La recherche de l'Absolu dans la pensée de Plotin: dépassement du premier moteur d'Aristote( Télécharger le fichier original )par Jean Claude NGENZIRABONA NIYITEGEKA Université catholique d'Afrique Centrale/ institut catholique de Yaoundé - Licence en philosophie 2008 |
II.2. L'idée de l'existence du monde et son principe premier : Une découverte mystiqueTout en recherchant à aboutir à un principe universel, immuable et ineffable, Plotin s'est aussi préoccupé de l'existence du monde sensible (ou de l'univers) dont les mouvements sont régis par l'Âme universelle. Cependant, pour lui, c'est l'Intellect qui gouverne véritablement cet univers, car l'Âme, « est une image de l'intelligence [...], l'activité selon laquelle l'intelligence émet la vie pour faire subsister les autres êtres »80(*). Plotin conçoit pour ainsi dire que l'Âme procède de l'Intellect et que de cette Âme découlent des âmes individuelles. Elle a pour fonction une double tâche à savoir : l'organisation ou l'ordre du monde sensible ainsi que sa production. Somme toute, la question que l'on peut se poser ici est de savoir pourquoi, outre le principe universel qu'est l'Un, Plotin fait intervenir d'autres hypostases pour pouvoir arriver à la conception de l'existence du monde sensible. Rappelons tout simplement qu'en vertu de sa nature, ce principe prôné par Plotin produit nécessairement toutes les autres choses aussi bien intelligibles que sensibles par la procession. C'est également de cette procession que le Bien suprême engendre d'autres êtres de même nature que lui même si ceux-là sont moindres par rapport à lui. Parlant donc de la procession, E. Bréhier commente la pensée de Plotin et affirme : « Le terme procession indique [chez Plotin] la manière dont les formes de la réalité dépendent les unes des autres ; l'idée qu'il évoque est comparable par sa généralité et son importance historique à l'idée actuelle d'évolution »81(*). En outre, la procession se comprend chez Plotin comme une vie permanente, allant du premier au dernier par une succession d'engendrements et de conversions. De ce fait, chaque chose devient l'image de ce qui est Premier, non pas parce qu'elle est première, mais seulement parce que le Premier reste en toute chose pour lui donner l'existence. Il revient donc à chaque chose de reconnaître ce Premier comme son propre principe. Ainsi, si l'Un est Premier, l'Intellect est deuxième dans la mesure où, dérivant de l'Un, il acquiert de ce Premier sa noble nature d'être à la fois intelligence et intelligible82(*) ; et l'Âme devient troisième puisque s'arrachant de cette dualité de l'Intellect, elle se temporalise et gouverne ce qui est sensible. Mais une autre question qu'on peut se poser ici est de savoir comment la doctrine sous-entendue de trois hypostases et celle de la procession suffisent-elles pour expliquer l'origine du monde sensible. En fait, par ces deux théories, c'est l'âme qui engendre le monde sensible. Et l'on penserait ainsi que cette âme venant d'en-haut par la procession et qui est à l'origine du monde sensible est sujette au sensible. Mais ce n'est pas le cas car, même si elle est productrice du monde sensible, l'Âme n'a rien de sensible en elle-même. Par contre, son ascension vers le principe le dépouille de tout ce qui est susceptible de troubler la pureté de sa nature. Seulement, elle demeure l'intermédiaire entre ce qui est intelligible et ce qui ne l'est pas. C'est pourquoi Plotin affirme : Il y a deux natures, la nature intelligible et la nature sensible ; il est mieux pour l'âme d'être dans l'intelligible, mais il est nécessaire, avec la nature qu'elle a, qu'elle participe à l'être sensible ; il ne faut pas s'irriter contre elle, si elle n'est pas un être supérieur en toutes choses : c'est qu'elle occupe dans les êtres un rang intermédiaire ; elle a une portion d'elle-même qui est divine ; mais placée à l'extrémité des êtres intelligibles et aux confins de la nature sensible, elle lui donne quelque chose d'elle-même83(*). Toutefois, la conception de l'existence du monde chez Plotin est un dépassement de ce que pensaient les stoïciens à ce sujet. Pour ces derniers, l'univers était conçu comme un organisme vivant régi par une Raison universelle84(*). A leur suite, Plotin conçoit le monde comme un être organisé et ordonné et dont les parties aspirent par le biais de l'Âme universelle à un seul principe qui constitue leur unité. A cet effet, il déclare : « Cet univers est un animal unique qui contient en lui tous les animaux ; il a une âme unique qui va dans toutes ses parties, dans la mesure où les êtres qui sont en lui sont ses parties ; or tout être dans toute la région sensible est une partie de l'univers »85(*). Mais, son admiration à l'endroit des Stoïciens va le pousser plus loin dans la mesure où lui se préoccupe également de l'origine du monde. Ainsi, s'appuyant sur la théorie de l'éternité du monde d'Aristote, Plotin pense que le monde, bien qu'il soit