardbirds sorte un single en octobre de cette même année nommé Happenings Ten Years Ago sous la bannière de rock psychédélique. L'influence de John Coltrane est apparente dans l'instrumentation. En effet, nous sommes dans un mode mineur et la couleur exotique est due à la présence du sitar.

A l'aube de l'année 1967, le journal anglais spécialisé dans le rock Melody Maker évoque pour la première fois le terme « psychedelic » en faisant référence à deux nouveaux groupes fraîchement sortis de l'anonymat : Pink

Floyd et Move. Seulement ces deux formations ne se reconnaissent pas dans ce courant musical au niveau de leur musique. Le rock psychédélique connaît une ambiguïté dans sa propre esthétique. Est-ce un style musical ou une technique particulière ? Afin de définir le style psychédélique il faut revenir aux effets du LSD à savoir la désynchronisation (perte de la notion de temps, perception du temps inversée), la dépersonnalisation (perte de la notion de soi) et la dynamisation (hallucinations, les objets solides deviennent liquides et vice-versa) et les appliquer à la musique. La désynchronisation peut être interprétée en musique par l'allongement du temps, la lenteur des tempi et la répétitivité des motifs. La dépersonnalisation de la musique peut s'effectuer en cassant les barrières entre le musicien et l'auditeur, en se penchant sur la perception des vibrations du son. La dynamisation du son peut être mise en application au travers des processus électro-acoustiques (réverbération, chorus, répartition du son à travers les canaux panoramiques, manipulation de bandes magnétiques), de la recherche de nouvelles formes musicales, de nouvelles harmonies et de la recherche de nouveaux sons.

C. Dynamisation du rock psychédélique

Afin de dynamiser les formes musicales, certains groupes musicaux comme les Doors s'imprègnent de différents styles sans oublier les Beatles qui excellent dans ce domaine grâce à la formation classique de leur producteur George Martin. Ces différents courants musicaux sont pour la plupart issus du passé, du jazz des années 1930 au répertoire populaire européen comme le flamenco par exemple. Les musiciens développent le pont musical51 qui devient différent de l'instrumentation de la chanson. L'album de ces derniers intitulé Sergent Pepper Lonely Hearts Club Band en est l'une des illustrations les plus significatives. L'extrait A Day In The Life de l'album des Beatles cité ci-dessus en est l'exemple même. En effet, chacune des parties de la chanson possède la

51 Fragment parfois modulant de quelques mesures permettant de relier deux parties dune même chanson.

même instrumentation à savoir basse, guitare, piano, batterie, percussions. La première partie à caractère mélodique a été créée par John Lennon tandis que la deuxième, beaucoup plus rythmique, fut écrite par Paul Mc Cartney. Ces deux parties sont de tonalités différentes (sol majeur pour la première et ré majeur pour la deuxième) et de tempi différents (la deuxième partie étant plus vive). Le producteur George Martin eut l'idée de créer un magma sonore atonal permettant de les relier entre elles. Il utilisa un orchestre classique de 40 musiciens leur donnant pour seule consigne d'effectuer un glissando de la note la plus grave de leur instrument vers la note la plus aiguë avec un crescendo (de pianississimo à fortississimo) de 16 mesures. La chanson For Your Love des Yardbirds en fait de même principe. La durée des chansons devient de plus en plus longues à tel point qu'une face entière de 33 tours est destinée à une seule chanson. Les morceaux peuvent atteindre des durées dépassant les dix minutes comme par exemple The End tiré du premier album du groupe The Doors intitulé tout simplement The Doors sorti en janvier 1967.

Dans le but de dynamiser l'harmonie les musiciens utilisent la sixte napolitaine parmi d'autres ainsi que le principe du slide slipping emprunté au jazz. Le titre House at Pooneil Corners de Jefferson Airplane oscille entre les degrés I et bII tandis que les Doors utilisent la sixte napolitaine dans The Crystal Ship. Certains emploient des harmonies de passages plus communément appelées harmonies pivots. Le titre Light My Fire des Doors varie entre les accords la mineur et fa# mineur inspirés de l'extrait intitulé Neptune de l'oeuvre Les Planètes de Gustav Holst52. D'autres comme Jefferson Airplane dans White Rabbit utilisent deux tonalités (la majeur pour le refrain et le pont tandis que les couplets sont en fa majeur) dans un pseudo flamenco dans lequel l'accord sol majeur sert à la fois d'appoggiature et d'accord pivot. Cette polytonalité est présente dans Casbah des Terrazzo Brothers dans lequel l'esthétique de la mauvaise note est à noter. Jimi Hendrix définit cette dernière de la façon

