La scatologie dans la trilogie beckettienne( Télécharger le fichier original )par Valentin Boragno Université Paris III - Master 1 2006 |
3.2. UN MONDE DE MERDE: SE FAIRE CHIER- FAIRE CHIER, SE FAIRE CHIER La psychanalyse distingue deux moments dans la phase anale : "les impulsions sadiques et anales (faire chier), suivi de tendances amicales envers l'objet (faire est chier)"121(*). Tout se passe comme si les personnages ne passaient pas le premier cap. Ils continuent à évoluer dans un monde de merde agressif et sans amitié. Même Gaber, le collègue de Moran, qui étant son égal pourrait être son ami, entretient des relations déplaisantes avec lui. C'est lui qui vient le tirer de son confort. Et réciproquement, Moran le fait chier : "Moran, dit-il, vous commencez à me faire sérieusement chier."122(*) Le monde de Beckett est un monde qui ne finit jamais de faire chier. Molloy se délasse en actionnant sa corne de vélo, seule chose qui ne le fait pas trop chier : "Actionner cette corne était pour moi un vrai plaisir, une volupté presque. J'irai plus loin, je dirai que si je devais dresser un palmarès des choses qui ne m'ont pas trop fait chier au cours de mon interminable existence, l'acte de corner y occuperait une place honorable."123(*) Toutes les disciplines scolaires qu'il a étudiées l'ont fait chier : "Ensuite c'est avec l'anthropologie que je me fis brièvement chier et avec les autres disciplines, telle la psychiatrie, qui s'y rattachent, s'en détachent, et s'y rattachent à nouveau, selon les dernières découvertes."124(*) D'une manière générale, l'humanité fait chier Molloy: "Maintenant ils me font chier les pourrissants, au même titre que les verts et les pas mûrs." 125(*) - ENTRE VASE ET GAMELLE La vie humaine se structure autour de deux pôles: l'alimentation et l'élimination. "Vase, gamelle, voilà les pôles."126(*) Nourriture et excrément sont les deux versants d'un même objet: "Quand mon vase de nuit est plein, je le mets à côté du plat."127(*) L'unique rapport au monde est ce transit mécanique et routinier. Ces gestes constituent le "nécessaire" d'une journée. Métaphoriquement, ils sont désignés par le remplissage de la gamelle et sa vidange. L'homme est comme cette gamelle, d'autant plus absurde que la digestion se fait comme à l'extérieur du corps humain. A l'asile de fous, Lemuel, le sadique responsable de les maintenir en vie, est celui qui fait le "nécessaire": "Sa soupe, visitée sans doute goutte à goutte, était passé telle quelle dans le vase. Anxieusement il [le fou anglais] regarda Lemuel faire le nécessaire, vider et remplir"128(*) . Lemuel est un personnage intéressant. Il est d'une part le grand « responsable » des massacres de la fin de Malone meurt qui s'achève dans l'"enchevêtrement des corps grisâtres" en ces termes : « Lemuel c'est le responsable.129(*)" De l'autre, il est d'origine aryenne : "Je m'appelle Lemuel quoique de parents probablement aryens."130(*) Ecrit au lendemain de la Guerre, le roman pourrait être le récit d'une horreur semblable à celles perpétrées par les Nazis. A ceci près que Lemuel n'est pas un bourreau de profession, il n'apporte pas la mort : c'est un infirmier, il apporte la vie. Le grand crime ne consiste plus à apporter la mort mais à apporter la vie La vie dans ses asiles, ou dans n'importe quel lieu où l'on mène cette vie de fous, serait alors à l'image de la vie dans les camps de concentration. Dans les camps existaient une mécanique mortifère, ici on pourrait parler d'une mécanique « vitifère ». Tout est réglé et nécessaire pour que ça transite. Dans Molloy, on trouve déjà cette mécanique chez Lousse, en dépit