Jean Baptiste NTUENDEM
VOIX ETRANGLEES
ROMAN
Chers lecteurs ceci n'est qu'un univers linguistique
où n'évoluent que des « personae »,
c'est-à-dire des masques, des êtres de papier, bref, c'est un
roman.
DEDICACE
A mes amis
F André NCHOUSSEKEU
F Charles DOH
F Ebenezer NOUBISSIE
F NYAM,
Dont les souvenirs restent toujours gravés dans
ma mémoire.CHAPITRE I
J
our de Venus, vingt-neuvième du mois de Junon de l'an
199...
Heure vespérale.
Quartier dit ``dangereux'', cellule 2.
Caveau sombre des criminels politiques, sous-sol des gens
d'armes,
Dix enjambées de long, une de large,
Toiture : béton hermétiquement dosé.
Plafond : énormes toiles d'araignées noires.
Deux antichambres : serrures, cadenas, verrous.
Sol de béton rugueux.
Régiment d'indésirables noirs de crasse et
à la destinée incertaine.
Matelas : quelques feuilles de vieux journaux.
Odeurs de souris pourries, odeurs de merde, odeurs
d'urines,
de plaies ouvertes, de cigarettes et de tabac brut...
odeurs
à faire sauter les poumons !!!
Larges cuvettes de merde en crue !
Embouchures de sang, fleuves d'urines, torrents de larmes et
de sueur chaude.
Lacs de vomissures, flaques de sperme et de crachats...
Aubades et festins de moustiques, concerts de mouches,
Sifflements de Musaraignes, défilés de blattes,
ripaille de souris...
Dans ce beau décor : ronflements des dormeurs,
chuchotements d'insomniaques, interrompus par moment
des quintes de toux à déchirer le larynx...
Puis, soudain, une détonation :
Wouais ! Wouais ! Wouais ! Aïeee,
Seigneur !
C'était un cri de Menkaazeh', brusquement
arraché
à son sommeil douillet et câlin ce jour ou
plutôt cette ``nuit''.
Il avait ainsi réveillé tout le monde souterrain
de sa cellule.
Dans cette cellule 2 régnait une obscurité
d'enfer
depuis quelques jours. L'ampoule qui y était
accrochée était désormais grillée. Mais tout ce
beau monde n'en était pas dérangé. La raison est simple
à deviner :
Cette ampoule, ou plutôt cette grosse boule
incandescente émettait une étrange lumière à faire
cuire la peau d'un éléphant. On eût cru que le soleil,
arrivé au milieu de sa courbe céleste, s'était tout
simplement abattu sur eux au point de les calciner.
- Au secours ! Au secours ! Hein ! Qu'y
a-t-il ? Qu'est-ce qui ne va pas ? Que s'est-il passé ?
Les murs nous tombent-ils dessus ? Une grenade a-t-elle
explosé ? Paniqua la population carcérale.
On ne voyait pas ; mais, on se distinguait parfois les
uns des autres par le timbre de la voix et par certaines formes corporelles.
- C'est Innocent qui crie. Mais, c'est difficile de deviner ce
qui lui arrive. Il ne s'est pas encore remis de son choc, précisa Eben
le philosophe qui était couché là tout juste en face de
lui, et dont le train arrière jusqu'ici pressait piteusement le ventre
de Menkaazeh' dont la tête reposait sur la cuisse gauche d'un autre
prévenu.
- Je sais que nos amis cancrelats ont été
particulièrement nuisibles cette nuit, mais pas au point de susciter un
cri aussi aigu qu'alarmant, fit Menkaakong qui s'était levé
dès la première alerte.
- Moi, j'étais la proie résignée des
moustiques. Ces lugubres musiciens ont interrompu mon sommeil en installant
leur orchestre d'enfer dans mes oreilles, et m'ont transporté jusqu'au
bord de l'anémie, révéla Docta Maben, pris de fatigue et
de vertige.
Puis un pauvre prévenu ajouta : « j'ai
constaté qu'il y a une race particulière des souris cannibales
dans ce réduit. La nuit dernière, je me suis retrouvé le
crâne à moitié tondu par endroits, et les orteils
saignants. »
Ses demi-orteils en lambeaux laissaient encore
s'échapper, à lentes montées, des odeurs
nauséabondes.
C'était l'heure où le soleil, confortablement
installé dans son char, fatigué de sa course quotidienne, conduit
par Phaéton, s'apprête à franchir, le front d'un rouge
très vif, les portes de l'occident. Mais, dans la cellule 2, il faisait
une nuit opaque, et une nuit psychologique.
Peu à peu, Menkaaseh' semblait revenir de son choc,
mais ce n'était pas pour se prêter à une éventuelle
conversation.
- Je ne suis plus moi ; Mais, que suis-je devenu ?
C'est comme si je ne ressentais rien ! Mes sens sont sans vie ! Et...
voilà que par enchantement, mes mains me font mal. J'ai mal aux coudes.
Le cou aussi me fait mal. J'ai mal aux Jambes ; j'ai les maux de
tête... Décidément, j'ai mal partout... Mes articulations
sont meurtries... c'est peut-être le sommeil qui me dérange. Il me
faut dormir... Pouah ! Pouah ! Et cette forte mixture d'odeurs que
j'aspire !
Pendant que Menkaazeh' soliloquait dans sa tourmente, Eben le
philosophe rappela aux autres q'un interdit empêchait aux gens de toucher
un épileptique en pleine crise. Il avait également rappelé
qu'on interdit aux gens d'arrêter un somnambule.
- Ce qui est encore plus grave, c'est la pénombre, ce
sont ces ténèbres qui m'enveloppent et m'aveuglent ...
Pouah ! Pouah ! Il y a aussi cette forte odeur, on dirait un
mélange de toutes les odeurs pestilentielles du monde. Cette odeur, elle
m'entoure, elle me cerne de toutes parts... Elle me blesse... Elle est en
moi... Elle est dans tout mon être. Une odeur noire... Une odeur
aiguë ... Une odeur rugueuse...
- Cette odeur a des formes, des formes de murs rugueux. Je
sens des bruits ... Des bruits d'hommes... Il me semble qu'il y'a vie autour de
moi ! fit Menkaaseh, comme un être psychotique.
La vie l'entourait ; il était lui-même
vivant. Mais, c'était déjà une vie à demi. L'esprit
humain conçoit difficilement un réduit aux parois en
béton, négligemment faits, le sol épineux et arrosé
de toutes sortes de liquides, plein d'une rare variété d'insectes
et autres créatures hostiles à l'espèce humaine. Cette
autre vie là n'était qu'une mort programmée.
Ayant enfin recouvré ses sens et ses réflexes,
Menkaaseh' fit ces révélations fracassantes :
« Mes chers amis, les gars, c'est grave ! C'est très
grave ! Nous n'avons plus de chance de survivre. C'et la fin du
monde ; C'est la fin de notre monde. Désormais, l'Aurore au visage
blanc et frais ne se lèvera plus de sa couche pour signaler
l'arrivée du jour. »
« Nous ne vivrons plus jamais sous les feux vitaux
du soleil. Nous empruntons désormais le triste sentier qui mène
aux demeures de Pluton. »
- On dirait que le garçon a consulté les oracles
ou les devins au sujet de notre destinée, déclara Francis
Menkaakong qui avait lu de la prédilection dans les visions
apocalyptiques de Menkaaseh'.
- Si je comprends bien, tu as fait un rêve, hein !
demanda Eben le philosophe.
- Est-ce encore un rêve ? Je ne sais plus
très bien s'il faut appeler cela un rêve ! Je sais seulement
que j'ai vu et entendu beaucoup de choses tristes pour nous. Aïee !
C'était un très mauvais rêve ! fit Menkaaseh'.
- Heureusement que ce n'était qu'un rêve, se
soulagea Docta Maben dont le souffle semblait coupé depuis l'annonce de
la fin du monde.
- Mes chers amis, l'heure est grave ! L'heure est
très grave ! J'ai fait un de ces mauvais rêves ! Quel
sort cruel !
- Voilà, j'étais à la maison en compagnie
de quelques amis. Nous avons écouté de la musique et, lorsque
l'heure du journal a sonné, nous avons capté la chaîne
nationale. Le journaliste a annoncé un « important »
communiqué pour la fin du journal. C'était, a-t-il
précisé, un « communiqué solennel ».
Après, ce communiqué a été lu ! Le journaliste
a dit et j'ai entendu : «Chers compatriotes, enfin notre
Université pourra respirer le calme et la paix. L'opposition a
échoué dans sa sordide entreprise de conquête frauduleuse
du pouvoir. Les forces du mal ont été mâtées et
écrasées. La branche universitaire de l'opposition a
été enfin maîtrisée et anéantie. La
tristement célèbre Association Nationale des Etudiants paresseux,
revanchards, anarchistes et assassins patentés est désormais sous
l'éteignoir. Ses membres fondateurs ont en effet été
arrêtés en pleine séance mystique et, la faute étant
très lourde (faute politico-criminelle), ils passeront tous par les
armes.» fit Menkaazeh', le front traversé de rides
précoces.
- Le journaliste a lu nos noms. Il l'a fait avec une telle
insistance que la nouvelle a été reçue comme un choc dans
mon village, où déjà la veille, ma mère, labourant
son champ, a vu une grosse branche de baobab se briser et venir tomber tout
juste devant elle, provoquant ainsi un très sombre bruit. Ce qui,
à ses yeux, était un très mauvais présage.
Après l'annonce de la nouvelle dans notre concession par un homme, le
nommé Teponnouh, toute la famille a enclenché les lamentations.
Pour eux, c'était clair, je ne pouvais plus être vivant.
Après m'avoir longuement pleuré selon les us et les coutumes de
chez nous, ils m'ont inhumé. Tous les villageois et les gens du
voisinage étaient présents.
Après ces révélations touchantes, ses
chagrins avaient violemment excité ses sanglots.
- Ah ! Voyez-vous ? Voilà un rêve
dangereux qui vient jeter un trouble dans notre quotidien, fit Francis
Menkaakong devenu très pensif, songeur.
- Heureusement que ce n'est qu'un rêve ! Insista
Docta Maben qui n'était pas du tout d'humeur à se faire des
inquiétudes à ce sujet qu'il croyait anodin.
- Oui, Docta, je veux bien, c'est un rêve ; ce
n'est qu'un rêve, dites-vous ? Mais, mais, il y a rêves et
rêves, mon Docteur. Il y a des rêves naturels comme il y a des
rêves prémonitoires. Les croyants affirment même qu'il y a
également des rêves d'origine divine ! D'origine divine, donc
inspirés par Dieu lui-même, rectifia Menkaaseh'. Dans nos
villages, on ne néglige jamais les rêves, quels qu'ils soient.
- Tout à fait, Innocent. Mais, ce n'est pas seulement
ici chez nous que les gens reconnaissent une certaine réalité aux
rêves. Même chez les blancs, les rêves ont une signification,
approuva Francis.
- Oui, c'est vrai. Pour Freud, les rêves nous
révèlent à nous-mêmes.
- Que dis-tu Eben ? Freud, c'est même
déjà le dix-neuvième siècle. Dans
l'Antiquité gréco-romaine, on reconnaissait déjà
une réalité aux rêves. Le rêve s'appelait Songe. Il
avait pour soeur Rumeur. Et, ils étaient, disait-on, les messagers de
Zeus ! Zeus, le maître de l'Olympe ! Zeus, le roi des dieux.
Pour preuve, suivez ces paroles de la très fidèle
Pénélope qui reçoit en songe le message d'Ulysse, son
vaillant mari endurant qui l'avait quittée depuis une vingtaine de
printemps : « Les songes vacillants nous viennent de deux
portes ; l'une est fermée de corne ; l'autre est fermée
d'ivoire ; quand un songe nous vient par l'ivoire scié, ce n'est
que tromperies, simple ivraie de paroles ; ceux que laisse passer la corne
bien polie nous cornent le succès du mortel qui les voit. » Je
suis loin d'être devin, je ne serai jamais un spécialiste en
présages ; mais, Menkaaseh' se dit que Pluton sera notre hôte
très bientôt.
Eben le philosophe ramena le sujet du domaine
métaphysique à un domaine qu'il semblait
maîtriser :
- Mes amis, nous devons savoir que l'avenir s'est toujours
révélé plein de mystères. L'avenir est
truffé d'énigmes. Le mystère c'est ce qu'est
caché ; l'énigme, c'est l'indéchiffrable. C'est je
crois, pour déchiffrer l'énigme et percer les mystères
que les hommes se lancent sur le chemin de la Mantique. Voyez par
exemple : il y a des devins ; il y a des oracles ; il y a les
voyants ; il y a les cartomanciens, les chiromanciens, les oniromanciens,
les...
- C'est qui les « omimoromanciens ? demanda un
prévenu qui perdait son latin devant ce discours qu'il trouvait
plutôt brumeux parce que très savant.
- Mais, mon cher ami, c'est très facile à
comprendre. Vous avez l'étymon grec « oneiros » qui
signifie songe. Et, le reste se comprend très vite. On dit donc
oniromanciens, plutôt que omimoromanciens ». Les oniromanciens
sont des personnes qui président l'avenir en expliquant les rêves.
Ceux qui président l'avenir par la combinaison qu'offrent les cartes
à jouer s'appellent les cartomanciens. Et, lorsque vous fondez votre
prédiction sur l'étude des formes et des lignes de la main, on
dit de vous que vous êtes chiromanciens, développa Eben le
philosophe.
- J`ai souvent entendu dire, moi Menkaaseh', que même
les vols et les chants d'oiseaux sont exploités à des fins
divinatoires ?
- Oui Innocent, sachons que les ornithomanciens nous
apprennent à ne pas négliger même les matinaux cocoricos de
nos coqs.
J'ai même déjà vu les gens prédire
l'avenir en jetant de la terre ou de la poussière sur une table pour en
étudier les figures formées, ils s'appellent les
géomanciens. Pour tout dire, sachez que presque tous les
éléments qui composent le cosmos peuvent servir à l'art
divinatoire. Mais, à ce qu'il me semble, seuls les initiés
peuvent y parvenir. Tenez, je vais certainement vous surprendre en vous disant
que le feu peu bien servir à la divination. Les pyromanciens vous le
font avec beaucoup d'aisance. Bref, les arbres, les morts, les oiseaux, les
aiguilles, le sel, le son, les grenouilles, le verre d'eau, les rides du front,
les lignes de la main, tout cela constitue un langage que seuls les
initiés peuvent déchiffrer. Tous ces arts ont des noms : il
y'a la dendromancie, la nécromancie, l'ophiomancie,
l'acultomancie,l'alomancie, l'alvéromancie, la batracomancie,
l'éromancie, la métaposcopie, la... et, beaucoup d'autres
encore.
Le soleil avait complètement quitté leurs
paupières devenues légères, alors que de l'autre
côté, dans le monde vital, on était déjà au
milieu de la nuit, ce moment où la ville dort d'un sommeil lourd et
profond, à l'exception de ces quelques quartiers bruyants qui ne
connaissent jamais de repos ou de silence, car chaque maison y tient lieu de
bar, de cabaret, de snack de « chantier » ou
de « circuit ».
La conversation avait pris le dessus sur les odeurs que
dégageaient les urines et les matières fécales qui
ruisselaient dans le labyrinthe de leurs corps. Ils étaient tous
préoccupés par ce rêve bouleversant qui était venu
semer un trouble dans ce calme relatif de leur cellule. Et, il fallait à
tout prix lui trouver une explication. Eben ne tarissait pas
d'inspiration :
- Freud nous dit que le rêve est le gardien du sommeil.
Par ailleurs, il ajoute que tout en dormant, on éprouve la satisfaction
d'un désir. Et, en satisfaisant le désir, on continue à
dormir. Donc, plus le rêve est bon, plus le sommeil est long.
Les autres n'avaient pas été d'accord avec cette
affirmation de Freud. Car, avaient-ils rétorqué, on ne peut pas
affirmer que le rêve est le gardien du sommeil, alors même que
c'est un rêve qui les a tous ameutés !
- Non, non, mes amis, comprenez que plus le rêve est
bon, plus le sommeil est long. On peut en déduire que si le sommeil de
Menkaaseh' s'est brusquement écourté, c'est parce que son
rêve était affreux. Par ailleurs, dans la démarche
freudienne, il est montré que le rêve est la réalisation
d'un désir refoulé, d'une crainte ou d'une punition.
Concrètement, voilà ce que cela signifie : il y a parmi nous
l'ami qui dit avoir versé un torrent séminal dans
sous-vêtement. Voilà quelqu'un qui satisfaisait ainsi un
désir refoulé. Comprenez qu'il a mis beaucoup de semaines hors du
monde vital et, par conséquent, loin des filles, des femmes. Lorsqu'il
éjacule en plein rêve, c'est le défoulement d'une libido
longtemps refoulée, mais jamais satisfaite.
Dans le cas de Menkaazeh' on note non pas un désir
refoulé, mais plutôt une crainte satisfaite. Son rêve est
alors la réalisation de cette crainte cruelle qui habite chacun de nous
depuis notre incarcération, justifia Eben.
- Maintenant il s'agit de dégager et de prouver la
matérialité de nos crimes, les délits ou contraventions.
Bon, Innocent a avancé un vocable il y a un instant de cela. Je crois,
il s'agissait d'une « faute politico-criminelle » ?
C'est donc là un motif qu'ils ont trouvé ! Mais, pour le
juriste que je suis, une faute politico-criminelle est un galimatias qui cache
beaucoup d'intentions maléfiques. Il me rappelle l'époque
où, tous les jours, on nous parlait des coups d'Etat, des complots, des
subversifs, des maquisards et je ne sais plus quoi...
- Docta, je suis convaincu que nous serons
libérés. Je dirais même que nous sommes libres. Oui, nous
sommes bien libres, affirma Eben le philosophe. Je regrette de constater que
vous n'êtes pas différents des habitants de la caverne de
Platon.
Eben avait compris que les autres s'étaient mis
à rire aux éclats lorsqu'il avait affirmé qu'ils
étaient libres dans cet enfer !
- Je crois d'ailleurs que nos murs ne sont que la
métaphore des parois de cette caverne, et... et ... et surtout, cette
obscurité opaque et épaisse qui obstrue la lumière des
idées. Tenez, l'homme sartrien est liberté, c'est-à-dire
pouvoir de se faire une autre et de se créer des normes d'action. Pour
Sartre, il nous revient à nous-mêmes qui sommes ensevelis ici, de
choisir la façon dont nous constituons notre état de
prévenus. Nous ne pouvons être prévenus sans nous choisir
prévenus. Nos voix ne peuvent être étranglées
qu'avec complicité.
Cette démonstration choqua françis Menkaakong
qui ne put s'abstenir :
- Mais l'ami Eben, ne vois-tu pas que cette façon
d'être libre n'est que prison ? Quel raisonnement de sophiste! Tu
veux dire que pour ton Sartre, ces murs épais, rugueux et
hermétiquement fermés n'existent pas ?
- Ah ! Thémis, que c'est ridicule de parler de la
liberté fabriquée par Sartre alors même qu'on ne peut pas
voir sur qui on s'est tenu pour faire ses besoins ! Notre philosophe
d'Eben récite Sartre comme si ce nom seul pouvait percer les
fenêtres dans notre tombeau de cellule. Eben, je respecte la
métaphysique de ton discours, mais laissons un peu de côté
la liberté personnelle de décision traitée par vos
psychologues et philosophes. Considérons l'autonomie nationale avec,
dans les pays démocratiques, la liberté individuelle d'action
qui, suivant les domaines auxquelles elle s'applique, est
dénommée : liberté physique, liberté civile,
liberté politique, liberté de pensée et de conscience etc.
si vous ne pouvez pas vous mouvoir sans contrainte physique, hein ?
Comment doit-on vous appeler ? N'est-ce pas des prisonniers ? Si vous
ne pouvez pas militer dans un parti au pouvoir en paix soit parce que des
égoïstes rodent autour du Président, l'aveuglent sous
prétexte qu'ils sont de sa tribu, pouvez-vous dire que vous jouissez
d'une liberté d'association ? demanda Docta Maben.
Cette réflexion du docteur Maben sur le problème
tribal attira vivement l'attention de Menkaaseh' qui ne put s'empêcher
d'intervenir :
- Avez-vous déjà lu Henri Lopez ? Je pense
surtout à Tribaliques. Vous ne pouvez pas fouler le sol
de Tribaliques sans vous faire sauter les jambes par les
ciseaux d'un tribalisme puéril de quelques tarés et autres
attardés, aveuglés par leur rideau tribal.
- Eh ! bien, voilà qui apporte de l'eau à
mon moulin. J'ai lu cette oeuvre il y'a quelques années de cela. A
l'époque, j'étais encore tout jeune, bien naïf. La lecture
de ce recueil de nouvelles me faisait toujours rire. Je riais surtout du
ridicule de tous ces monstres sociaux qui dévorent les citoyens sous
prétexte qu'ils sont de la tribu du président. Etre de la tribu
du Président, pour eux, est presque synonyme d'immunité,
d'immortalité ! Je passais mon temps à rire. Mes yeux de
jouvenceau ne me permettaient pas encore de mieux appréhender la
réalité dans laquelle je baignais moi-même. Je croyais que
ce n'étaient que des réalités d'ailleurs. Mais plus tard,
lorsque j'avais appris à comprendre que cette oeuvre était le
miroir qui reflète la société au quotidien, j'y voyais le
visage hideux de la nôtre. Le tribalisme qui se tissait et se pratiquait
autour de moi commençait à attirer davantage mon attention et
à réveiller des souvenirs dans ma mémoire, autant qu'il
suscitait des réflexions dans mon esprit. J'avais fini par constater
qu'il s'était soigneusement brodé une merveilleuse toile tribale
autour du pouvoir :
C'était le règne de la famille, du village, de
la province. On avait l'impression que ne pouvaient « parler
fort » que ceux que le hasard avait poussés de ce
côté-là. Il se fabriquait ainsi, tous les jours, tous les
ans, dans l'esprit des populations, une sorte de sentiment
d'hégémonie tribale. Le tribalisme, cette pieuvre avait
étalé, ancré tous ses tentacules d'ogresse dans
l'administration du pays. Certains courageux parlaient à raison
d'ailleurs, d'une institutionnalisation du tribalisme. Comment ne pas penser
ainsi lorsqu'une tribu, à elle seule a presque les quatre
cinquièmes des directeurs des sociétés ou entreprises
publiques ou parapubliques ? Dans certaines sociétés, le
chef étant de la tribu élue, tous les cadres et agents
étaient de son village. Ici, le Français et l'Anglais, langues
officielles, n'étaient employés que dans le traitement des
dossiers, mais les conversations, les dialogues, les accueils, c'était
dans la langue de la tribu. Cette pratique à elle seule constituait une
barrière monstrueuse pour les usagers et un frein énorme au
service public. « Le Phoenix » et « Le
Coq » avaient froidement décrié cette manière
dont la chose publique était gérée. Ils s'étaient
même amusés à sortir des statistiques. Ce qui, bien
évidemment, n'avait pas été du goût du pouvoir qui
les avait taxés de « feuilles de choux ». D'ailleurs
plusieurs pages étaient passées au caviar, les ciseaux
d'Anastasie étaient passés par-là, en guise de
réprimande. Toutes les semaines, au moins un scandale financier venait
assombrir le paysage social et affaiblir la délicate santé
économique du pays. Les économistes les plus avisés
avaient prédit une crise économique, à l'allure où
allaient les choses. Mais, du côte du pouvoir, ce n'était que
fausses alertes d'universitaires aigris et jaloux. Comment pouvaient-ils oser
parler d'une crise économique dans un pays où les châteaux
sortaient de terre minute après minute ? Les routes et certains
parkings étaient la preuve qu'acheter une voiture de cent millions,
alors qu'on n'est qu'un fonctionnaire, est signe d'opulence économique.
Un jour, un journaliste, croyant que la plus haute autorité du pays
n'était pas encore au parfum de ces illustres dérapages, lui
avait posé la question de savoir quels étaient ses sentiments.
L'homme, dans une sérénité seigneuriale, lui avait
tranquillement demandé des preuves ! Aux yeux de l'opinion, cette
réaction le plus grand de tous les temps. Car, elle était
perçue comme salvateur feu vert à la chasse à courre, un
hymne à la ripaille !
Je me rappelle que l'étau des recrutements et des
concours s'étant résolument resserré hermétiquement
autour du village, beaucoup de gens avaient finalement cru devoir
résoudre l'épineux problème en épousant des
personnes originaires de là. D'autres, aux aptitudes linguistiques
faciles, avaient longtemps pris le soin d'apprendre la langue de la tribu au
pouvoir avec toutes ses richesses proverbiales. Cela était aussi
important et, d'ailleurs on réussissait à ouvrir plusieurs portes
et à se faire rende plusieurs services. Peut-être par cette voie
insolite, le pouvoir comptait-il, à sa manière, résoudre
le problème de l'intégration nationale ?
- Eben, tes souvenirs et tes réflexions sont dignes
d'un philosophe, je te l'avoue. Je ne parle pas des champions de la
spéculation qui vont s'installer dans l'immensité brumeuse des
nues. Chez nous en Afrique, beaucoup d'idiots, de cancres et de terroristes se
cachent derrière les voiles tribales de leurs présidents, quand
ils ne vous collent comme un laisser-passer, fit Docta maben.
- Et, j'ai l'impression que, si par hasard tu en parles, tu
seras considéré comme le plus grand ennemi de la chose
publique ; tu es un bon pendard. Car, tu auras profané les
divinités ; tu auras déclaré la guerre à la
constitution du pays, ajouta Eben le philosophe.
* *
*
Eben le philosophe venait à peine d'achever son
discours. Le calme avait assiégé les lèvres. Le sommeil
avait profité de cette force pour alourdir et ficeler quelques
paupières. Mais, comme toujours, l'insomnie qui paralysait certains
cerveaux régnait en maîtresse. Puis, subitement, une autre
plainte :
- Je sens un liquide lourd et chaud ruisseler le long de mon
flanc.
- Bon sang de bon Dieu ! Mais voyons le gars ! Tu as
l'art d'interrompre le sommeil des gens, toi ! N'ignore pas que seul le
sommeil est le repas le plus précieux et le plus nourrissant que nous
puissions encore consommer dans cette mer de soucis, se fâcha un
prévenu.
- Ce doit certainement être le sang d'un chauffeur de
taxi dont les reliques sont logées dans l'antichambre du milieu.
- De quel chauffeur de taxi s'agit-il dans un caveau de
criminels politiques ?
C'était un chauffeur de taxi qu'ils avaient
trouvé oublié là-dedans. A leur arrivée l'avant
veille, il était déjà presqu'à sa troisième
semaine de détention préventive. Seuls quelques faibles
gémissements d'agonisant leur avaient permis de savoir qu'il y gisait
une victime de la cruauté humaine. La veille, le malheureux qui avait
encore un peu de souffle leur avait fait ces confidences :
- Je travaillais dans la société de
commercialisation des produits vivriers. J'étais chef de service du
personnel. Notre société générait d'importantes
devises, du temps de l'ancien régime et du précédent
directeur général. Malheureusement, on a tribalisé la
société. Les décideurs suffisamment inconscients et
indélicats aux appétits de loups et aux instincts libidineux
d'érotomanes avaient quasiment confisqué la
société. Chaque jour, ils importaient des voitures ``new look''
aux frais de la société. Les appareils, bref tout le
matériel, étaient bradés dans de savantes et mesquines
ventes aux enchères. Seules leurs familles avaient accès aux
achats ! On revendait ainsi un ordinateur à vingt mille
francs ! On liquidait une voiture presque neuve à cinquante mille
francs. On construisait des maisons des contes de fées partout dans la
capitale économique. On célébrait des mariages dans tous
les recoins du monde et, chaque semaine, on allait récupérer un
peu d'oxygène de l'autre côté de l'océan atlantique,
dans quelque région féerique où on se faisait
également renouveler tout le sang dès la légère
piqûre d'un petit moustique jaloux.
Notre société avait fini par prendre un coup
fatal ; elle avait finalement fondu dans les abîmes de la faillite
et, les milliers de salariés que nous représentions, nous
étions appelés à rentrer dans nos quartiers, fit-il.
L'homme, la quarantaine sonnée, se sentait encore des
énergies à ne pas se cloître à la maison.
D'ailleurs, ascendant d'une petite république de mômes, cette
descendance aux abois ne le laisserait pas roupiller tranquillement.
Un jour, l'ayant surpris dans une petite retraite de
promiscuité qui ne lui ressemblait pas, l'un de ses grands amis lui
avait confié un taxi, pour le travail nocturne exclusivement. Le nouveau
débrouillard fraîchement converti avait eu le malheur de
transporter quatre étudiants en quête de divertissement, dans la
période trouble des évènements qui secouaient
l'Université et la capitale politique. Ces étudiants se rendaient
dans une boîte de nuit appelée «
Anti-Crise », très fréquentée. Alors qu'il
s'apprêtait à amorcer un virage assez délicat, un troupeau
d'hommes armés de bouteilles de bière, de torches et de fusils
lui firent obstruction : c'étaient des policiers. Cette patrouille
des heures insolites était ivre à perdre l'équilibre et la
raison. Le chauffeur avait cru qu'il était tombé dans un filet de
gangsters qui avaient formé une épaisse barrière
éblouissante de torches. Ne voulant pas risquer de se faire vider la
modique recette et de perdre les têtes des passagers, le pauvre chauffeur
avait choisi d'esquiver le gang des policiers véreux.
Dans ses escapades, il avait reçu une importante pluie
de balles dans les omoplates. Les pare-brise arrière et avant
s'étaient émiettés et s'étaient
éparpillés sur tous les occupants du véhicule. Les deux
roues du côté chauffeur étaient
déchiquetées.
D'un geste instinctif, tous les étudiants
habitués à ces séquences propres aux romans et aux films
policiers, s'étaient jetés dans un petit ravin tapissé de
roseaux et d'herbes épineuses. Cependant, le malheureux chauffeur qui
voulait à tout prix sauver le véhicule de l'ami avait encore
bénéficié de quelques balles de l'outil de Mars, dans les
bras. Et, les motifs de cette boucherie avaient été très
faciles à crier. Comme la coutume l'avait toujours prouvé, les
quelques curieux qui avaient accouru pour vivre cette chasse à l'homme
avaient pu entendre : « Transport des suspects et tentative de
fuite ». Le pauvre chauffeur, dans l'enfer de la douleur avait aussi
perçu ses doux motifs qui le condamnaient à rendre
l'âme ! Les morceaux suintants de son corps loqueteux
étaient, d'un coup d'Arrêté martial, affectés dans
sa très reposante cellule.
L'expérience du chauffeur au bord de la mort suscita
une peur noire et affreusement paralysante chez tous les prévenus. On
redoutait le pire. Et, le pire, c'était le décès de
quelque individu dans ce flacon aux mille senteurs : que feraient-ils de
sa dépouille ? Comment réussiraient-ils à signaler
son décès aux gardes très soucieux de la santé de
leurs poumons ?
Ils avaient déjà entendu parler des eaux et des
os humains qui constituaient plutôt des poisons à effets
immédiats ! Que feraient-ils dans le cas où, ce corps en
lambeaux viendrait à se décomposer ? Par quels miracles
réussiraient-ils à endiguer les eaux qui ruisselleraient de son
corps et de sa cellule pour les inonder ? Où trouveraient-ils assez
de force, épuisés qu'ils étaient devenus, pour se fixer
sur les pans épais et rugueux des murs humides de vapeur ?
Ils étaient là, les malheureux à la
destinée incertaine, qui baignaient piteusement dans une mer d'urines,
de sperme, de sueur, de sang, de crachats et de vomissures dont ils avalaient
passivement quelques gorgées pendant les crues. La strangulation de
leurs voix était programmée. Mais, pouvaient-ils supporter les
eaux et les odeurs d'un corps en décomposition ? Cette seule
pensée menaçait de faire chuter le reste de cheveux
ébouriffés qu les souris cannibales avaient
épargnés.
Ils avaient bien de fois parlé de la mort au cours de
leurs discussions. Désormais, cette fille de la nuit, cette
méchante soeur aînée du sommeil était là, qui
rôdait dangereusement, planait au-dessus de leurs têtes, comme
l'oiseau de Minerve. La mort qui n'était jusque là qu'une simple
réalité notionnelle, était en train de s'incarner ;
son ombre lourde et opaque renforçait l'obscurité de la
cellule.
* *
*
Des bruits se firent entendre quelques heures après.
Ceux qui étaient encore éveillés crurent ipso facto que
l'instant fatidique était arrivé. Dans l'obscurité
où ils se trouvaient, ils ne se rappelaient même plus de quel
côté se trouvait la petite porte en fer massif.
Dehors, dans le monde libre, le soleil inondait la nature
d'une lumière bienfaisante, pleine de verus. Un vent vespéral,
tel le Zéphyr, ondulait les feuilles de palmiers. C'était l'heure
où les oiseaux de la basse- cour, fatigués de picorer les vers de
terre et tout ce qui peut constituer une pitance quotidienne, songent à
aller se reposer.
Dans le corridor principal de ce quartier dangereux, un garde
était là, qui, à l'aide de son volumineux trousseau de
clés, peinait pour déverrouiller la petite porte. Ce
n'était pas du tout une tâche aisée.
Puis, après un long exercice très
épuisant, le garde solitaire, dont le visage sombre baignait
désormais dans un ruisseau de sueur , aidé de sa grosse et longue
torche, arriva à ouvrir la porte infernale. Le pauvre mortel n'avait pas
atteint le bout de ses peines, car une forte et lourde odeur un parfum
indéfinissable, fort assommant, composé de mille odeurs :
sueurs humaines, haleines nauséeuses et repoussantes, senteurs de
cheveux en évaporation, odeur de souris pourries, odeurs de merde et
d'urines, odeurs de cigares et de cigarettes, s'échappa de la cellule
et, tel un torrent, arracha son petit corps du sol. L'homme, après avoir
assommé sa nuque pointue contre le mur rugueux du couloir, rentra
s'étaler sur la longue arme qui pendait à sa hanche.
Dans la cellule, la population carcérale assista
médusée, à cet évènement dont le vacarme
assourdissant semblait avoir sonné le glas de tout le monde. Le pauvre
mortel au corps frêle eut juste un peu de souffle et d'énergie
pour se lever et cracher sa colère :
- Espèces d'assassins !...Hein !...
Sauvages !... Euh !... Hommes d'enfer !...Hein !... Animaux
féroces... Suppôts de Satan !... Sales diables...
Sanguinaires... Fils du démon !...
Il vociférait ainsi dans le vide, sans même avoir
pu découvrir un seul visage dans cette pénombre. Puis, la main
gauche redressant sa côte gauche, il brandit la torche dans la fosse
où gisaient ces excréments humains. Une vapeur épaisse de
tabac voilait comme un brouillard opaque. Et, s'élevant continuellement,
de toutes les marques de cigarettes dont ils convoitaient
d'hypothétiques et utopiques vertus salvatrices, cette brume lourde et
sombre formait avec la vapeur légère et piquante de la merde et
des urines, un ciel ennuagé de fumée. Les pauvres
créatures buvaient avec ivresse cet air vicié. Ils suaient, ils
soufflaient, ils toussotaient, ils toussaient.
- Mouff ! Idiots ! Qu'avez-vous fait de cette boule
de feu qui servait à vous aveugler et à braiser vos mauvaises
peaux d'assassins ?
Après cette scène, il prit une ampoule qui
était près de la porte.
- Attrapez cette boule gazeuse !
Dans la cellule, on fit tout pour bien suivre la trajectoire
suivie par l'ampoule qui aveugle. Après l'avoir fixée, elle
laissa découvrir des eaux noires et des monts de matières
fécales qui se dressaient devant eux dans de demi-fûts, murs
tragiques, apparemment incontournables, avec des bords écumants et
parcourus par de gros cancrelats noirs. Cette vue sur la cellule aurait suffi
à couper le souffle au mortel le plus résistant !
Francis Menkaakong qui était déjà en
pleine phase de desquamation fit chuter son épiderme par endroit. Sa
peau eczémateuse laissait suinter un liquide incolore, mais d'une
senteur sauvagement piquante.
Le soldat, un mouchoir au visage, vociféra en jetant un
paquet dans la cellule. Tous, tel un seul homme, plongèrent pour le
sauver des eaux. Ils réussirent à e saisir en l'air.
Après ces paroles condescendantes et vindicatives
proférées avec rage il referma très vite la porte e
toussant tel un vieux tuberculeux.
* *
*
Le paquet jeté avec dédain dans la cellule aux
prévenus était un colis expédié par la belle
Angeline NDOLO. Il avait un destinataire : Menkaazeh' Innocent. Mais, le
soldat n'avait pas de peine à se donner pour apporter ces explications.
D'ailleurs, il était encore à se demander comment il avait pu
prendre ce colis sans afficher ses caprices traditionnels et sans faire parler
son avidité et sa cupidité ? Peut-être le charme
irrésistible de la jeune fille aux allures d'athlète et au visage
envoûtant l'avait médusé ? Car l'homme venait de
bouder des supplications les plus insistantes ! Il est bien vrai qu'avec
le temps, il avait fini par prouver qu'il était au point de devenir
insensibilité caractérisée.
Les prévenus avaient reçu ce colis avec beaucoup
de méfiance : ils n'étaient pas dans un monde rassurant et
sécurisant. Aussi avaient-ils toujours cru que tout ce qu'on pouvait
leur donner ou leur dire était enveloppé de pièges. Ce
colis pouvait contenir une grenade, qui sait ? Ils avaient pensé
à tout ! Même à l'impensable. Le rêve de leur
ami avait déjà prédit leur destinée : ils
savaient qu'on allait les liquider, mais ils ne devinaient pas comment.
Seul Menkaazeh' n'avait pas frissonné devant ce colis
qui semblait émettre certaines vibrations inexplicables sur lui.
D'abord, l'emballage le rendit pensif. Il se rappela qu'il avait
déjà vu ce type d'emballage quelque part, dans un milieu intime.
L'image d'Angeline lui venait désormais régulièrement
à l'esprit. Et, pendant que les autres ne voulaient pas prendre le
risque de la responsabilité de faire exploser la grenade, il eut le
courage de défaire le colis. On était bien loin de ce qu'on avait
soupçonné. La trouille aiguë peut faire penser à
tout ! C'était tout simplement un très beau gâteau
bien charnu, dodu et succulent. Il avait une surprenante forme ovoïde aux
symboles multivalents ! Les conditions de vie dans ces cellules
recommandaient plutôt ce type d'alimentation. La pâte de farine en
général était mieux indiquée. Elle pouvait se
conserver même pendant deux ou trois jours : la constipation
était l'idéal...
Le gâteau était accompagné d'une
correspondance. Après avoir dévoré ce gâteau comme
une communion, car il est difficile de ne pas se montrer solidaire dans une
cellule. Menkaazeh' la déplia avec soin et se mit à
lire :
... ndé, ce jour de Venus, 29e du mois de
Junon, an 199...
Innocent, mon amour.
J'ai appris ce jour même avec stupéfaction,
amertume et désolation que la radio nationale a annoncé, ce jour
de ton anniversaire, ton arrestation, ton incarcération et ton
exécution future pour `` faute politico-criminelle'' !
``Faute politico-criminelle'' !!!
Mon Amour,
Je ne te connais ni comme homme politique, ni comme criminel.
Ayoo ! La seule pensée que je ne reverrai plus jamais les feux de
tes yeux brûle mon âme et inonde mon coeur de larmes
bouillantes.
Innocent,
Je me refuse à croire que tu as, à jamais,
quitté le monde des vivants et que tu ne vivras plus jamais sous les
feux sacrés du soleil.
Mon amour, Innocent,
Au moment où j'écris cette lettre, j'apprends
avec douleur et regret que tu seras enterré après demain, le jour
du Seigneur !
Mon Amour, Ô Cupidon,
Est-il vrai qu'on ne parlera plus de lui qu'au
passé ? Lui dont voici encore la dernière image vivante dans
mon esprit ? Lui dont le dernier baiser me donne encore le goût de
vivre ? Si tel est le cas, Ô Cupidon digne Eros. Fils de
vénus, je demanderai au cruel temps d'arrêter ses violents
battements d'ailes et de voler à rebrousse-poils !
Aphrodite, Ô Venus,
Je refuse de me jeter dans les bras du pessimisme !
Innocent,
Si le souffle de la vie anime encore la glaise de ton corps,
je te prie, mon amour, d'accepter cette rose d'anniversaire.
Que sa couleur de vie dissipe l'obscurité de votre
gouffre et vivifie vos papilles visuelles !
Que la beauté de ses formes étoilées
tienne allumée la flamme de votre intelligence !
Que la fumée de son parfum évince les odeurs
excrémentielles de votre cellule et vivifie vos papilles olfactives et
freine l'anosmie. Que le nectar de son suc vous immortalise.
Prenez et mangez avec appétit ce gâteau
d'anniversaire.
Que seule sa vue réactive votre salivation.
Que sa saveur réveille et tonifie vos papilles
gustatives.
Que sa chair d'ambroisie tonifie vos corps meurtris.
Et, qu'après, courageux et endurant, triomphant de tout
obstacle, tu me reviennes comme l'auguste Ulysse à sa belle et patience
Pénélope.
Comme Pénélope tissant sa toile sans fin, je te
resterai fidèle.
Ta bien aimée Angeline NDOLO
Pénélope pouvait-elle encore servir de
modèle dans ce moderne où on vivait déjà
l'âge du fer ?
C'était des écrits de jeune fille. Elle avait
l'âge pendant lequel l'amour, ayant saisi une adolescente pubertaire, la
conduit sagement, sans tumulte, vers la majorité relative.
C'était là les miracles de l'amour. Cette âme de notre
âme, ce coeur de note coeur, l'amour, tout ce qui este à l'homme
lorsque tout est perdu pour lui, le consolateur de l'espèce humaine.
* *
*
Tous les prévenus avaient découvert les miracles et
les effets du verbe et de l'amour. Tout cela eut quelques effets
thérapeutiques et catharcitiques indéniables. Toute la
« nuit » durant, ils avaient ruminé et raclé
la pâte de ce gâteau au fond de leurs bouches. Ils avaient
longuement humé les roses. Certains s'étaient avisés de
prolonger l'extase dans les bras du sommeil. D'autres, toujours en proie aux
soucis invincibles, n'avaient toujours pas bénéficié de la
visite d'Hypnos.
Le jour de saturne, on apprit par une rumeur que le journaliste
qui avait eu la lourde responsabilité de lire le communiqué de la
victoire légendaire avait été interpellé. Cela ne
fut pas porté à la connaissance du public. On disait avec
certitude que sa façon de lire ce grand communiqué n'avait pas
plu aux gens proches du régime, aussi fallait-il le soumettre à
un examen de situation. Seuls, ceux dont il avait lu les noms à la radio
surent quel chemin il avait emprunté : c'était le
leur !
CHAPITRE II
C
e jour-là, très tôt le matin, à une
heure où tout le monde est encore profondément et douillettement
enveloppé dans une couverture mousseuse et spongieuse, il s'était
abattu sur le village une de ces pluies torrentielles qui, dans bien de
quartiers, avait provoqué des crues cruelles et dévastatrices.
C'était, avait-on pensé sous les toits de
beaucoup d'octogénaires, un très mauvais présage, car
depuis des générations, jamais pareille pluie n'avait
laissé de traces indélébiles.
Les routes, lorsqu'elles n'étaient pas tout simplement
inondées, présentaient une boue noire ou rouge et profonde.
Les pistes, les sentiers, étaient devenus difficilement
repérables à cause de ces arbustes qui s'y étaient
couchés après la longue torture des vents violents et
impitoyables qui précèdent souvent les grandes pluies.
Les arbres eux, avaient été victimes d'une
étrange dénudation impudique : Leur belle et luxuriante
chevelure verdoyante avait volé sans trace et, les vêtements
rugueux qui protégeaient leurs corps avaient été
érodés.
Les oiseaux, leurs habitants, s'étaient
retrouvés sans abris, à l'exception de quelques moineaux friquets
dont on pouvait encore percevoir des pépiements intermittents dans les
quelques petits trous qu'ils avaient creusés sur les troncs des
arbres.
Dans les concessions, tous les oiseaux de la basse-cour,
très nombreux et diversifiés ici, avaient formé de bonnes
colonies auprès de grands feux. Le plumage de quelques-uns était
froissé parle vent frais. Les poussins, plus exposés,
s'étaient réfugiés dans les entrailles
réchauffantes de leurs mères dont le volume semblait avoir
décuplé. Même les coqs dissidents avaient rejoint
l'unité des groupes. C'était une heure de grand rassemblement.
Il était déjà sept heures du matin, la
forte pluie de la nuit avait cessé de tomber depuis quelques heures.
Mais, jusque-là, aucun coq n'avait osé annoncer l'arrivée
aurorale de l'astre du jour. Les poules ne caquetaient pas, les porcs ne
grognaient pas non plus. Seuls les chats, toute la nuit durant, avaient
régulièrement émis des sons plutôt plaintifs,
semblables aux pleurs des nourrissons en proie à une violente famine. Or
c'était un mauvais signe, prétendit-on.
Le célèbre orchestre des oiseaux n'avait plus
gratifié le village de son traditionnel concert matinal. Seuls les
emphatiques ululements des hiboux semblaient encore réchauffer les
oreilles. La nature était calme et plutôt très terne :
le ciel ne souriait pas de son sourire habituel.
Papa Menkaaseh' l'ancien s'était difficilement
arraché d'un sommeil particulièrement lourd qui s'était
montré très captatif cette nuit-là. Il avait tellement
dormi la nuit que ses membres de sexagénaire en proie aux rhumatismes
semblaient ankylosés. D'habitude, il se levait dès le premier
chant du coq. Mais, ce matin-là, aucun coq n'avait chanté et,
pour lui, c'était un signe annonciateur d'un malheur. L'homme se leva
enfin.
Ndemtepon1(*) ! Mazolé ! Kie ! Kie ! Quel
est ce jour envahissant qui chasse sournoisement la nuit à mon insu et
inonde ma chambre ?
C'était un indice suffisant pour susciter des
inquiétudes.
- Je n'ai encore entendu aucun chant de coq ce matin,
ajouta-t-il en fixant, la bouche ouverte, son coq préféré
qui vivait toujours isolé de siens au chevet de son lit, et qui lui
servait d'horloge. Un profane serait tenté de croire que c'était
là son totem.
Il ouvrit sa porte et, d'une voix sombre, très
rapidement, il réveilla sa famille. Ses deux épouses,
cultivatrices matinales qu'on surprenait difficilement à la maison
à six heures du matin, manifestèrent une surprise indescriptible,
elles qui creusaient habilement une tentative de sillons avant les sept heures.