52 Cette analyse doit être attribuée à l'ouvrage suivant : HICKS Michael, op. cit., p. 69.

suivante : «Playing the opposite notes to what you think the notes should be [...] It's like playing wrong notes seriously, dig ?»53 (NdT : « Jouer les notes opposées auxquelles tu penses qu'elles devraient être [...] C'est comme jouer faux sérieusement. »).

A partir de cette description analytique du rock psychédélique découle toute une interprétation symbolique des processus électro-acoustiques. Par exemple la réverbération n'a pas la même connotation dans le surf rock que dans le rock psychédélique. Chez le premier, cet effet évoque l'immensité des espaces océaniques tandis que pour le deuxième il rappelle l'immensité des espaces intérieurs. Ceci est dû à la spécificité des sons réverbérés qui semblent à l'auditeur à la fois proches et lointains.

Le rock exploite la technique du tone-bending permettant de varier la hauteur sans changer de fret en tirant sur les cordes à partir du manche de la guitare. Cependant les musiciens utilisent une armature (une sorte de barre de fer appelée vibrato) accrochée au chevalet de l'instrument. Cette armature est apparue en 1929 aux banjos puis aux guitares dans les années 1940. Cette technique est très employée par les groupes de surf rock comme les Ventures (par exemple dans Walk Don't Run ou encore Perfidia) afin d'embellir les riffs. Dans l'esthétique surf rock, ceci évoque à la fois les guitares hawaïennes mais aussi l'ondulation des vagues océaniques. Par rapport au mouvement psychédélique cette technique peut suggérer les inclinaisons de l'esprit au travers du trip. Jimi Hendrix emploie cette technique de façon particulière en appuyant à l'aide de son avant-bras sur le vibrato ce qui lui permet de se servir de ses deux mains.

L'effet wah-wah bien connu des guitaristes devient l'un des maniérismes du rock psychédélique. Cet effet est apparut dans les années 1920 chez les trompettistes de jazz qui bouchent plus ou moins leur pavillon à l'aide d'une

53 Ibid, p. 69.

coupe leur permettant d'enrichir le timbre de leur solo. Chet Atkins adapte cette technique à la guitare en 1959 dans Boo Boo Stick Beat en jouant des riffs harmoniques au travers d'une pédale de volume à laquelle il remplace le circuit du volume par un circuit de contrôle de la note. Au milieu des années 1960, certaines sociétés commercialisent des pédales wah-wah préfabriquées. Cet effet fut popularisé par le groupe Cream d'Eric Clapton au travers de chansons comme Tales of Brave Ulysses (1967) ou encore White Room (1968) mais aussi par Jimi Hendrix et son album Electric Ladyland (1968).

Le feedback (NdT : rétroaction), autre effet électro-acoustique tout aussi appelé larsen, est obtenu en approchant les microphones de la guitare vers la membrane de l'amplificateur. Il en résulte un son très aigu et strident dont l'intensité varie selon la proximité qui se trouve entre les micros et l'ampli. Cet effet est déjà présent en 1964 chez les Beatles dans leur succès I Feel Fine. Trois ans plus tard, Jimi Hendrix s'en servira dans le but de créer une sorte de fanfare psychédélique dans Foxy Lady.

L'un des effets que le rock psychédélique utilisera comme cliché reste le ADT (Automatic Double Tracking qui sera plus tard nommé phasing). Cet effet a été découvert lors d'un incident technique : en 1959, l'ingénieur du son Larry Levine superpose deux dubs54 sans les régler à la même vitesse. Il en résulta un son qui ressemble à celui d'un avion en plein vol. Cette interprétation du phasing purement décorative est perceptible dans l'introduction de Back In URSS des Beatles ainsi que dans Sky Pilot des Animals. Chez les Small Faces il accompagne le texte de façon à ce que l'auditeur interprète cet effet comme une impression générale hallucinatoire. Dans Itchycoo Park, le phasing est appliqué dans les deux versets suivants : «I feel inclined to blow my mind / It's all too beautiful» (NdT : « Je sens mon esprit s'incliner / Tout est trop magnifique. »).

