La figure du père dans "Quelques adieux " de Marie Laberge. Discours de l'implicite et stratégies narratives( Télécharger le fichier original )par Massiva AIT OUARAB Université d'Alger - Licence de français 2011 |
2-Vers des espaces symboliquesNous ne voulons pas considérer que les lieux ; nous voulons aller au-delà, vers ce que nous avons appelé des espaces symboliques c'est-à-dire vers des états affectifs qui agissent sur les personnages, modifient leur comportement et leur déplacement. Ces états affectifs (comme l'amour) sont tellement complexes, variés qu'ils représentent une unité de spatialité qui transforme de l'intérieur la quête des personnages. Dans cette partie, nous allons mettre en évidence la dimension spatiale à partir d'une organisation de sens à savoir l'amour, la mort, les relations amoureuses et sexuelles et la gravure de Florence. Ces derniers apparaissent dans le récit comme des éléments signifiants, ils vont au-delà de leur acception première afin de mettre en avant l'aspect affectifs des personnages. Il s'agira pour nous, d'analyser ces espaces que nous supposons symboliques : « un espace symbolique est un signe global qui détermine les conditions de la circulation des signes, et d'autre part que ce signe global ne saurait se définir que par l'intermédiaire des signes qui le composent »156(*), c'est-à-dire qu'il y a un effet de représentations, et de mettre en avant un processus de sens « chargé de fixer et de rassembler les diverses représentations catégorisées (...) et associées à des objets et des techniques (...) créant ainsi des «habitudes« d'interprétation »157(*). Cette association de l'amour, de la mort, des relations amoureuses et sexuelles et de la gravure de Florence avec la mémoire antérieure des protagonistes, va faire ressortir l'image du père, car celle-ci est liée au passé des personnages. Il convient avant de passer à l'analyse des espaces symboliques de définir les éléments cités ci-dessus. Le dictionnaire définit l'amour comme une « inclination envers une personne, le plus souvent à caractère passionnel, (...) mais entraînant des comportements variés »158(*), tel que le chagrin. Il s'agit d'observer le comportement, tantôt passionné et tantôt affligeant, des personnages amoureux afin de déterminer en quoi ce thème peut être considéré comme un espace, mais aussi comme un indice qui nous permettrait de retrouver la figure fugace du père. Le premier aspect de l'amour, la passion, domine la première partie de l'oeuvre et concerne le personnage principal, François, et son étudiante, Anne. Le deuxième aspect de l'amour, la trahison, et l'affliction d'Elisabeth, épouse de François, dominent la deuxième partie du roman. Teintée, au départ, de pessimisme et de désespoir, la fiction s'achève sur une note d'optimisme. Nous constatons que cette structure sémantique (l'amour) est intense, car elle fait ressortir l'intériorité des personnages, qui est chargée d'émotions et de souvenirs, et influence leurs déplacements et leurs comportements. Le thème de la mort est présent dans toute l'oeuvre. Sa définition demeure complexe dans la fiction, le dictionnaire nous informe que la mort est « cessation de la vie »159(*) ; or, dans Quelques Adieux, ce réseau de sens est complexe et représentatif de la quête que mènent les protagonistes. Il s'explique par son rapport à l'amour et plus exactement à la passion, c'est-à-dire qu'à travers le désir, les amants côtoient des limites qui les rapprochent de la mort. Nous constatons que François échappe au tourment qui l'habite par le biais de la mort, il meurt d'un cancer. Et pour Anne, il s'agira d'une vie dénuée de désir et d'avenir, elle est condamnée à vivre dans un univers vidé de toute substance affective. La sexualité dans Quelques Adieux est complexe, elle dépasse la pulsion parfois sauvage, partagée entre un homme et une femme et dont le but est de satisfaire leurs instincts. Elle va au delà du désir, et donne des allures d'exploration et de quête. Elle expose des amants en quête de soi, et à la rechercher de quelque chose qu'ils ont perdu ou qu'ils ne connaissent pas mais qui reste liée, au passé. Tous ces réseaux de sens sont considérés comme des espaces symboliques parce qu'ils rendent compte de la progression des personnages au sein de la fiction. Cependant, d'autres espaces symboliques s'ajoutent à notre liste, il ne s'agit pas d'un thème mais d'un objet : une gravure, la gravure de Florence que François exposait dans son bureau et qui représente un arbre déraciné et emporté par le vent. Cette dernière résume la vie du protagoniste, c'est ce que nous appelons une mise en abyme, « un procédé consistant à placer à l'intérieur du récit principal un récit qui reprend de façon plus ou moins fidèle des actions ou des thèmes du récit principal »160(*), c'est-à-dire que l'objet cité comporte une image et constitue une métaphore de la vie du personnage principal.
