Liberté et solidarité dans
l'oeuvre de Durkheim
Mémoire sous la direction de Monsieur le
Professeur Philippe Raynaud
Hadrien
Kreiss
L'individu est tout, et le tout n'est plus
rien.
Que faire pour qu'il devienne quelque
chose?
Comment, au royaume éclaté du moi-je,
susciter ou réveiller des nous
qui ne se payent pas de mots et laissent chacun
respirer?
(Régis Debray, Le moment fraternité,
Préface)
Très tôt dans la vie d'Emile Durkheim (1858-1917)
une préoccupation s'est installée, qui finira par le poursuivre
jusque la fin de sa vie. Cet objet d'attention, qui nécessairement
transparait au coeur de ses ouvrages, c'est le rapport de l'individu au
collectif.
Comme divers commentateurs se sont avisés de le
souligner, Durkheim fut fort marqué par son époque et son
contexte politique, social et intellectuel. En effet : bien qu'à
l'heure de l'écriture de la division du travail social (1893), la
troisième République commence à bénéficier
d'un profond ancrage, les mouvements contestataires demeurent virulents. Plus
exactement, une atmosphère délétère
pénètre la société : l'individualisme est
fustigé ou vénéré, la science est souvent
adulée, alors que la poursuite anticléricale s'amplifie, un
tiraillement de la société française se fait sentir entre
conservateurs et socialistes. Durkheim n'y est pas indifférent :
« S'il désire réconcilier société
industrielle et consensus, c'est bien parce que la société
française se trouve menacée dans sa stabilité par des
clivages sociaux toujours plus profonds »1(*).
On notera qu'en retour, la pensée du sociologue eu un
grand retentissement: « La thèse durkheimienne a en effet
contribué au courant de pensée républicain qui a
donné naissance à la doctrine du solidarisme dont l'essor,
à la fin du XIXème et au début du
XXème siècle a été considérable
en France. Cette doctrine elle-même peut être
considérée comme le soubassement idéologique de l'Etat
social français, tel qu'il est fortement institutionnalisé au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale »2(*).
Étant donné que Durkheim est attaché
à l'homogénéité sociale, il décidera de se
porter comme missionnaire de cette cohésion, et son oeuvre se portera
garante de cet office. Par conséquent, et malgré tout le respect
qu'on puisse porter à la rigueur des raisonnements du sociologue, auteur
de Les règles de la méthode sociologique, son
oeuvre sera teintée d'accointances idéologiques. En
préface de sa thèse de il adopte une tournure qui sonne
comme une pétition : « Il faut que notre
société reprenne conscience de son unité organique ;
que l'individu sente cette masse sociale qui l'enveloppe et le
pénètre, qu'il la sente toujours présente et agissante, et
que ce sentiment règle toujours sa conduite ; car ce n'est pas
assez qu'il s'en inspire de temps en temps dans des circonstances
particulièrement critiques »3(*).
Ensuite, on ne manquera pas de remarquer que le rapport
entretenu entre les deux éléments de l'énoncé est
au coeur de sa thèse française (il écrira sa thèse
latine sur Montesquieu). Si tenté que l'on soit de définir
l'individu par sa liberté et la société comme une
solidarité fondamentale, on retrouve ici la problématique
individu-société. Sa démonstration, à cet
égard, est audacieuse : il établit que l'autonomie de
la personne et la solidarité sociale se renforcent mutuellement dans la
société actuelle, par l'effet de la division du travail. Afin de
saisir cette ambition du sociologue, quelques précisions sur chacun des
termes du couple « solidarité-liberté »
permettront de mieux délimiter leurs rapports.
Durkheim n'est certainement pas le premier auteur à
s'interroger sur le principe de solidarité entre individus.
Le terme de solidarité se répand dès le
début du XIXème siècle, sous l'impulsion entre
autres d'Auguste Comte, qui revêt ce concept phare d'une dimension
organique. Ainsi, la solidarité organique est mentionnée
par Alexandre Cournot dans son Traité d'enchainement des
idées fondamentales, par Henri Marion4(*) (De la solidarité morale, essai de
psychologie appliquée), et par Gabriel Tarde dans Les lois de
l'imitation, pour ne citer qu'eux5(*).
On considérera volontiers de nos jours que la
solidarité évoque une valeur. Pourtant la solidarité
durkheimienne est d'une toute autre nature. Pour Charles Renouvier, ce terme de
solidarité donne « une forme très belle et très
précise au principe de la nécessité des relations sociales
entre les hommes »6(*). C'est bien l'optique durkheimienne: la
solidarité est avant tout un rapport de nécessité. Dans la
division du travail, cette nécessité s'exprime dans la
dépendance réciproque des entrepreneurs. La solidarité est
factuelle, elle ne constitue pas plus un précepte qu'un devoir. On
trouve trois définitions du terme dans le Littré, et la
dernière peut retenir notre attention : « Terme de
physiologie. Solidarité organique, relation nécessaire d'un acte
de l'économie avec tel ou tel autre acte différent».
Cette acception a pour avantage de renouer avec son
étymologie latine. En latin, solidarité, qui se dit soliditas,
manifeste ce lien concret et effectif né de l'obligation juridique.
« Solidaire » renvoi à ce qui est solide, à
ce qui est soudé, grâce au point de fixation que constitue le sol
(soli). Dès lors, s'en devient pour Durkheim une propriété
à part entière, observable en soi. L'usage du droit pour
caractériser la solidarité née de l'obligation est de
surcroit très présent chez Durkheim, qui plus
généralement emploie avec un étonnant systématisme
ce mot de « solidarité » pour qualifier un rapport
de proximité immédiat ou une dépendance
réciproque.
Pour comprendre l'audace de la thèse durkheimienne, un
détour par l'oeuvre de Ferdinand Tönnies est édifiant. Car
comme le remarque Serge Paugam en introduction à De la division du
travail social: « La convergence entre les deux auteurs, est,
à première vue, frappante » 7(*), particulièrement sur la
proximité des notions de Gemeinschaft (communauté) et de
solidarité mécanique d'une part, de Gesellschaft
(société) et de solidarité organique d'autre part. Pour
Tönnies, la Communauté est basé sur l'idée que
dans l'état primitif se manifeste une unité parfaite des
volontés humaines où « les relations qu'entretiennent
entre eux les individus diversement conditionnés apparaissent comme
prédéterminées ou données»8(*). Durkheim lui-même
résume la communauté en ces mots : « C'est un
agrégat de consciences si fortement agglutinées qu'aucune ne peut
se mouvoir indépendamment des autres »9(*). L'évolution de la
communauté à la société s'accomplit en raison de
l'amplification des volumes sociaux, à travers des formes
d'idéaux-types singularisant des étapes du développement
historique : la famille, l'association, l'entreprise et l'entreprise
moderne, éprise de rationalisme.
Une chose attire l'attention dans cet ouvrage : les
caractéristiques de ces sociétés répondent à
des formes de volonté, la Wesenwille (volonté
essentielle) et la Kürwille (volonté
réfléchie ou arbitraire), déterminant des types de
consciences sociales, « conscience morale » ou
« conscience des choses ». Au coeur de son propos est donc
exprimé, outre un genre varié du lien social, un rapport à
la liberté et à la volonté. La volonté essentielle
apparait comme entièrement bonne et amicale parce qu'elle permet exprime
la cohésion et l'unité des hommes, qu'elle est plus pulsionnelle
dans sa forme germinative, plus affective. A l'opposé, la substance de
la volonté arbitraire est liberté dans la mesure où
celle-ci existe dans la pensée du sujet comme une somme de
possibilité ou de pouvoirs, elle est donc plus individuelle,
rationnelle, et calculatrice10(*), et c'est pourquoi les individus de cette
société sont essentiellement séparés.
Tönnies regrette la communauté, c'est assez
évident sous sa plume. Alors qu'à gros traits il pourrait
s'inscrire dans la filiation de Sumner Maine (concernant le passage d'une
société de statut à une société de contrat),
ou Herbert Spencer (le passage à la société industrielle),
il s'en distingue par une intonation pessimiste. La marche de l'individualisme
lui apparait inéluctable, et l'instauration des modèles de
protection sociale, les politiques publiques de solidarité, ne font que
prouver la nostalgie de la communauté. Il est clair que le lien social
s'amoindrit avec la société. La solidarité est
brisée en raison de la minoration des relations affectives, et de
l'émergence d'un conflit social, aux couleurs marxistes, entre les
agriculteurs soudés par des relations de communauté, et la classe
des marchands capitalistes emprunts de froides pensées calculatrices.
Rien plus de commun ici avec Durkheim, qui ne dédaigne
pas le rationalisme mais va jusqu'à le vanter, et qui, surtout, croit
dans la naturalité de la société organique11(*). La solidarité
mécanique, dépeinte à travers le « segment
social » renvoie à une structure sociale homogène,
faite d'individus intégrés. C'est la solidarité qui
s'accomplit automatiquement, mécaniquement par la similitude des
êtres. L'emprunt à la mécanique tient à
« la cohésion qui unit entre eux les éléments
des corps bruts »12(*).
La solidarité organique, recouvrant le lien social des
sociétés modernes, est à l'inverse marquée par
l'interdépendance des individus, les uns vers les autres obligés
du fait de la division du travail social. Le postulat de la solidarité
organique repose sur la différenciation des individus, par
l'intermédiaire de cette division du travail qui conduit à
atomiser les fonctions. Spécifique, chaque fonction assumée sur
le plan professionnel met en rapport les individus qui sont connectés
comme les segments d'une étoile, recoupée de part en part : la
poly-segmentation ouvre la voie à un réseau. On peut imaginer
d'ailleurs qu'il privilégie cette formule de la
« solidarité organique » pour imager la
démultiplication des rapports sociaux.
L'originalité de la thèse de Durkheim tient
à ce qu'il ne nie pas les spécificités de l'individu dans
la solidarité organique. Il a conscience de ce que l'économie de
marché est animée par la variété des talents, et
que les intérêts individuels sont rivaux. La solidarité
organique exige justement des individus qu'ils soient libres, autonomes du
tout. Mais la thèse de De la division du travail social,
faut-il le rappeler, est aussi érigée contre Herbert Spencer.
Spencer pour qui la solidarité industrielle est spontanée et
libre et pourrait se garder de toute action ou contrôle social. En effet,
pour lui, l'imbrication des conventions individuelles, où chacun
poursuit son intérêt, caractérise l'avènement d'une
solidarité contractuelle reposant sur des liens exclusivement
économiques. Or pour Durkheim, non seulement l'intérêt
individuel est chose trop volatile pour constituer une relation réelle,
mais l'inflation du droit restitutif (non pénal) témoigne d'une
influence grandissante de législations socialement nécessaires au
développement contractuel : « tout n'est pas contractuel
dans le contrat »13(*).
Ce genre contemporain de solidarité s'affirme donc, et
par le biais d'infinies ramifications, constitue un tout. Mais la
démultiplication des segments sociaux est supposée par
l'unité sociale originelle. En effet, Durkheim, assez proche en cela des
philosophes ou sociologues allemands du Volkgeist, enrobe la
société d'une force active qui est autonome: la conscience
collective, constituée par l'ensemble des sentiments, des croyances, et
des représentations communs dans une société. On comprend
d'emblée l'importance que peut revêtir la conscience collective
pour manifester la solidarité, dans la mesure où elle se
caractérise par l'universalité des représentations dans
une société donnée, qu'elle s'impose à ses membres,
facilite la logique d'intégration, est garante de la solidarité
dans le temps. Mais la conscience collective comporte ce trait singulier
qu'elle semble pouvoir se suffire à elle-même, qu'elle domine la
matière individuelle et parait se remodeler avec un certain arbitraire.
Pourtant, ce n'est qu'avec l'affaiblissement de la conscience
collective que la solidarité organique apparait : le contrôle
social, plus lâche, fournit l'occasion aux individus
d'expérimenter la liberté. L'individualisme triomphant,
voilà bien le trait caractéristique des sociétés
modernes, ce que Durkheim ne manque pas de constater. Il s'interroge sur
l'avenir par le truchement de la religion de l'humanité qui proclame
à gorge déployée le dogme de l'individu, de la raison et
de la liberté.
En amont cependant, la société se maintient car
elle a modelé les structures de la conscience. Une grande idée de
Durkheim consiste à distinguer l'homme de l'animal par le fait que chez
l'homme, les causes sociales prennent le relai des causes organiques:
« c'est l'organisme qui se spiritualise »14(*). Ainsi, une activité
nouvelle, sociale, se surajoute au corps, qui est plus libre et plus complexe.
L'affranchissement de l'instinct correspond à ce développement de
la vie psychique. Aussitôt établie cette conclusion, Durkheim
nuance : si l'instinct ne recul qu'en raison du facteur social, la vie
psychique ne s'étend qu'en raison du retrait de l'instinct, signe d'un
accroissement de la liberté. Voilà comment Durkheim peut
concilier, dans la conscience individuelle, l'augmentation simultanée de
la marge de réflexion individuelle et de la solidarité : il
fait dépendre la vie psychique individuelle de facteurs sociaux. Ce
rapport de causalité est fondamental: l'épanouissement de
l'individu semble toujours permis par l'intensification des rapports
sociaux15(*).
Les deux solidarités, mécaniques et organiques,
correspondent aux deux principaux genres de solidarité durkheimienne. La
solidarité comme interdépendance est soutenue par des
règles, c'est pourquoi la sphère de liberté n'est que
relative. Si l'individu respecte les règles, c'est qu'il est
intégré. Si l'intégration sociale renvoi plus à un
idéal de cohésion sociale et de vigueur du lien socialité
du lien social, dans la société les représentations sont
pratiquement universelles, et ces représentations soutiennent les
règles, font qu'on les respecte.
Mais un troisième type de solidarité est
identifiable, qui outrepasse en réalité la solidarité
stricto sensu. Afin de restaurer un certain idéal social, Durkheim
élabore un modèle d'éducation morale qui fait apparaitre
dans son oeuvre une dimension plus liberticide, dans la mesure où elle
restreint la liberté de pensée de l'homme, notamment en donnant
à la science le privilège exclusif de dépouiller la
société des vieux idéaux moraux, et en insistant sur le
caractère obligatoire de la règle morale. On retrouve ici le
schéma de vertical de soudure sociale : les individus sont
liés car liés à un tout qui est inébranlable. Cet
agencement réglé et ce caractère inaltérable, pour
le simple sujet, des normes morales, justifie une certaine identification avec
un « ordre moral ».
Le système durkheimien se caractérise donc par
un lien très poussé de l'individu à la
société. La question qui se pose inévitablement est alors
de savoir dans quelle mesure les théories durkheimiennes ne privent pas
l'individu de sa liberté. Dans l'idée, peut-on valider sa
thèse exprimée en deux lignes « comment se fait-il
que tout en devenant plus autonome, l'individu dépende plus
étroitement de la société ? »16(*). Quand bien même la
formation des représentations a été permis par
l'ordonnancement social de la raison, Durkheim ne conclut-il pas trop vite
à l'irréductibilité de l'emprise du social, ne
réduit il pas les capacités d'abstractions de
l'individu ?
Le problème est bien de pouvoir confiner la
liberté individuelle, alors qu'en raison de son champ
épistémologique, il s'interdit considérer de trop
près le phénomène individuel. Ces interdits didactiques
réduisent nécessairement l'approche de la liberté
individuelle. Le meilleur témoignage de cette distance scientifique
à l'individu se trouve formulé dans Les règles de la
méthode sociologique : « La
cause déterminante d'un fait social doit être
cherchée parmi les faits sociaux antécédents, et non parmi
les états de la conscience individuelle »17(*).
Il en découle une conséquence qu'il est
impératif de souligner. En tant que sociologue, son parti est d'exclure
de son propos l'existence de la liberté humaine, qu'il laisse aux soins
des métaphysiciens. Ainsi, « La sociologie [...] n'a pas plus
à affirmer la liberté que le déterminisme ». Le
sociologue doit se pencher sur les faits sociaux, et c'est par consigne
déontologique qu'il doit être indifférent à la
liberté humaine.
Dans le Suicide, notre auteur énonce que sa
théorie, fondée sur la statistique, « ...n'oblige pas
à refuser à l'homme toute espèce de liberté. Elle
laisse, au contraire, la question du libre arbitre beaucoup plus
entière »18(*). Comment évaluer cette suggestion ? Il
est absolument essentiel de bien cerner la notion de déterminisme, trop
souvent opposée à celle de liberté. En raison de leur
extériorité, les faits sociaux ne condamnent pas l'homme en
général, chaque homme peut s'y soustraire, il n'est pas
prédéterminé. « Le résultat de
l'agrégation de N actions n'est pas applicable à ces
mêmes actions examinées
séparément »19(*).
