Jean Baptiste NTUENDEM
VOIX ETRANGLEES
ROMAN
Chers lecteurs ceci n'est qu'un univers linguistique
où n'évoluent que des « personae »,
c'est-à-dire des masques, des êtres de papier, bref, c'est un
roman.
DEDICACE
A mes amis
F André NCHOUSSEKEU
F Charles DOH
F Ebenezer NOUBISSIE
F NYAM,
Dont les souvenirs restent toujours gravés dans
ma mémoire.CHAPITRE I
J
our de Venus, vingt-neuvième du mois de Junon de l'an
199...
Heure vespérale.
Quartier dit ``dangereux'', cellule 2.
Caveau sombre des criminels politiques, sous-sol des gens
d'armes,
Dix enjambées de long, une de large,
Toiture : béton hermétiquement dosé.
Plafond : énormes toiles d'araignées noires.
Deux antichambres : serrures, cadenas, verrous.
Sol de béton rugueux.
Régiment d'indésirables noirs de crasse et
à la destinée incertaine.
Matelas : quelques feuilles de vieux journaux.
Odeurs de souris pourries, odeurs de merde, odeurs
d'urines,
de plaies ouvertes, de cigarettes et de tabac brut...
odeurs
à faire sauter les poumons !!!
Larges cuvettes de merde en crue !
Embouchures de sang, fleuves d'urines, torrents de larmes et
de sueur chaude.
Lacs de vomissures, flaques de sperme et de crachats...
Aubades et festins de moustiques, concerts de mouches,
Sifflements de Musaraignes, défilés de blattes,
ripaille de souris...
Dans ce beau décor : ronflements des dormeurs,
chuchotements d'insomniaques, interrompus par moment
des quintes de toux à déchirer le larynx...
Puis, soudain, une détonation :
Wouais ! Wouais ! Wouais ! Aïeee,
Seigneur !
C'était un cri de Menkaazeh', brusquement
arraché
à son sommeil douillet et câlin ce jour ou
plutôt cette ``nuit''.
Il avait ainsi réveillé tout le monde souterrain
de sa cellule.
Dans cette cellule 2 régnait une obscurité
d'enfer
depuis quelques jours. L'ampoule qui y était
accrochée était désormais grillée. Mais tout ce
beau monde n'en était pas dérangé. La raison est simple
à deviner :
Cette ampoule, ou plutôt cette grosse boule
incandescente émettait une étrange lumière à faire
cuire la peau d'un éléphant. On eût cru que le soleil,
arrivé au milieu de sa courbe céleste, s'était tout
simplement abattu sur eux au point de les calciner.
- Au secours ! Au secours ! Hein ! Qu'y
a-t-il ? Qu'est-ce qui ne va pas ? Que s'est-il passé ?
Les murs nous tombent-ils dessus ? Une grenade a-t-elle
explosé ? Paniqua la population carcérale.
On ne voyait pas ; mais, on se distinguait parfois les
uns des autres par le timbre de la voix et par certaines formes corporelles.
- C'est Innocent qui crie. Mais, c'est difficile de deviner ce
qui lui arrive. Il ne s'est pas encore remis de son choc, précisa Eben
le philosophe qui était couché là tout juste en face de
lui, et dont le train arrière jusqu'ici pressait piteusement le ventre
de Menkaazeh' dont la tête reposait sur la cuisse gauche d'un autre
prévenu.
- Je sais que nos amis cancrelats ont été
particulièrement nuisibles cette nuit, mais pas au point de susciter un
cri aussi aigu qu'alarmant, fit Menkaakong qui s'était levé
dès la première alerte.
- Moi, j'étais la proie résignée des
moustiques. Ces lugubres musiciens ont interrompu mon sommeil en installant
leur orchestre d'enfer dans mes oreilles, et m'ont transporté jusqu'au
bord de l'anémie, révéla Docta Maben, pris de fatigue et
de vertige.
Puis un pauvre prévenu ajouta : « j'ai
constaté qu'il y a une race particulière des souris cannibales
dans ce réduit. La nuit dernière, je me suis retrouvé le
crâne à moitié tondu par endroits, et les orteils
saignants. »
Ses demi-orteils en lambeaux laissaient encore
s'échapper, à lentes montées, des odeurs
nauséabondes.
C'était l'heure où le soleil, confortablement
installé dans son char, fatigué de sa course quotidienne, conduit
par Phaéton, s'apprête à franchir, le front d'un rouge
très vif, les portes de l'occident. Mais, dans la cellule 2, il faisait
une nuit opaque, et une nuit psychologique.
Peu à peu, Menkaaseh' semblait revenir de son choc,
mais ce n'était pas pour se prêter à une éventuelle
conversation.
- Je ne suis plus moi ; Mais, que suis-je devenu ?
C'est comme si je ne ressentais rien ! Mes sens sont sans vie ! Et...
voilà que par enchantement, mes mains me font mal. J'ai mal aux coudes.
Le cou aussi me fait mal. J'ai mal aux Jambes ; j'ai les maux de
tête... Décidément, j'ai mal partout... Mes articulations
sont meurtries... c'est peut-être le sommeil qui me dérange. Il me
faut dormir... Pouah ! Pouah ! Et cette forte mixture d'odeurs que
j'aspire !
Pendant que Menkaazeh' soliloquait dans sa tourmente, Eben le
philosophe rappela aux autres q'un interdit empêchait aux gens de toucher
un épileptique en pleine crise. Il avait également rappelé
qu'on interdit aux gens d'arrêter un somnambule.