des formes de courtoisie qu'elle y met. Dans cette maison aux murs enceints, l'évacuation est prévue, encadrée et jamais "laissée au hasard": "Je trouvai sur une chaise un vase de nuit blanc avec un rouleau de papier hygiénique dedans. On ne laissait rien au hasard."131(*) Il n'y a pas réellement d'ennemis au héros, le héros n'en étant pas un. Personne n'est réellement responsable. La misérable nécessité qui régit les fonctions du corps humain est un état de fait. Elle n'en est elle-même pas plus nécessaire. Absurdité du manger pour cracher une journée après, absurdité du manger pour mourir après, absurdité du "restaurant à côté de l'abbattoir"132(*). Beckett est encore moins gros mangeur133(*) que gros chieur. D'une part la bouche absorbe, de l'autre l'anus expulse. Le rapport au vase emblématise le rapport avec ce monde qui entre dans le corps, sans en faire partie. A qui appartient le vase? La métonymie de contenant à contenu permet-elle à l'usager de se l'approprier ? C'est par ailleurs le seul objet dur qui reste parmi ces matières molles fluctuantes. Alors le vase représenterait-il un quelconque repère ontologique pour un individu qui n'est que traversé par l'extérieur ? Il est certain que le vase constitue la "place" d'un personnage. Chacun a "son" vase. Et quand un personnage prend le "vase" de l'autre , il prend sa place: "J'ai pris la place de ma mère. Je fais dans son vase."134(*) Il n'est en rien fixé à un propriétaire déterminé. Cette possession est illusoire. Les vases semblent être à lui, mais ils ne sont pas à Malone : "Les vases ne semblent pas être à moi j'en ai seulement la jouissance. Ils rentrent bien dans la définition de ce qui est à moi mais ils ne sont pas à moi. C'est peut-être la définition qui est mauvaise. Ils ont chacun deux anses en face l'une de l'autre, dépassant le bord, ce qui me permet de les manoeuvrer en y glissant mon bâton, de les soulever et de les déposer. Tout a été prévu. Ou c'est un heureux hasard. Il ne me sera donc pas difficle de les renverser, si j'y suis acculé, et d'attendre qu'ils se vident le temps qu'il faudra. Parler de mes vases m'a ravigoté un peu. Ils ne sont pas à moi, mais je dis mes vases, comme je dis mon lit, ma fenêtre, comme je dis moi."135(*). Non seulement ils ne sont pas lui, ils ne sont pas à lui, mais ils renseignent sur son rapport à lui. Non seulement les expulsions ne suffisent pour s'approprier une chose qui les recueille en dépit des apparences, mais elles sont à l'image de l'être même de l'expulseur. "Je dis mes vases ,... comme je dis moi" ne signifie pas que le moi est comme de la merde, mais qu'il est aussi peu à lui-même, que le possessif est aussi peu légitime, dans son cas, qu'il l'est pour le vase. Ainsi le vase renseigne autant sur le rapport au monde que sur le rapport au moi. Et ce ne sont pas paroles de khâgneux. Les vases sont à l'image de l'homme. C'est cette image que Beckett exploitera dans son théâtre en représentant certains personnages dans des vases. Dans la trilogie quant à elle, on assiste à un refermement de l'espace autour du narrateur. Molloy se promène dans un pays qui est certes déjà marqué par la merde mais qui reste ouvert. Malone est dans son lit, "au sommier creusé comme une auge"136(*) et dans lequel il s'aprète à déféquer: "Je vais sans doute être obligé de faire dans le lit, comme lorsque j'étais bébé."137(*) La distance entre le corps et ses excréments se réduit. La peau est prête à devenir parois de jarre. Dans L'Innommable, on se présente comme un homme pot: "Moi-même j'ai été bâclé de façon scandaleuse, ils doivent commencer à s'en rendre compte, moi de qui tout dépendeloque, mieux encore, autour de qui, beaucoup mieux, autour de qui, homme pot, tout tourne, à vide, mais si, ne protestez pas, tout tourne, c'est une tête, je suis dans une tête, quelle illumination, psssit, aussitôt arrosée. 