Plus précisément, le déterminisme se
réfère à la physique de Laplace : un système
social peut être qualifié de déterministe si l'on peut
établir avec certitude l'état social à un moment
t2, en connaissance d'un état à un moment t1.
Cette certitude, elle doit concerner tant l'aspect objectif (le système
social) que l'aspect subjectif (la conduite des individus). Mais cette
connaissance de l'élément subjectif peut aussi être
considérée comme assurée dès lors que les variables
suivantes sont identifiées: prévisibilité aisée des
conduites individuelles dans le système social, manque d'incidence de
celles-ci, ou indifférence des individus. Au surplus,
l'indétermination de l'élément objectif signifie
nécessairement une plus grande marge d'action des acteurs, à
moins que leur volonté soit discernable ou qu'ils soient
indifférents.
Le cadre analytique du sociologue, ce sont les chiffres, les
éléments formels comme le droit, car la méthode se veut
inductive. Mais ces hypothèses ne méritent pas d'être
spécifiquement discutées pour Durkheim, car c'est un lieu commun
en sociologie statistique. Si l'auteur donne valeur de loi aux conclusions
avancées, celles-ci sont prudentes et tempérées, ce qui
équivaut tout simplement à un résultat
probabiliste. Par cette objectivation scientifique, le
sociologue parait moins déterministe que Comte.
« D'après Auguste Comte, plus on s'élève dans
l'échelle des êtres, depuis les plus simples jusqu'aux plus
complexes, plus s'élargit la marge de liberté ou « la
marge de modificabilité de la fatalité »20(*).
Ainsi, le champ d'analyse de la liberté durkheimienne
est limité. La liberté ne s'entend qu'en rapport à la
société, ce qui s'explique par sa critique des théories de
l'autonomie de la volonté et de la liberté envisagée par
Kant : la liberté n'est jamais un attribut du sujet. Ce rejet
explique que la liberté de soit jamais réellement dissociable de
l'individualité21(*).
D'autre part, il procède de la remarque
précédente que la liberté en tant que telle ne figure que
parcimonieusement dans ses écrits. Il faut donc se rapporter à la
pluralité des dimensions de la liberté durkheimienne pour aboutir
à un résultat cohérent dans son articulation avec la
société solidaire. Plus que la liberté, insaisissable
voire inexistante, ce sont donc les libertés qu'il s'agit
d'appréhender, particulièrement la liberté individuelle,
la liberté de conscience, la liberté contractuelle, et la
liberté d'action.
Mais dans l'absolu, la liberté n'est pas chose nette,
ses contours sont flous. C'est une notion pléthorique, d'autant qu'elle
a évolué. Essayons d'y porter la lumière.
La liberté recouvre d'abord l'idée d'autonomie.
« Auto-nomos »: la norme nous vient de nous même,
nous l'instituons. Mais comme le rappelle Aubenque, chez les grecs, la
liberté se mesurait en termes positifs, déterminés
(« La liberté n'a pas partie liée à la
contingence mais au contraire elle s'y oppose »22(*)). De plus l'autonomie n'est
réalisée que collectivement, elle s'identifie à l'absence
de pression que subit la cité. Mais si l'on s'en tient à la
liberté comme autonomie individuelle, il doit être remarqué
que l'autonomie suppose un choix effectué sans contrainte entre des
possibles, ce qui la rapproche, dans sa dimension intellectuelle, de la
liberté d'examen ou de conscience, et donc rend nécessaire la
certitude d'une conscience humaine en amont. La mesure de la capacité
d'abstraction du sujet dans le système durkheimien tient donc une place
essentielle. D'autant qu'au détour de certains exposés, l'auteur
questionne la marge d'interprétation individuelle envers les normes,
règles, et prescription sociales.
Chez les modernes, c'est bien plutôt la
liberté-indépendance qui domine. Ce volet semble
définitivement absent de la pensée de l'auteur. A cet
égard, il est remarquable que Durkheim semble plus proche des Anciens,
en ce qu'il définit la liberté comme « source autonome
d'action ». La liberté lui apparait positive, semble
d'emblée inclure des implications tangibles. La liberté est alors
presque réduite à deux applications: autonomie pour un profit
personnel concret, comme dans la propriété, ou liberté
tournée vers l'extérieur, en tant que libre participation au
corps social.
Ainsi, d'une part, la liberté emprunte une logique
matérielle, en rapport à la propriété. On sait que
Jaurès, duquel Durkheim était proche, a écrit
« la liberté complète est inséparable de la
propriété »23(*). Durkheim lui-même protège les
propriétaires, demande à ce qu'ils puissent jouir de droits
exclusifs. La propriété, c'est permettre à l'individu de
se particulariser dans son rapport au monde. Mais par ailleurs, il ne faut se
méprendre sur son désir de préserver les libertés
formelles. Durkheim se montre favorable à la démocratie politique
de son époque bien qu'il la considère mal conçue ; il
est clairement hostile aux thèses marxistes. D'autre part, la
liberté qu'il défend peut recouvrir une portée positive,
outrepassant l'idée d'autonomie comme sphère de non
contrainte : cette liberté est action sur le social, participation
aux fonctions sociales (allant du choix d'une profession, essentiellement,
à l'avènement de la raison, à la religion de
l'humanité).
Il est, dès, lors, plus aisé de s'en tenir
à une approche large de la liberté. Le « libre
développement » est certainement l'expression la mieux
appropriée pour décrire la sphère de liberté
individuelle. La relation de l'individu au collectif est alors signifiée
par la capacité de l'individu à se différencier en termes
de « marges de variabilité », tout en apportant du
sien à la collectivité.
Par la conciliation liberté-solidarité
qu'il opère, Durkheim est très proche des
défenseurs du solidarisme et de la liberté sociale. Cette
déclaration de Vaillant au cours d'une séance de la chambre le 20
novembre 1894 se prêterait bien à son approche de la
liberté : « La liberté sociale est la puissance
sociale et la liberté individuelle développés d'une
façon complète et solidaire »24(*). D'une solidarité
libertaire à une liberté sociale, la pensée de Durkheim
semble bien rodée pour concilier deux impératifs qui sont au
coeur de son discours.
Mais c'est en abordant dans le détail les deux types,
mécaniques puis organiques, de la solidarité durkheimiennes, que
l'on pourra se faire une raison sur la plausibilité de la thèse
de l'auteur. Etant donné que la solidarité
mécanique gravite autour de l'idée de conscience collective,
c'est elle qui en premier doit être considérée. En effet,
cet instrument conceptuel privilégié de solidarité permet
de saisir le phénomène d'adhésion des individus aux
représentations, et il peut être étendu à des
phénomènes connexes, tels que la sacralité de la
règle, ou, du point de vue de l'étude sociologique, des faits
sociaux. Quant à la solidarité organique, elle semble reposer sur
le caractère de dépendance intrinsèque des situations
individuelles et sur la règlementation de leurs relations. Il semble en
effet plus complexe de percevoir la dimension intégratrice de la
solidarité organique, qui s'en rapporte paradoxalement à la
règlementation sociale: c'est ce qui permet de dénoncer un
rapport d'opposition entre la solidarité et la liberté. Plus
synthétiquement, tandis que la liberté semble inexistante dans la
solidarité mécanique, car la conscience est limitée, elle
est affirmée dans la solidarité organique, les mécanismes
de la division du travail en étant tributaires (I).
D'autre part, l'accréditation durkheimienne de la
solidarité coudoie l'ordre moral. On peut concevoir que Durkheim
élabore une articulation sociale rigide, dans laquelle l'individu
apparait sanglé, si on met en rapport le service du social auquel la
liberté doit se prêter, et l'impossible affranchissement par
celui-ci du monde moral, qui n'est rendu légitime que par la science.
Néanmoins, en se tenant à certains points de la pensée
durkheimienne, il est possible de suggérer de plus grandes latitudes
individuelles, bien qu'elles soient limitées. C'est-à-dire que
l'institution durkheimienne d'un « ordre moral » peut
être partiellement remise en cause à bien considérer les
facultés individuelles (II).
I Les constituants de la
solidarité mécanique et de la solidarité organique, le
passage d'une liberté inconcevable à une autonomie
réelle
Durkheim, dans De la division du travail social,
énonce l'idée suivante : « La sociabilité
en soi ne se rencontre nulle part. Ce qui existe et vit réellement, ce
sont les formes particulières de la solidarité, la
solidarité domestique, la solidarité professionnelle, la
solidarité nationale... »25(*). Cette idée suffit à
comprendre l'axe d'un sociologue. Il n'entreprend pas son étude
à partir de la nature humaine, mais directement du social. Or le social,
qu'il soit abordé à travers les représentations sociales
ou l'ensemble des règles sociales, apparait, de fait, comme uni. Il en
résulte, si l'on inverse la perspective, que les hommes sont solidaires,
en ce qu'ils sont solidaires d'un tout. Ce qu'il s'agit de mettre en
évidence ici, c'est que la solidarité s'appuie sur une
théorie irréductible de la société. Mais Durkheim a
deux visages : celui du sociologue qui s'en tient aux règles de la
méthode, et celui de l'homme qui derrière ses
démonstrations, essaye de promouvoir un modèle de
société. C'est seulement en saisissant comment s'articulent les
mécanismes de la solidarité mécanique que l'on peut,
analytiquement, envisager de mettre à mal les travers de sa
pensée sur la solidarité organique. En effet, Durkheim souhaite
impulser un élan solidaire dans la société par une
règlementation sociale sur les corporations professionnelles. C'est en
ce sens qu'il manque à son objectivité, et que, surtout, il
apparait décalé par rapport à son système. Ainsi,
sans accuser le présupposé de sa théorie qui apparait,
selon le degré de lecture, comme légitime (A), il doit être
éclairé l'évolution de perspective qu'il opère
entre les constituants de la solidarité organique (B).
A - Des
présupposés de l'unité sociale à des restrictions
potentiellement liberticides
La solidarité mécanique est sous-tendue par la
théorie de la conscience collective et c'est pourquoi il est
impératif d'en bien considérer la logique avant toute chose. Elle
permet de comprendre que la solidarité des temps premiers est
déjà affaire de nécessité dans la mesure où
la conscience est incapable d'en réfréner la
pénétration dans l'individu. Il apparait alors que les
règles sociales sont soutenues par un bagage transcendant, qui permet,
par ailleurs, l'étude des faits sociaux.
1° L'organicisme durkheimien et la conscience
individuelle
L'organicisme est une dimension incontournable des
thèses de l'auteur. Elle fait apparaitre le corps social comme
intrinsèquement soudé, et dévoile un individu
dépourvu d'armes pour se soustraire à la force diffuse que
répand la société.
a) L'organicisme durkheimien
Durkheim définit la société comme une
entité sui generis, un organisme à part entière.
Saint-Simon épousait déjà cette posture. Durkheim lui fait
dire « Une société est avant tout une communauté
d'idées »26(*). L'organisme social de Saint-Simon est
résumé dans ces lignes: « La société est
une véritable machine organisée dont toutes les parties
contribuent d'une manière différente à la marche de
l'ensemble [...] la réunion des hommes constitue un
véritable être dont l'existence est plus ou moins vigoureuse ou
chancelante suivant que ses organes s'acquittent plus ou moins
régulièrement des fonctions qui leurs sont
confiées»27(*).
Dès que ce prisme est intégré, et en
accord avec l'auteur Jean Izoulet, on peut affirmer: « Un organicisme
est essentiellement une solidarité, sans doute...»28(*). Cette conformité aux
modèles de la biologie projette d'entrée l'association solidaire
des individus. Si la société est un organe, chacun ne peut s'y
mouvoir avec indépendance. Partant, c'est une position anti-nominaliste.
Comme l'explique le sociologue, la biologie lui fournit assises de
réflexion, concepts, vocabulaire. C'est ce qui l'amène à
épiloguer sur les indices de l'organisme biologique dans la
société. Mais exploiter les ressources de la biologie peut
revenir à demeurer captif de ses mécanismes29(*).
Ou s'arrête la comparaison avec la biologie ? Ce
crédo scientifique est-il propice ? Cautionner plus avant la
biologie interdit de considérer l'indépendance des organes, sauf
à pointer l'indépendance relative du cerveau social, la
conscience collective. En fait, il existe un lieu commun à la biologie
et à la sociologie durkheimienne: l'idée de différence des
fonctions, qui s'accorde harmonieusement avec le principe de solidarité.
D'où l'insistance des intonations biologiques dans sa thèse de
1893, qui lui sert à révéler ce lien paradoxal.
La conscience collective est un concept bien dans l'esprit de
l'époque, marqué par des juristes, des sociologues ou des
philosophes qui ont retenu l'attention de l'auteur, outre-Rhin
notamment30(*). Autant
leadeur de ce concept qu'inspiré par eux, Durkheim ne se limite pas
à une mobilisation symbolique de la biologie ; il est convaincu de ce
que les corps agissent et réagissent les uns aux autres, au niveau des
consciences, la fusion donne naissance à une synthèse naturelle.
Voilà pourquoi il attribue à la conscience collective des
propriétés spécifiques. La conscience
collective, d'après l'auteur, est « l'ensemble des croyances
et des sentiments communs à la moyenne des membres d'une même
société »31(*). La conscience collective forme un système
déterminé mais qui se diffuse de façon invisible dans la
société. Il précise qu'elle forme un psychisme
animé d'une vie propre.
La conscience collective va ainsi fournir à l'auteur un
concept stratégique pour désigner la société sous
une forme abstraite, se nourrissant des épisodes de commotion collectifs
et implantant une unité nécessaire. C'est donc en faisant la
lumière sur la conscience collective qu'apparaissent les milles liens
invisibles qui nous unissent, et on comprend l'importance cardinale que peut
revêtir la conscience collective comme prérequis pour
établir la solidarité des hommes. C'est d'ailleurs aussi par
l'offense à la conscience collective que l'auteur définira l'acte
criminel, l'acte antisocial par excellence32(*).
L'articulation de la conscience collective et des individus
est délicate. La conscience collective s'appuie sur les consciences
individuelles, il ne saurait en être autrement33(*). Partant, elle en est
dépendante. Mais elle semble détachée des consciences
actuelles, puisqu'elle évolue à un rythme différent. Elle
est ainsi « indépendante des conditions particulière
où les individus se trouvent placés ; ils passent et elle
reste »34(*), ce
qui signifie en même temps qu'elle soit fondamentale dans la
solidarité intergénérationnelle. Durkheim n'estime pas que
l'état moral ou sentimental des sociétés ait pu demeurer
un temps figé. La conscience collective n'a donc rien de
métaphysique. D'autant qu'il précise que la conscience collective
c'est évanouie progressivement, avec l'augmentation de la densité
de la population.
La question qu'il est plus délicate de trancher est de
savoir si comme un organisme elle naît, vit et meurt d'elle-même,
ou si elle s'est « décidée » à se
replier. Les formules de Durkheim s'en rapportent parfois plutôt à
cette deuxième explication35(*). Mais globalement, on peut y appliquer un
raisonnement qui aurait eu la faveur de Bergson: le changement de
quantité peut impliquer un changement de qualité. La masse
sociale croissante favorise ainsi une transformation de la conscience
collective, dans le sens de sa déperdition.
« Le contenu de la conscience collective est
caractérisé par la précision et l'intensité des
sentiments, par leur proximité à la religion et par l'importance
attachée au collectif par rapport à
l'individu »36(*). En fait la conscience collective ne
possède d'emprise élargie qu'avant l'ère moderne. Ce
concept est alors aussi un moyen pour l'auteur de manifester un type de
solidarité, la solidarité mécanique. C'en est, en quelques
sortes, l'aspect « arationnel », par opposition à la
division du travail rationnelle assurant une fonction solidaire. L'expression
des types mécaniques et organiques de solidarité consiste en un
référencement des morphologies sociales.
Esprit façonnant la réalité sociale, la
conscience collective semble bien arbitraire, libérée des
contraintes dans son action. Il n'en est rien: elle n'agit pas à
proprement parler. Le rôle de la conscience collective est réduit:
comme la conscience individuelle, elle ne sert qu'à
« constater des faits sans les produire »37(*).
b) Le statut du sujet vis-à-vis de la conscience
collective : entre conscience et inconscience.
