2. Rester conventionnel avec Chefs-d'f uvre ? ?
Toute exposition, qu'elle soit d'ailleurs permanente ou
temporaire, nécessite de faire des choix, comme l'évoque Laurent
Le Bon :
" Le problème du choix est au coeur du
métier de conservateur : exposition, acquisition... (...) Eviter le
piège l'exposition blockbuster, graal introuvable. »142
Pour Metz, il fallait pour l'ouverture, convaincre, autant les
Lorrains que les Français et les pays limitrophes. Comme l'indique
Coline Garre143, de nombreux Lorrains étaient sceptiques
quant à l'arrivée du Centre Pompidou à Metz, dans la
mesure où ils craignaient qu'il
" n'accueille que les « fonds de tiroir » des
réserves de sa grande soeur parisienne, l'exposition d'ouverture,
Chefs-d'oeuvre ? propose une réflexion sur la pertinence de cette notion
».
L'idée de se réinterroger sur la notion, son
histoire et son actualité en proposant dans les quatre galeries un point
de vue à adopter peut paraître judicieuse. Ainsi la Grande Nef
présentait les « chefs-d'oeuvre dans l'histoire " en
retraçant la nation à travers les siècles, la galerie 1
s'intitulait « histoires de chefs-d'oeuvre " en présentant ceux-ci
à travers des histoires convergentes ; la galerie 2
dénommée « rêves de chefs-d'oeuvre " proposait de
mettre en regard les musées et les oeuvres, enfin la galerie 3
questionne le chef d'oeuvre, à
141 HASKELL Francis, Le musée
éphémère, Les maîtres anciens et l'essor des
expositions, Paris, Nrf, Gallimard, 2002, p.188.
142 Laurent Le Bon, " Apostille ? " In Chefs-d'oeuvre ?,
Editions du Centre Pompidou-Metz, Metz, 2010. p.533.
143 GARRE Coline, « Pour l'ouverture, la question des
chefs-d'oeuvre ", La croix, 11 mai 2010, p.18
l'ère de la reproductibilité des images avec
« chefs-d'oeuvre à l'infini ». L'exposition , si elle a
d'abord bénéficié des préts du Centre Georges
Pompidou avec 800 oeuvres144, constituant ainsi la plus grande
opération de préts de l'histoire du Centre Pompidou, elle a pu
disposer de nombreux prêts de musées régionaux et nationaux
essentiellement et quelques-uns provenaient de l'étranger (Louvre-Abu
Dhabi, MOMA de New York, Mudam Luxembourg et Fondation Gilles Caron en Suisse).
Une vraie proximité avec les oeuvres, encouragée par la
scénographie unique de chacune des galeries a été
prônée. Laurent Wolf s'interroge avec justesse sur
l'opportunité de l'exposition. 145
« Qu'est-ce qu'un chef-d'oeuvre? Le nouveau Centre
Pompidou-Metz invite à réfléchir à cette notion
à travers une exposition passionnante, mais pas totalement convaincante.
Décrire l'histoire de l'art telle qu'elle se raconte à un moment
donné? Adopter le point de vue des spécialistes qui voudraient
entrer dans les détails ou celui de la plupart des amateurs qui
souhaitent voir en vrai les peintures ou les sculptures les plus
célèbres? Le Centre Pompidou-Metz a choisi de jouer cartes sur
table avec le public et de le mettre face à ses propres inclinations.
»
Un thème connu, reconnu facilement par le grand public,
évoque déjà certaines images mentales.146
D'où peut-être une facilité du choix du thème que
l'on pourrait reprocher aux organisateurs de l'exposition. S'agit-il d'une
stratégie d'exposition que de redécouvrir un thème pour
obtenir l'appui du public ? Peut on penser comme Laurent Wolf qu'il «
s'agit d'amener le plus grand nombre de gens à la porte du musée
et de leur signifier avant qu'ils ne la franchissent : vous avez raison d'aimer
(...) » ? 147. Cela plaît d'autant plus aux
visiteurs que la durée en est limitée - pour Chefs -d'oeuvre ?,
l'exposition « 4 en 1 » était exceptionnellement et
volontairement longue148- et qu'il « faut l'avoir vu » ou
pouvoir dire « j'y étais ». Tout pousse ainsi les
musées à investir pour des événements temporaires
mais susceptibles d'exalter les foules.
