CHAPITRE VII
C'
était un dimanche une semaine et deux jours
après que Menkaaseh' et les autres avaient été
arrêtés, c'est-à-dire deux jours après l'annonce
officielle de la nouvelle à travers les ondes de la radio nationale.
Quelques heures seulement avant le milieu de la nuit, un
peloton d'exécution était venu chercher tous les prévenus.
A l'intérieur de la cellule2, c'était l'éternelle nuit
artificielle, psychologique, bien que la grosse ampoule incandescente
était déjà allumée. Ici, dans cette cellule2, le
sommeil était le seul remède salvateur contre tous les maux et
toutes les angoisses ; c'était la seule nourriture qu'il fallait
consommer à forte dose pour mériter une hypothétique
quiétude dans cette mer de soucis et de douleurs. Les uns dormaient
profondément ; les autres rêvaient, d'autres
ronflaient ; mais quelques deux insomniaques couraient toujours
après ce sommeil fugitif qu'ils avaient malheureusement perdu depuis des
jours.
A la porte, tout un régiment à la tête
couverte de masques à gaz, armés de redoutables mitraillettes
s'activait. Le tout premier bruit qu'ils firent alerta les deux veilleurs aux
paupières légères qui, pris de panique, se mirent à
réveiller les dormeurs.
- Eh ! Les gars, les gars, cop's, cop's, copo...
Eh ! Vous les sommeilleux, vous les autres qui roupillez comme des
morts ! Réveillez-vous ! Réveillez-vous vite !
Oh !les murs de cette forteresse vont s'écrouler ! Vite,
levez-vous ! Attendons la fin du monde éveillés ! Leur
crièrent-ils.
Sitôt avaient-ils crié que, tel des soldats dans
un champ de bataille, toute la cellule se leva. Tous les yeux étaient
rouges de sommeil et de fatigue ; beaucoup de bouches bavaient ; les
corps baignaient dans une sueur bouillante ; certains sous-vêtements
étaient inondés par un torrent séminal provoqué par
quelques rêve érotique ; le rythme des battements de coeurs
avait décuplé ; la peur avait assiégé les
articulations et les muscles ; on tremblotait ; on grelottait ;
à perdre conscience. Les bras croisés ou portés sur la
tête, on se regardait, muet de stupeur et d'anxiété.
On les fit sortir les uns après les
autres, « les plus redoutables » en tête. Une
fois arrivés dans le corridor central, à droite, ils gravirent
les marches gluantes d'un escalier étroit. A chaque dizaine de pas, ils
franchissaient une grille de fer colossale. Comme on les avait avisés,
ils constataient eux-mêmes qu'ils n'étaient pas dans une bonne
maison. C'était une maison où on entrait vivant pour en ressortir
ayant perdu tous les sens ou sans vie. Vue de surface, cette maison avait tous
les aspects d'une maison d'habitation. Mais, son sol et son sous-sol
étaient des quartiers où gisaient, telles des semences enfouies
dans les entrailles d'une terre stérile, des êtres humains. Chez
eux, le temps qui régente nos activités avait tout simplement
suspendu les battements de ses ailes. Les heures s'étaient
échouées dans l'étrange fixité des pans
épais des murs rugueux et humides de mousses. Les lichens et de
champignons vénéneux. Les secondes s'étaient
évaporées dans la brume épaisse et lourde qui imposait son
opacité aux yeux affaiblis. Tout se passait désormais dans la
tête. Seuls l'imagination et le rêve pouvaient leur permettre de
créer ou de recréer des univers animés. Tous les jours,
c'étaient les mêmes parois, la même atmosphère
empestée, les mêmes visages, les mêmes larmes, les
mêmes gémissements et les mêmes souffrances. La
mémoire était devenue lasse, à force d'enregistrer les
mêmes données événementielles. A force de chauffer,
les nerfs conduisaient à la rive de la démence. On goûtait
l'ivresse du suicide.
Parvenus à mi-chemin du long corridor sombre et humide,
ils embranchèrent à droite. C'était pour se retrouver
finalement devant la porte d'une salle plutôt spacieuse, mais d'une
humidité de glace ! Ils étaient sévèrement
escortés par tous ces disciples de Arès. On eût cru que ces
derniers redoutaient une éventuelle évasion. Mais, non ! Il
ne fallait surtout pas la commettre, cette erreur fatale. Car leur
évasion exposerait ces soldats à des sanctions les plus
sévères, voire à la peine de mort. Ils seraient
soupçonnés de complicité. Les complices des
criminels ! Des criminels politiques de surcroît ! Des
gens qui avaient chacun à sa manière, tenté de mettre en
péril les institutions de la République ! Des jeunes gens
qui avaient comploté pour faire chuter tout un régime politique
qui tenait depuis plus d'une décennie les rênes du pouvoir !
Des jeunes étudiants, des sombres pendards qui avaient
décidé, chacun à sa façon, d'attenter à la
vie éternelle de son Excellence Monsieur le Président de la
République et d'écourter son règne ! Un
président de la République ? Ça n'est pas n'importe
qui ; ça ne court pas les rues ! Et, vouloir voter contre lui,
réclamer le changement, c'est être des assassins. Voilà
toute la logique qui se brodait dans les pensées brumeuses qui
vivifiaient les doctrines proches du pouvoir en place.
Dans ce parcours labyrinthique, Menkaaseh' qui trônait
à la tête de cette file de pendards hostiles au régime
était en proie à des pensées qui n'en finissaient pas de
torturer son esprit :
- « Mon Dieu ! Quelle est cette façon si
étrange dont nous sommes surveillés ? Quels crimes
avons-nous alors commis pour bénéficier d'une escorte aussi
étoffée ?
«J'ai souvent lu des journaux dont les pages
entières sont consacrées à la peine capitale. Oui, la
peine capitale. Ilse dit que dans bien des pays du monde, tous les jours, on
utilise des chaises électriques sur lesquelles on attache les
condamnés à mort, étroitement sanglés, et on appuie
les boutons qui, d'un trait, fixent leurs destinées. Oui, des chaises.
Des chaises qui tuent !