La principale interrogation au sujet de la conscience
collective est néanmoins ailleurs. On sait qu'elle dépend des
sujets pris en leur ensemble. Mais dans quelle mesure l'individu prit
isolément peut-il avoir un impact sur elle? Conditionné par la
réalité sociale, l'individu contribue-t-il à la
transformer? En bref: l'influence est-elle réciproque?
A ce titre, Durkheim se contredit au fil de ses écrits.
C'est une possibilité ouverte dès le départ :
« si l'individu reçoit beaucoup de la société,
il ne laisse pas de réagir sur elle »38(*). Mais on peut d'emblée
s'interroger sur les capacités de l'individu à transformer cette
conscience de la société grâce à sa propre
conscience, en étant conscient de son action. La conscience
individuelle, on ne saurait trop le rappeler, joue un rôle crucial pour
aborder l'idée de liberté humaine: c'est en étant
conscient que l'homme s'ouvre la possibilité du choix. L'action
individuelle, pour qu'elle témoigne de liberté, doit ainsi
être délibérée, voulue.
Or, Durkheim envisage la conscience individuelle et celle
collective en des termes voisins et souvent restrictifs. L'action
déplait à la conscience. Son rôle est de spatialiser et
schématiser l'étendue des idées et répugne à
effectivement commander39(*), ce qui n'oppose pas d'obstacle, pour l'auteur,
à lui apporter une vertu créatrice chez l'individu. Il s'oppose
en effet à Huxley et Maudsley qui réduisent la conscience
à un épiphénomène ; lui juge que la conscience
crée un être nouveau qui hésite, tâtonne et
délibère40(*). Incontournable pour accéder à la
connaissance, elle n'a cependant vocation qu'à reproduire ce qu'elle
observe, ce qui par ailleurs nous aide à entrevoir la dimension
répétitive de la conscience collective, au soutien des traditions
qui se perpétuent.
Au plus près de la définition on
s'aperçoit que l'auteur insiste sur le sentiment et la croyance.
L'individu pressent la conscience collective plus qu'il n'en a conscience. Si
elle forme analytiquement un système normatif, elle n'est pas transcrite
ainsi par l'auteur qui préfère signifier sa face imperceptible,
insaisissable. Retenons que l'individu n'est pas nécessairement
conscient alors de son action sur la conscience de la société,
mais, éventuellement, qu'il doit pouvoir l'être.
Ainsi, au stade de son premier ouvrage, un flou demeure sur
l'impact de l'individu sur cette conscience collective, mais la thèse
n'apparait pas scandaleuse en raison de l'assimilation de la conscience
collective aux formes premières de solidarité. Le sociologue
confèrera plus de poids à cette acceptation d'une conscience
collective inconsciente pour l'individu au travers de son article
« Représentations individuelles et représentations
collectives ». Les représentations collectives,
définies déjà dans De la division du travail
social41(*),
revêtent les mêmes caractères que la conscience
collective. Mais dans cet article de 189842(*), il expose la notion de représentation
inconsciente. Parce que chacun ne détient qu'une maigre portion de la
conscience collective, d'aucun saurait prétendre en avoir une
lucidité intégrale, et la conscience collective résiste
alors à l'homme par l'étendue de ses zones d'ombre.
A cette ombre on donne aujourd'hui le nom d'inconscient, bien
que Durkheim préfère la notion de centres secondaires de
conscience43(*). Mais
l'aboutissement du raisonnement est semblable: « Ce qui nous dirige,
ce ne sont pas les quelques idées qui occupent présentement notre
attention ; ce sont tous les résidus laissés par notre vie
antérieure ; ce sont les habitudes contractées, les
préjugés, les tendances qui nous meuvent sans que nous nous en
rendions compte, c'est en un mot tout ce qui constitue notre caractère
moral »44(*). Il semble ici s'éloigner
d'Henri Marion, l'auteur de De la solidarité morale: essai de
psychologie appliqué qui, dans la conclusion de son ouvrage,
écrit: «...et un moment vient ou il n'y a plus de liberté
que ce qu'il [l'individu] a su mettre dans les habitudes qu'il a prises [...]
L'habitude, voilà donc une nouvelle chaine pour le libre arbitre comme
pour la spontanéité physique... mais qu'importe si l'on se donne
à soi-même au moins pour une part, les habitudes qu'on veut
? »45(*). C'est
ce choix qui fait défaut chez l'individu primitif.
Ainsi Durkheim semble admettre qu'il puisse y avoir
« conscience sans moi », ce qui signifie que la conscience
collective peut en principe complètement transcender les
individualités. Mais les expressions de
« représentations inconscientes » et
de « consciences sans réalité
matérielle » sont à prendre pour synonymes46(*), ce qui rend difficilement
imaginable leur cumul. C'est donc une alternative conceptuelle qui est ouverte.
Ce qui amène à considérer qu'au-delà de la
véracité des hypothèses, Durkheim les postule car il doit
penser qu'une des deux est nécessaire à la plausibilité de
sa thèse sur la conscience collective.
Chaque état du réel n'est donc pas
appréhendé par l'individu47(*). Lorsque, porté par un élan collectif,
l'homme vibre à l'unisson et qu'il se sent pénétré
d'une même chaleur commune, il n'est pas conscient à proprement
parler. Il résulte de cet article que s'il doit être
envisagé une détermination de la conscience collective, elle ne
peut qu'être collective. Les représentations collectives
débordent le temps de la solidarité mécanique, d'où
la défiance manifestée par ses chroniqueurs: les
« représentations collectives» atteignent le
sommet de l'abstraction de la réalité sociale. Diffuses et plus
transcendantes qu'immanentes du point de vue individuel, les
représentations collectives projettent une image d'unité sociale
inaccessible compromettant les libres facultés de l'individu.
On repère ainsi sa logique: c'est l'ensemble du
phénomène social qui échappe à la conscience parce
qu'il excède tant l'individu qu'il le submerge. Ainsi, «En
définitive, c'est la pensée qui crée le réel, et le
rôle éminent des représentations collectives, c'est de
« faire » cette réalité supérieure qu'est la
société elle-même»48(*). Mais si les
représentations sont inconscientes, comment imaginer qu'en faisant la
société, la conscience collective ne « fait »
pas les individus la composant?
Mais Durkheim va encore permuter sa vision de la conscience
collective, accomplir en réalité une rupture conceptuelle dans
son ultime écrit de taille, Les formes élémentaires de
la vie religieuse. En effet, à contrepied du statut inconscient des
représentations collectives », il y affirme que la conscience
collective est « conscience des consciences »49(*).
Entre ces deux positions, conscientes et inconscientes, de la
conscience collective, un créneau subsiste, expliquant plus simplement
la force inhérente à la conscience collective :
l'émotion50(*).
La conscience collective n'est pas cependant l'ensemble de la
conscience sociale, et, bien qu'on ne saurait d'ailleurs en tracer ses
frontières, elle est présentée comme limitée. La
conscience sociale51(*) a un statut autrement
plus intelligible: elle correspond au concert des représentations qui
servent de paradigme aux fonctions sociales. La conscience sociale est le
produit direct de l'interaction individuelle, le fait de sa
nécessité. Elle apparaît comparativement moins
synthétique (dans l'acception chimique du mot) que la conscience
collective : elle doit être représentée plus en termes
d'addition que de moyenne des éléments.
S'il faut se faire une opinion sur la conscience collective,
il doit être considéré que l'optique durkheimienne est
toujours d'expliquer le social par le social, et que par voie de
conséquence, les consciences individuelles ne devraient pas même
figurer dans son schéma de pensée, bien que lui veuille faire
valoir ses thèses à l'encontre des tenants du Pragmatisme.
Voilà la raison d'être de ses tergiversations à ce sujet.
Selon le mot de Bruno Karsenti, Durkheim n'a jamais tranché entre les
deux branches d'une alternative, entre « l'abandon de la notion de
représentation, conçue comme activité psychique
essentielle », et « l'abandon de la conscience collective,
conçue comme double supérieur de la conscience
individuelle »52(*). Avec ses accents abstraits, Durkheim
s'éloigne d'auteurs comme Simmel où « nulle trace d'un
déterminisme social n'est dicible
métaphoriquement »53(*).
La conscience collective ne dévoile son ampleur que
dans une société chargée d'histoire, de traditions. Le
legs des générations passées, c'est cela qui est objet de
déferrement. On retrouve ici des développements très
proches de Comte. Pour Comte en effet, les vivants sont toujours davantage
gouvernés par les morts. Partant du principe que « la vraie
sociabilité consiste davantage dans la continuité successive que
dans la solidarité actuelle »54(*) de la vie sociale, il estime que les vivants
représentent le volet objectif de la population, en ce qu'ils sont
identifiables corporellement. Mais les vivants sont
prédéterminés par les morts, qui inspirent leur action. La
stimulation des décisions, l'impulsion véritable des vivants,
trouve ainsi son origine chez les morts (l'élément subjectif),
qui fixent également la tournure que prend l'action parce qu'en amont
ils ont orienté les normes, et décidé des fins et des
règles. La solidarité n'a ainsi de sens qu'en
référence au passé.
Par rapport à Comte, l'intuition de Durkheim est plus
élémentaire: la soudure sociale plonge ses racines dans la
puissance sacrée qu'est le multiple. L'agrégat crée le
ferment, et le processus d'union est observable scientifiquement. Mais
l'hypothèse de Comte pourrait s'ajuster au système de Durkheim.
La tradition ne perdure pas grâce aux vivants, à cause du
mépris pour l'âge imputé à la civilisation55(*), le respect
révérenciel pour la tradition perpétrée par les
« anciens » s'estompe. L'époque moderne s'en prend
au charisme traditionnel des personnes âgées. Mais c'est
directement la conscience collective qui incarne la tradition, puisque chaque
génération n'a qu'un impact très modéré sur
son évolution56(*).
De plus, la solidarité dans le temps entre les
générations, est censée être démontrée
par la méthode qu'il utilise. En effet, il part de l'idée que
l'explication sociale du social amène une
homogénéité de la cause et de l'effet. « La
cause, c'est la force avant qu'elle n'ait manifesté le pouvoir qui est
en elle, l'effet, c'est le même pouvoir mais
actualisé»57(*). Ainsi les évolutions dynamiques sont
nécessaires, car dépendantes du seul facteur de la force sociale.
Pour clore l'imprégnation biologique de sa pensée,
considérons que Durkheim pense qu'en sociologue, il sait prendre ses
distances de la biologie lorsque l'action mécanique se
révèle insuffisante à l'explication, par exemple en
considérant la logique des représentations collectives58(*). Mais ce qui atteste de la
survivance, en tout cas, de la mécanique, c'est que la solidarité
dans le temps repose encore sur cette notion de force. Mesurer le poids de
cette idée de force dans le système Durkheimien, c'est
établir la solidarité de façon principielle.
2° Le champ moral : éléments d'une
théorie reposant sur le sacré, l'autorité et le devoir,
observables à travers le fait social.
La naissance de la conscience collective est à lier aux
états d'effervescences collectifs, aux cours desquels, donc, se
structure élémentairement la conscience individuelle, bien que le
rapport aux règles morales demeure inchangé. Plus
généralement, ce processus est authentifié à
travers le fait social, permettant d'illustrer la difficulté pour le
sociologue d'observer la réalité solidaire sans la tronquer.
a) Le sacré qui se prolonge dans l'autorité,
un présupposé solidarisant de la règle morale
Pour Durkheim, l'unité sociale est supposée par
la nature humaine. Dans une perspective historique, à l'origine, c'est
la croyance dans le totem qui affiche l'unité de la tribu. Non que le
totem soit l'étendard de particularités indigènes: il est
une bannière impersonnelle, anonyme, synthèse du sentiment de
totalité, de sacré, des membres. Le groupe, pour prendre
conscience de lui-même, doit être matérialisé: le
totem est allégorique59(*).
Quant au totem individuel, postérieur à
l'apparition du totem groupal, il n'est que la transposition du culte
voué en commun, il est censé correspondre mieux aux besoins de
l'individu. Ce besoin traduit une aspiration à projeter au dehors sa
propre nature sociale, et c'est peut-être, le premier symptôme
d'individualité observable, bien que dans un rapport au collectif. En
effet, le but moral participant de la vénération totémique
s'est vu assujetti à des fins plus utilitaires ou vitales: assurer la
survie du groupe. Mais le principe totémique demeure car selon Durkheim,
un être sacré qui se scinde maintient chacun de ses attributs.
Pourtant, cette unité sociale et cette univocité
des représentations est le fruit d'une activité
récréative des membres de la tribu. Les hommes au départ
ne sont pas différenciés mais isolés, la similitude n'est
pas donc tant le postulat originel. «En effet, par elles- mêmes, les
consciences individuelles sont fermées les unes aux autres ; elles ne
peuvent communiquer qu'au moyen de signes où viennent se traduire leurs
états intérieurs »60(*). Donc, avant de communiquer
formellement, l'individu communie : c'est le temps du sacré. La
psyché de l'homme est duale, et les instants d'effervescence jaillissent
de la nature sociale de l'humain. Comme l'a fait remarquer une auteure,
cette effervescence « ...est créatrice d'une substance
générique dans laquelle la société était
supposée laisser son empreinte »61(*)
La fraternité (le fait de se considérer comme
frères) est en réalité quelque part un artificialisme
né de l'imagination des hommes, pour s'expliquer l'effervescence
collective. « On voit que cette fraternité est une
conséquence logique du totémisme, loin d'en être le
principe. Les hommes ne se sont pas crus des devoirs envers les animaux de
l'espèce totémiques parce qu'ils s'en croyaient parents ; mais
ils imaginèrent cette parenté pour s'expliquer à eux
même la nature des croyances et des rites dont ces animaux sont
l'objet »62(*). Sous cet angle, la
solidarité des temps premiers, caractérisée par la
similitude, est toute aussi objective que le type organique de
solidarité fondé sur la différenciation.
Mais tout sentiment d'union est naturellement crée par
le faux antagonisme du profane et du sacré. La solidarité sociale
est tenue par l'épouvante au premier et la ferveur au second. C'est
bien pourquoi le pur et l'impur sont quelque part deux variétés
du même genre63(*).
Pour la cohérence de son édifice social, il est
significatif que Durkheim creuse la question de l'origine de cette dynamique
sacrale, aux qualités structurellement unificatrices. Dans les
formes, il établit que le sacré, comme les notions de
temps64(*), de force et de
totalité, sont des catégories de l'entendement inhérentes
au groupe social. Ainsi, l'idée de force dérive
du mana ou notion apparentée, primitivement observable en chaque tribu,
tandis que celle de totalité ne peut, de la même manière,
exister que lorsque la société prend conscience
d'elle-même, c'est-à-dire pendant ces moments d'exaltation
collectifs. En faisant de l'effervescence le sillage des catégories de
l'entendement, Durkheim implante dans la constitution psychique des hommes des
catégories nécessaires à la constitution de son
idéalisme social.
Comme le remarque Jean-Claude Filloux, l'intégration
des individus résulte d'un processus : « La
solidarité des individus et des groupes réside dans
l'unité d'allégeance à un corps commun de règles et
de valeurs [...] intériorisées dans la personnalité des
membres de la société globale, bien qu'analytiquement
indépendantes des individus et institutionnalisées dans le
système social»65(*). C'est d'ailleurs l'objet de certains enseignements
de sociologie qu'il dispense ; il explique la logique d'attachement aux
règles par sa thèse sur le sacré. Dans la terminologie de
Parsons, cet ensemble de règles donne lieu à un
« modèle culturel normatif ». Mais pour Durkheim, ce
processus spirituel est universel ; il n'est pas culturel car il est,
nécessairement, naturel. Seuls les concepts, (comme le genre
et l'espace) résultent de processus historiques locaux.
On commence à apercevoir la façon dont Durkheim
articule les grandes idées de sa pensée : la
solidarité, objective, peut s'appuyer sur une théorie du
sacré comme fait social ou courant social (le courant social
présentant les mêmes traits caractéristiques que le fait
social, il se distingue de ce dernier par sa dynamique, son mouvement). Pour
comprendre le prolongement du sacré aujourd'hui dans les règles
morales, la notion d'autorité se révèle
particulièrement éclairante. L'autorité est une notion
essentielle parce qu'elle participe de cette inclinaison devant les puissances
morales, qui agissent par voie de prescription.