54 En ce temps-là, afin de grossir le son des instruments, le musicien devait enregistrer sa partie deux fois. Les ingénieurs du son devaient superposer les deux bandes en les calant à la même vitesse avant de commencer tout travail de traitement du son.

Pour Jimi Hendrix, ce son obtenu lui semble être «an underwater sound»55 (NdT : « un son sous-marin. »).

Le rock psychédélique s'est largement servi des panoramiques stéréo de façon assez particulière. La norme stéréo est apparut dans les années 1950. Au départ, cette dernière permettait de réaliser des disques dans le but de restituer la position tridimensionnelle des instruments sur scène. A la fin de cette décennie, des ensembles percussifs enregistrèrent en question-réponse entre chaque instrument qui sont distribués dans les canaux panoramique. Le son dit pingpong fut ainsi créé. Au milieu des années 1960, la plupart des groupes de rock psychédélique utilisent la norme stéréo non plus recréer une ambiance de concert en direct mais de façon à balader les sons. Le son n'est plus figé dans une certaine partie de l'espace mais semble traverser la tête de l'auditeur de part et d'autre, comme par exemple la guitare de Jimi Hendrix dans Voodoo Child ou encore la voix de John Lennon dans A Day In The Life. La disposition des instruments devient tout à fait inédite. L'écoute de l'album Sergent Pepper Lonely Hearts Club Band des Beatles apporte une écoute assez particulière. La disposition panoramique des instruments s'effectue de la façon, suivante : à gauche nous trouvons la batterie, la guitare rythmique, les claviers tandis qu'à droite se trouve la voix et la basse et parfois un riff de guitare de temps en temps. A chaque fois que j'écoute cet album, j'ai l'impression d'apercevoir la formation instrumentale de profil et non de face. En effet, la batterie est répartie dans le fond de la scène tandis qu'elle paraît tout à fait à gauche dans cet albumci. La voix est en général située au centre alors qu'ici elle est à droite.

Il n'y a pas que les instrumentistes qui dynamisent le timbre de leur instrument. Les chanteurs en font de même au travers de différents moyens, comme par l'utilisation des techniques vocales empruntées au jazz tel que le glissando, perceptible dans la voix de Grace Slick appartenant au groupe

55 HICKS Michael, op. cit.,p. 72.

Jefferson Airplane sur Somebody To Love (1967). Certains chanteurs utilisent même des procédés électro-acoustiques non plus pour embellir la voix, ce qui se fait de façon systématique pour tous ceux qui enregistrent en studio, mais pour lui donner une autre couleur ou une dimension d'éloignement. Les Beatles ont commencé à étudier ces possibilités dès 1966 avec leur chanson Tomorrow Nerver Knows dans laquelle la voix est amplifiée au travers d'un orgue Leslie créant ainsi un son dit whooshing (NdT : dynamique). Plus tard dans la chanson I Am The Walruss issu de l'album The Magical Mystery Tour la voix semble être enregistrée au travers d'un amplificateur avec distorsion. Cette technique sera copiée par Grateful Dead. Les Rolling Stones dans leur seul album psychédélique intitulé Their Satanic Majesties Request, réplique côté Stones du Sergent Pepper des Beatles, appliquent l'effet flanger à la voix de Bill Wyman lors de l'enregistrement du titre In Another Land. L'écho sera utilisé par Lemon Piper dans Green Tambourine et par Big Brother and The Holding Company dans leur chanson Light Is Faster Than Sound.

Les paroles peuvent affecter la perception de l'auditeur par une notion de non-sens. Certaines chansons comme I Am The Wallruss des Beatles ne sont qu'un collage de mots, respectueux des règles de grammaires (sujet - verbe - complément), dont le sens des termes est incohérent l'un vis à vis de l'autre. Voici les premiers versets de cette chanson citée : « I am he as you are he as you are me and we are all together / See how they run like pigs from a gun, see how they fly / I'm crying / Sitting on a cornflake, waiting for the van to come / Corporation tee-shirt, stupid bloody Tuesday /Man, you been a naughty boy, you let your face grow long.» (NdT : « Je suis lui comme tu es lui comme tu es moi et nous sommes tous ensemble / Regarde comme ils courent comme des cochons devant un fusil regarde comme ils volent / Je pleure / Assis sur un flocon de maïs en attendant la camionnette / Chemisette de la corporation maudit mardi stupide, / Mon gars tu as été un mauvais garçon tu fais la gueule. »).