Elles se regardèrent, les yeux grandement ouverts. C'était une
façon de constater que la journée de travail était
désormais gâchée.
- NDI (c'était le nom par lequel elles appelaient leur
homme), qu'est-ce qui se passe ce matin ? demanda la première
épouse qui venait à peine de jeter un regard dehors et qui avait
du même coup subi la morsure vive d'un vent frais inhabituel.
- Moi-même l'Ancien, je n'en reviens pas Yessifa. Il
répondit ainsi les yeux scrutant avidement l'horizon et le ciel, comme
un astrologue scrutant les astres.
- Il a trop plu cette nuit et, de mémoire de
sexagénaire, cela ne s'était jamais passé ainsi
auparavant. Miaou, mon petit chat a trop pleuré toute la nuit, or cela
ne lui était jamais arrivé ! Je me rappelle bien que mes
parents aimaient à nous dire que lorsque le chat pleure, c'est qu'il
prédit un décès ! Yémen lé !
Mazo1(*) ! fit-il.
- OOOO NDI, oui, oui, un décès ! Yé
Yessifa lé2(*) !
Yé min tseuh'molé3(*) ! s'exclama Yessifa, sa première compagne
qui s'était mise à grelotter dès que son époux
avait fait allusion au chat et à ses pleurs. Puis elle
continua :
- NDI, je t'assure que j'ai très mal dormi cette nuit.
Cette nuit n'a pas été comme les autres : Pendant que je
dormais, mes paupières inférieures frémissaient !
Regarde, papap, papap papap, papap, papap... avec une fréquence
effrayante ! Un fait plus inquiétant encore, mes fesses
frémissaient comme si on avait installé une sorte de mauvais
courant électrique à l'intérieur : papap, pap, pap,
papap, papap ... ce qui m'amenait à changer de positions chaque
seconde : pap, pap, pap... Hé ! Un autre fait très
marquant : régulièrement, j'ai entendu des Huu, Huu, Huu,
des hiboux. Yé hé ! Yé ndemé ! Yé
Yessifalé ! menmi loooo3(*) ! Puis elle se tourna et fixa leur
homme :
- NDI, je vois l'ombre de la mort planer au-dessus de nos
toits. Oui c'est vrai. C'est vrai parce que les Huu, Huu réguliers de
ces oiseaux lugubres qui ne se promènent que la nuit ne peuvent pas
être gratuits. C'est aussi vrai parce qu'on nous avait toujours dit que,
lorsque les paupières frémissent, c'est que les larmes vont
couler : on aura perdu un être très cher ! Oui
très cher... Et lorsque les fesses frémissent, hein
Yahanna ?
- Lorsque les fesses frémissent pendant le sommeil
surtout, c'est un très mauvais présage. Ma grand-mère nous
le disait toujours. Et, chaque fois que les siennes le faisaient, elle
finissait toujours par s'asseoir, sur le sol d'une maison en deuil !
Yé malé ! Yé Yahanna lé4(*)! Enchaîna la
coépouse.
Pendant que les parents spéculaient avec beaucoup de
sérieux sur ces phénomènes qui ne cesseront jamais
d'être des énigmes et des mystères pour le genre humain,
Ndeu'h, l'un des cadets de Menkaaseh', le corps lourd de toute la fatigue de la
veille, la mine renfrognée, les cheveux ébouriffés,
s'amena. Sa bouche pâteuse exhalait quelques effluves de bacchus.
C'était un jeune garçon qui avait dépassé la
majorité absolue. Après des années d'études
secondaires, il avait décidé d'y mettre un terme : il
était de ceux qui pensaient avec conviction que la situation
sociopolitique et les difficultés économiques que vivait le pays
n'étaient pas de nature à encourager les jeunes. Et, comme bien
des gens de sa génération, il avait connu une scolarité en
dents de scie, non faute d'efforts, mais à cause des perturbations des
années scolaires.
Un jour, contre toute attente, le vent du pessimisme avait
soufflé sur lui et il était en proie au doute et à la
résignation. Pourtant, il avait réussi après tout,
à atteindre la classe dite de philosophie. Il pouvait déjà
raisonner, spéculer, douter, philosopher. D'ailleurs, n'avait-il pas lu
et étudié Platon, Aristote, Socrate, Descartes, les Cheikh Anta
Diop, et bien d'autres maîtres de la pensée ? Il était
l'un des esprits éclairés du village. A ses heures creuses, il
aimait à raisonner. Ce qui lui avait valu le beau sobriquet de
philos.
- Qu'est-ce qui fait l'objet de cette inquiétude qui
tend à vous mettre hors de vous, papa ? demanda-t-il, après
avoir constaté que ses parents avaient affiché des mines
pâles et ternes sur lesquelles se lisait un profond
dérangement.
- Mon fils, je sais que tu as bu toute la nuit durant, au
point de laisser toute ta raison au fond des bouteilles. Mais, saches seulement
qu'il s'est produit des phénomènes fort inquiétants cette
nuit, dans notre village. Tiens, il a trop plu ; seul mon chat noir a
beaucoup pleuré, parmi tous ces chats que tu connais ; mes coqs
n'ont pas chanté, alors que tous chantent tous les matins ! Les
paupières de ta mère ont trop frémi, ses fesses aussi.
Elle a écouté les Huu Huu des hiboux également. Et tu
n'ignores pas que les hiboux sont des oiseaux de malheur ?
- Et alors, que signifie tout cela, papa ? Hein
maman ? Mama Yaha, dis-le moi, demanda Ndeu'h avec emphase et
étonnement.
- Cela signifie que tout va mal, mon fils. Il a
été plusieurs fois vérifié que chez nous, lorsque
le chat pleure, c'est un très mauvais présage. Lorsque les
paupières battent, ou bien frémissent (et surtout les
paupières inférieures), cela signifie que les larmes vont couler,
suite à un décès. Les fesses ne doivent pas frémir.
Et, lorsqu'elles frémissent, cela annonce le deuil, expliqua le
père, fort convaincu de ce qu'il disait.
- Et lorsque le coq ne chante pas le matin, on doit se dire
qu'il a certainement vu quelque chose qui l'a rendu muet, ce qui est alors
très dangereux ! Le coq, c'est l'oiseau le plus
éveillé de la basse-cour ; il est le symbole de
l'éveil ; il est de la famille des devins. Il voit et il annonce
tout ce qui peut se passer, ajouta la mère.
Elle avait prononcé ces phrases avec beaucoup de
conviction. Et, il se dégageait de sa démonstration une
volonté de convaincre son fils incrédule de la
réalité de ces présages.
Ndeuh le raisonneur n'était guère sensible aux
inquiétudes et aux jérémiades de ses parents, encore moins
à leurs discours qu'il avait jugés sans fondement rationnel.
Subitement, et comme pour mettre fin à ce qu'il croyait être des
spéculations sur des données purement empiriques.
- Voyez, chers parents, il peut bien pleuvoir du matin au
soir. Il peut même pleuvoir des jours et des semaines durant. En Asie, un
autre continent comme l'Afrique, il pleut parfois si intensément que les
eaux montent à la hauteur des branches des arbres !
A cette allusion, tous les parents mirent la main à la
bouche et contestèrent : Ya ! Ya ! Yaaa Ndeu'h ! Ya
memo ! Lante ! Lante1(*) ! Ils ne voulaient plus écouter, croyant
qu'il avait volontairement hypertrophié la réalité.
Mais Ndeuh réussit à accrocher leur attention et
poursuivit :
- Il doit pleuvoir, oui, il doit pleuvoir
nécessairement. Que ce soit le jour ou la nuit, aucune
interprétation mystique ou mythique n'est importante. La vie est
inconcevable sans pluie ! La nature nous a gratifié de deux
saisons : la saison sèche et la saison des pluies. Et pendant la
saison sèche, il n'est pas exclu qu'il pleuve. Il y a des
phénomènes naturels qui peuvent provoquer des pluies
torrentielles. C'est d'ailleurs grâce à la combinaison de ces eaux
de pluies et la lumière solaire que vous pouvez cultiver ! Ne vous
révoltez donc pas contre les lois de la nature.
« Mes chers parents, le chat miaule, il ne pleure
pas ! Et d'ailleurs, il peut miauler de jour comme de nuit. Il est de sa
nature de miauler comme il est de la nature de la poule de caqueter. Le chat
peut miauler, qu'il soit noir, blanc, gris ou multicolore. Le chien aboie, la
poule caquette, le canard nasille ou cancane, l'éléphant et le
Rhinocéros barrissent ; le cheval hennit ; le hibou hue et le
coq chante. Il est de nature de l'oiseau de Minerve de ne voler qu'à
partir de la tombée de la nuit, tout comme les chauves-souris, c'est
leur nature ! »
Humm, mon fils. Oui, on peut être d'accord que le coq
chante, que le chat miaule et que le hibou ne se promène que la nuit.
Mais, je dis bien que mes coqs n'ont pas chanté ce matin, comme ils
l'ont toujours fait ! Cela m'attriste et me laisse très pensif. Et
ce hibou qui n'attend que cette nuit du Vendredi pour hululer si fort et si
tristement, sur la toiture et près de la fenêtre de Yessifa, ta
mère !
- Ayaya Socrate ! Ayayayaya Platon ! Bon sang !
Vous vous entêtez à donner une signification à des choses
évidentes ? Voulez-vous savoir alors pourquoi le coq chante tous
les matins ?
A cette question du jeune de classe de philosophie, tous les
parents se firent apporter des tabourets en bambou et s'assirent. Ils le
fixèrent. Pendant qu'il se préparait à débiter son
récit mythologique, ses propres paupières se mirent à
battre à une fréquence qui fit croire que l'emprise du sommeil
provoqué par le long hommage à Bacchus était grande. Il ne
s'empêchait pas de bailler longuement, régulièrement.
- A l'origine, c'est-à-dire au commencement du monde,
il existait plusieurs dieux. Je sais que les prêtres vont vous dire qu'il
n'y a qu'un seul Dieu. Il y avait beaucoup de dieux à cet
âge-là. On dit même qu'il y'avait plus de dieux que
d'hommes. Tenez, le ciel avait des dieux ; la terre en avait ; les
océans aussi. Tout était Dieu et Dieu était presque
reconnu en toute réalité. Il y avait leur roi, Jupiter, le
lanceur de foudre ; il y avait le dieu des forgerons, le très
repoussant Vulcain ; il y avait Mars, le dieu de la guerre et des
querelles. Il y avait aussi des déesses, comme Vénus, c'est elle
qui allumait la flamme de l'amour dans les coeurs. Son fils Cupidon l'aidait
très bien dans sa noble tâche. Il y avait même le dieu du
sommeil, Morphée qui vous enveloppe dans ses doux bras et vous aide
à vous reposer. Voyez chers parents, c'est lui, Morphée, qui a
prolongé votre sommeil, constatant certainement que vous avez fourni
trop d'efforts hier.
Alors, un jour, Mars, le beau Mars avait réussi
à séduire sa ravissante soeur Vénus l'enflammeuse. Oui,
cela était possible chez ces dieux et d'ailleurs très
fréquent. Mars et sa soeur voulaient rendre hommage à Cupidon.
Mais, il leur fallait une couche à l'abri de tout regard et de tout
soupçon. Leurs conjoints ne devraient pas les surprendre !
Heureusement pour eux, leur soeur Minerve l'hospitalière leur avait
cédé sa couche pour la circonstance. Ne voulant pas que Phoebus
le soleil les découvre, ils avaient demandé à Alectryon de
les alerter dès ses premiers pas lumineux, avant même qu'il ne
s'installe dans son char.
Mais le pauvre Alectryon avait tellement
bénéficié des douceurs de Morphée qu'il avait
oublié de réveiller les deux dieux. Et, le soleil qui est
obligé de se lever pour chasser les ombres de la nuit afin que les
hommes vaquent à leurs occupations, les avait surpris. Maintenant,
maintenant que Mars et Vénus avaient été découverts
et trahis, savez-vous quelles punitions ils avaient réservées au
dormeur oublieux ? Bien, avant de partir pour son pays, Mars avait tout
simplement transformé le pauvre Alectryon en coq.
- Mon Fils, je te vois venir. Ndeu'h, je te vois venir. Tout
ce beau conte pour revenir au coq ? J'ai cru que tu voulais nous distraire
à ta façon comme le faisaient nos grands conteurs pour nous
détourner des pesanteurs de la vie. Alectryon fut transformé en
coq, et alors ?
- Oui, le pauvre Alectryon fut enchanté. Voilà
pourquoi comme autre punition éternelle, cet oiseau à la
crête rouge doit réparer sa défaillance en annonçant
par ses cocoricos la venue magistrale du soleil. Le soleil, c'est le roi du
jour ; la lune, c'est la reine des ombres.
- Est-ce que tu comprends bien que ton conte dit clairement
que le coq doit chanter chaque matin, fiston ?
- Mais papa, s'il ne chante pas un seul matin sur trois cent
soixante cinq ? Hein ? Doit-on absolument y trouver une raison
à s'attendre à quelque chose de triste pour
l'humanité ? On peut tout au moins s'attendre à ce qu'il
soit puni, lui le coq, par ceux qui l'avaient ainsi supplicié !
Pour les dieux, c'était un supplice.
- Oui, fiston, pour les dieux, c'était un supplice,
mais pour l'humanité, c'est devenu plutôt un acte
bénéfique ! De toutes les autres façons, ce n'est pas
un coq qui m'a réveillé ce matin et, pour moi comme pour tes
mamans, c'est très grave !
- Oh Platon, Oh! Aristote, Oh! Descartes, où
êtes-vous? On dit bien que le coq chante pour annoncer le soleil !
Mais, cela ne veut pas dire que s'il ne chante pas, le jour ne va se
lever !
- Ya! Ya! Yaaa! Ya me mô1(*)! Tais-toi Ndeu'h. Tu aimes trop douter, le doute c'est
toi. Tu doutes de tout ! Comment oses-tu douter de ce que des
quinquagénaires et des sexagénaires comme nous avons vu et
vécu depuis notre verte jeunesse, mon fils ? Lui demanda mama
Yessifa, sa mère.
* *
*
Le vent venait à peine de transporter les
dernières paroles de mama Yessifa quand papa Teponnou'h se signala au
loin, arborant une tenue noire. Sa démarche prêtait à
équivoque. On ne le connaissait pas clopinant. Mais, ce matin-là,
il ne marchait plus d'un pas alerte ut mos. En réalité,
malgré les longues bottes noires qu'il avait chaussées, il
n'arrivait pas à se tirer facilement de la mare de boue
générée par la forte pluie de la nuit.
- Nous avons de la visite, papa. Ce doit certainement
être l'un de tes cousins lointains, annonça Ndeu'h qui ne
s'était pas éloigné.
- Reste tranquille, jeune homme. Quelque chose me dit que
c'est ce papa Teponnou'h, très réputé pour ses nouvelles
tristes. Et si c'est lui, il y a lieu de s'alarmer. Surtout que ces
vêtements noirs qu'il a sur son corps ne sont pas des habits de
fête. Yessifa, qu'en penses-tu ?
-Ndi, vraiment, je vais pleurer. Hi yé men
lé ! Yé ma lé2(*)! Wouais ! Depuis un bout de temps, je ne vis
qu'à moitié ! Ces petits évènements qui se
produisent autour de nous depuis la nuit tissent une mauvaise toile, fit mama
yessifa dont touty le visage, d'habitude rayonnant de gaieté et de
beauté malgré les rigueurs du temps et de la vie, avait perdu
tout ce qui lui restait d'éclat.
En quelques heures seulement, elle avait fondu d'angoisse et
de souci. Sa voix avait perdu de sa virilité. Les larmes dans la voix,
elle porta ses deux bras devenus frêles sur sa tête, convaincue que
l'instant était arrivé, que le destin avait caché son
décret.
* *
*
Papa Teponnou'h était comme un vrai facteur. Il avait
toujours été au courant des évènements dès
leur manifestation. Il s'employait, par la suite, d'en dispatcher ou d'en
acheminer les nouvelles par lui véhiculées étaient
toujours tristes. Voilà pourquoi, à la longue, seul son passage
dans un village était devenu en soi un indice annonciateur de
malheur.
Au fur et à mesure que Teponnou'h s'avançait
vers eux, le rythme de leurs coeurs augmentait au point qu'on pouvait voir
leurs poitrines produire d'intenses mouvements de va-et-vient. C'était
l'émotion ; c'était l'anxiété ;
c'était l'angoisse.
Teponnou'h avait à peine foulé la cour
principale de la grande concession que papa Menkaazeh', n'en pouvant plus
d'attendre et anxieux de savoir ce que le sort lui avait réservé,
s'empressa :
Akô ? Akô ? Akô' joung ? Hein
Mbii Teponnou'h 3(*)?
je sais que tu nous as rarement rendu visite. Mais quel mauvais vent t'oriente
chez moi ce samedi matin ? Dis-moi, dis-moi mon frère, je t'en
prie, Moh'4(*).
En prononçant ces mots, quelques grosses gouttes de
larmes de trouille échappées de ses yeux rouges de soucis,
s'écrasèrent sur ses mains implorantes. La sueur qu'avait fait
naître la peur en lui ruisselait sur son corps. Toute la concession
était sortie. Chaque regard porté sur ce
« facteur » voulait lire sur ses lèvres, la sombre
nouvelle. Chacun voulait voir l'enclos de ces lèvres lippues s'ouvrir
rapidement et laisser s'échapper la narration de cet
évènement malheureux qu avait saturé la nature de ses
indices.
L'attitude grave et pathétique affichée par la
famille sinistré avait profondément touché Paa Teponnou'h
au point de le méduser. Il les regarda, le visage sillonné de
pitié et de compassion. Après quelques minutes de mutité
et d'immobilité, il déchira le silence d'un bonjour teinté
de sanglots. Au père Menkaazeh', il pleura un bonjour particulier. Puis,
ne voulant plus maintenir éternellement le suspens, il prit la
résolution de lâcher la bombe. Oui, c'était une
véritable bombe qui allait exploser dans cette concession ce
jour-là !
L'homme en avait presque fait son métier, malgré
l'ingratitude dont un tel métier peut couvrir celui qui l'exerce.
Peut-être était-ce sa vocation ? Mais, comment ses
hôtes allaient-ils organiser les obsèques ? Comment
allaient-ils pleurer un disparu dont le corps ne serait jamais revu ?
Où allaient-ils l'enterrer, et comment ? Tout cela aussi le
dérangeait. Il se décida enfin de parler :
- Moh' Ancien, je ne vais pas garder longtemps cette nouvelle
qui est tienne. Je ne saurais pas farder la vérité. Nos
ancêtres disaient que si la nouvelle est tienne, où que tu sois,
elle te parviendra, fût-elle bonne ou mauvaise. Ecoutez, hier, un
communiqué radio a annoncé l'arrestation de certains
étudiants, parmi les quels ton fils. Et moi-même, j'ai appris,
très tôt ce matin, que ton fils a été
arrêté, ton fils Menkaazeh' Innocent, avec beaucoup d'autres gens,
et comme il s'agissait d'une « affaire
poritico-cruminelle », il est fort certain qu'ils soient
passés par les armes.
- Une « affaire poritico-cruimielle »
c'est encore quoi, Moh ? Akô1(*) ? demanda Yahanna.
Toutes les têtes qui étaient solidement
dressées perdirent l'équilibre. Tous les regards étaient
rivés au sol, comme lors d'un enterrement.
Après quelques minutes de silence et de calme, papa
Menkaazeh' revint à lui et lâcha un cri de détresse qui
alla alerter tout le village et tous les villages environnants. Il avait
crié au point de perdre tout le souffle de ses soixante ans :
- Yéééé
Yiryéééééé 2(*)!
Revenues à elles, ses deux épouses
s'étaient tout simplement laissées tomber. Couchées
à même le sol boueux de la cour, les cheveux complètement
défaits, les pagnes négligemment noués, elles se mirent
à pleurer en levant les bras vers le séjour du Père de la
Création. En quelques minutes seulement de jérémiades et
de pleurs, il se mit à couler un torrent de larmes sur leurs corps.
Après que papa Menkaazeh' avait vociféré,
les voisins étaient tous sortis de leurs maisons. Ils avaient accouru
tous. Les enfants, les femmes, les vieillards, tous voulaient goûter
à la fraîcheur de la nouvelle du jour : ce n'était pas
un cri ordinaire qui les avait alertés, c'était un mauvais cri
sombre qui signifiait qu'une catastrophe s'était produite. Les
génies de la trempe de Menkaazeh' n'étaient pas nombreux.
- Qu'est-ce que la forte pluie de cette nuit a causé
comme dégâts dans cette concession, au point d'attrister tout le
monde dans cette famille réputée gaie ? Demanda papa
Lukassi, le frangin et voisin immédiat de la famille Menkaazeh'.
- Yééée
Yiryééé ! Yééé
Yiryiééé 3(*)! Mon frère, no-otre flam-flam-beau s'est -
s'est éteint. L'u-unique canne que nous avions s'est- s'est
cassée, mon frère. Nos jours seront désormais sans
soleil ; désormais, nos nuits seront sans lune ; notre
boussole est tombée dans les profondeurs de l'abîme...
répondit papa Menkaazeh'
- Yé Hiyé ! YéHiyé !
Woulililili ! Yéhirhiryée ! Woutchouiee !
Zéndo ? Yéma'alé !
Yéndemééé ! Ndouma ! Ndouma !
Ki ! Ki 1(*)!
Cria papa Lukassi.
Transportés par Eole lui-même, ces cris d'alarme
et de détresse allèrent, pareilles à des fusées,
faire écho à ceux de son frère aîné. Et, dans
l'après-midi, toute la concession fourmillait de têtes. Les gens
étaient venus des contrées les plus lointaines. Ils avaient
bravé la famine, les montagnes, les collines, les vallées
profondes, les crues et de la boue pour venir répondre à l'appel
des frères sinistrés.
L'aurore avait surpris les uns aux champs, ils
cachèrent houes et machettes sous des tas d'herbes et se mirent en
route. Ceux qui se rendaient en ville firent demi-tour. Les femmes
arrachèrent les foulards de leurs têtes et les nouèrent
autour de la hanche, laissant découvrir des cheveux nattés,
tressés ou laissés en forme de broussaille.
Du matin au soir, les pleurs succédaient aux pleurs,
l'étonnement cédait le pas à la colère et parfois
à une révolte muette.
La grande concession de papa Menkaazeh' était
remarquablement propre. Une demi-ceinture d'hibiscus bien taillés et
suffisamment mousseux tenait lieux de clôture, dans sa première
moitié. L'autre moitié était entourée d'arbres
fruitiers et d'Eucalptus, jusqu'à la rivière, au pied de la
colline soulignait les limites méridionales, avec une longue haie de
palmiers de raphia qui lui offraient l'essentiel de son vin blanc au
quotidien.
Trois maisons occupaient la partie Nord de la concession. Aux
deux extrémités, à droite, c'était la maison de
mama Yessifa, la première femme, la mère du disparu, à
gauche, c'était celle de mama Yahanna, une femme dont les humeurs
parfois très sombres laissaient croire que l'ennemie jurée de la
femme est la femme elle-même ; chaque coin des maisons des
épouses avait de gros greniers toujours approvisionnés de
récoltes. On dit chez nous que le grenier d'une mère ne manque
pas d'arachide. La maison du père Menkaazeh' était de loin la
plus grande et la mieux entretenue : ses épouses y veillaient au
quotidien, ses enfants aussi. Elle ne recevait pas la noirceur de la
fumée.
Toutes les maisons étaient à présent
assiégées par les parents, amis et connaissances, proches ou
lointains. Ici, la solidarité était sacrée. Les uns
étaient assis sur de longs bancs en bambou de raphia, d'autres
étaient allongés sur des lits faits à partir du même
matériau. D'autres encore étaient couchés ou assis sur des
nattes, les jambes pliées et formaient un grand cercle autour d'un grand
feu que distillaient quelques gros troncs d'arbres bien secs.
Dans la cour, on voyait les mêmes décors, les
mêmes scènes. Vieillards, vieux, vieilles, adultes, jeunes et
enfants avaient formé de cercles réduits autour des flammes bien
nourries. Dans certains endroits, de petits groupes isolés
s'étaient créés. On ne manquait pas de voir des gens faire
des va-et-vient.
Dans le village, la fraîcheur des vents fendillait
régulièrement les lèvres, froissait et blanchissait la
peau. Pour s'en défendre, les uns s'enduisaient tout le corps d'huile de
palme rôtie et refroidie. D'autres préféraient plutôt
l'huile de palmiste dont ils disaient communément que les odeurs
chassaient certains esprits et les moustiques. Partout brillait la
lumière. On employait tout ce qui pouvait en produire :
électricité, lampes, bougies, torches etc.
Au coeur de la nuit, on vit se dessiner au loin la silhouette
de quelqu'un : c'était celle de papa Teponnou'h. Ses cheveux
crépus étaient légèrement humectés par un
début de rosée dont la blancheur laissait croire que l'homme
avait précocement pris l'âge. Cette rosée, chaque matin,
donnait l'impression qu'il avait plu dans la nuit. Toutes les toitures
laissaient couler des eaux de glace qui irritaient les papilles tactiles cet
état de choses ne facilitait pas toujours la descente dans les champs
où les plantes vous mouillaient entièrement, vos premiers pas.
Papa Teponnou'h ne savait pas seulement transmettre des
nouvelles. Il savait aussi partager les peines des autres. Ce côté
humain de sa personne lui avait toujours valu une bouteille de plus.
A sa vue, chaque veilleur cherchait à l'orienter vers
soi, afin de bénéficier des détails de cette nouvelle
véhiculée dès le lever du jour.
L'homme se décoiffa et croisa les mains en passant
entre les gens qu'il saluait avec force tendresse et compassion. A son passage,
il dégageait des effluves de Bacchus et l'odeur de tabac laissée
sur lui par la pipe qu'il tenait de sa main gauche. Malgré son retard,
il eut l'honneur d'occuper une bonne place dans cette maison bondée de
monde.
- Sois le bienvenu Mbii Teponnou'h, fit papa Lukassi d'une
voix empreinte de douceur et de compassion.
- Mon frère, comment saurai-je être le bienvenu
dans cette concession où j'ai apporté une nouvelle aussi triste
que celle-là ? Je puis vous assurer que c'est avec le coeur plein
de larmes de tristesse et d'amertume que je reviens vers vous à l'heure
qu'il est. Ah ! Dieu ! Je vous assure que mes oreilles-ci ont
déjà entendu des choses ici sur terre ! Ces yeux que je
ferme rarement ont déjà vu et revu, précisa-t-il en
secouant la tête en signe de fierté. Puis, il serra la main
à chacun de ses hôtes.
Les propos de papa Teponnou'h qui avaient
précédé les salutations avaient permis à tout le
monde de comprendre que l'homme avait encore bien de choses à dire. Papa
Lukassi se leva furtivement et se glissa dans le magasin d'où il ramena
une petite dame-jeanne de vin blanc cueilli au crépuscule.
A la vue de se vin blanc dont la mousse faisait venir de la
salive dans la bouche, papa Teponnou'h fit luire ses yeux d'une joie faussement
déguisée. Il sortit quelques noix de kola de la poche de sa
veille veste noire et les remit à papa Lukassi. Ces noix furent toutes
fendues en plusieurs quartiers et partagées à tout le monde.
C'est en mâchant ce fruit de la fraternité que Teponnou'h fit ces
autres révélations :
- Mes chers frères, je reviens de la ville où
j'ai passé tout le reste de la journée. Vous savez que je ne
quitte jamais mon ami ``Tonton bar''. Je l'aime bien parce que chez lui, on ne
s'ennuie pas ; on écoute tout ; on est au courant de tout.
Depuis ce matin, beaucoup de cars de transport sont venus de la capitale, je
vous assure ! J'en ai compté plus d'une centaine. Peut-être
le début des vacances explique cette affluence ? Mais, tout
ressemblait à une grande immigration ou un retour à la terre
promise. Beaucoup de voyageurs étaient des jeunes, des étudiants
surtout. Ils n'avaient pas trop de bagages. Les journaux, oui. Ils avaient des
piles et des piles de journaux les plus variés.
Puis, il observa une pause et regarda le parterre furtivement
comme s'il eût voulu se rassurer que tout le monde l'écoutait sans
relâche. Ensuite, il s'empara d'une demi corne de boeuf bien
taillée et bien poncée dans laquelle il versa du vin de raphia
qu'il conduisit au fond de sa gorge. Puis, c'était un second verre,
ensuite un troisième. Il enchaîna :
- Si je ne m'en tiens qu'à ce que tous ces jeunes
étudiants racontaient, nos enfants meurent pour deux raisons
principales : d'abord les problèmes auxquels ils font face à
l'Université : les salles de classe dépassées par le
temps, l'absence des toilettes, le fourmillement d'espions et d'indics au
service de certains professeurs et responsables administratifs, les cours
compilés des professeurs absentéistes, vendus à prix
d'or ! A l'Université, pour passer d'une classe à une autre,
pour bénéficier d'une bourse d'études, il faut
défiler tous les jours, ou faire un pèlerinage à
l'esplanade du palais présidentiel avec des pancartes et des banderoles
sur les quels on lui témoigne le patriotisme et le militantisme sans
exemple et sans faille. La deuxième grande raison des disparitions
c'est le tribalisme ! Oui, le tribalisme ! Tenez, tous ces jeunes
étudiants avouent être des rescapés d'une chasse tribale
précédée par des tracts de genre : « Trop
c'est trop ! Allez chez vous, la capitale aux
autochtones... »
« Nous avons bien vu quelques-uns de ces tracts. Les
jeunes les ont photocopiés et bien plastifiés comme des
diplômes ou des documents précieux. Dans bien des quartiers de la
capitale, les magasins, les boutiques, bref les maisons de commerce
étaient systématiquement pillées conformément
à la convoitise et à la haine que ces autochtones nourrissaient
depuis longtemps contre eux. Dans les milieux estudiantins, les arrestations
étaient opérées par une sorte de milice secrète
entretenue par un patriarche dit ``Chef''. Ce type de patriarche qui fait honte
à son âge et à la chefferie traditionnelle. Les armes ont
beaucoup parlé dans la capitale. Et les témoins que nous avons
vus ce jour-ci ont affirmé avoir pu compter des centaines
d'arrestations, des décès subits et des noyades... Notre
Université serait vide à l'heure qu'il est ! Presque tous
les enfants ont fui vers leurs villages, vers les quartiers lointains à
la recherche d'un gîte salvateur. »
Dans la cour, le froid redoublait d'intensité vers
l'approche lointaine de l'Aurore, et la rosée dominante faisait
ruisseler de l'eau très fraîche sur les toits et aspergeait les
cheveux et les vêtements. Les coups de vent réguliers avivaient le
feu et entraînaient les flammes et quelques braises dans les directions
diverses. Chacun des veilleurs s'agrippait fortement sur ses voisins
immédiats pour faire obstruction au froid.
Dans les maisons, bien qu'on ne fût pas
entièrement exposé à la merci de la nature et aux
vicissitudes du climat, on n'était pas moins fouetté par ces
coups de vent qui menaçaient de soulever les toits et qui passaient par
la porte centrale qui restait toujours ouverte. De temps en temps, on passait
avec des arachides, du maïs cuit, ou grillé. Les vieux et les
vieilles ne se séparaient pas de leurs pipes ou de ces feuilles de tabac
soigneusement séchées qu'ils enroulaient avec adresse et qu'ils
allumaient chaque fois qu'ils sentaient attaqués et aspiraient avec
délectation.
Certains jeunes allumaient des cigarettes dont ils se
partageaient les mégots. Il sortait de leurs narines et de leurs bouches
de véritables brouillards épais de fumée qui les
enveloppaient dans cette nuit légèrement éclairée
par une lumière argentée et avare qu'émettait la lune.
- Ah ! Mbii Teponnou'h, tu es vraiment un
déterreur de fossiles. Nos ancêtres avaient raison, eux qui
avaient l'habitude de dire qu'on a beau enfouir de la viande dans le sol, quand
elle sentira, le chien viendra nous renseigner. Voyez-vous ça ?
Voilà bien de détails que la radio n'a pas osé mettre en
relief, encore moins la télévision. C'est bien dommage, car le
pouvoir s'est toujours livré à une sorte de propagande qui fait
passer un pilonnage ininterrompu des populations naïves, craintives et
crédules. Cette fois, il va chercher à remporter comme de coutume
une victoire d'ailleurs largement acquise d'avance, auprès de l'opinion
nationale et internationale. Il va se servir de toutes formes d'intoxications.
D'ailleurs, comment cela serait impossible ou difficile lorsqu'on sait qu'il
peut fabriquer à volonté toutes sortes de spécimens
d'écritures, de photos, qu'ils peut imiter toutes les signatures, qu'il
peut reproduire des cachets postaux, qu'il peut imiter les voix, qu'il
possède tout le matériel nécessaire pour fabriquer de faux
documents et de fausses correspondances pour la plus grande
désinformation officielle de l'opinion ? fit le jeune
Débrouillard dont le long séjour dans la capitale lui avait
beaucoup appris sur le régime.
Insensiblement, la lune avait fait rentrer son front d'argent
dans la voûte d'azur. Les premiers chants des coqs avaient rassuré
les veilleurs que l'Aurore s'était levé de sa couche. Partout
dans le village, un brouillard opaque avait étendu son empire de
blancheur. Il n'était plus aisé d'apercevoir tout ce qui se
trouvait à plus de cent mètres. Seul le vent, parfois furieux,
fendait ce voile blanc et l'éloignait de sa force impétueuse d'un
bout à l'autre du village. Le timide passage de certains nuages de
fumée au-dessus des maisons donnait la fallacieuse impression qu'il
allait pleuvoir. Mais , au fur et à mesure que le jour
avançait en dévoilant ses facettes normales, les nuages et e
brouillard, sous l'effet phosphorescent de l'astre du jour, reculaient à
grandes enjambées comme chassés par une force
mystérieuse.
C'était le jour du Seigneur. Mais, aucun villageois ne
s'était apprêté pour se rendre à l'église.
Les corps étaient lourds de fatigue et de tristesse. C'était une
région bien christianisée. Mais les racines de la tradition et
les socles des coutumes restaient encore bien en place, malgré les
mauvais vents de la colonisation et ses érosions. Ici, on croit en
l'existence de Dieu ; on pratique ses lois ; on le prie ; on le
vénère. Mais, cela n'empêche pas qu'on rende un culte
à certaines réalités. Par exemple, l'être humain,
après la mort, n'est pas considéré comme parti pour
toujours. Non ! Après quelques années, certains
évènements sont parfois signalés par des voyants ou des
Ndjuissi1(*). Ils vous
font comprendre que tel ou tel parent, décédé telle
année, estime qu'il est oublié des siens. Donc, il faut venir le
chercher et le garder parmi soi. Ne dit-on pas qu'en Afrique les morts ne sont
pas morts ? Aller le chercher veut dire retirer son crâne de ses
restes, faire une très grande cérémonie, le nourrir (avec
de l'huile du sel, des pistaches et de la viande). Cérémonie
presque peu coûteuse, mais d'une très grande valeur vitale et
symbolique. Le crâne est chaleureusement conservé dans un coin de
la maison, il participe à sa manière à la vie de la
famille. Il semble symboliser une sorte d'immortalité, c'est - à
- dire une victoire de l'homme sur la mort.
Le bétail et la volaille, insouciants, s'activaient
avec beaucoup d'entrain partout où il y avait à manger. Et, ce
n'était pas de la nourriture qui manquait ce jour-là dans cette
concession. Pour une fois, les coqs et les poules s'étaient interdits la
peine de creuser le sol afin de trouver de la pitance.
En moins d'une heure, la cour principale de la concession
rayonnait de sa propreté traditionnelle. L'essentiel de la
cérémonie funéraire allait s'y dérouler.
Le chef du village était personnellement arrivé,
accompagné de tous ses notables. Mais, il n'était pas vêtu,
comme de coutume, de ce type de vêtements richement brodés et
soigneusement décorés d'une variété de motifs.
L'occasion ne s'y prêtait pas. Cette disparition du fils du village avait
profondément attristé les populations. Ces
évènements réveillaient d'assez tristes souvenirs dans les
mémoires. Les gens pleuraient toujours. Chacun pleurait pour signifier
sa tristesse.
Puis, un calme de cimetière se fit observer. Le chef
s'était levé. En main, il tenait une canne comme un bâton
de commandement. Une canne superbement sculptée et bien
décorée.
Les enfants qui batifolaient comme dans une cour de
récréation étaient arrachés à leurs jeux par
quelques parents qui avaient perdu le sourire depuis. On forçait les
bébés à se taire et à dormir, malgré tout ce
qu'ils réclamaient.
A l'angle droit de la maison paternelle, juste dans l'espace
qui la séparait de celle de sa première femme, tout était
prêt. Une sépulture était réservée au
défunt. Une sépulture digne des gens de son rang et de son sang.
Dans ses veines coulait du sang bleu. Il était de ceux qu'on appelle
avec révérence « Minfo2(*) ». Un Minfo, cela ne se rencontre pas
vulgairement !
Incliné devant ce qui représentait la tombe dans
laquelle on avait déposé un cercueil dans lequel il y avait
certains de ses vêtements et un très grand portrait de lui. En
effet, que faire dans de telles circonstances, lorsqu'un régime aux
abois, peut se permettre d'arracher des bancs des universités et des
grandes écoles des étudiants qui ne demandent qu'à
être bien encadrés et respectés eux-aussi ?
Il régnait désormais un silence absolu.
Même ces corbeaux qui obscurcissaient le ciel de leur tenue de deuil
turent leurs lugubres croassements. Puis, le chef toussa. Enfin, il
commença :
- Gens de ce village, chers frères et soeurs, chers
filles et fils, chers amis, nous avons tous entendu avec effroi,
stupéfaction et amertume profonde la triste nouvelle qui secoue ce
village et tout le pays. Nos parents disaient : « Si tu partages
le bonheur avec quelqu'un, partage le malheur avec lui. » je crois,
c'est ce principe sacré valable de nos jours, qui a guidé la
plupart d'entre vous dans cette concession affligée.
A ces mots, toute la foule acquiesça :
- Ndi, Ndi, Ndi Yeuh, Apoup, Apoup, Apoup mbé1(*) !
Puis, le chef enchaîna tranquillement :
- Une fois de plus, je vous félicite de la promptitude
qui vous a guidés, nombreux, vers ces lieux. Cette affluence que nous
constatons tous est l'expression du témoignage de la valeur et de la
personnalité du défunt que nous enterrons, à notre
manière, ce jour du Seigneur. Je sais également qu'ils sont
légion, ceux qui ont été empêchés. Ceux qui,
de près ou de loin, font signe de solidarité sont ceux qui ont
bien compris ces paroles de nos aïeux qui disaient : « Un
seul doigt n'enlève pas la viande de la marmite. »
La foule redoubla d'applaudissements. Puis, le chef, bien
satisfait, enchaîna :
- Je vois dans cette foule des gens en gandouras, en kaba
ngondo, en pagnes. Je vois des blancs et... que dirais-je encore ?
Voilà la preuve concrète que nos aïeux n'avaient pas tort de
dire :
« Allant toute seule, la rivière se trompa de
lit. » la foule applaudit avec emphase. Puis, après avoir
toussé, le chef reprit :
- Ce que je vais vous faire comprendre, c'est que cet homme
à ma droite, papa Menkaazeh' est un homme de bien. Il n'a jamais su
comment on peut faire du mal à son prochain. Nos parents disaient si
bien : « C'est celui qui veille sur le malade qu connaît
l'acuité de sa maladie. » Cet homme, je le connais bien. Ses
vertus, il les tient de feu son père, lequel père j'ai connu
parfaitement pour l'avoir beaucoup fréquenté dans la toute verte
jeunesse. Son arrière-grand-père avait de solides liens de sang
avec la chefferie.
Ces témoignages du Natema'h2(*) avaient arraché une
bonne salve d'applaudissements dans la foule. Ce grand dépositoire des
coutumes et de la tradition du village était un octogénaire
encore bien solide. C'était un chef dont l'arrivée au trône
avait obéi à toutes les étapes normales et, c'était
le chef du peuple. Après le décès de son père suite
à une maladie, il fut capturé parmi ses frères comme
prince héritier. Il fut ainsi retiré du monde profane du
quotidien pour être gardé dans l'espace sacré du
« La'kam3(*) » pendant neuf bonnes semaines il y fut
initié à l'art de gouverner. Désormais, il devait
revêtir toute la sacralité qui devait donner un caractère
divin à son rôle. Son intronisation fut effective avec sa sortie
du La'kam. Il fut installé majestueusement sur son trône richement
couvert et décoré de tous les motifs traditionnels. Tous les
grands dignitaires, tout le peuple rendirent hommage à feu son
père et fêta le début de son règne. On lui signifia
l'allégeance.
Le chef était de la génération du
grand-père de Menkaazeh' ce vieillard aujourd'hui expédié
du côté de Thanathos avait coutume de dire à tous les siens
et à tous ceux qui le côtoyaient de ne jamais rien faire qui puise
nuire au genre humain. Aussi la phrase : « men kaa zeh'4(*) » venait-elle avec
une fréquence presque obsédante dans tous ses discours et
conversations. Cette phrase qui résumait et expliquait d'ailleurs son
nom patronymique, il la prononçait pour signifier son innocence et son
rejet du mal. C'est pour cela qu'aucun des siens ne devait la prononcer alors
qu'il se savait coupable. Le chef enchaîna :
- Faut-il vous le rappeler, feu grand-père Menkaazeh'
nous avait quitté dans les circonstances très troublantes.
C'était à l'époque dite du Maquis à cette
époque sombre de notre histoire, notre pays s'était battu avec
acharnement pour arracher son autonomie et la souveraineté. Dans cette
région, la résistance était particulièrement
accentuée, la répression aussi. Le blanc ne voulait pas du tout
entendre parler d'indépendance. Ils avaient recruté au sein des
populations aborigènes des peureux et des vendus entièrement
acquis à leurs doctrines réactionnaires. Ces fous
zélés, drogués par des discours racistes, brûlaient
tout sur leur passage. Ils incendiaient maisons et champs ; ils pillaient
les magasins ; ils violaient les femmes ; ils assassinaient,
pendaient, brûlaient ou enterraient vifs tous ceux qu'ils
considéraient comme révolutionnaires, ennemis de la
métropole conquérante et oppressive. Parfois, les jours du grand
marché, sur la grande place publique, pour démoraliser les
populations et pour les démanteler, on exposait les têtes
sanglantes de certaines victimes particulièrement tenaces et
éveillées. L'histoire aura retenu des cas des résistants
enfouis vivants, debout jusqu'à la hauteur du cou !
A cette époque dangereuse, il n'était pas facile
de circuler, d'aller d'un village à l'autre ou de se rendre en ville.
Les jours ordinaires, dès quinze heures, chacun songeait
déjà à se terrer chez soi. Le matin, on attendait que le
soleil se fût entièrement levé de son lit. On vivait dans
un état de terreur et de persécution permanente. Je n'ose pas
croire que c'est ce qui arrive encore à nos enfants aujourd'hui, dans la
capitale.
- J'étais devenu un chef sans trône et sans
sujet. Mon royaume était vidé de sa population ! Je profite
d'ailleurs de cette parenthèse pour informer cette assistance que
beaucoup de nos fils, filles, frères et soeurs sont
disséminés depuis des décennies dans presque tout le pays.
Ils avaient déserté le village pour échapper à la
chasse à l'homme. Donc, ne voyez jamais en d'autres peuples ou
populations des étrangers, des inconnus ou des ennemis. Dans chaque
famille, dans chaque tribu dans ce pays se réfugie au moins un des
nôtres !
- Grand-père Menkaazeh' n'avait pas fui le village.
C'était un homme digne, courageux et respectable. Bien qu'on n'ait
jamais retrouvé ses restes, bien de témoignages concordants
affirment qu'il aurait été capturé et
décapité par la machine infernale des colons, dans des
circonstances qui méritent encore des éclaircissements.
Aujourd'hui, ses fils et petits-fils souffrent atrocement, à cause de
son crâne qu'ils n'ont jamais pu retrouver. Ce crâne sur lequel ils
n'ont jamais fait de sacrifices ; ce crâne dont la présence
dans la famille établirait le pont entre la vie et la mort est quelque
part en train de se plaindre.
Puis, le Natemah' observa une pause, en parcourant la foule
d'un regard majestueux et, comme pour tourner cette page historique et
sociologique, il poursuivit :
- Le grand-père Menkaazeh' avait toujours tenu à
faire appeler sa descendance MENKAAZEH'. Aujourd'hui, nous pleurons et
enterrons à notre manière son petit-fils, mort comme lui, dans
des circonstances mystérieuses. Paix à son âme ! Seul
l'Etre Suprême saura réparer tous ces torts-là, fit-il.
- Ndi, Ndi, Ndi. Apoup, Apoup Ndi ! Apoup Ndi1(*), fit la foule.
Le chef avait restauré la mémoire de son village
et de son peuple. Comme partout dans le pays et en Afrique, on voyait et on
lisait les stigmates lugubres de la colonisation. Lorsqu'il prit place, les uns
et les autres s'assirent. Ensuite, c'était le tour du père du
disparu, qui fut très touché à la vue de cette foule
immense qui était en grande majorité vêtue de noir.
Lorsqu'il jeta un dernier regard sur l'une des photos de ce fils disparu, les
larmes envahirent sa voix. On dit que les larmes d'un homme mûr ne
coulent qu'en dedans. Mais, les siennes étaient prêtes à
inonder son visage qui laissait lire une tristesse profonde. Il réussit
tout au moins à se maîtriser et sortit de sa poche un mouchoir
avec lequel il sécha ses yeux humides. Toute une foule de souvenirs
tristes envahirent sa mémoire. Il prit parole et tint ce
discours :
- Sa Majesté, Natemah', notre illustre chef, le gardien
de nos coutumes et nos traditions a presque tout dit. Mais Innocent mon cher
fils, mon seul espoir, me voici une fois de plus en train de vivre presque les
mêmes évènements d'il y a quelques dizaines
d'années. Feu mon père a quitté ce monde sans un au
revoir, chaque jour nous avons espéré le voir revenir dans sa
grande concession, mais en vain. Aujourd'hui, voici que toi aussi tu nous
quittes pou l'au-delà en suivant presque le même chemin que
lui : le chemin de la disparition. Est-ce un décret du sort qui
prend ainsi effet sur ma famille ou alors la volonté cruelle des hommes,
nos semblables ? Quoiqu'il en soit, je m'en remets sagement au Père
de toute la Création, Ndah'ndem1(*).
Ensuite, il prit trois graines de jujube sèches, les
mâcha machinalement et souffla la pâte ainsi obtenue dans la tombe.