Nous allons voir à travers cet itinéraire symbolique tous les éléments de l'enfance chassée de la mémoire, revenir sous forme d'images qui hantent les personnages et qui exposent, souvent, des pères mis dans l'ombre. Passons à présent à la première étape de notre analyse à savoir l'amour et la mort.
A. Les différents aspects de l'amour
Si la notion d'amour est évoquée dans l'étude des formes romanesques, la réflexion sur le concept général de l'espace romanesque ne peut être que lié à ce thème. En effet, si l'amour est un espace symbolique cela suggère des sentiments entraînant des comportements par les personnages qui pourraient expliquer certaines images liées à la figure du père. Il s'agira pour nous de repérer à travers les visages de l'amour, la passion et la trahison, les constantes récurrentes afin de saisir le poids et la profondeur du personnage du père. Avant de passer à l'analyse, il convient de mettre l'accent sur le sentiment complexe qu'est l'amour :
« L'amour est comme un cancer, un chancre, une masse sournoise qui se nourrit d'elle-même, grossit, grandit et finit par nous dévorer. On meurt et on se demande si finalement, on n'aurait pas mieux fait de haïr seulement ou de rester indifférent. »161(*) Ce sentiment se nourrit de deux sensations insaisissables dans l'oeuvre, il est béatitude et peine, trahison et mort. Ces deux couples d'adjectifs résument les états d'âme des protagonistes : l'histoire de François et d'Anne est variable, ils se sentent, à des moments, en sécurité et remplis de bonheur dans la chambre rue Fraser, et à d'autres moments, ils se déchirent et se fuient tant leur relation est complexe et interdite. « Anne qui lui a révélé l'autre versant de la vie, le brûlant, le périlleux versant qui s'accole au définitif, qui vit chevillé à la seule vérité irrémédiable de l'homme : sa mort »162(*) Cette situation intense et instable sur le plan émotionnel, prend la forme d'une passion brûlante. Celle-ci expose un désir de dépassement de soi par le biais du corps aux frontières de la mort.
A ce sentiment de passion s'ajoute le sentiment de trahison, ressenti par Elisabeth, la femme de François, lorsqu'elle découvre l'adultère de son défunt époux: « Pétrifiée, elle laisse la littérature faire son chemin, elle laisse les mots d'Anne Morissette révéler l'inavouable. Elisabeth tend une main aveugle et, au contact chaud de Solo (la chienne), laisse sortir un gémissement »163(*) Cette vérité brute va remettre en question la vie et le mariage de cette femme, anéantie et incapable de d'avoir des réponses directes, elle décide de mener son enquête afin de revivre. Le principe de la trahison est soit la reddition ou l'espoir. Il convient à présent de passer à l'analyse de ces deux sous thèmes de l'amour à savoir la passion et la trahison. Ø La passion: M. Laberge utilise un langage qui suggère des sentiments intenses que nous pouvons qualifier de passion. Celle-ci est considérée comme un gouffre dans lequel s'enfoncent les amants François et Anne. En effet, le décès du père de François est une donnée importante dans le processus de la reddition des protagonistes, et est responsable de la nouvelle sensation de liberté du personnage central. Ce dernier, se sent libéré de toutes conventions sociales : ces sentiments de liberté et d'avoir un poids en moins (la présence du père) entraînent François dans les méandres du désir extraconjugal qui le tenaillait et auquel il résistait. Par ailleurs, Anne jouit de cette liberté du corps et de l'âme depuis longtemps. Ayant perdu son père jeune, elle s'est sentie investie d'une mission, celle de laisser libre cours à ses désirs afin d'évacuer, d'elle, la capacité d'aimer qui pourrait la rendre dépendante. Cette crainte, ce besoin de ne pas aimer, de ne pas s'attacher, sont les conséquences d'un accident de voiture dans lequel Anne a perdu l'être qu'elle chérissait, son père. Depuis cet événement, elle est sur ses gardes, refusant de témoigner tout sentiment d'amour. Cependant, cette autoprotection sera déstabilisée par la présence d'un personnage masculin, François. Cette présence suspecte va propulser la jeune étudiante hors des frontières qu'elle s'était fixée. Elle aimait François « mais ne pouvait pas supporter l'angoisse qu'un tel amour provoquait. Anne allait à sa perte en aimant François. Elle le savait, mais n'arrivait pas à faire autrement. »164(*) Cette passion est un lieu de solitude pour les amants, car elle les éloigne de la réalité et les isole dans des endroits carcéraux (la chambre, le bureau, la chambre d'hôtel) où leur sens du devoir n'a plus de place. Incapables de lutter, les protagonistes se laissent envahir par ce gouffre qui finit par tuer François et achever l'âme d'Anne. Il est vrai que la passion « n'est nullement cette vie plus riche dont rêvent les adolescents, elle est bien au contraire, une sorte d'intensité nue et dénuante, (...), un amer dénuement, un