« Par autorité, il faut entendre
l'ascendant qu'exerce sur nous toute puissance morale que nous reconnaissons
comme supérieure à nous »66(*). L'empire moral, dans les
libellés durkheimiens, est toujours construit, par évocation
symbolique sans doute, du haut vers le bas. C'est l'horizon du ciel, qui,
formalisé dans une institution ou personne captivante, fascinante, fait
plier notre volonté individuelle. Précisons que ce qualificatif
de « reconnaissance » n'est pas un acte de
dévolution, et qu'au mieux il s'en réfère à une
opération de constat.
Avec cette définition, Durkheim embrasse bien les
origines de la notion d'autorité, entre traditions et religion.
L'autorité n'a pas de contours fixes et c'est regrettable (son acception
de l'autorité se rapproche, dans des temps historiques plus
avancés, de celle adoptée par Max Weber, elle devient plus
objective en désignant le groupe des fonctionnaires chargés de
représenter l'autorité). Mais on comprend sans peine que cette
autorité s'exerce légitimement, dans le sens où elle est
juste, parce qu'elle s'exerce en vue d'une fin collective. Comme chez
Saint Thomas, l'autorité est cette force unificatrice limitant
l'autonomie des membres pour permettre la vie commune67(*). Ainsi, l'individu durkheimien
est toujours un vassal: la force sociale le transcende et prime sur lui, par le
simple fait que « l'homme naît toujours dans un monde
qu'il n'a pas fait », dont il ne décide jamais du
fonctionnement. Les règles dominent l'individu mais ne l'expriment pas.
Elles expriment la réalité morale, figurée dans la
conscience collective.
De ce fait, l'autorité est perçue à ses
débuts comme mystique68(*). L'autorité apparait également
naturelle. C'est la conséquence de son hypothèse de
départ, le moi social. Il récuse les théories de
l'autorité de type patriarcale élaborées par de Fustel de
Coulange et Sumner Maine, qu'il estime en contrariété avec la
réalité scientifique. Les sociétés embryonnaires,
agrégats amorphes, ne connaissaient pas l'exercice de
l'autorité69(*);
elles ne requéraient pas ce pouvoir dans la mesure où elles
étaient indépendantes les unes des autres. C'est donc avec
l'émergence d'agrégats plus complexes, polysegmentaires, alliages
de clans et familles, que la société politique naît, et
dont le canon est cette autorité, car alors les forces symboliques se
sont révélées insuffisantes.
La notion d'autorité a partie liée à
celle de règle formelle, ou plus exactement elle en constitue le
support. L'autorité, idée parfois un peu opaque dans ses
écrits, donne du poids à des normes précises, aux contours
arrêtés. La règle, ou plus généralement la
prescription morale, est ainsi caractérisée par l'autorité
et par un deuxième signe déterminant : la
régularité, c'est-à-dire le rapport à l'habitude
évoquant la fréquence et la répétition permettant
l'ancrage définitif dans l'esprit de l'individu.
La solidarité contemporaine procède, par la
médiation de règles arrêtées, d'une logique sacrale:
tel est le suivi synthétique de sa réflexion, qui couvre le
panorama des faits de la puissance sociale. Durkheim est ainsi l'auteur d'un
système très complet du point de vue de la solidarité
sociale, si l'on apprécie l'ensemble de ses divers écrits. Par
hypothèse, la solidarité sociale s'instaure comme par
nécessité physiologique70(*).
Dès lors, on ne sera pas surpris de voir Durkheim
définir la règle sociale, non seulement comme une chose
habituelle mais obligatoire, c'est à dire nécessaire et
« soustraite à l'arbitraire individuel »71(*). Ce rapport si naturel entre
le psychisme humain et la naissance de la règle va dans le sens d'une
virtuelle privation de liberté de critique. Car si c'est par rapport au
détachement des lois biologiques que Durkheim envisage tant la
liberté que l'idée même d'individualité, c'est que
la distanciation à l'égard de l'instinct directeur est
impliquée par notre nature humaine, grâce à la conscience
sociale, libératrice.
L'obligation se suffit à elle-même, car peu
importe sa substance, elle est honorée en raison de sa seule essence
sociale. Aussi, en discréditant les thèses du contrat social, il
sape le fondement de la loi en tant qu'acte de volonté. Et le social
préjuge toujours d'une force qui tient le timon, qui écrase le
flot humain : « ce qui fait vraiment le respect de la loi, c'est
qu'elle exprime bien les rapports naturels des choses »72(*).
Pour Henri Bergson, le «tout de l'obligation»,
c'est-à-dire le respect dû pour lui-même à
l'obligation, est comparable à un souffle de vie73(*) vital à la survie du
groupe. Ce souffle pourrait être comparé à l'effervescence,
à la différence près que l'organicisme de Durkheim coupe
court à la liberté de l'homme qui est un postulat
nécessaire. En effet, on ne peut envisager l'obligation sans son
contraire, la liberté, et, en l'occurrence la volonté, qui
impulsent un élan toujours renouvelé. C'est-à-dire que la
flamme collective a pour âtre l'individu, qui donne l'élan, qui
maintient la tension nécessaire à l'activité humaine. La
solidarité est alors autant le fait d'un acte de volonté qu'une
nécessité.
Mais ce devoir n'est qu'un commandement et non une loi. Il
établit une distinction essentielle entre le commandement moral et la
loi physique, naturelle. La relation loi et commandement se décline de
façon à ce que la loi tend à prendre au commandement ce
qu'elle a d'impérieux et le commandement tend à prendre à
la loi sa naturalité74(*). Par conséquent l'obligation est à la
nécessité ce que l'habitude est à la nature. Se soumettre
à l'obligation n'est donc pas pour Bergson se soumettre à la
nature. Ce qui n'empêche que l'individu a le devoir plus éthique
de cultiver son « moi social » pour servir le
groupe75(*).
Durkheim n'établit pas la distinction de Bergson:
l'obligation relève de la nécessité. Les prescriptions
sont donc en principe presque intouchables.
Cette analyse est le produit d'un raisonnement qui s'applique
à tout le champ moral, qui englobe tout le social, à trois
exceptions près: la science, l'art et l'industrie76(*). Le laboratoire du sociologue
est donc vaste. Afin de justifier l'observation scientifique de la
société, Durkheim pose les bases épistémologiques
de ses études à travers la notion de fait social. Le fait social
présente un intérêt pour illustrer, sous un nouvel angle,
l'asymétrie du rapport de l'individu à la
société.
b) L'extériorité et la contrainte: le
caractère « hétéronomique » des faits
sociaux
Le fait social se définit par deux caractères:
sa contrainte exercée sur l'individu et sa nature
extérieure77(*).
Émile Durkheim est conscient du fait que le terme de contrainte fera
polémique, qu'il « ...risque d'effaroucher les
zélés partisans d'un individualisme absolu ». Mais tout
ce que signifie ce mot, c'est que « La plupart de nos idées et
de nos tendances ne sont pas élaborées par
nous » : « l'être-au-monde » est
conditionné socialement. Extérieur, le fait social ne s'impose
cependant qu'en vertu des qualités qu'il revêt. Ainsi,
l'extériorité semble contraignante en même temps que la
contrainte semble par hypothèse extérieure. A s'en tenir à
la lettre de ces deux expressions censées désigner le fait
social, une confusion règne. Vis à vis de l'individu, le fait
social semble ainsi par nature
« hétéronomique ».
Raymond Aron est l'auteur d'une définition originale,
bien que simple, de l'hétéronomie dans la pensée
sociologique78(*) :
cela consiste à prendre pour jugeau, au lieu d'une collectivité
vivante et proche, le monde, le « on ». Il est clair
qu'à cet égard bien des choses sont critiquables chez notre
auteur : ses définitions sont systématiquement larges, et il
s'en réfère au « nous » pour habilement
éluder une indication expresse au « nous être
humain » ou au « nous personne à part
entière ». Chez Durkheim, le « nous » doit
être appréhendé comme l'individu constituant
déjà le groupe.
Mais pour éviter une condamnation trop simpliste du
raisonnement durkheimien, il doit être plus rigoureusement
précisé ce que contient cette idée de contrainte
extérieure. Le fait social « s'impose »,
c'est-à-dire qu'il ne peut être posé par l'individu, qu'il
existe sans le gré, l'aval de sa volonté. Ajoutons que la
contrainte est manifeste dans toute convention, aussi bien dans le langage que
dans la monnaie. La contrainte est ainsi ce qui permet la confiance des sujets
sociaux dans l'ordre établit, et cette contrainte est sentiment ou
croyance. Mais alors, cette notion de contrainte est équivoque :
parce que la définition est large, qu'elle s'applique
« à des croyances intériorisées »,
elle ne saurait demeurer simplement extérieure. D'extrinsèque, la
contrainte passe également pour intrinsèque. La contrainte peut
ainsi apparaitre comme voulue par l'individu, bien que ce terme de
« croyances » nous interdit d'y voir un état de
pleine conscience.
La nature humaine comporte une inclinaison à
l'assujettissement. Le risque de cette idée, c'est que la liberté
humaine vienne à en être théoriquement niée, comme
si l'individu souhaitait l'oppression. Or il semblerait que pour Durkheim,
c'est le caractère formellement extérieur des faits sociaux qui
l'autorise à ne pas se prononcer sur l'existence de la liberté.
Loin de se réduire à une caractéristique du fait social,
la contrainte semble exclusivement sociale. Elle est même d'essence
sociale, et on peut dire que le social a aussi la contrainte pour principe.
Cependant, pour Raymond Aron, qui cherche à
opérer une lecture intelligente de l'auteur, la contrainte peut convenir
à la reconnaissance des faits sociaux79(*). A condition de s'en tenir à cette dimension
objective, car si la contrainte peut être observée
extérieurement, c'est qu'elle n'éclot qu'avec la constitution du
groupe. Talcott Parsons se montre peut être plus critique. Il accuse le
modèle de solidarité et le caractère des faits sociaux. La
contrainte est pour l'américain indissociable du pouvoir. Il
privilégie l'usage de deux variables qu'il croise dans un tableau
dynamique : la pression et la différenciation.
Pour résoudre cette question du caractère
intrinsèque ou extrinsèque de la contrainte, il est
préférable de plonger au coeur des formes, où
Durkheim définit ce qu'est le respect témoigné à
l'égard de sujets individuels ou collectifs. Il part de l'idée de
force, car c'est elle qui automatiquement crée l'action ou la prohibe.
Aussi, l'efficacité d'un commandement religieux provient du
« rayonnement de l'énergie mentale qui est en
elle »80(*) , ce sont les propriétés
psychiques qui imposent d'elles-mêmes le respect. Le sujet suit la voie
indiquée par l'autorité morale en raison de l'intensité de
l'état mental du commandeur. Durkheim en arrive à la
définition suivante du respect : c'est
« cette émotion que nous éprouvons
quand nous sentons cette pression intérieure et toute spirituelle qui se
produit en nous ». D'après son dernier grand livre, les
individus, animés par leur seule réunion enfantent un être
nouveau, sacré, qui n'est pas intrinsèque puisqu'il est
« surajouté »81(*). On remarque cependant qu'en général,
si le répertoire conceptuel de Durkheim se veut précis,
chaque concept semble confronté aux mêmes ambiguïtés,
entre endogénéité et exogénéité des
attributs. Une certitude règne cependant: l'auteur rejette la contrainte
matérielle.
Dans son article « La science positive de la morale
en Allemagne »82(*), l'auteur reprend Jhering qui
distingue trois formes de contraintes: celle qu'exerce un individu sur l'autre,
celle qui s'accomplit de façon diffuse, et la dernière est celle
organisée et concentrée par l'État. Si l'on applique ce
modèle à Durkheim, on remarque qu'il ne s'est vraiment
intéressé qu'à la deuxième forme, immanente et
invisible. Il condamne la première qu'il estime non fondée sauf
à ce que la contrainte soit charismatique (il blâme l'homme qui
contraint non par ses qualités intellectuelles ou morales mais par sa
richesse83(*)) et, bien
sûr, ne préconise pas d'user de la troisième, au fait de la
lourdeur de l'action étatique. C'est dans cette optique que doit
être entendu l'usage de ce mot de contrainte, qu'il pose comme criterium
du fait social.
Ainsi, la coercition matérielle n'a pas de prise sur le
comportement des individus. La spontanéité de la vie sociale
s'oppose d'emblée au régime coercitif des
phénomènes sociaux. Sous cet angle, il est difficile d'imaginer
une contrariété de la liberté individuelle et de la
contrainte. L'auteur précise d'ailleurs que cette contrainte n'a pas de
quoi ébranler l'idée de personnalité84(*). D'autre part, cette
contrainte est ce qui force l'unité du groupe : la contrainte
témoigne d'une solidarité qui est observable pour le sociologue
dans le respect des « règles de l'art ».
Bercé par une humeur collective invisible, l'individu
ancre la société en lui. Cette théorie de la
sociabilité est absolument essentielle, car Durkheim semble partir du
principe qu'à partir du moment où le sujet a une volonté
exprimée socialement, il ne peut se considérer que comme
redevable de la société qui l'a construit. Ainsi, les forces
sociales bénéficieront d'une sorte d'attraction
irrésistible, elles deviendront désirables. Voilà pourquoi
la contrainte est sans peine intériorisée :
« l'individu ne défère pas à la règle
seulement par peur du gendarme mais par respect pour la
loi »85(*). En
rappelant aux individus leur coloration sociale, Durkheim peut promouvoir un
champ magnétique autour du social et incliner l'individu à s'y
fondre.
Ainsi, Durkheim refuse absolument l'idée d'utilitarisme
du sujet : le calcul ou la délibération par le sujet est
exclue. Celui-ci poursuit une action indépendamment de ses
conséquences, de ses gains ou bénéfices, de ses dangers ou
nuisances. Ce qui semble aller à l'encontre de cette proposition, c'est
que Durkheim admet que le sujet opère une représentation de la
personne morale ou matérielle qui s'adresse à lui : comment
imaginer que la représentation n'est pas orientée,
façonnée aussi par notre instinct de conservation, par notre
recherche du plaisir ?
Les nervures de l'organicisme durkheimien amènent
ainsi, directement ou de façon intermittente, à considérer
deux idées. La première est le fait que la solidarité est
déterminée par un ordre moral, qui repose essentiellement sur la
conscience collective86(*). La logique de la conscience collective permet
d'entrevoir un rapport particulier aux règles morales, c'est à
dire que vis à vis des individus, la relation semble n'être
qu'à sens unique. La conscience collective apportant aux individus leurs
premières lueurs d'intelligence, ceux-ci sont dépendant d'elle ad
vitam aeternam.
Le deuxième élément se rapporte à
l'individu : il est conditionné à être
pénétré émotionnellement par la force que
dégage la société. On peut d'ailleurs considérer,
d'une façon générale, que la conscience de l'individu est
incapable de résoudre le mystère que représente cette
émotion, dans la mesure où elle s'impose dans la durée, et
que sa pensée qui raisonne sur de l'espace ne saura éclairer les
raisons de sa conduite. Submergé, l'individu est incapable de lutter, il
n'a donc pas même l'envie de résister à cette force
diffuse. Durkheim écrit pertinemment à cet égard:
« il n'y a pas lieu de parler d'abdication là où il n'y
a pas lieu à abdiquer »87(*).
B - La
solidarité et le rapport régulation-intégration
L'une des difficultés de la pensée de Durkheim
provient de ce que la plupart de ses concepts s'appliquent sans
considération de la chronologie, de repères dans l'Histoire. Le
trait caractéristique de la modernité, qui lui vient de sa forme
de solidarité, n'échappe pas à cette règle. Mais
qu'elle soit d'hier ou d'aujourd'hui, la solidarité intègre un
champ moral intemporel. Aussi, inclure la solidarité dans un champ moral
apparait relever d'une logique partisane. Il ne justifie d'ailleurs cette
position qu'avec économie. Prendre pour point de départ la
solidarité, c'est déjà qualifier les entrelacs du tissu
social, et les ériger comme valeur spécifique d'étude ne
revient-il pas à favoriser cette idée.
Mais on ne saurait trop contester, comme il l'affirme, que les
« ...besoins d'ordre, d'harmonie, de solidarité sociale
passent généralement pour être moraux »88(*). Plus
généralement, la morale recouvrant bonne part de la sphère
sociale, tout fait social qui répond utilement à un besoin social
sera moral.
La solidarité organique ménage une place de
choix aux individus où « chacun a une sphère d'action
qui lui est propre et par conséquent, une personnalité
»89(*). Ceux-ci
doivent présentés ces caractères définis pour que
la dynamique soit efficace. Il pousse même son raisonnement: la
conscience collective a laissée découverte la conscience
individuelle ce qui a favorisé la solidarité. A première
vue, la solidarité sociale moderne dépend donc d'un vide, de cet
état de non règlementation. C'est ce qui mérite d'abord
d'être considéré. Nous verrons ensuite une deuxième
composante de la solidarité, à travers la logique de
l'intégration sociale.