De sa main droite, il prit de la terre et la versa dans la tombe. Puis, il se
recula et, la tête baissée, il adopta une attitude
méditative. La méditation finie, il fit un ultime signe de croix
et, les mains jointes, il se retira à pas lourds, aidé dans sa
marche pénible par un proche parent.
Puis, la mère, mami Yessifa fit son apparition elle
n'avait pas pu se maîtriser un seul instant. C'est dans des
vêtements devenus des guenilles qu'on la vit. Ces vêtements
signifiaient en eux-mêmes que n'eut été la pudeur, elle
serait restée dans la tenue d'Eve pour demander à Dieu le
père de la rappeler à lui. Elle avança, le visage
trempé de sueur et de larmes, les yeux rouges, les cheveux
défaits et les pieds nus. Elle était soutenue à gauche et
à droite par deux femmes qui dominaient l'espace par leur taille et
leur corpulence. Peut-être fallait-il vraiment ce type de femmes
hommasses pour pouvoir maîtriser une pauvre femme au bord du
délire. Devant la tombe, ses deux protectrices prirent un léger
recul et, seule, elle jeta un regard dans la tombe, aperçut le portrait
de son fils et perdit la parole. Elle se rappela les neuf mois de grossesse,
l'accouchement, la peine que nécessite l'encadrement d'un être
humain de l'enfance à l'âge adulte etc. elle leva ensuite ses deux
mains en direction de cette foule qui la regardait, compatissante et
larmoyante. On attendait d'elle qu'elle fit une oraison funèbre. Mais,
elle s'assit au bord de la tombe et ameuta la foule des cris de
désespoir ; toutes les autres femmes, très sensibles aux
douleurs que peut éprouver une femme pareille, se mirent à
pleurer à perdre le souffle et la raison.
Mami Yahanna ne put s'abstenir. Malgré les querelles
qui peuvent émailler une vie de coépouses, il y a des situations
où, même le malheur les oblige à regarder dans la
même direction.
Le lendemain, c'était le jour de la lune. La nature
avait repris vie et son ambiance traditionnelle, elle qui avait saturé
le village de ses symboles de tristesse. Malgré le léger
apaisement apporté par le sommeil de la nuit, le triste
évènement alimentait encore les conversations. On n'efface pas
facilement pareil évènement de sa mémoire.
Le temps s'envolait à grands battements d'ailes. Le
soleil qui, durant la journée, avait inondé la nature de sa
lumière, était du côté occidental. Devenu une boule
rouge fixée à l'horizon, il n'émettait plus que de faibles
rayons qui éclairaient chichement le village. De l'autre
côté de la voûte azurée, l'astre de la nuit,
accompagné de quelques-uns de ses enfants, avait laissé
découvrir son front argenté et se préparait activement
à prendre le relais.
Les coqs du village qui suivaient la scène et
semblaient comprendre ce mystérieux langage astral, d'un commun accord,
proférèrent un ultime concert de cocoricos.
La concession de papa Menkaazeh' continuait à recevoir
des visites. Toute la grande famille était toujours là,
partagée entre méditations, prières et lamentations.
Parfois, l'arrivée d'une tierce relation engendrait des conversations ou
avivait les jérémiades.
- Mes frères, dites-moi, à cette allure macabre
où vont les choses dans ce pays, je commence à prendre
peur ; je suis très inquiet, je vous assure. Et, je me demande
quelle place nous devons désormais accorder à l'école.
Tenez, tous les jours, nous nous prions de la bière, de la viande, du
luxe, des divertissements, bref, de toutes les bonnes choses de ce monde afin
que nos enfants puissent eux aussi fréquenter l'école. Si nous
consentons tous ces nobles sacrifices, c'est, je crois, pour que nos enfants
soient instruits et éduqués. C'est aussi pour qu'un jour, ayant
obtenu diplômes et titres, ils accèdent eux aussi à des
postes de responsabilité. C'est aussi pour qu'ils reviennent nous aider
à construire le village. Mais seulement, voilà, voilà ce
que l'école nous donne en échange contre nos augustes
privations : massacres et des enterrements dans des fosses communes !
Certains nous reviennent plus bouchés qu'avant. D'autres sont pris
précocement par le vertige de la démission. D'autres encore,
lorsqu'ils ont le courage et la chance de décrocher des diplômes,
ne trouvent jamais d'emplois : on vous rassurera tranquillement que,
n'étant pas de la sphère des décideurs nos enfants
attendront que ceux des vrais citoyens soient recrutés, fit papa
Lukassi.
- Tout le monde finira par me donner la raison dans ce
village, fit Ndeuh' pour qui l'intervention de son oncle paternel était
une perche, lui qui, après l'abandon des études , n'avait
toujours pas réussi à faire l'unanimité auprès des
siens qui espéraient pourtant beaucoup de lui.
Le désespoir avait littéralement envahi la
jeunesse au point où l'école semblait ne plus avoir un fondement.
On avait de la peine à convaincre les jeunes de la
nécessité de s'instruire et de s'éduquer. Ils
préféraient embrasser, très tôt, des petits
métiers, au lieu de se lancer sur un chemin académique sans
issue. Ils fondaient leurs arguments sur les exemples des diplômés
de l'enseignement supérieur qui, n'ayant pas pu trouver d'emploi dans la
fonction publique ou dans le privé, s'étaient jetés dans
le secteur informel. Nantis d'une licence, d'une maîtrise ou d'un
doctorat, ils se retrouvaient en train de vendre des journaux à la
criée, de vendre les livres de seconde main, de vendre des
vêtements de la friperie, de vendre de l'eau potable, de vendre des
produits de quincaillerie dans des pousse-pousse etc.
« Pourquoi sacrifier près de quinze ans sur
les bancs, décrocher un doctorat pour se trouver dans un carrefour de la
ville en train de proposer des journaux aux passants ? » se
demandaient-ils.
Un cas assez piteux, quine cessait de susciter la
révolte, c'était celui de Débrouillard. Ce jeune
malheureux à lui tout seul était le symbole vivant du drame que
vivait la jeunesse sans soutien et sans protection, c'est-à-dire cette
autre jeunesse dot l'ascendance n'a ni pouvoir, ni
« parapluie », ni « godasses ».
Débrouillard de son nom patronymique NDAH'NDEM,
était une sorte de génie précoce. Il avait
décroché son baccalauréat série C à un
âge où beaucoup ne songent pas encore à se présenter
au BEPC. Inscrit à l'université, il avait brillamment
survolé les trois ans qui mènent à la Licence. Inscrit en
Maîtrise, et comme la plupart des étudiants de sa promotion, il
n'avait jamais pu rédiger et soutenir son mémoire. Il faisait
partie d'une promotion dite sacrifiée. Les professeurs qui
n'étaient plus rémunérés à leur juste valeur
avaient unanimement décidé de ne plus se surcharger ou
s'encombrer des lourdes tâches de directeurs de mémoires.
Débrouillard avait quitté
prématurément l'université, mais, sans
désespérer. Il était sûr de sa plume. Aussi
était-il convaincu que les écoles de formation lui ouvriraient
leurs portes. Sa naïveté ne lui permettait pas de comprendre que la
réalité était autre chose. Pendant plus de cinq ans,
NDAH'NDEM voyait son nom, bien écrit, sur les listes d'attente. Parfois,
il se retrouvait sur cinq listes d'attente différentes, au point
où ses relations se demandaient quelle école il allait finalement
choisir. Mais... mais, on n'avait jamais surpris cet esprit assis dans une
salle de classe dès le début des cours. Jusqu'en fin
d'année, les listes d'attente étaient toujours là. Elles
vieillissaient parfois, sous l'effet corrosif de neuf bons mois !
En attendant, Débrouillard avait décidé
de s'orienter dans le secteur informel ; oui, un secteur où on
n'attend pas. Il vendait les journaux à la criée. C'est
grâce à l'aîné de l'un de ses amis qu'il avait pu
s'introduire auprès du dépositaire qui lui fournissait les
journaux. Après quelques mois de vente à la criée, il
avait démissionné. Le journal officiel qui représentait
les quatre-vingt-dix pour cent de ce qu'il recevait comme journaux, ne vendait
plus. On était à une période mouvementée, le pays
vivait des remous de revendications pluralistes partout. Les lecteurs
estimaient que le journal officiel était dépassé,
c'était le journal d'une époque révolue. On ne l'achetait
plu, on ne le lisait plus. Seuls les adeptes des dessins du sourire et de
l'horoscope y parcouraient encore ces rubriques.
Grâce à ses petites économies, il
s'était lancé dans la vente des cigarettes. Un autre
métier qui ne nécessite ni diplômes, ni concours, ni tests
de présélection ou sélection...
La cigarette et ses accessoires nourrissaient assez bien
débrouillard. Il avait réussi à faire un certain nombre de
réalisations. Il avait même réussi à se marier
grâce à la cigarette. Sa compagne la nommée Cathéna
Min'mboung lui avait même donné un beau rejeton de sexe masculin.
Débrouillard avait fini par ne plus penser aux concours. Il ne se
rappelait plus qu'il était sur des listes d'attente. Il était
convaincu que sa destinée était dans ce secteur informel
où il s'était fait une nouvelle existence. Mais, un jour, ayant
réinvesti toutes ses recettes dans l'achat des marchandises,
Débrouillard était assis là, derrière son kiosque.
Une voiture gara devant lui et, comme en temps de guerre, une horde de gens se
ruèrent sur son kiosque et sur sa personne. Ils pillèrent tous
ses produits et le laissèrent le corps meurtri d'une violente
flagellation. C'était la fourrière municipale.
La population horrifiée et ahurie s'était
toujours demandée quelle direction prenaient tous ces produits, toutes
ces marchandises que ces rapaces arrachaient aux gens. Un soir, certaines
jeunes victimes se rendirent à l'hôtel de ville, fief de ces
charognards. Ils firent semblant de déambuler. Leur curiosité
leur permit de voir, à l'intérieur d'un magasin, des montagnes de
paquets de cigarettes, de bonbons, de biscuits, de lotus, de journaux... Bref,
tout ce qu'on peut trouver dans un kiosque digne de ce nom. L'heure du retour
arrivée, les agents cherchaient des cartons ou des sacs dans lesquels
ils chargeaient des produits les plus chers. Ils rentraient chez eux repus et
bien rassasiés de cette chair et de ce sang humains.
Débrouillard n'avait plus trouvé de raison de
rester en ville. La capitale était devenue pour lui un vaste
cimetière des velléités, des esprits forts et lucides. Il
était rentré s'installer au village, la voix
étranglée.
CHAPITRE III
A
près que Manbezimbi avait été
impitoyablement frappé par les odeurs mortelles qui s'étaient
échappées de la cellule 2 du quartier dangereux des criminels
politiques, cellule dont il avait imprudemment ouvert la porte, on ne l'avait
pas revu durant deux jours. Cet homme au visage ténébreux qui
avait toujours fait preuve de prudence en descendant à pas lents et
comptés s'y était maladroitement dirigé ce
vendredi-là.
Depuis ce maudit jour, l'homme n'avait plus goûté
aux douceurs de la santé. Après l'avoir cherché,
fouillé dans tous les coins du triangle de la république,
même dans tous les temples de Bacchus où il avait plus d'une fois
menacé d'élire définitivement domicile, on était
rentré le retrouver comme ça, par hasard, baignant dans la crue
de ce corridor souterrain dont il avait percuté le corps contre les murs
gluants et rugueux.
Le pauvre soldat était piteusement couché
à quelques pas de cette porte de la sombre cellule qu'il n'avait pas pu
refermer. Il était dans une situation fort préoccupante. Son
corps meurtri de chocs, et enfermé dans une tenue camouflée,
nageait sur les eaux noires et écumantes qui s'étaient
progressivement échappées de la cellule 2. Seul son crâne
couleur de nuit reposait sur son béret rouge, le tout soutenu par
quelques vêtements de prévenus.
On l'avait soulevé, déshabillé et
lavé. Ses frères de corps l'avaient d'urgence transporté
à l'hôpital principal qui se trouvait heureusement à une
colline de la gendarmerie. Son cas étant très sérieux, il
avait été interné dans une des salles d'urgence
très équipée. Tous les grands spécialistes de
l'hôpital avaient été sollicités : les
anesthésistes réanimateurs, les dermatologues, les
hématologues, les bactériologues, les
neurologues-électroencéphalographistes, les
otorhinolaryngologistes et bien d'autres dont on lisait difficilement les noms
et les spécialités sur les blouses. On n'allait tout de
même pas perdre un homme aussi important que ce soldat aux relations
multiples...
Les clichés radiocospiques montraient le bassin
touché. Les prélèvements du
dermatologue-vénérologue cosmétologue- mycologue
présentaient des eczémas prurigineux
généralisés. Une otalgie bilatérale était
dépistée par le spécialiste. Chaque médecin avait
pu diagnostiquer une maladie. Manbezimbi n'avait pas l'habitude des
dispensaires ou des hôpitaux. Il était de ceux qui croient aux
vertus thérapeutiques de l'alcool.
Le réanimateur qui s'activait avec beaucoup d'entrain
sur lui rassura les tout premiers visiteurs en leur disant que, bien que la
situation était sérieuse, la fin de ses jours n'était pas
encore proche.
A réunir toutes les ordonnances, elles ressembleraient
à un livre. En pharmacie les prix de tous les produits avaient
doublé, du fait de la dévaluation. Ah ! La
dévaluation ! Pendant que les gouvernants chantaient sa
nécessité pour la survie de l'économie et tous les
bienfaits qu'elle allait engendrer dans les poches des populations, le peule
qui la vivait concrètement au quotidien trouvait qu'il fallait avoir
vendu son âme au Diable pour accepter pareille aventure.
La première moitié du jour était
passée. Bientôt la deuxième heure de l'après midi
allait sonner. De l'autre coté, un peu plus bas, dans la
maternité principale, des cris de détresse déchiraient
l'air et allaient piquer les oreilles, au point que même celles des
sourds les percevaient. Tout le monde avait accouru, même ceux des
malades qu étaient sous perfusion. Seul Manbezimbi ne put vivre ces
évènements pathétiques qui le concernaient pourtant, lui
qui était douillettement enveloppé dans les bras d'un coma
câlin.
Elle était là, couchée sur une large
flaque de ce sang qui s'était échappé de ses entrailles
avec son enfant ! Elle était venue, depuis deux jours, à la
maternité principale, pour donner vie à un humain. Elle voulait
pérenniser l'espèce humaine. Dans cette marée humaine
prise de panique et de stupéfaction, une femme en travail qui y avait
passé toute la journée avec elle raconta !
- Ee a zamba wa wa kom bot1(*) ! La pauvre femme d'autrui est arrivée
ici depuis deux jours. C'était bien depuis vendredi. Ee ana Maria ny
zamba2(*) ! » Elle m'a dit que son mari aime
trop boire et il adore les prostituées. Il avait disparu de la maison
depuis deux jours, surtout que c'était la période des salaires,
période pendant laquelle il est très rare chez lui, et au lieu de
service. Et, c'est à cette même période que sa grossesse
arrivait à terme ! Ee bèbèlè zamba3(*) !
Ce sieur Manbezimbi, fils aîné d'une famille de
onze enfants dont il était l'unique garçon, état né
dans un village perdu très loin, dans une grande forêt du sud du
pays. Ce village était réputé dans la région pour
la pratique de la sorcellerie, pour la paresse. L'idolâtrie maladive de
l'alcool, la prostitution et les commérages. Ici, la boisson la plus
prisée était une boisson localement appelée
« Odontol ». C'était un type spécial de
liqueur incolore obtenue à partir d'un savant traitement sous haute
chaleur du vin de palme. Le résultat ainsi obtenu était tout ce
que le vin de palme avait d'alcool. On aimait l'
« Odontol » parce que sa composition était
simple : son ingrédient unique était l'alcool. Il
résolvait efficacement les problèmes et dissipait les soucis. On
n'avait pas besoin d'en consommer plus d'un verre pour être dans les
faveurs de Bacchus.
Tous les matins, dès l'arrivée de l'Aurore au
visage blanc, c'était avec cette boisson qu'on se brossait les dents.
L'Odontol rythmait les conversations et donnait un sens à la vie dans ce
village. Pour faire des avances à une jouvencelle ou à la femme
du voisin, il fallait lui prouver qu'on maîtrisait cette liqueur dont
seule l'odeur allait provoquer la salivation et les premières gouttes
déliaient la langue et réveillaient l'inspiration.
L'une des vertus de l'Odontol était qu'elle
éloignait aussi la famine. On voyait très rarement ses buveurs
crier famine. Ils finirent par accorder peu d'importance à
l'agriculture. Dans ce village, les plantes qui foisonnaient étaient les
dons de la nature : manguiers, avocatiers, goyaviers etc. A la longue,
l'hécatombe se produisit. Les gens se mirent à mourir, de faim ou
d'alcoolisme aigu.
Ce village perché sur une petite chaîne de
montagnes s'appelait Ekolzin. Les parents de Manbezimbi, comme beaucoup
d'autres villageois, avaient déserté le village par une nuit de
pluie, alors qu'ils venaient d'avoir leur premier fils. Un moment plus
indiqué que la nuit n'existait pas pour ce genre d'exode. Car les
sorciers y régnaient en maîtres absolus ! Tous s'y passait
comme si on leur devait la vie ou la survie ! C'était une sorte
d'Etat dans l'Etat de ce côté-là.
Parmi les histoires traumatisantes de cette petite
localité infernale, deux se racontaient régulièrement pour
résumer le destin du village.
La première est celle d'une femme. Alors, une femme,
c'est-à-dire ce qu'il conviendrait d'appeler « un être
de sexe féminin » ! Cette créature, la quarantaine
révolue, la taille moyenne, les cheveux longs, la poitrine arrondie par
les seins qui tendaient ses vêtements, la démarche voluptueuse et
le langage suave avait ainsi tous les traits extérieurs d'une femme.
Mais cette féminité extérieure ne laissait rien
soupçonner de monstrueux derrière ses robes et ses jupes. Cette
« femme » était aussi un
« homme » ! Elle n'avait ni barbe, ni pomme d'Adam,
pas d'allure hommasse.
Madame Evu était une veuve sans enfants qui vivait
seule. Elle avait la mythique particularité d'avoir deux sexes. Les
mythologues vont vous dire que n'est aucunement du jamais vu. Car la mythologie
greco-romaine fournit un exemple du nom incarné de la sorcellerie ?
Madame Evu était une terroriste sans grenades et sans fusils. Ses armes
démoniaques, c'étaient ses pouvoirs occultes qui lui permettaient
de séduire les femmes, leur faire l'amour et les rendre
stériles ! Beaucoup de ses victimes avouaient avoir
été séduites et avoir couché avec elle dans les
rêves. Les plus grandes victimes étaient les filles nubiles.
Cette situation affreuse avait tellement
inquiété les humbles du village que Madame Evu était
devenue l'objet d'une forte suspicion. Mais, les sceptiques étaient
encore à se demander comment un être humain pouvait avoir à
lui seul deux sexes.
Un soir, Madame Evu, dans un élan de solidarité
et de compassion pour une famille voisine endeuillée, s'y était
rendu, pour une veillée. Ce soir-là, Evu on ne saura pourquoi,
avait « oublié » de mettre un sous-vêtement
pour couvrir ses intimités virile et féminine. Elle avait mis un
gros pull-over noir et une jupe d'un bleu foncé. A une heure tardive de
la nuit, alors que le sommeil torturait ce monstre biologique et social, elle
s'agitait en cherchant la position idéale qui la mènerait sans
problème dans les bras câlins et très reposants de
Morphée : plongée dans une demi-inconscience, levant et
baissant ses jambes de manière incontrôlée, elle
s'abandonna à une position qui dévoila ses mystères.
Ses voisines, apeurées par la rumeur nourrie qui
planait sur son ombre, aperçurent, en sus du Mont de Vénus
clairsemé d'un petit buisson noir et crépu et une
concavité vaginale,un membre viril d'une épaisseur et d'une
longueur à faire fuir même la femelle en chaleur !
Panique généralisée auprès de ce
corps de la défunte dont l'esprit était déjà
certainement arrivé vers la voûte azurée ! Madame Evu
ne s'était réveillée que lorsque tout son scandale
biologique était déjà découvert et bien
identifié.
L'information, tel un éclair, se propagea dans tout le
village et dans tout le pays. Dans les villes, les journaux firent une recette
jamais égalée.
Madame Evu, avait ajouté presque tous les journaux,
avait une marmite mystérieuse où se scellaient les destins des
jeunes du village. Aucun enfant ne devrait jamais franchir la classe du cours
moyen deuxième année. Aucune fille, si elle n'était pas
passée par sa braguette, ne devrait épouser un homme
« bien » !
Ainsi ce village sous le règne obscur de ce
spécimen de monstres qui peuplent la jungle de nos
sociétés. Emmenée par certaines personnes vindicatives
chez les agents de l'ordre et les autorités judiciaires, bien que ses
deux sexes fussent constatés, Evu fut relaxée ! La justice
s'avouait toujours incapable de juger les affaires gravitant autour de la
sorcellerie.
La deuxième histoire était celle de ce jeune
innocent trouvé couché sur la place du marché du chef-lieu
d'Arrondissement du coin.
Dès l'aube, les premiers commerçants l'avaient
trouvé là, dans un léger coma. Ce jeune garçon,
disaient les voyants, avait embarqué à bord d'un
« avion »fantastique par un groupe de sorciers et de
sorcières du village. Il s'agissait d'une sortie
« initiatique » pour l'ingénu.
L'avion, en effet, une vieille chaussure, avait
décollé sur la toiture d'une maison avec dalle. Très loin
dans les airs sombres de cette nuit sans étoiles et sans lune, le jeune
naïf était appelé à prendre les commandes de
l'appareil. Mais, ne sachant pas exactement où il était et ce qui
lui arrivait, il paniqua et l' « avion » perdit le Nord et
alla percuter un poteau électrique. Tous les occupants adultes
disparurent et, seul le jeune esprit s'écrasa sur le sol.
Ce matin-là, tout l'Arrondissement était
bouleversé par cette autre démonstration des forces du mal. La
panique s'installa dans toute la région. On implorait le secours du bon
Dieu, on sollicitait à grand renfort de cris d'alarme et de
détresse le secours du gouvernement qui avait toujours souligné
son impuissance à traquer les sorciers et à endiguer le torrent
dévastateur de la sorcellerie. Partout on respirait l'odeur des
sorciers. Seule l'escapade était devenue la seule voie du salut.
Une fois arrivé dans la capitale, Mongo Nnam, le jeune
père, n'eut pas le temps de contempler la beauté des lampadaires
ou la majesté des buildings administratifs. Il se jeta dans la vie
active et fit ses premiers pas près de la gare routière comme
chargeur crieur.
Mongo Nnam quittait son domicile très tôt et n'en
revenait qu'une fois la nuit tombée. Mais ce long et pénible
séjour dehors ne lui garantissait pas toujours une pitance acceptable.
Les jours fastes, le manioc ou les bâtons de manioc et du poisson
meublaient sa table. Sous ce toit, on ne savait pas à quoi servait
l'épargne. Ils comblaient la famine de deux jours avec les
entrées d'un jour heureux, au risque de passer les jours à venir
à jeun.
Mongo Nnam Barnabas et son épouse se souciaient peu de
la misère dans laquelle ils vivaient. Chaque année, une nouvelle
naissance succédait à une autre. Parfois, une grossesse venait
surprendre un mioche juché sur les seins encore pleins et
dégoulinants de madame.
Madame Mongo Nnam, la nommée Mvoue Bibouan Pancracia
avait simplement profité de ce désordre dans la succession des
naissances pour aligner subtilement dans les rangs des enfants légitimes
de son époux, cinq filles qu'elle avait conçues de cinq hommes
différents. Après une dizaine d'années de vie conjugale,
la jeune Mvoue Bibouan avait machinalement réussi à fabriquer
onze enfants dont le seul mâle d'ailleurs le sosie de papa.
L'épouse infidèle s'était fixé
deux objectifs précis : combler les vides sentimentaux
laissés par un époux qu'elle ne voyait que très tard dans
la nuit, couché près d'elle, dégageant parfois les
effluves du Dieu du vin dont les senteurs étaient rehaussées par
les odeurs de cigarettes et de sueur et, ronflant tel un groupe
électrogène. Le deuxième objectif était d'esquiver
la famine par tous les moyens. Elle avait pensé qu'en concevant des
enfants de différents hommes, elle se verrait
« entretenue » par plusieurs géniteurs.
Madame Mongo Nnam était consciente que dans le quartier
Elikzi, la famine n'épargnait personne. Aussi avait-elle juré que
désormais, elle serait à l'abri de ce fléau. D'ailleurs,
Dieu et la nature exauçaient déjà ses voeux. Car, sur onze
enfants, ne lui avaient-ils pas donné dix filles ? Oui, elle
était mère de dix filles ! Des filles à dompter des
mâles les plus résistants. N'eût été ce
fainéant de Manbezimbi, elle en aurait onze au total. Onze filles !
Quelle fortune inépuisable dans une capitale où la plupart des
grands décideurs marchaient braguette ouverte ! Les concours, les
examens, les recrutements se négociaient très souvent dans les
« circuits », dans les « chantiers, dans les
boîtes de nuit et surtout dans les auberges et les hôtels.
Madame Mongo Nnam n'en avait aucun doute, car elle-même
en avait fait l'expérience. Elle était une preuve vivante d'un
libertinage sexuel fortement apprécié et encouragé par la
gent virile. Malgré son vieillissement rendu brutalement précoce
par les accouchements répétés et la misère des
débuts en ville, cette reine du concubinage passait rarement un jour
sans rendre satisfaction à un mâle. Son extrême
disponibilité avait souvent aisé croire qu'elle avait un cycle
menstruel qui défiait la science et les calendriers. Il se disait
d'ailleurs, et ce n'était plus qu'un secret de Polichinelle, qu'elle
utilisait fréquemment certaines herbes et certaines écorces
d'arbres rares pour imposer ce rythme à son organisme.
Lorsque ses premières filles sortaient à peine
de l'adolescence pubertaire, les mâles, tels des oiseaux
prédateurs, fondaient dessus avec des appétits insatiables. Les
plus assidus puisaient et dans les entrailles de la mère et dans celles
de ses filles l'essentiel de ce qui peut calmer les instincts libidineux d'un
mâle en rut. C'est ainsi qu'il se créa un vaste cafouillage
sexuel, tel que la génétique en sortait offensée. Ainsi
allait la vie dans cette famille au quotidien ; on y mangeait ; on
s'y faisait manger.
Dans ce violent tourbillon, le père de famille, le
désormais très résigné Mongo Nnam, n'avait pas
seulement perdu, pensait-il. Non, il avait aussi gagné, parce que depuis
un certain temps, ce qu'il mangeait chaque jour avec tant de délectation
débordait de loin cette maigre somme d'argent qu'il laissait au chevet
de son lit pour la ration alimentaire de toute la journée !
A la longue, constatant que son épouse ne daignait plus
toucher à cette modique somme, il finit par augmenter le budget de ses
alcools.
Malheureusement, il avait trouvé la mort un jour de
Saturne sur son propre lit ; Mais, ce n'était pas des suites de
famine ou de maladie qu'il rendit l'âme. Ce jour-là, sa femme, Mme
Mongo Nnam née Mvoue Bibouan avait découché,
attirée par l'alcool, le sexe et l'argent. Bien qu'il fût un
personnage presque inconnu, le décès de Mongo Nnam fit couler
beaucoup de salive. Peu de gens le connaissaient en réalité, lui
qui sortait dès le premier chant du coq et ne retournait chez lui qu'au
crépuscule et parfois très tard. Beaucoup de gens dans le
quartier connaissaient mieux son épouse et se perdaient dans
l'identification de son époux réel parmi ce régiment
d'hommes qui prenaient d'assaut le domicile conjugal dès le
départ de l'époux légitime. Mme Mongo Nnam était
devenue très célèbre grâce à ces
précieux services qu'elle rendait aux hommes. Elle avait donné
naissance à une petite république de filles qui rythmaient les
battements des coeurs et rééquilibraient ou
déséquilibraient les températures.
Le pauvre Mongo Nnam était parti. Il était mort
sans laisser de confidences. La mort l'avait fauché ce samedi-là
en pleine nuit, seul dans son lit conjugal. Les langues légères
disaient que son épouse était à l'origine de ce coup
fatal. Elle le trouvait désormais trop vieux et démodé
pour elle. Il la gênait. Ses fréquentations mondaines et des
concurrences avec ses propres filles l'avaient amenée à
redécouvrir une jeunesse qui lui avait échappé
précocement. Avec Mongo Nnam, elle ne pouvait pas prolonger sa vie
mondaine jusqu'à l'aube. La seule idée qu'elle partageait ses
couches avec ce chargeur éloignait beaucoup d'autres soupirants. Or elle
avait un coeur à aimer tous les hommes... elle était devenu
«l'épouse » et la
« belle-mère » de beaucoup de
« grands » de la capitale. Et, tout ce beau monde n'irait
pas toujours l'attendre dans les coins de rue !
Pour ne pas réveiller les soupçons, Madame Mongo
Nnam avait acheté deux litres d'Odontol dans lesquelles elle avait
introduit un poison à effets rapides. Après le retour de son
époux, elle lui avait servi le repas du jour et cette boisson
déjà transformée. Le pauvre ignorant avait cru lire dans
ces soins de madame un signe indubitable d'un attachement toujours solide
qu'elle lui témoignait. Et, pour lui rendre grâce, il
s'était senti obligé d'en prendre jusqu'à la
dernière goutte, sous le regard menteusement affectueux de cette
gorgone.
Mongo Nnam était passé de vie à
trépas. Couché seul sur son lit, tous ses restes n'étaient
plus que l'expression de l'alcool, un alcool pris à dose surhumaine.
La veuve avait tôt fait de faire disparaître
l'image du défunt. Chaque jour, elle luttait pour la reconquête de
son beau nom de jeune fille. Un nom qui, à lui tout seul, allait
à la conquête des hommes. Aussi préférait-elle
répondre à Mvoue Bibouan plutôt qu'à Madame veuve
Mongo Nnam... ce dernier nom puait la pauvreté, la misère et la
prison. En moins de quelques semaines après le départ de Mongo
Nnam, elle s'était fait construire une maison de ses rêves, une
maison à engloutir une centaine de prétendants et de soupirants.
C'était une maison qui dégageait essentiellement les odeurs de
femmes et d'amour. Nul ne pouvait y entrer s'il n'était amoureux. Seuls
le coeur et le sexe y conduisaient.
On avait vite trouvé un emploi à Manbezimbi. Son
cas n'était pas un problème pour tous ceux qui convoitaient sa
mère ou ses soeurs. C'était un illustre fainéant qui ne
s'était jamais gêné pour se trouver une place dans la
société ; c'était lui le proxénète de
la famille. Il coordonnait avec une certaine dextérité presque
tous les mouvements des siennes. Il se trouvait même des jours où
sa moindre mauvaise humeur pouvait coûter une réprimande verte
à un séducteur, fût-il déjà solidement
implanté. Aussi faisait-on tout le nécessaire pour que le jeune
salaud fût aux petits soins. Manbezimbi avait finalement choisi de faire
carrière du côté de Mars. Il s'était dit que le
rythme de vie des gens en tenue était l'expression d'une certaine
aisance des fins de mois. Les baisses de salaires et la dévaluation ne
perturbaient en rien leur train de vie.
Grâce à sa huitième soeur, la
nommée Célimène Tamzou dont les petits bouts de seins
tendaient à peine les tricots. Agée seulement de quatorze ans, la
jeune Tamzou connaissait déjà tout ce qui peut se garder
précieusement derrière une baguette. Les jeunes recrues de la
garde présidentielle en avaient fait leur chasse gardée. C'est
chacun qui la berçait avec les histoires vraies ou fausses- des
coulisses de la Présidence. Tous ses assaillants lui tenaient le langage
de fiançailles et lui promettaient le mariage dès sa sortie de sa
quatorzième année. Au milieu de son adolescence pubertaire,
Célimène maîtrisait déjà toutes les voies
d'accès dans le corps de Arès. Lors d'un des multiples
recrutements qui se faisaient parfois tacitement, Célimène avait,
après une simple résistance passive à un gradé
influent, obtenu l'inscription de son frère aîné sur la
liste des recrues.
A peine « recruté » dans la
gendarmerie, Manbezimbi qui n'avait aucun diplôme dans son curriculum
studiorum, bataillait nuit et jour pour s faire affecter du côté
de la brigade des recherches. Par la suite, il réussit à se faire
transférer dans l'unité chargée des contrôles
routiers, parce qu'il se disait que de ce côté-là, les
billets et les bières nettoyaient bien la sueur qui peut couler sur le
visage en poussière d'un routier.
Mais, après quelques mois de service de ce
côté-là, l'homme, un ivrogne confirmé, avait tout
simplement transformé le contrôle routier en une activité
lucrative très juteuse. Il finit par se faire appeler «
Massa Tchopdaï ». Car, l'homme avait l'art de réclamer de
l'argent aux chauffeurs autant de fois qu'ils faisaient des aller et retours
devant son impériale personne : on eût comparé ses
« recettes » quotidiennes aux revenus hebdomadaire du
péage.
Un jour, alors qu'il avait suffisamment bu en pleine
chaussée pour étancher cette soif provoquée par ce soleil
particulièrement déshydratant de chez nous, l'homme semblait
perdre progressivement l'équilibre. Mais, cela n'altérait en rien
sa vigilance. Chaque engin qui passait devant lui était automatiquement
stoppé. Mais, voilà qu'un chauffeur bien malin et
entêté avait choisi de ne pas se soumettre aux caprices du sifflet
de « Massa Tchopdaï ». Arrivé à dix
mètres de lui, ce chauffeur de voiture appelée ici
affectueusement « OPEP CLANDO » avait tout simplement fait
cracher un épais nuage de fumée par son tuyau
d'échappement en morceaux, sur le visage du gendarme cupide. L'homme,
courroucé par cet affront jamais essuyé, avait machinalement
démarré sa grosse moto de couleur noire et s'était
lancé à sa poursuite. C'était sans tenir compte de la
dextérité dont font preuve ces chauffeurs des voitures dites
clandestines sur leurs routes habituelles. Ce sont des gens qui sont
animés par un souci majeur : faire le lus grand nombre de tours en
chargeant le maximum de passager et de marchandises possibles.
Ces chauffeurs se comportent comme des gens sans coeur ;
leur seul objectif est d'encaisse le plu d'argent, au mépris des vies
humaines. Dans un pays où souffle l'aquilon, on pleurerait chaque jour
des centaines de femmes arrachées du sommet de leurs marchandises.
Autant la cime du chargement avoisine les bouts des grands arbres de notre
forêt, autant le poids d'un tel chargement affaisse le véhicule au
point qu'il cache ses roues complètement aplaties.
A voir ces voitures circuler à cet état sur nos
routes au vingt-et-unième siècle, on croirait que, depuis la
production des toutes premières voitures, la science, la technique et la
technologie ont refusé de progresser.
Manbezimbi avait juré de rattraper ce chaffard
clandestin, insolent y et égoïste qui avait osé le mettre au
défi, lui Manbezimbi, fils de Mme Mvoue Bibouan et frère
très aimé de tant de belles filles qui voyaient chaque jour tous
les puissants de la capitale se prosterner à leurs pieds ! Que lui
arriverait-il même s'il tuait dix chauffeurs par jour ? Rien
à son avis : l'armée, c'était lui. La justice,
c'était toujours lui. Ses Soeurs étaient des appâts
fortement appréciés des magistrats et des hauts gradés de
l'armée. Tout cela constituait pour lui des motifs de zèle, de
fierté, d'impunité et d'immunité
Il n'avait pas attendu son retour pour le traquer. Mais
l'épais nuage de fumée que cette ferraille ambulante avait vomi
ne permettait pas de l'identifier aisément. Tel un voile couleur de
nuit, cette fumée épaisse et très salissante des usines de
houille semblait envelopper le véhicule épuisé qui tel un
poisson dans l'eau, glissait sur la route bitumée, malgré sa
charge colossale Manbezimbi, galvanisé par l'alcool et surchauffé
par la chaleur, démarra sa moto, réajusta son casque, fixa ses
lunettes et se lança à sa poursuite. C'était
désormais une véritable chasse à l'homme telle qu'on
l'aurait vécue dans un film western. Par moments, il tentait de
déborder le chauffeur fugitif de tous les côtés, même
au grand mépris du code de la route et de la prévention
routière. Mais, ces tentatives étaient toujours anéanties
par les passages de camions ou de quelques véhicules. L'homme sortit son
pistolet de sa main droite et fit une tentative à gauche pour mieux
cibler son ennemi, puis, n'ayant pas réussi, il crut plus facile et plus
efficace de tirer sur les roues de la voiture. Cependant, non seulement la
fumée ne lui laissait aucune chance d'en finir là, mais aussi,
les roues étaient perdues on ne savait où. De temps temps,
c'était plutôt la carapace de la voiture qui en grattant
l'asphalte, produisait des étincelles qui ne manquaient pas d'effrayer
le gendarme.
Le chauffeur avait tenu son pari : résister
à cet ogre qui, à lui tout seul, représentait un obstacle
à son épanouissement et à la prospérité de
ses confrères et des populations. Ses fréquents zigzags sur la
route lui valaient d'ailleurs des salves d'applaudissements. Manbezimbi, dans
un cafouillage, avait essayé une ultime fois de tirer à tout
hasard dans la brume opaque qui se dessinait continuellement devant lui et
l'enveloppait. Cette fois-ci, il réussit à mettre en menus
morceaux tout ce qu'il restait de rétroviseur à cette
voiture : un soupçon de miroir que le chauffeur avait acheté
un jour pour se sauver d'un contrôle. Choqué après avoir
constaté qu'il n'avait pus de
« rétroviseur », le chauffeur décida de faire
une riposte exemplaire, sur-le-champ.
Après de nombreux zigzags auxquels il avait soumis le
gendarme, l'homme en colère amorça un virage sur une route non
bitumée assez accidentée et poussiéreuse, à toute
vitesse. Le pauvre gendarme, piqué par le virus de la vengeance, tel un
automate pris dans une double enveloppe de fumée et de poussière,
perdit immédiatement la boussole et après avoir perdu
connaissance, sa grosse moto alla percuter le flanc droit de la voiture en
escapade au milieu d'un petit pont et, elle le projeta comme un plongeur
maladroit, vers l'aval du cours d'eau. N'eût été la
présence des petits campagnards qui, après avoir lavé
leurs haillons, se baignaient là ce jour-là, Manbezimbi aurait
été emporté, pour l'éternité, par les eaux
rouges de la rivière.
Manbezimbi fut récupéré in extremis mais
la moto était irrécupérable. Tel un avion qui a
chuté, cette moto ne se reconnaissait plus que par les quelques
pièces détachées qu'on pouvait ramasser çà
et là dans les herbes.
Du côté de la gendarmerie, c'était clair.
Il fallait stabiliser Manbezimbi, sans quoi on le perdrait un de ces jours. On
l'admit enfin dan un service qui lui convenait aussi bien : fouetter
quotidiennement les prévenus, du moins leur « donner du
café » comme on le dit ici par euphémisme.
Manbezimbi s'était illustré dans la bastonnade
au point où à l'unanimité, on lui donna un titre de
commandant. Il se disait ici qu'une bonne dose d'alcool et un peu de chanvre le
rendraient particulièrement farouche et infatigable. Ses yeux toujours
rouges et sa moustache hirsute suffisaient seuls à apeurer un
prévenu et l'amener à cracher ses forfaits. Ce dévouement
à sa nouvelle tâche et cette dextérité dans l'art de
châtier les ennemis de l'ordre public lui avaient valu des
félicitations. Et, il finit par devenir lui aussi commandant, dans cette
gendarmerie où il y avait beaucoup de commandants. Il y avait un
commandant d'escadron, un commandant de compagnie, un commandant de brigade.
Lui, était le plus célèbre de tous : c'était
le fameux « commandant des brimades ».
Manbezimbi pouvait à lui tout seul châtier en une
demi-journée toute une ville ! Il aimait rappeler à tous
ceux que le sort conduisait chez eux que c'était un très mauvais
lieu. C'était cet homme sous l'effet incandescent de l'alcool et de la
drogue qui avait la responsabilité de garder toutes les clés de
cellules. Tâche qui, à la longue, lui avait donné de
l'influence. Car, tel un cerbère noir, il connaissait un règne
sans partage sur ce monde de Pluton.
- Aujourd'hui, continua l'oratrice, nous avons passé
toute la matinée ici ensemble. Mme Manbezimbi n'était pas
accompagnée. Elle m'a dit qu'elle vit chez elle avec l'une de ses soeurs
cadettes. Mais, son mari lui avait fait des avances plusieurs fois sans
succès. Malheureusement, un jour, le copain de cette fille était
passé la chercher, à une heure où Monsieur dînait.
Dès qu'il avait aperçu son rival, il était allé
chercher son arme. Pendant ce temps, le jeune homme avait pris ses jambes au
cou. Manbezimbi avait alors profité de cette occasion pour fouetter
cette fille qui avait fini par s'enfuir pour le village.
Ce matin, l'enfant l'a beaucoup secouée. Et, à
chaque minute, elle se croyait en train d'accoucher. Une infirmière
accoucheuse est venue vers nous et elle a récupéré nos
carnets de visite. Elle n'a même pas eu le temps de feuilleter celui de
Mme Manbezimbi. Elle s'est tout juste contentée de s'attarder sur son
nom. Après avoir constaté que cette femme était
l'épouse d'un homme en tenue, elle s'est enflammée :
«Ah bon ! Oui, Ah bon ! Oui, oui, c`est vous.
C'est vous les femmes des hommes en tenue, les gens qui engloutissent tout le
budget de ce pays. Hein, dans l'armée, même un « sans
galon » qui n'a même pas le CEPE gagne plus du triple de ce que
les infirmières diplômées d'Etat gagnent... de toutes les
façons, je vais vous montrer qu'ici, c'est nous les civils qui
commandons » Dès qu'elle a fini de vomir sa colère sur
la pauvre femme, elle lui a jeté le carnet sur le ventre et, elle s'en
est allée. Quelques temps après, une autre infirmière
s'est amenée. Mais, au lieu de lui demander de monter sur la table
d'accouchement, elle lui a plutôt demandé d'aller se promener dans
tout l'hôpital. La pauvre femme qui n'avait plus de jambes pour rester
debout s'est écroulée et, l'enfant s'est échappé
pour s'écraser sur le sol.
« A moi, elle a demandé de lui offrir cinq
paires de gants, un demi-carton de savon, cinq flacons d'alcool, des
thermomètre, les compresse et un carton d'antitétaniques. Tout
cela, elle devait l'avoir avant que je monte sur la table ! »
Précisa-t-elle.
Et, il était là, le petit Manbezimbi à
qui on n'avait pas encore donné un nom patronymique, cet enfant de la
crise des mentalités. Il était là, écrasé
sur le sol souillé de la maternité, cet enfant de la
dévaluation. Il était bien là, gisant en pâte, cet
enfant de la baisse drastique des salaires. Cet innocent n'avait pas
demandé à être conçu. On l'avait conçu t, il
était tout de même arrivé dans le monde cruel de ces
humains qui avaient à jamais enterré leur gouvernail moral. On
vivait dans une république, mais la notion élémentaire de
« Res publica » était totalement ignorée des
citoyens en proie aux flaires de rapaces et aux appétits de loups.
La pauvre femme qui avait perdu son rejeton et qui
était dans un état de santé préoccupant
était, elle aussi, transportée de toute urgence dans la salle des
grandes urgences pour des soins intensifs. Là reposait son époux.
A la vue de ce dernier, elle crut que toutes ses douleurs quittaient son corps.
Les médecins qui veillaient à leur chevet
répétaient à tout venant : « Nous croyons
que leurs vies ne sont pas tellement en danger. Ils ont reçus des soins
et ... et aujourd'hui, c'est tout de même le jour du
Seigneur. »
CHAPITRE IV
D
epuis ce jour sombre où elle avait appris la
disparition jugée mystérieuse de son amant, Angeline NDOLO
n'avait plus goûté la tendresse du sommeil. Toutes ses nuits
n'avaient plus été que de longs moments de méditation, de
lamentation, et surtout, les périodes d'insomnies et de violents
cauchemars. La vie n'avait plus de sens pour elle. Les promenades
l'importunaient désormais ; le divertissement était sans
objet. Pour elle, tous les jours étaient devenus ternes. Elle restait
tout simplement dans sa chambre, pareille à une jeune veuve amoureuse
qui, ne pouvant pas supporter la disparition de l'homme de sa vie, se soustrait
à la lumière du soleil, et s'interdit toute vie publique. La
force de cet amour qu'elle témoignait à Menkaazeh'
s'extériorisait d'une façon irrésistible.
Angeline n'avait plus eu de force suffisante pour faire la
cuisine. Même ces omelettes simples que tout étudiant consomme
pendant les dures périodes d'examen lui paraissaient difficiles à
faire frire. En une semaine de vie ascétique et de
jérémiades, la douce avait subi les méfaits de la
métamorphose. Ses longs cheveux noirs et naturellement frisés
avaient perdu de leur éclat et de leurs ravissantes ondulations. Son
beau teint basané avait subi l'érosion de la claustration et des
chagrins.
Mais, dans ces longues et profondes méditations, elle
n'avait pas su se convaincre de la disparition de cet être cher dont
seule la présence virile l'inondait de bonheur. Au tréfonds
d'elle-même, elle était en proie à un doute qui de temps en
temps s'emparait d'elle ; elle oscillait entre le pessimisme extrême
et d'intermittentes lueurs d'espoir :
- «Non ce n'est pas vrai ! C'est un peu si je
rêve ! Cela ne peut pas arriver à ce garçon que je
connais très bien. Innocent, sauf cas d'erreur de ma part, n'a jamais
escroqué quelqu'un ; il n'a jamais abusé de la confiance
d'autrui... Et, d'où vient-il qu'il commette subitement un ``cime
politique'', ``un crime grave'', ``une faute très lourde'' comme le
prétendent les médias d'Etat ?
Cette pensée lumineuse qui était passée
éclairer cet empire sombre de ses chagrins lui avait enfin permis de se
ressaisir. Puis, après avoir quitté le bord des larmes quelle
avait suffisamment versées depuis une semaine, elle décida
d'aller chez conseiller. Elle se voulait désormais rationnelle ; il
fallait faire une lecture juridique des évènements, depuis
l'annonce de l'arrestation jusqu'à ce jour. N'était-elle pas une
juriste débutante ?
