5- Controverses autour des agrocarburants
5.1- De l'historique des politiques agricoles mondiales aux
enjeux et logiques globales
des agrocarburants
Selon Jean-Philippe PEEMANS, les politiques agricoles
dominantes actuelles " sont le résultat de stratégies
d'acteurs qui systématiquement depuis des générations ont
cherché à remodeler la pluralité des modèles de
développement préexistants selon une logique unique qui impulse
leurs seuls intérêts et impose leur pouvoir de décision.
». Citant LANG et HEASMAN (2004), il précise que "la
marchandisation-commodification du monde, et son impact destructeur sur
l'agriculture et la paysannerie est la manifestation la plus visible de
l'extrême violence de ce modèle dominant ». En outre,
" du point de vue environnemental cette logique repose sur une
instrumentalisation sans limite de la nature et des espèces
végétales et animales, tandis que du point de vue social, elle
provoque une marginalisation et une destruction systématiques de la
paysannerie (MC MICHAEL P., 2000) ».
Dans le cadre du cours intitulé « Acteurs et
territoire » (DVLP2335, 2010) qu'il a dispensé avec Etienne
VERHAEGEN, un survol historique de l'évolution des politiques agricoles
dominantes a été réalisé. Les paragraphes qui
suivent en sont une synthèse.
18
Mémoire Master Amadiane DIALLO
Tout d'abord, il faut souligner que les politiques agricoles
dans le monde ont été longtemps influencées par le
modèle dominant des grandes puissances. Depuis la seconde guerre
mondiale, les résultats spectaculaires du New Deal7
aux Etats unis d'Amérique, notamment les surplus agricoles exportables
dégagés, ont fortement orienté toutes les politiques
agricoles de modernisation. Les puissants investisseurs de l'agro-alimentaire,
en quête de conditions de rentabilité de leurs activités,
se ruent dans les pays du sud.
Pendant la décolonisation et la guerre froide, le
paradigme de développement fut la modernisation avec un rôle
central de l'Etat. Le développement est ainsi vu comme « un
processus de rattrapage et les paysanneries perçues comme figées
dans les traditions ». La production agricole et le travail paysan
étaient alors les ressources pour le développement industriel et
la consolidation des Etat-Nations.
Dans les années 1970, les limites de ce modèle
mènent à l'ouverture au commerce international. Des
réformes agraires et foncières vont faciliter les politiques
patrimoniales étatiques des ressources naturelles et les grands projets
communément appelés « éléphants blancs
». Dans les pays sahéliens, des grosses sociétés
d'encadrement et commerciales orientées vers les cultures de rente ont
été mises en place.
C'est à partir des années 1980 que le rôle
des Etats-Nations dans le développement a été
redéfini. Désormais le développement doit répondre
au processus continu d'adaptation aux exigences de la libéralisation et
de la globalisation des marchés. Le Consensus de Washington assigne
désormais aux Etats le rôle de facilitateurs de
l'intégration des populations aux marchés et logiques globaux.
Les espaces locaux deviennent alors les supports des « pôles de
performances » pour répondre aux exigences de la demande et
des conditions des marchés globaux.
Les Plans d'Ajustement Structurel (P.A.S.) ont
été imposés aux états au début des
années 80 en contrepartie de 1'octroi de nouveaux préts ou de
l'échelonnement d'anciens préts par le FMI et la Banque mondiale.
Cette période qui s'étend de 1980 à 2000, coïncide
avec la montée des grandes préoccupations environnementales
globales (Conférences des Nations Unies sur l'Environnement., la
Biodiversité, le Climat). Les grands projets ont été
abandonnés au profit de projets locaux. Les maîtres mots
deviennent : Décentralisation/Bonne gouvernance/Développement
participatif. Les acteurs locaux sont devenus «les partenaires »
du développement. Toutefois, les territoires locaux sont toujours
intégrés à l'espace global.
7 Terme désignant la politique anti-crise de Franklin
Roosevelt menée entre 1933 et 1935 notamment le soutien aux prix
agricoles
Les politiques d'appui à la privatisation de la terre
sont encouragées sous le prétexte de sécuriser les
investissements pour améliorer la productivité. C'est ainsi que
l'accès aux ressources aux " out-growners » ou "
agri-businessmen » a été facilité et
élargi.
A partir des années 2000, le contexte des changements
climatiques, de la pénurie des ressources renouvelables notamment le
pétrole sont en-tête de tous les agendas politiques sans oublier
les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) qui
stipulent dans ses objectifs 7 et 8 respectivement : Assurer un
environnement durable et Mettre en place un partenariat mondial pour le
Développement.
A cette période, le grand casse-tête qui se pose
à l'humanité reste l'alternative à l'" or noir »
dont elle a été habituée et a construit son
modèle de développement. L'urgence de l'adaptation aux
changements climatiques et de l'atténuation de ses effets
négatifs par la réduction des émissions des gaz à
effet de serre (GES) a favorisé une orientation vers des énergies
renouvelables. Dans cette optique, la convention-cadre des Nations Unies sur
les changements climatiques a adopté en 1997 le protocole de KYOTO
signé par 183 pays mais non encore ratifié par tous (les
Etats-Unis par exemple). Il dispose que les pays développés
doivent réduire leurs émissions de CO2; ils peuvent acheter et
vendre des permis négociables pour maîtriser les émissions
là où leurs réductions sont les moins coûteuses ;
ils peuvent aussi investir dans des projets dans les pays en
développement à travers le mécanisme de
développement propre8. Les agrocarburants, entrant dans cette
famille des énergies renouvelables, deviennent des
éléments centraux dans la nouvelle orientation de l'agriculture
à côté de la percée des OGM (Organismes
Génétiquement Modifiés) qui sont destinés à
booster les productions et satisfaire l'agro-industrie et par conséquent
la grande distribution.
