CHAPITRE X
M
be'nnem avait réussi, sans difficulté, à
évacuer vertement Mlle Eding de l'Amphithéâtre cette nuit
du Vendredi 22 Juin 199... Mlle Samsekle, la seule créature qui
parfumait encore la lugubre assemblée de son haleine féminine,
manifesta une joie indescriptible. Elle se mit à applaudir de toutes les
forces de ses mains frêles. Son visage multicolore brillait
d'allégresse. Elle s'inclina à sa droite et fit ces
révélations à son voisin immédiat :
- Ah ! Mon frère, quelle joie sans borne ! A
l'instant qu'il est, je suis tentée d'affirmer sans exagération,
que je suis actuellement la fille la plus comblée et la plus heureuse
qui soit. Quelle magnificence ! Notre Président Mbe'nnem sera de
tous les siècles, le meilleur Président qu'une Association
tribale ait jamais eu à sa tête. Mbe'nnem, c'est un vengeur ;
c'est un rédempteur ; c'est lui le vrai sauveur.
- Ouf ! Je dois avouer que depuis que cette villageoise
et traîtresse Eding a fait son entrée dans cette auguste salle, je
ne vivais plus qu'à moitié. J'avais l'impression qu'elle
empestait l'air de la salle de sa présence impure.
- Moi, j'ai toujours eu l'impression que vous autre, vous
prenez l'Archonte Mbe'nnem à la légère. C'est quelqu'un
à qui je dois toute ma personnalité et toute ma vision du monde.
Il m'a tout enseigné ; il m'a façonnée à son
image. Le plus grand enseignement que j'ai reçu de lui est la haine
tribale : n'aimer que notre tribu et haïr toutes les autres qui
veulent nous ravir à nous-mêmes, qui veulent accaparer notre pays,
notre pouvoir, nos institutions, notre palais et surtout notre
Président !
- Mon frère, ne vois-tu pas que Eding est une folle
entièrement guidée par Satan ? C'est un suppôt du
Diable ! Elle n'a jamais voulu se conformer à nos usages :
elle ne met jamais les tricots de notre Président ; les pagnes du
parti ? Elle n'en pas besoin. Les marches de soutien, elle en a une
horreur sans exemple ; nous aider à distribuer les tracts, vous ne
la verrez jamais ! fit Samsekle.
Mbe'nnem était de retour. Il fit son entrée et
attira l'attention du parterre infernal :
- Mes frères, chère soeur, ce jour et un jour
sacré pour nous. Il tient sa sacralité du fait que nous avons
remporté une victoire légendaire. Les services que nous rendons
à ce pays n'ont pas de prix. Car s'il fallait que nous soyons
rémunérés, nous serions les citoyens les plus riches de ce
monde. Voyez-vous ? Il n'est pas donné à n'importe qui de
traquer et de dénicher les ennemis d'un régime ! Ce que je
vais surtout déplorer ici, c'est le sommeil des services des
renseignements. Je crois qu'ils sont là pour recevoir des renseignements
et pour passer immédiatement à l'action. Ce travail titanesque
auquel nous nous livrons sans formation, sans expérience, sans armes et
sans moyens légaux, c'est bien le leur. Je crois qu'à l'avenir,
ils seront dénoncés à la plus haute hiérarchie de
notre pays.
Après l'annonce de ces nouvelles perspectives,
l'entourage de Mbe'nnem applaudit ; Puis, très flatté,
l'Archonte enchaîna d'un ton seigneurial :
- Bien, vous savez que chez nous, après un travail bien
accompli, il faut prendre un verre. Il faut fêter. C'est l'occasion pour
moi de vous informer de ce que désormais, vos jours et vos nuits seront
saturés de fêtes. Tout à l'heure, à la sortie, le
coup d'envoi sera donné autour d'une dizaine de casiers, leur
promit-il.
Dès cette nuit-là, ils se mirent à boire.
Ils buvaient ainsi chaque jour et chaque nuit. Ils finirent par être dans
les vignes du Seigneur. Il fallait exprimer la liesse de cette grande victoire
le plus longtemps possible. Il fallait boire régulièrement pour
maintenir la fraîcheur du souvenir de cette victoire historique. Ils
buvaient. Ils buvaient au point de devenir des suppôts de Bacchus. Chaque
jour, ils laissaient un peu de leur équilibre et de leur raison au fond
des bouteilles. Chaque jour, ils allumaient et enflammaient leurs sens. On
buvait. Il fallait bien boire pour exprimer la joie qu'on peut ressentir
après avoir livré aux forces de l'ordre des maquisards, des
opposants, des subversifs. A la longue, ils finirent par être atteints de
dipsomanie.