- Ce qui est encore plus grave, c'est la pénombre, ce
sont ces ténèbres qui m'enveloppent et m'aveuglent ...
Pouah ! Pouah ! Il y a aussi cette forte odeur, on dirait un
mélange de toutes les odeurs pestilentielles du monde. Cette odeur, elle
m'entoure, elle me cerne de toutes parts... Elle me blesse... Elle est en
moi... Elle est dans tout mon être. Une odeur noire... Une odeur
aiguë ... Une odeur rugueuse...
- Cette odeur a des formes, des formes de murs rugueux. Je
sens des bruits ... Des bruits d'hommes... Il me semble qu'il y'a vie autour de
moi ! fit Menkaaseh, comme un être psychotique.
La vie l'entourait ; il était lui-même
vivant. Mais, c'était déjà une vie à demi. L'esprit
humain conçoit difficilement un réduit aux parois en
béton, négligemment faits, le sol épineux et arrosé
de toutes sortes de liquides, plein d'une rare variété d'insectes
et autres créatures hostiles à l'espèce humaine. Cette
autre vie là n'était qu'une mort programmée.
Ayant enfin recouvré ses sens et ses réflexes,
Menkaaseh' fit ces révélations fracassantes :
« Mes chers amis, les gars, c'est grave ! C'est très
grave ! Nous n'avons plus de chance de survivre. C'et la fin du
monde ; C'est la fin de notre monde. Désormais, l'Aurore au visage
blanc et frais ne se lèvera plus de sa couche pour signaler
l'arrivée du jour. »
« Nous ne vivrons plus jamais sous les feux vitaux
du soleil. Nous empruntons désormais le triste sentier qui mène
aux demeures de Pluton. »
- On dirait que le garçon a consulté les oracles
ou les devins au sujet de notre destinée, déclara Francis
Menkaakong qui avait lu de la prédilection dans les visions
apocalyptiques de Menkaaseh'.
- Si je comprends bien, tu as fait un rêve, hein !
demanda Eben le philosophe.
- Est-ce encore un rêve ? Je ne sais plus
très bien s'il faut appeler cela un rêve ! Je sais seulement
que j'ai vu et entendu beaucoup de choses tristes pour nous. Aïee !
C'était un très mauvais rêve ! fit Menkaaseh'.
- Heureusement que ce n'était qu'un rêve, se
soulagea Docta Maben dont le souffle semblait coupé depuis l'annonce de
la fin du monde.
- Mes chers amis, l'heure est grave ! L'heure est
très grave ! J'ai fait un de ces mauvais rêves ! Quel
sort cruel !
- Voilà, j'étais à la maison en compagnie
de quelques amis. Nous avons écouté de la musique et, lorsque
l'heure du journal a sonné, nous avons capté la chaîne
nationale. Le journaliste a annoncé un « important »
communiqué pour la fin du journal. C'était, a-t-il
précisé, un « communiqué solennel ».
Après, ce communiqué a été lu ! Le journaliste
a dit et j'ai entendu : «Chers compatriotes, enfin notre
Université pourra respirer le calme et la paix. L'opposition a
échoué dans sa sordide entreprise de conquête frauduleuse
du pouvoir. Les forces du mal ont été mâtées et
écrasées. La branche universitaire de l'opposition a
été enfin maîtrisée et anéantie. La
tristement célèbre Association Nationale des Etudiants paresseux,
revanchards, anarchistes et assassins patentés est désormais sous
l'éteignoir. Ses membres fondateurs ont en effet été
arrêtés en pleine séance mystique et, la faute étant
très lourde (faute politico-criminelle), ils passeront tous par les
armes.» fit Menkaazeh', le front traversé de rides
précoces.
- Le journaliste a lu nos noms. Il l'a fait avec une telle
insistance que la nouvelle a été reçue comme un choc dans
mon village, où déjà la veille, ma mère, labourant
son champ, a vu une grosse branche de baobab se briser et venir tomber tout
juste devant elle, provoquant ainsi un très sombre bruit. Ce qui,
à ses yeux, était un très mauvais présage.
Après l'annonce de la nouvelle dans notre concession par un homme, le
nommé Teponnouh, toute la famille a enclenché les lamentations.
Pour eux, c'était clair, je ne pouvais plus être vivant.
Après m'avoir longuement pleuré selon les us et les coutumes de
chez nous, ils m'ont inhumé. Tous les villageois et les gens du
voisinage étaient présents.
Après ces révélations touchantes, ses
chagrins avaient violemment excité ses sanglots.
- Ah ! Voyez-vous ? Voilà un rêve
dangereux qui vient jeter un trouble dans notre quotidien, fit Francis
Menkaakong devenu très pensif, songeur.
- Heureusement que ce n'est qu'un rêve ! Insista
Docta Maben qui n'était pas du tout d'humeur à se faire des
inquiétudes à ce sujet qu'il croyait anodin.
- Oui, Docta, je veux bien, c'est un rêve ; ce
n'est qu'un rêve, dites-vous ? Mais, mais, il y a rêves et
rêves, mon Docteur. Il y a des rêves naturels comme il y a des
rêves prémonitoires. Les croyants affirment même qu'il y a
également des rêves d'origine divine ! D'origine divine, donc
inspirés par Dieu lui-même, rectifia Menkaaseh'. Dans nos
villages, on ne néglige jamais les rêves, quels qu'ils soient.
- Tout à fait, Innocent. Mais, ce n'est pas seulement
ici chez nous que les gens reconnaissent une certaine réalité aux
rêves. Même chez les blancs, les rêves ont une signification,
approuva Francis.