« J'ai déjà lu des journaux de renom,
dignes de crédibilité, qui nous parlent de bien de pays de ce
monde, où on exécute par des marrantes injections mortelles. Oui,
on allonge l'homme, l'être humain ! Une créature
divine ! Sur un brancard ou sur une civière, et on l'attache, comme
un chien, oui, comme un chien, on le ligote ce n'est pas pour lui introduire
dans les veines chaudes et frêles, une piqûre. Pas cette
piqûre qui libère le corps de l'emprise des maladies. Celle dont
bénéficient les condamnés à mort ouvre les rideaux
sombres qui couvrent les ravins de la mort. Son nom n'est pas vulgaire, car nos
pharmacies n'en vendent presque pas. Allez dans une pharmacie, dites au premier
homme en blouse blanche : « S'il vous plaît, je suis le
malade X... Je voudrais acheter la piqûre léthale »
Quoi ? La piqûre léthale ? Non, le pauvre pharmacien
n'en saura rien. Il n'a pas l'habitude de geôles.
«Ouf ! Et les chambres à gaz ! Oui, des
chambres. Pas comme la mienne que j'ai quittée brutalement. Il s'agit
ici des chambrettes où la mort a élu domicile. Ce sont de
véritables cockpits pris d'assaut par Thanatos. Cette mort qui passe par
de gigantesques machines saturées de courants électriques qui
distillent un gaz. Un gaz qui coupe le fil de la vie. Oui, le gaz, l'homme sait
aussi en user à des fins insoupçonnables !
« J'ai déjà entendu
révéler qu'un peu partout, dans ce monde des hommes, sous le
regard sacré du Père de la Création, on installe des fils
électriques dans tout le corps bandé d'une créature pour
l'électrocuter !
« Je me souviens avoir déjà vu les
images affreuses de ces condamnés à mort dont on bande les yeux
et à qui on donne gratuitement des paquets de cigarettes à fumer
en une seconde, des marmites de nourriture à avaler en quelques
secondes, de casiers de bière à ingurgiter en une minute, pour
ensuite passer par une fusillade, aux grands applaudissements d'une foule
naïve et timorée !
« Je me rappelle bien ces larmes tranchantes,
tristement célèbres, que le disciple d'esculape, Guillotin Joseph
Ignace avait eu le malheur de faire adopter, pour la perte de ses
semblables !
« Je revois, présent à l'esprit, le
supplice du feu, ce bûcher où Jeanne d'Arc fut ligotée et
braisée, comme une chèvre des grands jours de festins des
tyrans.
« Nous avons passé tout notre temps à
paniquer, à vomir de peur et de malaise. Dans notre réduit, nous
avons entendu tout le temps, des bruits de la mort. Nous avons gémi
suffoqué ; les nerfs étaient à bout ; nous avons
passé tout notre temps à nous battre contre la mort. Nos voix
étaient étranglées.
« Seigneur Dieu, toi qui es le Donneur de Souffle,
le Père de la Création, quel chemin la mort empruntera-t-elle
désormais pour venir nous envelopper de son triste voile noir et nous
arracher ce souffle que tu donnes gracieusement à tes créatures
pour les animer ? »
La salle où ils étaient conduits était
une salle récemment affectée aux bains des prévenus qu'on
sortait des cellules avant les interrogatoires. On leur demanda de se
décrasser et de se décroûter. Ils n'iraient pas indisposer
les enquêteurs dans la seigneuriale salle des interrogatoires, où
se fixent les destins. Leurs cors méritaient d'être frottés
avec des éponges métalliques.
La toilette mit peu de temps et, ils étaient encore
trop sales pour prétendre avoir atteint le seuil de la propreté
en si peu de temps pour y parvenir, il leur fallait au moins une année
de bain sans interruption, et ce, avec les détergents les plus
efficaces.
Le « bain » fini, ils retrouvèrent
la chaleur humide de leurs vêtements qu'ils avaient quittés depuis
plus d'une semaine. Ensuite, sous la forte escorte qui ne les quittait pas d'un
pouce, ils découvrirent la vraie chaleur dans la salle des
interrogatoires.
Enfin c'étaient les fameux interrogatoires. On
était précisément au milieu d'une nuit sans lune et sans
étoiles.
* *
*
Le lendemain était le jour de la pleine lune, au mois
de Julius. Vers la neuvième heure de ce jour, l'un des enquêteurs
qui avaient la lourde tâche de rechercher la vérité et rien
que la vérité à travers cet interrogatoire avait tenu
à aller auprès de ceux qu'ils appelaient candidement ici leurs
« sources d'informations ». Il était habillé
en civil : blouson cuir de couleur noire, pantalon jeans bleu. Le tout lui
donnait l'allure d'un homme très ordinaire. Et, rien à son
passage ne suscitait une curiosité. Dans la poche intérieure de
son blouson, l'antenne noire d'un Talkie Walkie laissait chichement
découvrir son bout.
Assis dans la cabine d'une petite voiture jaune de marque
japonaise, il avait tout simplement l'air d'un chauffeur de taxi fier de sa
recette quotidienne. Arrivé à l'Ecole Normale, il gara son
véhicule légèrement au trottoir. Les étudiantes,
fatiguées d'attendre les taxis, ne s'empêchèrent pas de
manifester leur colère à la vue de ce véhicule jaune qu'on
allait garer derrière elles. Le tout premier homme qu'il avait
rencontré au portillon de l'Ecole était l'illustrissime archonte
Mbe'nnem qui, tel un Cerbère noir, obstruait le passage public.
L'enquêteur qui l'avait reconnu par sa barbe hirsute d'empoisonneur et
ses lèvres rouges de buveur de mauvais vin de déchets de
maïs, l'invita dans l'une des petites salles de classe de l'Ecole pour de
« petites causeries ».
Mbe'nnem, très habitué aux félicitations
et aux honneurs immérités, répondit favorablement à
cette invitation. Cet étudiant spécial aux besognes
indéfinissables était vêtu d'une chemise rouge aux manches
courtes, sur laquelle il avait maladroitement superposé une petite veste
noire qui avait toutes les dimensions d'un pourpoint. Son pantalon court
laissait croire qu'il était victime d'un gigantisme hypophysaire. Dans
ce bel accoutrement, Iscariote avait toutes la allures d'un Scapin.
Les deux hommes se dirigèrent vers la petite salle sans
échange de paroles, comme s'ils se redoutaient.
La salle était déserte. Seuls quelques papillons
et quelques araignées y représentaient les créatures
vivantes. A l'estrade, c'était le bureau de professeurs. En face, deux
rangées de tables-bancs couvertes de poussière. Derrière
la porte, au Sud-Ouest de la salle deux tables- bancs étaient
placées l'une face à l'autre. C'est là que nos deux gens
avaient choisi de s'entretenir.