1° La solidarité organique à travers
l'idée de dépendance et de régulation
A l` article « solidarité » du
dictionnaire de la pensée sociologique90(*), M. Borlandi fait cette remarque: le fait solidaire,
caractérisé par l'inévitable et réciproque
dépendance des parties, doit être distingué de l'aspiration
à un ordre social fondé sur les valeurs de l'entraide et de la
fraternité. Cette démarcation est essentielle: jamais on ne
pourra réellement séparer l'un de l'autre dans la pensée
durkheimienne. Cependant, la solidarité organique s'en rapporte en
l'occurrence clairement à la première partie de la
définition: c'est plus un réseau d'obligations professionnelles
et juridiques qu'un idéal fraternel.
a) L'augmentation de la dépendance entre
individus
Grâce au droit, reflet de la réalité
sociale, Durkheim va pouvoir détailler différentes connotations
de la « solidarité organique ». La solidarité
est donc plurielle dans le vocable durkheimien, et cette pluralité tient
dans une dichotomie fondamentale: la solidarité négative et la
solidarité positive.
La solidarité négative91(*) recoupe elle-même deux
variétés. Il aborde dans ce cadre la relation aux choses et une
part des relations interindividuelles. La relation aux choses est solidaire de
l'organisme social mais ne crée pas de solidarité stricto sensu,
témoignant davantage de l'augmentation des droits réels des
individus. Mais la relation juridique nouée de personne à
personne n'implique pas non plus ipso facto de solidarité
véritable, précisément parce qu'elle peut dépendre
des droits réels (exemple nous est donné avec la
copropriété sur un mur mitoyen). Ces relations de droit
n'« impliquent aucune coopération, mais elles restaurent
simplement ou maintiennent, dans les conditions nouvelles qui se sont
produites, cette solidarité passive dont les circonstances sont venues
troubler le fonctionnement »92(*). Elles ne contribuent pas au lien social positif,
mais bien au contraire elles ont pour vocation de compartimenter les individus,
en séparant sphère publique et sphère privée.
Mais cette solidarité négative est
supposée par le modèle accompli de solidarité, à
savoir la solidarité positive93(*). Celle-ci, à son tour, se
dédouble : solidarité positive directe, entre l'individu et
la société, dont témoigne l'existence du droit
répressif, et solidarité positive en étroite
corrélation avec la division du travail. Plus exactement, la
première forme de cette solidarité positive est le type
même de la solidarité mécanique, observable à
travers l'étendue du droit pénal. L'existence des règles
pénales prouve l'autorité de la société
incarnée dans une conscience qui châtie
« l'inconformité » des actes individuels. Mais cette
forme de solidarité, repérable à l'intensité du
droit répressif, est plutôt en phase de décliner. C'est
donc au sein du droit-restitution, où certaines relations ont un
concours positif que, l'essentiel de la solidarité des
sociétés modernes est assuré, par le biais du contrat.
La solidarité positive s'exprime à travers la
coopération. Durkheim refuse en conséquence de prendre en ligne
de compte le contrat unilatéral, ce qui a de quoi dérouter. Son
enjeu est bien de redéfinir la solidarité en dédaignant ce
qui pourrait manifester un lien plus fraternel. Car un tel élan vient de
l'individu, ce qui l'éloigne de son objet exclusivement interindividuel:
« coopérer, c'est se partager une tâche
commune », où s'opère de préférence une
répartition de missions qualitativement différenciées,
caractérisant ce qu'il nomme une division du travail
composée94(*). Il
en exclut le contrat de mariage, qui ne déterminerait qu'une même
manière de dépenser l'argent du foyer. C'est un indice de
l'appréciation que porte Durkheim sur la famille, qui n'a rien d'un
cocon affectif.
Ce qui sous-tend la démonstration sur la
solidarité tout au long de la division du travail social, c'est
l'augmentation de la dépendance. Sur ce point, il est d'une remarquable
acuité. En effet, il serait par exemple très erroné de
considérer l'expert, figure emblématique de la modernité,
comme ayant un statut indépendant: peut-être est-il libre dans ses
méthodes, maître dans son domaine. Mais ce statut d'une personne
autonome est conciliable avec l'idée de dépendance factuelle
à la société: à moins de disposer de fonds
suffisants, son travail sera fonction du besoin de sollicitation des autres.
b) La règlementation dans les contrats
S'en suit un développement sur le rapport à la
sanction. Puisque la sanction puise sa force dans la conscience collective et
que celle-ci s'amoindrit, la sanction s'évapore du paysage de la
solidarité-coopération. Reste que les règles sont
respectées ; l'autorité de la règle ne vient alors
que de « ...l'opinion localisée dans des
régions restreintes de la société. ».
Une opinion localisée (prenant essor dans l'esprit
commun de la profession), répandue chez les contractants, fonde le
contrat. D'ailleurs ces règles, pour définies qu'elles soient, ne
tiennent souvent à « aucune espèce d'état
émotionnel » et ne sont pas présentes consciemment dans
la raison de ceux qui les pratiquent95(*). Rien n'est dit de plus. Comment éclairer ce
mutisme ? En rapprochant le respect dû au contrat des
représentations collectives inconscientes, d'un conformisme forcé
par l'habitude? L'auteur se contente d'intégrer ce respect du contrat
à sa structure organiciste, ce droit se prêtant à la
fonction d'un système nerveux régulateur96(*). A première vue, le
sujet semble autonome, au sens où il se plie aux règles qu'il a
directement participé à créer dans son milieu.
La solidarité se cache au sein de l'échange,
car pour l'auteur, l'échange est partage d'une chose commune et non
utilitarisme des parties. Il affirme que Spencer se méprend sur la
nature de la solidarité des sociétés modernes: «la
solidarité sociale ne serait donc autre chose que l'accord
spontané des intérêts individuels, accord dont les contrats
sont l'expression naturelle »97(*). Pour ce dernier, le contrôle positif dans la
société diminue, marquant l'avènement d'un règne de
l'économie en société. Mais Durkheim réfute cette
position: le contrat n'est possible que par la règlementation qui
autorise à contracter, et cette règlementation est la preuve
d'une solidarité active, concrète. En effet, le contrat est un
compromis, un moyen terme, non entre les seuls intérêts en
présence, mais un moyen terme avec la société qui
décide de ce sur quoi et de comment il peut être
contracté98(*).
Comment pourrait-il en être autrement ? Sans l'établissement des
principes contractuels fondamentaux, c'est en rêve que l'on peut imaginer
contracter. Car sans la confiance tacite impliquée par la
règlementation, les initiatives contractuelles seraient mortes
nées. Le contrat est conclu en vue d'un intérêt, et dans le
monde des affaires, rien n'est plus fluctuant que les intérêts
individuels99(*). Le
contrat me rapproche pour un jour de mon voisin, mais mon intérêt
sera peut-être demain de rompre à jamais cette relation.
Pour Saint-Simon, la division du travail a cet effet
« ...que les hommes dépendent moins les uns des autres
individuellement, mais que chacun dépend davantage de la masse,
exactement sous le même rapport »100(*). La perspective de Durkheim
est télescopée sur celle de Saint-Simon mais les logiques sont,
quelque-part, condensées par Durkheim: les liens entre individus sont
accentués puisqu'ils sont juridiquement garants du bien de l'autre, mais
en parallèle tout individu dépend de la masse qui fait instituer
la régulation.
C'est pourquoi « partout où le contrat
existe, il est soumis à une règlementation qui est l'oeuvre de la
société et non plus celle des particuliers, et qui devient
toujours plus volumineuse et plus compliquée »101(*). Or, si la
société intervient davantage pour Durkheim, on ne peut affirmer
que l'initiative individuelle est autosuffisante. La règlementation des
contrats se multiplie comme la multiplication des conventions : voilà la
preuve pour l'auteur d'un accroissement concomitant de la solidarité et
de la liberté. Si l'on prend à témoin l'évolution
de la règlementation contractuelle en France, il est manifeste que
Durkheim vise juste. Néanmoins, on a encore quelques difficultés
à cerner le rapport entre la règle qui est établie
positivement, et qu'il prend pour curseur, et la conformité que les
parties manifestent à son égard (qui s'y plient avec la douceur
de l'inconscient, orchestre d'un prétendu assentiment aux
représentations collectives ?).
Lorsque Durkheim raisonne sur l'évolution du contrat,
il cherche à discerner l'ampleur du contrat consensuel. Il sait que le
contrat consensuel est une révolution juridique, que l'institution
qu'est le contrat s'est métamorphosée, il a conscience du fait
que le consentement est la valeur matricielle du contrat dans la mesure
où la force obligatoire du contrat s'affaisse en proportion de la
vicissitude du consentement. Mais s'il démontre
l'irréductibilité du consentement, il dénonce sa
prétention à la suffisance. Si le consentement était le
tout de l'obligation, on devrait considérer nul le contrat que conclut
un commerçant dont l'affaire périclite. Porter tel jugement est
très judicieux: on ne prend en compte dans la théorie de
l'autonomie contractuelle que la contrainte d'une personne à une autre,
sans observer cette autre contrainte, cette pression sociale à l'origine
de l'action du commerçant. Mais Durkheim se méprend ici sur la
nature du consentement: que l'individu soit tenu, qu'il soit dans un rapport de
nécessité, n'implique en rien que l'obligation obstrue son
consentement. Si le consentement est comme la face cachée de la
liberté, la nécessité est, d'ailleurs selon son
idée, compatible avec le consentement102(*).
Il détaille ainsi que ne doit être
considéré comme contractuel, en accord avec la théorie de
l'autonomie de la volonté, que ce qui est librement consenti. Partant,
rien n'est contractuel ou presque, la loi décidant de la
possibilité des obligations. Et ce qui sous-tend le contrat, c'est
autant une logique de liberté individuelle que de justice: les contrats
par trop léonins ou iniques ne peuvent être
exécutés. Ainsi, l'autonomie de la volonté doit s'en
rapporte à d'autres valeurs, comme le sentiment de justice.
« Pour que la force obligatoire du contrat soit entière, il ne
suffit pas qu'il ait été l'objet d'un assentiment
exprimé ; il faut encore qu'il soit juste »103(*). Ainsi les clauses
potestatives heurtent le principe de rencontre des volontés dans la
mesure où l'équité du contrat est biaisée.
De plus, la solidarité fait sentir sa magnitude en
débordant de l'objet du contrat. Ainsi de l'article 1135 du code civil,
disposant: « Les conventions obligent non seulement à ce
qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que
l'équité, l'usage ou la loi donnent à l'obligation
d'après sa nature »104(*). Or, si la liberté était parfaite, on
devrait aussi pouvoir contracter contre son intérêt. Un contrat
sans cause ou dont la cause est illicite est nul... Il est ainsi erroné
de croire que tout est liberté dans le contrat : la
permissivité est partout bordée par des statuts formels.
D'ailleurs, à côté du développement
du droit contractuel, des usages perdurent, comme d'autres relations non
contractuelles105(*). Il
illustre son propos avec la survivance des règles purement morales dans
les professions pourtant dites libérales. Décréter que la
liberté progresse à la seule mesure du contrat est
éminemment contestable. On peut entendre aujourd'hui l'opinion d'un
législateur qui se préoccupe exagérément du sort du
contrat. Mais s'il peut réglementer unilatéralement,
verticalement, les relations horizontales, c'est, en langage durkheimien, qu'il
dispose de la force suffisante, car il ne peut contrevenir aux moeurs:
« le droit exprime les moeurs, et s'il réagit contre elles,
c'est avec la force qu'il leur a emprunté »106(*).
Décréter la progression de la liberté par
le contrat ne fait pas l'unanimité chez les sociologues. Prenons pour
repère le sage Max Weber. Celui-ci constate que
« la nature du contrat propagé par la communauté de
marché est autre que celle de ce contrat primitif qui a joué
jadis dans le domaine du droit public et du droit familial un rôle
beaucoup plus important qu'aujourd'hui107(*). C'est-à-dire que le contrat-fonction,
propice à la sphère économique, est indifférent
à l'éthique. Ainsi, l'évolution du droit contractuel est
marquée par le « refoulement des relations fraternelles par des
relations commerciales »108(*).
Mais ce vide sentimental ne signifie pas pour autant un
accroissement de la liberté dans le contrat: des contraintes qu'il
qualifie d'anonymes surgissent pour pallier à cette faillite du
sentiment fraternel. Ce terme d'anonymat sied particulièrement :
anonyme évoque l'impersonnel, et anonyme désigne ce qui passe
trop souvent inaperçu. Du coup, pour Weber, l'expansion du
contrat-fonction n'augmente en rien l'autonomie (Lebensführung).
D'autant que les règles juridiques sont bien trop
sommaires et superficielles pour justifier un quelconque jugement sur la
liberté en général : « Dans quelle mesure
se trouve par la offerte, du point de vue des résultats concrets, une
augmentation de la liberté individuelle dans la détermination de
la manière de vivre, ou dans quelle mesure malgré cela, et en
partie peut être en liaison avec cela, il se produit une augmentation de
la standardisation contrainte à la manière de vivre, cela ne peut
être décidé seulement à partir du
développement des formes juridiques».
Les reflets de la solidarité resplendissent sur la
forme contractuelle: c'est le principal argument de la démonstration
dans De la division du travail social. Nonobstant il n'éclipse
de pas de sa lunette d'autres phénomènes sociaux confinant
à la division du travail: des liens positifs ou de coopération
scintillent également dans toute sorte de pratique sociale, à
commencer par les liens de solidarité mécanique survivant
à l'époque de l'industrie. Les sentiments de cet ordre embrassent
toute sorte de dévouement, allant du culte religieux aux obligations
civiques109(*). Quant
aux rapports coopératifs, ils se concentrent dans les fonctions
administratives et gouvernementales, qui entreprennent le rattachement des
représentations diffuses aux règles110(*). C'est pour mener à
bien ce travail collectif que les fonctions se spécialisent.
La solidarité dans l'époque moderne
dépend ainsi d'un nombre important de causes. La division du travail est
une cause à part entière: avec la spécialisation
apparaît la dépendance des fonctions entre elles. La
nébuleuse des obligations est un verdict en soi, parce que chaque
obligation justement est rendue efficace par le social. La thèse de la
solidarité qui se manifeste, parfois de façon diffuse, à
travers la régulation du contrat est donc plutôt crédible.
En revanche, la thèse de la progression de la liberté dans ce
contexte n'est pas translucide, Weber illustre cette difficulté à
se prononcer. Le manque de moyens matériels, privant l'individu de sa
liberté réelle, l'empêche en même temps de participer
à une relation solidaire. Mais d'autre part, même la part de
liberté formelle est ténue, puisque l'individu qui souhaite
contracter est encadré par la règlementation. La liberté
purement nominale, elle, progresse. Le prima moderne du consensualisme dans les
contrats dénote un processus à l'oeuvre, quand bien même il
n'est pas réductible à la liberté. Simultanément la
solidarité et la liberté s'étendent ?
Division du travail: dans cette expression, le mot le plus
important est le premier. Solidarité organique est quelque part à
opposer à unité, puisque les intérêts individuels
sont rivaux. Mais grâce à la spécialisation, il s'accomplit
une complémentarité indispensable des fonctions. En fait,
l'expression de « division du travail » est fort curieuse
et renferme des implications illusoires. Le travail y est
considéré comme une abstraction morcelée, au lieu
d'être à la racine entendu comme multiple. Il n'y a jamais de
division du travail, c'est à l'inverse les professions qui se
multiplient tout en se spécialisant. L'augmentation de la masse sociale
implique de combler des besoins plus importants et plus variés (on
imagine que la différenciation stimule de nouveaux goûts), ce qui
ne peut être accompli que par une division du travail plus
poussée.
Durkheim ne s'attache à démontrer que des liens
de solidarité concrets, qui ne répondent pas exhaustivement
à ce qui peut être entendu par la notion de solidarité. La
solidarité suppose tant cette régulation du lien interindividuel,
que l'intégration des individus plus à la marge. Or, empruntant
à Spencer ou à Darwin certaines théories, il peut sembler
qu'il délaisse en partie cette idée d'intégration.