appauvrissement de la conscience vidée de toute diversité, une obsession de l'imagination concentrée sur une seule image- et dès lors le monde s'évanouit (...) »165(*). Nous constatons que la mort d'un Père et le manque affectif, peuvent transformer un individu d'apparence saine jouant le jeu de la société, en un mari refusant la paternité (François). Et peuvent, également, le pousser à craindre l'amour et à redouter la perte d'un être cher. Souvent dans l'écriture de M. Laberge, le personnage féminin est une femme indépendante qui tient tête aux moeurs et tente de faire évoluer la société. C'est le cas des personnages féminins, de ses deux premiers romans de la trilogie : Gabrielle, Adélaïde et Florent. Il s'agit de deux femmes, Gabrielle et Adélaïde, qui refusent de sacrifier leurs opinions et leurs carrières pour le mariage. Des épouses non soumises, qui remettent en question les valeurs traditionnelles du Québéc. Cet exemple de femmes indépendantes correspond aux deux personnages féminins de Quelques Adieux, Anne affiche sa liberté par son refus d'être comme les autres c'est-à-dire ne pas dépendre d'un point de vue affectif. Et Elisabeth, exprime son indépendance en faisant face à la mort de son époux et à sa découverte de l'adultère. Certes, après avoir consommé son désir, François finit par se consumer et mourir laissant derrière lui une femme, sa femme, Elisabeth subir les tourments et l'affliction de la trahison. L'espace de la passion se confirme dans cette volonté d'échapper à la réalité et de vivre intensément une passion qui sous son apparence d'adultère, affiche la quête des amants. Cet espace de recherche du passé n'est pas le seul, nous pouvons rajouter la trahison, qui tend, elle aussi, à produire une spatialité.
Ø La trahison : La trahison que vit Elisabeth, est un espace de souffrance et d'interrogations sur les raisons qui ont poussé le personnage principal à l`adultère. Contrairement à Anne, la veuve ne comprend pas les besoins, les faiblesses et le manque affectif qui ont incité François à dévier du droit chemin. Néanmoins, « elle préfère vivre à cent pour cent dans la vérité même brutale, qu'à cinquante pour cent dans l'inconfort moelleux, douceâtre du mensonge. »166(*). Cette souffrance, cette envie d'avoir des réponses poussent parfois Elisabeth à se réfugier dans un univers de réminiscences afin de garder, intacte, l'image de sa vie conjugale, toutefois cette image est altérée par la dure réalité des événements à savoir sa découverte de l'adultère. En effet, la notion d'amour dans Quelques Adieux est précaire, elle passe d'une exaltation amoureuse et du refuge des incompris de la société (François et Anne), à la souffrance provoquée par une infidélité (le cas d'Elisabeth). Face à la douleur, à la déception, la personne trompée doit faire un choix, soit renoncer à l'amour, mourir d'angoisse et creuser sa propre tombe, soit réapprendre à vivre, même si la douleur est toujours présente, et croire en un avenir meilleur. Elisabeth, après avoir rencontré la détentrice de la vérité, la tante Jacynthe, décide de vivre et se sent « capable d'aimer, capable de pardonner par amour, (...) capable de vivre même avec ce poids-là »167(*) L'amour n'a pas de définition figée. C'est un sentiment complexe, à l'abri de toute interprétation scientifique. Il est à la fois plaisir et souffrance. Qu'il soit félicité ou peine intense, il apporte à l'être humain un espace de solitude, mais aussi un abri, une coquille qui le protège. C'est dans cette optique que nous avons orienté notre travail, c'est-à-dire que le comportement lié aux sentiments des personnages est justifié par l'absence de la paternité. Ce constat n'est que temporaire, pour l'affirmer ou l'infirmer, nous devons passer au point suivant à savoir la mort. B. La mort Depuis le début de ce travail, nous nous sommes rendus compte que le thème de la mort est présent à chaque tournant de notre analyse, dans les perspectives symbolique et physique. Sa progression, nous amène à l'envisager comme une structure ternaire où les personnages se réfugient et l'adoptent comme mobile, qui excuserait leur relation. La mort est perçue par les personnages comme échappatoire, comme excuse de l'adultère: François, conscient du danger que peut engendrer son infidélité, sur sa femme et sur la société, se laisse emporter par la maladie afin de ne plus souffrir des sentiments qu'il éprouve à la fois pour Elisabeth et pour Anne. La mort est pour ce personnage un refuge ; mais elle a aussi un effet de caution sur la passion des amants. A partir de l'analyse effectuée sur le texte évoquant le passé des personnages, nous avons constaté que la raison qui a poussé les protagonistes à s'engager dans une relation adultère, est la mort de leurs pères respectifs ainsi que l'absence de l'enfance : « L'enfance (...) est la seule source, le seul commencement, la seule déchirure vraiment essentielle et ineffaçable, l'ultime