- Oui, c'est vrai. Pour Freud, les rêves nous
révèlent à nous-mêmes.
- Que dis-tu Eben ? Freud, c'est même
déjà le dix-neuvième siècle. Dans
l'Antiquité gréco-romaine, on reconnaissait déjà
une réalité aux rêves. Le rêve s'appelait Songe. Il
avait pour soeur Rumeur. Et, ils étaient, disait-on, les messagers de
Zeus ! Zeus, le maître de l'Olympe ! Zeus, le roi des dieux.
Pour preuve, suivez ces paroles de la très fidèle
Pénélope qui reçoit en songe le message d'Ulysse, son
vaillant mari endurant qui l'avait quittée depuis une vingtaine de
printemps : « Les songes vacillants nous viennent de deux
portes ; l'une est fermée de corne ; l'autre est fermée
d'ivoire ; quand un songe nous vient par l'ivoire scié, ce n'est
que tromperies, simple ivraie de paroles ; ceux que laisse passer la corne
bien polie nous cornent le succès du mortel qui les voit. » Je
suis loin d'être devin, je ne serai jamais un spécialiste en
présages ; mais, Menkaaseh' se dit que Pluton sera notre hôte
très bientôt.
Eben le philosophe ramena le sujet du domaine
métaphysique à un domaine qu'il semblait
maîtriser :
- Mes amis, nous devons savoir que l'avenir s'est toujours
révélé plein de mystères. L'avenir est
truffé d'énigmes. Le mystère c'est ce qu'est
caché ; l'énigme, c'est l'indéchiffrable. C'est je
crois, pour déchiffrer l'énigme et percer les mystères
que les hommes se lancent sur le chemin de la Mantique. Voyez par
exemple : il y a des devins ; il y a des oracles ; il y a les
voyants ; il y a les cartomanciens, les chiromanciens, les oniromanciens,
les...
- C'est qui les « omimoromanciens ? demanda un
prévenu qui perdait son latin devant ce discours qu'il trouvait
plutôt brumeux parce que très savant.
- Mais, mon cher ami, c'est très facile à
comprendre. Vous avez l'étymon grec « oneiros » qui
signifie songe. Et, le reste se comprend très vite. On dit donc
oniromanciens, plutôt que omimoromanciens ». Les oniromanciens
sont des personnes qui président l'avenir en expliquant les rêves.
Ceux qui président l'avenir par la combinaison qu'offrent les cartes
à jouer s'appellent les cartomanciens. Et, lorsque vous fondez votre
prédiction sur l'étude des formes et des lignes de la main, on
dit de vous que vous êtes chiromanciens, développa Eben le
philosophe.
- J`ai souvent entendu dire, moi Menkaaseh', que même
les vols et les chants d'oiseaux sont exploités à des fins
divinatoires ?
- Oui Innocent, sachons que les ornithomanciens nous
apprennent à ne pas négliger même les matinaux cocoricos de
nos coqs.
J'ai même déjà vu les gens prédire
l'avenir en jetant de la terre ou de la poussière sur une table pour en
étudier les figures formées, ils s'appellent les
géomanciens. Pour tout dire, sachez que presque tous les
éléments qui composent le cosmos peuvent servir à l'art
divinatoire. Mais, à ce qu'il me semble, seuls les initiés
peuvent y parvenir. Tenez, je vais certainement vous surprendre en vous disant
que le feu peu bien servir à la divination. Les pyromanciens vous le
font avec beaucoup d'aisance. Bref, les arbres, les morts, les oiseaux, les
aiguilles, le sel, le son, les grenouilles, le verre d'eau, les rides du front,
les lignes de la main, tout cela constitue un langage que seuls les
initiés peuvent déchiffrer. Tous ces arts ont des noms : il
y'a la dendromancie, la nécromancie, l'ophiomancie,
l'acultomancie,l'alomancie, l'alvéromancie, la batracomancie,
l'éromancie, la métaposcopie, la... et, beaucoup d'autres
encore.
Le soleil avait complètement quitté leurs
paupières devenues légères, alors que de l'autre
côté, dans le monde vital, on était déjà au
milieu de la nuit, ce moment où la ville dort d'un sommeil lourd et
profond, à l'exception de ces quelques quartiers bruyants qui ne
connaissent jamais de repos ou de silence, car chaque maison y tient lieu de
bar, de cabaret, de snack de « chantier » ou
de « circuit ».
La conversation avait pris le dessus sur les odeurs que
dégageaient les urines et les matières fécales qui
ruisselaient dans le labyrinthe de leurs corps. Ils étaient tous
préoccupés par ce rêve bouleversant qui était venu
semer un trouble dans ce calme relatif de leur cellule. Et, il fallait à
tout prix lui trouver une explication. Eben ne tarissait pas
d'inspiration :
- Freud nous dit que le rêve est le gardien du sommeil.
Par ailleurs, il ajoute que tout en dormant, on éprouve la satisfaction
d'un désir. Et, en satisfaisant le désir, on continue à
dormir. Donc, plus le rêve est bon, plus le sommeil est long.
Les autres n'avaient pas été d'accord avec cette
affirmation de Freud. Car, avaient-ils rétorqué, on ne peut pas
affirmer que le rêve est le gardien du sommeil, alors même que
c'est un rêve qui les a tous ameutés !
- Non, non, mes amis, comprenez que plus le rêve est
bon, plus le sommeil est long. On peut en déduire que si le sommeil de
Menkaaseh' s'est brusquement écourté, c'est parce que son
rêve était affreux. Par ailleurs, dans la démarche
freudienne, il est montré que le rêve est la réalisation
d'un désir refoulé, d'une crainte ou d'une punition.