- Excellence, Président Mbe'nnem, nous vous sommes
très reconnaissants d'être toujours soucieux du devenir de votre
pays et, surtout de la précieuse aide que vous nous apportez en veillant
à l'ordre, à la sécurité et à la paix dans
ce pays. En effet, nous avons appris que vous êtes le Président de
cette bienfaisante Association tribale dont l'une des misions cardinales est la
protection des intérêts de votre tribu. Nous avons reçu
tous les chefs d'accusation que vous nous avez fait parvenir au sujet de
certains de vos camarades, par le biais du Ministre de l'Enseignement
Supérieur. Cela montre bien que vous collaborez très
étroitement avec la plus haute hiérarchie de votre
ministère. Je puis vous rassurer que tous ces étudiants
indésirables à votre goût ont fait l'objet d'une
arrestation, d'une incarcération et... une fois de plus, nous vous en
savons gré. Je tiens, par la même occasion, à vous
révéler que, du côté de l'Université, les
arrestations continuent au fur et à mesure que vos correspondances nous
parviennent ; Nos cellules fourmillent d'étudiants et, tant que
votre colère n'est pas apaisée, ne manquez pas de nous faire
travailler, c'est notre devoir, lui rappela l'enquêteur d'un ton
ironique.
Pendant que l'enquêteur le gavait de ces éloges
fallacieux, Mbe'nnem caressait sa barbe avec délectation. Ses yeux
rouges et globuleux luisaient de fierté et de liesse.
- Monsieur l'enquêteur, permettez-moi de vous
féliciter pour votre fidèle et franche collaboration. Vous
comprendrez que toutes les associations à caractère tribal qui
fonctionnait dans cette auguste Ecole, seule la nôtre a pu survivre aux
interdictions du Directeur Général qui, par solidarité
tribale, a fermé l'oeil là-dessus. Tenez-vous tranquille, c'est
une association aussi puissante qu'un parti politique ! Lui signifia
Mbe'nnem.
- Bien, il s'agissait d'abord du Président National,
ensuite de son secrétaire général, de ses conseillers et
du porte-parole. Ensuite de son secrétaire général, de ses
conseillers et du porte parole. Ensuite, il était question de beaucoup
d'autres membres très actifs et autres sympathisants convaincus,
confirmés et très dévoués. Par ailleurs, vous aviez
baptisé ce troupe : « La célèbre bande des
Agitateurs, des Vandales anarchistes et des Assassins subversifs»,
continua l'enquêteur.
- Permettez-moi d'applaudir fortement, mon cher ami. Je
constate que votre mémoire est d'une fidélité qui
défierait celle de l'ordinateur. C'est tout à fait exact, tout ce
que vous dites-là, affirma Mbe'nnem.
- Bien, il y a aussi un certain Docta Maben que vous avez
baptisé : « Le grand traître de la tribu en
quête de notre pouvoir ».
- Oui, oui, ils sont tous là, ces noms de gangsters
patentés. Monsieur l'enquêteur, je vous garantis mon
entière disponibilité. Je peux vous apporter cent preuves de leur
culpabilité ! Cent preuves, dis-je ! Je dis bien cent vraies
et bonnes preuves ! Lui affirma Mbe'nnem avec fermeté, assurance et
détermination.
- Très bien, voilà ce qui s'appelle être
dévoué à une cause patriotique juste, apprécia
l'enquêteur qui avait sorti son stylo à bille et un petit calepin
blanc sur lequel c'était écrit :
« Enquêtes criminelles à haut
risque »
- Maintenant, dit-il, nous commençons un travail
sérieux. Alors, Président Mbe'nnem, quelles précisions ou
quels autres détails importants pouvez-vous apporter au sujet de
Menkaaseh' Innocent ?
- Monsieur l'enquêteur, tout ce que je sais de ces
gens-là, c'est que ce sont des gens qui aiment trop se faire
remarquer ; ils aiment entendre dire d'eux qu'ils s'habillent bien et
cher, qu'ils sont élégants etc. et moi, je trouve tout cela
très dangereux pour la stabilité politique de notre pays, dit-il
en ouvrant grandement les yeux globuleux et en martelant fortement la table
avec son annulaire de gorille.
- Eh bien, Excellente, je comprends qu'ils aiment faire le
mariole, hein ? C'est bien cela. Mais, disons que lorsqu'ils s'affichent
ainsi, posent-ils des actes répréhensibles par nos lois ?
lui demanda l'enquêteur qui, à la première réponse,
avait griffonné quelque chose d'indéchiffrable sur une page.
- Je vous ai bien dit que je pouvais vous apporter cent
preuves ! Je dis cent bonnes et vraies preuves de leur
culpabilité ! Des preuves indubitables, dis-je ! Tenez, j'ai
appris des sources claires de mes renseignements que ce sont des anarchistes
qui ne boivent qu'un certain type de bières ; ils ne lisent qu'un
certain type de journaux et n'écoutent que les radios
étrangères. Ces radios qui ne disent jamais rien de
sérieux ni d'encourageant à l'endroit de notre
Président et son régime. Donc, ils sont très
dangereux, ajouta-t-il avec rage.
- Bien, je vous écoute parfaitement et je note
minutieusement vos remarques et vos révélations. Alors,
dites-nous, Excellence, ces bières dont ils raffolent, sont-elles des
bières dangereuses ? Et ces journaux qu'ils lisent, ne passent-ils
pas par la censure ? Lui demanda l'enquêteur qui se fait
progressivement une idée nette de son illustre interlocuteur.
- Mais, Monsieur l'enquêteur, ne me demandez pas de
prouver que c'est avec les recettes de ces bières que l'opposition
finance ses activités pernicieuses et rétrogrades. Et ces
journaux dont nous parlons, voulez-vous me demander de vous prouver qu'ils
appellent les populations à la révolte et à la guerre
civile et contraignent les étrangers à quitter notre pays parce
que notre frère est au pouvoir ? En dehors du journal officiel, de
« La Vermine » et du « Charognard » que
valent les autres journaux ? Ce ne sont que les lanceurs de grenades,
précisa Mbe'nnem qui avait allongé son cou de héron pour
se rassurer que l'enquêteur écrivait réellement tous ses
fantasmes et toutes ses hallucinations.