Un soir, alors qu'il avait une envie aiguë d'inonder ses
amygdales comme à l'accoutumée, Mbe'nnem remplit ses poches d'une
bonne partie de leurs cotisations hebdomadaires, et se dirigea tout seul cette
fois-là, vers un bar. C'était dans le quartier
appelé «quartier Latin ». Ce quartier était
le seul de la ville où on voyait pousser au fil des années des
lycées et collèges, les grandes Ecoles de formation et autres
centre universitaires.
Le « Bar des Martyrs » était celui
des bars qui accueillait le plus d'étudiants. C'était une
propriété des anciens étudiants pourchassés et
persécutés par le passé par une milice d'un ancien
dirigeant de l'Université Fédérale. On y rencontrait
souvent presque toute la fine fleur intellectuelle de la capitale.
C'était aussi, curieusement, le lieu que la secte tribale de Mbe'nnem
aimait pour ses ripailles et pour ses beuveries.
Ce même soir-là, les
« assassins » sans assassinat, les
« Subversifs », les « Poseurs de
bombe » etc. s'y étaient retrouvés, comme par hasard,
et s'étaient mis à s'entretenir de ce qu'ils étaient
devenus depuis leur ``libération''. Le temps avait passé et ils
ne s'étaient plus revus. Assis tous autour d'une table ronde, ils
avaient formé un cercle. Autour de cette table on pouvait
apercevoir : Menkaazeh', le visage exprimant la candeur. Tout à
côté, à sa gauche, c'était l'éternelle
Angeline NDOLO, la pénélope des temps modernes, l'âme de
son âme. Près d'elle parlait Senõra NO avec beaucoup
d'entrain, le sourire parcourait le visage lumineux. Elle s'adressait à
Sophie Eding, la charmante « rebelle ». En face, Francis
Menkaakong, Charly NO et Eben le philosophe spéculaient autour des jeux
olympiques et les chances des Africains. A la droite de Menkaazeh', Docta Maben
et Ateb parcouraient quelques pages du magazine »ONZE ».
Puis,
- Alors, les « subversifs », la belle
aventure souterraine, quels souvenirs ? Blagua Docta Maben.
- Oulala, Docta, voilà un mot qui pue une époque
presque révolue !
« Subversif » « la
subvertion » ; les « maquisards »,
« les activistes » etc. etc. fit Francis avec amertume.
- N'oubliez surtout pas les « poseurs de
bombes », les « spécialistes des
attentats », et... et surtout, surtout, les
« opposants », renchérit Eben le philosophe.
Tout le monde se mit à rire. Ils rirent si fort que le
fond musical que distillait la chaîne musicale du bar n'avait plus de
grands effets sur les papilles auditives.
- Je tiens seulement à vous rappeler qu'actuellement,
vous respirez l'air de « notre pays », de « notre
régime ». Et gardez-vous désormais de jalouser
« notre Président » ; empêchez-vous de
convoiter « nos institutions » et « notre beau
palais », leur rappela Docta Maben, tout en gesticulant comme un
comédien.
- Ce sont là, vous le savez tous, certains chefs
d'accusation qui pesaient sur vous et qui, à ce que je sache,
pèsent toujours...
- Mon cher ami, depuis qu'on nous a
« relaxés », j'ai traîné ma toux du
côté de nos gens d'armes sans succès de me faire
reconnaître. Je leur ai toujours rappelé que c'est bien moi Eben
le philosophe. Arrêté et incarcéré pendant plusieurs
semaines dans leurs cellules, relaxé provisoirement appelé
à venir de temps en temps passer à des « petites
enquêtes » de routine pour clarification définitive de
la situation. Mais, qui s'occupe de moi ? Qui semble se rappeler notre
« affaire » ? Personne ! J'ai déduit que
la justice ne nous reconnaît plus, qu'elle n'a plus besoin de nous, m^me
quand nous allons vers elle.
- Hé ! Oui, peut-être le temps a-t-il
trouvé, seul, la solution malgré les hommes, déduisit
Menkaaseh'
* *
*
Mbe'nnem était resté figé dès
l'entrée du bar, comme médusé par on ne sait quelle force
surnaturelle. Il n'en revenait pas. Il broyait du noir. Il lui avait
semblé qu'il avait mis les pieds dans un cimetière de revenants.
Quel choc peut provoquer une telle surprise dans l'esprit d'un vivant. ?