2° Les paradoxes de l'intégration sociale
L'intégration sociale ce repère plus
difficilement que la règlementation des liens sociaux, alors même
qu'elle participe au moins autant d'une logique de solidarité. N'est-ce
pas le signe que l'intégration tend à ne subsister que par
l'intermédiaire de la règlementation ?
a) Le manque d'intégration sociale procédant
de la division du travail
Du fait du décloisonnement des segments et de
l'accroissement des densités humaines, urbaines et morales,
parallèles au repli de la conscience collective, les individus se
retrouvent confrontés les uns aux autres. Sur un terrain
physiologique111(*), en
vertu de la loi d'indépendance des éléments anatomiques,
les individus parviennent à faire fleurir leurs marges de variations
individuelles. Mais l'abolition des segments, en créant les conditions
d'individualités plus dissemblables, force en même temps ceux-ci
à entrer en compétition. Par exemple, ils peuvent être en
lice pour le même emploi, parce que ce besoin est analogue pour une
flopée d'individus: la liberté est synonyme de concurrence. Ainsi
va se modelé, structurellement et définitivement, la division du
travail. On comprend que la différenciation sociale est également
permise par l'éclatement des marges individuelles, mais il doit y avoir
un temps d'adaptation, marqué par le conflit social. « Une
rupture d'équilibre dans la masse sociale suscite des conflits qui ne
peuvent être résolus que par une division du travail plus
développée : tel est le moteur du
progrès »112(*).
Or, « La spécialisation n'est pas la seule
solution possible à la lutte pour la vie : il y a aussi
l'intégration, la colonisation, la résignation à une
existence précaire et plus disputée, et enfin
l'élimination totale des plus faibles, par la voie du suicide ou
autrement »113(*). A la lecture de cette phrase, on peut être
choqué. Non de son accent spencérien, compréhensible pour
l'époque, mais de l'antithèse que semble présenter
à ses yeux la spécialisation et l'intégration. Durkheim,
dans le suicide, énonce que deux types de liens sociaux
coexistent : la régulation et l'intégration. D'emblée
une interrogation surgit : la spécialisation interdit-elle
l'intégration? Peut-elle être le signe d'un relâchement du
lien social ?
« La division du travail est donc un
résultat de la lutte pour la vie, mais elle en est un dénouement
adouci »114(*). Parce qu'elle est adoucie, cette solution serait
solidaire? Non: la lutte est indépassable :
« il n'est ni même nécessaire ni même possible que
la vie sociale soit sans lutte »115(*). La logique causale du sociologue
manque parfois de lisibilité. Si la division du travail a pour cause
atténuée une espèce de darwinisme social, comment peut-il
espérer qu'on croie qu'elle soit favorable à la
solidarité? La lutte n'a pas pour débouché la
solidarité. Ce que Durkheim entend par « adouci »
doit signifier à la fois rationnel et pratique (comme l'organisation
scientifique du travail). C'est ce qui permet d'ébaucher une distinction
cruciale, entre individus différenciés, se spécialisant
dans le cadre fonctionnellement solidarisant de la division du travail, et
individus entrant systématiquement en une lice acharnée.
Durkheim estime que dans les affaires économiques la
concurrence doit être modérée. On sait de surcroit que
l'objet de sa préoccupation, c'est le manque de moralité
régnant dans les affaires économiques116(*). Soit, mais à faire
part de ses sentiments, ne se trahit-il pas ? Si la division du travail
crée de la solidarité, pourquoi s'inquiéter du sort de
l'économie, agencée harmonieusement? Il choisit de tenir le
discours d'une solidarité prégnant sur les relations
économiques, et pourtant il souhaite creuser une question, la
moralité, qui relève plus de l'éthique que de son champ
moral.
Si le projet Durkheimien est d'expliquer comment se renforcent
simultanément la solidarité et la liberté, c'est que sa
solidarité est passive, froide, et détachée des sentiments
humains, tandis que la liberté est positive, elle correspond à
l'extension de la personnalité. Les liens de solidarité sont
rationnels ; peu lui importe le poids de l'affecte car «... des
sentiments, même excellents, sont des liens
fragiles »117(*). Cette désaffection pour l'affect
généreux signe comme un utilitarisme : n'en revient-il pas
à une morale de l'économie politique, fondée sur le
contrat et l'échange ? Avant lui, Adam Smith préconisait la
spécialisation pour que les intérêts puissent s'affronter
dans un cadre convergeant (le marché). Alors, la solidarité
organique doit-elle être entendue comme une multiplicité
d'engagements juridiques qui forment une armature sociale, en fait plus ou
moins unie ? Dans ce cadre, il apparaitrait que Durkheim se rapprocha de
Tarde, pour qui la société « est bien plutôt une
mutuelle détermination d'engagements ou de consentements, de droits et
de devoirs, qu'une mutuelle assistance »118(*) (Même si Durkheim
affirme que pour les hommes se reconnaissent et se garantissent
réciproquement des droits, il est d'abord nécessaire qu'ils
s'aiment). Mais pour Tarde, cette reconnaissance réciproque des droits
qui caractérise la société est inadmissible sans
similitude.
Ce qu'il devient impératif de dissocier, dès
lors, c'est la logique de la dépendance et la logique de
l'intégration. Durkheim croit en la solidarité organique dans la
mesure où le droit restitutif augmente : c'est son étalon.
Comment Durkheim sonde- t-il le degré d'intégration?
D'une part, Durkheim apprécie la solidarité
d'après des critères objectifs. Pour mesurer la force du lien
social positif il pose trois variables: la voluminosité de la conscience
collective par rapport à la conscience individuelle, l'intensité
des états de la conscience collective, et leur degré de
détermination.119(*) Le temps est aussi employé comme curseur,
bien qu'il ne figure pas dans cette liste120(*). Des modèles servent
aujourd'hui à évaluer la force du lien au sein de microcosmes.
Ainsi, l'adepte de sociométrie Groovetter121(*) prend pour variables la
quantité de temps passé, le degré d'intimité,
d'intensité émotionnelle et de réciprocité des
liens. Mais comparaison n'est pas raison: il est résolument impossible
de transposer les instruments de modélisation des liens interindividuels
circonspects aux liens sociétaux.
On voit que dépendant de la conscience collective,
l'intégration, idée que le lien social traduit, n'est pas
favorisée par l'époque moderne. Cependant, Émile Durkheim
explique que des sentiments collectifs progressent, à l'ère de la
solidarité organique, qui représentent une subsistance de la
conscience collective bien que leur genre soit particulier.
Précisément parce que ce sont des sentiments qui concernent
l'individu. L'individu ou plutôt pour Durkheim l'Homme in
genere, car c'est lui qui est adulé à travers chacun. Parce
que l'individuation progresse, la distance entre les hommes est telle que seule
subsiste comme trait commun entre les individus leur qualité d'homme, le
fait même d'être Homme. La religion de l'Homme vise
précisément cette idole. On touche ainsi à la limite de
l'opposition groupe-individu. Mais cette hypothèse s'annonce ardue.
D'abord, en ce que pour Durkheim le culte de l'individu est
affaire de sentiments122(*). Or, la foi que suppose ce culte risque de manquer
de sincérité, car ce culte honore la raison humaine. Ainsi, en
suivant la logique du sociologue, cette nouvelle religion ne s'est
émancipée qu'à partir du moment où la
liberté de conscience s'est épanouie, ce qui nous la rend
intelligible, presque rationnelle avec le dévoilement de ses origines
opéré par la sociologie. On peut ainsi douter du ton de certitude
enveloppant sa qualification, tant de sentiment collectif que de religion.
D'autre part, Durkheim cherche à mesurer
l'intensité du lien social en des termes mécaniques, à
travers l'idée de force. A ce titre, il oppose subtilement
solidité du lien (rigidité portée par un dogmatisme
inébranlable), et facilité, d'un point de vue individuel,
à s'en délier. « Ce qui fait la rigidité d'un
lien social n'est pas ce qui en fait la force de
résistance »123(*). Il illustre cette idée avec un exemple
très persuasif : dans l'Antiquité, il était facile pour un
soldat de déserter. Une telle désertion n'affectait pas la
déférence vouée par les autres soldats au chef. Auparavant
le lien pouvait ainsi facilement se briser. Le départ ou
l'arrivée d'un individu dans un groupe social était alors
indifférent. La modernité se caractérise en revanche par
le lien de dépendance, par l'impossibilité matérielle
à se dégager. Ainsi, la réciprocité du lien a pour
Durkheim plus de valeur que l'unilatéralisme ancré dans la
croyance comme autrefois. Mais la société moderne est alors bien
plus sensible au mouvement de population.
La division du travail satisfait en général au
principe de solidarité. Mais l'auteur ne limite pas sa thèse
à cette assurance, car ce constat relève de la catégorie
de la « forme normale » et n'a donc qu'une valeur relative.
Le raisonnement est biaisé quand le pathologique déborde de sa
proportion habituelle. Trois phénomènes sont envisagés:
l'anomie, la division contrainte du travail et les dysfonctionnements du
marché du travail.
Dans ce cadre, Durkheim consigne les crises
économiques, qu'il note en augmentation, ainsi que l'antagonisme du
travail et du capital, surtout consommé durant la
révolution124(*).
Le rapport à la solidarité est alors systématiquement
inversé. C'est dans la petite industrie, où le travail est
moindrement spécialisé, que l'harmonie règne, ce qui
l'amène même à souligner que « la division du
travail ne saurait donc être poussée trop loin sans devenir une
source de désintégration ». Cette mention ne sonne
telle pas comme un désaveu cinglant de ce qui est
précédemment démontré?
La position de Durkheim pour résorber cette agonie est
incertaine. En reprenant les analyses d'Auguste Comte, qui appelle à une
réaction d'abord spontanée et ensuite formelle, Durkheim prend le
parti de croire au consensus spontané produisant la
réglementation. En effet, l'instauration de la règle est latente,
elle n'exprime pour lui qu'un état de dépendance présent,
qu'au mieux elle prolonge. Il serait donc périlleux d'intervenir dans ce
domaine, car la réglementation risquerait d'ôter à la
division du travail sa naturalité125(*). Mais l'anomie caractérisant ce premier
tableau pathologique ne se solutionne pas spontanément non plus.
L'anomie en l'occurrence vient du manque de contact des travailleurs entre eux.
Il faut ainsi inciter le travailleur à dépasser cet isolement,
à comprendre la fin occulte qui sublime son oeuvre : la
« division du travail social suppose que le travailleur, bien loin de
rester courber sur sa tâche, ne perd pas de vue ses collaborateurs, agit
sur eux et reçoit leur action »126(*). En fin de compte, le
développement sur l'anomie comme forme pathologique est plutôt
ambigu. D'une part la règle ne doit venir d'en haut, pour ne pas
dénaturer un processus inhérent, d'autre part elle ne se
construira qu'avec l'effort des individus: c'est à eux de se mobiliser.
A ce stade, l'attitude de Durkheim est intermédiaire entre la
passivité et l'action politique.
Mais ces déclarations sont quelques peu
problématiques, principalement pour trois raisons. Premièrement,
parce que l'individu semble incapable dans ce contexte de cerner les
nécessités sociales, l'ampleur même du social et ses
évolutions globales. Ensuite, en raison du fait que Durkheim en arrive
à exiger de l'individu une sorte d'effort, assimilable à une
éthique tournée vers le social. Enfin, on peut s'interroger sur
la marge de manoeuvre dont dispose l'individu pour mener à bien cette
entreprise. Ne prend-il pas pour base l'individu assez libre qu'il
décrit dans la forme normale de la division du travail? D'autant que
l'individu peut être astreint à certaines tâches : outre
l'anomie, la pathologie peut se manifester par la contrainte (deuxième
forme anormale). Or, l'individu, obligé de réaliser son travail
dans un cadre prédéterminé, n'aura pas forcément le
loisir d'aller au contact de l'autre. Si l'on cumule les aspects anormaux de la
division du travail, on se doit d'admettre que la solidarité dans la
division du travail est bien moins automatique que Durkheim l'expose.
La contrainte127(*) dans la division du travail
correspond à l'impossibilité pour l'individu de choisir son
emploi, en fonction de ses compétences, ce qui nuit à la
solidarité organique. Mais le terme de
« contrainte » est équivoque. On peut croire qu'il
s'en réfère au phénomène naturel, spontané,
alors qu'il englobe ici en sus la coercition qui se maintient par la force, qui
est bien plus viscérale. Il remarque que les revendications de l'opinion
citoyenne pour plus d'égalité doit viser les
« conditions extérieures de la lutte »128(*), c'est à dire,
vraisemblablement, les conditions formelles favorisant la concurrence à
pied d'égalité, car il estime que pour progresser, la division du
travail implique la diversité (plus que l'inégalité) des
talents. Fervent défenseur de la méritocratie, l'auteur
établit donc ce raisonnement qui paraît peu digne d'un logicien.
Mais il est plus aisé dans ce contexte de discerner en amont les
modalités de règlementation de la concurrence : loin
d'obstruer la concurrence, l'idée est de lui permettre d'être plus
souple, plus fluide, ce qu'il confirme dans son dernier type de forme anormale
de division du travail.
D'ores et déjà, des doutes émergent sur
la viabilité du type normal de division du travail. Durkheim ignore-t-il
que les entreprises ont souvent été plus dynamiques en
centralisant leur activité, en uniformisant les comportements ? La
diversité des talents, qui légitiment pour l'individu la
prétention à un certain emploi contenant des tâches
variées, peut s'avérer contraignant pour l'employeur.
b) Favoriser l'intégration sociale et la
liberté par la règlementation
La solidarité n'est pas l'apanage de la division du
travail. Certes celle-ci est aujourd'hui déterminante, parce que
l'économie a gagné en expansion et que cette structuration par la
spécialisation est pleine de faux semblants. Mais en sus, Durkheim
mobilise chaque institution faire culminer son potentiel solidaire. Aussi,
avec la superposition des entités collectives, peut-on questionner
l'alimentation de tensions dans le processus de solidarisation. Dans la mesure
où des états de conscience différents s'affaiblissent
mutuellement129(*), la
fragmentation de la solidarité ne conduit-elle pas au chaos?
Différentes réponses à cette question
sont envisageables. Dans l'absolu, Durkheim répondrait que la
pluralité des attaches et sentiments sociaux demeure une force. En
effet, l'appartenance ou la sympathie à l'égard d'un groupe n'a
rien d'exclusif. De la sorte, l'individu partagé entre la famille, la
patrie et l'humanité, n'éprouve face à chacun aucun
sentiment antagoniste. Effectivement, ces trois institutions correspondent
à des phases différentes du développement individuel, et
répondent à des besoins moraux bien distincts130(*).
L'hétérogénéité des ensembles sociaux est
donc présentée comme conditionnant une moralité
individuelle complète.
Pour l'auteur, hors de la sphère économique
où la solidarité est fortement conditionnée par la
dépendance économique, c'est plus directement la morale qui
soutient la solidarité, comme Atlas porte le monde. Cependant,
étant donné que l'époque moderne a jeté son
dévolu sur l'espace économique, il va chercher à le
perfectionner, plutôt que de le décrier. Mais la solidarité
de fait est loin de restaurer l'intégralité de son idéal
moral. Alors, la propagation de la morale aux travailleurs est essentielle pour
souscrire à un modèle social radicalement plus solide.
Or, l'activité professionnelle ne peut être
encadrée, d'un point de vue moral, que par un organe suffisamment proche
pour en pouvoir évaluer avec justesse les besoins, convenant aux
techniques de production : l'idéal moral doit être
adapté. L'organisme capable de balayer ce champ, c'est la corporation ou
groupe professionnel131(*). La constitution des syndicats représente une
première étape dans l'organisation de ces corporations, mais le
projet durkheimien est plus ambitieux.
Il explique que les corporations romaines ont
été mises sur pied en se fondant dans le moule de l'organisation
domestique : ce sont les communautés agricoles, encore assez
closes, qui tirent leur force du noyau familial132(*). L'éclosion des
villes et des rapports d'échange auront ensuite nourri le besoin de
créer une entité chargée des rapports entre travailleurs.
La corporation ne se réduit pas à marchander les conditions de
travail, sa vocation n'est pas même économique puisqu'elle est
morale. Une morale qui en somme doit endiguer les effets pervers des relations
industrielles ou commerciales qui font régner la loi du plus fort. La
corporation doit rassembler les hommes pour qu'ils luttent ensemble, qu'ils ne
suivent pas une pente égoïste et comprennent les liens solidaires
au sein d'une même branche d'activité. L'auteur
révèle une recette de sa composition pour combler ce sentiment
solidaire, en puisant dans les modèles de l'Antiquité. Le
succès de la solidarité est pourvue par des ingrédients
traditionnels: banquets et fêtes, cimetière commun. Susciter le
goût du collectif par la programmation d'évènements
à forte densité émotionnelle en mobilisant les symboles,
et les sentiments solidaires bourgeonnent.