Concrètement, voilà ce que cela signifie : il y a parmi nous
l'ami qui dit avoir versé un torrent séminal dans
sous-vêtement. Voilà quelqu'un qui satisfaisait ainsi un
désir refoulé. Comprenez qu'il a mis beaucoup de semaines hors du
monde vital et, par conséquent, loin des filles, des femmes. Lorsqu'il
éjacule en plein rêve, c'est le défoulement d'une libido
longtemps refoulée, mais jamais satisfaite.
Dans le cas de Menkaazeh' on note non pas un désir
refoulé, mais plutôt une crainte satisfaite. Son rêve est
alors la réalisation de cette crainte cruelle qui habite chacun de nous
depuis notre incarcération, justifia Eben.
- Maintenant il s'agit de dégager et de prouver la
matérialité de nos crimes, les délits ou contraventions.
Bon, Innocent a avancé un vocable il y a un instant de cela. Je crois,
il s'agissait d'une « faute politico-criminelle » ?
C'est donc là un motif qu'ils ont trouvé ! Mais, pour le
juriste que je suis, une faute politico-criminelle est un galimatias qui cache
beaucoup d'intentions maléfiques. Il me rappelle l'époque
où, tous les jours, on nous parlait des coups d'Etat, des complots, des
subversifs, des maquisards et je ne sais plus quoi...
- Docta, je suis convaincu que nous serons
libérés. Je dirais même que nous sommes libres. Oui, nous
sommes bien libres, affirma Eben le philosophe. Je regrette de constater que
vous n'êtes pas différents des habitants de la caverne de
Platon.
Eben avait compris que les autres s'étaient mis
à rire aux éclats lorsqu'il avait affirmé qu'ils
étaient libres dans cet enfer !
- Je crois d'ailleurs que nos murs ne sont que la
métaphore des parois de cette caverne, et... et ... et surtout, cette
obscurité opaque et épaisse qui obstrue la lumière des
idées. Tenez, l'homme sartrien est liberté, c'est-à-dire
pouvoir de se faire une autre et de se créer des normes d'action. Pour
Sartre, il nous revient à nous-mêmes qui sommes ensevelis ici, de
choisir la façon dont nous constituons notre état de
prévenus. Nous ne pouvons être prévenus sans nous choisir
prévenus. Nos voix ne peuvent être étranglées
qu'avec complicité.
Cette démonstration choqua françis Menkaakong
qui ne put s'abstenir :
- Mais l'ami Eben, ne vois-tu pas que cette façon
d'être libre n'est que prison ? Quel raisonnement de sophiste! Tu
veux dire que pour ton Sartre, ces murs épais, rugueux et
hermétiquement fermés n'existent pas ?
- Ah ! Thémis, que c'est ridicule de parler de la
liberté fabriquée par Sartre alors même qu'on ne peut pas
voir sur qui on s'est tenu pour faire ses besoins ! Notre philosophe
d'Eben récite Sartre comme si ce nom seul pouvait percer les
fenêtres dans notre tombeau de cellule. Eben, je respecte la
métaphysique de ton discours, mais laissons un peu de côté
la liberté personnelle de décision traitée par vos
psychologues et philosophes. Considérons l'autonomie nationale avec,
dans les pays démocratiques, la liberté individuelle d'action
qui, suivant les domaines auxquelles elle s'applique, est
dénommée : liberté physique, liberté civile,
liberté politique, liberté de pensée et de conscience etc.
si vous ne pouvez pas vous mouvoir sans contrainte physique, hein ?
Comment doit-on vous appeler ? N'est-ce pas des prisonniers ? Si vous
ne pouvez pas militer dans un parti au pouvoir en paix soit parce que des
égoïstes rodent autour du Président, l'aveuglent sous
prétexte qu'ils sont de sa tribu, pouvez-vous dire que vous jouissez
d'une liberté d'association ? demanda Docta Maben.
Cette réflexion du docteur Maben sur le problème
tribal attira vivement l'attention de Menkaaseh' qui ne put s'empêcher
d'intervenir :
- Avez-vous déjà lu Henri Lopez ? Je pense
surtout à Tribaliques. Vous ne pouvez pas fouler le sol
de Tribaliques sans vous faire sauter les jambes par les
ciseaux d'un tribalisme puéril de quelques tarés et autres
attardés, aveuglés par leur rideau tribal.