138(*)" Tout tourne autour du pot, c'est-à-dire que le rapport au monde reste bloqué et stérile. L'homme est auto-centré, mais il l'est sur de la merde. Car même si le pot est dans une tête, la tête est lieu « qui contient le plus de saloperies 139(*)», et qui se pisse sur elle-même : « psssit, aussitôt arrosée ». - D'UNE MERDE A L'AUTRE On pourrait penser que la vie de merde est casanière et routinière. Mais le voyage ne permet pas d'échapper à la merde. Se déplacer, papilloner, c'est changer de merde. "Mais on change de merde. Et si toutes les merdes se ressemblent, ce qui n'est pas vrai, ça ne fait rien, ça fait du bien de changer de merde, d'aller dans une merde un peu plus loin, de temps en temps, de papilloner quoi, comme si l'on était éphémère."140(*) La diversité apparente des lieux n'implique pas une différence de valeurs entre eux. Molloy peut bien partir de sa ville natale de Shit, il y est toujours : "Moi, par exemple, je vivais, et à bien y réfléchir, vis toujours, à Shit, chef-lieu de Shitba. Et le soir, quand je me promenais, histoire de prendre le frais, en dehors de Shit, c'est le frais de Shitbaba que je prenais et nul autre."141(*) On pourrait croire que la ville est la seule polluée. Mais même ses pourtours, les "terres y affférentes", gardent un nom scatologique, Baba en français désignant le postérieur. Les villes entre elles ne valent pas mieux les unes que les autres. Bally, nom de la ville voisine de Shit, est en anglais un adjectif très dépréciatif voisin de "bloody", et traduisible par "de merde". La ville où Jacques est censé acheter la bicyclette s'appelle Hole, "le trou, le trou du cul". L'enfant lui-même qui est un as en géographie apprend à son père que "Condom est arrosé par la Baïse"142(*). Et le père de poursuivre: "Bon tu vas te rendre tout de suite à Hole..."143(*) Malone quant à lui poursuit ces allusions à des lieux aux noms scatologiques, mais en en soulignant encore davantage l'ambiguïté : "Et je me dis aussi que depuis le dernier contrôle de mes possessions il est passé de l'eau sous Butt Bridge, dans les deux sens. Car j'ai assez péri dans cette chambre pour savoir que des choses en sortent et que d'autres y rentrent par je ne sais quelle agence."144(*) La toponimie scatologique devient polysémiques. Les "deux sens" ce sont d'abord les directions opposées dans lesquelles peut couler la rivière ou la merde, mais ce sont aussi les deux significations que peut prendre le nom "Butt Bridge". Beckett lie donc à ce motif vulgaire une syllepse de sens dont la lourdeur lui procure un amusement manifeste. C'est un jeu de mots mauvais et médiocre. D'une certaine manière, Beckett traite aussi mal la langue qu'il traite l'espace. Le mauvais jeu de mots frappe aussi la madone de Shit, emblème mythologique du territoire qu'elle protège et elle-même comparée à un colombin, lors du dialogue avec le fermier : "Un pélerinage, dis-je, poursuivant mon avantage. Il me demanda où. La partie était gagnée. A la madone de Shit, dis-je. La madone de Shit, dit-il, comme s'il connaissait Shit comme sa poche et qu'il n'y existait point de madone. Mais où n'existe-t-il pas de madone ? Elle-même, dis-je. La noire ? dit-il pour m'éprouver. Elle n'est pas noire que je sache, dis-je. Un autre se serait démonté. Pas moi. Je les connaissais, les points faibles de mes campagnards." 