Du fait que chaque profession adopte une
« région morale », il se forme, selon l'auteur, une
« différenciation fonctionnelle [qui] correspond à une
sorte de polymorphisme moral »133(*). La cohérence de l'organisation corporative
s'induit des similitudes propres à un secteur. Il s'agit donc d'amener
le contact entre individus, ce qui favorisera la solidarité des membres.
L'hostilité de chacun à l'encontre de tous n'est pas, en effet,
généralisée: l'on ne peut craindre la concurrence que de
son voisin qui possède des compétences analogues. De plus,
Durkheim n'a pas besoin de démontrer le rattachement volontaire de
l'individu à la corporation. Comme toute collectivité, la
corporation attire, l'individu épouse le groupe sans peine. Car la
corporation s'établit au centre d'un effectif de travailleurs
déjà présent, afin de solidariser les travailleurs pour
qu'ils forment un même rameau: le sectionnement des corps de
métier est impliquée par la division du travail.
Ainsi, la communication d'une discipline morale devrait
substituer à la rivalité des individus d'un même secteur un
esprit fraternel, rivalité non enterrée par la situation de
dépendance. L'auteur retombe presque dans les caractéristiques de
solidarités mécaniques en miniature. Si la rivalité est
fécondée par la poursuite des intérêts individuels,
c'est qu'il convient de transcender ces intérêts, et il donne les
moyens de cette action. A suivre la logique de l'auteur, l'idée de
disparité morale induite par les corporations n'autorise pas à
imaginer le déploiement de la compétition entre corporations. Il
est peu plausible, par exemple, que l'orgueil tiré de la participation
à un groupe risque d'alimenter des tensions entre travailleurs d'autres
corps de métiers. Il contrebalance les frictions professionnelles par la
constitution des groupes professionnels, qui inculquent les rudiments de la
morale. Instituées à un échelon national134(*), et plus tard certainement
au niveau international, les corporations tairont toute dissension sur un
même secteur, en même temps que la relation entre fonction
complémentaire sera accréditée.
En effet, la finalité de la corporation est aussi
implicitement d'assurer la viabilité des fonctions sociales, ici sous le
signe d'une spécialisation économique. C'est à dire que ce
n'est pas seulement pour satisfaire à un impératif de communion
dans le groupe et pour pacifier les relations par principe conflictuelles des
membres que la corporation est valorisée: c'est toute la chaine de
production qui pourrait se voir affectée sans elle, nuisant à la
société dans son ensemble. C'est ainsi que l'on retrouve le
schéma Durkheimien archétypal, où les fonctions sociales
sont solidaires d'un tout, qui fait que tout tend à l'unité.
Pourtant, la mission dont il investit la corporation doit également
être respectueuse de l'autonomie individuelle135(*), c'est une condition de
cohérence du modèle durkheimien de solidarité organique.
Il n'y a là aucun paradoxe, dans la mesure où l'autonomie
individuelle compose avec l'attachement et la discipline pour satisfaire
à une morale complète. La corporation est ainsi à opposer
au lobby, addition des utilités individuelles.
L'entreprise du sociologue d'accréditation des
corporations n'est pas naïve: il prend fait et cause pour un compromis,
voire presque, au sens large, un contrat de société. Il existe
des limitations à la corporation. On ne saurait tenir Durkheim
responsable d'avoir théorisé le groupe professionnel fasciste
comme on l'a fait, ç'eut bien été à corps
défendant. Il indique clairement que les corporations sont oppressives,
despotiques. Il sait qu'elles briment les initiatives, ôtent le droit
à la différence au nom d'un « particularisme
collectif »136(*). Il a l'intelligence de ne concéder aucune
place à l'absolu sur ce point. Étant donné que les limites
ne sauraient venir d'elles même, l'orée du terrain corporatiste,
ce sera l'État. L'État ne peut pas lui-même
règlementer les professions, l'appareil bureaucratique est trop pesant
pour se mouvoir dans l'éperdue variabilité des métiers, et
c'est pourquoi il ne doit avoir à faire qu'à des entités
organisés, capable de lui opposer quelque résistance. Mais
l'État est le contre-pouvoir incontournable au déploiement
hégémonique des corporations: c'est dans la multiplication des
échelons intermédiaires que Durkheim enracine son
libéralisme.
L'excès de particularisme collectif risque de nuire
à la paix sociale. Les bornes qu'il établit à l'encontre
des corporations répondent ainsi à un idéal de
solidarité, au-delà des « spécialités
laborales ». Mais puisque les forces sociales qui s'affrontent
percutent avec fracas, un espace ce libère. La sphère de la
liberté individuelle culmine dans le conflit des forces sociales, car
« on est beaucoup plus libres au sein d'une foule que d'une petite
coterie »137(*). Entendons que le conflit institutionnel est aussi
un conflit de valeur, un conflit normatif, duquel l'individu apprendra à
faire la part des choses: il résulte de l'ébranlement des
référents une ouverture dans la conscience individuelle.
Exploitant sa liberté de pensée, l'individu trouvera son chemin,
non prédéfini. Comme la diversité des profils individuels
progresse, et que le fait avec l'habitude devient le droit, l'avenir de
l'individualisme est dégagé. En fait les corporations ne doivent
même pas jouir d'une véritable autonomie. On voit que Durkheim est
bien dans l'esprit d'un Montesquieu, duquel il aura saisit la leçon
essentielle du « pouvoir qui arrête le pouvoir ».
L'individu seul ne peut atteindre la liberté138(*): c'est donc par le canal
d'une double dépendance que l'individu s'affranchira.
Durkheim ne fait pas apparaître l'État au-devant
de son théâtre des forces sociales par hasard. D'abord,
l'État est défini comme « la forme extérieure
et visible de la sociabilité ». Mais l'action étatique
semble toujours libératrice de l'individu pour l'auteur139(*). C'est l'État qui a
arraché l'individu à la dépendance patriarcale, à
la tyrannie des groupes féodaux et communaux et de la corporation.
« D'un côté, nous constatons que l'État va se
développant de plus en plus, de l'autre que les droits de l'individu qui
passent pour être antagonistes des droits de l'État, se
développent parallèlement ». L'expansion croissante de
l'État doit donc être reliée à l'autonomisation de
l'individu. L'institution des droits individuels est à créditer
à l'État140(*). Pour preuve, il compare la situation du
gouvernement et des individus à Rome et à Athènes. Il se
revendique des conclusions du juriste Jhering, pour qui les libertés
individuelles étaient bien plus ancrées dans la cité
impériale romaine que dans la cité démocratique
athénienne.
Ainsi, pour faire culminer l'individu, la création des
corporations est lacunaire. Elle suppose un contrôle de l'État,
qui une fois de plus prouvera sa faculté d'arrachement de l'individu aux
collectivités oppressives. Discrètement, Durkheim nous fait signe
que son prototype est à double face: l'État empêche
l'écrasement de l'individu, mais son action « a besoin
elle-même de contrepoids ; elle doit être contenue par d'autre
forces collectives ». C'est bien un système de
« checks and balances » dont le dispositif
est gage d'émancipation ou plus exactement de
« non-coercition » pour le sujet. Il y a à l'oeuvre
comme une dialectique institutionnelle, réduisant au néant
l'emprise totale d'une institution.
Sous cet angle, l'auteur semble s'inscrire dans un mouvement
para-socialiste. Selon Durkheim en effet, à la base du socialisme
s'exprime un « cri de douleur », regrettant la mise en
cause du sentiment sympathique. Le socialisme est bien à distinguer du
communisme : pour l'un l'idée est de moraliser l'industrie en la
rattachant à l'État, pour l'autre il s'agit de moraliser
l'État en l'excluant de l'industrie141(*). Durkheim indique une voie proche du socialisme
puisqu'il moralise l'économie en partie grâce à
l'État, mais aussi et surtout à travers son projet corporatiste.
Pourtant, la tâche qui est précisément
confiée à l'État ne transparait pas clairement. Car si
l'État libère l'individu, ce n'est pas en visant directement son
épanouissement. Il semblerait qu'il libère davantage l'individu
en visant des objectifs supra-individuels142(*). Si l'on s'en remet à l'opinion de
Jean-Claude Filloux, l'action de l'État ne peut être que double,
entre insertion des valeurs individualistes dans la pratique sociale et
facilitation de l'action collective historique. C'est en effet ce que l'on
remarque à condition d'étudier de plus près les missions
dont il investit l'État.
Le dessein de l'État est d'abord intrinsèquement
lié à l'individu. Durkheim prend pour acquis que le culte de la
personne humaine est appelé à survivre, peut-être qu'il
sera à l'avenir exclusif. Dès lors, c'est un devoir fondamental
tant pour les particuliers que pour l'État. Ce devoir recouvre toute la
morale à l'égard de l'individu. Concrètement, on imagine
que la finalité poursuivie est avant tout la protection des droits
individuels. Rien n'est moins sûr: c'est en tant que religion que le
culte de la personne doit être protégé. C'est à
l'État qu'il appartient alors « d'organiser le culte, d'y
présider, d'en assurer le fonctionnement régulier et le
développement »143(*). Ainsi l'État est non seulement garant de la
liberté d'expression de ce culte mais de son développement : il a
manifestement pour tâche de le favoriser, au détriment d'autres
peut être, étant donné que cette religion de l'homme est
une religion de la société universelle, qu'elle est
éminemment morale, qu'elle porte l'élan de la solidarité
prochaine.
Outre cette médiation à la faveur de l'homme
in genere, l'État a la responsabilité de faire
régner la justice. Justice au sens strict, justice sociale
également. L'acmé de la justice, c'est la
charité144(*).
L'État a pour mission de réaliser la charité, afin de
contrecarrer les effets de la sélection naturelle. Infirmes, faibles et
incapables doivent être couvés car cette philanthropie de l'action
publique a pour effet de diminuer l'excès d'inégalité, de
prouver l'attachement à la pitié.
Un devoir plus classique incombe ensuite à
l'État: il doit préserver l'être collectif que forme la
société. A côté d'une promotion de l'individualisme,
il doit tenir compte de la survie de la société nationale. Les
menaces extérieures subsistent, la rivalité est toujours au
goût du jour. Il doit ainsi s'acquitter d'une mission de mise en oeuvre
d'une discipline collective.
L'action publique voulue par Durkheim peut ainsi être
stratifiée. Il tend à assurer une meilleure solidarité par
la « reliance » des êtres qui recherchent une morale
universelle. Par-là, il satisfait également aux valeurs
individualistes. L'État est garant de la cohésion sociale par la
protection assurée aux plus démunis. Dans le même ordre
d'idée, l'État ne peut se désintéresser de
l'éducation, car en effet « il n'y a pas d'école qui
puisse réclamer le droit de donner, en toute liberté, une
éducation antisociale »145(*). L'État est enfin garant de
l'ordre public, de la sécurité des êtres qui forment la
société, comme de l'autonomie de la collectivité nationale
à l'égard des autres puissances.
Par l'émission de voeux politiques, le penseur
transgresse parfois les principes de l'objectivité scientifique. Doit-on
croire que « la solidarité vient du dedans et non du
dehors »146(*). En effet, l'État, par sa tête
pensante, le gouvernement, doit accomplir une dernière fonction
cardinale. Il s'agit d'organiser la relation en triangle entre l'État,
les corporations et les individus147(*). Pour comprendre la raison de cette intervention,
rappelons l'appel lancé aux travailleurs de se solidariser lors de
situations pathologiques. Il semblerait qu'alors il choisisse de
défendre une règlementation spontanée, fruit
d'interactions entre individus. Mais d'autre part il configure la corporation
de telle sorte que l'interaction soit organisée. De plus, il invite les
décideurs à prendre en main le dossier corporatif.
L'existence de formes anormales de solidarité atteste
d'un malaise collectif. Est-ce alors aux individus de réagir où
aux politiques de décider de mettre fin à l'anomie (le manque de
règle) ou à la contrainte (de mauvaises règles) ? Tenu
compte des difficultés individuelles à se ménager un
espace de manoeuvre, on penchera plutôt pour la deuxième branche
de l'alternative. Il est toujours délicat de distinguer la part
d'immanence et de transcendance dans la solidarité. La réunion
des hommes forme la conscience collective qui accomplit un retour sur soi: le
substrat s'en trouve transformé. Or l'État peut apparaître
comme une forme atténuée, limitée, de la conscience
sociale. L'État est défini comme étant un espace de
pensée sociale, comme un centre conscient de la
société148(*). L'évanescence de la conscience collective
ouvre la possibilité de situer dans l'État une conscience sociale
aboutie, qui par ses volitions recrée la solidarité perdue.
Démêler ce qui réellement vient « d'en
haut » ou « d'en bas » suppose ce lien dans la
société actuelle. L'État est donc un garant de la
solidarité en tant que pouvoir régulateur, et comme
défenseur de l'intégration à travers ses actions sociales.
L'intégration prise dans un sens assez contemporain est donc
appuyée par une politique.
Il ressort de la thèse de Durkheim sur la division du
travail que qu'un processus relationnel entre agents économiques est
toujours à l'oeuvre, qui, plus généralement s'applique
à tout genre professionnel. On suppose en conséquence que dans la
société moderne le travail constitue l'activité la plus
porteuse de réalité du point de vue de la solidarité.
Au dehors de la profession, l'individu est-il moins
solidaire, ou plus libre? L'auteur ne semble pas spécialement
concerné par le chômage, ce parasite qui potentiellement rongerait
de l'intérieur son organisme social. Ses développements sur les
formes pathologiques de la division du travail visent des problèmes
structurels du marché du travail, aux travers desquelles se lisent ses
préoccupations, mais le chômage n'est pas directement
abordé, et la question ouvrière est globalement plutôt
délaissée. En outre, Durkheim se montre assez oublieux d'un
phénomène indépassable : plus la division du travail
augmente, moins l'utilité sociale de chacun devient discernable. Il est
essentiel de se demander si les formes anormales ne représentent pas, en
vérité, la norme.
Mais peut-être est-il préférable d'accuser
des dysfonctionnements. A cet égard, Raymond Aron se
réfère à Michael Young pour porter un démenti
à Auguste Comte: « si chacun a une place proportionnée
à ses capacités, ceux qui occupent une place inférieure
sont acculés au désespoir, car ils ne peuvent plus accuser le
sort ou l'injustice »149(*). Cette remarque ne peut valoir contre Durkheim qui
sait trop combien sont nombreuses les imperfections.
Son standard corporatif permet de projeter une
solidarité plus complète, plus morale. Le sociologue ne
s'étend pas sur les autres associations ; il part du principe qu'elles
sont déclinantes comme tous les autres corps
intermédiaires150(*). La corporation poursuit le contact entre individus,
tandis que l'État a plus précisément pour mission de
régler les relations (la concurrence comme la religion), condition toute
aussi importante pour solidariser les êtres. «La
société est non seulement un objet qui attire à soi, avec
une intensité inégale, les sentiments et l'activité des
individus ; elle est aussi un pouvoir qui les règle»151(*) : l'une et l'autre
institution recoupent la solidarité selon l'angle de Durkheim.
Au début du processus historique, il eut semblé
que le gage de la régulation morale reposait sur l'intégration.
En faisant de la règlementation l'instrument de l'intégration, ne
risque-t-il pas de la desservir ? Aussi si ce
n'était, pour, en même temps, épanouir l'individu,
ç'eut paru fort peu libéral. Mais de toutes façons
« la liberté est fille de l'autorité, bien
entendu »152(*).
II - Le libre
développement de l'individu face à l'ordre moral.
Le modèle durkheimien de liberté peut être
résumé en ces lignes : la dépendance à la
société est libératrice. La liberté est donc au
premier chef une liberté sociale, car nul autre produit ne pourrait
dériver de l'usage de la liberté, et rien n'est plus noble que la
cohésion sociale. Durkheim élabore un standard éducatif
brimant la liberté individuelle : l'individu doit apprendre
à se soumettre à la règle, et il ne semble pouvoir, par
convictions, en remettre en cause aucune. En effet : il accorde à
la communauté scientifique une mainmise sur l'évolution morale de
la société (A). Cependant, au-delà de cette
légitimation de l'ordre moral, il peut être perçu dans
l'oeuvre du sociologue quelques développements qui permettent de
dégager les facultés d'individualisation du sujet, et de sa
liberté créative dans la sphère sociale(B).