- Très bien, que savez-vous d'autre de
Menkaazeh' ? Lui demanda l'enquêteur qui le fixait maintenant avec
une attention redoublée. Et, cependant, Mbe'nnem fixait le plafond
à la recherche de l'inspiration, alors que de sa main droite, il
caressait sa barbe hirsute. Puis, il revint à son vis-à-vis.
- Cette fois-ci, je serai très profond. Et, vous allez
comprendre que cent preuves, ce n'est rien. Je crois avoir appris de quelqu'un
qui le connaît bien qu'il tenait régulièrement des meetings
politiques dans sa chambre d'étudiant au campus pour faire chuter
notre régime. Oui, pour faire chuter notre
régime, dis-je ! Il voulait attenter à la vie de
notre Président ! Notre
Président, lui, attenter à la vie de notre
Président ! Mon cher enquêteur, ces fils d'opposants
méritent une fournaise et une fosse commune, si ce n'est une pendaison
publique qui servirait d'exemple à tous les ennemis de notre pouvoir.
Après ces propos, Mbe'nnem baissa la tête et se
mit à la secouer horizontalement, comme pour persuader l'enquêteur
du séreux de ses déclarations. Ce misanthrope aux cheveux de
brousse avait longtemps roulé la haine et la méchanceté au
gouffre de son coeur.
- Oui, ac-ti-vi-tés po-li-ti-ques dan-ge-reu-ses,
épela l'enquêteur à haute voix, pendant qu'il
écrivait alors, y a-t-il encore quelque chose à ajouter, lui
demanda-t-il.
- Je crois que vous avez trouvé la formule
appropriée. C'est un activiste très actif qui menait des
activités politiques très dangereuses, précisa
Mbe'nnem.
- Bien, bien, bien, alors, nous allons évoluer
Changeons de cible et parlons maintenant d'Eben le philosophe quels
détails peut-on noter afin de compléter son portrait et enrichir
des chefs d'accusation ?
- Celui-là, je le connais comme ma poche. Ce minuscule
garçon à la barbe de révolutionnaire est apparemment
frêle ; mais, c'est un poseur de bombes. Tenez par exemple,
l'année dernière, je l'avais surpris dans un bureau de vote d'un
lycée. Savez-vous contre qui ce monstre avait voté ?
Seigneur ! Quelle méchanceté ! Quel esprit
satanique ! Ce bout d'homme est un pendard ! Il est de ceux qu'on
doit pendre ou brûler vif sur la place publique ! Ce vilain
suppôt du diable avait voté contre notre
Président ! Oui contre notre Président,
contre notre régime, contre notre
pouvoir ! Voilà la réalité. Voilà la
triste vérité, mon cher. Un pauvre étudiant qui ne demande
qu'à aller à l'école. Il est aidé en cela par un
régime qui veille sur lui comme sur tout le monde. Et, lorsque la
moindre occasion lui est offerte de voter, il étale toute sa haine
contre un Président aussi magnanime ! Monsieur l'enquêteur,
voter contre un Président, c'est tramer un redoutable complot contre sa
personne ; c'est attenter violemment à la sûreté de
l'Etat ; donc, c'est être un criminel politique. Voilà
pourquoi nous à notre niveau, nous avons toujours pensé que la
pluralité est source de division. Laissons ces
subtilités-là à l'esprit cartésien de Blancs. Nous
autres Africains convaincus, nous constatons que le parti unique est l'unique
système qui convienne à tous nos pays. Dans un système
à parti unique, toutes les énergies, toutes les pensées
convergent vers un seul homme, un seul candidat. Ce dernier, à l'issue
du vote, est sûr de ses résultats à cent pour cent. Il est
élu ou réélu à l'unanimité. Et, c'est
l'expression de sa puissance et de sa popularité, fruit de sa
magnanimité. Dans ce système, le Président est le fils
aîné de Dieu ; il est roi ; il est le plus grand, le
plus intelligent, le plus beau, le plus fort... Bref, c'est un immortel. Mais,
avec le multipartisme, ouf ! C'est l'homme à abattre ; il faut
tout faire pour prouver qu'il doit partir etc. les choses s'étant
conduites avec trop de précipitation dans notre pays, nous pensons que
nos législateurs doivent rapidement réviser nos lois en
matière électorale et dans bien d'autres domaines relatifs au
statut de notre Président ! Cria Mbe'nnem, les yeux rouges
de colère.
Son barrissement assourdissant avait apeuré
l'enquêteur qui, ne pouvant s'échapper du recoin où il
s'était confortablement emprisonné, avait cru devoir le calmer
avec quelques paroles encomiastiques :
- Oui, Excellence, je comprends que votre noble patriotisme
est sérieusement touché. Alors, que peut-on encore retenir ?
Lui demanda l'enquêteur qui s'était aperçu que Mbe'nnem, du
revers de sa large main noire et rugueuse, avait essayé d'essuyer les
larmes de honte qui avaient forcé ses paupières.
- Monsieur l'enquêteur, je vous ai dit que ce
garçon est un triste activiste remarquablement dangereux. Je veux qu'on
lui ôte cette vie dont il ne sait pas jouir ! C'est tout. Conclut
Mbe'nnem, dans un ton manifestement autoritaire et injonctif car il voulait
que, tel Dieu, sa volonté fût faite.
- Merci pour les précisions et pour la recommandation,
Excellence. Maintenant, venons au cas de ce journaliste une idée un peu
plus nette de lui ?
- Oui, ce malheureux-là, c'est le pauvre qui avait lu
le communiqué radio vendredi. C'est notre Ministre de
L'Enseignement Supérieur, en parfaite collaboration avec notre
Ministre de l'Information, qui avait fait parvenir ce communiqué
à la radio pour la lecture. Et, vous savez qu'il y a communiqué
et communiqué ? Lorsqu'un communiqué fait état de
l'arrestation, de l'incarcération et de l'exécution sommaire des
étudiants anarchistes, je crois qu'un journaliste digne de ce nom doit
prendre des dispositions particulières pour lire. Par exemple, il doit
faire passer l'hymne national, lire le communiqué et faire passer des
chants patriotiques, des chants de victoire. Car, il s'agissait là d'une
grande victoire que la vigilance, la nôtre, avait remportée sur
l'anarchie. Monsieur l'enquêteur, voilà un journaliste qui ignore
tout de la déontologie et de la ligne éditoriale de la
radio ! Ecoutez-le quand il anime ses tranches d'antenne libres. Il passe
tout son temps à faire la cour à nos soeurs et à faire
éclater sa couleur politique ! Pauvre journaliste ; il
mérite le même sort que tous les autres indésirables. Mon
cher ami, une suggestion pour vous. C'est qu'en tant qu'agent de
sécurité, sillonnez l'ensemble du territoire national et
dénichez tous les journalistes mécréants et jaloux qui
semblent avoir pris le maquis contre notre régime. Vous essayez
de les bâtonner correctement. Ils comprendront qu'encenser un
régime n'est pas plus difficile que lui jeter l'opprobre.