- « Il faut que j'aille chez in conseiller
juridique. Il faut qu'une autre lumière, plus objective brille sur ces
tristes évènements de l'Université. Beaucoup
d'arrestations se sont opérées à l'Université,
près de moi, avec des motifs les plus hasardeux et contradictoires.
Mais, d'où vient-il que même les grandes Ecoles de Formation
soient aussi des champs de chasse aux hommes ?» se demanda-t-elle.
Elle avait fini par se décider. La toilette faite
après quelques jours de paresse et de désespoir, elle
s'était laissée conduire en route par un léger vent
d'optimisme.
Le soleil n'avait pas encore le Zénith ce jour de la
lune du mois de Julius. La traversée de la ville n'avait pas
été de toute aisance, car d'un quartier à l'autre, il
fallait se soumettre aux gymnastiques les plus périlleuses. Exercices
qui réclamaient des heures entières et beaucoup d'adresse dans
cette petite capitale dont on apercevait les frontières dès qu'on
se perchait sur l'une de ses sept collines. Cette ville avait un
problème réel ; elle n'avait pas
bénéficié, dès la fondation, d'un véritable
plan d'urbanisation digne des capitales modernes. Les maisons sortaient de
terre spontanément, comme des plantes indésirables. Ici, on avait
construit son W.C devant la porte centrale d'une maison dont la cuisine
crachait quotidiennement ses épais nuages de fumée noire d'usines
de houille dans la chambre d'un couple en proie au chômage. Là, on
avait creusé de simulacres de caniveaux qui conduisaient les torrents
d'eaux noires tout droit sous les lits des voisins dans les zones
marécageuses localement appelées
« élobis1(*) », les gens s'étaient tout
simplement spécialisés dans la fabrication des pirogues et des
lits flottants. A voir le spectacle qu'offrait la vie de ce
côté-là et, surtout en saison de pluies, on avait
l'impression que certaines populations, rongées par la pauvreté
et la misère, avaient opté pour la vie à demi ou mieux la
non vie. Imaginons des eaux noires sortir lourdement des fausses d'aisance dont
les profondeurs n'atteignent pas le mètre, traînant toutes les
ordures versées de part et d'autre et prenant du volume avec les eaux
usées et des stations d'essence et des maisons nantis ! Lorsqu'il
pleuvait, c'était un spectacle invivable qui s'y déroulait. Tout
le monde se précipitait à vider toutes ses poubelles dans le
torrent ; ces mêmes ordures ménagères,
mêlées aux boîtes, aux roues usées et à de la
boue empêchant l'eau de ruisseler et, quelques minutes seulement
après, tous les « élobis » étaient en
crue ! On sortait tout ce qu'on pouvait sortir avant que la fougue des
eaux folles ne s'accroisse ; on installait les matelas sur les toitures ou
on attachait des filets sur les lattes des plafonds pour dormir.
En bordure des routes, c'était une propreté
menteuse ; ce genre de propreté qui ne se constate d'ailleurs que
les jours de fêtes nationales ou encore les rares jours où le
siège des institutions accueillait des diplomates ou autres hôtes
de marque.
Certaines personnes avaient toujours souhaité que la
capitale finisse par devenir un théâtre de fréquents
ballets diplomatiques, pour qu'enfin les autorités politiques et
municipales trouvent au moins une politique d'urbanisation et d'assainissement
à la hauteur du crédit dont le pays pouvait auprès de
l'extérieur et aux yeux des touristes.
Les reliques des routes étroites mal asphaltées,
héritées de la cruelle et monstrueuse colonisation n'offraient
que les lambeaux tranchants de leur goudron et des nids de poules aux pneus de
véhicules.
Les quartiers n'étaient pas semblables sur tous les
points, les populations non plus. Ainsi les mentalités donnaient-elles
des configurations les plus diverses à chaque quartier de la
cité. Dans certains quartiers populaires, les routes avaient cette
triste particularité que les ordures s'étendaient sur des
kilomètres, quand elles ne formaient pas des montagnes. Lorsque les
véhicules y arrivaient, les passagers étaient toujours
obligés de remonter rapidement toutes les vitres et de couvrir
entièrement le visage de leurs mouchoirs, car tout ce qui s'y trouvait
était suffisant pour faire avorter une femme, ou donner une
nausée chronique.
Ces poubelles aux mille ordures nourrissaient mille insectes
différents et des milliers d'animaux d'espèces variées. De
tous les insectes, les mouches aux vêtements de deuil étaient
d'une présence étouffante. Elles réussissaient très
souvent à mettre à sec les corps suintants d'animaux imprudents
que certains chauffeurs en proie à l'alcool écrasaient à
leur passage. Lorsqu'une voiture amorçait les premiers mètres de
la route envahie, ces mouches voraces se levaient, s'envolaient et couvraient
le ciel couleur d'azur de leurs larges voiles noires, créant ainsi une
nuit artificielle, parfois même en plein midi !
Les souris n'y manquaient jamais, elles qui avaient
déserté les maisons assiégées par la crise
économique, elles y avaient trouvé un sempiternel refuge
paradisiaque. Certaines souris aux appétits aiguisés, à
force de ronger tout ce qu'elles y trouvaient de comestibles, avaient
curieusement décuplé de volume, prenant ainsi d'étranges
formes des rats des champs. C'étaient des souris d'une fertilité
surprenante, peut-être l'abondance de la ripaille expliquait-elle cette
reproduction accélérée ?
Certains gamins, appelés communément ``enfants
de la rue'' ou ``enfants des poubelles'', y trouvaient tout pour s'occuper et
de quoi satisfaire un estomac même le plus exigeant. Voyons, on y
trouvait presque tout. Et, très tôt le matin, ils étaient
déjà là, qui rôdaient d'un bout à l'autre, de
la base vers le sommet et vice-versa. Certains collectaient tout ce qui
contenait de l'aluminium ; et, c'était leur
spécialité. Pour eux, c'était suffisant pour avoir de la
pitance quotidienne et de quoi s'acheter de la cigarette, de la drogue ou de la
boisson alcoolisée. D'autres ramassaient des bouteilles qu'ils
classaient selon qu'elles pouvaient être vendues aux revendeuses d'huile
de palme ou aux propriétaires des débits de boisson.
C'étaient des sales métiers, mais ces exclus de la
société, ces oubliés du Ministère des affaires
sociales, ces enfants pour qui la journée internationale des droits de
l'Enfant n'a pas de sens « vivaient » à leur
façon dans notre monde. D'autres se nourrissaient des restes sortis des
maisons où coulaient le lait et le miel. Presque toute la capitale
passait par là, nuit et jour et les voyait bien ! Mais, personne
n'osait interroger sa conscience ! Même le 20 Novembre,
c'était l'apathie !
Angeline dont l'esprit était presque hors du corps
avait réussi à résister à sa manière
à se sombre décor et à ces spectacles troublants que
présentait tout ce grand théâtre scandaleux. Le taxi aux
ressorts amortis par les routes avait tout de même réussi à
aller la laisser ``Rue THEMIS''. C'était dans l'un des rares quartiers
de cette époque, où un heureux hasard avait guidé
l'urbanisation.
Ici, il fallait bien sûr être d'une certaine
couche sociale pour acquérir un lopin de terre, ou une maison
conventionnée tous vendus à prix d'or. Les maisons, construites
avec des matériaux locaux importés étaient d'une
éclatante beauté.
Devant le cabinet du conseiller, légèrement en
bordures de route, en face d'un immeuble occupé par un avocat et un
notaire très réputés, une petite plaque métallique
portait les inscriptions :
Cabinet du Dr METJEL : Conseiller juridique
B.P. 1992, RUE THEMIS
Tél: 11-10-92
Dans la large salle où Angeline avait fait son
entrée, il se dégageait une forte odeur de livres. On avait
l'impression qu'on ne pouvait pas y faire un moindre pas à droite comme
à gauche sans risquer de se faire aplatir au sol par de gros livres et
toutes sortes d'encyclopédies. Mais, cette odeur de papiers secs
soigneusement conservés était légèrement
dissipée par un climatiseur ultramoderne qui rafraîchissait la
salle et récréait une atmosphère très
agréable et très propice et à la lecture et à la
conversation.
La porte principale tapissée, à battants garnis
de cuir, donnait immédiatement sur la Rue THEMIS. Les murs
lisses étaient tendus avec des étoffes d'une blancheur laiteuse
et dont les broderies présentaient une grande balance placée
devant une belle femme assise devant un temple, et tenant une
épée de sa maison droite. Les cheveux lisses et blonds, un
bandeau sur les yeux, son nez pointu, ses lèvres fines et minces
rappelaient en tous points la divine Thémis, l'impartiale gardienne des
lois divines, déesse de la justice.
Le cabinet de Dr METJEL avait tout d'une
bibliothèque : des livres d'histoire universelle, histoire de
l'Afrique et, histoire du pays. C'était un grand consommateur de la
littérature et, surtout les romans policiers il s'intéressait
beaucoup aux droits de l'homme, et à la criminologie. Le 10
Décembre était un jour sacré pour lui. Au centre, les
beaux sièges mousseux formaient un demi-cercle autour des tablettes
à glaces et aux pieds dorés et, sur lesquelles étaient
posés des pots pleins de mosaïques de fleurs.
Sa table de travail faisait face à certains meubles au
cuir noir ciré. Derrière, c'était un long buffet
plutôt court, sur lequel on pouvait lire à gauche, dans un grand
cadre, quelques phrases de la déclaration universelle des droits de
l'Homme. Il y avait ceci de particulier que, les Articles 18, 19 et 20 de cette
déclaration universelle des droits de l'Homme étaient
écris en gros caractères, et frappaient à distance. A
droite, c'était la constitution du pays. A quelques centimètres
au-dessus, était suspendu un portrait du Président de la
République à l'aube de son règne. Il y arborait un sourire
candide sur lequel on pouvait lire les indices d'un avenir prometteur.
Légèrement en dessous, c'était l'un des plus beaux
portraits que le Conseiller avait fait dans un Amphithéâtre, du
temps où il enseignait à l'Université
fédérale. Cette image majestueuse montrait l'homme dans une
attitude magistrale. Devant lui, sous ses pieds, un immense parterre le
regardait religieusement et consommait avec délectation son docte cours.
Cette image, le Conseiller aimait la contempler ; elle lui rappelait sa
première profession dont il parlait parfois avec nostalgie.
L'homme, la cinquantaine révolue, était l'un des
premiers enseignants qui avaient eu l'auguste honneur de dispenser les cours
à l'Université fédérale après son
inauguration, quelques années après l'accession du pays à
l'indépendance.
Après son long séjour européen à
la recherche du savoir, l'homme était retourné au pays avec un
bagage intellectuel digne d'un jeune intellectuel dont avait besoin
l'Afrique.
Pétri de bonne volonté, débordant
d'énergie, gonflé d'enthousiasme, patriote jusqu'aux bouts des
ongles, le jeune professeur était dévoué à la cause
de leur jeune nation.
A cette période, le délicat timon de l'Etat
était déjà entre les mains de ses compatriotes. Mais, le
chat blanc parti, les souris noires se mirent à démontrer leur
voracité aux populations timorées. Après quelques
années d'enseignement, ses échos messianiques parvinrent un jour
aux oreilles méfiantes et soupçonneuses du régime en place
qui décida de le mettre à l'index. Désormais, tous les
amphithéâtres étaient plus fréquentés par des
espions, des délateurs que de vrais étudiants. Il était
désormais devenu comme un lion enfermé dans une cage. Tous ses
cours, tous ses gestes, tous ses propos étaient minutieusement
tamisés.
Ses cours portant sur le Droit Constitutionnel et surtout sur
les régimes politiques n'étaient pas du goût du
régime en place. C'étaient, selon ce régime ombrageux, des
cours destinés à former des opposants et des
révolutionnaires redoutables. Aussi avait-on décidé, faute
de le museler immédiatement, de faire passer au préalable tous
ses cours à la censure ! A force d'y dépister trop
d'éléments susceptibles de trahir les pratiques sordides et
antidémocratiques du régime en place, les censeurs
optèrent pour les bastonnades répétées : les
passer au caviar n'était plus suffisant. Après avoir
amèrement constaté que tous ses moindres toussotements
étaient désormais considérés comme des provocations
contre le pouvoir en place, après avoir constaté qu'on avait
malignement mis feu dans sa bibliothèque, l'homme avait résolu
de déposer la craie !
Ne voulant pas quitter définitivement Thémis
dont il se voulait un inséparable serviteur, l'homme avait
embrassé la profession libérale de conseiller juridique.
Il était tranquillement et douillettement assis dans
son mousseux, le Conseiller. C'était déjà un vieux
routier. Mais ses cheveux noirs cachaient son âge. Son aisance et sa
fraîcheur cachaient un passé hideux qui failli écourter son
séjour sur terre. En face de lui, Angeline avait pris place et
parcourait les rayons de la nouvelle bibliothèque d'un regard anxieux et
inquiet.
- A qui ai-je l'honneur ce jour de la lune, jeune et charmante
créature, demanda le Dr Métjel, avec une cordialité de
grands éducateurs.
- A Mlle NDOLO Angeline, lui répondit la jeune perle,
toujours en proie aux inquiétudes.
- Alors, Angeline en quoi puis-je vous être utile, s'il
vous plaît ?
- Euh... Oui Monsieur le Conseiller, je suis étudiante
à la Faculté de Droit. Je ne suis que débutante pour le
moment.
- Ah ! Voilà qui est de la maison de
Thémis ! Mais, dites, qu'est-ce qui fait défaut à
votre bonheur ce jour, charmante Angeline ? Est-ce méchant
séducteur qui a essayé de vous déposséder de
vous-même ?
- Non, loin de là, Monsieur le Conseiller. La fleur de
ma virginité, je l'avis fait enlever par un doux et charmant
garçon à qui j'avais confié mon coeur. Mais, ce
garçon qui incarne la tendresse, un vent violent me l'a
mystérieusement arraché depuis une semaine, répondit
Angeline, d'un ton qui suscita pitié et compassion.
- S'il vous plaît Angeline remettez-vous dans votre
jolie peau et racontez-moi posément votre histoire fit Métjel qui
s'apprêtait à consigner les données du délicat
problème.
- J'ai un amant, étudiant à l'Ecole Normale
Supérieure, jusqu'à sa mystérieuse disparition vendredi
dernier. A mon retour d'un voyage d'une semaine, j'avais à peine ouvert
ma porte, quand une amie mienne était venue m'annoncer qu'il avait
été arrêté et incarcéré.
C'était avait-elle précisé, un communiqué de la
radio nationale. Mon amie, une fille crédible, m'avait
précisé de manière emphatique, qu'il s'agissait d'une
faute politico-criminelle, et que, eu égard à la gravité
de cette faute impardonnable, ils étaient passés par les
armes.
A ce témoignage, ses larmes se mirent à
ruisseler, franchissant à grosses gouttes la digue de ses
paupières. Le Conseiller s'investit pour tarir la source lacrymale et
n'y réussit que grâce à sa dextérité peu
commune.
A l'annonce de cette triste nouvelle, j'avais
immédiatement tenu à me rendre chez Menkaazeh' Innocent, c'est
son nom, afin de m'enquérir de la réalité. Mais lorsque
j'étais arrivée devant la porte désertée de sa
chambre, j'avais amèrement constaté que les cambrioleurs l'avait
littéralement vidée de tout son contenu ! Le plafond
était éventré ; les murs étaient
dénudés ; la table d'étudiant était
emportée avec tout : téléviseur, lecteur de
cassettes, dictionnaires, et livres, diplômes... tout était
emporté ! La penderie, le lit, bref tout ! La chambre
était d'une humidité de glace ! On aurait dit que son
occupant avait déménagé depuis un an !
- Quelle était la nature de leur faute avez-vous
dit ?
- Mon amie m'avait parlé d'une faute
politico-criminelle, reprit-elle fidèlement.
- Adjop djem ! é a poua yem ! é a Um
Nyobé ! é a Ouandié1(*) ! C'est quoi une faute politico-criminelle,
Hein ? Lui demanda le Conseiller dont la consonance du dangereux vocable
avait fait sauter les lunettes. Les deux mains implorantes, la bouche largement
ouverte, les yeux écarquillés, il regardait la jeune fille
apeurée comme si elle sortait d'un univers jamais imaginé.
- Monsieur le Conseiller, ce vocable-là échappe
à mon entendement moi aussi.
- Ecoutez, il y a comme une sorte d'amalgame dans ce que vous
révélez-là, Mademoiselle Angeline NDOLO. En droit, ce
vocable assourdissant est un galimatias, précisa le Conseiller
juridique.
Mais le comportement quasi ingénu de la jeune fille
avait fini par prouver au Conseiller qu'elle ne plaisantait pas. Aussi avait-il
pris la ferme résolution de percer l'énigme.
- Angeline, je sais qu'il y a les délits, il y a les
contraventions, il y a les infractions et il y a les crimes. Tous ça
relève du droit pénal, vous comprenez ? Le crime est un
comportement punissable d'emprisonnement allant de dix ans à la peine de
mort, fit-il posément.
Malheureusement l'expression ``peine de mort'' avait
profondément froissé Angeline. Aie ! La peine
capitale ! Elle en avait lu les effets chez Victor Hugo ; elle en
avait entendu parler par ses parents et tous ceux qui avaient connu
l'époque des luttes d'indépendance, quand les nationalistes
capturés par le pouvoir colonial étaient présentés
au peuple naïf comme des « Maquisards », et par
conséquent bons pour la fusillade ou la pendaison sur la place
publique !
- Veuillez vous calmez ; veuillez vous calmer ;
calmez-vous. Soyez tranquille dans notre peau. Nous n'en sommes qu'à la
simple phase des définitions des termes sont capitales. Le délit
est un comportement punissable d'un emprisonnement allant de un à dix
ans, d'une amande allant jusqu'à vingt-cinq mille francs. Cette
deuxième définition avait moins apeuré la jeune fille.
Elle n'avait pas trouvé dix ans longs ou insupportables. C'était
trop certes, cela ressemblait à un bannissement, c'est vrai. Mais,
c'était plus acceptable. Car elle pourrait encore attendre dix ans et
être sûre de revoir cet être qui lui était si cher.
Mais, la peine de mort !... No, non et mille fois non ! Cette
idée écourterait son séjour sur terre. Elle était
même à se demander ce qui avait poussé des mortels pourtant
si avides d'éternité, à penser à un article aussi
lourd de conséquences et aux senteurs de boucheries.
- La contravention est une infraction dont l'auteur est
punissable d'un emprisonnement allant jusqu'à deux mois et d'une amende
ne dépassant pas dix-mille francs.
Une fois de plus Angeline n'avait pas senti souffler un
mauvais vent, un vent à irriter le toucher. Le rythme de son coeur
sensible avait une cadence régulière. Car dix-mille francs
à payer et deux mois de séparation ! Si tel était le
cas, elle trouverait cette justice humaine. Mais la peine de mort ! La
fusillade !... La pendaison !... Sur la place publique encore !
Ah ! Un triste spectacle à éclabousser et son image et toute
celle de sa famille ! L'amante d'un pendard ! L'amante d'un
« ennemi de la République » ! Non ! Non et
non !
Le Conseiller, très soulagé, avait
manifesté une joie perceptible à ce calme qu'affichait
désormais son interlocutrice. Puis, il continua :
- On distingue trois types d'infractions : il y a
l'infraction pénale ; il y a l'infraction civile et il y a
l'infraction disciplinaire. L'infraction c'est un fait prévu par a loi
et sanctionné par elle d'une peine. Jusqu'ici, Angeline n'avait pas
encore compris ce qu'on aurait reproché à son amant, au point de
l'arrêter de façon mystérieuse et le mettre à
mort ! Le tuer, oui, tuer... Innocent ! Le tuer ! Non, non et
non !
- Votre amant serait-il l'auteur matériel d'un crime,
d'un vol, d'un abus de confiance ou d'une escroquerie ? Demanda le
Conseiller en la regardant cette fois droit dans les yeux, fixement, comme pour
la contraindre à e pas lui dissimuler un éventuel
détail.
- L'auteur matériel..., l'auteur
matériel...matériel, qu'est-ce ? pensa-t-elle, la tête
baissée, l'index appuyé sur son menton.
Le Conseiller avait compris le blocage provoqué par la
nouvelle notion. Il entreprit rapidement de revenir aux définitions.
- J'ai failli oublier de vous rappeler que l'auteur est le
plus souvent l'auteur matériel. Il existe le co-auteur d'un acte et le
complice. L'auteur matériel, c'est celui qui accompli personnellement
les actes matériels constitutifs de l'infraction. Le coauteur, c'est
aussi celui qui a accompli personnellement les actes matériels
constitutifs d'une infraction. Il les a accomplis avec une ou plusieurs
personnes...
- Vous voyez, Mlle NDOLO, nous vivons dans un état de
droit où chaque citoyen, en respectant les lois qui régissent la
société, est libre. Il doit jouir pleinement d'un certain nombre
de libertés fondamentales sans lesquelles il ne saurait se
considérer comme citoyen. A savoir par exemple : La liberté
de pensée, la liberté de conscience, la liberté
d'expression, la liberté physique, la liberté civile, la
liberté d'opinion la liberté d'association, la liberté...
nos législateurs ont prévu tout cela et, tout cela est bel et
bien dans l'esprit de la déclaration universelle des droits de l'Homme,
hein ? La communauté mondiale reconnaît le 10
Décembre 1948 comme le premier jour de l'histoire de
l'humanité ! Et, l'article 9 de la déclaration
universelle des Droits de l'Homme est clair !
Bien, supposons qu ces libertés sus-citées
soient effectivement respectées pour les citoyens et par ceux qui ont la
délicate mission de nous diriger, hein ? Alors est-ce que Innocent
votre amant militait dans un parti politique quelconque ? Je tiens
d'ailleurs à préciser qu'il en a le plein droit, la rassura le
Conseiller qui avait vu la jeune fille frissonner comme si elle avait pris une
méchante torgnole.
Angeline n'avait pas frissonné pour rien. Car les
partis politiques dans ce tumultueux contexte de transition démocratique
étaient devenus ces genres de sectes dans lesquels on initie les
citoyens à l'art de haïr et même d'éliminer sans
réfléchir, tous ceux qui ont choisi de militer en faveur de tel
ou tel parti. C'était tout simplement effrayant ; c'était
très difficile à vivre, cette nouvelle ère-là.
Beaucoup de citoyens avaient sagement renoncé à militer, surtout
dans l'opposition. Il fallait tout faire pour ne jamais laisser sa couleur
politique apparaître au grand jour. Mais, le naturel étant
difficile à chasser, on finissait parfois, même par inadvertance,
par se faire soupçonner soit à travers une certaine façon
de manger, soit par sa façon de parler, soit par ses vêtements,
ses compagnies, ses lieux de distraction, ses lectures ses chaînes de
radios et de télé. C'était difficile. Oui, c'était
très difficile d'être citoyen et de vivre ou d'exprimer sa
citoyenneté. L'accès à une école de formation, la
promotion à un important poste de responsabilité dans
l'administration, tout cela était minutieusement contrôlé
et, l'unique porte étroite était le militantisme
zélé et l'attachement méchamment aveugle au parti au
pouvoir. C'était difficile d'être citoyen. Oui, c'était
très difficile. Des clans et des tribus avaient payé de leur sang
et même de leur vie la transition démocratique. C'était
difficile. On ne pouvait pas facilement se réclamer du parti au pouvoir
sans risquer de se faire taxer de ``complice des détourneurs et de
tueurs !'' Ce n'étaient pas les intimidations qui manquaient !
Ce n'étaient pas non plus de violentes menaces et les tracts savamment
confectionnés et qui recommandaient aux citoyens de faire de leurs
flèches et de leurs machettes leurs fidèles compagnons volant
partout comme des criquets à l'approche de Décembre. Oui, il
fallait, en dormant, poser ces armes-là sur le chevet et ne dormir que
d'un seul oeil ! Les citoyens d'un même quartier, jadis
soudés, dormaient désormais en chien de fusil !
Les partis politiques, ses creusets des apôtres de
Satan, recommandaient une vigilance de chasseurs ! Dans les quartiers, les
familles qui avaient longtemps vécu dans une harmonie relative se
désolidarisaient au rythme des harangues à coloration tribale...
il fallait soutenir le ``frère'' ; il fallait ``voter
village'' ; il fallait « élire la tribu »...
- Innocent, sans être forcément dans un parti
politique, participe à la vie politique de son pays, comme moi
d'ailleurs. Il vote, car il a déjà la majorité. Moi
aussi.
- Bien, je n'irai pas vous demander pour qui ou contre qui
vous avez voté, car, il s'agit là de votre droit le plus absolu
et c'est un droit sacré ! En votant, vous faites un choix
personnel. Elire, c'est choisir. Et, chaque citoyen est libre de choisir qui il
estime être capable pour l'heure, de manoeuvrer le gouvernail de l'Etat.
Donc, quiconque vous menace d'avoir voté pour tel ou contre tel est ipso
facto considéré comme un ennemi de la Démocratie. Le
Conseiller avait compris que les attitudes de Angeline ressemblaient en
plusieurs points à celles de beaucoup de leurs compatriotes qui
n'avaient pas encore réellement pris conscience de leur
citoyenneté dont ils devaient pourtant jouir pleinement. Le mot
« politique » ou l'expression « parti
politique » relevait du domaine du tabou.
- l'ère des tabous doit être
définitivement révolue ! Angeline voyez-vous ? Il me
souvient encore que j'ai tout récemment reçu ici même, des
citoyens en proie aux persécutions perpétrées par une
certaine catégorie de fous qui se réclament et du parti au
pouvoir et de la tribu du Président de la République ! Il
est tout à fait inadmissible que des gens sans foi ni loi, des gens qui
ont vendu leur raison et leur âme au diable, vous espionnent jusque dans
les isoloirs des bureaux de vote et vous promettent la mort si vous ne votez
pas pour leur candidat ! Çà c'est ce qu'un de mes
confrères appelle «une forme masqué du gangstérisme
politique »
Et comment un candidat comme d'autres candidats à la
magistrature suprême peut accepter un jeu aussi sordide que
démoniaque ? demanda le Conseiller. Angeline était quelque
peu devenue sereine. Car même les grands juristes du pays étaient
au courant de presque toutes les exactions et les supercheries du
régime. Mais jusque-là, il lui avait semblé que le juriste
qu'elle avait vu entrer dans les textes et dans les anecdotes n'avait pas
encore déchiffré l'énigme.
- J'ai dans l'un de mes tiroirs importants, les dossiers de
certains pauvres jeunes qu'une certaine poignée de fils du diable
avaient réussi à faire arrêter par les forces de
sécurité é, mama Yem ! é a
Mètjel1(*) !
Pouvez-vous deviner les chefs d'accusation qui pesaient contre ces
pauvres ? Oh ! Thémis ! Il se trouve qu'on avait
soupçonné un illettré d'être le plus grand lecteur
des journaux privés du pays !
A un autre qui aimait écouter les radios
étrangères, on lui reproche d'être le correspondant
permanent de ces chaînes dans le pays ! Pour le troisième,
vraiment, je ne sais pas s'il faut en rire ou en pleurer, car c'est bizarre.
A cette phase de son témoignage, l'homme enleva sa
grosse paire de lunettes et éclata de rire. Il se mit à rire
à se briser les côtes. Il déposa ses verres sur son bureau
et soutint ses côtes de ses deux mains. Puis, c'étaient des
toussotements. Ensuite, les larmes qui se mirent à ruisseler sur ses
joues et allaient se perdre dans la mousse du tapis. L'homme se leva et se mit
à parcourir toute la salle en riant, les mains sur les hanches, puis sur
la tête. Par moments, il prenait appui sur les livres. Seul un heureux
hasard empêchait que la bibliothèque ne se renverse sur lui.
L'homme sortit par la porte arrière qui donnait aux
toilettes. Angeline ne put se retenir ; elle pouffa d'un rire qu'elle se
précipita d'étouffer dans sa pochette. Puis, il réapparut,
le visage légèrement humecté d'eau fraîche. Il
sortit sa pochette et assécha son visage. Une fois confortablement assis
dans son fauteuil, il chaussa ses verres et continua :
- Le troisième est un malheureux qu'on avait surpris
dans un bar en train de siroter tranquillement sa bière. C'était
bien dans un bar, c'est-à-dire un lieu public. Ce bar de renom
respectait bien les horaires fixés par la loi. Ce bar payait bien ses
taxes et autres impôts. L'homme buvait une bière, une bière
qui avait été brassée selon les normes requises. Cette
bière était produite par une société brassicole de
notre pays. Une société qui fonctionne légalement. Elle
emploie une main d'oeuvre à faire respirer l'Etat de renflouer ses
caisses. Mais, mais, mais... parce que ce citoyen qui se croyait bien libre de
sa liberté civile, avait osé acheter avec l'argent de la sueur
de son front cette bonne bière qui fait par ailleurs la fierté de
l'industrie du pays, de ses compatriotes, soumis pourtant aux mêmes lois
que lui, l'ont taxé d' « ennemi du pays » !
Pour eux, sa couleur politique se lisait clairement sur la marque de
bière qu'il consommait et, par conséquent, il était un
redoutable opposant. Oui, ce n'est pas facile d'être Africain. Mais, moi,
Métjel, je refuse tout ce qui peut, d'une manière ou d'une autre,
freiner la bonne marche de la Démocratie. Je refuse que soient
violées au quotidien les lois sans lesquelles l'homme en qui survit
l'instinct de loup, serait toujours un loup pour son semblable. Le juriste
avait fait son travail. Mais il n'avait pas les pouvoirs de lire les
évènements passés ou futurs. Aussi n'avait-il pas
entièrement satisfait la jeune fille. Après tout ce qu'il avait
dit et démontré, il restait une chose : lui dire où
se trouvait son amant.
- L'auteur intellectuel ou moral est quelqu'un qui n'a pas
accompli lui-même l'acte constitutif du délit, mais qui a
été simplement la cause intellectuelle de la commission de
celui-ci. La complicité suppose tout simplement un acte de
participation, ajouta-t-il à ses définitions.
- Bien Angeline NDOLO, vous allez m'aider à vous aider.
Soyez calme, pondérée, réfléchie et honnête.
Dites, votre amant se montrait-il parfois violent ?
- Non, Docteur, je crois que si Innocent était violent,
logiquement je ne serais plus avec lui. Je ne supporte ni la violence, ni la
brutalité, et c'est ma nature. Je suis d'un tempérament doux.
- Mais, Angeline, on peut dire que de temps en temps, Innocent
allait voler pour vous faire plaisir, pour vous conserver...
- Ah ! Non, non, je n'ose aucunement l'imaginer. Ce
garçon est trop honnête pour se livrer à une telle
activité. D'ailleurs, sa condition et son statut ne le
prédestineraient jamais à faire cela.
- Ne faites pas la naïve, Angeline. Vous savez
très bien que les jeunes garçons de nos jours sont pour la
plupart de vrais caméléons. Ils peuvent faire feu de tout bois
pour garder vos faveurs.
- Non, non et non ! Innocent, je le connais trop pour me
faire un tel portrait de lui.
- Mais, voyons, vous savez que ces jeunes sont de bons
harangueurs, surtout quand ils sont poussés par l'instinct
grégaire. Innocent peut avoir dressé les populations contre
elles-mêmes ! Ou contre le institutions de la
République !
Pensez-y !
- Aieee ! Dresser les populations contre elles !
Aieee, comment ? Pourquoi ? Et quand ? Monsieur le Conseiller,
rien de tout cela.
- Angeline, nous venons là de faire un tour d'horizon
assez fouillé. Nous avons mis en relief un certain nombre de crimes
politiques pour lesquels un citoyen peut-être puni de mort, conclut le
Conseiller Métjel.
A ces mots de fin, Angeline, laissée presque sur sa
faim, fixa le front luisant du juriste. Elle avait toujours l'impression que
l'homme lui avait caché quelque chose ses yeux parcouraient
désormais tous les rayons de la bibliothèque, comme pour y
trouver un éventuel live qui lui tiendrait plutôt un langage
prophétique, un langage rassurant. Elle souhaitait qu'en fin d'analyse,
le Conseiller lui dise par exemple : « Angeline, voilà,
c'est clair, votre amant est bel et bien vivant ; il se trouve au lieu
X... il sera libéré ... »
- Mademoiselle NDOLO, je comprends assez bien votre
attachement à votre amant et je mesure votre affliction. Mais, je puis
vous rappeler que toutes les questions que je vous ai posées
relèvent du droit pénal. Mon rôle ici n'est nullement de
percer les mystères. Je ne suis ni devin, ni diseur de sorts. Cependant,
si j'étais en possession de son dossier, j'essaierais de mieux envisager
la suite et quand bien même tout semblerait perdu pour lui, je tenterais
de contacter le procureur de la République. MEBALA MENAL est un ami
personnel ; il fait partie des toutes premières promotions de mes
Etudiants de l'Université fédérale, dès mon retour
de France. J'ai d'ailleurs accueilli très favorablement sa
récente promotion. C'est un garçon manifestement hostile au
mensonge et au faux. Tu sais qu'aujourd'hui, notre société subit
une dégradation morale très avancée. Tel qu'il
paraît, actuellement à défaut de l'argent, il faut avoir
des relations. Je suis tut à fait convaincu que, ces jours-ci, seuls
l'argent et les relations comptent dans notre société. La
réalité est ainsi faite. L'objectivité dans le traitement
des dossiers, je ne suis pas très prêt à y croire, car
c'est relatif. Le plus souvent, quand les gens sont entre deux chaises, ils
constituent rarement une défense. La plaidoirie et la postulation,
non ! Pour eux, l'avocat, c'est très compliqué ça
demande de gros sous ; ça fait trop marcher ; la
procédure est très longue... Et, au bout du tunnel, ça ne
fait pas forcément atteindre les fins escomptées. Alors qu'est-ce
qu'il fonts ? Ils vont voir les O.P.J.- entendons les officiers de police
judiciaire- ils leur ``mouillent la barbe'' et, tout est joué. Soit les
dossiers disparaissent avec les inculpés dès la base, soit les
données des problèmes changent complètement. Ici, c'est
une étape capitale où les gens se battent pour étouffer
leurs sales affaires. Ils n'hésitent pas çà faire parler
de l'argent face aux enchères de leurs harceleurs cupides. Vous savez,
chez nous, les flics, ça rime bien avec les frics, hein ? Flics-
frics en Afrique ! Mais il me semble que sitôt que le Procureur de
la République se saisit de certaines affaires, le sérieux
commence...
* *
*
Après ces entretiens, Angeline très peu
rassérénée s'était tout de même
momentanément résignée. Elle remplit toutes les
formalités et quitta son illustre hôte. Sitôt qu'elle avait
emprunté le tout premier taxi qui passait par la rue Thémis, une
voiture couleur noire vint s'arrêter devant l'immeuble. Au volant,
c'était MEBALA MENAL, le jeune et tenace Procureur de la
République. A sa droite était assis son vieil ami NDEMTELI, un
jeune professeur de lettres. Ces deux gens avaient été
étudiants du Docteur Métjel, à l'aube de sa
carrière d'enseignant à l'Université. Une fois descendues
du véhicule, ils se dirigèrent vers le Cabinet de leur ancien
professeur.
- Humm ! Quelles odeurs ! Ça sent les livres
par ici ! On se croirait dans la bibliothèque de
l'université.
- Oui, Professeur, tu sais, chez vous autres enseignants,
c'est d'abord la bibliothèque. Ce sont tout d'abord les livres, les
documents, il me semble qu'avec le temps, Docta Métjel a réussi
à reconstituer une bibliothèque digne de lui, fit le Procureur
très émerveillé. Puis vint le Conseiller qui
s'était momentanément soustrait afin de se rafraîchir la
gorge. Dès qu'il les vit, il s'exclama :
- Oulalalala ! Qui vois-je ? ME-BA-LA ME-NAL !
Ce n'est pas vrai ! Quelle coïncidence ! Quand on parle du loup,
on voit sa queue. Il y a de cela quelques poussières de secondes que je
faisais allusion à vous. Ah ! Soyez les bienvenus mes chers amis.
Puis, il les prit tendrement dans ses bras de quinquagénaire.
- Recevez mes félicitations, Monsieur le Procureur.
J'avais suivi votre promotion avec une profonde joie alors, et l'ami, à
qui ai-je l'honneur ? Comment puis-je interpréter cette visite qui
me fait honneur ?
- Ah ! Docta, vous savez, il très difficile
d'oublier les gens qui vous ont positivement marqués dans votre vie, et
surtout votre vie scolaire. Vous savez, les enseignants sont des gens à
ne jamais oublier. Il y a un vieux préjugé qui veut que
l'enseignement soit un métier ingrat. Mais, j'incline à croire
que l'école est la deuxième famille de l'homme. Hier
déjà le professeur NDEMTELI que voici est venu me rendre visite.
Lui et moi, nous sommes comme le doigt et l'ongle. Mais, vous rendez-vous
compte que durant notre conversation, nous n'avons parlé que de vous et
rien que de vous ? C'est d'ailleurs ce qui nous a poussés à venir
rendre visite.
- Merci bien. Et lui, le professeur ? A qui ai-je
l'honneur ?
- Oui, c'est NDEMTELI, c'est un garçon dont j'admire
beaucoup l'endurance et l'optimisme. A l'époque, il était
étudiant en droit. Mais après avoir grillé son mandat en
deuxième année, il avait fini par découvrir sa vraie
vocation du côté des lettres.
Tous éclatèrent de rire.
- Ah ! Voilà ! Voilà, ils ne pourront
jamais changer, ces gens-là. Le langage reste le même, hein ?
``Griller le mandat'' hein ? ``Griller le mandat'' c'est bel et bien
échouer après un redoutablement, non ?
- Oui Docta, fit le professeur NDEMTEI.
Tous se mirent à rirent à haute voix. On eut de
la peine à croire qu'il n'y avait que trois personnes. Ils
évoquèrent la vieille époque : la vie sociopolitique,
la vie au campus, les professeurs, les étudiants, les cours, le
restaurant et « l'epsi », c'est-à-dire la bourse.
Après, autour d'un pot de retrouvailles, le conseiller revint sur le
sujet qui les préoccupait tant : l'arrestation de Menkaaseh' et les
autres.
- Monsieur le Procureur, je vous ai dit tantôt qu'avant
votre arrivée, j'étais en train de faire allusion à vous.
En effet, je me demandais si l'affaire Menkaaseh' Innocent était
déjà portée à votre connaissance. Je venais de
recevoir une jeune fille qui m'a dit être son amante. Elle a
évoqué le communiqué radio qui avant annoncé leur
arrestation, leur incarcération et leur exécution
éventuelle pour « faute très
lourde ». Je puis vous avouer que j'ai parcouru tout le sujet
sans pouvoir y voir clair.
- Oui, Docta, je connais bien cette affaire Menkaaseh'. A ma
connaissance, c'est une affaire très simple à trancher, puisqu'il
n'y a véritablement rien qui soit fondé. Pour le Procureur que je
suis, c'est une non affaire, si je puis ainsi m'exprimer. Mais je dirais que
c'est également une affaire très complexe. Ah ! Oui, cela
peut paraître paradoxal, mais elle s'est compliquée parce qu'elle
a pris des colorations politiques et tribales. On a tout politisé ;
on a tout tribalisé. Voilà la réalité. Mais, du
point de vue de la légalité, c'est une affaire classée,
sans suite.
Les révélations du Procureur troublèrent
tout le monde. Et, chacun prit goût à l'affaire.
- Il y a de cela quelques semaines que j'avais effectué
une descente du côté de la gendarmerie. Il était question
pour moi de faire une visite de routine et surtout de veiller à la
légalité des actes qui se seraient posés. Mais, ayant
parcouru quelques registres, j'avais constaté que les étudiants
avaient fait le plein des cellules. On se croirait en plein campus
universitaire ! Fait insolite : même les étudiants de
l'Ecole Normale Supérieure peuplaient les cellules ! Cela
paraîtrait surprenant, mais c'est la vérité ! Les
arrestations s'étaient effectuées en masses et surtout avec la
plus grande partialité et une rage indescriptible. Je voulais faire le
tour de toutes les cellules. Mais, cette occasion m'avait été
refusée. Le prétexte avancé : les cellules, pour la
plupart, étaient pleines de tous les grands coupeurs de routes et de
tous les braqueurs de renom qu'on avait arrêtés tout
récemment. On redoutait leur évasion m'avait-on
répété avec insistance. D'autres gendarmes plus bavards
prétendaient que les clefs étaient gardées par un soldat
licencieux mais très protégé, appelé Mambezimbi.
Manbezimbi, m'avait-on affirmé, était un
intouchable, un soldat dont les relations débordaient les
frontières de la haute hiérarchie de l'armée. Il avait des
attaches dans tous les ministères et... surtout les grosses
pointures : sa mère et ses soeurs modulent le rythme des battements
des coeurs !
Mais, ce qui révoltait l'esprit et inquiétait le
bon sens, c'étaient les chefs d'accusation. Oui, des chefs d'accusation
teintés de complaisance et même de puérilité !
Pleins de légèreté. Tenez, comment ne pas juger de
puériles les accusations selon lesquelles ces innocents ne lisent que
les journaux privés, il n'écoutent que les radios
étrangères, ils ne boivent que des bières brassées
par les opposants, ils tiennent permanemment de grands meetings politiques
clandestins dans leurs chambres, dans le seul but inavoué de faire
chuter le régime au pouvoir, ils sont propriétaires des
imprimeries puissantes financées par les ennemis du régime, et
spécialisées dans la confection des tracts, ils sont des
spécialistes en attentats et en coups d'Etat, ils sont des poseurs de
bombes patentés et confirmés !...
Le procureur avait cité ces différents chefs
d'accusation qui pesaient tels des pieds d'airain sur la tête de ces
jeunes prévenus qui ne demandaient qu'à poursuivre leurs
études. La stupéfaction avait suscité la frayeur et une
indignation généralisée on n'avait presque jamais connu le
Procureur dans un tel état d'énervement. Pendant qu'il
énumérait les motifs pour lesquels toute cette petite
république de jeunes devrait être exécutée, de
grosses veines se dessinaient sur sa main et sur son front. Que de voix
étranglées !
- Par ailleurs, Eben le philosophe et Menkaazeh' sont
accusés, dit-on, d'avoir décidé de voter pour
l'opposition ! Oui, on les accuse d'avoir voté contre le
régime et, cela représente aux yeux des accusateurs une faute
très lourde qui mérite inévitablement la mort !
Ah ! Mes chers compatriotes, mes chers frères,
gens de bonne foi, âmes bien pensantes, comment voulez-vous qu'un homme
équilibré comme Mebala Menal puisse souffrir pareilles
grossièretés comme preuves à charge ?
Voyez-vous ? Ce sont des monstruosités ; ce sont les fantasmes
de quelques hallucinés. Tenez, d'autre part, ces jeunes gens sont
accusés d'assassinat et d'anarchie. Bien que ces crimes soient
qualifiés, les indices constitutifs pertinents et dignes de
crédibilité manquent ! Vu ces arguments, j'avais
ordonné que l'affaire fût immédiatement classée sans
suite et que les prévenus fussent purement et simplement relaxés.
Mais, malheureusement, il me semble que pour des raisons politiques, la
gendarmerie avait fait table rase de ma décision. La réponse
était un non possumus.
- Ah ! Faut-il donc déduire que le judiciaire n'a
pas de pouvoir ? demanda Ndemteli - Mon cher, je ne te le fais pas dire.
Vous comprendrez désormais que notre métier n'est pas aisé
à exercer : d'un côté, nous avons charge de
préserver les intérêts publics ; de l'autre, nous
sommes très souvent en face de l'exécutif et même
très souvent opposés aux officiers de police judiciaire qui
devraient pourtant être nos précieux collaborateurs, au regard des
rôles qu'ils sont appelés à jouer dans l'instruction des
procès. Du côté de la police, c'est plutôt de la
merde. Là, la garde à vue est très souvent criarde et
insensée. Car ces gens-là semblent avoir cultivé la
cupidité ; ils sont tellement friands de pécule qu'ils en
ont déjà fait une divinité. On a l'impression qu'ils
n'hésiteraient pas à vous éliminer tacitement sous
prétexte que vous leur mettez les bâtons dans les roues.
Vous vous en rendez compte ? J'ai souvent eu à
faire relaxer une cellule entière, faute de véritables preuves
à charge. Mais, il faut le dire, tout cela, c'est à mes risques
et périls.
- Ah bon ? C'est donc dire que ce serait pour une raison
similaire que certains policiers fougueux avaient sauvagement battu un
Procureur dans leur commissariat ? demanda le professeur Ndemteli.
- Hé ! Oui, oui, voilà donc une parfaite
preuve illustrative de ce que je disais. Voyez-vous ? Les exemples,
ça ne manque pas. Ce traitement pour le reste honteux et
déplorable avait été infligé à mon ami et
confrère NBONGUEUH'. Vous savez très bien ce que la presse a pu
dire de « l'affaire MBONGUEUH' » ? Cette affaire a
fait couler beaucoup d'encre et de salive dans ce pays. C'était un acte
odieux qui était venu une fois de plus mettre la puce à l'oreille
de l'exécutif. L'opinion se demande si nos centres d'instruction et nos
écoles de formation fonctionnent encore ! La déontologie
est-elle enseignée à nos hommes en tenue ?
MBONGUEUH' est un confrère clairvoyant. C'est le
symbole du travailleur acharné ; il incarne l'impartialité.
Malheureusement pour lui, le devoir l'avait conduit chez ces abeilles cupides.
Le reste...vous le savez.
MBONGUEUH' avait été molesté au
point où son corps ressemblait à celui d'un cambrioleur
piégé dans un quartier populeux et livré à la
vindicte, expliqua le Procureur.
Pendant que le Procureur faisait l'autopsie de ces
hérésies qui apportaient davantage de noirceur à ce
tableau de la vie sociopolitique, Métjel le Conseiller qui
s'était levé et s'était mis à collecter tous les
numéros des différentes publications ayant traité du
problème estudiantin revint avec toute une pile de journaux qu'il versa
sur le tapis. Il s'agissait d'essayer de faire une sorte de reconstitution des
faits qui avaient secoué la capitale, à la lumière de
toutes les publications de cette période. L'homme sortit tous les
journaux nationaux et quelques publications étrangères qu'il
avait pu conserver.
