6.3.2.3. Connaissance, représentations et
usages : les catégories pastorales et les logiques de leur
fréquentation par les éleveurs
6.3.2.3.1. Les paramètres considérés
et leur importance au fil des saisons
Les éleveurs, qu'ils soient Gourmantchés ou
Peuls, classifient les pâturages selon un certain nombre de
paramètres dont l'importance varie d'une saison à l'autre. Il a
été possible, par la matrice de classement pondéré,
de mettre en évidence cette hiérarchie. Les paramètres
pris en compte par les éleveurs sont : la disponibilité en eau et
la possibilité d'y accéder, la quantité d'herbe offerte,
la qualité de cette herbe, la praticabilité (en lien avec le
risque d'embourbement) et la probabilité d'être exposé
à un risque. Les causes de ce risque peuvent être la
proximité des champs (risque de dégât et donc de conflit),
ou des aires protégées (empiètement illégal), la
présence de "lieux maudits"91 ou de tout autre risque
sanitaire. Les deux derniers paramètres de risque (lieux maudits et
risque sanitaire) semblent incertains en périphérie dans notre
terroir et ont donc été retirés de la liste après
avoir été retenus dans la liste. Tout comme la recherche de cures
salées qui a été citée par les Peuls mais
très vite retirée alors que leur existence dans le parc W n'est
pas un secret (Kpoda, 2010). Cela semble s'apparenter à une manoeuvre
maladroite des éleveurs pour cacher leur fréquentation des
91 "Lieux maudits" (ou "champs maudits") est un
terme technique en zootechnie qui qualifie les lieux infestés par
l'agent pathogène du charbon bactéridien ; l'herbe qui y pousse
est également infestée et source de contamination pour le
bétail.
184
réserves voisines. Dans des travaux similaires dans
l'ouest burkinabè (Vall & Diallo 2009) et au nord Cameroun (Vall et
al. 2009), ces paramètres en été groupés
en paramètres fonctionnels (disponibilité et accessibilité
à l'eau ; disponibilité et qualité du fourrage) et en
paramètres de risques (conflits potentiels).
Des coefficients ont été ensuite attribués
à chacun des paramètres par saison selon l'importance que les
éleveurs leur accordent.
Chez les Peuls (tableau VI-6) tout comme chez les
Gourmantchés (tableau VI-7), la praticabilité, l'absence de
risques divers notamment les possibilités de dégâts
champêtres ainsi que, dans une moindre mesure, la qualité des
fourrages sont les paramètres les plus importants en saison des pluies
(Ndungu / Ku siagu) et en fin de campagne agricole au moment
où les récoltes sont attendues ou ont commencé mais ne
sont pas encore achevées (Yaamde / Ku fowagu).
Tableau VI-6. Paramètres de classification des
unités paysagères pastorales : coefficients de pondération
chez les Peuls
Paramètres
|
Ndungu (juin - début
oct.)
|
Yaamde (oct. - début
nov.)
|
Dabunde (mi - nov. -
févr.)
|
Ceedu (mars - mai)
|
Kotoga/Korse (fin mai-
début juin)
|
Eau
|
1
|
1
|
3
|
5
|
5
|
Fourrage de bonne qualité
|
3
|
5
|
4
|
1
|
2
|
Fourrage en grande quantité
|
1
|
2
|
4
|
5
|
4
|
Lieu praticable
|
5
|
3
|
1
|
---
|
---
|
Lieu sans risques
|
5
|
4
|
2
|
1
|
1
|
Les tirés signifient que le paramètre n'est pas
pris en compte à la saison correspondante
Au sortir de la campagne agricole, la praticabilité
(pour cause de dessèchement progressif des parcours), le facteur risque
(pour cause de récolte de champs) sont peu ou pas
considérés alors que la quantité du fourrage et la
présence de l'eau prennent de plus en plus de l'importance aux yeux des
éleveurs, la qualité du fourrage devenant secondaire. En saison
sèche chaude (Ceedu et Kotoga ou Ku tontogu
et A sakoana), c'est surtout la présence de l'eau qui
confère à l'entité pâturée son
intérêt pastoral.
Il est important de noter que le facteur de risque prend plus
d'importance pour les Peuls que pour les Gourmantchés; il n'est
d'ailleurs pas du tout pris en compte chez ces derniers dès le
début de la saison sèche. Aux yeux des Gourmantchés, il
n'existe pas de risque dès que les récoltes sont achevées,
alors que chez les Peuls dont les troupeaux pâturent parfois au ras des
réserves, le risque demeure même s'il n'est plus aussi important
qu'auparavant. De même, en saison sèche la praticabilité
des pâturages reste un paramètre crucial pendant encore un moment
plus long pour les Peuls que pour les Gourmantchés, ceci probablement
parce que les premiers vont exploiter l'herbe verte des zones inondées
dès que c'est possible. Ils exercent sur ces unités très
humides une surveillance particulièrement serrée en vue d'y
accéder au plus vite.