parce que première blessure. Les autres, celles qui suivront, n'en seront que le terrible écho »168(*) A travers cet extrait, la réflexion sur l'enfance, ne doit pas faillir à sa mission prioritaire : présence des parents. Or, François et Anne ont connu l'absence, celle d'un père, et le manque d'amour paternel, provoqués par une mort accidentelle (père d'Anne) et par une irresponsabilité et une mort tardive (le père de François). Cette déchirure ineffaçable, cette première blessure, n'est que le commencement de toutes les autres. Donc, la mort du père devient le point commun et le prétexte des protagonistes de leur infidélité. Cette structure de la mort comporte trois dérivations : le décès du père de François, le décès de François et la mort symbolique d'Anne. La mort du Père Bélanger : En faisant le bilan de son enfance, après la mort de son père, François remet en question son passé et constate que la fonction affective attribuée au père n'a pas été respectée. Il a l'impression d'être un orphelin qui n'a plus « aucun lien, aucun passé, aucun souvenir. »169(*) . Il se livre à une expérience de remémoration d'où, il espère trouver une étincelle qui donnerait sens à son existence, mais il découvre, avec regret, que sa mémoire n'a enregistré que l'image d'un « vieil homme, un déserteur de carrière, un père ignorant de tout y compris de ses enfants, était mort et cela suffisait à le tuer (...) »170(*). A présent libre de tout lien, il se sent abandonné, perdu et seul face à ce destin inéluctable. Cette nouvelle solitude, cette « enfance morte à travers un père mort (...) »171(*) va le livrer à la passion adultère où une mort certaine le guette. François est conscient que son père est mort depuis longtemps, avant même son accident. Mais il refusait d'admettre sa solitude et son « enfance ignorée, trahie, oubliée (...) »172(*)tant que son père avait une présence physique sur terre. Une fois le père mort, le protagoniste expulse de lui tous les sentiments qui ont été refoulés. Cette pulsion longtemps détournée, trouve, enfin, une excuse pour se libérer à travers une passion dévorante. Cette mort du père amène notre réflexion sur le constat suivant : Le décès du père est à la fois un prétexte et un espace de découverte de soi. A travers ce trépas, François devine en lui un coté sombre qu'il ne connaissait pas, dépassant toutes les limites de la raison et du raisonnable. Ce voyage « fertile en péripéties accède au centre de soi (...) »173(*) et se termine par une mort lente et douloureuse. oe La mort de François : François, lui aussi, trouve sa fin dans la maladie : Le cancer. Sa mort devient pour le lecteur une forme de punition à son adultère. Il est vrai qu'elle le guettait depuis son enfance, mais elle s'affirme lorsque ce dernier est complètement ravagé par la maladie. Pour François, la maladie est une récompense car elle lui permet de mettre fin au tumulte dans lequel il se débattait vainement. Il savait que la mort avait différentes facettes et qu'elle n'attendait qu'un prétexte pour l'emporter. En effet, pour lui, s'abstenir d'Anne, ne pas la voir, mettre fin au pacte du corps qui les scellait, annonce la fin. Il avoue ne pas pouvoir vivre sans Elisabeth, sa femme, mais en même temps, il prétend ne pas pouvoir se séparer et vivre loin d'Anne. Sa vie se résume à l'amour qu'il porte à ses deux femmes. Cette ambivalence ne peut pas durer, et loin d'être crédule, François sait que sa jeune étudiante le quitterait, et décide de vivre chaque instant auprès d'elle comme si il s'agissait du dernier. Pour François, sa présence signifie que « le monde est sauvé. Et que la mort est remise à plus tard. »174(*). Dans cette courte analyse, la mort et la maladie deviennent une excuse qui permet à François d'échapper à la passion et au déséquilibre affectif qu'il subissait, cependant, cette mort physique entraîne une autre mort, celle d'Anne. oe La mort symbolique d'Anne : Anne est anéantie par la passion qu'elle a vécu avec François. Pour elle aimer c'est mettre fin à son existence, et la mort de son amant n'arrange pas son état psychique. Pour mieux comprendre le ressentiment de ce personnage à l'égard de l'amour, nous nous proposons de récapituler son parcours affectif. Ayant était abandonnée par son père, mort lors d'un accident de voiture, Anne refuse d'aimer un homme au risque de l'enterrer ou à « en faire son deuil (...) »175(*). Cette mort a mis un terme à sa vie et à la capacité d'aimer, elle est morte en même temps que son père. C'est cette assertion qui lie ce personnage féminin à François. Ils partagent, sans se l'avouer, la même angoisse, celle qu'un père laisse après sa mort, et qui leur donne une sensation de liberté déroutante. Le manque affectif, leur permet de se retrouver et de l'exprimer à travers le pacte du corps. Ce handicap affectif, ressenti dès l'enfance, les prépare à une mort certaine, qu'elle soit physique ou symbolique.