Imaginez-vous tout puissant, en connivence avec les autorités de votre
établissement, protégé par des Ministres, livrant les
étudiants aux forces de l'ordre sous prétexte qu'ils sont des
ennemis du régime afin qu'il soient exécutés et... et
croyant qu'ils pourrissent déjà dans une fosse commune, vous les
revoyez dans un milieu mondain ! Bouleversant, traumatisant, n'est-ce
pas ?
Ils étaient bien assis, ces pendards qu'il avait
souhaité morts. Ils respiraient l'air pur que distillait gratuitement la
mère nature. Ils pouvaient encore rendre eux aussi un hommage
mérité à Bacchus. Ils avaient même de surcroît
assiégé ce soin sacré qu'affectionnaient Iscariote et sa
secte tribale. Mben'nnem était tout simplement paralysé de
stupeur et de peur. Dans son coeur ténébreux au gouffre duquel il
avait toujours roulé la traîtrise, la délation, la haine,
la méchanceté et le tribalisme, il ruminait devant un monde
plutôt étonné, ces sombres pensées qui le
torturaient :
- Ah ! C'est grave ! C'est très grave !
Mais... qui vois-je ? Qui vois-je là ? Sont-ce des
fantômes ? Des revenants ? On dirait des hydres ! C'est
comme si j'ai ouvert le portail d'un étrange cimetière !
C'est comme un rêve ! Mais... c'est un cauchemar !
Aïee ! Ma tête est toute couverte de sang ! Je sens ma
cervelle se fêler.
Mbe'nnem n'avait pas pu supporter cette vision spectrale.
Sitôt qu'il s'était partiellement remis de sa paralysie, il prit
la fuite, tel un lièvre en danger.
Quelques jours plus tard, Iscariote s'était
découvert à ses semblables, totalement
métamorphosé. Il avait perdu les sens et son cerveau était
fêlé. Tous les jours, on le voyait errer, dans une tenue de ver de
terre, dans la grande cité sur laquelle il croyait régner en
maître absolu. Ses lèvres rouges qui suçaient tous les
jours les bouteilles d'alcool étaient devenues plus lippues. Ses cheveux
de brousse étaient désormais de grosses boules renversées
qui pendaient jusqu'à son tronc qui trahissait des côtes
desséchées. Il était presque exsangue. Sa barbe hirsute
avait littéralement envahi sa poitrine difforme. Seul un vieux de
morceau de tissu crasseux en lambeaux était tout ce que la culture
pouvait lire sur sa virilité sans vie.
Entre ce symbole des passions destructives et mortelles et la
société, il se livrait tous les jours un titanesque combat
irrationnel. Cette société immortelle qui l'avait vu
naître, le pauvre mortel l'avait souillée. Il l'avait
désacralisée de ses paroles et de ses actes criminels.
Cette société longtemps en proie à une
fermentation socio-politique était passée par l'étape
décisive d'une salvatrice ébullition. Cet ultime bouillonnement
qui allait lui permettre de muer. Cette société à la
démarche de tortue qui voulait enfin passer par la porte étroite
de la Démocratie l'avait totalement vomi, lui qui l'empestait de ses
odeurs pestilentielles et excrémenteuses, de délation, de
calomnie, de méchanceté, de tribalisme...
Tous les jours, il clopinait seul, sur la piste cahoteuse et
ténébreuse qui l'éloignait des hommes, ses pauvres
semblables qu'il n'avait jamais su aimer. Son voyage solitaire vers l'inconnu
ressemblait à la terrible descente dans l'Hadès. Avant
d'atteindre l'Erèbe, Mbe'nnem se soumit au tribunal de sa conscience
malade.
- « Toi, pauvre mortel Mbe'nnem Iscariote, sache que
cette société qui te renie et qui te vomit aujourd'hui est
complètement inondée de ce sang innocent que tu as versé
ou que tu as fait verser durant ton existence. Mbe'nnem, tu devrais savoir que
ce liquide à la couleur sonore et aux odeurs sacrées est le don
du Père de la Création. Tu as toujours été
bercé par l'illusion d'une pseudo-puissance. Sache, pauvre mortel, qu'il
n'y a que Dieu qui soit Tout-Puissant. Il n'y a que les dieux qui soient
athanatoï. Ils sont nés un jour, mais ne meurent pas. Ils se
nourrissent d'ambroisie, de nectar et de fumée. Les hommes, pour
s'immortaliser, doivent impérativement s'aimer les uns les
autres. »
|