- Eh ! bien, voilà qui apporte de l'eau à
mon moulin. J'ai lu cette oeuvre il y'a quelques années de cela. A
l'époque, j'étais encore tout jeune, bien naïf. La lecture
de ce recueil de nouvelles me faisait toujours rire. Je riais surtout du
ridicule de tous ces monstres sociaux qui dévorent les citoyens sous
prétexte qu'ils sont de la tribu du président. Etre de la tribu
du Président, pour eux, est presque synonyme d'immunité,
d'immortalité ! Je passais mon temps à rire. Mes yeux de
jouvenceau ne me permettaient pas encore de mieux appréhender la
réalité dans laquelle je baignais moi-même. Je croyais que
ce n'étaient que des réalités d'ailleurs. Mais plus tard,
lorsque j'avais appris à comprendre que cette oeuvre était le
miroir qui reflète la société au quotidien, j'y voyais le
visage hideux de la nôtre. Le tribalisme qui se tissait et se pratiquait
autour de moi commençait à attirer davantage mon attention et
à réveiller des souvenirs dans ma mémoire, autant qu'il
suscitait des réflexions dans mon esprit. J'avais fini par constater
qu'il s'était soigneusement brodé une merveilleuse toile tribale
autour du pouvoir :
C'était le règne de la famille, du village, de
la province. On avait l'impression que ne pouvaient « parler
fort » que ceux que le hasard avait poussés de ce
côté-là. Il se fabriquait ainsi, tous les jours, tous les
ans, dans l'esprit des populations, une sorte de sentiment
d'hégémonie tribale. Le tribalisme, cette pieuvre avait
étalé, ancré tous ses tentacules d'ogresse dans
l'administration du pays. Certains courageux parlaient à raison
d'ailleurs, d'une institutionnalisation du tribalisme. Comment ne pas penser
ainsi lorsqu'une tribu, à elle seule a presque les quatre
cinquièmes des directeurs des sociétés ou entreprises
publiques ou parapubliques ? Dans certaines sociétés, le
chef étant de la tribu élue, tous les cadres et agents
étaient de son village. Ici, le Français et l'Anglais, langues
officielles, n'étaient employés que dans le traitement des
dossiers, mais les conversations, les dialogues, les accueils, c'était
dans la langue de la tribu. Cette pratique à elle seule constituait une
barrière monstrueuse pour les usagers et un frein énorme au
service public. « Le Phoenix » et « Le
Coq » avaient froidement décrié cette manière
dont la chose publique était gérée. Ils s'étaient
même amusés à sortir des statistiques. Ce qui, bien
évidemment, n'avait pas été du goût du pouvoir qui
les avait taxés de « feuilles de choux ». D'ailleurs
plusieurs pages étaient passées au caviar, les ciseaux
d'Anastasie étaient passés par-là, en guise de
réprimande. Toutes les semaines, au moins un scandale financier venait
assombrir le paysage social et affaiblir la délicate santé
économique du pays. Les économistes les plus avisés
avaient prédit une crise économique, à l'allure où
allaient les choses. Mais, du côte du pouvoir, ce n'était que
fausses alertes d'universitaires aigris et jaloux. Comment pouvaient-ils oser
parler d'une crise économique dans un pays où les châteaux
sortaient de terre minute après minute ? Les routes et certains
parkings étaient la preuve qu'acheter une voiture de cent millions,
alors qu'on n'est qu'un fonctionnaire, est signe d'opulence économique.
Un jour, un journaliste, croyant que la plus haute autorité du pays
n'était pas encore au parfum de ces illustres dérapages, lui
avait posé la question de savoir quels étaient ses sentiments.
L'homme, dans une sérénité seigneuriale, lui avait
tranquillement demandé des preuves ! Aux yeux de l'opinion, cette
réaction le plus grand de tous les temps. Car, elle était
perçue comme salvateur feu vert à la chasse à courre, un
hymne à la ripaille !
Je me rappelle que l'étau des recrutements et des
concours s'étant résolument resserré hermétiquement
autour du village, beaucoup de gens avaient finalement cru devoir
résoudre l'épineux problème en épousant des
personnes originaires de là. D'autres, aux aptitudes linguistiques
faciles, avaient longtemps pris le soin d'apprendre la langue de la tribu au
pouvoir avec toutes ses richesses proverbiales. Cela était aussi
important et, d'ailleurs on réussissait à ouvrir plusieurs portes
et à se faire rende plusieurs services. Peut-être par cette voie
insolite, le pouvoir comptait-il, à sa manière, résoudre
le problème de l'intégration nationale ?
- Eben, tes souvenirs et tes réflexions sont dignes
d'un philosophe, je te l'avoue. Je ne parle pas des champions de la
spéculation qui vont s'installer dans l'immensité brumeuse des
nues. Chez nous en Afrique, beaucoup d'idiots, de cancres et de terroristes se
cachent derrière les voiles tribales de leurs présidents, quand
ils ne vous collent comme un laisser-passer, fit Docta maben.
- Et, j'ai l'impression que, si par hasard tu en parles, tu
seras considéré comme le plus grand ennemi de la chose
publique ; tu es un bon pendard. Car, tu auras profané les
divinités ; tu auras déclaré la guerre à la
constitution du pays, ajouta Eben le philosophe.
* *
*
Eben le philosophe venait à peine d'achever son
discours. Le calme avait assiégé les lèvres. Le sommeil
avait profité de cette force pour alourdir et ficeler quelques
paupières. Mais, comme toujours, l'insomnie qui paralysait certains
cerveaux régnait en maîtresse. Puis, subitement, une autre
plainte :
- Je sens un liquide lourd et chaud ruisseler le long de mon
flanc.
- Bon sang de bon Dieu ! Mais voyons le gars ! Tu as
l'art d'interrompre le sommeil des gens, toi ! N'ignore pas que seul le
sommeil est le repas le plus précieux et le plus nourrissant que nous
puissions encore consommer dans cette mer de soucis, se fâcha un
prévenu.
- Ce doit certainement être le sang d'un chauffeur de
taxi dont les reliques sont logées dans l'antichambre du milieu.
- De quel chauffeur de taxi s'agit-il dans un caveau de
criminels politiques ?