Sachant, dans son cas, que la passion est une maladie qui rouvrira la plaie de son passé, Anne se laisse emporter au risque de tuer François « parce que, sans cela, elle en serait morte. Et elle en est quand même morte.» 176(*) La mort de François est, ici, une solution à la tornade des amants, mais c'est également une sentence insupportable pour Anne, car elle est condamnée à perpétuité. La progression de la mort, est tout aussi présente que sa progression spatiale. Elle est un espace de l'extrême, elle ne laisse pas le choix aux protagonistes, ils l'acceptent, l'adoptent comme une évidence, comme une trajectoire déjà planifiée dès enfance. Toutefois, la mort n'est pas la seule référence de l'extrême, les relations amoureuses et sexuelles ont la même densité, c'est pour cette raison que nous avons choisi d'analyser ce réseau de sens. C. Les relations amoureuses et sexuelles Depuis toujours la sexualité est considérée comme un sujet tabou dans toutes les cultures, y compris la culture québécoise. Parler de libido, dire ses envies, est un acte déplacé, toutefois, notre écrivaine ne se limite pas aux jugements de valeur. A travers son écriture, elle va au delà de l'acte physique et pousse le lecteur à en faire autant, c'est-à-dire comprendre en quoi le pacte du corps peut être révélateur d'un manque, d'une absence et d'un besoin. Il s'agit de voir comment le corps peut être un enjeu d'importance, et cela en saisissant les liens qui unissent les personnages entre eux afin de repérer les constantes et les différences à travers l'expression corporelle. Ainsi, analyser le langage du corps identifie la présence récurrente d'un renvoi au passé et plus exactement à la figure paternelle. Nous avons noté deux sortes de relation, la première est partagée entre François et Anne et la deuxième entre François et Elisabeth. Il s'agit d'analyser à travers ces deux relations, le comportement corporel des protagonistes, afin d'en extraire la dimension spatiale. D. Un pacte interdit : Après la consommation du désir, les amants excellent dans la communication corporelle. Le désir sexuel n'est plus ce qu'il l'était, c'est-à-dire la principale source du plaisir et la production de sensation agréable. Il se transforme, il se métamorphose en une urgence : l'amour physique devient une angoisse, une peur, la peur de perdre l'être qu'on aime au point de vivre chaque parcelle du corps intensément comme si il s'agissait d'un adieu : « (...) quelques fois, pour le damner, elle Anne restait debout, nue, loin, dans un rayon de soleil qui la tenait chaude comme sa peau à lui François et elle le regardait et elle aiguisait son désir en attente à bout de bras, du bout de ses yeux et quand il murmurait, le souffle court, le sexe presque douloureux de la tant vouloir, elle s'approchait lentement et le prenait d'un coup, follement, (...). Elle ne le reconduisait jamais ; roulée au fond du lit, fermée sur son corps palpitant, elle refusait de le voir partir. »177(*) Dans cette aventure du corps, les personnages sont considérés comme des victimes : les rapports qui se nouent entre le professeur et la jeune étudiante, sont les résultats de l'inconscient. Ils sont victimes de leur inconscient, c'est-à-dire que l'environnement charnel des protagonistes, est un lieu où le passé de chacun ressurgit pour s'incruster et déstabiliser leur entente physique. Cette dernière est caractérisée par la jouissance sexuelle et par une forme de dépassement physique, qui laisse entrevoir un comportement et un instinct animal. Nous constatons que les protagonistes se font longtemps languir, souffrir, pour ensuite jouir. Nous supposons que ce comportement a une origine liée au passé des personnages, et plus exactement, en rapport avec l'absence du père. Nous avons, déjà, évoqué ci-dessus que cette absence peut donner l'illusion d'une liberté sans limite, ainsi, « au fur et à mesure que l'homme se détache de ses parents ; l'anima arrache l'homme à son univers rationnel (...) »178(*). Les protagonistes sont, comme, piégés par ce sentiment de liberté, car il provoque en eux une angoisse permanente, liée aux limites qu'ils doivent s'imposer. Celles-ci n'étant pas respectées, transforment la relation physique des personnages en un accouplement sauvage : « Son corps était plus sauvage que son esprit, moins dompté, il n'avait pas vraiment appris à se protéger, se fermer. Il pouvait accéder à Anne à travers son corps, à travers sa vibration première et cela troublait profondément le sien et il apprenait, lui, le docile, le sage corps bien apprivoisé, à se laisser emparer, envahir par cette loi fulgurante qu'est celle du désir. » 179(*) Le registre utilisé par l'auteure met en place un processus de réflexion et de comportement dignes d'un animal et non d'un être humain. Les adjectifs «sauvage«,« dompté«, «docile «, «apprivoisé«, mettent en avant le coté bestial des personnages. Cette allusion à la bestialité n'est pas gratuite, hormis le fait de raconter la jouissance sexuelle des amants, elle expose un état d'esprit et une quête commune.