dérivé de l'Intellect, est aussi éternel, car le fait d'être engendré ne signifierait pas avoir été commencé dans le temps, mais plutôt avoir été dérivé86(*). En effet, étant la pensée qui se pense, l'Intellect ne peut sortir de lui-même pour produire et engendrer ce qui est sensible comme le monde. Plotin pense plutôt qu'il revient à l'intelligence dérivée, c'est-à-dire à l'Âme, de produire le monde sensible. Ainsi, outre sa fonction organisatrice, l'Âme acquiert selon Plotin la tâche de produire ce qui est sensible. Mais, cette activité productrice de l'Âme ne peut s'être réalisée qu'en fonction de la contemplation de ce qui est au-delà d'elle. Ainsi, jouant d'intermédiaire entre l'intelligible et le sensible, l'Âme demeure à leur limite, puisque « les choses divines s'arrêtent à l'âme »87(*). Pourtant, puisque toutes choses aspirent au Bien suprême, l'Âme ne peut être le principe de ce monde sensible même si elle en est la productrice. Pour Plotin, au contraire, le monde sensible, n'existant pas pour lui-même, devient une apparence pour cette Âme qui se reflète néanmoins en lui. Ainsi, comme le souligne J. Laurent, « la construction du monde [...] est l'oeuvre des réalités divines en tant qu'elles sont associées et elles-mêmes unifiées. L'âme procède de l'être [Intellect] qui se convertit indéfectiblement vers l'Un »88(*). Il est donc clair que le monde ne procède pas directement de l'Âme, mais celle-ci ne peut l'engendrer qu'en contemplant l'Intellect dont elle procède. Pour ainsi dire avec J. Moreau que ce monde ne résulte nullement de la perfection de l'Âme, mais plutôt de son imperfection, car : Aussi, ne pouvant étreindre son objet, le contenir en elle, est-elle toujours inassouvie ; sa contemplation imparfaite se traduit en désir d'engendrer. Mais elle n'engendre pas d'elle-même, par une fécondité comparable à celle de l'Un ou de l'Intellect ; elle engendre, au contraire, parce qu'elle est insatisfaite ; comme elle ne réussit pas à contenir l'intelligible, elle s'efforce d'en produire une image à sa portée ; cette image, c'est le monde sensible. Mais elle n'engendre qu'en vertu de son effort pour contempler l'intelligible89(*). De ce fait, il n'existe, chez Plotin, aucun autre principe premier en dehors de l'Un qu'il propose. Premier principe, il est aussi le principe d'unité cosmique qui confère chaque chose à sa place en fonction de la hiérarchie ou de la procession. Par cette dernière, toutes choses participent ainsi à l'unité de leur principe premier. Et comme l'affirme E. Bréhier, le moteur de cette procession n'est rien d'autre qu'une vie spirituelle qui s'épand continuellement, et c'est de là également que la conception métaphysique de Plotin rejoigne son expérience intime de la vie spirituelle90(*). Enfin de compte, la démarche de Plotin à la découverte d'un être ultime, un principe premier s'achève, d'une part, dans une certaine critique très originale et personnelle contre la conception aristotélicienne de l'Intellect divin, et d'autre part, elle constitue un dépassement de la dualité d'un dyade platonicien. Toutefois, comme nous l'avons déjà exposé au début de ce chapitre, Plotin rencontre au cours de cette entreprise une grande difficulté lorsqu'il veut nommer le principe retrouvé. En fait, pour lui, ce principe n'est ni une chose ni un être susceptible d'être pensé ou dit, il est plutôt indicible, ineffable et inintelligible. Mais, comme principe, il faut qu'il soit non seulement nommé, mais aussi que chaque chose chemine vers lui soit à partir des choses d'ici-bas, soit à partir de l'Intellect. Voilà donc pourquoi, en pensant l'existence du monde, Plotin ne s'est jamais éloigné de sa théorie des hypostases selon laquelle il aboutit également à la découverte du premier principe. Et comme le témoigne le Traité 10 (V, 1), Plotin ne prétend nullement exposer des théories extrêmement nouvelles. En revanche, s'enracinant dans la tradition grecque, surtout par la lecture commentée des oeuvres platoniciennes, il élabore sa propre pensée. Son originalité consiste essentiellement en une vision mystique dans la mesure où sa réflexion se base sur l'âme et sa destinée. Dès lors, n'agissant que par les sens pour engendrer le monde sensible, l'âme doit également se purifier en vue de redécouvrir aussitôt ce qu'il a de plus profond en elle-même, c'est-à-dire sa parenté radicale avec l'Intellect divin et l'Un universel. * 80 Enn. V 1 [10], 3, 7 - 9. * 81 E. BREHIER, La philosophie de Plotin, Op. cit., p. 35. * 82 Enn. V 6 [24], 4, 20. * 83 Enn. IV 8 [6], 7, 1 - 7. * 84 Cf. E. BREHIER, Histoire de la philosophie, Op. cit., pp. 253 - 293. * 85 Enn. IV 4 [28], 32, 4 - 8. * 86 Cf. Enn. III 2 [47], 1, 20 - 45. * 87 Enn. V 1 [10], 7, 45. * 88 J. LAURENT, Les fondements de la nature dans la pensée de Plotin : Procession et participation, Paris, Vrin, 1992, p. 12. * 89 J. MOREAU, Op. cit., pp. 113 - 114. * 90 E. BREHIER, La philosophie de Plotin, Op. cit., p. 44. |
|