C'était un chauffeur de taxi qu'ils avaient
trouvé oublié là-dedans. A leur arrivée l'avant
veille, il était déjà presqu'à sa troisième
semaine de détention préventive. Seuls quelques faibles
gémissements d'agonisant leur avaient permis de savoir qu'il y gisait
une victime de la cruauté humaine. La veille, le malheureux qui avait
encore un peu de souffle leur avait fait ces confidences :
- Je travaillais dans la société de
commercialisation des produits vivriers. J'étais chef de service du
personnel. Notre société générait d'importantes
devises, du temps de l'ancien régime et du précédent
directeur général. Malheureusement, on a tribalisé la
société. Les décideurs suffisamment inconscients et
indélicats aux appétits de loups et aux instincts libidineux
d'érotomanes avaient quasiment confisqué la
société. Chaque jour, ils importaient des voitures ``new look''
aux frais de la société. Les appareils, bref tout le
matériel, étaient bradés dans de savantes et mesquines
ventes aux enchères. Seules leurs familles avaient accès aux
achats ! On revendait ainsi un ordinateur à vingt mille
francs ! On liquidait une voiture presque neuve à cinquante mille
francs. On construisait des maisons des contes de fées partout dans la
capitale économique. On célébrait des mariages dans tous
les recoins du monde et, chaque semaine, on allait récupérer un
peu d'oxygène de l'autre côté de l'océan atlantique,
dans quelque région féerique où on se faisait
également renouveler tout le sang dès la légère
piqûre d'un petit moustique jaloux.
Notre société avait fini par prendre un coup
fatal ; elle avait finalement fondu dans les abîmes de la faillite
et, les milliers de salariés que nous représentions, nous
étions appelés à rentrer dans nos quartiers, fit-il.
L'homme, la quarantaine sonnée, se sentait encore des
énergies à ne pas se cloître à la maison.
D'ailleurs, ascendant d'une petite république de mômes, cette
descendance aux abois ne le laisserait pas roupiller tranquillement.
Un jour, l'ayant surpris dans une petite retraite de
promiscuité qui ne lui ressemblait pas, l'un de ses grands amis lui
avait confié un taxi, pour le travail nocturne exclusivement. Le nouveau
débrouillard fraîchement converti avait eu le malheur de
transporter quatre étudiants en quête de divertissement, dans la
période trouble des évènements qui secouaient
l'Université et la capitale politique. Ces étudiants se rendaient
dans une boîte de nuit appelée «
Anti-Crise », très fréquentée. Alors qu'il
s'apprêtait à amorcer un virage assez délicat, un troupeau
d'hommes armés de bouteilles de bière, de torches et de fusils
lui firent obstruction : c'étaient des policiers. Cette patrouille
des heures insolites était ivre à perdre l'équilibre et la
raison. Le chauffeur avait cru qu'il était tombé dans un filet de
gangsters qui avaient formé une épaisse barrière
éblouissante de torches. Ne voulant pas risquer de se faire vider la
modique recette et de perdre les têtes des passagers, le pauvre chauffeur
avait choisi d'esquiver le gang des policiers véreux.
Dans ses escapades, il avait reçu une importante pluie
de balles dans les omoplates. Les pare-brise arrière et avant
s'étaient émiettés et s'étaient
éparpillés sur tous les occupants du véhicule. Les deux
roues du côté chauffeur étaient
déchiquetées.
D'un geste instinctif, tous les étudiants
habitués à ces séquences propres aux romans et aux films
policiers, s'étaient jetés dans un petit ravin tapissé de
roseaux et d'herbes épineuses. Cependant, le malheureux chauffeur qui
voulait à tout prix sauver le véhicule de l'ami avait encore
bénéficié de quelques balles de l'outil de Mars, dans les
bras. Et, les motifs de cette boucherie avaient été très
faciles à crier. Comme la coutume l'avait toujours prouvé, les
quelques curieux qui avaient accouru pour vivre cette chasse à l'homme
avaient pu entendre : « Transport des suspects et tentative de
fuite ». Le pauvre chauffeur, dans l'enfer de la douleur avait aussi
perçu ses doux motifs qui le condamnaient à rendre
l'âme ! Les morceaux suintants de son corps loqueteux
étaient, d'un coup d'Arrêté martial, affectés dans
sa très reposante cellule.
L'expérience du chauffeur au bord de la mort suscita
une peur noire et affreusement paralysante chez tous les prévenus. On
redoutait le pire. Et, le pire, c'était le décès de
quelque individu dans ce flacon aux mille senteurs : que feraient-ils de
sa dépouille ? Comment réussiraient-ils à signaler
son décès aux gardes très soucieux de la santé de
leurs poumons ?
Ils avaient déjà entendu parler des eaux et des
os humains qui constituaient plutôt des poisons à effets
immédiats ! Que feraient-ils dans le cas où, ce corps en
lambeaux viendrait à se décomposer ? Par quels miracles
réussiraient-ils à endiguer les eaux qui ruisselleraient de son
corps et de sa cellule pour les inonder ? Où trouveraient-ils assez
de force, épuisés qu'ils étaient devenus, pour se fixer
sur les pans épais et rugueux des murs humides de vapeur ?
Ils étaient là, les malheureux à la
destinée incertaine, qui baignaient piteusement dans une mer d'urines,
de sperme, de sueur, de sang, de crachats et de vomissures dont ils avalaient
passivement quelques gorgées pendant les crues. La strangulation de
leurs voix était programmée. Mais, pouvaient-ils supporter les
eaux et les odeurs d'un corps en décomposition ? Cette seule
pensée menaçait de faire chuter le reste de cheveux
ébouriffés qu les souris cannibales avaient
épargnés.
Ils avaient bien de fois parlé de la mort au cours de
leurs discussions. Désormais, cette fille de la nuit, cette
méchante soeur aînée du sommeil était là, qui
rôdait dangereusement, planait au-dessus de leurs têtes, comme
l'oiseau de Minerve. La mort qui n'était jusque là qu'une simple
réalité notionnelle, était en train de s'incarner ;
son ombre lourde et opaque renforçait l'obscurité de la
cellule.