Le facteur sexuel, n'est qu'un prétexte. François et Anne mènent une quête existentielle, chacun se cherche à travers l'autre. L'un mène un voyage au coeur de l'enfance dans le but de retrouver des images, de la tendresse et un père. Et l'autre, tente d'exorciser un père qui est mort depuis longtemps. Cette quête finit par les tuer. E. L'espace de la relation conjugale : Elisabeth est l'exemple type de la femme stable et épanouie. Ayant grandi dans un environnement sain, elle n'éprouve aucun besoin extraconjugal. Cet équilibre familial, lui procure un bien être intérieur et lui permet d'être une femme fidèle, respectant les moeurs et la société. Dans les bras de sa femme, François se sent en paix avec lui-même, il ne connaît ni l'urgence de l'acte sexuel, ni les tourments de l'amour. Elle est pour lui un stabilisateur auquel il recourt lorsqu'il se sent envahi par la passion. A chaque moment difficile, de sa relation avec Anne, il se réfugie dans les bras de son épouse. Lui faire l'amour devient un moment d'euphorie : « Il l'étreint, en reconnaissant qu'il est un homme favorisé. (...) Troublé, heureux, il caresse Elisabeth comme s'il la découvrait. Fouetté par un désir de possession qui ne l'a pourtant jamais habité, il la contemple un instant, puis l'embrasse farouchement. Ils font l'amour sur le divan devenu soudain moins confortable, avec une ardeur qui ressemble presque à de la violence. »180(*). Cette plénitude, cette intégrité, lui permettent d'affronter sa passion brûlante. Sa relation physique avec Elisabeth, est comme une décharge électrique qui le relance à chaque fois dans les méandres de la passion. Son épouse lui permet de revivre dans ses bras. D'une part, nous constatons que la pulsion centripète qui anime le couple, est placée sous le signe de l'amour, de la tendresse et de la stabilité. Et d'autre part, elle se fait rare avec la sinuosité de la passion adultère. Vivant sous la pression du mensonge, du désir et de l'absence, François passe de l'état d'un homme énergique à un individu faible qui se détourne de la réalité et se réfugie dans la maladie. F. La gravure Si nous considérons la gravure comme un espace symbolique c'est parce qu'elle donne à lire de manière concentrée la totalité de l'intrigue. D'ailleurs, c'est ce qu'on appelle une mise en abyme, parce qu'elle « reflète plus ou moins fidèlement la composition de l'ensemble de l'histoire (...) »181(*) La gravure de Florence offerte par Elisabeth à son mari, « représente un arbre qui lutte. Il a l'air solide, fort, indestructible, mais il penche, se brise, se casse en un lieu secret, invisible pour l'oeil. Le vent fait le reste. »182(*)Cette image placée dans le bureau de François, résume son parcours, selon G. Bachelard : « Les grandes images ont à la fois une histoire et une préhistoire. Elles sont toujours à la fois souvenir et légende. On ne vit jamais l'image en première instance. Toute grande image a un fond onirique insondable et c'est sur ce fond onirique que le passé personnel met des couleurs particulières. (...) dans le règne de l'imagination absolue, on est jeune très tard. »183(*). En effet, la gravure représente un arbre qui se bat contre un vent qui finit par avoir raison de lui. Cet arbre, n'ayant pas de racines, n'arrive pas à faire face au danger qui le déstabilise, et ne peut protéger ceux qui s'abritent en lui, c'est-à-dire les nids et les oiseaux. Tout comme François, la mémoire est pour lui ce que les racines sont pour l'arbre. On se surprend à établir un parallèle entre l'image de la gravure et la trajectoire du protagoniste. Il est certain que « l'arbre entier est, pour l'oiseau le vestibule du nid. Est (...) pour l'oiseau un refuge »184(*). Si bien que la mémoire de l'enfance représente un nid et un refuge pour François et c'est à partir de « ce fond lointain que l'enfant revient. Dans son coin de méditation, le rêveur (...) fait son examen de conscience. Le passé remonte pour affleurer dans le présent.»185(*). Il s'agit de décrire l'objet mis en abyme afin de dégager le message qu'il comporte et tenter d'expliquer en quoi cet objet peut être considéré comme un espace symbolique : L'absence de racines, de mémoire et d'images liées