- Mes chers amis, voici presque tous les journaux qui se sont
plus ou moins largement penchés sur les tristes évènements
survenus au campus universitaire et dans ses environs, du ``Jeudi noir''
à ce jour. Voilà les exemplaires du journal officiel. Ça,
ce sont les exemplaires du « PHOENIX ». Vous le savez
certainement autant que moi, depuis que l'on parle de liberté de presse
dans ce pays, il est des journaux qui, malheureusement, paraissent plutôt
de moins en moins. « Le PHOENIX », beaucoup de gens ne le
savent peut-être pas, est l'ancêtre des journaux de ce pays. C'est
un journal qui est né avec notre pays ; il a l'âge de
l'indépendance de notre pays ! Mais, nos gouvernements
véreux n'ont jamais souhaité que sa perte : le passer au
caviar, voilà leur devise. La censure est une sangsue qui suce
horriblement cet hebdomadaire. Vous vous rappelez bien le dernier procès
intenté contre son directeur de publication ? Savez-vous que
c'était à cause de cet article presqu'anodin ? Lisez-vous
même son titre principal : « Où va l'argent de
notre pétrole ? »
- « Notre pétrole »
C'est-à-dire le pétrole du pays ! s'exclama NDEMTELI.
- Bien sûr que oui, si un journaliste ne peut plus
attirer l'attention de l'opinion sur la gestion des biens publics, j'incline
à croire qu'il est nettement passé à côté de
sa vocation, précisa le Conseiller juridique.
- Vous savez bien qu'il était frappé d'une peine
principale et pas n'importe laquelle : il était condamné
à mort. Oui, une condamnation à mort pour avoir soulevé ce
qu'on a appelé dans la presse proche du pouvoir : « un
dossier secret de l'Etat » ! Selon eux, on ne devrait pas parler
des circuits du pétrole comme si c'était celui de l'huile de
palme ou de la bière ! Vous comprenez que, tous les dossiers
étant presque des « dossiers secrets de l'Etat »,
nos cimetières fourmilleront des corps de tous ceux qui auront la
malchance de se demander comment les biens publics sont gérés.
Pendant qu'il parlait ainsi, le conseiller classait
méticuleusement les journaux : c'était une forte collection.
Le professeur Ndemteli et le procureur les dévoraient avec
curiosité.
- A l'allure où vont les interpellations des
journalistes et les arrestations de tous ceux qui sont impliqués sans
les circuits des journaux, la presse finira par se spécialiser dans les
annonces des anniversaires et des mariages, continua le conseiller
Le Procureur éclata de rire, puis :
- Voici un important numéro du
« Phoenix » qui se penche avec fort détails sur ces
évènements de l'université. Il lut à haute voix le
titre :
« Gros plan sur les évènements qui
secouent l'université depuis quelques semaines. Dans ce numéro,
les étudiants témoignent. »
- Cet exemplaire du « Coq » enrichira nos
connaissances car, je trouve ce titre assez accrochant :
« Encore des affrontements entre étudiants
à l'Université : l'Armée frappe, viole et vole. Bilan
provisoire selon des témoins : de nombreux blessés graves,
des centaines d'arrestations et des chambres (une cinquantaine)
cambriolées et mises à nue ! » Vous voyez, il
s'agit là en effet d'un numéro qui avait paru à une
époque où « le quotient du Patriote »
prétendait que la paix régnait désormais dans le campus,
fit Ndemteli.
- Oui, je crois que c'est dans ce même numéro du
« Phoenix » qu'on fait allusion à certains hommes en
tenue qui, ayant bouclé une cité, avaient copieusement
fessé les étudiants à qui ils avaient par la suite
demandé de chanter en insistant sur le
refrain : « Je sais désormais que le CEPE
dépasse la LICENCE. » Tu trouveras également aux pages
9e et 10, un témoignage d'une étudiante, victime du
viol. Attends d'ailleurs que je t'y conduise.
Le conseiller prit ce volumineux numéro spécial
du « Phoenix » des mains de Ndemteli et le feuillet
furtivement. Puis, arriva aux pages indiquées. Ladite étudiante
avait décidé de braver des assaillants, affirmait-elle. Ils
l'avaient raclée et neutralisée. L'un d'eux lui avait dit, tout
jovial et fier de pouvoir faire l'amour avec une étudiante, qu'ils
allaient tous passer par ses cuisses. Ils avaient déchiqueté ses
vêtements et arraché ses sous-vêtements. C'était le
deuxième jour où elle avait ses ours. Le flot de sang qui
jaillissait de ses entrailles n'avait en rien atténué la fougue
libidineuse et vengeresse de ces disciples de Mars. Chacun l'avait
consommée tant qu'il avait pu.
- Vous Voyez, elle avait décidé de se faire
filmer telle que vous la voyez là sur la photo, précisa le
conseiller juridique.
Cet acte bestial avait complètement fait perd la honte
à cette jeune étudiante ; la photo, en couleur,
présentait tout ce qu'il y a d'intime sur la femme, sauf qu'on avait
l'impression qu'elle avait subi l'excision. Tout autour d'elle, une foule
d'étudiants et d'étudiantes enragés exhibaient des
pancartes et des banderoles qui annonçaient leur détermination
à « mener le combat jusqu'au bout. »
Les trois hommes parcouraient les titres, lisaient les
articles et nourrissaient les commentaires.
- Vous avez ici un numéro de la « La
vermine. » je l'ai acheté Lundi. Voilà son titre
principal :
« Crimes crapuleux dans un dortoir de notre
Université. Des pseudo étudiants armés par une certaine
opposition prennent d'assaut les chambres d'étudiants et violent nos
jeunes étudiantes. Pour l'heure, le bilan est effrayant et
scandaleux. »
Le procureur demanda à le lire. D'un bout à
l'autre, ce journal tenait l'opposition pour responsable de tout ce qui pouvait
arriver à l'université. Il présenta la photo de la jeune
étudiante violée. C'était l'image fidèle de la
victime ; mais tout autour d'elle, au lieu des étudiants et des
étudiantes, c'étaient des soldates tenant quelques
vêtements de femmes qui s'apprêtaient à l'habiller. Une
longue interview escortait la photo. Et, on faisait dire à la victime
que les opposants l'avaient fait violer pour montrer que le régime en
place en avait fait un prétexte pour jeter le discrédit sur toute
une génération d'étudiants qui n'étaient pas acquis
à sa cause. Toutes ces images et ces interviews donnèrent
à réfléchir à ce solide trio. C'était
là qu'ils tombèrent d'accord pour constater que la presse ou les
médias pouvaient manipuler l'opinion au point de montrer un homme nu
avec le sexe d'une femme ou tout autre trucage.
Le conseiller leur proposa deux numéros du
« Charognard ». Le procureur et Ndemteli furent tous
surpris de voir un tel titre, car il appartenait à un certain type de
journaux qui ne paraissaient que quand un évènement envenimait
les rapports entre le régime et l'opposition. Beaucoup de connaisseurs
juraient qu'ils ne se feraient jamais prendre au piège, car
disaient-ils, c'étaient des satellites du journal du parti au
pouvoir.
Les deux publications du « Charognard »
pendant toute cette période et depuis le début de l'année
avaient pour titres principaux : « l'opposition se lance
à nouveau à la conquête de notre Temple du Savoir.
« Ce numéro portait la date du 30 Juin. Le deuxième
dont le titre était :
« Notre régime une fois de plus en
danger ! Cette fois-ci l'opposition a choisi de l'arracher en passant par
notre Université et par nos étudiants »,
était publié deux jours après ! Beaucoup de lecteurs
découvrirent ce bihebdomadaire avec un rire sarcastique.
- Mais, Docta, « La Vermine » fait
allusion, dans l'un de ses passages, à des étudiants
brûlés. Je crois que la radio avait officiellement paré
d'un seul étudiant brûlé par d'autres, fit Ndemteli.
- Et, « le Perroquet », à ce sujet,
avait bien précisé que cet étudiant brûlé
était un indic à la solde des dirigeants de l'université.
Il se livrait à des dénonciations secrètes et
mensongères. Etudiants et enseignants indésirables étaient
tous ses victimes. Ce garçon jouait un rôle manifestement
dangereux dans la tragédie en plusieurs actes qui se déroulait
à l'université. C'était une vipère aux crochets et
au venin redoutables, précisa le Conseiller.
- Pour ce qui est du nombre d'étudiants
arrêtés, ces journaux parlent d'une centaine. Pour avoir parcouru
et les commissariats et les gendarmeries, j'affirme que c'est un
euphémisme. Ce que j'ai personnellement vu était tout simplement
effrayant et déconcertant. Un détail qu ces journaux ne
mentionnent pas, c'est la présence des lycéens, des
collégiens et de certains civils qu'on avait certainement pris dans les
filets des rafles aveugles. Un autre détail, la présence massive
des étudiants de l'Ecole Normale Supérieure. Savez-vous que de ce
côté les arrestations avaient été
opérées avec une telle discrétion que rares sont les
étudiants et les professeurs de cette Ecole qui en savent quelque
chose ? Ils sont plus d'une cinquantaine ! Tenez, Menkaazeh' et les
autres, c'est quoi ? N'est-ce pas l'Ecole Normale Supérieure ?
L'opinion a les yeux essentiellement rivés sur l'université. Mais
l'Ecole Normale est un véritable volcan ! Révéla
Mebala Menal.
CHAPITRE V
C
'était un an plus tôt. Cette flamme vive qui
couve au fond du coeur des âmes sensibles s'était allumée
un jour de Vénus, tout juste vers le début du mois de Junon.
C'était par une après-midi fraîche, dans les jardins d'un
des rares parcs qui avaient pu résister à la négligence
des pouvoirs publics et à l'insouciance des populations emballées
par d'autres préoccupations.
Le parc était situé dans une zone reculée
du centre des affaires et de ces quartiers populeux qui agressaient la
mère nature de leurs ordures. Sa vaste étendue lui permettait
d'ouvrir ses portes à un large public. Les gens de tous les horizons s'y
rendaient du jour de la lune au jour du seigneur. Ce parc conçu et
réalisé après les indépendances était
divisé en vastes étendues réservées chacune aux
animaux et à la flore.
Pour beaucoup de visiteurs, le parc zoologique était le
lieu le plus attrayant. Pour s'y rendre, ils partaient de chez eux avec des
provisions : bananes, goyaves cerises, cannes, orange, ananas et beaucoup
d'autres fruits.
Ce parc était malheureusement le plus dangereux et le
plus redouté. On ne pouvait s'y rendre alors qu'on était peureux.
Les responsables, pour limiter les dégâts, avaient construit une
haute barrière épaisse, avec des fils barbelés aux
extrémités. A l'entrée, il y avait toujours des gardiens.
Ils contrôlaient les entrées et les sorties. A l'intérieur,
il régnait des gardes.
Avec le temps, il s'était même crée un
vaste marché très animé autour du parc. On
s'épargnait la peine de parcourir la ville avec des provisions. Pour
aller visiter ces bêtes qu'on ne voit très souvent que sur images
ou à la télévision, on s'empressait de leur acheter tout
ce qu'elles pouvaient consommer et tout ce qu'elles aimaient utiliser pour se
distraire. Beaucoup de produits et d'objets que nous croyons être
l'apanage des humains leur étaient réservés. On
achetait : cigarettes, bonbons, poules, livres, journaux, vêtements
et même les produits de beauté. Les femmes et les jeunes filles
aimaient à apporter du rouge à lèvres et des vernis.
L'intérieur du parc zoologique était grand, tel
un village dans un village. Il était divisé en quartiers
distincts : quartier des chimpanzés, des singes, et des
cynocéphales, des reptiles, des éléphants etc. et du
lion !
Le lion était le seul animal à vivre seul dans
son quartier. On ne lui avait pas encore trouvé une autre compagne
depuis le décès de la précédente, lui qui
était pourtant l'un des habitants les plus anciens de cette jungle
apprivoisée. Il était tout majestueux dans sa parure et dans ses
allures. On avait de la peine à croire que c'était bien de lui,
que les légendes et les documentaires parlent. Sa vaste demeure ne lui
permettait pas de régner librement et en maître sur cette gent
animale qu'il n'apercevait plus que de loin. Il ne pouvait plus convoquer tous
ses sujets pour faire réflexion sur les problèmes qui
étaient les leurs.
Les visiteurs du lion se recrutaient le plus chez les
zoophiles, les zoologistes et les touristes. L'illustre roi solitaire sans
trône ne pouvait passer une seule seconde sans être ébloui
par les flashes que projetaient les centaines d'appareils qui se bousculaient
pour l'immortaliser.
Pour tester sa voracité ce carnassier, les visiteurs
nantis lui amenaient des chèvres et des chairs de vaches. Il se livrait
donc à une belle partie de ripaille. Le roi des animaux, sans grande
peine, les mettait à mort d'un seul coup de crocs. Il était tout
sourd à leurs cris piteux qui alertaient le parc. Après, dans un
calme seigneurial digne des grands rois, il dépeçait ses victimes
sans défense. Le repas fini, le ripailleur insensible allait se coucher,
inoffensif dans un recoin de son royaume.
Le quartier des chimpanzés était le plus bruyant
et le plus animé. Ce qui lui valait une grande sollicitude. Cette
particularité tenait du fait qu'il s'y offrait des spectacles
très alléchants. Un autre fait très accrochant, ils
ressemblaient par bien de comportements aux hommes. Certains qui
s'étaient illustrés par leur habileté et leur intelligence
avaient le succès de se faire habiller.
Aux femelles, on cousait de jolies robettes et des jupettes.
Parfois, on leur donnait également des jupes-culottes. Aux mâles,
on réservait des tricots, des chemises, des pantalons et des
culottes.
Lorsqu'on voulait leur faire jouer certains rôles :
les galants, les princes charmants, les déçus, on leur faisait
porter des chapeaux à bords larges ou repliés. On les habillait
convenablement et ils recevaient des paquets de cigarettes, d'allumettes et
aussi des journaux. Lorsqu'ils se pavanaient, la ressemblance avec l'homme
devenait plus nette. Ils se mettaient à jouer les rôles qu'on leur
attribuait. Les femelles faisaient la cuisine, les mâles, très
admirés, jouaient ou se livraient à des combats de boxe.
Parfois, très contents, ils se livraient à des
séries de sauts périlleux. Bien des fois aussi, ils jouaient les
amoureux, et c'étaient les moments où il fallait avoir
suffisamment de muscles résistants pour pouvoir s'accrocher et les
observer. Les autres quartiers se vidaient littéralement. On ne les
avait jamais entendu dire : « je t'aime », c'était
là le plus grand rubicond qu'ils n'avaient jamais pu franchir. Mais, les
gestes ne trahissaient aucunement leurs sentiments. Ils négociaient bien
les avances. Ils réussissaient aisément à s'embrasser et
à se bécoter. Mais, s'accoupler devant tant de regards, ils
n'avaient jamais accepté ce sacrilège.
Le chimpanzé le plus intelligent de tous s'appelait
Lucky. C'était un grand chimpanzé noir. Son grand visage plat,
presque écrasé, était traversé par de profondes
rides. Ses doigts, longs et gros, sa main, très large pouvaient lui
permettre de soulever deux hommes colosses. Il partageait sa vie avec une douce
compagne : Lady. C'était le couple le plus ancien des
chimpanzés. Cela leur avait toujours valu du respect et un peu plus de
cadeaux.
Lucky n'avait pas voulu bénéficier exclusivement
des fruits de son âge. Il avait mis ses multiples talents d'amuser au
service de sa renommée. C'était un artiste complet.
Un jour, alors que tout le parc se reposait, Lucky et sa
compagne s'étaient adjugés tous les visiteurs. C'était un
jour exceptionnel. Tout avait commencé par une série d'acrobaties
de routine dont eux seuls détenaient le secret. Les jeunes qui en
raffolaient leur gratifiaient de régimes de bananes.
Ce jour-là, Lucky était d'une belle chemise
rayée de noir et d'un pantalon rouge .il portait un chapeau aux bords
larges. Ses larges orteils qui ne pouvaient pas accepter l'enfer des chaussures
étaient logés dans de grosses chaussettes élastiques. Il
lui était demandé de jouer le prince charmant. Il s'assit
confortablement sur une petite chaise. Après avoir croisé les
pieds et les mains, il appela sa compagne d'un clignement de l'oeil droit.
Telle une épouse complice, elle s'amena très vite. Après
lui avoir gratifié de quelques caresses, il lui montra le paquet de
cigarettes et les allumettes. Lady s'exécuta. L'habile séducteur
sortit une cigarette et l'accrocha à ses larges lèvres fines et
très noires. Après avoir réajusté son chapeau de
Western, d'un geste machinal, il claqua la bûchette et alluma
aisément sa cigarette. Ces gestes techniques d'une rare beauté
lui attirèrent des applaudissements prolongés. Après avoir
craché un épais nuage de fumée, il prit son journal des
mains de Lady et se mit à le feuilleter. Tout le monde était muet
de surprise.
Tous les chimpanzés n'étaient pas de la classe
de Lucky et de Lady. Certains semblaient vouloir faire échec au
dressage. Kiki était de ceux-là.
Un jour, un visiteur inexpérimenté s'amena
naïvement. Il se dirigea vers la cage de Kiki qui vivait avec toute sa
famille. Le visiteur s'était approché d'eux avec un régime
de bananes destiné à tout le parc. A sa vue, la famille
infernale se mit à grimacer. L'homme, leur envoya une bonne dizaine de
bananes, mais sans bénéficier d'un moindre spectacle. Le
mâle sortit son long bras noir du grillage pour en demander davantage.
Pris de pitié, leur hôte imprudent y déposa quelques doigts
bien mûrs. Cet exercice dangereux se répéta jusqu'à
ce que, sachant que le régime était désormais nu, Kiki lui
tendit sa main fatale en guise de reconnaissance. C'était un
piège que le visiteur n'avait pas dépisté. Il introduisit
sa petite main sans force. Le monstre la maîtrisa de toutes ses forces de
fauve et, d'un geste mécanique, il tira le pauvre. Toute sa famille
l'assomma à le faire périr. L'homme, après quelques
minutes de résistance passive, s'abandonna aux bêtes
féroces. N'eut été la présence de quelques gardes
vigilants qui étaient de passage, le visiteur serait passé de vie
à trépas. Il fut rapidement transporté dans un
hôpital de la ville.
Les cynocéphales n'étaient pas très
nombreux. C'était une espèce récemment introduite. La
curiosité qu'ils offraient à voir, c'était leurs
têtes de chiens et leurs fesses rouges, semblables à de blessures
incurables.
Les singes, eux, se comptaient par centaines. On
éprouvait du plaisir à voir les guenons attentives chercher avec
application les puces sur le corps broussailleux de leurs époux, pendant
que leurs petits venaient s'accrocher à leurs petites mamelles pointues.
C'étaient des scènes très fascinantes. Tous les parasites
dénichés sur les corps étaient directement
transférés dans la bouche. On se demandait avec surprise combien
il en fallait de puces pour remplir leurs ventres en quête
perpétuelle d'un support alimentaire.
Les reptiles étaient là, toujours sournois et
calmes. Ils étaient peu visités parce qu'offrant très peu
de spectacles et surtout parce qu'ils étaient très effrayants.
Les crocodiles et les caïmans séduisaient quand même. On les
voyait parfois sortis de l'eau et se reposant. Leur habileté à
attraper les poules avec leurs longues gueules jalonnées de volumineux
crocs en forme de clous fascinait. Parfois, n'ayant plus rien à se
mettre dans le ventre, ils glissaient dans l'eau et s'y tassaient. Seuls leurs
gros yeux globuleux y trahissaient leur présence.
Les serpents avaient toujours effrayé tout le
monde ; ces êtres rampants, à leurs seuls mouvements,
créaient une folle débandade. On n'arrivait pas à les
regarder pendant une minute. Parfois, leur vue faisait penser aux ascendants
bibliques de l'humanité. On se demandait comment ils avaient pu
réussir à parler à Eve et l'induire dans cette fatale
erreur qui est la cause suffisante de notre malédiction. L'extrême
vigilance des gardes avait toujours favorisé la survie de cette
espèce.
Un cou kilométrique protestant une petite tête
vers les nues, quatre pattes en forme de brindilles, voilà ce qui
amusait tous les amis des girafes. Les voir s'abreuver était parfois le
plus beau spectacle qu'elles offraient.
On les appelle les onguligrades et ils sont de l'ordre des
prosboscidients, ils ont des oreilles aussi larges que les feuilles de taro
bien épanouies, leurs défenses, très précieuses,
les exposent cruellement au braconnage, ils ont une peau rugueuse,
épaisse et dure. Les éléphants d'Afrique étaient
très respectés par les visiteurs parce qu'on disait d'eux que
tout sur eux avait une vertu thérapeutique, même leur
fiente !
Ainsi allait la vie au quotidien dans cet univers qui
mérite bien la protection de l'homme.
Une fois de plus, Angeline NDOLO ne s'était pas rendue
de ce côté-là. Elle avait trop peur des animaux, surtout la
faune sauvage dont les réactions sont parfois très
imprévisibles, malgré le dressage. Elle aimait la douceur, le
calme, bref tout ce qui peut se prêter à une sensibilité
romantique. Elle avait préféré l'autre côté,
celui des fleurs.
Le jardin botanique, quel vaste tapis de couleurs ! Le
jardin botanique était très fréquenté. Sa
fréquentation laissait lire des statistiques astronomiques qui
montraient l'importance des fleurs dans la vie humaine. C'était un
véritable monde de divertissement et d'extase. Mais, c'était
aussi la chasse gardée des photographes, des écrivains et des
amoureux.
Tous les écologistes et les environnementalistes qui
faisaient des inspections périodiques ou permanentes croyaient devoir y
lire les succès de leurs sciences et de leurs luttes.
Menkaaseh', qui venait d'achever la lecture des
Rêveries du promeneur solitaire s'était rendu seul
au parc, dans l'après-midi, comme de coutume, ce jour de Vénus.
Le jeune étudiant s'y était retiré, non pas pour fuir un
éventuel complot de la société, mais pour se soustraire
momentanément au travail intellectuel et pour se délasser, pour
rêver. Il savait, d'après ses lectures, que la nature, lorsqu'elle
n'est pas agressée, est une douce et prudente mère qui tient un
langage rassurant et édifiant.
Le jardin s'étendait à perte de vue sur
plusieurs hectares. Les fleurs, d'une très grande variété,
étaient plantées selon les espèces, les couleurs et les
parfums. Dans un angle isolé du jardin, dans un grand hangar, des
fleuristes s'activaient. Pendant que certains s'employaient au rempotage qui se
faisait périodiquement, d'autres travaillaient la terre. La tâche,
apparemment aisée, nécessitait une très grande
délicatesse. Les plantes cultivées du pot étaient à
l'étroit. Le reproduction chez les fleurs obéissait à
plusieurs méthodes : le semis, les semailles, la division de
touffes, l'éclatage, le drageonnage, le labourage et le marcottage.
Vu à partir d'une certaine altitude, le jardin
présentait des figures géométriques savamment
tracées. C'était un cadre soigneusement segmenté par des
espaces blancs. Il s'agissait des différentes allées qui le
desservaient. A chaque point de rencontre de ces multiples allées, il y
avait de vastes bassines en béton qui émettaient des jets d'eau.
Par endroit, dans des allées larges, étaient alignés des
bancs publics. Ils étaient cependant espacés les uns des autres.
Assis sur ces bancs, le vent recueillait et transportait des parfums que
distillaient ces fleurs vers nous.
La première rangée était essentiellement
composée des plantes fleuries d'intérieur. Leur habile
disposition faisait penser à une exposition. Chaque espèce
portait son nom qui renseignait facilement les visiteurs.
Lorsqu'on se retrouvait dans l'enceinte proprement dite du
jardin, à droite, on apercevait les belles hortensias qui se laissaient
découvrir sous leurs différentes formes et couleurs. Par endroit,
leurs touffes de feuilles vertes et légèrement humectées
supportaient de volumineux amas de fleurs blanches, roses ou rouges qui ne
laissaient pas découvrir les petites tiges qui les supportaient.
Certains papillons aux formes et aux couleurs les plus variées venaient
fréquemment y former des cercles harmonieux, on eût dit qu'ils
célébraient des cérémonies nuptiales.
Tout à côté, une autre longue
rangée se dessinait. Le Cyclamenpersicum créait le contraste avec
ses maigres tiges étrangement longues qui s'élevaient très
haut au-dessus des pots. C'était une plante compacte, aux feuilles
plutôt marbrées, aux fleurs blanches, roses, rouges violettes.
Leur disposition en forme étoilée créait une vivante
harmonie. A certains endroits de la rangée, on avait fait un savant
mixage de toutes ces quatre couleurs, ce qui apportait un relief particulier
dans la disposition de tous ces beaux éléments floraux.
De toutes les plantes, le poinsettia était celle dont
les feuilles étaient les plus arrachées. La raison, avait
expliqué un fleuriste, c'est la forte ressemblance qui existe entre ses
feuilles et celles du manioc. Les visiteurs les arrachaient pour mieux les
observer.
Ce triste sort, l'azalée indica dont les fleurs
multicolores dominaient le beau feuillage vert luisant ne l'avait jamais connu.
L'aspect broussailleux de ses fleurs et de son feuillage laissait difficilement
voir à quoi ressemblaient ses tiges.
Les plantes fleuries fragiles bénéficiaient
d'une attention soutenue. Les bougainvillées qui se présentaient
en arceaux et en buissons baignaient dans une forte luminosité et dans
une chaleur importante. L'hibiscus était là. Comme dans la ville,
elle servait à établir certaines frontières. Son feuillage
touffu et mousseux était l'objet d'une forte admiration.
Les belles fleurs blanches et odorantes du jasmin n'avaient
jamais eu la chance du soleil : presque tous les visiteurs tenaient
à en avoir avec soi. Ces fleurs exhalaient un parfum exquis qui
guérirait même les gens frappés d'anosmie.
L'un des charmes de ce jardin était, au centre, les
trois losanges constitués du bromelia au feuillage vert blanchâtre
dont la fleur rose pâle avait des points bleus.
Il y avait une kyrielle de fleurs : le nidularium
tricolor, sorte de plante en rosette, le guzmania à la petite taille,
les palmiers décoratifs qui dominaient le jardin de leur stature
remarquable comme le majestueux kentia forteriana, le cocos weddeliana au
feuillage fin et le phoenix canariensis au feuillage
ébouriffé.
Avant d'atteindre les rangées des plantes
résistantes, des plantes retombantes et des hautes plantes envahissantes
qui s'accrochent aux murs et aux grilles, on était très
attiré par les rosiers plantés sur un terrain tapissé d'un
gazon d'une verdure très éclatante, soigneusement tondu. Ces
plantes étaient les plus adorées et convoitées. On
distinguait : le rosier tige, le rosier pleureur avec sa forme parasol et
le rosier miniature à fleurs minuscules dont la taille n'excède
guère les trente centimètres.
Dans ce grand concert de fleurs aux sucs précieux
s'élevai une musique. La musique modulée et stridente de certains
oiseaux et la musique des odeurs. Aux odeurs humaines se mêlaient les
odeurs suaves et câlines de fleurs.
A droite comme à gauche des grandes allées comme
dans les grands cercles qui tenaient lieu de carrefour, des suites de bancs
publics servaient de reposoirs. Une certaine catégorie de jouvenceaux
joufflus de familles bourgeoises batifolaient sur les voies publiques. Dans
leurs courses folles, ils arrachaient des gens à leurs
rêveries.
Menkaaseh' Innocent était assis là, sur un de
ses bancs préférés qui bordaient l'allée principale
du jardin. Il avait déjà parcouru tout le jardin. Derrière
lui, une mer de blancheur exhalait des parfums exotiques. C'étaient les
fleurs blanches et odorantes du jasmin qui, sous la caresse du Zéphyr
qui venait du côté occidental du jardin, provoquait une belle
ondulation sur leurs extrémités.
Placé à une distance reculée de ce lieu,
on croirait que ces hommes et femmes assis étaient engloutis par les
flots.
Un soleil tamisé jetait ses faibles rayons
crépusculaires sur les cheveux noirs et mousseux des rêveurs qui
reflétaient bien les éclats de sa lumière dorée.
Menkaazeh' était très bien habillé, simplement, mais d'une
propreté éclatante. La main gauche allongée sur le dossier
chaud qu'une jeune dame rondouillarde et mafflue venait de quitter, le regard
emporté par l'immensité de ce tapis de fleurs, il caressait ses
lèvres et son nez d'une fleur de jasmin dont il s'abreuvait d'un parfum
velouté.
Soudain, il revit venir vers lui l'ombre d'une
créature. C'était cette charmante fille au sourire de perle et
aux cils de vierge. C'était encore cette svelte basanée,
suffisamment velue, à la démarche de mannequin et aux pas
légers. De ses yeux noirs légèrement soulignés d'un
crayon fin, et, encadrés sous des sourcils taillés
légèrement en surface, sortait un regard doux et envoûtant.
Sa poitrine haletante que ceinturait un soutien-gorge noir tendait le T-shirt
qu'elle avait bien enfilé dans une culotte Kaki.
Les cheveux au vent, elle s'avançait d'un pas sûr
comme calculé, une grosse touffe de roses d'infinies
variétés de couleurs dans les mains. Toute cette mosaïque
qui exhalait une odeur de plaisir et de volupté était
surplombée par la rose impériale.
C'était une fille telle que l'homme aime les voir. Son
passage ne pouvait pas laisser indifférent. Menkaaseh' retira
machinalement son bras tendu. Cette même appréhension traversa
encore son corps. Son coeur une fois de plus, comme par le passé, se mit
à émettre des vibrations avec une accélération bien
cadencée. Le prisme sous lequel il avait revu la jeune fille avait
rehaussé son lustre ; elle était devenue plus belle et
très ravissante.
Avant qu'elle ne prenne place, le mignon aux manières
raffinées avait délicatement pris des dispositions. Un sourire
dissipé sur les lèvres fines soulignées d'un noir couleur
de la terre, Angeline laissa ses soixante kilogrammes sur le banc. De leurs
regards se mit à brûler une flamme vive
Ces belles fleurs et leurs doux parfums vitaux avaient
finalement réussi à attirer l'un vers l'autre. Ils se
donnèrent des fleurs en échange, gestes ponctués de
sourires. C'étaient des fleurs qui véhiculent un langage
ésotérique. Pour la première fois, ils réussissent
à se regarder longuement, mais, la bouche restait interdite.
Peut-être les mots qui n'expriment pas toujours aussi exactement que
possible ce que le coeur et l'esprit pensent auraient-ils trahi leurs tendres
sentiments jusqu'ici déguisés. Peut-être le faisant, la
langue qui se querelle régulièrement avec les dents aurait-elle
provoqué un perfide lapsus ?
Convaincus qu'une force de la nature les appelait depuis, l'un
vers l'autre, ils s'étaient enfin défaits de l'hésitation
qui les avait toujours fait tergiverser pendant leurs rencontres
désormais, la bouche pouvait prendre le relais et assumer ses
responsabilités. Les mots allaient confirmer ce que les regards et les
gestes avaient souvent exprimé.
Dans l'air frais du jardin au crépuscule se distillait
inlassablement une musique des odeurs : parfums sucrés des fleurs,
odeurs humaines, odeurs sensuelles, odeurs d'amour. C'était bien
là enfin, sur ce long banc blanc, au crépuscule de ce jour de la
sublime Vénus que le désir ardent les avait embrasés. Les
mots pour exprimer ce désir aigu arrivaient désormais à
grands flots et inondaient leurs bouches aux lèvres sans
résistances.
Menkaaseh' prit son courage viril ; il fit passer ses
doigts dans les crins des cheveux d'Angeline comme pour y dégager
quelque corps étranger ; elle lui sourit largement ;
c'était un bon signe. Peut-être aurait-elle souhaité qu'il
prolongeât le séjour de ses doigts sur ses cheveux ?
- Douce colombe, souffre enfin que ma main impure souille
l'onde de tes cheveux. Tu es une métaphore incarnée de cette rose
et, je n'ose pas croire que tu sauras te défendre de ce que tes regards
pleins de grâce m'ont toujours signifié depuis que nous
rencontrons dans ce jardin.
- Doux coq, ne te fais aucun doute au sujet des messages que
ton coeur a toujours reçus. C'est le langage de l'amour, le tendre
amour, cette flamme qui étincelle au doux régal des yeux des
amoureux, c'est l'amour aux douceurs câlines qui me l'a toujours
dicté. Timidité et prudence de femmes, je n'avais pas eu de
courage pour te parler.
- Non, c'est plutôt une timidité courageuse et
une prudence salvatrice, qui protègent toujours la femme d'un
éventuel amour aveuglant et manifestement tyrannique, ma mie. Tu sais la
nature est très riche en conseils. Et lorsque ta nature de femme qui est
de surcroît très intuitive te guide, ne te montre pas rebelle tu
as eu raison de l'écouter et de lui obéir.
- Certainement.
- Alors, je suis Menkaaseh' Innocent, étudiant en
lettres. Je peux dire que tous ces jours-ci, je suis en « stage
bloqué », hein, un peu comme chez les compétiteurs. Je
vais affronter la licence dans deux semaines. Tu sais, j'aime les fleurs ;
je les adore. J'aime leur douce musique ; j'aime... leurs couleurs
sonores. Voilà, tiens, c'est le jasmin dont j'ai toujours cru que le
parfum régénérait mes cellules.
- Merci, tu es très gentil et je te trouve doux et
sympa.
- Merci pour les compliments. Voyons, pardonne ma
curiosité, ma mie. Puis-je savoir à qui la fortune me permet
enfin d'avoir l'honneur ?
- Humm ! Heu ! Ne t'inquiète pas hein ?
Ne t'inquiète pas... C'est la moindre des choses. Je nourrirai ta
curiosité en lui disant que je me prénomme Angeline. Et, NDOLO
c'est mon patronyme oui, trois syllabes seulement. Et pour l'heure je
prépare le bachot. Comme toi, j'aime les fleurs, j'en raffole. Tu l'as
certainement déjà constaté. J'adore les fleurs, surtout la
rose. Regarde ces formes étoilées, c'est presque un miracle de la
nature !
- C'est bien. Tu sais, le baccalauréat, c'est le tout
premier diplôme universitaire. Lorsque tu réussis à
l'obtenir, tu as l'impression qu'on t'a donné la clé de
l'univers. Nous verrons dans quelle mesure je pourrais t'être utile.
- Merci, c'est vraiment gentil .je trouve ça
encourageant. Dis, comment trouves-tu cet univers depuis que tu le
fréquentes ?
- Humm ! Où crois-tu qu'on pourrait trouver
l'Eden, ma mie ? Ca c'est un monde édénique ! J'ai
toujours cru que ce jardin était une grande page romantique sur laquelle
la nature, de sa plume délicate et habile, a écrit ses plus
belles phrases : des phrases colorées, parfumées, des
phrases tendres, des phrases d'amour.
- Aïee ! Que tu t'exprimes bien ! On dirait ...
un poète. Ça coule et... c'est limpide et beau. Alors, un petit
exercice, hein ? Tu veux ? Décris fidèlement celle que
tu as à côté de toi.
- Tu veux que je fasse un portrait de toi ? Ça
c'est une colle ! Humm, Humm... Humm... Ah, mais c'est pas facile,
hein ?
- Vas-y, vas-y. Je suis...
- Laisse-moi prendre du recul, hein ? Bon, voilà.
Ce qui me frappe en toi, c'est ton charme voluptueux ; c'est ton teint
basané de jeune quarteronne guadeloupéenne, ton
élégance d'une maîtresse de danse. Ce sont ces longs
cheveux ondulés ; c'est la fraîcheur vespérale que
dégagent tes cuisses à la peau de velours, ce sont ces belles
jambes à la peau de soie. Ce sont aussi et surtout tes douces
lèvres fines et finement soulignées, Ah ! Et cette voix
suave, on dirait une voix de berceuse professionnelle. Enfin, ce sont tes beaux
yeux qui dégagent une lumière dorée, des yeux où
brûlent ces flammes de volupté qui embrasent mon coeur.
- Voilà, voilà ! Je ne me suis pas
trompée. Tu as le « langage », tu as « le
verbe ». Tu as un verbe d'Orphée. Ça c'est bien. J'aime
la langue française ; j'aime les langues, surtout lorsqu'elles sont
parlées ou écrites par des plumes de talent.
La conversation se nourrissait et se conduisait
profondément au mépris des regards concupiscents des visiteurs et
des visiteuses. On pouvait difficilement soupçonner que ce
n'était que cet après-midi là qu'ils avaient
réellement commencé à se parler. Tout s'était
très bien négocié. Surtout que l'amour seul guidait leurs
pas et leurs coeurs.
- Angeline, des projets ?
- Euh !... Disons, oui. Pourquoi pas ? On doit
toujours en avoir, et parfois, on en a plein dans la tête. Mais, avant
tout, le bachot. Bon, après, on verra. Pour la préférence,
je penche beaucoup pour la profession d'avocat.
- Tu seras donc obligé de passer par la fac de droit,
quoi ?
- Oui, forcément.
- Une motivation particulière ?
- Humm ! Disons, la plaidoirie, ça me plaît,
vraiment. C'est le domaine par excellence où l'éloquence et la
rhétorique sont mises à l'épreuve. Ensuite, on
éprouve toujours du plaisir et de la satisfaction à
défendre et à sauver des compatriotes. Tu sais, en plus dans une
société en perte d'équilibre moral comme la nôtre,
hein ? L'avocate, ça peut bien aider, non ?
- Euh ! Oui, oui, c'est bien, c'est bien pensé.
C'est une profession qui peut bien t'aller ; tu en as le charisme ;
calme, réfléchie, pondérée... éloquente.
- Tu trouves ?
- Oui, tu es éloquente. C'est un aspect de ton portrait
que je viens de dépister.
- Merci. Et toi ? Un Ronsard ? Un Chateaubriand ou
rien ?
- Enseignant. J'aimerais bien enseigner. J'adore cette
profession ; c'est pour moi une vocation.
- Ah bon ! Tu trouves qu'elle peut te convenir, cette
profession ? Enumérons-en les problèmes : les effectifs
pléthoriques, pas d'infrastructures adéquates, des classes
toujours poussiéreuses, de la craie et de la poudre de craie tous les
jours...allons-y. les coups bas, les jalousies des collègues, les
rancunes des élèves paresseux, l'ingratitude de ceux qui
réussissent, les affectations fantaisistes, les nuits blanches et... et
pour combien ?
- Ma puce, je ressens cela en moi comme une vocation. C'est un
appel. Je braverai tous les obstacles. J'aiderai notre jeune nation à
former et à éduquer sa jeunesse, ses populations.
- A t'entendre parler, je devine déjà que tu
mettrais toute ta verve de Cicéron au service de ta cause. Mais, je lis
également en toi des talents de poète, d'écrivain en
général.
- Tu crois que je sois capable d'aller plus loin que ce que
j'ai fait tantôt ? La poésie, le roman etc. Ne se limitent
pas aux portraits, fussent-ils envoûtants ou aux descriptions.
L'écriture c'est toujours plus...
- J'aime la lecture Innocent, j'aime la littérature.
C'est un merveilleux champ d'investigation de l'imagination humaine. Tu as lu
Les milles et une nuit, tu as lu
L'Odyssée, L'Iliade. Tu as lu Ronsard,
Montaigne. Je me rappelle ces vers immortels du séducteur Ronsard ;
- Mignonne, allons voir si la rose...
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu cette vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au votre pareil.
- Tu vois ça, Innocent ? C'est doux ; c'est
beau ; c'est super !
- Cueillez, cueillez votre jeunesse :
- Comme à cette fleur, la vieillesse
- Fera ternir votre beauté. Angeline, c'est du
Ronsard.
- Innocent, tu vois que cette rose que j'ai en main est
très riche de symboles ? Donc, tu as lu tous les grands auteurs
français, africains et autres. Tu ne peux pas manquer à dire.
Surtout, ce n'est pas le verbe qui peut te faire défaut, Innocent.
- Alors, si je te comprends bien, je rentre du Lycée un
beau jour, je mange, je prends ma sieste et allez, je me mets à
écrire un roman ou des poèmes ? Il faut l'inspiration ;
il faut le coup de pouce de la Muse.
- Tu peux t'inspirer du vécu quotidien. La
société est la source par excellence où moult auteurs ont
puisé le limon de leurs oeuvres.
- Mais, voyons, on ne peut pas parler de tout. Et surtout, on
a l'impression que les autres avaient déjà écrit sur tout,
Angeline !
- Bon, euh ! Un sujet, un sujet, hein ? Écris
quelque chose sur nous par exemple, sur ce jardin, et puis, tu glisses sur la
société.
- Et je dis qu'elle est belle, elle va bien, tout va comme sur
les rails, etc. etc. hein ?
- Non, pas tellement cela. Tu peux décrier le
tribalisme, critiquer la voracité de certains dirigeants, le
favoritisme... Ce sont des thèmes jamais épuisés. Ils sont
toujours d'actualité, vois- tu ? En plus et surtout, l'amour. C'est
un thème éternel.
- Donc, un roman sur l'amour ? Ô Amour, le plus
beau des immortels ! Amour qui pénètre de ta douce langueur
et les dieux et les hommes ! Amour, toi qui domptes les coeurs et
triomphes des sages résolutions ! Amour... amour, le principe
primitif qui vivifie toute la nature et assure la perpétuité des
espèces ! Cupidon au visage charmant ! Jeune rejeton du beau
Mars et de la ravissante Vénus ! Ô père de la
sensuelle volupté ! Amour aux yeux bandés !
- Voilà ! Voilà, voilà
déjà tout un poème, Innocent. Et, lorsque tu vas
évoquer Angeline et Innocent, le texte sera complet, et le tire :
Les Amoureux !
- Angeline, puisque tu y tiens, je ferai tout pour te
satisfaire. Le vent frais du crépuscule mordait vivement leurs joues
tendres. Le soleil qui n'émettait plus que des rayons rouges
était allé rejoindre ses pénates. La nuit couvrait
déjà le jardin de l'un de ses manteaux dont la couleur tendait
vers le noir, quand l'étoile polaire signala l'arrivée
majestueuse de la reine des ombres au large front d'or. Le jardin avait
sevré tous ses visiteurs.
CHAPITRE VI
I
l s'était produit beaucoup d'évènements
aussi insolites que pathétiques ce vendredi-là. Ce
jour-là, alors que Menkaazeh' et les autres étaient l'objet d'une
arrestation qu'on ne peut pas qualifier, Ateb, un de leurs camarades de classe,
avait été convoqué, très tôt, vers les huit
heures du matin. Il l'avait su lorsque, allant à la bibliothèque
où il devait effectuer des vérifications et des recherches dans
des Encyclopédies, un étudiant de leur classe
l'apostropha :
- Ateb, mais que fais-tu encore ici alors que tu es
convoqué à la direction de l'Ecole pour une affaire très
urgente et très importante ? Tu sais, à force de
traîner, tu peux rater une occasion en or !
- Ateb avait une fonction qu'il occupait dans sa classe. Il
était l'un des deux délégués de la classe. Il
s'était dit qu'en tant que délégué de classe, il
prenait souvent part à des réunions avec l'administration de
l'Ecole. Mais, c'était presque toujours avec les autres
représentants des étudiants. Alors, pourquoi avait-on besoin de
lui et rien que de lui seul ce vendredi-là ? Cela était
l'objet de son inquiétude.
Il se sépara de son camarade et se dirige d'abord vers
le tableau d'affichage. Il parcourut l'immense tableau d'un bout à
l'autre. Il fouilla et refouilla des yeux et des mains. Finalement,il le
découvrit perdu entre les résultats d'une évaluation. Le
communiqué n'avait l'air de rien. Il fallait vraiment être curieux
ou très attentif pour pouvoir le découvrir. Il le
parcourut : « l'étudiant de la5ème année
nommé Ateb Bitom Célestin est prié de se rendre de
5ème année nommé Ateb Bitom Célestin est
prié de se rendre de toute urgence à la direction de l'Ecole
dès lecture de ce communiqué ». Ce
communiqué laconique avait pour signature celle de l'illustre
secrétaire générale de cette grande Ecole des hauts cadres
de l'Education du pays. Ateb sortit de la foule des étudiants qui
cherchaient leurs noms sur les listes. Il se retint, puis jeta un regard
panoramique sur l'Ecole. Il y avait un frisson qui avait traversé son
corps. Il oscillait entre l'espoir et le pessimisme. Les signes d'espoir et
d'optimisme lui disaient qu'il était tout de même un important
personnage dans sa classe. Il était un délégué des
étudiants, donc un élu et porte-parole. Donc, si l'Administration
le convoquait, cela pouvait aussi être pour recueillir ses opinions sur
certaines questions touchant sa classe. Mais, le vent du doute soufflait lui
aussi, et parfois plus fort.
- Mais pourquoi me convoque-t-on seul, alors que nous sommes
deux représentants, deux délégués, deux
porte-parole de notre classe ? Se demanda-t-il.
Dans tous les cas, il fallait s'y rendre, c'était un
impératif ; ce n'était pas facultatif. Il prit la
résolution de dévaler les multiples marches des escaliers. Son
périple se termina au quatrième étage, dans les services
de la secrétaire.
- Ah ! C'est vous monsieur Ateb Bitom ? Je crois
avoir rédigé ce communiqué. Bon, allez attendre dans la
salle d'attente. Nous allons vous introduire chez madame tout à
l'heure.
- Merci, mesdames.
Ateb sortit et prit le couloir de la salle d'attente. Il fit
son entrée et prit place parmi une bonne dizaine d'étudiants
qu'il salua. Il ne réussit à remarquer aucun visage. De temps en
temps, ils l'observaient et, lorsque Ateb les regardait, ils baissaient la
tête. Parfois, ils se mettaient à chuchoter les uns dans les
oreilles des autres. Ateb n'arrivait pas à expliquer ces types de
comportements dans un milieu public.
-« Qu'ont-ils à se dire d'aussi secret pour
se le dire uniquement dans les oreilles ? D'abord, qui sont ces villageois
qui se comportent ainsi ? Ils n'ont qu'à sortir se raconter leurs
historiettes dehors, au lieu de faire des clowns. » Se dit-il.
Puis, il décida de les regarder désormais dans
les yeux. Chaque fois que leurs regards croisaient le sien, ils baissaient la
tête. Mais, ils ne s'empêchaient pas de chuchoter. Le spectacle
perdurait et, comme par enchantement, ils se mirent à disparaître
un à un. La salle se vida et, dès que le dernier quitta cette
salle furtivement en lui jetant un dernier regard chargé de raillerie,
on vint l'appeler.
- Monsieur Ateb, vous pouvez entrer, fit l'une des femmes du
secrétariat.
Ateb ouvrit la porte et, dès qu'il entra, il vit deux
gros yeux, grandement ouverts, se braquer sur lui. Son bonjour n'eut aucun
effet ; il ne reçut aucun écho favorable. Il
répéta :
- Bonjour, madame.