D. Analyse à connotation psychédélique56

Analysons à présent l'une des premières chansons psychédélique, à savoir Strawberry Fields Forever des Beatles écrite en 1966 par John Lennon alors qu'il jouait dans un film sur la guerre d'Espagne intitulé How I Won The War. Leur première chanson psychédélique, à savoir Tomorrow Never Knows parue la même année, est d'obédience psychédélique à travers l'utilisation peu habituelle des effets sur la voix mais aussi par le texte en lui-même : «Turn off your mind, relax and float downstream [...] / Surrender to the void [...] / Listen to the colour of your dreams [...]» (NdT : « Eteint ton esprit, relaxe-toi et flotte en aval [...] / Livre-toi au vide [...] / Ecoute les couleurs de tes rêves [...] »). Il n'y a pas besoin de donner une explication sur l'aspect psychédélique du texte, les paroles elles-même sont assez explicites.

Strawberry Fields Forever contient une multitude de connotations à la substance hallucinogène à la fois apparentes et cachées. Au niveau de l'armature harmonique, la tonalité n'est pas clairement définie tout au long de l'écoute. Le seul point d'appui que l'auditeur possède reste la cadence plagale réalisée aussi bien par les instrumentistes que par le chanteur à chaque fin de couplet sur le mot «forever» et confirme de ce fait la tonalité de si bémol majeur. Le message est très fort ici. Remplaçons le cheminement harmonique par l'état de la conscience. Ce premier est tout à fait désordonné ce qui a pour interprétation une absence de conscience, donc un état inconscient avec quelques flashs de présence d'esprit représenté par la cadence plagale. Cela signifie que les Beatles connaissent les effets hallucinogènes du LSD et en ont par conséquent pris. Ils en consomment occasionnellement depuis un an et commencent à s'en inspirer dans leur musique. Je ne dis pas qu'ils enregistrent dans un état second mais s'inspirent des effets ressentis lors des trips afin de concevoir une nouvelle approche musicale comme le souligne Ringo Starr : « Quand on avait pris trop

56 Cette analyse doit sa paternité à l'auteur de l'ouvrage suivant : WHITELEY Sheila, op. cit., pp. 65-72.

de substances la musique était merdique, absolument merdique. Sur le coup on trouvait ça super, mais quand il s'agissait de l'enregistrer le lendemain on se regardait tous et on disait : «Il va falloir recommencer.» Ça ne fonctionnait pas pour les Beatles de faire de la musique en étant trop défoncés. [...] Ça allait bien d'en prendre la veille - quand on a la mémoire créative - mais on ne pouvait pas fonctionner sous emprise. »57. L'entrée de la voix «Let me take you down cause I'm going to Strawberry Fields» au début de chaque couplet atterrit sur une septième diminuée. Nous arrivons sur un accord de labM tandis que John Lennon prononce le mot «Fields» sur un fa naturel. Puis nous avons une variante en triolet du thème d'arrivée («Strawberry Fields») sur le vers suivant mais dont l'accompagnement harmonique est éloigné de l'accord de labM puisqu'il s'agit d'un accord de solM. Ceci a pour effet de créer de l'imprévu qui correspond au changement de la conscience, une sensation de vague et de rêve. Nous rencontrons par la suite une rapide progression harmonique IV-V-VI sur le vers «And nothing to get hung about»qui débouche sur la cadence plagale équivalente aux vers présents au début, à savoir «Strawberry Fields Forever». Cette fin de couplet donne une sensation d'arrivée, de retombée et de repère. Les effets du LSD sont très présents par ce cheminement harmonique qui symbolise l'imprévisibilité du changement de la conscience.