- Merci, Excellence. Bien, il y a un étudiant qui
s'appelle Charly NOH alors, gardez-vous encore un souvenir net de ses
actes ? Lui demanda l'enquêteur.
- Monsieur l'enquêteur, permettez-moi de vous dire que
nous ne faisons rien au hasard. Je maîtrise tout ce beau monde. Ce
pseudo-étudiant appelé Charly NOH a tout le portrait d'un
méchant révolutionnaire confirmé. C'est un
spécialiste des coups d'état ! J'ai appris, des sources non
encore confirmées, mais crédibles, qu'il est
co-propriétaire, ou actionnaire important dans la plus grande et la plus
puissante imprimerie clandestine de ce pays. A ce qu'on dit, ce sont eux qui
impriment toutes les étiquettes des bières que les ennemis de
notre pouvoir aiment consommer. J'ai aussi appris que tous les journaux qui
vont en guerre contre nos institutions et notre
Président sont imprimés dans cette usine à
problèmes. Par ailleurs, ils se sont récemment
spécialisés dans un autre domaine plus dangereux : la
confection des tracts et des cartons rouges et jaunes qu'ils vendent comme de
petits pains. Cet étudiant, à ce qu'il se dit, n'a jamais
cherché à écouter notre radio officielle. Il a
appris à mépriser notre journal qui a fait faillite, à
cause de leur déloyale concurrence. Et, ce qui ne cessera pas de me
choquer, ce sont ces succès qu'ils connaissent à l'Ecole !
Nous autres nous avons tout sacrifié pour la survie de nos
institutions ; heureusement que la Direction de l'Ecole se penche
régulièrement sur notre cas. Mais, nous avons
décidé que désormais, tous les professeurs qui refuseront
de faucher tous les fils d'opposants seront systématiquement
dénoncés auprès de la hiérarchie. Nous leur
prouverons que quoiqu'ils s'imaginent, nous somme plus utiles à a nation
qu'ils ne le sont, promit Mbe'nnem.
Après avoir noté les volontés
impériales de l'Archonte au don d'ubiquité, l'enquêteur
poursuivit :
- Monsieur Mbe'nnem, que reproche-t-on exactement au
professeur Maben ? Je sais que nos éléments l'avaient
enlevé dans les toilettes de l'amphithéâtre pour
éviter un soulèvement de ses étudiants qui le
défiaient, dit-on.
- Oui, Monsieur l'enquêteur, je vous assure que j'ai du
pain sur la planche. N'eurent été mes multiples tentacules de
pieuvre, la République serait en danger. J'avais personnellement
demandé à mes agents secrets de filer ce traître Maben qui
s'employait à former des régiments d'opposants à
l'université. N'est-ce pas former des opposants que de leur dire qu'en
Occident, presque tous les régimes sont pluralistes ? Par ailleurs
Docta Maben est, il faut le souligner pour mieux le déplorer, l'un de
nos frères qui ont rageusement lutté contre le
parti unique dans ce pays. Ils ont réussi à tuer le parti
unique ; ils ont réussi à montrer aux foetus et aux
patriarches que le multipartisme était la formule qui convient le mieux
à l'Afrique. Alors, voyez-vous ? Ces vendus voulaient que notre
Président perde notre palais ; que notre
régime vole en éclats et que s'effondre
l'hégémonie de notre tribu. Voilà les intentions
diaboliques qui se cachaient derrière leurs revendications
intempestives. C'est donc pour ces raisons profondes que j'avais tenu à
ce qu'on écourte ses jours, fût-il un brillant professeur. Les
traîtres, ça se liquide ; les opposants, ça
s'élimine. Monsieur l'enquêteur, je vous assure que l'être
humain est très difficile à gouverner. Je n'avais pas fait une
bonne classe de Terminale. Mais, j'avais très bien maîtrisé
la philosophie politique de Machiavel le grand. Le machiavélisme
politique est la plus pure, la plus réaliste et la plus efficace des
pensées politiques sur terre. Machiavel est un immortel. Lorsque
Gioberti, grand penseur, di de Machiavel qu'il est le
« Galilée de la politique », c'est tout dire.
Révolutionner la politique, ce n'est pas donné à n'importe
quel penseur courageux. Machiavel est le seul penseur qui ait pu comprendre que
l'Homme est par essence méchant. Et, que pensez-vous que le Prince
puisse faire dans une République de méchants et d'éternels
mécontents et jaloux ? A mon sens, il doit les forcer à
devenir bons. Sachez que, même ceux qui font le bien ne le font que
forcément. La fin de toute politique étant le maintien d'une
cité harmonieuse où règnent l'ordre et la justice, le
prince doit utiliser la ruse, la force et la cruauté pour s'imposer et
imposer l'ordre. Une bonne politique ne va pas sans bonnes armes. Un bon prince
doit se montrer fourbe, cruel, sanguinaire, s'il veut faire régner
l'ordre public, et surtout s'il veut que son règne soit éternel.
Au regard de cet exposé, nous pouvons déduire que tous ceux qui
spéculent sur la cupidité, la cruauté, la fourberie, la
tyrannie de notre chef d'Etat ne sont que de morveux ignorants. Je
vous rappelle que Machiavel n'était pas de notre tribu ;
c'était un blanc. Nos princes ont le droit d'utiliser le bâton,
même le plus épineux pour nous amener à être tous
bons, à regarder forcément dans leur direction. Ne
comprenons-nous pas qu'ils sont magnanimes lorsqu'ils nous donnent la
possibilité de les élire ? Nous pensons que le seul fait
d'organiser les élections, c'est être un très grand
démocrate. N'allez plus chercher comment les choses s'organisent et se
déroulent. A trop vouloir scruter le lait frais de près, on finit
par y dépister du poil, dit un proverbe.