Seuls quelques battements de paupières de son
interlocutrice lui rappelaient qu'elle était sensible. L'étudiant
prit peur. Il resta figé de surprise et de trouille près de la
porte. Après quelques instants d'immobilité, il jeta un coup
d'oeil sur le bureau et vit une chemise. Une chemise. Une chemise sur laquelle
il put lire : « dossiers secrets sur les activités
dangereuses du traître et rebelle Ateb ». Il comprit que ses
pressentiments pessimistes n'étaient pas erronés. La trouille qui
s'était emparée de son ventre décupla d'effets
néfastes. Le large bureau contenait une multitude de chemises
volumineuses de ce genre-là. Tout portait à croire que le
rôle de la secrétaire de l'Ecole était réduit au
pilotage des « Dossiers secrets ».
Le soleil de l'après-midi brillait à faire cuire
une peau d'éléphant. Madame changea d'attitude, mais, ce
n'était pas pour être tendre envers son vis-à-vis.
- Ah ! Oui, oui, te voici enfin, monsieur Ateb nkon
môt1(*). Tes
échos me parviennent ici minute après minute. Ateb nkon
môt, voici toute une pile de rapports noirs sur ta triste et perfide
personne. Tous tes actes comme tous tes propos me sont fidèlement
retransmis par écrit seconde après seconde, et avec les
détails, les plus minutieux.
Je voudrais savoir, Ateb nkon môt, quel esprit
diabolique anime ton corps. Tu t'en rends compte ? Tu constitues à
toi seul une bombe permanente que la tribu a recrutée dans cette auguste
Ecole des hauts cadres de l'Education de notre pays, contre elle-même. Je
te rappelle, Ateb nkon môt, que pendant ton séjour ici, tu dois,
à chaque seconde, bénir les mains bienfaisantes et
généreuses qui t'ont arraché à la galère.
Regarde les rues, regarde les quartiers, regarde les villes et les villages,
ils fourmillent de diplômés en chômage. Toi, Ateb, si je
fouille ton dossier là devant toi, tu verras que c'est la
solidarité tribale qui t'a sauvé de la déchéance du
désoeuvrement. Monsieur le parvenu à la tête vide, Ateb le
perfide ingrat. Tu sembles même ignorer quelles sont les attributions
d'un vrai délégué de classe tel que nous le
concevons ! Tu sembles ignorer pourquoi on a fait des trucages pour que tu
sois porte-parole de ta classe ? Tu ignores donc ta principale
mission ? C'est ce qui s'appelle : manque de collaboration,
insoumission à la hiérarchie et rébellion pure et simple.
Tu n'as jamais voulu écouter Mbènnem Iscariote !
Ateb nkon môt, tu es l'un de nos frères maudits
que le Diable avait amènes à combattre sans état
d'âme et sans merci le parti unique.
Ô Seigneur, pourquoi as-tu commis la divine maladresse
de perdre ton temps à pétrir ces corps voisins de Satan ?
Pourquoi as-tu gaspillé ce souffle sacré avec lequel tu meus la
masse ?
Ateb l'aveugle, tu n'arrives même pas à constater
qu'ils sont légions ceux des étudiants de ta classe qui ont
voté pour le changement ? Il y a aussi certains de tes
frères dont j'ai tous les dossiers là devant moi. Mort au
multipartisme ! Si tu n'étais pas aveugle, Ateb, si tu n'avais pas
une mémoire de lièvre, paresseux que tu sois, tu te souviendrais
de la marche historique que nous avions organisée contre le
multipartisme dans ce pays ! Crois-tu que les Ministres, des
Secrétaires d'Etat, des Directeurs etc. etc. puissent abandonner des
piles de dossiers, fausser des rendez-vous aux sommités du pays et du
monde, arrêter le service public pendant toute une journée pour
rien ? Rappelle-toi que ce jour-là était un jour
exceptionnel, un jour solennel, un jour unique dans l'histoire de ce pays. De
mémoire de citoyens, nos compatriotes n'avaient jamais vu pareille
mobilisation. Toute l'administration centrale et décentralisée,
tous les hauts cadres des sociétés publiques et parapubliques,
tous les administrateurs civils et municipaux, tous les... tous les
généraux, sanglés dans leurs plus belles tenues des grands
jours ! tout ce beau monde avait pris part au défilé,
j'allais dire à la marche historique contre le multipartisme, main dans
la main, comme un seul homme, sous un soleil des grandes saisons sèches,
suant de joie dans leurs beaux vêtements et chantant les bienfaits du
parti unique. Tous ces gens-là ont défilé contre le
multipartisme, cher idiot ! Je crois ... je crois que n'eût
été le programme particulièrement surchargé de son
Excellence, nous aurions eu l'insigne honneur, pour l'unique et dernière
fois dans l'histoire des peuples et des nations, de défiler, avec la
présence effective d'un président de la république, contre
le multipartisme !
Petit athée que tu sois ! Tu oublies que notre
marche avait été sanctifié et bénie par
Monseigneur ? L'homme d'église avait sacrifié tout son
programme ce jour-là pour une cause que Dieu lui avait fait comprendre
et admettre comme noble. Rappelle-toi, il avait cité des chapitres et
des versets tout entiers de la bible pour prouver que les saintes Ecritures
n'avaient pas prévu le multipartisme et que les opposants étaient
des hérésiarques, donc des pendards.
Ateb, l'ingrat, regarde bien cette tenue que j'ai sur moi.
Regarde-là bien. C'est ça ta vie et ta réussite !
Tu es encore jeune ; je ne voudrais pas qu'on te perde si
tôt. Mbènnem pourra encore te récupérer et redresser
ton petit esprit rebelle. Maben jean Baptiste et les autres sont
déjà partis. En passant, ouvre bien tes oreilles de sourd et
écoute la radio. Allez, disparais ! Morveux ! Ver de
terre !
Ateb, vilipendé, assommé, pleura un au revoir et
sortit. En passant par la salle d'attente, il revit le groupe qu'il l'y avait
furtivement quitté, confortablement assis et le regardant passer,
toujours en chuchotant. Il comprit enfin que l'heure était grave,
très grave. Il se plongea dans une méditation :
- « Que me reproche-t-on exactement ? En quoi
suis-je ingrat ? En quoi suis-je traître ? Je suis Ateb Bitom
Célestin, je ne suis nullement « Ateb nkon
môt ». Jamais ! En quoi ai-je trahi ma tribu ?
Qu'est-ce que ma tribu ? Qu'est-ce que trahir ? Qu'ai-je à
foutre avec des marches contre l'opposition ou contre le multipartisme ?
Mbe'nnem c'est quoi ? »
L'ingénu ne comprenait pas toujours que son
objectivité était un crime, un péché mortel, dans
une société où on était en droit de se dire que le
tribalisme était institutionnalisé. Son esprit
« rebelle » ne s'était pas toujours, jusqu'ici
laissé orienter. Il avait empêché d'aiguiser en lui la
haine tribale.
Il n'eut plus de courage et de force d'aller travailler dans
la bibliothèque. Il fila de l'enceinte de l'établissement.
Pendant qu'il stoppait les taxis sans succès, il fut interpellé
par une jeune et charmante étudiante, c'était Eding Sophie
Jolinette. Ils se connaissaient depuis l'université ; elle avait
réussi à se faire recruter en sciences de l'éducation. Ils
se regardèrent et s'observèrent. Tous deux n'avaient pas des
mines de joie. Eding passait quelques moments de tumulte sentimental. Son
fiancé adoptait des attitudes qui risquaient de provoquer des
palpitations cardiaques chez elle. Un orage planait sur leurs relations.
Constatant que son ancien camarade de classe avait sombre mine, elle chercha
à comprendre ce qui n'allait pas :
- Dis, Ateb je vois que ça ne va pas, hein ? C'est
comme si tu as vieilli de dix ans, alors que lorsque nous obtenions la licence
il y a de cela deux ans, tu étais très jeune, très beau et
toujours tiré à quatre épingles ! Qu'est-ce qui ne va
pas ? Lui demanda-t-elle.
- Est-ce que ça vaut la peine de te raconter ce qui
m'est arrivé, Sophie ?
- Qu'as-tu eu ? La maladie, les problèmes de
famille, la sorcellerie, quoi ? Lui demanda-t-elle, en constatant du
même coup que ses yeux larmoyant légèrement étaient
tout rouges.
- Je ne peux pas tout te dire ici. C'est une histoire trop
longue pour que je te la raconte debout, ici, devant cette illustre Ecole.
Sophie était vraiment curieuse. On ne peut pas
être assommé au point de perdre tant de kilogrammes en une
journée ! Elle était préoccupée par
l'état de son camarade. Aussi étaient-ils partis, très
loin, à l'abri des oreilles et des yeux de l'Ecole. Ils s'étaient
réfugiés à l'ombre d'un manguier, près d'un
bâtiment public abandonné ; c'est là qu'Ateb lui
raconta tout ce qui lui était arrivé.
Pendant qu'Ateb lui racontait son aventure, Sophie
écarquillait les yeux. Elle était surprise que de telles choses
puissent lui arriver. Mais, l'évocation du nom de Mbe'nmen Iscariote
attira son attention et réveilla ses souvenirs.
Sais-tu que j'ai personnellement vu ce monstre de Mbe'enem
pour l'unique fois le samedi passé ? Eee ! Eee ! Je dis
bien que ce garçon est produit du nazisme, du fascisme et de toutes les
doctrines du mal qui puissent exister ! fit-elle.
- Et comment ?
- Mais, je ne sais pas pour qui celui-là se prend dans
cette Ecole. Il donne l'impression qu'il communique directement avec la
Présidence de la République !
Tu t'en rends compte, j'ai plus d'une fois reçu des
convocations signées de lui. Ils parlent d'une association tribale dont
les objectifs seraient de protéger le régime. Moi, je ne sais pas
en quoi ils protègent le régime. Chaque fois que je reçois
ses convocations, je ne sais pas... C'est comme si je recevais les avances
très maladroites d'un mauvais soupirant. Mais, après une forte
pression venue de très haut, samedi dernier, j'étais contrainte
de prendre part de très haut, samedi dernier, à l'une de leurs
réunions qui s'était tenue dans l'Amphithéâtre.
Lorsque j'y étais arrivée à vingt-deux heures comme il
était recommandé, j'avais trouvé la porte de
l'amphithéâtre fermée. Aucune vois ne me permettait de
savoir s'il y avait des gens. Je me croyais arriver plus tôt que
prévu. Après avoir frappé longtemps, un garçon,
grand de tille, aussi sombre que la nuit, avec une barbe sous forme de pinceau,
les lèvres rouges, était venu ouvrir la porte. Après avoir
jeté quelques coups d'oeil furtifs de tous les côtés, il
avait refermé la porte.
Une fois entée, on avait fait rendre sur une chaise
placée à l'estrade. J'avais pu compter à peine une dizaine
de têtes, dont une fille. Je m'étais dite que les retardataires
allaient être nombreux. Ils avaient formé un demi-cercle et,
devant eux, il y avait une table sur laquelle il y avait beaucoup de feuilles
et de chemises. Debout, le sieur qui m'avait accueillie tenait un discours,
à ses côtés, il y avait deux personnes. Le jeune homme de
qui j'étais assise m'avait donné ces renseignements :
- « Ma soeur bonsoir. Je voudrais d'abord te
signaler que tu es très en retard. Bien maintenant que tu as enfin
décidé d'être des nôtres (pourvu que cela dure), il
faut que tu fasses la connaissance de tes illustres frères. Celui qui
est debout, c'est Mbe'nnem Iscariote l'auguste président national de
notre association. En passant, il faut savoir que cette puissante association
est dénommée : « Association nationale pour la
protection du régime et la défense des intérêts
tribaux : L'A.N.P.R.D.I.T. » nous avons tous nos papiers. C'est
d'ailleurs une Association très connue du régime, et qui
bénéficie également de ses soutiens. C'est avait eu la
sublime idée de la créer, parce qu'il avait compris très
tôt que, le parti unique ayant été massacré par des
envieux, des jaloux et les ennemis de notre régime, le multipartisme
allait faire beaucoup d'adeptes au sein de la population estudiantine, et par
conséquent, beaucoup d'opposants. Mbe'nem le visionnaire avait
très vite monté les dossiers, crée l'Association et, sa
légalisation n'avait connu aucune difficulté. Pour te prouver que
l'« A.N.P.R.D.I.T. » est puissante, il faut seulement
constater qu'aucune autre association à caractère tribal n'a
l'autorisation expresse de fonctionnement au sein de cette auguste Ecole !
Aucune ! Nous collaborons étroitement avec le parti au pouvoir et,
l'Administration de cette Ecole se sert de nous comme ses yeux et ses oreilles.
En principe, nos réunions ont lieu tous les samedis à partir de
vingt-deux heures. Pour nous, le jour de Saturne est un jour sacré, jour
d'anniversaire. Mais, le vendredi prochain, il y aura des dérogations
spéciales, car nous préparons d'importants
évènements qui connaîtront un retentissement national de
très grande envergure. Bien, tu en sauras plus vendredi prochain.
Seulement, vient très tôt. Ce sera un jour
exceptionnel ! ».
Voilà ce que ce jeune homme m'avait fait comme
révélations ! Après Mbe'nnem avait
enchaîné en démontrant comment le régime en place
était sur les braises. Pour lui, il est impératif de faire
quelque chose au sein de l'électorat estudiantin. Je les avais
quittés plus tôt que prévu en leur promettant que je serais
avec eux ce soir, Mais, crois-moi, ce sera pour la toute dernière fois,
quelles que soient les pressions. Pourquoi veulent-ils se servir de moi pour
véhiculer et pratiquer leurs idéologies tribalistes et
terroristes ? Calme-toi, séparons-nous, mais prends ton courage en
main. Les ténèbres ne triompheront pas. Un grand défi nous
attend, nous devons impérativement avoir le dessus.
CHAPITRE VII
C'
était un dimanche une semaine et deux jours
après que Menkaaseh' et les autres avaient été
arrêtés, c'est-à-dire deux jours après l'annonce
officielle de la nouvelle à travers les ondes de la radio nationale.
Quelques heures seulement avant le milieu de la nuit, un
peloton d'exécution était venu chercher tous les prévenus.
A l'intérieur de la cellule2, c'était l'éternelle nuit
artificielle, psychologique, bien que la grosse ampoule incandescente
était déjà allumée. Ici, dans cette cellule2, le
sommeil était le seul remède salvateur contre tous les maux et
toutes les angoisses ; c'était la seule nourriture qu'il fallait
consommer à forte dose pour mériter une hypothétique
quiétude dans cette mer de soucis et de douleurs. Les uns dormaient
profondément ; les autres rêvaient, d'autres
ronflaient ; mais quelques deux insomniaques couraient toujours
après ce sommeil fugitif qu'ils avaient malheureusement perdu depuis des
jours.
A la porte, tout un régiment à la tête
couverte de masques à gaz, armés de redoutables mitraillettes
s'activait. Le tout premier bruit qu'ils firent alerta les deux veilleurs aux
paupières légères qui, pris de panique, se mirent à
réveiller les dormeurs.
- Eh ! Les gars, les gars, cop's, cop's, copo...
Eh ! Vous les sommeilleux, vous les autres qui roupillez comme des
morts ! Réveillez-vous ! Réveillez-vous vite !
Oh !les murs de cette forteresse vont s'écrouler ! Vite,
levez-vous ! Attendons la fin du monde éveillés ! Leur
crièrent-ils.
Sitôt avaient-ils crié que, tel des soldats dans
un champ de bataille, toute la cellule se leva. Tous les yeux étaient
rouges de sommeil et de fatigue ; beaucoup de bouches bavaient ; les
corps baignaient dans une sueur bouillante ; certains sous-vêtements
étaient inondés par un torrent séminal provoqué par
quelques rêve érotique ; le rythme des battements de coeurs
avait décuplé ; la peur avait assiégé les
articulations et les muscles ; on tremblotait ; on grelottait ;
à perdre conscience. Les bras croisés ou portés sur la
tête, on se regardait, muet de stupeur et d'anxiété.
On les fit sortir les uns après les
autres, « les plus redoutables » en tête. Une
fois arrivés dans le corridor central, à droite, ils gravirent
les marches gluantes d'un escalier étroit. A chaque dizaine de pas, ils
franchissaient une grille de fer colossale. Comme on les avait avisés,
ils constataient eux-mêmes qu'ils n'étaient pas dans une bonne
maison. C'était une maison où on entrait vivant pour en ressortir
ayant perdu tous les sens ou sans vie. Vue de surface, cette maison avait tous
les aspects d'une maison d'habitation. Mais, son sol et son sous-sol
étaient des quartiers où gisaient, telles des semences enfouies
dans les entrailles d'une terre stérile, des êtres humains. Chez
eux, le temps qui régente nos activités avait tout simplement
suspendu les battements de ses ailes. Les heures s'étaient
échouées dans l'étrange fixité des pans
épais des murs rugueux et humides de mousses. Les lichens et de
champignons vénéneux. Les secondes s'étaient
évaporées dans la brume épaisse et lourde qui imposait son
opacité aux yeux affaiblis. Tout se passait désormais dans la
tête. Seuls l'imagination et le rêve pouvaient leur permettre de
créer ou de recréer des univers animés. Tous les jours,
c'étaient les mêmes parois, la même atmosphère
empestée, les mêmes visages, les mêmes larmes, les
mêmes gémissements et les mêmes souffrances. La
mémoire était devenue lasse, à force d'enregistrer les
mêmes données événementielles. A force de chauffer,
les nerfs conduisaient à la rive de la démence. On goûtait
l'ivresse du suicide.
Parvenus à mi-chemin du long corridor sombre et humide,
ils embranchèrent à droite. C'était pour se retrouver
finalement devant la porte d'une salle plutôt spacieuse, mais d'une
humidité de glace ! Ils étaient sévèrement
escortés par tous ces disciples de Arès. On eût cru que ces
derniers redoutaient une éventuelle évasion. Mais, non ! Il
ne fallait surtout pas la commettre, cette erreur fatale. Car leur
évasion exposerait ces soldats à des sanctions les plus
sévères, voire à la peine de mort. Ils seraient
soupçonnés de complicité. Les complices des
criminels ! Des criminels politiques de surcroît ! Des
gens qui avaient chacun à sa manière, tenté de mettre en
péril les institutions de la République ! Des jeunes gens
qui avaient comploté pour faire chuter tout un régime politique
qui tenait depuis plus d'une décennie les rênes du pouvoir !
Des jeunes étudiants, des sombres pendards qui avaient
décidé, chacun à sa façon, d'attenter à la
vie éternelle de son Excellence Monsieur le Président de la
République et d'écourter son règne ! Un
président de la République ? Ça n'est pas n'importe
qui ; ça ne court pas les rues ! Et, vouloir voter contre lui,
réclamer le changement, c'est être des assassins. Voilà
toute la logique qui se brodait dans les pensées brumeuses qui
vivifiaient les doctrines proches du pouvoir en place.
Dans ce parcours labyrinthique, Menkaaseh' qui trônait
à la tête de cette file de pendards hostiles au régime
était en proie à des pensées qui n'en finissaient pas de
torturer son esprit :
- « Mon Dieu ! Quelle est cette façon si
étrange dont nous sommes surveillés ? Quels crimes
avons-nous alors commis pour bénéficier d'une escorte aussi
étoffée ?
«J'ai souvent lu des journaux dont les pages
entières sont consacrées à la peine capitale. Oui, la
peine capitale. Ilse dit que dans bien des pays du monde, tous les jours, on
utilise des chaises électriques sur lesquelles on attache les
condamnés à mort, étroitement sanglés, et on appuie
les boutons qui, d'un trait, fixent leurs destinées. Oui, des chaises.
Des chaises qui tuent !
« J'ai déjà lu des journaux de renom,
dignes de crédibilité, qui nous parlent de bien de pays de ce
monde, où on exécute par des marrantes injections mortelles. Oui,
on allonge l'homme, l'être humain ! Une créature
divine ! Sur un brancard ou sur une civière, et on l'attache, comme
un chien, oui, comme un chien, on le ligote ce n'est pas pour lui introduire
dans les veines chaudes et frêles, une piqûre. Pas cette
piqûre qui libère le corps de l'emprise des maladies. Celle dont
bénéficient les condamnés à mort ouvre les rideaux
sombres qui couvrent les ravins de la mort. Son nom n'est pas vulgaire, car nos
pharmacies n'en vendent presque pas. Allez dans une pharmacie, dites au premier
homme en blouse blanche : « S'il vous plaît, je suis le
malade X... Je voudrais acheter la piqûre léthale »
Quoi ? La piqûre léthale ? Non, le pauvre pharmacien
n'en saura rien. Il n'a pas l'habitude de geôles.
«Ouf ! Et les chambres à gaz ! Oui, des
chambres. Pas comme la mienne que j'ai quittée brutalement. Il s'agit
ici des chambrettes où la mort a élu domicile. Ce sont de
véritables cockpits pris d'assaut par Thanatos. Cette mort qui passe par
de gigantesques machines saturées de courants électriques qui
distillent un gaz. Un gaz qui coupe le fil de la vie. Oui, le gaz, l'homme sait
aussi en user à des fins insoupçonnables !
« J'ai déjà entendu
révéler qu'un peu partout, dans ce monde des hommes, sous le
regard sacré du Père de la Création, on installe des fils
électriques dans tout le corps bandé d'une créature pour
l'électrocuter !
« Je me souviens avoir déjà vu les
images affreuses de ces condamnés à mort dont on bande les yeux
et à qui on donne gratuitement des paquets de cigarettes à fumer
en une seconde, des marmites de nourriture à avaler en quelques
secondes, de casiers de bière à ingurgiter en une minute, pour
ensuite passer par une fusillade, aux grands applaudissements d'une foule
naïve et timorée !
« Je me rappelle bien ces larmes tranchantes,
tristement célèbres, que le disciple d'esculape, Guillotin Joseph
Ignace avait eu le malheur de faire adopter, pour la perte de ses
semblables !
« Je revois, présent à l'esprit, le
supplice du feu, ce bûcher où Jeanne d'Arc fut ligotée et
braisée, comme une chèvre des grands jours de festins des
tyrans.
« Nous avons passé tout notre temps à
paniquer, à vomir de peur et de malaise. Dans notre réduit, nous
avons entendu tout le temps, des bruits de la mort. Nous avons gémi
suffoqué ; les nerfs étaient à bout ; nous avons
passé tout notre temps à nous battre contre la mort. Nos voix
étaient étranglées.
« Seigneur Dieu, toi qui es le Donneur de Souffle,
le Père de la Création, quel chemin la mort empruntera-t-elle
désormais pour venir nous envelopper de son triste voile noir et nous
arracher ce souffle que tu donnes gracieusement à tes créatures
pour les animer ? »
La salle où ils étaient conduits était
une salle récemment affectée aux bains des prévenus qu'on
sortait des cellules avant les interrogatoires. On leur demanda de se
décrasser et de se décroûter. Ils n'iraient pas indisposer
les enquêteurs dans la seigneuriale salle des interrogatoires, où
se fixent les destins. Leurs cors méritaient d'être frottés
avec des éponges métalliques.
La toilette mit peu de temps et, ils étaient encore
trop sales pour prétendre avoir atteint le seuil de la propreté
en si peu de temps pour y parvenir, il leur fallait au moins une année
de bain sans interruption, et ce, avec les détergents les plus
efficaces.
Le « bain » fini, ils retrouvèrent
la chaleur humide de leurs vêtements qu'ils avaient quittés depuis
plus d'une semaine. Ensuite, sous la forte escorte qui ne les quittait pas d'un
pouce, ils découvrirent la vraie chaleur dans la salle des
interrogatoires.
Enfin c'étaient les fameux interrogatoires. On
était précisément au milieu d'une nuit sans lune et sans
étoiles.
* *
*
Le lendemain était le jour de la pleine lune, au mois
de Julius. Vers la neuvième heure de ce jour, l'un des enquêteurs
qui avaient la lourde tâche de rechercher la vérité et rien
que la vérité à travers cet interrogatoire avait tenu
à aller auprès de ceux qu'ils appelaient candidement ici leurs
« sources d'informations ». Il était habillé
en civil : blouson cuir de couleur noire, pantalon jeans bleu. Le tout lui
donnait l'allure d'un homme très ordinaire. Et, rien à son
passage ne suscitait une curiosité. Dans la poche intérieure de
son blouson, l'antenne noire d'un Talkie Walkie laissait chichement
découvrir son bout.
Assis dans la cabine d'une petite voiture jaune de marque
japonaise, il avait tout simplement l'air d'un chauffeur de taxi fier de sa
recette quotidienne. Arrivé à l'Ecole Normale, il gara son
véhicule légèrement au trottoir. Les étudiantes,
fatiguées d'attendre les taxis, ne s'empêchèrent pas de
manifester leur colère à la vue de ce véhicule jaune qu'on
allait garer derrière elles. Le tout premier homme qu'il avait
rencontré au portillon de l'Ecole était l'illustrissime archonte
Mbe'nnem qui, tel un Cerbère noir, obstruait le passage public.
L'enquêteur qui l'avait reconnu par sa barbe hirsute d'empoisonneur et
ses lèvres rouges de buveur de mauvais vin de déchets de
maïs, l'invita dans l'une des petites salles de classe de l'Ecole pour de
« petites causeries ».
Mbe'nnem, très habitué aux félicitations
et aux honneurs immérités, répondit favorablement à
cette invitation. Cet étudiant spécial aux besognes
indéfinissables était vêtu d'une chemise rouge aux manches
courtes, sur laquelle il avait maladroitement superposé une petite veste
noire qui avait toutes les dimensions d'un pourpoint. Son pantalon court
laissait croire qu'il était victime d'un gigantisme hypophysaire. Dans
ce bel accoutrement, Iscariote avait toutes la allures d'un Scapin.
Les deux hommes se dirigèrent vers la petite salle sans
échange de paroles, comme s'ils se redoutaient.
La salle était déserte. Seuls quelques papillons
et quelques araignées y représentaient les créatures
vivantes. A l'estrade, c'était le bureau de professeurs. En face, deux
rangées de tables-bancs couvertes de poussière. Derrière
la porte, au Sud-Ouest de la salle deux tables- bancs étaient
placées l'une face à l'autre. C'est là que nos deux gens
avaient choisi de s'entretenir.
- Excellence, Président Mbe'nnem, nous vous sommes
très reconnaissants d'être toujours soucieux du devenir de votre
pays et, surtout de la précieuse aide que vous nous apportez en veillant
à l'ordre, à la sécurité et à la paix dans
ce pays. En effet, nous avons appris que vous êtes le Président de
cette bienfaisante Association tribale dont l'une des misions cardinales est la
protection des intérêts de votre tribu. Nous avons reçu
tous les chefs d'accusation que vous nous avez fait parvenir au sujet de
certains de vos camarades, par le biais du Ministre de l'Enseignement
Supérieur. Cela montre bien que vous collaborez très
étroitement avec la plus haute hiérarchie de votre
ministère. Je puis vous rassurer que tous ces étudiants
indésirables à votre goût ont fait l'objet d'une
arrestation, d'une incarcération et... une fois de plus, nous vous en
savons gré. Je tiens, par la même occasion, à vous
révéler que, du côté de l'Université, les
arrestations continuent au fur et à mesure que vos correspondances nous
parviennent ; Nos cellules fourmillent d'étudiants et, tant que
votre colère n'est pas apaisée, ne manquez pas de nous faire
travailler, c'est notre devoir, lui rappela l'enquêteur d'un ton
ironique.
Pendant que l'enquêteur le gavait de ces éloges
fallacieux, Mbe'nnem caressait sa barbe avec délectation. Ses yeux
rouges et globuleux luisaient de fierté et de liesse.
- Monsieur l'enquêteur, permettez-moi de vous
féliciter pour votre fidèle et franche collaboration. Vous
comprendrez que toutes les associations à caractère tribal qui
fonctionnait dans cette auguste Ecole, seule la nôtre a pu survivre aux
interdictions du Directeur Général qui, par solidarité
tribale, a fermé l'oeil là-dessus. Tenez-vous tranquille, c'est
une association aussi puissante qu'un parti politique ! Lui signifia
Mbe'nnem.
- Bien, il s'agissait d'abord du Président National,
ensuite de son secrétaire général, de ses conseillers et
du porte-parole. Ensuite de son secrétaire général, de ses
conseillers et du porte parole. Ensuite, il était question de beaucoup
d'autres membres très actifs et autres sympathisants convaincus,
confirmés et très dévoués. Par ailleurs, vous aviez
baptisé ce troupe : « La célèbre bande des
Agitateurs, des Vandales anarchistes et des Assassins subversifs»,
continua l'enquêteur.
- Permettez-moi d'applaudir fortement, mon cher ami. Je
constate que votre mémoire est d'une fidélité qui
défierait celle de l'ordinateur. C'est tout à fait exact, tout ce
que vous dites-là, affirma Mbe'nnem.
- Bien, il y a aussi un certain Docta Maben que vous avez
baptisé : « Le grand traître de la tribu en
quête de notre pouvoir ».
- Oui, oui, ils sont tous là, ces noms de gangsters
patentés. Monsieur l'enquêteur, je vous garantis mon
entière disponibilité. Je peux vous apporter cent preuves de leur
culpabilité ! Cent preuves, dis-je ! Je dis bien cent vraies
et bonnes preuves ! Lui affirma Mbe'nnem avec fermeté, assurance et
détermination.
- Très bien, voilà ce qui s'appelle être
dévoué à une cause patriotique juste, apprécia
l'enquêteur qui avait sorti son stylo à bille et un petit calepin
blanc sur lequel c'était écrit :
« Enquêtes criminelles à haut
risque »
- Maintenant, dit-il, nous commençons un travail
sérieux. Alors, Président Mbe'nnem, quelles précisions ou
quels autres détails importants pouvez-vous apporter au sujet de
Menkaaseh' Innocent ?
- Monsieur l'enquêteur, tout ce que je sais de ces
gens-là, c'est que ce sont des gens qui aiment trop se faire
remarquer ; ils aiment entendre dire d'eux qu'ils s'habillent bien et
cher, qu'ils sont élégants etc. et moi, je trouve tout cela
très dangereux pour la stabilité politique de notre pays, dit-il
en ouvrant grandement les yeux globuleux et en martelant fortement la table
avec son annulaire de gorille.
- Eh bien, Excellente, je comprends qu'ils aiment faire le
mariole, hein ? C'est bien cela. Mais, disons que lorsqu'ils s'affichent
ainsi, posent-ils des actes répréhensibles par nos lois ?
lui demanda l'enquêteur qui, à la première réponse,
avait griffonné quelque chose d'indéchiffrable sur une page.
- Je vous ai bien dit que je pouvais vous apporter cent
preuves ! Je dis cent bonnes et vraies preuves de leur
culpabilité ! Des preuves indubitables, dis-je ! Tenez, j'ai
appris des sources claires de mes renseignements que ce sont des anarchistes
qui ne boivent qu'un certain type de bières ; ils ne lisent qu'un
certain type de journaux et n'écoutent que les radios
étrangères. Ces radios qui ne disent jamais rien de
sérieux ni d'encourageant à l'endroit de notre
Président et son régime. Donc, ils sont très
dangereux, ajouta-t-il avec rage.
- Bien, je vous écoute parfaitement et je note
minutieusement vos remarques et vos révélations. Alors,
dites-nous, Excellence, ces bières dont ils raffolent, sont-elles des
bières dangereuses ? Et ces journaux qu'ils lisent, ne passent-ils
pas par la censure ? Lui demanda l'enquêteur qui se fait
progressivement une idée nette de son illustre interlocuteur.
- Mais, Monsieur l'enquêteur, ne me demandez pas de
prouver que c'est avec les recettes de ces bières que l'opposition
finance ses activités pernicieuses et rétrogrades. Et ces
journaux dont nous parlons, voulez-vous me demander de vous prouver qu'ils
appellent les populations à la révolte et à la guerre
civile et contraignent les étrangers à quitter notre pays parce
que notre frère est au pouvoir ? En dehors du journal officiel, de
« La Vermine » et du « Charognard » que
valent les autres journaux ? Ce ne sont que les lanceurs de grenades,
précisa Mbe'nnem qui avait allongé son cou de héron pour
se rassurer que l'enquêteur écrivait réellement tous ses
fantasmes et toutes ses hallucinations.
- Très bien, que savez-vous d'autre de
Menkaazeh' ? Lui demanda l'enquêteur qui le fixait maintenant avec
une attention redoublée. Et, cependant, Mbe'nnem fixait le plafond
à la recherche de l'inspiration, alors que de sa main droite, il
caressait sa barbe hirsute. Puis, il revint à son vis-à-vis.
- Cette fois-ci, je serai très profond. Et, vous allez
comprendre que cent preuves, ce n'est rien. Je crois avoir appris de quelqu'un
qui le connaît bien qu'il tenait régulièrement des meetings
politiques dans sa chambre d'étudiant au campus pour faire chuter
notre régime. Oui, pour faire chuter notre
régime, dis-je ! Il voulait attenter à la vie de
notre Président ! Notre
Président, lui, attenter à la vie de notre
Président ! Mon cher enquêteur, ces fils d'opposants
méritent une fournaise et une fosse commune, si ce n'est une pendaison
publique qui servirait d'exemple à tous les ennemis de notre pouvoir.
Après ces propos, Mbe'nnem baissa la tête et se
mit à la secouer horizontalement, comme pour persuader l'enquêteur
du séreux de ses déclarations. Ce misanthrope aux cheveux de
brousse avait longtemps roulé la haine et la méchanceté au
gouffre de son coeur.
- Oui, ac-ti-vi-tés po-li-ti-ques dan-ge-reu-ses,
épela l'enquêteur à haute voix, pendant qu'il
écrivait alors, y a-t-il encore quelque chose à ajouter, lui
demanda-t-il.
- Je crois que vous avez trouvé la formule
appropriée. C'est un activiste très actif qui menait des
activités politiques très dangereuses, précisa
Mbe'nnem.
- Bien, bien, bien, alors, nous allons évoluer
Changeons de cible et parlons maintenant d'Eben le philosophe quels
détails peut-on noter afin de compléter son portrait et enrichir
des chefs d'accusation ?
- Celui-là, je le connais comme ma poche. Ce minuscule
garçon à la barbe de révolutionnaire est apparemment
frêle ; mais, c'est un poseur de bombes. Tenez par exemple,
l'année dernière, je l'avais surpris dans un bureau de vote d'un
lycée. Savez-vous contre qui ce monstre avait voté ?
Seigneur ! Quelle méchanceté ! Quel esprit
satanique ! Ce bout d'homme est un pendard ! Il est de ceux qu'on
doit pendre ou brûler vif sur la place publique ! Ce vilain
suppôt du diable avait voté contre notre
Président ! Oui contre notre Président,
contre notre régime, contre notre
pouvoir ! Voilà la réalité. Voilà la
triste vérité, mon cher. Un pauvre étudiant qui ne demande
qu'à aller à l'école. Il est aidé en cela par un
régime qui veille sur lui comme sur tout le monde. Et, lorsque la
moindre occasion lui est offerte de voter, il étale toute sa haine
contre un Président aussi magnanime ! Monsieur l'enquêteur,
voter contre un Président, c'est tramer un redoutable complot contre sa
personne ; c'est attenter violemment à la sûreté de
l'Etat ; donc, c'est être un criminel politique. Voilà
pourquoi nous à notre niveau, nous avons toujours pensé que la
pluralité est source de division. Laissons ces
subtilités-là à l'esprit cartésien de Blancs. Nous
autres Africains convaincus, nous constatons que le parti unique est l'unique
système qui convienne à tous nos pays. Dans un système
à parti unique, toutes les énergies, toutes les pensées
convergent vers un seul homme, un seul candidat. Ce dernier, à l'issue
du vote, est sûr de ses résultats à cent pour cent. Il est
élu ou réélu à l'unanimité. Et, c'est
l'expression de sa puissance et de sa popularité, fruit de sa
magnanimité. Dans ce système, le Président est le fils
aîné de Dieu ; il est roi ; il est le plus grand, le
plus intelligent, le plus beau, le plus fort... Bref, c'est un immortel. Mais,
avec le multipartisme, ouf ! C'est l'homme à abattre ; il faut
tout faire pour prouver qu'il doit partir etc. les choses s'étant
conduites avec trop de précipitation dans notre pays, nous pensons que
nos législateurs doivent rapidement réviser nos lois en
matière électorale et dans bien d'autres domaines relatifs au
statut de notre Président ! Cria Mbe'nnem, les yeux rouges
de colère.
Son barrissement assourdissant avait apeuré
l'enquêteur qui, ne pouvant s'échapper du recoin où il
s'était confortablement emprisonné, avait cru devoir le calmer
avec quelques paroles encomiastiques :
- Oui, Excellence, je comprends que votre noble patriotisme
est sérieusement touché. Alors, que peut-on encore retenir ?
Lui demanda l'enquêteur qui s'était aperçu que Mbe'nnem, du
revers de sa large main noire et rugueuse, avait essayé d'essuyer les
larmes de honte qui avaient forcé ses paupières.
- Monsieur l'enquêteur, je vous ai dit que ce
garçon est un triste activiste remarquablement dangereux. Je veux qu'on
lui ôte cette vie dont il ne sait pas jouir ! C'est tout. Conclut
Mbe'nnem, dans un ton manifestement autoritaire et injonctif car il voulait
que, tel Dieu, sa volonté fût faite.
- Merci pour les précisions et pour la recommandation,
Excellence. Maintenant, venons au cas de ce journaliste une idée un peu
plus nette de lui ?
- Oui, ce malheureux-là, c'est le pauvre qui avait lu
le communiqué radio vendredi. C'est notre Ministre de
L'Enseignement Supérieur, en parfaite collaboration avec notre
Ministre de l'Information, qui avait fait parvenir ce communiqué
à la radio pour la lecture. Et, vous savez qu'il y a communiqué
et communiqué ? Lorsqu'un communiqué fait état de
l'arrestation, de l'incarcération et de l'exécution sommaire des
étudiants anarchistes, je crois qu'un journaliste digne de ce nom doit
prendre des dispositions particulières pour lire. Par exemple, il doit
faire passer l'hymne national, lire le communiqué et faire passer des
chants patriotiques, des chants de victoire. Car, il s'agissait là d'une
grande victoire que la vigilance, la nôtre, avait remportée sur
l'anarchie. Monsieur l'enquêteur, voilà un journaliste qui ignore
tout de la déontologie et de la ligne éditoriale de la
radio ! Ecoutez-le quand il anime ses tranches d'antenne libres. Il passe
tout son temps à faire la cour à nos soeurs et à faire
éclater sa couleur politique ! Pauvre journaliste ; il
mérite le même sort que tous les autres indésirables. Mon
cher ami, une suggestion pour vous. C'est qu'en tant qu'agent de
sécurité, sillonnez l'ensemble du territoire national et
dénichez tous les journalistes mécréants et jaloux qui
semblent avoir pris le maquis contre notre régime. Vous essayez
de les bâtonner correctement. Ils comprendront qu'encenser un
régime n'est pas plus difficile que lui jeter l'opprobre.
- Merci, Excellence. Bien, il y a un étudiant qui
s'appelle Charly NOH alors, gardez-vous encore un souvenir net de ses
actes ? Lui demanda l'enquêteur.
- Monsieur l'enquêteur, permettez-moi de vous dire que
nous ne faisons rien au hasard. Je maîtrise tout ce beau monde. Ce
pseudo-étudiant appelé Charly NOH a tout le portrait d'un
méchant révolutionnaire confirmé. C'est un
spécialiste des coups d'état ! J'ai appris, des sources non
encore confirmées, mais crédibles, qu'il est
co-propriétaire, ou actionnaire important dans la plus grande et la plus
puissante imprimerie clandestine de ce pays. A ce qu'on dit, ce sont eux qui
impriment toutes les étiquettes des bières que les ennemis de
notre pouvoir aiment consommer. J'ai aussi appris que tous les journaux qui
vont en guerre contre nos institutions et notre
Président sont imprimés dans cette usine à
problèmes. Par ailleurs, ils se sont récemment
spécialisés dans un autre domaine plus dangereux : la
confection des tracts et des cartons rouges et jaunes qu'ils vendent comme de
petits pains. Cet étudiant, à ce qu'il se dit, n'a jamais
cherché à écouter notre radio officielle. Il a
appris à mépriser notre journal qui a fait faillite, à
cause de leur déloyale concurrence. Et, ce qui ne cessera pas de me
choquer, ce sont ces succès qu'ils connaissent à l'Ecole !
Nous autres nous avons tout sacrifié pour la survie de nos
institutions ; heureusement que la Direction de l'Ecole se penche
régulièrement sur notre cas. Mais, nous avons
décidé que désormais, tous les professeurs qui refuseront
de faucher tous les fils d'opposants seront systématiquement
dénoncés auprès de la hiérarchie. Nous leur
prouverons que quoiqu'ils s'imaginent, nous somme plus utiles à a nation
qu'ils ne le sont, promit Mbe'nnem.
Après avoir noté les volontés
impériales de l'Archonte au don d'ubiquité, l'enquêteur
poursuivit :
- Monsieur Mbe'nnem, que reproche-t-on exactement au
professeur Maben ? Je sais que nos éléments l'avaient
enlevé dans les toilettes de l'amphithéâtre pour
éviter un soulèvement de ses étudiants qui le
défiaient, dit-on.
- Oui, Monsieur l'enquêteur, je vous assure que j'ai du
pain sur la planche. N'eurent été mes multiples tentacules de
pieuvre, la République serait en danger. J'avais personnellement
demandé à mes agents secrets de filer ce traître Maben qui
s'employait à former des régiments d'opposants à
l'université. N'est-ce pas former des opposants que de leur dire qu'en
Occident, presque tous les régimes sont pluralistes ? Par ailleurs
Docta Maben est, il faut le souligner pour mieux le déplorer, l'un de
nos frères qui ont rageusement lutté contre le
parti unique dans ce pays. Ils ont réussi à tuer le parti
unique ; ils ont réussi à montrer aux foetus et aux
patriarches que le multipartisme était la formule qui convient le mieux
à l'Afrique. Alors, voyez-vous ? Ces vendus voulaient que notre
Président perde notre palais ; que notre
régime vole en éclats et que s'effondre
l'hégémonie de notre tribu. Voilà les intentions
diaboliques qui se cachaient derrière leurs revendications
intempestives. C'est donc pour ces raisons profondes que j'avais tenu à
ce qu'on écourte ses jours, fût-il un brillant professeur. Les
traîtres, ça se liquide ; les opposants, ça
s'élimine. Monsieur l'enquêteur, je vous assure que l'être
humain est très difficile à gouverner. Je n'avais pas fait une
bonne classe de Terminale. Mais, j'avais très bien maîtrisé
la philosophie politique de Machiavel le grand. Le machiavélisme
politique est la plus pure, la plus réaliste et la plus efficace des
pensées politiques sur terre. Machiavel est un immortel. Lorsque
Gioberti, grand penseur, di de Machiavel qu'il est le
« Galilée de la politique », c'est tout dire.
Révolutionner la politique, ce n'est pas donné à n'importe
quel penseur courageux. Machiavel est le seul penseur qui ait pu comprendre que
l'Homme est par essence méchant. Et, que pensez-vous que le Prince
puisse faire dans une République de méchants et d'éternels
mécontents et jaloux ? A mon sens, il doit les forcer à
devenir bons. Sachez que, même ceux qui font le bien ne le font que
forcément. La fin de toute politique étant le maintien d'une
cité harmonieuse où règnent l'ordre et la justice, le
prince doit utiliser la ruse, la force et la cruauté pour s'imposer et
imposer l'ordre. Une bonne politique ne va pas sans bonnes armes. Un bon prince
doit se montrer fourbe, cruel, sanguinaire, s'il veut faire régner
l'ordre public, et surtout s'il veut que son règne soit éternel.
Au regard de cet exposé, nous pouvons déduire que tous ceux qui
spéculent sur la cupidité, la cruauté, la fourberie, la
tyrannie de notre chef d'Etat ne sont que de morveux ignorants. Je
vous rappelle que Machiavel n'était pas de notre tribu ;
c'était un blanc. Nos princes ont le droit d'utiliser le bâton,
même le plus épineux pour nous amener à être tous
bons, à regarder forcément dans leur direction. Ne
comprenons-nous pas qu'ils sont magnanimes lorsqu'ils nous donnent la
possibilité de les élire ? Nous pensons que le seul fait
d'organiser les élections, c'est être un très grand
démocrate. N'allez plus chercher comment les choses s'organisent et se
déroulent. A trop vouloir scruter le lait frais de près, on finit
par y dépister du poil, dit un proverbe.
Pour Revenir à Docta Maben, je dirais que les
professeurs de Droit devraient faire très attention. Laissons aux blancs
le soin d'écrire et d'enseigner toutes les théories sur l'art de
gouverner la cité, c'est comme une femme. Et, en matière de
femme, chaque mari doit adopter ses méthodes. Il y a des femmes
entêtées, des femmes acariâtres, des méchantes, des
sorcières, des infidèles etc. Imaginez-vous cocu un jour !
Serez-vous tranquille ? Le seul Blanc qui vaille la peine d'être lu,
c'est Machiavel.
- Oui, Excellence, pour nous résumer, que peut-on
concrètement reprocher à Maben, à cette heure dite
d'ouverture démocratique ?
- Je vous dis qu'il mène des activités
politiques criminelles contre notre Président. Et, pis
encore, il ose protéger des étudiants anarchistes. Tenez,
l'université est devenue une arène politique, précisa
Mbe'nnem.
Heureusement que, dans notre Association, nous avions tenu
à organiser l'élection présidentielle à notre
manière. Il s'agissait d'africaniser la pensée de Machiavel et de
l'enrichir. Vous savez, il y a ce que la bouche déclare, il y a ce que
le coeur pense et il y a ce qu'on fait concrètement. Voilà des
subtilités qui ont toujours échappé à nos pauvres
opposants. Notre radio, notre journal officiel,
« La Vermine » et « le Charognard »
annoncent avec pompe les grands axes de l'avenir socio-politique,
économique et culturel du pays ; ils garantissent la transparence
à tous les niveaux. Ça c'est le côté
médiatique. Mais, dans les sphères de notre
régime, ce n'est jamais que le contraire qui est pensé. Il faut
savoir distraire les opposants : ça, c'est la ruse.
Tenez, n'eût été notre vigilance accrue et
notre organisation parfaite, notre frère aurait perdu
l'élection présidentielle et, par conséquent nos
institutions, notre pouvoir et notre beau et somptueux palais. Imaginez,
Monsieur l'enquêteur, que les choses aient tourné au sens
contraire ; que serait devenu ce beau pays si les opposants avaient eu le
dessus ? C'est pour éviter ces sombres éventualités
que nous avions tenu à intimider, à traquer, à
dénicher et à dénoncer tous ceux qui seraient
tentés d'opter pour le diable en votant contre notre
Président. Savez-vous que dans bien de régions de ce
pays, la tenue officielle dans les bureaux de vote était celle de
notre parti ? Lorsque nous redoutions quelques astuces
propres aux opposants entêtés, nous faisions disparaître
leurs bulletins de vote. Parfois, on conduisit ces pauvres électeurs
dans les isoloirs, sous prétexte qu'on les guidait ; et, c'est
là dedans que nous avions la bonne occasion d'identifier et de filer les
plus courageux. Certains étudiants entêtés ont
récolté ce qu'ils semaient. Les fonctionnaires opposants ont subi
la tourmente ; ils avaient été pourchassés,
rétrogradés licenciés ou démissionnés.