Tableau VI-7. Paramètres de classification des
unités paysagères pastorales : coefficients de pondération
chez les Gourmantchés
Paramètres
|
Ku siagu (juin -
début oct.)
|
Ku fowagu (oct. -
février)
|
Ku tontogu (mars -
début mai)
|
A sakoana (fin mai -
début juin)
|
Eau
|
1
|
4
|
5
|
5
|
Fourrage de bonne qualité
|
4
|
5
|
1
|
1
|
Fourrage en grande quantité
|
2
|
3
|
4
|
4
|
Lieu praticable
|
5
|
---
|
---
|
---
|
Lieu sans risques
|
4
|
2
|
---
|
---
|
Les tirés signifient que le paramètre n'est pas
pris en compte à la saison correspondante
6.3.2.3.2. La chaîne de pâturage
saisonnière à dire d'acteurs: les représentations que les
éleveurs ont de leurs pâturages
Le résultat validé par les éleveurs de la
notation de chaque unité suivant tous les paramètres
(échelle de un à vingt), puis de la pondération est
donnée dans les figures VI-1 et VI-2.
Les collines (Waamde chez les Peuls ou Li
guali chez les Gourmantchés) et les plateaux plus ou moins
cuirassés ou gravillonnaires (Banouol chez les Peuls, Ku
tankiangu et U gbanu chez les Gourmantchés), sont les
lieux préférés pour la pâture de saison humide
(Ndungu ou Ku siagu). Les hauts glacis ainsi que les plaines
sèches aux sols sableux à sablolimoneux (respectivement
Djolde et Li tinmuali) sont également
fréquentés, mais à un degré moindre, surtout chez
les Peuls. Trois paramètres, l'impraticabilité due à
l'humidité, les risques divers (notamment conflits consécutifs
aux empiètements de champs et maladies consécutives à
l'humidité) et la qualité du fourrage, dans une moindre mesure,
sont considérés comme déterminants dans ces choix de
pâturage de saison humide. En effet, la quantité du fourrage et la
disponibilité en eau d'abreuvement sont des préoccupations
secondaires à cette période. Partout dans le terroir, le troupeau
dispose alors de suffisamment de fourrage et d'eau pour subvenir à ses
besoins. Une particularité des Gourmantchés est de
fréquenter même les abords des plaines argileuses en cette saison,
bien qu'elles fassent partie des zones les plus cultivées. Ceci semble
possible grâce à la taille modérée de leurs
troupeaux (en moyenne : cinq bovins ; treize ovins et treize caprins voir
tableau V-8, chapitre V), qui leur permet de rester dans les broussailles des
interstices inter-champs.
186
Figure VI-1. Chaîne de pâturage annuelle dans la
représentation des éleveurs peuls.
Ndungu : juin à début octobre
Yaamde : octobre à début novembre
Dabunde : mi-novembre à février Ceedu : mars
à mai
Kotoga : fin mai à début juin
Celol = UPP1 (unité de savane arborée sur
sol profond hydromorphe à pseudogley de surface)
Loubal = UPP2 (unité de savane boisée
claire sur plaine inondable et sol hydromorphe à pseudogley de
surface) Loubare = UPP3 (unité de savane arbustive de moyen et
bas glacis sur sols ferrugineux tropicaux à tâches et
concrétions)
Djolde / Banouol = UPP4 (unité de savane
arbustive claire de plateaux et hauts glacis sur sols ferrugineux tropicaux
lessivés indurés)
Djolde / Banouol (champs) = UPP5 (UPP 4 cultivé ;
unité de mosaïque agroforestière sur sols ferrugineux
tropicaux lessivés indurés)
Waamde = UPP6 (unité de savane arbustive claire
de buttes rocheuses et cuirassées).
Pendant le Yaamde (début Ko fowagu
dans le calendrier gourmantché), saison de transition qui correspond
à la période d'entame des récoltes, les conditions
d'ensemble ont peu évolué mais l'herbe, arrivée à
maturité depuis fin septembre, commence à perdre de sa
qualité par endroits et ce paramètre commence à
prévaloir dans la recherche des pâturages. Le début
d'assèchement du Loubal (plaine inondable non cultivée),
devenu praticable et où le retrait de l'eau libère de l'herbe
fraîche et jeune par endroits, y attire les troupeaux. Les abords du
Loubare et du Celol se sont également
asséchés et peuvent être exploités par ces
éleveurs en particulier les Peuls. Les troupeaux gourmantchés,
exploitent alors pratiquement les mêmes milieux que pendant la
période précédente mais sollicitent aussi fortement la
partie asséchée des plaines inondables (Ku pugu). Ils
sont par ailleurs moins fréquents sur les collines (Li guali).
Plus généralement, les animaux continuent d'aller sur les
hauteurs car les risques de dégâts champêtres sont encore
importants en contrebas, mais ils commencent à en descendre car la
végétation y devient répulsive : la paille y a
déjà, beaucoup plus qu'ailleurs, entamé son
jaunissement.
Figure VI-2. Chaîne de pâturage annuelle dans la
représentation des agroéleveurs gourmantchés.