Pour Revenir à Docta Maben, je dirais que les
professeurs de Droit devraient faire très attention. Laissons aux blancs
le soin d'écrire et d'enseigner toutes les théories sur l'art de
gouverner la cité, c'est comme une femme. Et, en matière de
femme, chaque mari doit adopter ses méthodes. Il y a des femmes
entêtées, des femmes acariâtres, des méchantes, des
sorcières, des infidèles etc. Imaginez-vous cocu un jour !
Serez-vous tranquille ? Le seul Blanc qui vaille la peine d'être lu,
c'est Machiavel.
- Oui, Excellence, pour nous résumer, que peut-on
concrètement reprocher à Maben, à cette heure dite
d'ouverture démocratique ?
- Je vous dis qu'il mène des activités
politiques criminelles contre notre Président. Et, pis
encore, il ose protéger des étudiants anarchistes. Tenez,
l'université est devenue une arène politique, précisa
Mbe'nnem.
Heureusement que, dans notre Association, nous avions tenu
à organiser l'élection présidentielle à notre
manière. Il s'agissait d'africaniser la pensée de Machiavel et de
l'enrichir. Vous savez, il y a ce que la bouche déclare, il y a ce que
le coeur pense et il y a ce qu'on fait concrètement. Voilà des
subtilités qui ont toujours échappé à nos pauvres
opposants. Notre radio, notre journal officiel,
« La Vermine » et « le Charognard »
annoncent avec pompe les grands axes de l'avenir socio-politique,
économique et culturel du pays ; ils garantissent la transparence
à tous les niveaux. Ça c'est le côté
médiatique. Mais, dans les sphères de notre
régime, ce n'est jamais que le contraire qui est pensé. Il faut
savoir distraire les opposants : ça, c'est la ruse.
Tenez, n'eût été notre vigilance accrue et
notre organisation parfaite, notre frère aurait perdu
l'élection présidentielle et, par conséquent nos
institutions, notre pouvoir et notre beau et somptueux palais. Imaginez,
Monsieur l'enquêteur, que les choses aient tourné au sens
contraire ; que serait devenu ce beau pays si les opposants avaient eu le
dessus ? C'est pour éviter ces sombres éventualités
que nous avions tenu à intimider, à traquer, à
dénicher et à dénoncer tous ceux qui seraient
tentés d'opter pour le diable en votant contre notre
Président. Savez-vous que dans bien de régions de ce
pays, la tenue officielle dans les bureaux de vote était celle de
notre parti ? Lorsque nous redoutions quelques astuces
propres aux opposants entêtés, nous faisions disparaître
leurs bulletins de vote. Parfois, on conduisit ces pauvres électeurs
dans les isoloirs, sous prétexte qu'on les guidait ; et, c'est
là dedans que nous avions la bonne occasion d'identifier et de filer les
plus courageux. Certains étudiants entêtés ont
récolté ce qu'ils semaient. Les fonctionnaires opposants ont subi
la tourmente ; ils avaient été pourchassés,
rétrogradés licenciés ou démissionnés.
Voilà certainement pourquoi certaines feuilles de choux avaient
parlé de la chasse aux sorcières. Ça, c'étaient nos
oeuvres, Monsieur l'enquêteur ; des oeuvres salvatrices sans
lesquelles vous-mêmes, agent de sécurité, vous ne seriez
plus en sécurité, voire en vie. Seules la violence et la ruse
nous avaient aidés ! Ah ! Machiavel, le vrai et seul
philosophe politique blanc de toute l'éternité !
Monsieur l'enquêteur, que perd-on à voter pour
quelqu'un à qui on doit tout ? Le Président de la
République est le pourvoyeur de la vie et du bien-être. Et,
à ce titre, il me semble que seul Dieu doit lui demander de
déposer le timon de l'Etat. Nous le savons, Dieu ne peut le faire alors
qu'il est encore en vie, non ! Un chef d'Etat digne de ce nom doit mourir
au pouvoir.
Monsieur l'enquêteur, mon cher ami, je puis vous assurer
que vous êtes chanceux ! Vous êtes né sous une belle
étoile parce que vous venez me voir à un moment où il se
prépare de notre côté un vaste programme politique ayant
comme objectif principal : le maintien au pouvoir. Vous autres vous devez
vous montrer entièrement acquis à notre cause. Pas question de
neutralité. Votre carrière sera assurée et sous peu de
temps, vous vous verrez en train de gérer d'importants bataillons dans
notre armée. Notre régime sait être
fidèle à sa politique de gratification pour tous ceux qui lui
sont dévoués.
Rappelez-vous le Jeudi rouge. Que n'a-t-on pas accordé
à l'armée restée fidèle comme récompenses
légendaires ? Vous savez, comme moi, que beaucoup d'hommes en tenue
ont reçu des grades qu'ils ne devraient avoir que dans quinze ou vingt
ans ; vous savez que les salaires de l'armée ont
décuplé. Bien, comment comptons-nous pérenniser
notre règne ? Tel est le thème de travail
qui nous a rassemblés autour des grands théoriciens de
notre régime. Nous nous sommes séparés avec la
ferme conviction que notre frère devrait mourir Président et que,
son pouvoir étant devenu héréditaire, son fils ou sa fille
devrait lui succéder.
Les échéances électorales, nous pouvons
les renvoyer indéfiniment. Et, quand on consentira à organiser
les élections, il sera d'abord et toujours prouvé qu'une
commission électorale indépendante est une lourde machine inutile
qui nécessite trop de graisse et ne cadre pas avec nos
réalités locales. En plus, nous saurons prouver à nos
frères occidentaux que leurs aides humaines en la matière ne sont
d'aucune importance. Ces prétendus « observateurs
neutres » ne sont que des espions.
L'absence de cette mauvaise structure importée nous
permettra alors d'évoluer tel un renard libre dans un poulailler libre.
Voici un exemple clair : on le sait bien, ce sont les listes, les cartes
électorales, les cartes d'identité nationales qui font les
électeurs. Ceci étant prouvé, nous autres, nous savons
désormais que, contrairement à ce qui est démontré
officiellement pour endormir les malheureux opposants, nos
commissaires de police n'établissent plus de cartes d'identité
à tous ceux qui sont reconnus ou soupçonnés appartenir
à l'opposition. Tous ces égarés sont là qui se
bousculent vainement nuit et jour devant nos commissariats, ignorant qu'une
puissante machine est conçue, qui les broie et les avale politiquement.