La pause effectuée lors de la fin du premier vers «Let me take you down cause I'm going to» signifie que la conscience marque un temps d'arrêt pour changer de direction. Cette chanson est la résultante de deux enregistrements dont on peut entendre la différence de l'instrumentation et du timbre de la voix vers la fin de la première minute. John Lennon hésitait à prendre partie entre deux versions et les garda. Les ingénieurs ont calé sur le même tempo les deux versions (la première équivalant à la prise numéro 7 tandis que la deuxième équivaut à la prise numéro 26) en respectant l'orchestration de chacune d'elle. Cela traduit là aussi un virage dans le voyage intérieur. Les quatre premières

57 THE BEATLES, op. cit.,p. 194.

mesures de l'introduction sont marquées par une descente mélodique qui signifie que la musique peut devenir une pente pouvant permettre l'accès à l'état d'inconscience. Il est à noter que chaque couplet-refrain garde sa propre identité musicale que ce soit au niveau de sa texture ou au niveau de sa couleur sonore.

La coda de cette chanson est tout aussi bien assez particulière. Les références psychédéliques sont plus que jamais très fortes. Elle est composée d'un solo fragmentaire de guitare électrique, d'un motif répétitif au piano qui diverge tonalement des violoncelles, le tout accompagné de percussions. Puis les flûtes entrent dans un tempo différent. La harpe effectue ensuite un motif tandis qu'une voix prononce «crawberry sauce». Puis les percussions ainsi que la voix disparaissent en decrescendo ce qui indique ici aussi un détour dans la conscience. Nous avons par la suite une mixture de couleur et de texture comprenant des sons conventionnels dont le timbre est trafiqué.

Cette chanson évoque la beauté et les couleurs d'un trip, la face positive d'une expansion de la conscience. Ceci est dû à l'allure gentille mais aussi par la manipulation des timbres, la présence de la distorsion électrique, une structure harmonique changeante. Cela montre que l'expérience psychédélique est kaléidoscopique et facile à réaliser selon le vers suivant : «easy with eyes closed, misunderstanding all you see» (NdT : « facile avec les yeux fermés, en ne comprenant pas tout ce que tu vois »). Selon John Lennon, le trip reste personnel. Ceci est compréhensible dans le vers suivant : «No one, I think, is in my tree» (NdT : « personne, je pense, est dans mon arbre »). Cette chanson à caractère nostalgique montre bien la tendance des rockers des années 1960 à pouvoir détourner même les choses les plus conventionnelles de leur sens propre.

Effectuons dès à présent deux brèves analyses. Sunshine Superman de Donovan, datant de 1966, est une alternance lente de deux accords, ré7 et solM. Cela a pour conséquence de créer un effet de circularité dans lequel la sensation

de tonique est absente. Nous sommes de ce fait dans un espace tonal différent. Ces deux accords ont une attirance vers la ligne mélodique qui donne à l'auditeur un effet d'anti-gravité. Cette chanson est marquée par la répétitivité de tous les éléments qui la composent (aussi bien sa structure formelle, qu'harmonique ou mélodique) ce qui donne une sensation d'intemporalité. En effet l'auditeur sait à quel moment il se trouve s'il part seulement du début. Au niveau du timbre, il est à noter que la guitare électrique possède un son très vibrant qui rappelle celui du sitar. Les allusions psychédéliques de cette chanson sont claires. La structure en forme de spirale est tout à fait nouvelle et sert à perdre l'auditeur et remettre en question sa notion d'écoute et de perception.

L'extrait de l'abum Are You Experienced ? de Jimi Hendrix intitulé The Wind Cries Mary publié en 1967est marqué par un riff très résonnant coïncidant avec l'évocatif «and the wind whispers / cries / screams / Mary» (NdT : « et le vent murmure / clame / hurle / Mary ») afin de créer une compréhension innée. En effet la résonance représente par figuralisme le vent. Tandis que Purple Haze issu du même album évoque une expérience acide plus puissante, cette chanson se réfère à une drogue plus douce grâce à son allure tendre ce qui confère une complicité entre Jimi Hendrix et le public, rendu par l'interprétation. Le texte n'est pas à proprement chanté mais est plutôt parlé ce qui donne une plus grande interactivité. Les inflexions des paroles associées à une mélodie mouvante coïncident peu avec le battement, ce qui crée une atmosphère sereine de bienêtre qui renvoie à la fumée de la marijuana. Les effets de cette dernière sont dépouillés de leur côté nocif pour ne garder qu'une relation calme et apaisée entre les individus.