Dès lors, les agrocarburants, émettant
potentiellement moins de gaz à effet de serre que les hydrocarbures
issus du pétrole, ont été ciblés, entre autres,
comme axes stratégiques de cette nouvelle politique. De nos jours, les
projets de cultures d'agrocarburants se développent d'une manière
spectaculaire bien que les énergies dérivées ne
représentent qu'environ 3% de la consommation mondiale de carburants.
Toutefois cette tendance sera forcément renversée quand on sait
que les grandes puissances à l'image de l'Union Européenne
livrent un combat stratégique contre le changement climatique par les
énergies renouvelables. En effet, lors du 20è congrès
mondial de l'énergie en novembre 2007, le président de la
commission de l'UE,
en l'occurrence, José Manuel BARROSO affirmait "
l'histoire nous jugera sur notre capacitéà affronter le
défi de l'énergie ainsi que sur la mitigation des effets du
changement
8 Voir infra
20
Mémoire Master Amadiane DIALLO
climatique». Ceci s'est
matérialisé par l'adoption en décembre 2008 du plan
« Trois fois 20 » pour l'horizon 2020: réduction de
20% des émissions de gaz à effet de serre, diminution de 20% de
la consommation d'énergie et production de 20% d'énergie
renouvelable (avec une utilisation de 10% d'agrocarburants pour les
transports). Pour atteindre cet objectif, l'UE sera obligée d'importer
une grande partie de sa consommation d'agrocarburants dans les pays du sud
où il est annoncé des terres non encore exploitées.
Toutefois, les organisations du Sud réunies en Equateur
en 2007 pour débattre sur les agrocarburants et le défi du «
développement » dans une société
post-pétrolière ont essayé de répondre à la
question : pourquoi et pour qui ce mot d'ordre international de la promotion de
l'agro-énergie est indispensable ? Selon eux, il est clair que les
hydrocarbures constituent le fer de lance de l'économie
mondialisée. L'extraction et le contrôle des carburants fossiles
sont des enjeux majeurs de pouvoir. Les grandes puissances gouvernent le monde
en contrôlant l'énergie. Le mode de vie occidentale devenu, au nom
de la globalisation, un modèle universel pour l'humanité est
entretenu par une forte demande en énergie et en matières
premières (alimentation, santé, vêtements, logement,
mobilité...). C'est pourquoi, pour anticiper sur la fin des
énergies fossiles, le capitalisme cherche
désespérément de nouvelles formes de production
d'énergie. La mise en oeuvre des projets d'agrocarburants constitue
ainsi une nouvelle géopolitique mondiale. A ce titre, ils
renforcent le modèle de l'agrobusiness et de l'agriculture industrielle
et sont soumis à la logique de la dette et de l'exportation. Dans cette
optique, toujours selon ces organisations du Sud, les agrocarburants sont
destinés à remplacer progressivement le pétrole afin de
servir de levier au « paradigme de la croissance ».
En Afrique, Il y a un grand nombre d'acteurs impliqués
dans la promotion des agrocarburants. Le Brésil connu pour son
rôle précurseur dans la production de biocarburant s'est
tourné vers le continent africain pour assouvir son ambition de
créer un marché mondial pour l'éthanol. Il a réussi
déjà à obtenir l'appui d'une quinzaine de pays à
travers des accords bilatéraux. Par l'intermédiaire du Forum
International des "Bio"carburants, le Brésil et ses associés (la
Chine, l'Inde, l'Afrique du Sud, les Etats-Unis et l'Union Européenne),
organisent un marché international pour les agrocarburants. Pour
alimenter ce marché, plusieurs multinationales de l'énergie comme
BP, D1 Engrasa et Petrobras ont financé des projets d'agrocarburants en
Afrique. Sous l'égide des institutions internationales, des lois ont
été taillées sur mesure pour favoriser cette production
à grande échelle des agrocarburants.
François HOUTART dans son livre «
L'agro-énergie : solution pour le climat ou sortie de crise pour le
capital ? », après avoir jeté un regard critique sur la
question, propose de changer tout bonnement le modèle de
développement actuel en passant à une logique post-capitaliste de
l'économie. Pour lui, " le modèle économique en jeu
est nettement orienté vers l'exportation..» au
détriment d'un modèle basé sur l'initiative paysanne. Il a
mis en exergue les implications et les alliances qui se
nouent autour des agrocarburants entre les sociétés
pétrolières d'une part et des industries de l'automobile d'autre
part. Parlant des motivations des premières, il précise qu' "
il s'agit de conserver les monopoles établis sur les ressources
énergétiques et dans le second, de garder le contrôle des
nouveaux carburants en les adaptant au rythme exigé par les technologies
appliquées aux moteurs ». Pour renforcer les agrocarburants
comme des éléments de la reproduction du système
capitaliste, les multinationales s'activent pour contrôler la production
et la distribution afin de diversifier leur source d'accumulation. Il
défend la même position que les organisations du Sud qui estiment
que " les initiatives dans le domaine des agrocarburants doivent
répondre en ordre prioritaire aux besoins locaux et régionaux,
plutôt qu'à l'exportation et que la production doit être
décentralisée, sur base de l'agriculture paysanne ».
Dans le cas des mégaprojets où les investisseurs
privés font systématiquement de la monoculture, c'est la logique
du profit car dit-il " les plantations représentent bien plus de
valeur ajoutée que l'agriculture paysanne et contribuent ainsi à
l'accumulation du capital ». Le paysannat est " alors
transformé en prolétariat rural ».
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