D_Ku fowagu (début Ku fowagu):
mi-octobre à début-novembre P_Ku fowagu (plein Ku
fowagu): novembre à février
Ku tontogu : mars à début mai
A sakoana : fin mai à début juin
Ku siagu : juin à début octobre
Ku bagu= UPP1 (unité de savane arborée sur
sol profond hydromorphe à pseudogley de surface)
Ku pugu= UPP2 (unité de savane boisée
claire sur plaine inondable et sol hydromorphe à pseudogley de
surface) Li tinbuali = UPP3 (unité de savane arbustive de moyen
et bas glacis sur sols ferrugineux tropicaux à tâches et
concrétions)
U gbanu / Li tinmuali = UPP4 (unité de savane
arbustive claire de plateaux et hauts glacis sur sols ferrugineux tropicaux
lessivés indurés)
U gbanu / Li tinmuali (champs) = UPP5 (UPP 4
cultivé ; unité de mosaïque agroforestière sur sols
ferrugineux tropicaux lessivés indurés)
Li guali / Ku tankiangu = UPP6 (unité de savane
arbustive claire de buttes rocheuses et cuirassées).
Le Dabunde (plein Ku fowagu), saison
sèche froide, est la période où les récoltes sont
achevées et la baisse de la qualité ainsi que de la
quantité du fourrage naturel est alors partiellement compensée
par les résidus de culture (Gnagnical ou Nyale
d'après Kagoné, 2000) dans les unités
cultivées (Djolde, Banouol et Loubare chez les Peuls
; U gbanu, Li tinmuali et Li tinbuali chez les
Gourmantchés) alors appelées Gese (respectivement I
kuanu). À cette période, les troupeaux sont très
présents sur ces unités où la vaine
pâture92 est admise. C'est aussi vers la fin de cette
période que les feux de brousse atteignent leur pic et les
éleveurs, surtout les Peuls, retournent vers les plaines inondables
(Loubal ou Ku pugu) qui ont été
brûlées pour bénéficier des jeunes repousses
appelées Woulande.
La saison de soudure qui correspond à la saison
sèche chaude (Ceedu ou Ku tontogu) va être
marquée par l'occupation tout azimut des bas-fonds (Celol ou
Ku bagu) et de leurs environs. Ces unités, dont certaines ont
encore des filets d'eau, offrent de l'herbe fraîche mais en très
faible quantité ; elles permettent surtout d'abreuver les animaux
grâce à des puisards
92 La vaine pâture se définit comme
« un droit d'usage qui permet aux éleveurs de faire paître
gratuitement leur bétail dans des champs ne leur appartenant pas,
après les récoltes ou lors d'une jachère »
(Inter-réseaux Développement rural, 2009)
188
creusés manuellement. L'herbe offerte ne suffit plus
à assurer les besoins d'entretien des animaux et, tout autre lieu,
à distance raisonnable des points d'eau et où il est possible
d'avoir de l'herbe - de la paille sans valeur appelée Gena ou,
selon Thébaud (1999), Geene - est fréquenté.
C'est la période des transhumances et de la complémentation des
animaux. Certains éleveurs gardent leurs animaux le matin à
proximité des habitations, généralement sur les
unités de plateaux où ils bénéficient des
résidus de culture en stock.
Les premières pluies annoncent l'hivernage (saison :
Kotoga ou A sakoana) et font venir des repousses sur les
plaines hydromorphes (Loubal ou Ku pugu) et les autres
unités de bas de toposéquence, ce qui y attire les animaux. Quand
les pluies deviennent importantes (période du Korse), les
repousses le deviennent également sur tout le terroir notamment sur les
plaines plus hautes et les plateaux et elles sont facilement exploitées
avant les semis. À cette période, le terroir accueille ses
derniers transhumants, les Korseje (Sawadogo, 2004), venus à la
rencontre de cette herbe fraîche.
Il est manifeste que les éleveurs peuls et
gourmantchés ont une bonne connaissance des pâturages, de leur
dynamique et des périodes optimales de leur exploitation. Parmi les
paramètres auxquels ils se réfèrent pour qualifier et
choisir leurs pâturages, certains comme la praticabilité,
l'exposition aux risques de conflits et, dans une moindre mesure, la
qualité de la ressource pastorale (le fourrage en particulier) sont
déterminants en saison pluvieuse et vont structurer l'occupation de
l'espace. Les meilleurs pâturages sont alors ceux situés à
distance des champs et ne présentant pas de risque d'embourbement. En
saison sèche en revanche, la quantité de la ressource
fourragère dans un premier temps, puis la disponibilité en eau
vont être mises en avant dans le choix des pâturages à
fréquenter, un pâturage sera d'autant plus fréquenté
qu'il remplira les deux conditions. Les éleveurs qui font preuve d'un
bon choix d'itinéraires permettant un bon rapport coût
(énergie dépensée dans les déplacements) / avantage
(aliments et eau de boisson rencontrés sur ces parcours), ont ainsi des
animaux qui traversent cette saison sans grand dommage.
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