Le rock psychédélique est criard, réverbérant, contrapuntique, lent, instable harmoniquement et juxtapositionel dans la forme. Il affecte la notion de timbre, l'articulation et la position spatiale. Cette musique dépersonnalise et désynchronise l'auditeur à travers des longueurs excessives, des motifs répétitifs

et des références plus ou moins nettes au passé. Elle emprunte des détails sonores au surf rock, au free-jazz, à la musique concrète afin de décrire un monde, selon Albert Hoffmann, « in constant motion, animated, as if driven by an inner restlessness. »58 (NdT : « en mouvement constant, animé, comme s'il était conduit par une agitation intérieure. »).

58 HICKS Michael, op. cit., p. 73.

Conclusion

Cette étude portant sur la contestation dans les années 1960 montre que pour la première fois de notre histoire les jeunes occidentaux de n'importe quel pays se sont fusionnés afin de changer les normes et les valeurs sociales. En effet, ces dernières devenaient de plus en plus déshumanisées en raison d'une montée de l'individualisme et de l'exploitation des ressources humaines dans le circuit capitaliste mais aussi à cause de la non compatibilité d'une nouvelle société dont la solidarité optait pour un caractère organique et du jugement que celle-ci portait et pesait sur chaque individu. La révolution contre-culturelle véhicule une conception humaniste de l'être, notamment dans le mouvement hippie, dans laquelle les notions de respect, de fraternité et de solidarité sont peu en accord avec la société.

Cette recherche s'attarde sur les relations entre les jeunes et la société durant les années 1960 ainsi que leur remise en cause du système au travers de la révolution contre-culturelle. Cette dernière reverra le jour à travers la vague punk au milieu des années 1970 mais elle est très fortement liée à une situation économique particulière. Ce mouvement artistique recherche une authenticité du rock dont les idoles se sont soit tournées vers une musique commerciale à travers la pop soit vers une version quasi savante du rock, à savoir le rock progressif. A l'aube du XXIème siècle, une forme de la jeunesse se rapproche de l'idéologie contre-culturelle des années 1960, et notamment de la culture hippie. Une remise en cause de la mondialisation se fait sentir surtout chez des jeunes qui gardent du mouvement hippie une certaine fraternité ainsi qu'une exaltation des corps à travers non-plus le rock psychédélique mais des musiques électroniques. Les communautés hippies ont laissés le champ libre aux rave-parties qui garde cet esprit contre-culturel tandis que l'ordre établi essaie d'endiguer plus ou moins ouvertement ce mouvement. Les mêmes valeurs demeurent comme l'abolition de la notion de profit (les organisateurs des rave-

parties demandent, si possible, une participation aux frais ne leur permettant pas d'en vivre), le respect mutuel, la communion de la musique et du corps ainsi qu'une symbolique des substances illicites.

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Index des noms propres

A

Adler Lou · 27 Ange · 62

Atkins Chet · 81

B

Barber Chris · 19 Barricade · 61

Beatles · 4, 13, 19, 20, 22, 37, 44, 49, 53, 54, 56,

60, 61, 63, 65, 67, 70, 72, 79, 82, 83, 84, 85, 86

Beck Jeff · 53, 55 Berry Chuck · 49, 54

Big Brother and The Holding Company · 84

Bowie David · 61

Brando Marlon · 19, 50

Broonzy Big Bill · 49

Burke Salomon · 54

Burroughs William · 19

Byrds · 66

C

Canned Heat · 67

Chaussettes Noires · 53

Clapton Eric · 20, 55, 82

Cochran Eddy · 51

Coltrane John · 77, 78

Country Joe and the Fish · 27, 45, 75 Covay Don · 54

Crosby Bing · 48

D

Daltey Roger · 55 Davis Cyril B. · 20 Dean James · 19

Domino Fats · 52 Donovan · 87

Doors · 60, 64, 72, 79, 80 Dougharty Patrick J.· 28 Drakoulias Joseph P. · 45 Durkheim Emile · 14 Dylan Bob · 34, 43, 66

F

Fourastié Jean · 5 Freed Alan · 50

Frith Simon · 57, 61 Fury Billy · 53

G

Gamblers · 75

Genesis · 62, 73

Ginsberg Allen · 19, 41, 65 Gomelsky Giorgio · 55 Goodman Paul · 31, 38, 41 Grateful Dead · 27, 45, 84