144 Chefs d'oeuvres ?, dossier de presse, p.3
145 L.Wolf, « Chefs-d'oeuvre en stock », Le
Temps, Samedi 15 mai 2010.
146 Cf. N.Drouguet, « Succès et revers des
expositions-spectacles », Culture et musées n°5, juin 2005,
pp.65- 88.
147 Cf. L. Wolf, « La vérité des grandes
expositions. Critique et soumission à l'autorité »,
Etudes, 2003/2, tome 398, pp.229. Dans cet article Laurent Wolf fait
référence à l'exposition Modigliani de 2003 au
Musée du Luxembourg.
148 Presque un an et demi, de l'ouverture inaugurale le 10 mai
2010 à la fermeture de la galerie 2 le 12 septembre 2011 !
Laurent Le Bon s'interroge au fil de notre conversation :
" (...) il n'y a pas de collection permanente mais on a
quand même la possibilité de puiser dans une collection
permanente, je crois que c'est une formule qu'il ne faut pas jeter. Le
rêve idéal serait d'avoir des visiteurs intéressés
par les collections permanentes et que les musées soient pleins.
L'époque fait que les gens préfèrent aller voir une oeuvre
quand elle est dans une exposition temporaire que quand elle est à
côté de chez soi, moi, je ne fais pas partie de ceux qui s'en
plaignent ; je pense qu'il faut en tirer les conséquences pour faire des
projets scientifiquement fiables et aller de l'avant. Ce qu'il faut, c'est
être honnête et aller au bout de sa
passion.»149
Contrairement aux années 1970 où parfois on
profitait du public avec peu d'oeuvres et à la folie des expositions
temporaires qui s'en est suivie, Laurent Le Bon établit un
parallèle avec le cinéma, il y a des surprises : " Parfois il
y a des expositions nulles avec un succès immense et des expositions
géniales qui n'en ont pas. Une bonne exposition satisfait le public. Les
gens ont été plutôt contents de Chefs-d'oeuvre ?
»150
Le public a parfois été surpris de voir des
chefs-d'oeuvre, proches de son lieu de vie, dont il ignorait l'existence ou
qu'il ne pensait pas voir prétés au Centre Pompidou-Metz. Il
fallait surprendre, ce qui a été fait, en montrant aussi de l'art
ancien, exposé dans un lieu d'art contemporain. Une certaine
façon de renverser la tendance actuelle avec l'art contemporain
exhibé dans des lieux dits historiques ou anciens.
Selon Francis Haskell :
" L'impermanence de l'exposition suscite une excitation
particulière, qui tient dans la conviction qu'il ne sera sans doute plus
jamais possible de revoir ce qu'elle offre aux regards : une pièce venue
des antipodes, une oeuvre d'une impénétrable collection
privée, une comparaison entre tableaux ou la réunion
149 Interview Laurent Le Bon, réalisée le 16
février à Metz.
150 Ibid.
de diverses oeuvres. Peut-être est ce la
dernière chance, qu'il n'est pas question de laisser échapper.
»151
L'avant-propos du dossier de presse de l'exposition le manifeste
très clairement :
« Chefs-d'oeuvre ?, en rassemblant une
sélection rare et exceptionnelle d'oeuvres majeures, certaines
très rarement prêtées, donne à voir le meilleur de
cette extraordinaire collection. »152
Par ailleurs, on connaît l'enjeu de mise en oeuvre
d'expositions. Elles ont un coüt de réalisation élevé
de par la sécurité et les frais d'assurance nécessaires.