à l'enfance, déstabilisent le personnage, tout comme l'arbre de la gravure. La conscience de François n'est pas en paix face à une enfance égarée et absente, et de ce fait il ne peut prétendre à un avenir. Au fond, nous pouvons nous demander si la gravure n'est pas un espace de l'imaginaire ? Il ne s'agit pas d'opter pour une méthodologie de l'imaginaire mais de « scruter les représentations que les hommes se sont forgés d'eux-mêmes en réponse à leur désir de paraître. »186(*). Ici, le désir de paraître ne peut être réalisé que si le sujet jouit d'une vie sociale convenable, or François n'a pas eu une enfance heureuse et une vie de famille, et c'est ce qui va constituer un handicap pour son épanouissement social. La gravure résume cette situation et selon, G. Bertin « c'est la petite étincelle qui donne son sens aux divers contenants (...) »187(*), c'est-à-dire, que l'objet évoqué dans le récit fait office d'étincelle qui met en place une structure d'interprétation diverse, et nous ne pouvons qualifier cette gravure d'espace symbolique qu'en l'interprétant. Pour clôturer ce chapitre, nous pouvons signaler que les espaces cités sont, en général, des refuges qui réveillent la mémoire des amants afin qu'ils appréhendent leurs futurs. Cependant, le futur des amants est la mort. Celle-ci les guette dès l'enfance, et elle est le résultat d'un manque affectif qui est la base de tout équilibre psychique, nous faisons référence à l'amour paternel. L'absence d'un père peut engendrer des handicaps : « Anne ne se voulait pas froide. Cela ne procédait pas d'une volonté personnelle : elle l'était. Depuis toujours, cette froideur et ce détachement l'abritaient des pires dangers comme une couche de cellophane protectrice. Anne n'avait jamais décidé de se protéger ainsi. C'était comme ça. » 188(*) La figure du père, présente dans les deux espaces géographique et symbolique, implique l'expression d'un besoin d'ordre affectif et social. D'un point de vue topologique, le père est présent dans la mémoire des protagonistes, lorsqu'ils se retrouvent dans des endroits fermés et vides, tels que la chambre et la maison. Ces dernières, relèvent de l'angoisse et de la solitude que chaque protagoniste tente de surmonter, et de cette manière, elles deviennent des lieux de réminiscences. Ces lieux ravivent les blessures du passé, qui sont, pour la plupart, liées à l'absence paternelle, et donc, à une carence affective qui sera considérée plus ou moins consciemment comme prétexte par les amants pour s'abandonner à la passion. Et d'un point de vue symbolique, la figure paternelle découle de l'évocation de certains thèmes : l'amour, la mort, l'acte sexuel, et d'un objet, la gravure de Florence. En vivant une passion fatale, François et Anne exposent les différentes facettes de l'amour, de la mort et de la sexualité : L'amour est perçu comme un phénomène donnant naissance à deux sentiments, la passion et la trahison, qui sont dans ce cas de figure complémentaire. L'un domine la première partie du roman, marquant ainsi les aléas de la relation adultère, entretenue par François et Anne. Et l'autre, annonce la quête d'une femme, Elisabeth, ayant pour objectif de trouver les raisons de l'infidélité conjugale. Cette trahison sera présente et exprimée, tout au long, de la deuxième partie de l'oeuvre. Quant au thème de la mort, il domine toute l'oeuvre, et est constant dans le passé et le présent des personnages. Lorsque la mort est évoquée dans le texte, elle fait, souvent, référence à celle d'un père, également, à celle de François, et en dernier, à celle d'Anne (une mort symbolique). Nous avons observé, que la mort des pères, est responsable de l'état instable des amants et de leur adultère, cependant, ce déséquilibre et cette infidélité, ne vont pas disparaître, ils ne trouveront de remède que dans la mort physique de François, et l'anéantissement psychique d'Anne. Ces deux thèmes sont considérés comme des lieux symboliques, car ils deviennent pour les personnages des refuges : l'amour est un lieu de compensation pour les amants, c'est l'élément qui leur permet de transcender leur passé et donc, leur manque paternel. Et la mort permet à François de ne pas faire