H

Haber Al · 32

Halley Bill · 19, 50, 52 Hallyday Johnny · 53 Harrison George · 70 Hayden Tom · 32

Hendrix Jimi · 44, 60, 62, 63, 66, 67, 70, 80, 81, 82, 83, 88

Hoffman Abbie · 28 Hoffmann Albert · 68, 89

Holly Buddy · 51, 53 Holmes Clellon · 18 Holst Gustav · 80

Holy Modal Rounders · 75

Hunter Meredith · 22

J

Jagger Mick · 54, 58, 63, 64, 66

Jefferson Airplane · 27, 45, 61, 63, 80, 84 Johnson Lyndon Baines · 25, 35, 44, 65 Joplin Janis · 44, 65, 67, 75

K

Kerouac Jack · 17, 65 Kesey Ken · 65, 70 Kessler Stephen · 69 King Crimson · 74 Kinks · 59, 60

Komintern · 61 Korner Alexis · 20 Krassner Paul · 45

L

Leary Timothy · 41, 67, 69, 70 Ledbelly · 75

Lemon Piper · 84

Lennon John · 60, 65, 67, 79, 83, 85, 86, 87 Levine Larry · 82

Lewis Jerry Lee · 51

Little Richard · 51, 52

Luther King Martin · 30, 78

M

Mailer Norman · 45

Malcom X · 78

Marcuse Herbert · 31, 41

Marvin Hank · 53

May Brian · 53

Mc Cartney Paul · 80

Mc Robbie Angela · 57

MC5 · 61

Middleton Richard · 37, 57, 75

Mitch Ryder and The Detroit Wheels

· 65

Moby Grape · 27

Morrison Jim · 4, 63, 64, 67 Mothers of Invention · 73, 74

Muel-Dreyfus Françoise · 35 Muncie Jill · 37, 75

O

Oglesby Carl · 33 Ono Yoko · 65

P

Page Jimmy · 20 Pagnol Marcel · 11 Pariser Alan · 27

Pink Floyd · 62, 73, 74, 78

Pretty Things · 78

Presley Elvis · 51, 52, 54, 58, 64

Q

Queen · 53

Quiksilver Messenger Service · 27

R

Reich Charles · 39, 40, 42 Richard Cliff · 53

Richards Keith · 66

Rolling Stones · 12, 13, 20, 22, 44, 49, 54, 56, 57, 59, 61, 64, 72, 84

Roszak Theodore · 39, 40, 41 Royot Daniel · 39

Rudd Mark · 33, 34

S

Sartre Jean-Paul · 20 Savio Mario · 40 Scheer Mark · 46 Slick Grace · 63, 83 Spencer Herbert · 15 Starr Ringo · 53, 85 Steele Tommy · 53 Steppenwolf · 67

Steve Miller Band · 27

Stockhausen Karlheinz · 77

Ten Years After · 63 Terrazzo Brothers · 80 Thoreau David · 28 Tönnies Ferdinand · 14 Townshend Pete · 54