Voilà certainement pourquoi certaines feuilles de choux avaient
parlé de la chasse aux sorcières. Ça, c'étaient nos
oeuvres, Monsieur l'enquêteur ; des oeuvres salvatrices sans
lesquelles vous-mêmes, agent de sécurité, vous ne seriez
plus en sécurité, voire en vie. Seules la violence et la ruse
nous avaient aidés ! Ah ! Machiavel, le vrai et seul
philosophe politique blanc de toute l'éternité !
Monsieur l'enquêteur, que perd-on à voter pour
quelqu'un à qui on doit tout ? Le Président de la
République est le pourvoyeur de la vie et du bien-être. Et,
à ce titre, il me semble que seul Dieu doit lui demander de
déposer le timon de l'Etat. Nous le savons, Dieu ne peut le faire alors
qu'il est encore en vie, non ! Un chef d'Etat digne de ce nom doit mourir
au pouvoir.
Monsieur l'enquêteur, mon cher ami, je puis vous assurer
que vous êtes chanceux ! Vous êtes né sous une belle
étoile parce que vous venez me voir à un moment où il se
prépare de notre côté un vaste programme politique ayant
comme objectif principal : le maintien au pouvoir. Vous autres vous devez
vous montrer entièrement acquis à notre cause. Pas question de
neutralité. Votre carrière sera assurée et sous peu de
temps, vous vous verrez en train de gérer d'importants bataillons dans
notre armée. Notre régime sait être
fidèle à sa politique de gratification pour tous ceux qui lui
sont dévoués.
Rappelez-vous le Jeudi rouge. Que n'a-t-on pas accordé
à l'armée restée fidèle comme récompenses
légendaires ? Vous savez, comme moi, que beaucoup d'hommes en tenue
ont reçu des grades qu'ils ne devraient avoir que dans quinze ou vingt
ans ; vous savez que les salaires de l'armée ont
décuplé. Bien, comment comptons-nous pérenniser
notre règne ? Tel est le thème de travail
qui nous a rassemblés autour des grands théoriciens de
notre régime. Nous nous sommes séparés avec la
ferme conviction que notre frère devrait mourir Président et que,
son pouvoir étant devenu héréditaire, son fils ou sa fille
devrait lui succéder.
Les échéances électorales, nous pouvons
les renvoyer indéfiniment. Et, quand on consentira à organiser
les élections, il sera d'abord et toujours prouvé qu'une
commission électorale indépendante est une lourde machine inutile
qui nécessite trop de graisse et ne cadre pas avec nos
réalités locales. En plus, nous saurons prouver à nos
frères occidentaux que leurs aides humaines en la matière ne sont
d'aucune importance. Ces prétendus « observateurs
neutres » ne sont que des espions.
L'absence de cette mauvaise structure importée nous
permettra alors d'évoluer tel un renard libre dans un poulailler libre.
Voici un exemple clair : on le sait bien, ce sont les listes, les cartes
électorales, les cartes d'identité nationales qui font les
électeurs. Ceci étant prouvé, nous autres, nous savons
désormais que, contrairement à ce qui est démontré
officiellement pour endormir les malheureux opposants, nos
commissaires de police n'établissent plus de cartes d'identité
à tous ceux qui sont reconnus ou soupçonnés appartenir
à l'opposition. Tous ces égarés sont là qui se
bousculent vainement nuit et jour devant nos commissariats, ignorant qu'une
puissante machine est conçue, qui les broie et les avale politiquement.
Un opposant ici chez nous sera toujours un homme politiquement mort.
- Et comment cela, Monsieur le Président ? Lui
demanda l'enquêteur que toutes ces révélations
étaient en train de transformer.
- Mais, mon cher ami, broyer un opposant qui convoite
notre carte d'identité, c'est par exemple lui dire que la crise
économique s'étant confortablement installée chez nous du
fait des grèves et de l'incivisme fiscal menés par les opposants,
nos commissariats n'ont plus de carton, d'encre, de toises etc. à cet
effet, voilà une astuce qui nous permettra d'éliminer un bob
régiment de mécontents. Et, parallèlement, tous nos
militants et sympathisants auront chacun une dizaine de cartes offertes
gratuitement ! Croyez-vous qu'avec tout ça, un seul opposant puisse
arriver un jour ? demanda Mbe'nnem à son interlocuteur
médusé.
- J'ose avouer que cela s'appelle faire preuve de beaucoup
d'imagination et surtout de courage, lui affirma son vis-à-vis.
- Oui, mon cher ami, nous sommes courageux. Etre au pouvoir
ici chez nous, c'et être courageux ; c'est savoir oser. Et c'est
parce que nous osons que nous gagnerons toujours, lui affirma Mbe'nnem. Puis il
enchaîna :
- Savez-vous que les listes électorales sont de
véritables tamis à opposants ? Nous pouvons encore
établir quelques cartes à nos ennemis et faire paraître
leurs noms les listes spéciales. Qu'est-ce qui nous coûte d'aller
sortir et afficher ces listes dans une localité inaccessible ?
L'ennemi a beau être un insomniaque, il finira pas s'endormir. Et, nous
allons nous assurer des majorités absolues. Avec tout cela, tel un
phoenix, le parti unique renaîtra de ses cendres.
- Excellence Mbe'nnem Iscariote, nous vous remercions
sincèrement pour toutes ces révélations et ces confidences
édifiantes, fit l'acquéreur.
C'était sans commentaire. Ainsi allaient les
choses ; ainsi était dirigé le pays ; ainsi comptait-on
gérer la chose publique pour toute l'éternité !
Au moment où le Président Mbe'nnem sortait de la
salle, Mlle Samsekle passe-partout, sa coreligionnaire effectuait son
entrée dans l'enceinte de l'Ecole. Peut-être était-elle
allée rendre hommage à Vénus dans un Hôtel de la
ville. Il se disait d'elle qu'elle était d'une disponibilité sans
exemple. L'enquêteur avait besoin de ses services, lui avait-il dit. Du
côté du ciel, le soleil avait franchi de trois pas le
zénith. Avec la sortie de Mbe'nnem l'enquêteur mit un autre
appareil en marche afin d'enregistrer la seconde conversation. Il avait tenu
à faire écouter tous ces détails par tous ses
collaborateurs et la hiérarchie de leurs services.
- Mademoiselle Samsekle, bon après-midi et recevez tous
nos encouragements pour les précieux services que vous avez rendus
à ce beau pays à une période très grave de son
histoire. Cette fois, nous venons vous prier de nous aider à parachever
nos rapports sur toute les personnes dont votre association nous a
envoyé les noms, fit l'enquêteur.
- Merci, monsieur. J'ai toujours pensé que nous autres,
faisons du bon travail. Vos encouragements en sont d'ailleurs un
précieux témoignage. En ce qui concerne tous ces
délinquants auxquelles vous faites allusion, ce ne sont pas les preuves
qui manquent. Les preuves nous en avons par centaines. Bien, ceci étant,
je dirais que ce sont des gens nuisibles ; ils dérangeaient. Ce
sont des salauds qu'il faut pendre, même sur la place publique. Ils
avaient surtout tendance à s'afficher et à ravir la vedette. Par
ailleurs, et fait plus grave, nous avons même appris qu'ils voulaient
attenter à la vie de notre Président et
écourter la pérennité de son règne. Vous voyez
vous-même que c'est très dangereux comme activité ? Il
y a parmi eux un morveux appelé Francis Menkaakong qui avait eu la
maladresse de refuser mes avances. Ne pouvant pas supporter qu'un homme me
fasse essuyer un tel échec, je lui avais promis mes échos. Fait
encore plus grave, il était de ceux qui chantaient mon nom à qui
voulait les écouter. Ils prétendaient que je souffrais du
SIDA ! Le Sida ? La maladie incurable ! Je sais seulement
qu'à cette époque, pour être franche, mes cheveux
chutaient. C'était la syphilis, pas le Sida répondit
bêtement cette mégère.
Mlle Samsekle était de ce type de filles volages qui
utilisaient uniquement leur féminité démoniaque pour
ouvrir toutes les portes et pour faire avancer tous les dossiers. Dans le
milieu estudiantin, sa présence relevait tout simplement d'un
mystère. On n'avait jamais su d'où elle venait, certaines langues
indiscrètes prétendaient que cette toute puissance, elle la
tenait d'un très puissant dignitaire du régime. Mlle Samsekle
s'était toujours voulue belle, sinon la plus belle et la plu ravissante.
Son teint couleur d'ébène avait gravement subi les effets
corrosifs de la brosse de chiendent avec laquelle elle frottait
régulièrement sa peau. Sur cette peau malheureuse passaient
toutes les substances caustiques (potasse, soude, eau de javel), des
antiseptiques (savons, diktol, shampoings) et des crèmes à la
base d'hydroquinone. Son pauvre corps recevait sans cesse les
dermocorticoïdes. Dans son entourage immédiat, on disait d'elle
qu'elle était à la recherche d'un teint nouveau.
- Alors, Mlle Samsekle, est-ce tout pour Francis ? Lui
demanda l'enquêteur qui délirait de joie, car toutes les
vérités lui étaient révélées sur
cette grave affaire de « criminels politiques ».
- Oui, Monsieur l'enquêteur. Je crois que c'est
suffisant. Je voulais tout juste lui faire comprendre que ce pays est entre
nos mains. Je voulais qu'il sache de quel bois je me chauffe, lui
révéla cet ange de la mort qui, après avoir sorti un
crayon et un miroir de sa sacoche noire, réajustait les cils de
sphinx.
- Très bien mademoiselle, la précision est
importante Maintenant, que savez-vous de la dame Segnõra No ?
- Oui, oui, les voilà. J'allais oublier cette morveuse
de Segnõra. Cette femme est l'une des femmes qui se vantent d'avoir
séjourné en Europe. Et, comme cela ne suffisait pas, elle se
vante d'avoir réussi à se faire un époux. A plusieurs
reprises, elle a décliné nos offres : tricots, effigies,
casquettes, pagnes publicitaires de notre président et notre parti.
Vous voyez, c'est très grave ! Ce sont des crimes politiques
et, elle mérite la mort. Il en est de même pour toutes les autres
du groupe, décida-t-elle souverainement.
Après avoir recueilli tous ces témoignages, ces
révélations et ces secrets, le bon enquêteur se leva, le
corps alourdi de déception et de honte. Il avait honte à la place
de tous ceux-là qui venaient de lui prouver que le pays était le
leur. Il cracha un ultime merci sec à cette gorgone qui ajustait ses
parures lugubres. Il sortit de l'Ecole et une fois dans son véhicule, il
n'avait pas eu le courage de démarrer. Quelques pensées lui
torturaient les méninges. Couché sur le siège, les bras
croisés, les pieds abandonnés sur les pédales, la
tête levée, les yeux fermés derrière ses lunettes
sombres , il mit à méditer :
- « Voilà alors l'un des problèmes
épineux auxquelles nous faisons face. Ces fameuses « sources
d'informations ». A écouter les Chefs d'accusation, on dirait
qu'ils viennent de très grands patriotes. La réalité,
c'est qu'il se lit de la haine, de la rancune, de la délation, de la
méchanceté, et surtout un type particulier de tribalisme criard
de leurs propos. Et ce zèle qu'ils manifestent ! Et cette toute
puissance ! Voilà ce qui s'appelle être inféodé
au régime. Je comprends maintenant que l'ouverture démocratique
n'est qu'un jeu de mots. Pourquoi veulent-ils que nous éliminions des
citoyens qui n'ont fait qu'exprimer leur citoyenneté, leur
liberté, leur choix ? C'est contraire au bon sens et au droit.
Mes collègues, mes chefs, comprendront tous que ceux
qui nous ont promis cent preuves de la culpabilité de ces
étudiants ne sont que des tribalistes dangereux qui peuvent facilement
mettre ce pays à feu et à sang.
Ceci m'amène à faire des réflexions sur
la profession même des officiers de police judiciaire que nous sommes.
Nous avons la lourde et délicate tâche de veiller à la
sécurité publique et au maintien de la paix. Nous sommes
appelés à faire face, jour et nuit, aux multiples cas de crimes,
de délits et de contraventions. Mais, lorsqu'on est exposé aux
obstacles comme ces tribalistes cruels, comment s'y prendre ?
Peut-être une garde à vue est elle nécessaire ? La
garde à vue étant tout simplement une mesure par laquelle un OPJ
retient dans les locaux de la police pendant une durée légalement
déterminée, toute personne qui, pour les nécessités
de l'enquête, doit rester à la disposition des services de police.
Mais à vivre certaines expériences dont celle-ci, je suis
déjà en train de me demander avec inquiétude si pour une
éventuelle garde à vue, un commencement de preuves de la
culpabilité des suspects n'est pas nécessaire. Ensuite, il ne
faudrait peut-être pas occulter la présomption qui n'est que
supposition que l'on, tient pour vraie jusqu'à preuve du contraire.
Mais, l'officier est un homme doué de raison ; il peut juger
à priori. Et, s'il est dans le doute, la présomption doit
être en faveur de l'accusé. Mais, si dès le départ,
il tient pour vraies toutes les hallucinations et toutes les
élucubrations des mécréants aux illusions tribalistes,
alors les jeux sont entièrement faussés. Donc, le principe
fondamental des droits de l'homme suivant lequel toute personne accusée
d'un acte délictueux est présumé innocent jusqu'à
ce que sa culpabilité ait été légalement
établie dans le respect des garanties nécessaires à sa
défense doit garder toute sa sacralité. Mon père m'avait
toujours dit : « Mon fils, ce métier que tu choisis est
très délicat et, pour cela, tu dois faire très attention.
La société entière, ou certains esprits aux mauvaises
intentions t'emmèneront à commettre des fautes
irréparables. Peut-on réparer la mort ? Peut-on fabriquer du
sang ? Non ! Mon fils, l'histoire et la Bible fourmillent
d'exemples ; lorsque nous les parcourons, c'est pour mieux contourner les
obstacles présents ou futurs. Dans la Bible, on nous parle des saints
Innocents, oui, des Saints Innocents ! Il s'agit des enfants qui furent
massacrés en Judée sur l'ordre d'Hérode qui
espérait faire périr Jésus parmi eux ! Mon fils, le
vingt-huit Décembre de chaque année, il faut prier en leur
mémoire. »
Maintenant que ces étudiants ont déjà
passé plus de deux semaines presque gratuites dans nos sous-sols,
à qui doit-on attribuer la faute ? Aux textes ? A nous ?
Au Procureur de la République ? Ou alors aux fils de judas qui nous
les ont livrés ? Il est certain qu'on les aurait déjà
pleurés, compte tenu des mystères qui ont entouré leurs
arrestations et surtout compte tenu du contenu du communiqué radio du
29, qui faisait état de leur arrestation, de leur incarcération
et de leur exécution pour « faute
politico-criminelle ». Voilà que maintenant, les
données du problème sont claires, alors quel verdict
prononcer ? Ça aussi, c'est une équation difficile à
résoudre. Si les chefs d'accusation étaient rationnels, les
choses seraient faciles à trancher. Mais, au vue de la
légalité, aucun chef d'accusation ne peut être
retenu ! Mais, comme tout est passé par le Ministre de
l'Enseignement Supérieur, l'affaire a pris une couleur politique et
tribale très vive. Pour nous, il faut tout simplement faire un travail
de bourreaux. C'est ce que nous recommande l'objet de cette correspondance
ministérielle :
Objet : Arrestation, Incarcération
et exécution d'assassins
anarchiste, ennemis du Régime.
A mon sens, si nous étions libres, nous n'aurions en
aucun cas besoin de tergiverser. Le verdict serait simple ; on
réunirait tous ces martyrs des mutations politiques et on leur dirait
solennellement : « Citoyens, aucun chef d'accusation n'est
retenu contre vous ; vous êtes désormais libres ; allez
respirer l'air pur que la nature offre gratuitement. Faites-vous bercer par le
vent de la Démocratie ! »
CHAPITRE VIII
A
près les interrogations qui s'étaient
déroulés la nuit de ce dimanche-là toujours sous une forte
escorte, les prévenus furent conduits dans une autre cellule. Ils furent
dépouillés au préalable de tous leurs vêtements,
tout ce qu'ils pouvaient utiliser pour s'arracher à la morbidité
de la vie et aux injustices de la société. Ils
empruntèrent la petite porte qui donnait sur une salle bien sombre. De
là, ils embranchèrent à droite, sur un couloir qui
conduisit à un corridor parallèle au corridor principal. Puis,
ils remontèrent un escalier qui menait juste à la nouvelle
cellule.
Pendant près de trois heures d'interrogatoires, ils
avaient goûté avec délices à la fraîcheur de
l'air pur. Ils avaient retouché de leurs mains devenues presque
insensibles, l'eau pure et fraîche des robinets qui leur avaient
cruellement manqué. Ils avaient enfin revu les hommes, leurs semblables.
Ils avaient enfin revu les hommes leurs semblables. Ils avaient aussi
été bercés par les doux motifs pour lesquels ils
agonisaient, jour après jour, sans fin. Ils avaient enfin pris
connaissance de cette centaine de preuves qui faisaient d'eux des pendards.
Où devraient-ils trouver encore assez de courage pour supporter les
odeurs au cas où ce nouveau monde serait pareil au
précédent ?
Après l'ouverture de la porte, ils retrouvèrent
dans un couloir de dix mètres de long sur un de large. A l'extrême
gauche, un vieux robinet dont la dernière goutte d'eau datait d'une
décennie décorait le mur d'où il sortait.
Derrière, c'étaient quatre antichambres qui,
disait-on ; étaient réservées aux prévenus
particulièrement dangereux. C'étaient des gens dont la
spécialisation était de couper les routes, de braquer,
d'assassiner. Leurs demeures étaient des cellules dans la cellule. A
leurs portes en fer massif fixés des cadenas et des chaînes
colossales. Ils étaient hermétiquement séparés des
autres. On eût dit que même les cancrelats ne pouvaient pas se
glisser chez eux pour leur transmettre d'éventuelles nouvelles.
A l'extrême droite, un fleuve écumant d'urines
à la couleur noir foncé dégageait des odeurs assommantes.
D'emblée, il était difficile d'imaginer où les deux
premiers occupants trouvés là, faisaient leurs selles. Au
plafond, était suspendue une longue ampoule qui émettait une
lumière blanche. Les murs qui avaient perdu leur couleur initiale au
profit des graffiti et des écrits divers étaient devenus de
larges pages d'une littérature de combat, de revendication et de
défoulement. Tout y prêtait à faire croire que chaque
prévenu qui y avait séjourné avait tenu à y
transcrire ses ressentiments ou ses aspirations. Un bob psychanalyste y
trouverait un champ fertile pour les recherches. Des érotomaniaques en
proie à une libido incontrôlable et tumultueuse avaient
adroitement dessiné des scènes obscènes. Ici,
c'étaient quelques jouvencelles tout récemment sorties de
l'adolescence pubertaire qui s'amourachaient, plus loin, c'étaient des
femmes mûres dont toutes les parties intimes étaient
découvertes. Elles étaient de toutes les races et avaient toutes
les formes. Elles étaient blanches, blondes, rouges, brunes, noires,
chocolat, basanées et il y avait des grasses, des mafflues, des trapues,
des effilées, des velus replètes... Elles étaient
là dans des positions des plus osées. Ce qui frappait le plus sur
ces peintures qui défiaient tout érotisme, c'étaient
surtout les formes qu'on avait données aux parties mises en gros plan.
Les cheveux ondulés allaient couvrir l'arrière.
Train les joues arrondies brillaient, les lèvres rouges
étaient lippues.
Elles étaient là, figées dans leurs
positions, les unes riaient, les autres souriaient, d'autres criaient ou
gémissaient de plaisir ou de déplaisir. Ces images
n'étaient pas muettes. Pour mieux allumer les sens, les dessinateurs
avaient vivifié leurs oeuvres des textes érotiques.
Par endroits, c'étaient des scènes de
révolte des prévenus débordés de souffrance et de
colère qui, après avoir piégé des gardes imprudents
et cruels, leur administraient des bastonnades dignes d'esclaves
révoltés. Plus loin, on pouvait lire : « La
justice règnera un jour ! », « Vive la
démocratie, à bas le tribalisme, la délation, le mensonge,
la haine, la tyrannie... ! », « Qui tue par
l'épée périra par l'épée »,
« Le sang d'un Innocent ne se sèche jamais, il finit toujours
par monter dans la tête de celui qui l'a versé.» ,
« Tous les méchants passeront, la République
restera », « Nous mourons mais c'est une mort advitam
aeternam1(*) »,
nous sommes condamnés au carcero duro2(*) », cédant arma togae3(*) » « Adhuc
sub judice lis est4(*) », « Vive la déclaration
universelle des droits de L'Homme » etc.
Les nouveaux locataires de cette cellule n'avaient pas encore
fini de décrypter, de décoder cette littérature, que l'un
des deux premiers occupants les rappela vertement à l'ordre :
« Les amis, oh ! Les gars, vous-là, nous tenons à
vus rappeler que lorsqu'on entre en cellule, on se dirige d'abord vers les
premiers occupants pour s'acquitter des droits de cellule. Ces droits sont
obligatoires et payés totalement, sinon... »
Le second qui l'avait suivi en secouant la tête en guise
d'approbation enchaîna : « Tel que je vous vois si
nombreux, je tiens à vous rappeler ceci : lorsque vous vous serez
acquitté de vos droits de cellule, la conduite à suivre est la
suivante : bien, ici chez nous il y'a que les urines que nous n'arrivons
pas à bien maîtriser. Voilà des dizaines de bouteilles que
nous avons déjà remplies. Cependant, cela n'est pas très
grave. Mais, en ce qui concerne les selles, c'est le problème le plus
cruel qu'il faut à tout prix résoudre. Nous autres, nous avons
essayé de le contourner à notre manière. Ces fûts
que vous voyez devant nous sont pleins. Nous avons pu les couvrir avec tous les
morceaux de cartons et journaux. Pour éviter les crues, nous avons cru
devoir nous soulager dans ces sacs. Nous souhaitons seulement qu'ils
n'éclatent pas d'un moment à l'autre. Ceci dit, vous serez tenus
de suivre scrupuleusement nos prescriptions. A bon entendeur... »
Francis Menkaakong qui était tenu devant celui qui
s'était autoproclamé chef de cellule leur fit ces
réponses :
- Mes chers amis, soyez sages. Ne venez pas dans une cellule
postuler des titres vides de sens. Ne convoitez pas des honneurs inutiles. Les
Chefs, c'est là haut qu'on les trouve, chez ceux qui jouissent encore de
la liberté. Ici, nous sommes tous appelés à contempler
les mêmes parois, et à respirer les mêmes odeurs. Tout au
contraire, je dirais que celui qui a évoqué l'épineux
problème d'urines, de selles, des odeurs, d'insectes etc. a bien
parlé. Nous venons d'une cellule souterraine invivable. Pour amortir le
choc, je propose deux petites solutions : manger très peu et
exclusivement du pain et autres pâtes et boire très peu.
Voilà ce qui peut mettre long dans l'estomac et les intestins !
Cette intervention reçut une approbation collective. L'heure
était grave et il fallait mûrement réfléchir pour
trouver des tranches de solutions. Les problèmes, il y en avait par
milliers. Chacun chercha un espace pour se recroqueviller. On ne pouvait pas
prétendre allonger les pieds ou se coucher. L'espace ne prêtait
guère à ce genre de fantaisies. Ils se servirent des feuilles de
vieux journaux pour composer des matelas et des coussins. Les odeurs des urines
et celles qui s'échappaient lourdement des demi fûts mal couverts
se mélangeaient à la chaleur cuisante pour ralentir le rythme
respiratoire.
- On peut déjà dire qu'on vient de faire un pas
dans la procédure. L'interrogatoire est une phase dans la conduite des
enquêtes. Ils ont bien mis long pour en arriver là. Mais,
l'essentiel était qu'on sache au moins pourquoi nous allons mourir, fit
Docta Maben.
- Lorsque j'ai fait mon entrée, ils m'ont bien
fouillé. Ensuite j'ai pris place devant un Monsieur en civil. Seule une
table nous séparait. Les quatre autres étaient debout et
m'observaient. Ils m'ont demandé les noms et prénoms de mes
parents, leurs professions et notre domicile. Je les ai bien
édifiés sur ce sujet. Ensuite, on m'a
dit : « Monsieur Menkaaseh' dites la vérité
et rien que la vérité. Bien, on vous accuse de vandalisme,
d'anarchie et d'assassinat. » Je me suis dit alors que ça y
est, je suis mort ! Moi vandale, anarchiste et assassin ?
« Reconnaissez-vous les faits ou non ? » m'a-t-on
demandé.
- Je ne reconnais aucun fait, chefs, leur ai-je dit
«Vous voulez dire que vous êtes indifférent à tout ce
qui se passe dans le campus de l'université et dans celui de l'Ecole
Normale tous ces jours-ci ? »
- Chefs je vous assure que ces évènements, je
les vis comme vous autres. J'en suis le plus informé par les radios, les
journaux et la télé.
« Tournons la page, Monsieur Menkaaseh'. Que
pensez-vous des revendications politiques qui secouent le pays tous ces
temps-ci ? Vous savez que les opposants organisent des marches historiques
pour réclamer le changement. Alors, n'avez-vous pas encore pris part
à une de ces marches, oui ou non ? »
- Chefs, je crois savoir que les revendications politiques,
c'est l'affaire des politiciens ; un étudiant d'Ecole Normale en
fin de formation a trop à faire pour consacrer son temps à des
marches.
- « Monsieur Menkaaseh', soyez honnête et
sérieux ! Vous êtes membre fondateur de l'Association des
étudiants dits anarchistes, et on dit vous avoir déjà vu
plusieurs fois en activité à l'Université, à
l'Ecole Normale et dans les Lycées et Collèges. C'est vrai oui ou
non ? »
- Chefs, les questions auxquelles on doit répondre par
oui ou par non sont très ambiguës et embarrassantes. Je vous prie
de bien vouloir comprendre que j'ai quitté l'université il y a
de cela cinq ans. J'ai roulé ma bosse dans les collèges
privés comme Professeur vacataire. A l'heure qu'il est, je n'attendais
que la période des soutenances pour parachever ma formation. Les
problèmes des étudiants de l'université ces jours-ci, sont
des problèmes d'une époque et d'une génération.
- Les enquêteurs se regardent et secouent la tête.
Mon vis-à-vis griffonne une phrase. Puis, ils me ramènent hors de
la salle.
C'était la première phase des interrogatoires.
Menkaazeh' était ainsi le premier à passer à la
« barre ». Maintenant c'était le tour de Menkaakong
Francis.
- Lorsque je suis entré, on m'a fait asseoir,
probablement là où Innocent était assis. J'étais
assis. J'étais entouré de je crois quatre personnes en civil et,
devant moi un monsieur qui prenait des notes.
Dès qu'on finit de m'identifier, on me dit :
- « Monsieur Menkaakong, vous n'allez faire que
confirmer tout ce qu que votre ami a affirmé. Innocent nous a tout
révélé et confirmez tout simplement pour nous faciliter la
tâche... »
- Que dois-je confirmer, chefs ?
- « Mais, vous voulez dire que Menkaaseh' est un
menteur ? C'est tout de même votre chef ! Rendez-lui hommage en
confirmant ce qu'il a dit de vous tous. »
- Qu'a-t-il dit au juste chefs ?
- « Mais il a affirmé que vous êtes des
étudiants vandales et anarchistes. Ensuite, il a
révélé que vous prenez tous part aux marches de
revendications et de protestations de l'opposition ! »
- Chefs, je puis vous avouer que même dans un
état psychotique, Menkaazeh' ne peut pas tenir de tels propos
Peut-être peut-on les lui prêter ?
- « Monsieur Menkaakong, savez-vous qu'on vous
accuse particulièrement d'avoir violé et volé une
étudiante. Reconnaissez-vous les faits ? »
- Chefs, veuillez m'excuser, car je vais peut-être
être long. Celle que vous appelez étudiante n'a rien d'une
étudiante. Mademoiselle Samsekle est une Célimène d'une
légèreté maladive. C'est une pimbêche qui a
résolument décidé d'ingurgiter tout le torrent
séminal de la gent virile. Elle avait l'habitude de faire irruption dans
ma chambre contre ma volonté. Mais, lorsqu'elle entrait, elle feignait
de na pas voir les chaises. Elle préférait s'asseoir ou se
coucher dans mon lit, les cuisses ouvertes. Ses vêtements étaient
pour la plupart transparents. Elle n'aimait pas mettre les
sous-vêtements. A peine se couchait-elle, les pieds
écartés, qu'elle feignait un sommeil de mort. Au début, je
croyais qu'elle le faisait par inadvertance. A la longue, j'avais compris
quelles étaient ses intentions. J'avais fini par lui interdire
l'accès dans ma chambre, mais sans succès. La dernière
solution, c'était de rester d'une parfaite impassibilité de
statue d'ébène devant toutes ses intentions.
« Chefs, j'ai une horreur indicible de la
fornication, de l'adultère, de la débauche, du harcèlement
sexuel et de toutes formes de prostitution. Je ne sais donc pas si c'est tout
ça qu'on appelle viol et vol ».
A la fin de mon intervention, tous croisent les bras. Ensuite,
ils regardent et secouent la tête. Celui qui est en face de moi couche
quelques phrases sur sa feuille. On me prend par le dos et on me conduit hors
de la salle.
Eben le philosophe fut introduit dans la salle :
- Lorsque j'ai fait mon entrée, ils se sont tous mis
à rire. Leur chef s'est mis à caresser sa moustache en souriant.
Puis, la mine grave, on m'a demandé de m'asseoir. Celui en face de qui
j'ai pris place a noté tous les renseignements que j'ai fournis sur mon
identité et sur ma filiation :
- « Monsieur Eben le philosophe, vos camardes nous
ont tout dit sur vous. Votre tâche consistera tout simplement à
nous apporter un peu de lumière sur vos activités
parallèles. Nous vous rappelons que vous êtes un membre influent
de l'association des étudiants vandales et anarchistes ; votre
rôle auprès de Menkazeh'' est capital ; vous êtes un
des activistes de l'opposition... Reconnaissez-vous les
faits ? »
- Chefs, je vous assure que je ne connais rien de tout ce qui
m'est reproché et, si mes camarades ont fait de telles
déclarations me concernant, j'avoue qu'ils étaient dans un
état second.
- « Tenez pour votre mémoire Monsieur Eben.
On vous a surpris dans un bureau de vote le 10 Octobre, pendant
l'élection présidentielle. Vous avez voté contre le
résident de la République. Allez-vous encore nier ces faits
probants ? »
- J'étais mort de trouille à ce dernier chef
d'accusation. Quand on vous fait ce type de révélation dans un
contexte pareil, vous pouvez immédiatement rendre l'âme. Car j'ai
directement reconnu le sieur Mbe'nnem Iscariote derrière ce chef
d'accusation. En effet, le 10 Octobre, lors du scrutin, des bureaux de vote
étaient installés un peu partout. Il y en avait dans les
Lycées comme dans les écoles primaires. Moi, j'avais choisi de
voter au Lycée. Lorsque j'avais voté, au sortir de l'isoloir,
j'avais rencontré Mbe'nnem. Ce dernier avait sorti tous les yeux de sa
tête et m'avait vertement demandé pour qui j'avais voté. Et
lorsqu'il avait ainsi hurlé dans mes oreilles, je lui avais
rappelé que j'étais libre de choisir qui je voulais. Par
conséquent, il n'avait pas le droit de violer ma conscience et ma
liberté.
Ce témoignage d'Eben le philosophe permit à tous
les prévenus de comprendre progressivement et plus clairement
d'où provenaient ces flèches mortelles. Du côté des
enquêteurs, aucun nom n'avait été avancé. Ces gens
aux pensées sombres, ils les appelaient leurs « sources
d'information ».
- Ecoutez, moi ; je suis un journaliste. Je ne suis ni un
juriste de formation, ni un juriste de carrière. Mais, en tant que
journaliste, je m'intéresse beaucoup aux mutations politiques dans le
monde contemporain. Ce que je sais aussi, pour avoir suivi un cas pareil dans
un pays africain, Eben le philosophe aurait pu traîner ipso facto cet
impertinent de Mbe'nnem en justice pour atteinte aux principes du secret du
vote. En principe, pendant la période des élections, les bureaux
de vote sont des lieux sacrés, parce qu'il s'y décide l'avenir de
la République toute entière. Un bureau de vote n'est pas une
arène de gladiateurs, précisa le journaliste.
- Peut-être ne vous ai-je pas
révélé que Mbe'nnem m'avait menacé en ces termes
effrayants : « De toutes les façons Monsieur l'opposant,
vous avez ouvert vous-mêmes les portes fatales. Je vous assure que vous
aurez de mes nouvelles, Monsieur l'assassin... » Fit Eben.
-Je crois vous avoir déjà parlé des
atteintes à la constitution, non ? Mes chers amis, au vu de la
légalité, c'est ce délinquant patenté de Mbe'nnem
qui devrait se retrouver ici, à votre place. Il avait commis des
délits électoraux, oui on appelle cela des délits
électoraux et c'est condamnable. Sachez que le professeur de Droit que
je suis n'invente rien. Tout cela est prévu dans notre code
pénal. Ce fou de Mbe'nnem avait demandé à Eben pour qui il
avait voté, n'est-ce pas ? Il l'avait fait dans un bureau de
vote ; n'est-ce pas ? Eh ! bien, il s'agit là d'un cas
manifeste du viol du secret du vote. Et, il me semble que Mbe'nnem l'avait
intimidé et lui avait promis de ses « nouvelles »,
c'est-à-dire, éventuellement, la mort ? Ah !
Voilà un bon prisonnier ambulant. Les textes sont clairs
là-dessus. Lorsque vous violez le secret du vote, vous portez atteinte
à sa sincérité ; vous empêchez les
opérations de scrutin ou vous en modifiez les résultats,
attendez-vous à être punis de la détention de trois mois
à deux ans et d'une amande de 10.000 à 100.000 francs ou de l'une
de ces deux peines. D'accord ? Sachez que les textes sont clairs et
formels là-dessus. Ensuite, lorsque vous influencez le vote d'un
électeur ou vous le déterminez à s'abstenir par l'octroi
ou par la promesse d'un avantage particulier de quelque nature qu'il soit, ou
par voies de fait ou menace d'un dommage particulier quelconque, vous
êtes punis de la détention de trois mois à deux ans et
d'une amende de 10.000 à 100.000 francs ou de l'une de ces deux peines
seulement. Mes chers amis, nous sommes en Afrique, c'est vrai. Mais ... mais...
Mais... Humm ! Que les gens fassent très attention !
« J'ai l'impression que chez nous en Afrique, les
lois sont des outils facultatifs. On fait d'elles ce qu'on veut et tout ce
qu'on peut. Parfois et très souvent, ce sont ceux-là mêmes
qui les connaissent bien qui marchent sur elles ! C'est vraiment dommage.
Nous autres, nous formons les futurs cadres judiciaires de ce pays. Certains
vont chez Thémis, d'autres chez Mars. Mais, je suis toujours à me
demander ce qu'ils en font une fois en activité. Nos magistrats semblent
avoir perdu leur balance. Lorsqu'ils n'arrivent pas aisément à se
faire entretenir par les justiciables, ils renvoient abusivement et
indéfiniment les affaires, quand ils ne refusent pas tout simplement de
les juger. Parfois, lorsqu'ils consentent à trancher les affaires, ils
s'autorisent de proposer des décisions méta juridiques. On me
brandira l'argument selon lequel les textes sont peu clairs ou incomplets. On
clamera haut et fort qu'on refuse de juger certaines affaires parce qu'elles
prennent facilement des colorations politiques ou tribales. Mais, ce que je
veux dire à propos, c'est que primo, les justiciables sont affreusement
lésés du fait de la corruption des magistrats ; secundo,
tous les citoyens ne sont pas égaux devant nos lois. On a l'impression
que l'Article 10 de la Déclaration Universelle des droits de l'Homme n'a
aucun sens dans notre société. »
Docta Maben s'était voulu expressément prolixe.
Ce qu'il vivait et ce qu'il écoutait l'écoeurait. A son actif, il
avait déjà enseigné des milliers et des milliers de
juristes qu'on retrouvait dans la justice comme dans l'armée. Mais,
à voir comment allaient les choses, il était tenté de dire
comme les anciens : « O Tempori, O Mores ! ».
- Moi on me reproche que je ne souis pas un étoudiant.
Les chefs disent que je souis le propriétaire de l'imprimerie qui
imprime les tracts contre le régime en place1(*)
A ces propos de Charly No, tout le monde se mit à rire
à se rompre les côtes. Ils rirent au point d'oublier qu'ils
étaient en cellule.
Au regard de tous les témoignages ainsi mis en relief,
le journaliste, Docta Maben et les autres purent deviner, chacun, pourquoi ils
souffraient eux-aussi. Ils comprirent pourquoi leurs voix étaient aussi
étranglées !
Les jours se succédaient rapidement. Mais, dans la
cellule où tout n'était qu'inertie et fixité, on se
croyait le même jour. Seuls des sommeils intermittents et très
souvent éphémères donnaient un certain rythme au temps,
créant ainsi des nuits et des jours psychologiques. Pendant près
de deux jours, ils s'étaient tous abstenus de se soulager.
C'était plus par solidarité au groupe. Chacun s'était
efforcé à sa manière de dicter un rythme à son
appareil digestif. Il faillit à tout prix respecter la promesse faite.
Ils alourdiraient l'air humide et épais. Mais, le naturel étant
difficile à chasser, il était revenu au galop le troisième
jour. Oui, un ventre avait tenu à expulser ce contenu
excrémentiel qui l'alourdissait et qui menaçait de l'intoxiquer.
Ce jour-là, le journaliste qui avait signalé ses malaises se
plaignit :
- Mais les amis, je ne comprends plus rien, voyons. Je vous
assure que mes pieds ne touchent plus le sol. A force de serrer mes fesses,
j'ai fini par attraper des crampes. Croyez-vous honnêtement qu'un homme
normal puisse faire plus d'un jour sans se soulager, fût-il le plus
constipé de la République ?
- Mon type, voyons, tu veux nous dire que tu vas rompre le
pacte conclu ? Lui demanda quelqu'un.
- Mon gars, il n'y a rien de plus légitime que de
répondre à l'appel de la nature.
- Bon, puisque tu n'y peux rien, prends cette feuille de
journal sur laquelle tu es couché ; vas t'isoler près de ce
mont de sacs ; vide ton ventre et enveloppe délicatement le contenu
et tu l'enfouis dans le petit sac en nylon, lui proposa le chef de cellule.
Cette scène à laquelle s'était
livré le célèbre journaliste avait offert matière
à réflexion et à rire à tout le monde. L'homme de
la radio n'avait jamais pu se figurer nu comme un ver de terre, accroupi sous
une lumière blanchâtre, devant des gens, en train de se
soulager.
* *
*
C'était le jour de Vénus. Dans la ville, on
vivait là déjà la vingt quatrième heure de ce jour
de la déesse de l'amour, qui s'apprêtait à céder sa
place au jour du sabbat. Sur la ville enveloppée d'un épais voile
sombre d'une nuit sans lune et sans toiles, ce n'était plus la bruine
qui régnait. Le ciel courroucé versait intensément
d'épaisses larmes. Dans leur univers, ils continuaient à
alimenter les commentaires. Ils commentaient abondamment les questions qu'on
leur avait posées. Désormais, ils savaient presque tous, ce qu'on
leur reprochait. Ils avaient compris pourquoi ils croupissaient ainsi dans les
cellules des plus invivables du pays. Oui, leurs ennemis avaient prouvé
à l'aide des centaines de preuves, leur culpabilité et leurs voix
méritaient la strangulation.
On vint une fois de plus les chercher, les malheureux.
Après avoir ouvert la porte massive de leur cellule, le garde solitaire
qui montait la garde commença :
- Tout le monde est présent, je le suppose. Eh !
bien, on va procéder à l'appel. Répondez sitôt que
vous entendez votre nom. En sortant de la cellule, tâchez d'aller dans
l'autre couloir là-bas chercher ce qui vous appartient, et rien que ce
qui vous appartient. Je m'adresse essentiellement à tous ceux qui sont
de la suite de Menkaazeh' Innocent. Les autres ont leurs dossiers à
part. suivez donc l'appel !
Tous étaient accrochés aux lèvres du
disciple d'Arès. Ils avaient tous des allures des élèves
qui attendent fiévreusement les résultats d'un examen. Les coeurs
battaient à un rythme décuplé. C'était la trouille.
On avait peur de ne pas entendre lire son nom. Ce serait très grave. Ce
serait un mauvais signe. Cela laisserait comprendre qu'on avait un dossier plus
« lourd », plus « chargé ». Par
conséquent, on serait contraint à prolonger le séjour,
peut-être seul, dans cet enfer de répression. Ils avaient pu
braver beaucoup d'obstacles, grâce à leur grand nombre. Que ferait
un prévenu tout seul entre quatre murs étroits et aux odeurs
pestilentielles ? Et si on sortait ainsi pour aller se faire enfouir
vivant dans une fosse commune ? Ce type de supplice n'était pas
inconnu d'eux. Ne serait-il donc pas préférable de se voir
oublié dans cette maudite cellule pour tout le restant de son
séjour sur terre ?
- Je vous demande d'être bien attentifs.
Suivez :
- Menkaazeh' Innocent
- Eben le philosophe
- Francis Menkaakong
- Docta maben Jean Baptiste
- Charly No
- Monsieur le journaliste.
- Bien, vous voilà tous. Les autres vont attendre.
Leurs dossiers sont classés à part. les demoiselles et les dames
qui sont de votre contingent sont de l'autre côté. Elles vont vous
rejoindre lors du verdict. Vous savez qu'on ne peut pas commettre l'erreur de
les laisser dans la même cellule que vous ? Nous ne voulons pas
être responsables des grossesses. Sortez en ordre ; alignez-vous
tous derrière Menkaazeh', votre illustrissime Président
fondateur, cracha ce garde.
- Ces étiquettes effrayantes firent battre les coeurs
plus forts. Jusqu'ici, rien ne leur avait garanti une libération pure et
simple. Ainsi le verdict pouvait-il osciller d'un côté comme de
l'autre. Chacun se mit à méditer : « Pourquoi ce
garde appelle-t-il Menkaaseh' ``l'illustrissime Président
fondateur'' ?» se demandèrent-ils tous. Ils se mirent à
analyser les faits tels qu'ils s'étaient produits et
déroulés jusqu'ici :
- « La dernière fois c'était tout un
régiment conduit par un garde farouche qui était venu nous sortir
de notre cellule. Les hommes n'avaient pas du tout la mine compatissante. Nous
avions été interrogés séparément et
gardés séparément. C'était au coeur de la
nuit. »
- « Cette fois-ci, c'est presqu'à minuit
également qu'on vient nous chercher. Que cache-t-on à
l'opinion ? Ce n'est plus un régiment qui s'est amené ;
c'est un garde solitaire ! »
Après avoir parcouru tout le labyrinthe de la vaste
maison aux mille corridors, ils se retrouvèrent dans une grande et belle
salle. C'était un univers aéré, bien
éclairé, tapissé tel qu'on aimerait y écouler son
séjour terrestre. Au mur, derrière un large bureau, un peu
au-dessus, était accrochée l'effigie du Président de la
République. Il était là, candidement souriant ;
c'était un sourire d'espoir. A le voir regarder, on avait l'impression
que de ses deux yeux, il allait assister au verdict.
Sur le bureau se trouvaient deux exemplaires de la
constitution du pays. A droite, c'était la déclaration
universelle des droits de l'Homme. Un peu en relief, c'étaient quelques
livres de droit. Le code pénal et la procédure pénale
étaient en bonne place. Au milieu, une grande carte géographique
du pays occupait l'essentiel de l'espace.
Ils s'étaient tous retrouvés dans cette grande
salle où on scelle les destins. Les filles et les dames les avaient
rejoints. Ils étaient tous vêtus. Certains avaient tenté de
redresser leurs cheveux qui s'étaient déjà enroulés
en forme de nattes.
C'étaient les retrouvailles. Mais, en plus de deux
semaines, on avait vieilli de plus de cinq ans. Malgré la peur
qu'inspirait encore le verdict, on se saluait, comme ces élèves
qui se retrouvent après deux semaines de congés de Noël.
Parmi eux, Mme Señora No était celle qui faisait le plus
pitié.
Elle avait, elle aussi, selon les « sources
d'information », porté atteinte à la vie de son
Excellence Monsieur le Président de la République ! Elle qui
venait à peine de rentrer d'un stage de linguistique chez Cervantes.
Elle était là elle aussi, cette jeune dame dont les entrailles
chaleureuses venaient de donner à l'humanité un jeune et beau
bébé. Cet Innocent qui depuis son arrivée dans l'enfer
terrestre n'avait jamais bénéficié d'une seule
tétée. Cet Innocent qui n'avait pas réussi à
bénéficier de la chaleur des seins maternels. Il n'avait pas
connu le flot des caresses et des berceuses, ces chants suaves et câlins
qui nous transportent, bébés, vers le séjour des
âmes vertueuses. Depuis plus de deux semaines qu'il était venu au
jour, la chaleur maternelle qui devait continuer à le réchauffer,
surchauffait l'air empuanti d'une cellule des condamnés à
mort.
Son jeune époux était passé de jeune
père à jeune veuf. Le sort ne l'avait pas laissé savourer
en douceur des délices de la vie conjugale et les
bénéfices de la paternité. Une pluie de larmes
était venue ternir l'éclat de son visage. Le vent de la calomnie
lui avait arraché sa douce compagne.
Ils étaient là, tous, le visage grave, la
tête surchargée de points d'interrogation.
Trois hommes firent leur entrée. C'étaient les
trois principaux officiers qui avaient mené les enquêtes d'un bout
à l'autre. Ils étaient désormais en tenue de gendarmes. On
pouvait voir : un officier supérieur arborant un grade respectable
de lieutenant. Colonel, ensuite un capitaine et un adjudant. C'est ce trois
martial qui devait fixer les sorts ! Soudain, l'officier supérieur,
tel un athlothète, attira leur attention et convergea leurs regards vers
lui :
- Eh ! Bien, mes chers amis, nous vous remercions de
votre chaleureuse compagnie et votre bienveillante collaboration.