De fait, il est préférable pour les institutions organisatrices
de bénéficier d'un retour sur investissement, tout au moins de
couvrir les frais engagés153. Cette stratégie peut
infléchir sur les décisions politiques, budgétaires
notamment en choisissant d'abord des thèmes classiques. D'où le
phénomène d'expositions « blockbusters »
évoqué, expositions aux titres suggestifs, faisant
référence aux ages d'or et aux trésors qui vont capter
l'attention du public, comme des financeurs qui veulent investir dans des
valeurs sûres. Le déplacement exceptionnel d'une oeuvre constitue
parfois à lui seul l'événement. 154 Pour
Chefs-d'oeuvre ?, plusieurs oeuvres « valaient le
déplacement » comme le Magasin de Ben, les
décorations de Delaunay155 pour l'exposition internationale
de 1937, La tristesse du roi de Matisse, Precious Liquids de
Louise Bourgeois... par leurs dimensions, leurs formes, leur importance dans
l'histoire du gout et de l'esthétique ; méme si l'on comptait
plusieurs centaines de chefs d'oeuvres. En 2012, le Rideau pour le ballet
« Parade » de Picasso datant de 1917156 ouvrira le
bal et fera à lui seul l'événement, car il pourra
contribuer à l'attraction de visiteurs. On peut en effet penser qu'il y
a de la part de l'équipe un certain contentement en présentant
des oeuvres de manière événementielle, au sens où
nous l'avons défini plus haut.
151 HASKELL Francis, Le musée
éphémère, Les maîtres anciens et l'essor des
expositions, Paris, Nrf, Gallimard, 2002, p.212
152 Dossier de presse, Chefs-d'oeuvre ? , p.3
153 Cf. V. Patin, Tourisme et patrimoine, p.44.
154 Cf. R. Rapetti « L'exposition-événement
», pp.55-65, GALARD Jean (dir.), L'avenir des musées,
Editions de la RMN, Paris, 2001.
155 On invite le lecteur à regarder l'annexe 3, la photo
10 reflète les décorations de Delaunay.
156 Ce rideau de scène, oeuvre majeure de Pablo
Picasso, n'a été exposé que dix fois ces cinquante
dernières années. La toile monumentale, de 10,50 mètres
sur 16,50 mètres, d'un poids de 45 kilos, fut peinte pour le Ballet
Russe Parade, présenté au Théâtre du
Châtelet en 1917.
Ainsi, d'une façon virulente, Alex Coles157,
dénonce la facilité de l'exposition Chefsd'oeuvre ?
" In other words, the inaugural exhibition in the new
Pompidou is nothing more than a redisplay of all the recognized masterpieces in
their collection, with a few additions. (...) After all, it is a fantastically
rich collection and the museum needs to attract visitors to put its new
building on the map, but the present display does it a complete disservice.
»158
On peut tout aussi bien penser qu'il s'agit de se ranger dans
la lignée du grand frère parisien avec une volonté
prospective de marquer les esprits, de faire date, comme l'indique l'avant
propos du dossier de presse de l'exposition :
" Notre voeu le plus cher est que cette première
exposition fasse date, dans l'histoire du Centre Pompidou-Metz, comme
l'exposition Paris - New York marqua l'année d'ouverture du Centre
Pompidou en 1977, mais aussi la vie de tout un territoire en offrant à
une population transfrontalière une manifestation culturelle de la plus
haute qualité. »159
Il nous semble intéressant, de nous pencher
désormais sur les visiteurs du Centre Pompidou-Metz. En effet, ceux-ci
sont dûment mentionnés à de nombreuses reprises dans la loi
pour apparaître au coeur du dispositif muséal: "Lorsque la
conservation et la présentation au public des collections cessent de
revêtir un intérêt public, l'appellation "musée de
France" peut être retirée par décision de l'autorité
administrative, après avis conforme du Haut Conseil des musées de
France. »160 En outre, un sous-titre est
réservé, exclusivement à l'accueil des publics. 161
157 Alex Coles, Centre Pompidou-Metz, Art monthly, juin
2010, p.35.
158 Traduction personnelle proposée : « En
d'autres termes, l'exposition inaugurale du nouveau Pompidou n'est ni plus ni
moins qu'un réaccrochage des chefs d'oeuvre reconnus de sa collection,
avec quelques additions. Après tout, c'est une collection
exceptionnellement riche et le musée a besoin d'attirer des visiteurs
pour inscrire son nouveau bâtiment sur la carte, mais l'accrochage actuel
la dessert complètement. »
159 Dossier de presse de Chefs- d'oeuvre ?, p.3.
160 Code du patrimoine, Titre IV, Chapitre 2, article L.442-3.
161 Code du patrimoine, Titre IV, Chapitre 2, Section 3,
sous-section 1, article L.442-6 et L.442-7.
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