face à ses sentiments, tiraillé entre ce qu'il éprouve envers sa femme et la passion qu'il ressent pour son étudiante. L'absence de François, est pour Anne un deuxième abandon, après celui de son père. Elle ne surmontera pas cette deuxième épreuve, elle sera comme morte, sans vie et sans avenir. Comme l'amour et la mort, l'acte sexuel est aussi un thème pertinent et nécessaire pour notre analyse, car la relation corporelle que le personnage principal entretient avec sa femme et son étudiante est différente. Avec Anne, nous avons remarqué que les rapports physiques révèlent un besoin de dépassement sur le plan psychique, c'est-à-dire, aller au delà de l'acte lui-même et jouir, pleinement, du moment présent. Cette hâte et cet engouement sexuel, viennent du fait que les amants se sentent menacés par la mort. Avec Elisabeth, la communication physique procure au protagoniste une stabilité, un retour au calme et un refuge émotionnel. Ces deux facettes de l'acte sexuel, sont complémentaires pour François. La première est le lieu de la transcendance et de l'interdit, et la deuxième est un refuge dans lequel il se sent en sécurité, et est une illusion de stabilité. L'objet faisant office d'espace symbolique, est la gravure de Florence offerte par Elisabeth à François. Cette dernière résume le parcours du protagoniste. Nous observons un arbre sans racines luttant contre le vent, mais ne parvenant pas à se défendre, il finit par être emporté. En mettant en place un parallèle, nous constatons que nous sommes faces à l'histoire de François, qui n'ayant pas d'enfance, de père et donc de racines, n'arrive pas à affronter les sinuosités de la vie et se laisse emporter par la mort. Comme nous le constatons, nous revenons, continuellement, au passé des protagonistes et plus précisément à leur enfance et à l'absence paternelle. Celle-ci est présente dans le premier et le deuxième chapitre de notre travail, c'est pour cette raison que nous avons trouvé plus judicieux d'affiner notre recherche, et de l'orienter vers l'étude du personnage du père. Cette démarche va préciser l'impact du père sur la relation adultère des protagonistes. * 156 - François Vanoosthuyse, « Ce que raconter représente «, groupe de recherche «littératures et histoires«, Université Paris 8 . * 157 - D. Ducard, «L'efficacité symbolique« : L'affect du signe, Université de Paris 12, p. 3. * 158 - Le Robert, DICOROBERT INC, Montréal, Canada, 1994, p.42. * 159 -Idem, p. 823. * 160 -Encyclopédie Wikipedia, in www.wikipedia.org/wiki/mise_en_abyme#Proc.C3.A9d.C3.A9_artistique * 161 -Ibid, p. 264. * 162 -Ibidem, p. 234. * 163 -Idem, p. 262-263. * 164 -Ibidem, p.369. * 165 -D. Rougemont, L'amour et l'occident, Paris, Plon, 1939, p.126. * 166 -M. Laberge, Quelques Adieux, Boréal, 1992, p. 361. * 167 -M. Laberge, Quelques Adieux, Boréal, 1992, p. 373. * 168 -Idem, p.263. * 169 -Idem, p. 140. * 170 -Ibid, p. 142. * 171 -Ibidem, p. 143. * 172 -Ibidem, p. 143. * 173- Georges Bertin, Nouveau millénaire, défis libertairespour l'imaginaire, principes et méthodes, RevueEspritcritiqueVol.04No.02-Fèvrier2002, in : http//www.espritcritique.org/0402/article2.ht-l, Date14/07/2007, p.4. * 174 - M. Laberge, Quelques Adieux, Boréal, 1992, p. 197. * 175 -Idem, p. 163. * 176 -Ibid, p. 390. * 177 -M. Laberge, Quelques Adieux, Boréal, 1992, p.157-158. * 178 - Georges Bertin, Nouveau millénaire, défis libertairespour l'imaginaire, principes et méthodes, RevueEspritcritiqueVol.04No.02-Fèvrier2002, in : http//www.espritcritique.org/0402/article2.ht-l, Date14/07/2007, p.4. * 179 -M. Laberge, Quelques Adieux, Boréal, 1992, p. 157. * 180 -Idem, p. 55. * 181 -Yves Reuter, L'analyse du récit, Nathan, 2003, p. 59. * 182 -M. Laberge, Quelques Adieux, Boréal, 1992, p. 44. * 183 -G. Bachelard, La poétique de l'espace, Presses Universitaires de France, 1957, p. 47. * 184 -Idem, p. 97. * 185 -Ibid, p. 134. * 186 - Georges Bertin, Nouveau millénaire, défis libertairespour l'imaginaire, principes et méthodes, RevueEspritcritiqueVol.04No.02-Fèvrier2002, in : http//www.espritcritique.org/0402/article2.ht-l, Date14/07/2007, p. 10. * 187 -Idem, p. 2. * 188 -Ibid, p.84. |
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