Valens Richie · 50

Velvet Underground · 72, 74 Ventures · 81

Vincent Gene · 51, 52, 53

Who · 20, 54, 60, 61

Wicke Peter · 58

Williamson John Lee « Sonny Boy » · 49 Wright Mills Charles · 31

Yardbirds · 55, 78, 80 Yes · 73

Yonnet Paul · 58, 59

Zappa Frank · 73, 74

Waters Muddy · 49, 54

Index conceptuel

A

Acid Test · 71

acid-rock · 27, 37

ancienne gauche · 31 art schools · 20

avortement · 16

B

beatniks · 17, 18, 19, 20, 21, 22, 40, 62

Bérets Bruns · 37 Black Panthers · 37

blues · 48, 49, 54, 56, 72, 75, 76

burn-ins · 27

C

Civil Right Movement · 23 cocaïne · 66, 67, 69

cock rock · 57

D

Days of Rage · 34

drogues · 38, 44, 65, 66, 67, 68, 74, 75, 78, 85, 88

E

Economic Research and Action Program · 33

F

feedback · 82 folk-rock · 37 fordisme · 56

G

Gathering of the Tribes · 27, 72 gemeinschaft · 15

gesellschaft · 15 guitar-hero · 55

H

hards mods · 21

haschisch · 21, 22, 69 hells angel · 22

héroïne · 67, 69

hippies · 20, 21, 27, 35, 36, 38, 41, 44, 45, 46, 65, 70, 72, 90

human be-ins · 27

J

K

L

LSD · 22, 27, 46, 65, 67, 68, 69, 71, 74, 78, 79, 85

M

Mad Dogs · 34

marijuana · 18, 65, 88 Medicare · 35

mods · 20, 21, 22, 35

Monterey festival · 27, 72 Movement · 31

N

nouvelle gauche · 31, 36, 40

O

OTAN · 52

P

phasing · 82

plan Marshall · 52

pop music · 36, 56

presse clandestine · 43, 45, 61, 68, 69, 77

psychédélisme · 22, 37, 45, 68, 70, 71, 75, 78,

79, 81, 82, 83, 84, 85, 87

psylocibine · 70

Q

R

radio · 43, 49, 51, 55, 64, 65, 66

Revolutionary Youth Movement · 34 Revolutionary Youth Movement 2 · 34

rock · 3, 4, 13, 16, 19, 21, 37, 38, 43, 46, 48, 52, 53, 54, 56, 57, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 67, 68, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 81, 82, 83, 88, 90

raga-rock · 37

rock and roll · 49, 52, 53, 55

rock progressif · 71, 73

rock psychédélique · 3, 4, 21, 68, 71, 72,

73, 74, 76, 77, 78, 79, 81, 82, 83, 89 rock'n'roll · 19, 50, 53, 54, 56, 58, 75 rockabilly · 51

surf-rock · 75, 81, 89

rockers · 20, 51, 53, 54, 58, 60, 62, 63, 64, 65, 87

rude boys · 21 rythm'n'blues · 49, 57

S

seconde guerre mondiale · 5, 11, 17, 43,

48, 52

sexe · 38, 46, 63, 64, 65

sit-ins · 27

ska · 21

skiffle · 19, 56

skinheads · 21

sleep-ins · 27

solidarité mécanique · 10, 13, 14 solidarité organique · 10, 12, 13, 15 stéréo (utilisation des panoramiques) · 83 Stop the Draft Week · 33

Students for a Democratic Society ·

25, 26, 28, 31, 34

Summer of Love · 72

T

teach-ins · 25 technocratie · 39, 40

teenybop · 57

Ten Days of Resistance · 33

Trente Glorieuses · 3, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 16

U

V

Vietnam (guerre du) · 14, 22, 25, 33, 34, 36, 42, 44, 46, 47, 60, 70

W

wah-wah · 81 Weathermen · 34

Y

yippies · 20, 22, 36

Z

Table des matières

Introduction 3

Chapitre 1. Etude sociologique et économique des Trente Glorieuses 5

A. Les Trente Glorieuses 5

1. Etude démographique 6

2. Travail et urbanisation 7

B. Les Trente Glorieuses selon une vision durkheimienne 10

Chapitre 2. Jeunesse et idéologie des années 1960 16

A. Mise en place d'une conscience collective 16

1. Les beatniks ou l'émergence d'une contre-culture 17

2. Mods, hippies et yippies 20

B. Le temps de la contestation 23

1. Qu'est-ce que contester ? 23

3. Students for a Democratic Society et ses origines idéologiques 28

C. Solidarité, contestation et contre-culture 35

1. Les penseurs de la contre-culture 39

2. Contre-culture et médiatisation 43

Chapitre 3. Histoire du rock 48

A. Le rock'n'roll : naissance et mutation 48

B. Du rock'n'roll au rock and roll : l'émergence de la Grande Bretagne 52

C. Etude sociologique du rock 56

D. Idéologie du rock 59

E. Sex and drugs and rock'n'roll 64

Chapitre 4. Le LSD et le rock psychédélique 68

A. Le LSD et son évolution idéologique 68

B. Qu'est-ce que le rock psychédélique ? 71

C. Dynamisation du rock psychédélique 79

D. Analyse à connotation psychédélique 85

Conclusion 90

Références bibliographiques 92

Index des noms propres 95

Index conceptuel 98

Table des matières 100






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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus