Annexe
Source : Paoletti Giovanni, « La théorie
durkheimienne du lien social à l'épreuve de l'éducation
morale », Revue européenne des sciences sociales,
tome XLII, 2004, N° 129, pp. 275-288.
p. 275
Nous allons exposer quelques considérations relatives
au niveau analytique de la production durkheimienne de Besnard, et à son
noyau, c'est-à-dire la question du lien social. Besnard donne de cette
notion une définition précise, tirée des textes. Dans sa
forme générale, le lien social pour Durkheim consiste dans la
combinaison de deux types de relations entre les individus et la
société - l'intégration et la régulation -
exprimées statistiquement par deux variables liées mais
autonomes. Pour leur définition préliminaire, il suffit de
choisir parmi les nombreuses formulations que nous en offre Le suicide:
l'intégration désigne « la manière dont les individus
sont attachés à la société », la
régulation « la façon dont elle les réglemente
».
p. 277
L'abandon de la notion d'anomie après Le suicide serait
la conséquence la plus évidente, même si elle est souvent
négligée par les présentations courantes de la sociologie
durkheimienne, de cet inachèvement [de la régulation]: s'il y a
un« fil conducteur» dans l'oeuvre de Durkheim, conclut Besnard, c'est
plutôt du côté de l'intégration qu'il faudrait le
chercher.
p. 279 (Reprise d'un extrait de L'éducation
morale, disponible dans : Durkheim Emile, L'éducation
morale, 4ème édition, coll.
« Pédagogue du monde entier », Fabert, Paris, 2006,
356 p 127.)
«Parce que la société est au-dessus de
nous, elle nous commande; et, d'autre part, parce que tout en nous étant
supérieure, elle nous pénètre, parce qu'elle fait partie
de nous-mêmes, elle nous attire de cet attrait spécial que nous
inspirent les fins morales. Il n'y a donc pas à chercher à
déduire le bien du devoir ou réciproquement. Mais, suivant que
nous nous représentons la société sous l'un ou sous
l'autre aspect, elle nous apparaît comme une puissance qui nous fait la
loi ou comme un être aimé auquel nous nous donnons; et, suivant
que notre action est déterminée soit par l'une, soit par l'autre
représentation, nous agissons par respect pour le devoir ou par amour du
bien. Et, comme nous ne pouvons probablement jamais nous représenter la
société sous l'un de ces points de vue à l'exclusion
complète de l'autre, comme nous ne pouvons jamais séparer
radicalement deux aspects d'une seule et même réalité,
comme, par une association naturelle, l'idée de l'un ne peut
guère manquer d'être présente, quoique d'une manière
plus effacée, quand l'idée de l'autre occupe le premier plan de
la conscience, il s'ensuit que, à parler à la rigueur, nous
n'agissons jamais complètement par pur devoir, ni jamais
complètement par pur amour de l'idéal [...]. Mais, si
étroits que soient les liens qui unissent l'un à l'autre ces il
importe de remarquer qu'ils ne laissent d'être très
différents. La preuve, c'est que, chez l'individu comme chez les
peuples, ils se développent en sens inverse l'un de
l'autre ».
p. 281
On dira que ce n'était pas là une
nouveauté chez Durkheim: dans la Division du travail, par exemple, il
avait soumis la production de solidarité organique à des
conditions liées aux représentations individuelles (conscience
des relations entre les organes, justice des règles qui
déterminent ces relations). Il faut souligner que ces conditions,
effacées dans Le suicide, retrouvent une place justement dans la
Division du travail, en effet, il n'était pas vraiment question d'une
représentation de la société en général, qui
en tant que telle aurait été plutôt typique de la
solidarité mécanique par conscience collective. Durkheim soutient
dans cet ouvrage que dans les sociétés modernes le contenu de la
conscience collective va de plus en plus en s'indéterminant et il perd
ainsi en puissance impérative ; la division du travail remplirait
justement la fonction de producteur de solidarité jouée
auparavant par le contenu de la conscience collective (Durkheim, 1893b, pp.
272- 276). Par conséquent, les représentations qui concourent
à la formation du lien social par la division du travail ne consistent
pas dans une représentation de la société en
général, mais bien dans des actes déterminés des
consciences individuelles - leur prise de conscience du tissu productif
où les travailleurs sont insérés, un jugement de valeur
(juste/injuste) à propos de certaines normes. Dans l'éducation
morale, au contraire, l'établissement du lien social ne suppose pas des
états de conscience déterminés, mais il est fondé
sur une loi générale de la conscience ou de l'esprit : ce
qui rend le lien social possible est la conscience en tant que telle, par son
mode de fonctionnement même, et non des actes particuliers de cette
conscience.
La représentation de la société est ainsi
la condition de l'existence même des relations et des normes sociales: on
peut dire que sans cette représentation, les relations et les normes
tout simplement n'existent pas. Ce que Durkheim dit plus
particulièrement de l'autorité vaut pour le lien social en
général: c'est un caractère dont un être,
réel ou idéal, se trouve investi par rapport à des
individus déterminés, et par cela seul qu'il est
considéré par ces derniers comme doué de pouvoirs
supérieurs à ceux qu'ils s'attribuent à eux-mêmes.
Peu importe, d'ailleurs, que ces pouvoirs soient réels ou imaginaires:
il suffit qu'ils soient, dans les esprits, représentés comme
réels (ÉM, p. 74 ; c'est nous qui soulignons).
p. 285
Le fait que la société devienne objet de
représentation pour les esprits individuels suffit donc à rendre
compte des deux dimensions du lien social. Dans L'éducation morale,
à la notion de force succède celle d'autorité sociale,
c'est-à-dire une force qui, loin de s'imposer à des sujets de
l'extérieur, est accompagnée par leur acceptation ou leur
reconnaissance. L'introduction de cette condition supplémentaire
constitue le noyau de l'analyse durkheimienne du troisième
élément de la moralité, l'autonomie de la
volonté.
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