Qui parmi vous peut nous dire quel est le but de votre
séjour ici ? Cette question jugée énigmatique
installa un trouble dans les esprits. Personne n'avait eu le courage de se
prononcer. Une éventuelle maladresse pouvait précipiter
l'intervenant dans un gouffre sans issue, pensa-t-on.
- Bien je constate que personne ne semble savoir pourquoi nous
vous avons gardés ici.
Alors sachez tout simplement que nous vous avons fait
``appeler'', je dis bien ``appeler'', rien que pour de
« très petites vérifications », de
« toutes petites enquêtes et vérifications »
seulement. Nous avons fait notre travail et rien que notre travail. A
présent, il est question pour nous de vous li-bé-rer.
A ces mots, les fenêtres, les portes et le plafond
allaient s'envoler avec les coups d'éclats de cris de joie :
« Oué ! Oué !
Ouéééé ! Ouuuu ! Sauvé !
Sauvéééé ! Seigneur ! Seigneur !
Merci ! Merci seigneur ! Ouf !... » Le climat morose
céda place à un climat détendu des jours de fête.
Puis, l'officier supérieur qui s'entretenait avec ses
collaborateurs revint aux fêtards :
- Nous allons vous libérer. Nous vous libérons.
Mais, mais, mais seulement, pendant votre séjour dans la ville,
tâchez de ne pas vous éloigner de vos maisons. Ne sortez pas de la
ville.
Si vous voulez voyager, passer par ici nous le signaler, car
à tout moment, nous pouvons toujours avoir besoin de vous
CHAPITRE IX
D
ès qu'elle avait appris la triste nouvelle, Angeline
s'était rendue, sans grande conviction, à la gendarmerie
où une importante colonie d'étudiants piégés,
enlevés ou arrêtés, étaient conduits. Cette forte
incertitude l'avait également orientée chez le conseiller
juridique. Malgré toutes les explications et tous les renseignements
reçus, le flou hantait toujours son esprit. Elle voulait savoir pourquoi
on avait enlevé son amant, où il se trouvait exactement et quel
sort lui était réservé. Une fois de retour chez elle ce
lundi soir-là, les chagrins l'accaparèrent de nouveau. Un flot
d'images et de pensées envahirent son cerveau. Dans son retranchement
solitaire, elle reçut la visite de deux charmantes demoiselles le jour
de Mercure.
Annie et Cathy étaient très attachées
à leur amie Angeline. Elles connaissaient très bien Menkaaseh'
pour l'avoir régulièrement vu avec elle. Elles avaient tenu
à lui témoigner leur compassion. La mine abattue, Angeline
parfumait sa chambre de son haleine de tristesse. Sur ses joues, de nouvelles
larmes trahissent les traces des larmes séchées. On eût dit
qu'elle voulait augmenter de ces larmes de détresse, la fraîche
rosée du soir. Elle s'était définitivement
engouffrée dans un sombre et profond désespoir. A voir la couleur
de ses vêtements, on eût cru qu'elle se mourait dans un
juvénile veuvage.
Dehors, Phoebus, conduit par son fils phaéton,
s'était lancé sur la route du couchant Arrivé dans ses
pénates, il avait laissé sortir la nuit au visage sombre. Elle
avait littéralement étendu son épais rideau noir lorsque
la reine des ombres à la démarche inconstante s'apprêtait
à fendre la voûte d'azur avec son solide front couleur
d'argent.
- Mes chers amies, la vie n'a plus de sens pour moi à
partir du moment où j'ai perdu en Menkaazeh'. Je ne le reverrai plus,
Innocent le miroir de mon âme.
Angeline se servit de son mouchoir pour nettoyer ses fosses
nasales qui laissaient couler les morves de lamentation.
- Nous avons toutes appris avec consternation la triste
nouvelle Vendredi et, jusqu'ici, nous sommes à nous demander ce qui
s'est réellement passé pour que Innocent et ses camarades
subissent un sort aussi cruel, fit Annie.
- Lundi, je m'étais rendue chez le conseiller juridique
Mètjèl, rue Thémis. Je lui avais clairement
présenté la situation qui prévalait. Après analyses
et commentaires à la lumière du Droit, le docteur n'avait rien vu
de raisonnable ou de logique qui puisse être l'objet d'un
enlèvement, d'une incarcération et d'une mise à mort.
- Alors, qu'avait-il dit concrètement, le
Docteur ? demanda Cathy.
- Humm ! Le Docteur avait d'abord tenu à
préciser que le vocable « faute politico-crimielle »
annoncé n'a aucun sens au regard du Droit. Et, pour preuves, il avait
montré qu'il existe des crimes, des délits et des contraventions.
On peut également parler de crimes politiques, de crimes
économiques etc. ; mais une faute politico-criminelle »,
c'est touffu ; c'est creux et ronflant. Il m'avait posé un certain
nombre de questions relatives à la vie et aux comportements de Innocent.
Vous qui le connaissez bien, croyez-vous qu'il puisse participer à des
hostilités contre la patrie, qu'il puisse inciter les populations
à la rébellion ou qu'il puisse inciter une puissance
étrangère à des hostilités contre la
République ?
- Donc il s'agit là des chefs d'accusation retenus
contre eux ? demanda Annie très effrayée.
- Disons que le Conseiller juridique exploitait ce qui est
prévu dans les textes. Il avait beaucoup exploité le code
pénal. Et, pour lui, c'étaient là quelques raisons qui
pouvaient entraîner une sanction suprême comme la peine de mort.
Et, dans les cas contraires, il s'agirait d'une violation des droits de
l'Homme.
- Je ne savais pas que cette histoire apparemment anodine
était aussi compliquée ! Qu'on enlève des
étudiants de l'Université, qu'on kidnappe les étudiants de
l'Ecole Normale, qu'on arrête des professeurs... Mais, où va le
monde ? La capitale est déjà devenue un Texas où
seuls ceux qui ont les armes détiennent le monopole de la raison !
On fait irruption dans votre chambre, on vous crie « haut les
mains », on fouille pille et vide les lieux et, comme cela ne suffit
pas, on vous demande de chanter en disant que le CEPE est plus valable que la
Licence ! Pour tout couronner, lorsque vous êtes une fille, on vous
viole comme contrepartie de votre liberté ! Où va le monde,
mes soeurs ? Où va le monde ? S'interrogea Cathy.
- A l'heure qu'il est, la voix du salut c'est le
sauve-qui-peut. Oui, il faut fuir la capitale le plus tôt possible.
L'ombre de la mort plane partout ; les forces du mal sont en pleine
activité, beaucoup de voix humbles et innocentes seront encore
étranglées ! fit Annie.
- Mais avant de te sauver, Angeline, il serait de bon ton que
tu saches exactement ce qui est arrivé à Innocent et où se
trouve sa dépouille. A voir comment vous étiez liés,
à voir comment vous vous aimiez, je me dis que cette disparition va
peser sur ta conscience, et tes nuits risquent d'être à jamais des
nuits d'insomnies. Regardez le mur, partout c'est Innocent. Feuilletez les
albums, hein ? Voilà, partout domine son image. Que
voulez-vous ? Angeline ta responsabilité est grande.
L'humanité attendra de toi que tu lui dises à quels
résultats ont abouti tes recherches. Tu étais déjà
à la Gendarmerie où on ne peut pas avoir accès aux
renseignements à l'heure qu'il est ; tu étais voir le
Conseiller Juridique, c'est bien, mais c'est insuffisant, ma soeur. Je te
propose d'aller chez un voyant. Le voyant peut tout te dire sur le
passé, le présent et l'avenir, affirma Annie.
- Aïeee ! Aller où ? Aller chez... chez
un voyant ? Un voyant ! Il voit quoi ? Je n'aime pas entendre
parler de ces gens-là. Ils sont trop compliqués pour qu'on les
aborde. Et, souvent, ce ne sont que les vilains escrocs assoiffés
d'argent et d'offrandes, répliqua Cathy, très
énervée.
- Que t'ont-ils déjà escroqué ?
Quelles offrandes t'ont-ils déjà contrainte à leur
faire ?
- Annie, je t'ai déjà dit que je n'aime pas
entendre parler de tous ces gens-là : les marabouts, les
guérisseurs, les voyants, les... Ce sont tous des renards, des
escrocs.
- Cathy, attention ! Tu fais des déclarations
tapageuses et sans arguments. C'est très dangereux.
- Ecoute bien, ma chère amie, ils ne pourront jamais
m'avoir, moi Cathy Ngo Mandeng. Je jure au nom de ma lucidité que la
fille de Mandeng ne se fera jamais prendre. Ils ont fait trop de mauvaises
choses aux miens : le mensonge, l'espionnage, l'escroquerie, la
discorde... tout, oui, voilà ce dont ils sont capables. Comment un
prétentieux peut te dire que ta mère a volé tes
sous-vêtements pour te rendre stérile, toi sa fille unique et
adorée ? Pardon, fermons leur triste page. C'est du chantage que de
dire à un patient : « Paie vite ce que je te
demande, sans quoi tes ennemis vont te tuer cette nuit même. »
- Alors, si je te comprends bien, tu veux dire que sur terre
il n'existe nulle part un seul voyant, Cathy ?
- Annie je comprends que tu as besoin d'arguments et
d'exemples, hein ? Tiens, l'année passée, Mandeng Jean Cave,
notre frère, avait quitté la maison un samedi, ayant lavé
et séché ses pantalons neufs. Le soir, à son retour, il
n'avait rien retrouvé. Croyant que nous les avions
décrochés, il ne s'étai pas inquiété. Mais,
quand il avait compris dire que nous n'en savions rien, il avait
paniqué. Pris de colère et de vengeance, il avait glissé
et s'était rendu chez un prince des escrocs. Voilà ce que
l'illustre prétentieux avait écrit sur sa plaque
publicitaire :
Stop ! Ici Frater VOITOU SABITOU
Voyant - Traitant
Médium - Mystique
Spirit- Mage
Exorciste ésotérique
Grand spécialiste en voyance, 6ème
temple d'Orient
Mes chères amies, retenez que ce pansophe n'avait ni
boîte postale, ni numéro de téléphone ! mais,
jean Cave s'était entêté et, voilà ce qu'il nous
avait révélé, plus tard, des mois après :
- « Ce monstre de VOITOU est un parfait renard. Cet
escroc a une langue de miel et un coeur de fiel. Il m'avait
dépossédé de trente mille francs ! Trente ! Plus
du double de ce que j'avais dépensé pour la couture de ces
pantalons ! Je me dis aujourd'hui qu'il m'avait hypnotisé. Dans son
« salon », il n'y avait que de vieilles chaises et de vieux
bancs d'une autre époque. Son mur était crépi de papiers.
Toutes les images qui s'y déchiffraient représentaient des
scènes de voyance et de guérison. Partout dominait la couleur
rouge : rideaux, parfums, outils etc. les parfums des morts étaient
rehaussées par l'odeur de l'encens brûlé. J'étais
assis là, presqu'à demi mort dans cet enfer de senteurs et de
couleurs. Sa chambre où se déroulait la voyance était une
parfaite boîte incandescente : des bougies, des bougies, des
bougies. Partout brûlaient des bougies et de l'encens. Partout aux murs
étaient accrochées les peaux des fauves. Sa chambre sans
fenêtre dégageait des odeurs qu'il disait avoir des vertus
thérapeutiques et divinatoires. Des marmites pleines de crânes
d'animaux tués depuis des mois écumaient. Avec tout cela,
l'illustre Médium-spirit comptait « retirer le
Démon » des corps de ses victimes en les faisant boire pendant
des semaines ! C'est, les yeux fermés, que j'avais pris un autre
spécimen de breuvage mystique. Après qu'il m'avait enduit le
corps d'huiles noires, il avait pris une bible. Sur la Bible, c'était
écrit :
« La Bible de Jérusalem ».
Il en avait lu quelques passages ; après avoir
baragouiné quelques prières au nom de Barnabas, il m'avait
rassuré que dès mon arrivée à la maison, j'allais
retrouver mes pantalons au même endroit. »
- Mes chères amies, voici plus d'un an, et Jean Cave
attend toujours et espère retrouver ses pantalons, après avoir
dépensé trente mille francs !
- Cathy, merci pour tes arguments et tes exemples
édifiants. Mais, comprends que ton frère Jean est un cave
s'était lui-même laissé piéger par un rapace de
charlatan. Il existe des charlatans tout comme il existe des
médicastres, voilà la triste réalité. Mais, les
vrais guérisseurs, les vrais voyants, les vrais médecins, cela
existe dans notre société, Angeline.
Bercée par ces joues oratoires auxquelles
s'étaient livrées ses amies, Angeline s'était
momentanément échappée du gouffre de la tristesse. Elle
feuilleta ses albums, revit les mythiques images du jardin qui avait vu
naître leur amour. Ses amies prirent congé d'elle. Le temps
passait avec une lenteur révoltante. Mais, enfin l'aube au front blanc
avait rapidement chassé la nuit fugitive. Ses ombres étaient
enflammées par le regard incandescent du soleil qui venait de percer la
vitre dorée de l'Orient. Ses tout premiers souffles quotidiens avaient
desséché la rosée qu'avait distillé la nature.
C'était le jour de jupiter. Sans attendre que sa chambre soit envahie
par les rayons du soleil, Angeline s'apprêta ; elle prit tout ce qui
concernait Menkaaseh' Innocent et tout ce qui montrait qu'ils étaient
fortement et intimement liés.
Ce jeudi-là, Angeline avait mis du temps pour trouver
un taxi. Le climat qui régnait dans la capitale avait fortement
apeuré les chauffeurs de taxis. Transporter des étudiants
était devenu un indice manifeste de complicité, donc de
culpabilité. Ils étaient nombreux, ceux qui s'étaient
naïvement mêlés au sort des étudiants. Certains, pour
ne pas risquer demandaient à tout postulant : « Etudiant
ou non étudiant ? Lorsque la réponse était :
« étudiant » ou étudiante », le
taxi crachait la fumée et s'échappait comme s'il avait
esquivé la peste.
Angeline n'avait réussi à se faire transporter
que grâce à ce charme unique dont elle jouissait, et aussi au fait
que le chauffeur était un ancien étudiant, titulaire d'une
licence en sciences naturelles. Fils de chauffeur de taxi, ce jeune
diplômé n'avait pas hésité à suivre les pas
de son père. Ce dernier était illettré, lui était
un diplômé de l'enseignement supérieur. Deux
générations, deux visions du monde, deux tempéraments. Il
s'était opposé à l'achat d'un véhicule
« congelé1(*) » qui lui témoignerait tous les
caprices d'un inconnu et le conduirait au garage tous les jours.
Tous les clients s'étonnaient de constater qu'ils
étaient conduits par un « intellectuel2(*) ». Et, chaque fois
qu'il était appelé à se justifier, il leur disait avec
courage, mais déception :
- Mes chers amis les temps sont devenus très durs,
voyez-vous ? De nos jours, on ne choisit plus de métier selon les
études menées. Rien ne vous interdit d'obtenir un Doctorat en
sciences naturelles et de vous retrouver sous les voitures, le corps couvert
d'huile et de poussière. Ma licence est vieille de cinq ans. Beaucoup de
nos camarades de classe, fils de « grands3(*) » ont
déjà trouvé des emplois et roulent même dans des
« derniers cris 4(*)». Vous savez, ce pays n'est pas le nôtre,
c'est ma conviction. Ce pays n'est pas le nôtre. Il appartient à
un groupuscule de pieuvres aux longs tentacules. Nous autres notre rôle
c'est de les accompagner. Ils doivent flatter leur orgueil au miroir de nos
souffrances. L'insolence de leur fortune ne doit avoir d'égale que notre
extrême paupérisation. C'est la loi de notre
société. Et si vous osez lever la tête, vos voix sont
immédiatement étranglées. Voyez ce véhicule, il est
tout neuf. Voilà son dossier ; il est complet. Mais si nous tombons
dans les filets des mange-mil5(*) », vous allez entendre les motifs. Avec
tous ces harcèlements, toutes ces corruptions, ils sont
protégés. C'est aussi cela notre société.
Le chauffeur avait tenu tous ses passagers en haleine. Ils
étaient fiers d'écouter un chauffeur de taxi porter un regard
aussi corrosif sur la société, surtout dans un français
très accessible. Les autres s'étaient toujours plaints, mais sans
se faire comprendre. Leurs interlocuteurs s'employaient seulement à
rire, parce qu'ils étaient plus comiques que plaintifs et satiriques.
Avec cette nouvelle génération de chauffeurs de taxis, une
révolution lente mais radicale et efficace allait s'opérer.
Dès qu'ils purent établir de statistiques, ils se rendirent
compte qu'ils dépassaient déjà la centaine, les
diplômes de l'Enseignement supérieur.
Ils allaient défendre avec acharnement cette profession
pour laquelle ils n'étaient pas destinés. Ils
créèrent une solide Association et prirent le syndicat en main.
Par le passé, le syndicat était la priorité de quelques
technocrates véreux qui se moquaient des cris des syndiqués. Les
choses allaient changer ; elles devaient changer.
Le chauffeur de taxi se retrouva au virage le plus
célèbre de la ville. On y trouvait toujours un important nid de
mange-mil. Cette route était une route principale. Il était
difficile d'accéder au centre urbain sans y passer. Un homme très
avisé avait construit un débit de boissons à quelques
mètres du trottoir. Son nom : « petit Virage
Bar ». Il était plus fréquenté par les policiers
et les chauffeurs de taxis que par les autres citoyens. C'était
là que nos hommes de la sécurité écoulaient
douillettement leurs journées de travail, dans les bras de Bacchus,
bercé et sublimés par ces chauffeurs ignorants de leurs Droits et
Devoirs. La pièce la plus importante d'un dossier, c'était un bon
billet de mille francs. On pouvait transporter les plus grands criminels du
monde, mais, avec ce billet, l'immunité était acquise.
Stoppé par des coups de sifflet assourdissants, il
s'arrêta.
- Votre dossier, Monsieur, fit le policier qui rentra, tel un
seigneur s'asseoir devant le bistrot.
- Pour qui me prend-il, celui-là ? Il me stoppe et
me demande de le suivre dans un bistrot ? Mais, c'est un fou. Je n'y vais
pas.
L'homme resta assis dans son véhicule. Après
plus d'un quart d'heures, le policier revint.
- Mais Monsieur, pour qui te prends-tu ? Un pauvre
chauffeur comme toi, tu te vantes dans un véhicule qui ne t'appartient
pas ? Donnez-moi votre dossier, con.
- Il reçut le dossier et le feuilleta. Après
avoir constaté qu'il n'y manquait rien, il prit de recul et regarda le
chauffeur dans les yeux.
- Mais, Monsieur, non seulement tu fais signer les papiers de
ton patron à ton nom, mais tu oses être complet ? Je vais te
montrer qu'avec nous tu ne peux pas être complet.
Il parcourut la voiture de ses envieux et jaloux. Il se courba
pour observer le dessous, il mit le doigt dans le tuyau d'échappement.
Le véhicule était flambant neuf et dégageait les odeurs de
l'usine.
- Monsieur, Euh... Vos pièces personnelles,
vite !
Le chauffeur produisit ses pièces personnelles
auxquelles il ajouta la copie légalisée et plastifiée de
sa licence. Le policier zélé et insolent se courba, lui remit
très vite ses pièces, le gratifia d'un salut militaire qu'ils ne
réservent qu'aux commissaires. Tous ses collègues crurent que
l'un de leurs patrons s'était dissimulé au volant d'un taxi pour
mieux observer leur banditisme découvert et impuni.
* *
*
Le quartier où exerçait le voyant était au
sud de la ville. Sa villa dominait une petite colline de son architecture
mi-africaine, mi-occidentale et mi-orientale. A l'observer de loi, surtout
après le coucher du soleil, elle perlait sur la peau sombre de la
nuit.
Sur le mur de sa barrière, on pouvait lire :
Temple de la voyance chez Maître NGANGA'H
Spécialiste en : Chiromancie
Cartomancie
Cléromancie
Dendromancie
Géomancie
Nécromancie
Pyromancie
Ophiomancie
Ornithomancie
Oniromancie
Grand consultant en phénologie et en astrologie.
B.P. 1990 Rue la Mantique.
Tél : 12 11 90
Angeline s'était fait introduire par le gardien. La
verdure du gazon et la diversité des fleurs lui rappelèrent le
jardin botanique qu'elle fréquentait régulièrement. Cela
concourait à la rassurer.
Entre les tiges et les racines de certaines plantes se
faufilaient les tortues. Certains oiseaux aux cris modulés et stridents
dévoilaient leur présence. Avant la première marche de
l'escalier, deux gros perroquets braquaient leurs yeux sur les hôtes,
comme des cameras. Angeline ne prit pas peur. Elle était conduite par un
servant qui maîtrisait sa tâche.
Dès qu'elle mordit le paillasson d la porte principale,
Maître NGANGA'H L'accueillit par son prénom. C'était un
indice très rassurant, pensa-t-elle, malgré tout
l'étonnement et toute la surprise que cela pouvait engendrer.
Il fit asseoir la jeune fille sur l'un des multiples tapis
d'Orient qui couvraient le sol carrelé. Dans cet univers, on pouvait
voir divers objets d'origines africaine, occidentale et orientale. La
synthèse des cultures et des civilisations se lisait partout chez
lui.
Une puissance bibliothèque dominait tout un pan de mur.
On pouvait y voir également des livres sur le magnétisme,
l'hypnose, la psychologie, la psychanalyse, la phrénologie et la
Mantique.
Tout juste devant Angeline était dressée une
table d'argile sur laquelle étaient inscrits dix commandements ;
tout autour veillait la Sainte trinité. Dieu le père pointait
majestueusement ces commandements qui ouvrent aux mortels les portes du
séjour des âmes vertueuses.
A l'angle gauche loin au sud de la salle, comme un
panthéon, un endroit comptait un certain nombre de dieux zoomorphes dont
l'anatomie sèche faisait penser au taureau, au gorille, au coq, au
caméléon et au lézard.
Plus loin, dans un cercle, s'étaient regroupés
un chat noir aux yeux de cristal, un coq aux chants oraculaires, un miroir
brisé, des morceaux de diamant, des graines de haricot et deux
calebasses pleines de terre noire.
Sur deux nattes de raphia juxtaposées le voyant versa
des cauris et des variétés de coquilles ; des tas de
poussière et de terre, du sable, des petits cailloux et des morceaux de
bois. On pouvait également voir une vase d'eau et deux calebasses
sacrées. Il alla chercher deux oeufs. Sur quatre guéridons
brûlaient des cierges. On apercevait des cartes du tarot, une boule de
cristal et des carapaces de tortues sur une tablette ronde et... et l'ancienne
monnaie.
Maître NGANGAH'H invita Angeline sur la natte. Elle prit
place en face de lui. Les objets oraculaires les séparaient.
- Ne t'étonnes pas de ce que je t'appelle par ton
prénom sans t'avoir déjà vue. Ce prénom je l'ai lu
sur ton front, c'est la phrénologie qui me l'a donné. Toi, c'est
Angeline NDOLO, n'est-ce pas ?
- Oui, Maître. C'est exact.
- Lorsque je jette un regard dans ce vase, je comprends
pourquoi tu es ici. Mais, tu devrais cesser d'inonder ton corps de tes larmes
de tristesse. Regarde ces cinq cauris que je viens de lancer en l'air, toutes
les coquilles ont la bouche en haut, c'est -à dire ouverte, c'est un
bon présage, vois-tu ?
- Puis rapidement, le maître prit la calebasse qui
était à moitié coupée. Elle contenait de l'eau
claire. Il y jeta le miroir brisé et lui posa des questions.
Après les réponses d'Angeline, une image légèrement
floue apparut au fond de la calebasse.
- Angeline, voilà une image qui apparaît au fond
de la calebasse. Peux-tu la déchiffrer ?
- Ayo ! C'est Innocent, c'est Innocent ! Ayo, c'est
lui ; c'est bien lui !
- Voilà c'est bien. C'est bien. Mais, les ombres
montrent qu'il est enfermé. Il n'est pas libre. Il est dans une cellule
dangereuse de la ville. A cette nouvelle, Angeline pâlit et perdit le
petit sourire qui rehaussait l'éclat de son visage.
- Ton amant n'est pas seul dans cette cellule. Ils sont
nombreux. Voilà, maintenant, cherchons les mains qui les ont
poussés dans ce gouffre.
Puis, il prit un caillou qu'il se mit à frotter contre
un gros morceau de rocher, en prononçant une série de
prénoms et de noms. Après avoir prononcé Iscariote, le
caillou se figea et refusa de se laisser décoller du rocher. Il se
retourna vers Angeline :
- Voilà un prénom qui apparaît :
Iscariote. Il y en a encore d'autres, mais celui-ci a trop figé le
caillou. Alors, n'as-tu pas encore entendu parler d'un Iscariote parmi les
étudiants ?
- Humm... Humm... Ce n'est pas facile... ce n'est pas
facile...
Euh... sauf que, lorsque je m'étais rendu à la
gendarmerie, beaucoup d'étudiants de l'Ecole Normale promettaient la
mort à un certain Mbe'nnem. Ils disaient que ce garçon
était une peste incarnée. Oui... Oui... Mbe'nnem.
- Voilà, Angeline, c'est la maïeutique socratique
qui t'a poussée à cette découverte. Ce garçon,
à des petits yeux caves, des cheveux de brousse et une barbe hirsute qui
trahissent l'envie, la méchanceté et la cruauté. Il est
animé par la puissance des esprits maléfiques. Mbe'nnem, tel que
les astres le montrent, est né sous le signe de saturne. Il a un
objectif : exterminer toutes les autres tribus du pays et faire
étrangler toutes les voix contraires aux leurs.
Puis, le voyant changea de position. Il déploya une
troisième natte de raphia. Il versa des graines sur un angle. Il se mit
à prononcer des formules. Ces graines n'avaient pas d'yeux, mais elles
semblaient voir. Elles n'avaient pas de boucle mais elles semblaient parler. Il
sortit ensuite du sable, des cailloux et des fragments de cristaux de roche
dont la transparence favorisait la divination. Il se mit à additionner
les graines. Il répandit les graines en tas. De chaque tas, il enleva
des graines deux à deux. Avec les restes, il marqua des figures. Puis,
il poursuivit l'opération, ajoutant des figures aux
précédentes, en allant de sa droite vers sa gauche. A la fin, il
obtint des lignes multiformes. Puis, il dévoila :
- Angeline, j'ai lu beaucoup de choses. Voilà comment
Menkaazeh' avait été enlevé. Jeudi soir ou du moins le
Vendredi à une heure du matin. Mbe'nnem qui avait déjà
envoyé des noms pour les arrestations, avait conduit les gens d'armes
chez Innocent. Il s'était caché dans un coin obscur pour ne pas
se faire remarquer. Les gens d'armes étaient en civil, mais
armés. Ils avaient aussi des menottes. Mbe'nnem leur avait montré
la porte cible. Après qu'ils s'étaient signalés comme ses
camarades de classe, l'ingénu avait ouvert la porte. Ils lui avaient mis
des éponges dans la bouche et l'avaient menotté. On lui avait
rappelé qu'il était en état d'arrestation parce qu'il
était un criminel. Il « était ainsi enlevé, et
sa porte était restée ouverte. Alors à votre retour,
comment l'aviez-vous trouvé, sa chambre ?
- Après mon retour, j'avis trouvé le battant
enlevé et la serrure endommagée. Sa chambre était
vidée comme s'il avait déménagé depuis des mois.
- Voilà, c'étaient des oeuvres de Mbe'nnem
Iscariote. Il fallait donner l'impression que la chambre avait
été cambriolée. Beaucoup d'étudiants, sous les
lumières de Mbe'nnem, avaient été enlevés de cette
façon-là.
- Tiens, observe ces figures devant toi. Cette ligne
alambiquée que tu vois est le cursus scolaire de cet ange de la mort.
Voilà, depuis le secondaire, Mbe'nnem livrait toujours ses camarades aux
professeurs et aux surveillants. Aux examens, il trichait toujours pour
réussir. Arrivé à l'Université, il y avait
trouvé un terreau très fertile où il allait semer les
graines de la délation et du tribalisme. Les autorités et
certains professeurs avaient trouvé en lui un maillon important pour
leurs chaînes infernales. Ils avaient fortement aiguisé sa
monstruosité. Ils avaient trouvé en lui un maillon important pour
leurs chaînes infernales. Ils avaient fortement aiguisé sa
monstruosité. Ils avaient nourri sa voracité. Son passage
à l'Ecole Normale par ces temps de torrent était l'une de ses
récompenses et de ses consécrations. Il était ainsi
apothéosé. Flanqué de son nouveau statut, il eut
l'illustre idée de créer une Association tribale dont les
objectifs seraient d'exterminer tous ceux que sa méchanceté aura
rencontrés.
Maître NGANGA'H, très touché par ses
découvertes, changea de site. Il prit les cartes qu'il étala sur
tablette. Chaque carte portait une figure dont il déchiffrait, seul, les
symboles. Il les jongla avec une aisance et une adresse étonnantes. Les
mêmes cartes apparaissaient, aux mêmes endroits. C'était un
bon présage. Il prit les deux mains tendres de la jeune fille et les
posa sur la tablette. C'était d'abord le dos des mains, ensuite les
paumes. Puis il révéla :
- Angeline, tu es chanceuse. Vous êtes chanceux,
Innocent et toi. Les cartes et les lignes de tes mains font apparaître le
chiffre six. Tu es née un Vendredi, ton amant aussi. Vous êtes
nés en Juin, c'est le sixième mois, c'est aussi le mois de Junon,
l'épouse de Jupiter. Votre amour était né un vendredi du
mois de Juin. Très bonnes coïncidences !
Bien voyons...Humm... aujourd'hui, c'est Jeudi, c'est le jour
de Jupiter, c'est l'image de la jeunesse. Il se situe entre Saturne et Mars.
Deux images oppressantes et angoissantes. Mais, Jupin exercera une action
exaltante, élévatrice et libératrice. Ton amant se trouve
chez Mars à l'heure qu'il est. Mais Jupiter qui est le rédempteur
de toute oppression et de toute angoisse lui apportera cette forte influence
qui n'est que l'apanage des grands rois. Vous êtes tous nés sous
le signe de Vénus. C'est un très bon signe. Vénus, c'est
la déesse de l'amour. Rien ne peut vaincre l'amour. Si vous étiez
nés sous le signe malin de saturne, les choses seraient très
compliquées. Vénus représente le stade des anges, elle
répand la force de phoebus le soleil ; elle est essentiellement
bienfaitrice et c'est pourquoi elle est ainsi la déesse de la paix. Je
vois son influence salvatrice s'exercer avec la bénédiction de la
main du roi des dieux, Jupiter. Demain vendredi, Mars cèdera. Ses
barreaux deviendront comme des frondes ; ses verrous, ses cadenas, ses
chaînes lâcheront. Les voix étranglées se feront
enfin entendre et comprendre et la belle liberté, aidée de sa
soeur Victoire, triomphera.
Mbe'nnem est un ogre qui a vu le jour sous le signe
dévastateur de Saturne, planète fauve. Saturne, c'est l'image
terne de la vieillesse. Mbe'nnem, tel que sa destinée apparaît
là sur ce fil tenu et tissé par Clotho et Lachésis,
souffrira de l'effet paralysant, angoissant et dépressif produit par
l'action de Saturne. Le sang des Innocents envahira sa tête. Je le vois
empruntant seul, poussé par Atropos, le regard vide, un chemin sans
lumière qui le conduit hors de la société, vers la demeure
de Pluton.
CHAPITRE X
M
be'nnem avait réussi, sans difficulté, à
évacuer vertement Mlle Eding de l'Amphithéâtre cette nuit
du Vendredi 22 Juin 199... Mlle Samsekle, la seule créature qui
parfumait encore la lugubre assemblée de son haleine féminine,
manifesta une joie indescriptible. Elle se mit à applaudir de toutes les
forces de ses mains frêles. Son visage multicolore brillait
d'allégresse. Elle s'inclina à sa droite et fit ces
révélations à son voisin immédiat :
- Ah ! Mon frère, quelle joie sans borne ! A
l'instant qu'il est, je suis tentée d'affirmer sans exagération,
que je suis actuellement la fille la plus comblée et la plus heureuse
qui soit. Quelle magnificence ! Notre Président Mbe'nnem sera de
tous les siècles, le meilleur Président qu'une Association
tribale ait jamais eu à sa tête. Mbe'nnem, c'est un vengeur ;
c'est un rédempteur ; c'est lui le vrai sauveur.
- Ouf ! Je dois avouer que depuis que cette villageoise
et traîtresse Eding a fait son entrée dans cette auguste salle, je
ne vivais plus qu'à moitié. J'avais l'impression qu'elle
empestait l'air de la salle de sa présence impure.
- Moi, j'ai toujours eu l'impression que vous autre, vous
prenez l'Archonte Mbe'nnem à la légère. C'est quelqu'un
à qui je dois toute ma personnalité et toute ma vision du monde.
Il m'a tout enseigné ; il m'a façonnée à son
image. Le plus grand enseignement que j'ai reçu de lui est la haine
tribale : n'aimer que notre tribu et haïr toutes les autres qui
veulent nous ravir à nous-mêmes, qui veulent accaparer notre pays,
notre pouvoir, nos institutions, notre palais et surtout notre
Président !
- Mon frère, ne vois-tu pas que Eding est une folle
entièrement guidée par Satan ? C'est un suppôt du
Diable ! Elle n'a jamais voulu se conformer à nos usages :
elle ne met jamais les tricots de notre Président ; les pagnes du
parti ? Elle n'en pas besoin. Les marches de soutien, elle en a une
horreur sans exemple ; nous aider à distribuer les tracts, vous ne
la verrez jamais ! fit Samsekle.
Mbe'nnem était de retour. Il fit son entrée et
attira l'attention du parterre infernal :
- Mes frères, chère soeur, ce jour et un jour
sacré pour nous. Il tient sa sacralité du fait que nous avons
remporté une victoire légendaire. Les services que nous rendons
à ce pays n'ont pas de prix. Car s'il fallait que nous soyons
rémunérés, nous serions les citoyens les plus riches de ce
monde. Voyez-vous ? Il n'est pas donné à n'importe qui de
traquer et de dénicher les ennemis d'un régime ! Ce que je
vais surtout déplorer ici, c'est le sommeil des services des
renseignements. Je crois qu'ils sont là pour recevoir des renseignements
et pour passer immédiatement à l'action. Ce travail titanesque
auquel nous nous livrons sans formation, sans expérience, sans armes et
sans moyens légaux, c'est bien le leur. Je crois qu'à l'avenir,
ils seront dénoncés à la plus haute hiérarchie de
notre pays.
Après l'annonce de ces nouvelles perspectives,
l'entourage de Mbe'nnem applaudit ; Puis, très flatté,
l'Archonte enchaîna d'un ton seigneurial :
- Bien, vous savez que chez nous, après un travail bien
accompli, il faut prendre un verre. Il faut fêter. C'est l'occasion pour
moi de vous informer de ce que désormais, vos jours et vos nuits seront
saturés de fêtes. Tout à l'heure, à la sortie, le
coup d'envoi sera donné autour d'une dizaine de casiers, leur
promit-il.
Dès cette nuit-là, ils se mirent à boire.
Ils buvaient ainsi chaque jour et chaque nuit. Ils finirent par être dans
les vignes du Seigneur. Il fallait exprimer la liesse de cette grande victoire
le plus longtemps possible. Il fallait boire régulièrement pour
maintenir la fraîcheur du souvenir de cette victoire historique. Ils
buvaient. Ils buvaient au point de devenir des suppôts de Bacchus. Chaque
jour, ils laissaient un peu de leur équilibre et de leur raison au fond
des bouteilles. Chaque jour, ils allumaient et enflammaient leurs sens. On
buvait. Il fallait bien boire pour exprimer la joie qu'on peut ressentir
après avoir livré aux forces de l'ordre des maquisards, des
opposants, des subversifs. A la longue, ils finirent par être atteints de
dipsomanie.
Un soir, alors qu'il avait une envie aiguë d'inonder ses
amygdales comme à l'accoutumée, Mbe'nnem remplit ses poches d'une
bonne partie de leurs cotisations hebdomadaires, et se dirigea tout seul cette
fois-là, vers un bar. C'était dans le quartier
appelé «quartier Latin ». Ce quartier était
le seul de la ville où on voyait pousser au fil des années des
lycées et collèges, les grandes Ecoles de formation et autres
centre universitaires.
Le « Bar des Martyrs » était celui
des bars qui accueillait le plus d'étudiants. C'était une
propriété des anciens étudiants pourchassés et
persécutés par le passé par une milice d'un ancien
dirigeant de l'Université Fédérale. On y rencontrait
souvent presque toute la fine fleur intellectuelle de la capitale.
C'était aussi, curieusement, le lieu que la secte tribale de Mbe'nnem
aimait pour ses ripailles et pour ses beuveries.
Ce même soir-là, les
« assassins » sans assassinat, les
« Subversifs », les « Poseurs de
bombe » etc. s'y étaient retrouvés, comme par hasard,
et s'étaient mis à s'entretenir de ce qu'ils étaient
devenus depuis leur ``libération''. Le temps avait passé et ils
ne s'étaient plus revus. Assis tous autour d'une table ronde, ils
avaient formé un cercle. Autour de cette table on pouvait
apercevoir : Menkaazeh', le visage exprimant la candeur. Tout à
côté, à sa gauche, c'était l'éternelle
Angeline NDOLO, la pénélope des temps modernes, l'âme de
son âme. Près d'elle parlait Senõra NO avec beaucoup
d'entrain, le sourire parcourait le visage lumineux. Elle s'adressait à
Sophie Eding, la charmante « rebelle ». En face, Francis
Menkaakong, Charly NO et Eben le philosophe spéculaient autour des jeux
olympiques et les chances des Africains. A la droite de Menkaazeh', Docta Maben
et Ateb parcouraient quelques pages du magazine »ONZE ».
Puis,
- Alors, les « subversifs », la belle
aventure souterraine, quels souvenirs ? Blagua Docta Maben.
- Oulala, Docta, voilà un mot qui pue une époque
presque révolue !
« Subversif » « la
subvertion » ; les « maquisards »,
« les activistes » etc. etc. fit Francis avec amertume.
- N'oubliez surtout pas les « poseurs de
bombes », les « spécialistes des
attentats », et... et surtout, surtout, les
« opposants », renchérit Eben le philosophe.
Tout le monde se mit à rire. Ils rirent si fort que le
fond musical que distillait la chaîne musicale du bar n'avait plus de
grands effets sur les papilles auditives.
- Je tiens seulement à vous rappeler qu'actuellement,
vous respirez l'air de « notre pays », de « notre
régime ». Et gardez-vous désormais de jalouser
« notre Président » ; empêchez-vous de
convoiter « nos institutions » et « notre beau
palais », leur rappela Docta Maben, tout en gesticulant comme un
comédien.
- Ce sont là, vous le savez tous, certains chefs
d'accusation qui pesaient sur vous et qui, à ce que je sache,
pèsent toujours...
- Mon cher ami, depuis qu'on nous a
« relaxés », j'ai traîné ma toux du
côté de nos gens d'armes sans succès de me faire
reconnaître. Je leur ai toujours rappelé que c'est bien moi Eben
le philosophe. Arrêté et incarcéré pendant plusieurs
semaines dans leurs cellules, relaxé provisoirement appelé
à venir de temps en temps passer à des « petites
enquêtes » de routine pour clarification définitive de
la situation. Mais, qui s'occupe de moi ? Qui semble se rappeler notre
« affaire » ? Personne ! J'ai déduit que
la justice ne nous reconnaît plus, qu'elle n'a plus besoin de nous, m^me
quand nous allons vers elle.
- Hé ! Oui, peut-être le temps a-t-il
trouvé, seul, la solution malgré les hommes, déduisit
Menkaaseh'
* *
*
Mbe'nnem était resté figé dès
l'entrée du bar, comme médusé par on ne sait quelle force
surnaturelle. Il n'en revenait pas. Il broyait du noir. Il lui avait
semblé qu'il avait mis les pieds dans un cimetière de revenants.
Quel choc peut provoquer une telle surprise dans l'esprit d'un vivant. ?
Imaginez-vous tout puissant, en connivence avec les autorités de votre
établissement, protégé par des Ministres, livrant les
étudiants aux forces de l'ordre sous prétexte qu'ils sont des
ennemis du régime afin qu'il soient exécutés et... et
croyant qu'ils pourrissent déjà dans une fosse commune, vous les
revoyez dans un milieu mondain ! Bouleversant, traumatisant, n'est-ce
pas ?
Ils étaient bien assis, ces pendards qu'il avait
souhaité morts. Ils respiraient l'air pur que distillait gratuitement la
mère nature. Ils pouvaient encore rendre eux aussi un hommage
mérité à Bacchus. Ils avaient même de surcroît
assiégé ce soin sacré qu'affectionnaient Iscariote et sa
secte tribale. Mben'nnem était tout simplement paralysé de
stupeur et de peur. Dans son coeur ténébreux au gouffre duquel il
avait toujours roulé la traîtrise, la délation, la haine,
la méchanceté et le tribalisme, il ruminait devant un monde
plutôt étonné, ces sombres pensées qui le
torturaient :
- Ah ! C'est grave ! C'est très grave !
Mais... qui vois-je ? Qui vois-je là ? Sont-ce des
fantômes ? Des revenants ? On dirait des hydres ! C'est
comme si j'ai ouvert le portail d'un étrange cimetière !
C'est comme un rêve ! Mais... c'est un cauchemar !
Aïee ! Ma tête est toute couverte de sang ! Je sens ma
cervelle se fêler.
Mbe'nnem n'avait pas pu supporter cette vision spectrale.
Sitôt qu'il s'était partiellement remis de sa paralysie, il prit
la fuite, tel un lièvre en danger.
Quelques jours plus tard, Iscariote s'était
découvert à ses semblables, totalement
métamorphosé. Il avait perdu les sens et son cerveau était
fêlé. Tous les jours, on le voyait errer, dans une tenue de ver de
terre, dans la grande cité sur laquelle il croyait régner en
maître absolu. Ses lèvres rouges qui suçaient tous les
jours les bouteilles d'alcool étaient devenues plus lippues. Ses cheveux
de brousse étaient désormais de grosses boules renversées
qui pendaient jusqu'à son tronc qui trahissait des côtes
desséchées. Il était presque exsangue. Sa barbe hirsute
avait littéralement envahi sa poitrine difforme. Seul un vieux de
morceau de tissu crasseux en lambeaux était tout ce que la culture
pouvait lire sur sa virilité sans vie.
Entre ce symbole des passions destructives et mortelles et la
société, il se livrait tous les jours un titanesque combat
irrationnel. Cette société immortelle qui l'avait vu
naître, le pauvre mortel l'avait souillée. Il l'avait
désacralisée de ses paroles et de ses actes criminels.
Cette société longtemps en proie à une
fermentation socio-politique était passée par l'étape
décisive d'une salvatrice ébullition. Cet ultime bouillonnement
qui allait lui permettre de muer. Cette société à la
démarche de tortue qui voulait enfin passer par la porte étroite
de la Démocratie l'avait totalement vomi, lui qui l'empestait de ses
odeurs pestilentielles et excrémenteuses, de délation, de
calomnie, de méchanceté, de tribalisme...
Tous les jours, il clopinait seul, sur la piste cahoteuse et
ténébreuse qui l'éloignait des hommes, ses pauvres
semblables qu'il n'avait jamais su aimer. Son voyage solitaire vers l'inconnu
ressemblait à la terrible descente dans l'Hadès. Avant
d'atteindre l'Erèbe, Mbe'nnem se soumit au tribunal de sa conscience
malade.
- « Toi, pauvre mortel Mbe'nnem Iscariote, sache que
cette société qui te renie et qui te vomit aujourd'hui est
complètement inondée de ce sang innocent que tu as versé
ou que tu as fait verser durant ton existence. Mbe'nnem, tu devrais savoir que
ce liquide à la couleur sonore et aux odeurs sacrées est le don
du Père de la Création. Tu as toujours été
bercé par l'illusion d'une pseudo-puissance. Sache, pauvre mortel, qu'il
n'y a que Dieu qui soit Tout-Puissant. Il n'y a que les dieux qui soient
athanatoï. Ils sont nés un jour, mais ne meurent pas. Ils se
nourrissent d'ambroisie, de nectar et de fumée. Les hommes, pour
s'immortaliser, doivent impérativement s'aimer les uns les
autres. »
FIN
* 1 Dieu maléfique !
N.B. les autres exclamations ne sont que les expressions de la forte
surprise
* 1 Ô pauvre de
moi !
* 2 Ô
Joséphine !
* 3 Ô Dieu ! Ô
Joséphine ! Je suis fini ! (Traduction littérale)
* 4 Ô Jeanne
* 1 Non ! Non !
Tais-toi ! Tais-toi !
* 1 Non ! Non !
Noonn ! Cet enfant !
* 2 Ô Ô moi !
Ô mère
* 3 C'est quoi ? C'est
quoi ? Que s'est-il produit ? Père Teponnou'h
* 4 père
* 1 C'est quoi ? (Une
affaire politico-criminelle)
* 2 Ô ! Ô
Ô Ô !
* 3 Ô Ô !
* 1 Quelle
malédiction ! Ô Dieu !
* 1 Une voyante
* 2 Minfo : Pince, fils du
chef
* 1 C'est ça !
C'est ça !
* 2 Natema'h : le chef,le
lion
* 3 La'kam : lieu
d'initiation du chef
* 4 Je ne sais pas, je n'en
sais rien ; je suis innocent.
* 1 C'est ça !
C'est ça ! Majesté
* 1 Seul Dieu sait
* 1 Oh ! Dieu, toi qui
crée les hommes !
* 2 Oh ! Sainte Marie,
mère de Dieu
* 3 Oh ! Au nom de
Dieu !
* 1 Zones
marécageuses
* 1 Mon Dieu !Ah mon
père ! Ah Um Nyobé ! Ah Ouandié !
* 1 Ah ! ma
mère ! Ah ! Mètjel !
* 1 Le traître
* 1 Pour la vie
éternelle
* 2 Dur cachot
* 3 Que le gouvernement
militaire cède au gouvernement civil.
* 4 Le procès est encore
devant le juge
* 1 NB : Charly No est de
culture et d'expression anglaises.
* 1 Véhicule de seconde
main, importé d'Europe.
* 2 Homme très
instruit.
* 3 Les détenteurs de
pouvoir
* 4 Nouvelle coupe de
voiture
* 5 Policiers
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