Un opposant ici chez nous sera toujours un homme politiquement mort.
- Et comment cela, Monsieur le Président ? Lui
demanda l'enquêteur que toutes ces révélations
étaient en train de transformer.
- Mais, mon cher ami, broyer un opposant qui convoite
notre carte d'identité, c'est par exemple lui dire que la crise
économique s'étant confortablement installée chez nous du
fait des grèves et de l'incivisme fiscal menés par les opposants,
nos commissariats n'ont plus de carton, d'encre, de toises etc. à cet
effet, voilà une astuce qui nous permettra d'éliminer un bob
régiment de mécontents. Et, parallèlement, tous nos
militants et sympathisants auront chacun une dizaine de cartes offertes
gratuitement ! Croyez-vous qu'avec tout ça, un seul opposant puisse
arriver un jour ? demanda Mbe'nnem à son interlocuteur
médusé.
- J'ose avouer que cela s'appelle faire preuve de beaucoup
d'imagination et surtout de courage, lui affirma son vis-à-vis.
- Oui, mon cher ami, nous sommes courageux. Etre au pouvoir
ici chez nous, c'et être courageux ; c'est savoir oser. Et c'est
parce que nous osons que nous gagnerons toujours, lui affirma Mbe'nnem. Puis il
enchaîna :
- Savez-vous que les listes électorales sont de
véritables tamis à opposants ? Nous pouvons encore
établir quelques cartes à nos ennemis et faire paraître
leurs noms les listes spéciales. Qu'est-ce qui nous coûte d'aller
sortir et afficher ces listes dans une localité inaccessible ?
L'ennemi a beau être un insomniaque, il finira pas s'endormir. Et, nous
allons nous assurer des majorités absolues. Avec tout cela, tel un
phoenix, le parti unique renaîtra de ses cendres.
- Excellence Mbe'nnem Iscariote, nous vous remercions
sincèrement pour toutes ces révélations et ces confidences
édifiantes, fit l'acquéreur.
C'était sans commentaire. Ainsi allaient les
choses ; ainsi était dirigé le pays ; ainsi comptait-on
gérer la chose publique pour toute l'éternité !
Au moment où le Président Mbe'nnem sortait de la
salle, Mlle Samsekle passe-partout, sa coreligionnaire effectuait son
entrée dans l'enceinte de l'Ecole. Peut-être était-elle
allée rendre hommage à Vénus dans un Hôtel de la
ville. Il se disait d'elle qu'elle était d'une disponibilité sans
exemple. L'enquêteur avait besoin de ses services, lui avait-il dit. Du
côté du ciel, le soleil avait franchi de trois pas le
zénith. Avec la sortie de Mbe'nnem l'enquêteur mit un autre
appareil en marche afin d'enregistrer la seconde conversation. Il avait tenu
à faire écouter tous ces détails par tous ses
collaborateurs et la hiérarchie de leurs services.
- Mademoiselle Samsekle, bon après-midi et recevez tous
nos encouragements pour les précieux services que vous avez rendus
à ce beau pays à une période très grave de son
histoire. Cette fois, nous venons vous prier de nous aider à parachever
nos rapports sur toute les personnes dont votre association nous a
envoyé les noms, fit l'enquêteur.
- Merci, monsieur. J'ai toujours pensé que nous autres,
faisons du bon travail. Vos encouragements en sont d'ailleurs un
précieux témoignage. En ce qui concerne tous ces
délinquants auxquelles vous faites allusion, ce ne sont pas les preuves
qui manquent. Les preuves nous en avons par centaines. Bien, ceci étant,
je dirais que ce sont des gens nuisibles ; ils dérangeaient. Ce
sont des salauds qu'il faut pendre, même sur la place publique. Ils
avaient surtout tendance à s'afficher et à ravir la vedette. Par
ailleurs, et fait plus grave, nous avons même appris qu'ils voulaient
attenter à la vie de notre Président et
écourter la pérennité de son règne. Vous voyez
vous-même que c'est très dangereux comme activité ? Il
y a parmi eux un morveux appelé Francis Menkaakong qui avait eu la
maladresse de refuser mes avances. Ne pouvant pas supporter qu'un homme me
fasse essuyer un tel échec, je lui avais promis mes échos. Fait
encore plus grave, il était de ceux qui chantaient mon nom à qui
voulait les écouter. Ils prétendaient que je souffrais du
SIDA ! Le Sida ? La maladie incurable ! Je sais seulement
qu'à cette époque, pour être franche, mes cheveux
chutaient. C'était la syphilis, pas le Sida répondit
bêtement cette mégère.
Mlle Samsekle était de ce type de filles volages qui
utilisaient uniquement leur féminité démoniaque pour
ouvrir toutes les portes et pour faire avancer tous les dossiers. Dans le
milieu estudiantin, sa présence relevait tout simplement d'un
mystère. On n'avait jamais su d'où elle venait, certaines langues
indiscrètes prétendaient que cette toute puissance, elle la
tenait d'un très puissant dignitaire du régime. Mlle Samsekle
s'était toujours voulue belle, sinon la plus belle et la plu ravissante.
Son teint couleur d'ébène avait gravement subi les effets
corrosifs de la brosse de chiendent avec laquelle elle frottait
régulièrement sa peau. Sur cette peau malheureuse passaient
toutes les substances caustiques (potasse, soude, eau de javel), des
antiseptiques (savons, diktol, shampoings) et des crèmes à la
base d'hydroquinone. Son pauvre corps recevait sans cesse les
dermocorticoïdes. Dans son entourage immédiat, on disait d'elle
qu'elle était à la recherche d'un teint nouveau.
- Alors, Mlle Samsekle, est-ce tout pour Francis ? Lui
demanda l'enquêteur qui délirait de joie, car toutes les
vérités lui étaient révélées sur
cette grave affaire de « criminels politiques ».
- Oui, Monsieur l'enquêteur. Je crois que c'est
suffisant. Je voulais tout juste lui faire comprendre que ce pays est entre
nos mains. Je voulais qu'il sache de quel bois je me chauffe, lui
révéla cet ange de la mort qui, après avoir sorti un
crayon et un miroir de sa sacoche noire, réajustait les cils de
sphinx.
- Très bien mademoiselle, la précision est
importante Maintenant, que savez-vous de la dame Segnõra No ?