* *
*
Des bruits se firent entendre quelques heures après.
Ceux qui étaient encore éveillés crurent ipso facto que
l'instant fatidique était arrivé. Dans l'obscurité
où ils se trouvaient, ils ne se rappelaient même plus de quel
côté se trouvait la petite porte en fer massif.
Dehors, dans le monde libre, le soleil inondait la nature
d'une lumière bienfaisante, pleine de verus. Un vent vespéral,
tel le Zéphyr, ondulait les feuilles de palmiers. C'était l'heure
où les oiseaux de la basse- cour, fatigués de picorer les vers de
terre et tout ce qui peut constituer une pitance quotidienne, songent à
aller se reposer.
Dans le corridor principal de ce quartier dangereux, un garde
était là, qui, à l'aide de son volumineux trousseau de
clés, peinait pour déverrouiller la petite porte. Ce
n'était pas du tout une tâche aisée.
Puis, après un long exercice très
épuisant, le garde solitaire, dont le visage sombre baignait
désormais dans un ruisseau de sueur , aidé de sa grosse et longue
torche, arriva à ouvrir la porte infernale. Le pauvre mortel n'avait pas
atteint le bout de ses peines, car une forte et lourde odeur un parfum
indéfinissable, fort assommant, composé de mille odeurs :
sueurs humaines, haleines nauséeuses et repoussantes, senteurs de
cheveux en évaporation, odeur de souris pourries, odeurs de merde et
d'urines, odeurs de cigares et de cigarettes, s'échappa de la cellule
et, tel un torrent, arracha son petit corps du sol. L'homme, après avoir
assommé sa nuque pointue contre le mur rugueux du couloir, rentra
s'étaler sur la longue arme qui pendait à sa hanche.
Dans la cellule, la population carcérale assista
médusée, à cet évènement dont le vacarme
assourdissant semblait avoir sonné le glas de tout le monde. Le pauvre
mortel au corps frêle eut juste un peu de souffle et d'énergie
pour se lever et cracher sa colère :
- Espèces d'assassins !...Hein !...
Sauvages !... Euh !... Hommes d'enfer !...Hein !... Animaux
féroces... Suppôts de Satan !... Sales diables...
Sanguinaires... Fils du démon !...
Il vociférait ainsi dans le vide, sans même avoir
pu découvrir un seul visage dans cette pénombre. Puis, la main
gauche redressant sa côte gauche, il brandit la torche dans la fosse
où gisaient ces excréments humains. Une vapeur épaisse de
tabac voilait comme un brouillard opaque. Et, s'élevant continuellement,
de toutes les marques de cigarettes dont ils convoitaient
d'hypothétiques et utopiques vertus salvatrices, cette brume lourde et
sombre formait avec la vapeur légère et piquante de la merde et
des urines, un ciel ennuagé de fumée. Les pauvres
créatures buvaient avec ivresse cet air vicié. Ils suaient, ils
soufflaient, ils toussotaient, ils toussaient.
- Mouff ! Idiots ! Qu'avez-vous fait de cette boule
de feu qui servait à vous aveugler et à braiser vos mauvaises
peaux d'assassins ?
Après cette scène, il prit une ampoule qui
était près de la porte.
- Attrapez cette boule gazeuse !
Dans la cellule, on fit tout pour bien suivre la trajectoire
suivie par l'ampoule qui aveugle. Après l'avoir fixée, elle
laissa découvrir des eaux noires et des monts de matières
fécales qui se dressaient devant eux dans de demi-fûts, murs
tragiques, apparemment incontournables, avec des bords écumants et
parcourus par de gros cancrelats noirs. Cette vue sur la cellule aurait suffi
à couper le souffle au mortel le plus résistant !
Francis Menkaakong qui était déjà en
pleine phase de desquamation fit chuter son épiderme par endroit. Sa
peau eczémateuse laissait suinter un liquide incolore, mais d'une
senteur sauvagement piquante.
Le soldat, un mouchoir au visage, vociféra en jetant un
paquet dans la cellule. Tous, tel un seul homme, plongèrent pour le
sauver des eaux. Ils réussirent à e saisir en l'air.
Après ces paroles condescendantes et vindicatives
proférées avec rage il referma très vite la porte e
toussant tel un vieux tuberculeux.
* *
*
Le paquet jeté avec dédain dans la cellule aux
prévenus était un colis expédié par la belle
Angeline NDOLO. Il avait un destinataire : Menkaazeh' Innocent. Mais, le
soldat n'avait pas de peine à se donner pour apporter ces explications.
D'ailleurs, il était encore à se demander comment il avait pu
prendre ce colis sans afficher ses caprices traditionnels et sans faire parler
son avidité et sa cupidité ? Peut-être le charme
irrésistible de la jeune fille aux allures d'athlète et au visage
envoûtant l'avait médusé ? Car l'homme venait de
bouder des supplications les plus insistantes ! Il est bien vrai qu'avec
le temps, il avait fini par prouver qu'il était au point de devenir
insensibilité caractérisée.
Les prévenus avaient reçu ce colis avec beaucoup
de méfiance : ils n'étaient pas dans un monde rassurant et
sécurisant. Aussi avaient-ils toujours cru que tout ce qu'on pouvait
leur donner ou leur dire était enveloppé de pièges. Ce
colis pouvait contenir une grenade, qui sait ? Ils avaient pensé
à tout ! Même à l'impensable. Le rêve de leur
ami avait déjà prédit leur destinée : ils
savaient qu'on allait les liquider, mais ils ne devinaient pas comment.