145(*)"La noire" peut certes désigner la madone "noire", ce qui en terre irlandaise semble improbable, ou alors une merde noire. Le "point faible" peut certes désigner les failles intellectuelles du campagnard, mais le mot désigne également dans la terminologie de Molloy la zone anale : "Car tant que j'étais resté au bord de la mer mes points faibles, tout en augmentant de faiblesse, comme s'il fallait s'y attendre, n'en augmentaient qu'insensiblement. De sorte que je me sentais en peine d'affirmer, en me sentant le trou du cul par exemple, Tiens, il va beaucoup plus mal qu'hier, on ne dirait plus le même trou."146(*) Une fois de plus le jeu de mots beckettien aussi discret que de mauvais goût vient empester et pourrir la langue de sa médiocrité. Ainsi l'espace est frappé dans son intégrité du sceau du bas corporel. L'onomastique illustre bien que Molloy ne fait que "changer de merde". Les personnages ont aussi des noms scatalogiques. Le jeune héros de Malone meurt s'appelle Saposcat. "Saposcat" vient du latin sapiens, « sage » et du grec skatos, « la merde ». Toujours avec ironie, Beckett allie la sagesse à la merde, dans l'espoir de pourir l'un au contact des débordements de l'autre. Le nom scatologique ne répond pas à un programme narratif mûrement élaboré. Il est plutôt l'expression d'une désinvolture à l'égard de cette tâche traditionnelle du romancier. Beckett trouve ses noms parmi les derniers choix. Même pour sa mère, Molloy qui ne se souvient d'aucun nom ne se formalise pas de l'appeler Comtesse Caca: "D'ailleurs pour moi la question ne se posait pas, à l'époque où je suis en train de me faufiler, je veux dire la question de l'appeler Ma, Mag ou la comtesse Caca, car il y avait une éternité qu'elle était sourde comme un pot. Je crois qu'elle faisait sous elle et sa petite et sa grande commission, mais une sorte de pudeur nous faisait éviter ce sujet au cours de nos entretiens, et je ne pus jamais en acquérir la certitude. Du reste cela devait être bien peu de choses, quelques crottes de bique parcimonieusement arrosées tous les deux ou trois jours."147(*) Ici encore le "car elle était sourde comme un pot" peut expliquer que le nom est superflu à son égard. Mais comment ne pas penser aussi au pot de chambre dont Molloy vient de nous parler, ce qui expliquerait le nom de Comtesse Caca ainsi que le développement scatologique qui s'ensuit. Cette expression, Beckett l'a certainement empruntée au Charlus de Proust qui s'exclame : " Que vous alliez faire pipi chez La Comtesse Caca, ou caca chez la Comtesse Pipi, c'est la même chose"148(*). Chez Proust, la scatologie est reléguée aux personnages subalternes, au "dernier cercle de Dante" pour reprendre l'expression de Swann149(*). Chez Beckett, elle est assumée par le narrateur lui-même. Le nom n'est pas seulement choisi par hasard parmi les plus laids. * 121 Clerget, p.121 * 122 Molloy, p.223 * 123 Molloy, p.19 * 124 Molloy, p.51 * 125 Molloy, p.113 * 126 Malone meurt, p.17 * 127 Malone meurt, p.17 * 128 Malone meurt, p.181 * 129 Malone meurt, p.190 * 130 Malone meurt, p.154 * 131 Molloy, p.50 * 132 L'Innommable, p. 90-91 * 133 J. Knowlson, Beckett, Solin Actes sud, 1999, p.444 * 134 Molloy, p. 7 * 135 Malone meurt, p. 130 * 136 Malone meurt, p.40 * 137 Malone meurt, p. 135 * 138 L'Innommable, p. 142 * 139 Malone meurt, p.157 * 140 Molloy, p. 54 * 141 Molloy, p.182 * 142 Molloy, p.191 * 143 Molloy, p.191 * 144 Malone meurt, p. 127 * 145 Molloy, p.235 * 146 Molloy, p. 108 * 147 Molloy, p. 21 * 148 M. Proust, A la recherche du temps perdu, Pleiade, tome III, p.281 * 149 L'Innommable, p.282-283 |
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