- Oui, oui, les voilà. J'allais oublier cette morveuse
de Segnõra. Cette femme est l'une des femmes qui se vantent d'avoir
séjourné en Europe. Et, comme cela ne suffisait pas, elle se
vante d'avoir réussi à se faire un époux. A plusieurs
reprises, elle a décliné nos offres : tricots, effigies,
casquettes, pagnes publicitaires de notre président et notre parti.
Vous voyez, c'est très grave ! Ce sont des crimes politiques
et, elle mérite la mort. Il en est de même pour toutes les autres
du groupe, décida-t-elle souverainement.
Après avoir recueilli tous ces témoignages, ces
révélations et ces secrets, le bon enquêteur se leva, le
corps alourdi de déception et de honte. Il avait honte à la place
de tous ceux-là qui venaient de lui prouver que le pays était le
leur. Il cracha un ultime merci sec à cette gorgone qui ajustait ses
parures lugubres. Il sortit de l'Ecole et une fois dans son véhicule, il
n'avait pas eu le courage de démarrer. Quelques pensées lui
torturaient les méninges. Couché sur le siège, les bras
croisés, les pieds abandonnés sur les pédales, la
tête levée, les yeux fermés derrière ses lunettes
sombres , il mit à méditer :
- « Voilà alors l'un des problèmes
épineux auxquelles nous faisons face. Ces fameuses « sources
d'informations ». A écouter les Chefs d'accusation, on dirait
qu'ils viennent de très grands patriotes. La réalité,
c'est qu'il se lit de la haine, de la rancune, de la délation, de la
méchanceté, et surtout un type particulier de tribalisme criard
de leurs propos. Et ce zèle qu'ils manifestent ! Et cette toute
puissance ! Voilà ce qui s'appelle être inféodé
au régime. Je comprends maintenant que l'ouverture démocratique
n'est qu'un jeu de mots. Pourquoi veulent-ils que nous éliminions des
citoyens qui n'ont fait qu'exprimer leur citoyenneté, leur
liberté, leur choix ? C'est contraire au bon sens et au droit.
Mes collègues, mes chefs, comprendront tous que ceux
qui nous ont promis cent preuves de la culpabilité de ces
étudiants ne sont que des tribalistes dangereux qui peuvent facilement
mettre ce pays à feu et à sang.
Ceci m'amène à faire des réflexions sur
la profession même des officiers de police judiciaire que nous sommes.
Nous avons la lourde et délicate tâche de veiller à la
sécurité publique et au maintien de la paix. Nous sommes
appelés à faire face, jour et nuit, aux multiples cas de crimes,
de délits et de contraventions. Mais, lorsqu'on est exposé aux
obstacles comme ces tribalistes cruels, comment s'y prendre ?
Peut-être une garde à vue est elle nécessaire ? La
garde à vue étant tout simplement une mesure par laquelle un OPJ
retient dans les locaux de la police pendant une durée légalement
déterminée, toute personne qui, pour les nécessités
de l'enquête, doit rester à la disposition des services de police.
Mais à vivre certaines expériences dont celle-ci, je suis
déjà en train de me demander avec inquiétude si pour une
éventuelle garde à vue, un commencement de preuves de la
culpabilité des suspects n'est pas nécessaire. Ensuite, il ne
faudrait peut-être pas occulter la présomption qui n'est que
supposition que l'on, tient pour vraie jusqu'à preuve du contraire.
Mais, l'officier est un homme doué de raison ; il peut juger
à priori. Et, s'il est dans le doute, la présomption doit
être en faveur de l'accusé. Mais, si dès le départ,
il tient pour vraies toutes les hallucinations et toutes les
élucubrations des mécréants aux illusions tribalistes,
alors les jeux sont entièrement faussés. Donc, le principe
fondamental des droits de l'homme suivant lequel toute personne accusée
d'un acte délictueux est présumé innocent jusqu'à
ce que sa culpabilité ait été légalement
établie dans le respect des garanties nécessaires à sa
défense doit garder toute sa sacralité. Mon père m'avait
toujours dit : « Mon fils, ce métier que tu choisis est
très délicat et, pour cela, tu dois faire très attention.
La société entière, ou certains esprits aux mauvaises
intentions t'emmèneront à commettre des fautes
irréparables. Peut-on réparer la mort ? Peut-on fabriquer du
sang ? Non ! Mon fils, l'histoire et la Bible fourmillent
d'exemples ; lorsque nous les parcourons, c'est pour mieux contourner les
obstacles présents ou futurs. Dans la Bible, on nous parle des saints
Innocents, oui, des Saints Innocents ! Il s'agit des enfants qui furent
massacrés en Judée sur l'ordre d'Hérode qui
espérait faire périr Jésus parmi eux ! Mon fils, le
vingt-huit Décembre de chaque année, il faut prier en leur
mémoire. »
Maintenant que ces étudiants ont déjà
passé plus de deux semaines presque gratuites dans nos sous-sols,
à qui doit-on attribuer la faute ? Aux textes ? A nous ?
Au Procureur de la République ? Ou alors aux fils de judas qui nous
les ont livrés ? Il est certain qu'on les aurait déjà
pleurés, compte tenu des mystères qui ont entouré leurs
arrestations et surtout compte tenu du contenu du communiqué radio du
29, qui faisait état de leur arrestation, de leur incarcération
et de leur exécution pour « faute
politico-criminelle ». Voilà que maintenant, les
données du problème sont claires, alors quel verdict
prononcer ? Ça aussi, c'est une équation difficile à
résoudre. Si les chefs d'accusation étaient rationnels, les
choses seraient faciles à trancher. Mais, au vue de la
légalité, aucun chef d'accusation ne peut être
retenu ! Mais, comme tout est passé par le Ministre de
l'Enseignement Supérieur, l'affaire a pris une couleur politique et
tribale très vive. Pour nous, il faut tout simplement faire un travail
de bourreaux. C'est ce que nous recommande l'objet de cette correspondance
ministérielle :
Objet : Arrestation, Incarcération
et exécution d'assassins
anarchiste, ennemis du Régime.
A mon sens, si nous étions libres, nous n'aurions en
aucun cas besoin de tergiverser. Le verdict serait simple ; on
réunirait tous ces martyrs des mutations politiques et on leur dirait
solennellement : « Citoyens, aucun chef d'accusation n'est
retenu contre vous ; vous êtes désormais libres ; allez
respirer l'air pur que la nature offre gratuitement. Faites-vous bercer par le
vent de la Démocratie ! »
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