Seul Menkaazeh' n'avait pas frissonné devant ce colis
qui semblait émettre certaines vibrations inexplicables sur lui.
D'abord, l'emballage le rendit pensif. Il se rappela qu'il avait
déjà vu ce type d'emballage quelque part, dans un milieu intime.
L'image d'Angeline lui venait désormais régulièrement
à l'esprit. Et, pendant que les autres ne voulaient pas prendre le
risque de la responsabilité de faire exploser la grenade, il eut le
courage de défaire le colis. On était bien loin de ce qu'on avait
soupçonné. La trouille aiguë peut faire penser à
tout ! C'était tout simplement un très beau gâteau
bien charnu, dodu et succulent. Il avait une surprenante forme ovoïde aux
symboles multivalents ! Les conditions de vie dans ces cellules
recommandaient plutôt ce type d'alimentation. La pâte de farine en
général était mieux indiquée. Elle pouvait se
conserver même pendant deux ou trois jours : la constipation
était l'idéal...
Le gâteau était accompagné d'une
correspondance. Après avoir dévoré ce gâteau comme
une communion, car il est difficile de ne pas se montrer solidaire dans une
cellule. Menkaazeh' la déplia avec soin et se mit à
lire :
... ndé, ce jour de Venus, 29e du mois de
Junon, an 199...
Innocent, mon amour.
J'ai appris ce jour même avec stupéfaction,
amertume et désolation que la radio nationale a annoncé, ce jour
de ton anniversaire, ton arrestation, ton incarcération et ton
exécution future pour `` faute politico-criminelle'' !
``Faute politico-criminelle'' !!!
Mon Amour,
Je ne te connais ni comme homme politique, ni comme criminel.
Ayoo ! La seule pensée que je ne reverrai plus jamais les feux de
tes yeux brûle mon âme et inonde mon coeur de larmes
bouillantes.
Innocent,
Je me refuse à croire que tu as, à jamais,
quitté le monde des vivants et que tu ne vivras plus jamais sous les
feux sacrés du soleil.
Mon amour, Innocent,
Au moment où j'écris cette lettre, j'apprends
avec douleur et regret que tu seras enterré après demain, le jour
du Seigneur !
Mon Amour, Ô Cupidon,
Est-il vrai qu'on ne parlera plus de lui qu'au
passé ? Lui dont voici encore la dernière image vivante dans
mon esprit ? Lui dont le dernier baiser me donne encore le goût de
vivre ? Si tel est le cas, Ô Cupidon digne Eros. Fils de
vénus, je demanderai au cruel temps d'arrêter ses violents
battements d'ailes et de voler à rebrousse-poils !
Aphrodite, Ô Venus,
Je refuse de me jeter dans les bras du pessimisme !
Innocent,
Si le souffle de la vie anime encore la glaise de ton corps,
je te prie, mon amour, d'accepter cette rose d'anniversaire.
Que sa couleur de vie dissipe l'obscurité de votre
gouffre et vivifie vos papilles visuelles !
Que la beauté de ses formes étoilées
tienne allumée la flamme de votre intelligence !
Que la fumée de son parfum évince les odeurs
excrémentielles de votre cellule et vivifie vos papilles olfactives et
freine l'anosmie. Que le nectar de son suc vous immortalise.
Prenez et mangez avec appétit ce gâteau
d'anniversaire.
Que seule sa vue réactive votre salivation.
Que sa saveur réveille et tonifie vos papilles
gustatives.
Que sa chair d'ambroisie tonifie vos corps meurtris.
Et, qu'après, courageux et endurant, triomphant de tout
obstacle, tu me reviennes comme l'auguste Ulysse à sa belle et patience
Pénélope.
Comme Pénélope tissant sa toile sans fin, je te
resterai fidèle.
Ta bien aimée Angeline NDOLO
Pénélope pouvait-elle encore servir de
modèle dans ce moderne où on vivait déjà
l'âge du fer ?
C'était des écrits de jeune fille. Elle avait
l'âge pendant lequel l'amour, ayant saisi une adolescente pubertaire, la
conduit sagement, sans tumulte, vers la majorité relative.
C'était là les miracles de l'amour. Cette âme de notre
âme, ce coeur de note coeur, l'amour, tout ce qui este à l'homme
lorsque tout est perdu pour lui, le consolateur de l'espèce humaine.
* *
*
Tous les prévenus avaient découvert les miracles et
les effets du verbe et de l'amour. Tout cela eut quelques effets
thérapeutiques et catharcitiques indéniables. Toute la
« nuit » durant, ils avaient ruminé et raclé
la pâte de ce gâteau au fond de leurs bouches. Ils avaient
longuement humé les roses. Certains s'étaient avisés de
prolonger l'extase dans les bras du sommeil. D'autres, toujours en proie aux
soucis invincibles, n'avaient toujours pas bénéficié de la
visite d'Hypnos.
Le jour de saturne, on apprit par une rumeur que le journaliste
qui avait eu la lourde responsabilité de lire le communiqué de la
victoire légendaire avait été interpellé. Cela ne
fut pas porté à la connaissance du public. On disait avec
certitude que sa façon de lire ce grand communiqué n'avait pas
plu aux gens proches du régime, aussi fallait-il le soumettre à
un examen de situation. Seuls, ceux dont il avait lu les noms à la radio
surent quel chemin il avait emprunté : c'était le
leur !
|