A-
L'institution d'un ordre moral liberticide.
Durkheim vise une amélioration du rapport social, et
une certaine félicité de l'individu. Cette entreprise a pour
effet de ne considérer la liberté que comme un moyen. Aussi, il
cherche à favoriser la solidarité par l'onction qu'il porte
à l'altruisme, et à la soumission à la règle.
Alors, Durkheim devient plus dogmatique: il veut assoir un socle de valeurs, un
ordre moral. Mais il crée une ouverture : la morale de la
société n'est pas contestable en principe, sauf à travers
une approche rationnelle et scientifique du rapport social dont une
communauté a l'exclusivité. La science, qui, par ailleurs, est
censée libérer l'individu grâce aux découvertes des
lois de la nature.
1° La liberté comme moyen, la liberté
au service de la société
Durkheim expose des solutions morales aux travers de son temps.
Après avoir montré ce à quoi est réduit l'homme
sans la société, il conçoit une éducation morale
révélatrice du rôle de la discipline qui permet de faire
bon usage de la liberté individuelle, qu'il définit en tant que
« maitrise de soi ».
a) La liberté conditionnée par la
dépendance à la société.
Dans la société moderne, du fait de la moindre
prédominance du social, il est plus aisé de singulariser
l'individu, d'identifier son essence, sa nature. Durkheim établit que
l'homme prit individuellement est un insatisfait, un animal même, qui est
gouverné par ses passions. Au-delà des passions,
les appétits sensibles sont également
égoïstes, incapables d'autocensure. En effet : « le
propre de l'activité humaine est de se déployer à
l'infini », et se déploiement sans terme lui nuit153(*).
Il argumente de la façon suivante: la satisfaction
individuelle se mesure à la réalisation de finalités
fixées. Cette finalité ne peut être réduite à
l'individu qui est constitué de sorte qu'il poursuit l'infini ou
l'absolu, que sa soif ne peut être étanchée, par principe
la flamme du désir est inextinguible. Or « on n'avance pas
quand on ne marche vers aucun but, ou, ce qui revient au même, quand le
but vers lequel on marche est à l'infini »154(*) . Dès lors,
« un individu quelconque ne peut être heureux et même ne
peut vivre que si ses besoins sont suffisamment en rapport avec ses
moyens »155(*). L'encadrement se présente ainsi comme une
condition du bonheur, et conséquemment toute inadéquation est
cause de frustration, et même au-delà : la douleur
accumulée est morbide. Or, toute modération des passions est
sociale: « les passions humaines ne s'arrêtent que devant une
puissance morale qu'elles respectent »156(*). Ce respect, nous l'avons
défini : il est de l'ordre de la fascination et de la
passivité. Mais ce respect est aussi séduction, au sens où
il mène l'homme, qu'il le conduit.
C'est sur ces observations qu'il va fonder le principe de ses
études. Si l'homme n'a aucune capacité à se
réguler, à trouver un frein à sa nature, c'est que la
nature humaine a mal été appréhendée
jusqu'à présent, et que toute barrière lui vient
du groupe. Ou plutôt le raisonnement est inversé. Il ne fonde pas
la nature sociale de l'homme sur l'évidence. Du moins, rien ne permet de
fonder que c'est la première de ses hypothèses. C'est parce qu'il
remarque que toute limitation des intempérances ne peut être que
sociale qu'il entreprend d'établir la nature sociale de l'homme. C'est
le cheminement fléché de sa pensée, ce qui
n'équivaut nullement à l'ordre de ses intuitions, bien sûr.
En conséquence l'utilité et le bonheur n'ont de
réalité qu'à l'aune du social. Apprécier
l'utilité de l'individu, c'est considérer sa fonction sociale.
Pour l'auteure Hirschhorn, Durkheim propose un nouvel impératif
catégorique: « mets-toi en état de remplir une fonction
utile »157(*).
Dès l'origine, donc, en vertu du sentiment sympathique,
l'homme dépend de l'autre, et par là il n'est pas absolument
libre. Du coup, il se montre critique vis-à-vis de l'état de
nature de Rousseau. Il est bien plutôt dans l'optique hobbesienne,
affirmant sa conviction que l'anarchie fait régner la loi du plus fort,
et qu'en ces conditions « l'état de guerre est
nécessairement chronique »158(*). Il ajoute même : « en vain
pour justifier cet état de déréglementation fait-on valoir
qu'il favorise la liberté individuelle ». Il
s'élève contre le philosophe des lumières et le
modèle de la liberté comme indépendance ; c'est à
ses yeux nécessairement illusoires. Sans ordre social donc, la
sûreté est compromise. Il présente cependant Rousseau comme
le théoricien de notre démocratie159(*).
Cependant, Durkheim renverse l'hypothèse de Rousseau.
Pour ce dernier, deux sortes de dépendances existent
« celle des choses qui est de la nature, celle des hommes qui est de
la société »160(*), et si la première n'entrave pas la
liberté, la dépendance aux hommes à l'opposé ne
produit que désordre et dépravation. Mais la liberté
dépravée est surtout l'écho de l'inégalité
des conditions. Durkheim interprète la pensée de Rousseau :
« l'homme n'est libre que quand une force supérieure à
lui s'impose à lui, à condition toutefois qu'il accepte cette
supériorité [...] il est libre s'il est contenu »
161(*). Si la
société est naturelle, que l'homme est sous son emprise, il peut,
d'emblée, apparaitre comme libre, à condition toutefois qu'il
soit conscient de cette asservissement. Mais pour notre auteur la
dépendance physique est l'antithèse même de la
liberté, car c'est en se détachant de son instinct que l'homme se
forme, qu'il progresse en autonomie.
Il montre aussi que la constitution de la
société selon le modèle de Spencer est invraisemblable:
les hommes ne passent pas de l'état d'indépendance à
celui de dépendance mutuelle, pareil sacrifice de la liberté
apparait effarant. Car, de fait, les hommes expérimentant la
liberté s'y habituent, et en réclament toujours
davantage162(*).
L'émergence de la liberté, selon Durkheim, ne se résume
pas à elle-même. C'est l'amoindrissement des règles
provenant de la conscience collective qui a fait découvrir à
l'homme la liberté, qui avec le temps est devenue besoin.
On voit que Durkheim se refuse en général
à considérer la confrontation potentielle entre la règle
traditionnelle et la liberté. Ainsi, alors que la liberté
progresse contre la soumission à la règle, tout un chacun
postulerait le renforcement de l'un au détriment de l'autre. Durkheim
s'en tient à l'idée des « variations
concomitantes », bien que ce rapport soit parfois incertain163(*).
Coexiste cependant un autre facteur d'accroissement de la
liberté, individuel cette fois. Dans la pénombre de ses
principaux développements sur la naissance de la liberté,
Durkheim explique qu'elle a toujours été portée par
des hérétiques. Les anticonformistes sont
à inscrire au panthéon du libéralisme. Mais en leur temps,
et à bon droit, ce furent des criminels. Auparavant les faits de libre
pensée, les manquements à l'étiquette comparaissaient
devant le tribunal de l'ordre. Transgresser la prohibition a donc
été le vecteur du libéralisme, car une fois l'interdit
violé, l'on peine moins à abroger la règle164(*).
Cette opinion sur la liberté se fait discrète
car il souhaite bien en montrer la valeur secondaire, comme il faut
probablement entendre la plupart de ses inductions lorsque l'individu se voit
conférer une fonction. Durkheim veut exacerber l'abîme qui le
sépare de Spencer pour qui l'esprit critique est le fer
de lance de la constitution de la civilisation, en accord avec le régime
industriel qui promeut l'indépendance et le gout du libre arbitre.
Durkheim justifie ainsi sa vision actuelle de la société en
dénonçant les oriflammes du passage du temps. La liberté
individuelle heurte toujours l'ordre social de plein front, quand bien
même la modernité juge du passé autrement.
A considérer la liberté comme un produit
dérivé, Durkheim légitime son utilisation comme moyen.
Causée par le social, la liberté doit servir le social. En
quelque sorte, son existence en dépend. La liberté doit donc
être entendue comme une capacité à oeuvrer pour l'autre.
Dans la société moderne, une mission est ainsi dévolue au
sujet : poursuivre un idéal collectif. Ce n'est pas, cependant, une
investiture politique qui est dévolue à l'homme. Le sociologue
accorde peu de mérite au politique. Le politique est sans doute dans son
esprit un épiphénomène du social et doit suivre son
sillage, car le social peut précisément faire l'objet d'un
quadrillage par le scientifique : par sa science il dévoilera les rails
sur lesquels la société avancera. Le suffrage est ainsi
déconsidéré par l'auteur: l'ignorance humaine de la
politique rend les hypothèses incertaines et les tentatives vaines.
Il s'exprime sur ce point : « Dans l'état
actuel de nos connaissances, nous ne savons pas avec certitude ce qu'est
l'État, la souveraineté, la liberté politique, la
démocratie, le socialisme, communisme, etc.»165(*). Il conçoit cependant
que la liberté politique fut l'étendard des conquérants de
la liberté, mais pense que l'homme peut en son temps s'en tenir à
moins. La liberté politique, écrit-il, on se saurait trop la
substantialiser au-delà des accomplissements actuels: « il
fallut bientôt s'avouer que l'on ne savait trop que faire de cette
liberté si laborieusement conquise »166(*). Cette liberté a
été le levier d'un progrès des valeurs individuelles. Mais
sa génération se compromet dans l'attachement à la
liberté politique dans le sens où elle continue de
bénéficier du statut de fin et non de moyen. Il regrette avec un
peu d'ironie le sort des pionniers de cette liberté qui s'en sont servis
ensuite pour s'entre déchirer.
b) La liberté comme maitrise de soi
La liberté n'est ni en soi ni pour soi: elle est pour
le tout, la société. Il semble comme une
évidence alors que si la liberté est rapport de moyen, elle peut
être instrumentalisée en vue d'une fin plus noble, telle que, aux
yeux de Durkheim, la moralité. Comme Saint-Simon, il ressent la
liberté politique une monstruosité167(*) et il va
adhérer à l'emploi social de la liberté: « la
vrai liberté ne consiste pas à rester les bras croisé, si
l'on veut, dans l'association ; un tel penchant doit être
réprimé sévèrement partout où elle existe ;
elle consiste au contraire à développer sans entrave et avec
toute l'extension possible, une capacité temporelle ou spirituelle utile
à l'association168(*) ».
C'est, en fait, dans son enquête sur les causes du
suicide qu'Émile Durkheim pose la pierre angulaire de son
édifice. A partir des preuves statistiques dont il dispose, il va
pouvoir légitimer la cohésion sociale contre la liberté.
En effet, il démontre alors que la baisse d'intensité de la
cohésion sociale provoque le suicide, que tout état social qui
évolue trop vite (en bien ou en mal, en prospérité comme
en misère) a pour effet d'augmenter les suicides. A l'oeuvre, la
même logique : celle de l'inadéquation des envies et des
possibilités. Le suicide est contre nature : en cela, Durkheim est
un moderne169(*) ; le
suicide n'est pas signe de liberté individuelle mais de morbidité
sociale.
Le suicide en soi est une tare sociale, mais
les suicide égoïstes et anomiques le sont peut-être
encore davantage parce qu'ils témoignent d'un abus d'individualisme ou
d'encadrement. Ce mal ne vient pas de la liberté de pensée ou de
l'essor de la science: ces manifestations parallèles sont innocentes,
seule l'anomie est blâmable. Ainsi, au sujet des règles
morales : « si elles s'imposaient toujours avec la même
énergie, on ne penserait même pas à en faire la
critique »170(*). Les catholiques comptent plus de croyances et de
pratiques communes en comparaison des protestants: voilà pourquoi ces
derniers se suicident davantage. Il serait hâtif de réduire l'un
à l'autre. C'est toute la dévotion de Durkheim pour la
liberté de pensée et la science qui transparait ici.
Mais Durkheim veut réveiller l'appétence pour le
sentiment commun, et à défaut de pouvoir le faire en actes, il
exhorte le sentiment en idées. On retrouve à travers ses
différentes oeuvres une préoccupation commune autour de la
morale, projeté autour de deux éléments. Dans De la
division du travail social, les étalons sont le rapport à la
règle de droit et l'intensité du rapport social, et il tente
d'exposer l'existence de liens solidaires. Dans Le suicide, il signale
l'existence de deux stigmates du corps social: le suicide anomique et le
suicide égoïste. Dans L'éducation morale, il
cherche les remèdes à ces états sordides, en
préconisant d'une part la discipline et de l'autre l'attachement au
groupe. Une ligne de fracture entre les deux formes du lien social (la
régulation et l'intégration) balise ainsi plusieurs de ses grands
ouvrages171(*). Ces
brèches dans la morale témoignent aussi d'une désertion
partielle des liens de solidarité, recoupant la solidarité par le
droit ou le devoir et la solidarité de sentiment. On peut ainsi
considérer que c'est son idéal moral qui sert de pierre de touche
à la notion de solidarité.
Ces idées, exposées par étapes dans son
cours sur l'éducation morale, se ramènent principalement à
deux: discipliner l'homme et provoquer son abnégation.
D'autant que l'auteur éprouve une certaine amertume
pour le temps présent. La société du XIXème
siècle traverse en effet une phase critique: « il n'y a pas
dans l'Histoire de crise aussi grave que celle où les
sociétés européennes sont engagées depuis plus d'un
siècle »172(*). Et cette crise de la morale est glauque:
« si la société n'a ni cette unité qui vient de
ce que les rapport entre ses parties sont exactement réglés, de
ce qu'une bonne discipline assure le concours harmonique des fonctions, ni
celle qui vient de ce que toutes les volontés sont attirées vers
un objectif commun, ce n'est plus qu'un monceau de sable que la moindre
secousse ou le moindre souffle suffira à disperser.173(*)» Durkheim estime donc
que la faillite de la morale est double: d'une part l'anomie, de l'autre le
manque d'ouverture à l'autre, le repli égoïste.
Durkheim s'attaque donc au problème dual du manque de
cohésion à la racine, en exposant comment communiquer le
goût pour la discipline et l'attachement au groupe. Mais il sait que son
entreprise n'a pas grand sens dans une société d'individus
libres. Il s'adresse donc à l'avenir, aux générations
futures. Il s'agit de transmettre aux enfants, sans excès
d'austérité, quelques principes moraux de respect de la
règle et d'envie de liaison aux autres. Pour faire entrer l'enfant dans
son modèle de société, il donne des conseils de
pédagogie au maître. Le premier aspect de la morale est donc la
discipline. Discipline : ce mot fleurit à merveille dans le paysage
durkheimien. Etymologiquement il n'évoque pas la coercition et peut
s'entendre comme un apprentissage à l'enfant par celui qui
emblématise une force, comme une foi mystérieuse. Pour
Jean-Claude Filloux, « la discipline est comme un Dieu jaloux et
redouté qui ne permet pas que ses ordres soient
transgressés »174(*).
Pour éclaircir l'idée de discipline, le
doctrinaire va affirmer la connexité de la morale et du devoir. On sait
que les limites de la morale sont exacerbées, qu'elle s'apparente peu
ou prou au tout social. Dans l'éducation morale cependant, la morale
sert de concept unique pour désigner la pluralité des devoirs.
« Le domaine de la morale, c'est le domaine du devoir, et le devoir,
c'est une action prescrite »175(*). Ou encore: « Le devoir, c'est la morale en
tant qu'elle commande »176(*). Mais le devoir formule des impératifs de
nature différente, selon la situation. Il critique la conception d'un
chapelet d'auteurs (Kant, Bentham, Mill, Spencer) en soulignant
précisément l'abstraction de leur morale ou de leur loi de
survie177(*). La morale
est donc composée de déclinaisons infinies et précises:
les règles.
Pour transmettre le goût d'une attitude
bienséante et disciplinée des enfants, le sociologue se fait
pédagogue. Il s'adresse aux instituteurs et leur recommande l'usage de
certaines formes. Ainsi, à l'école, une voix ferme, tonique, sans
pour autant inspirer la crainte, sans trop dicter les conduites. Il doit avoir
conscience de la noble mission dont il est investi178(*), et une certaine confiance
quant à son pouvoir. L'éducateur doit aussi favoriser, dans la
mesure du possible, le goût de la régularité179(*). Bien que certains sujets y
soient réfractaires, la régularité des actions facilite la
prise d'habitudes derrières lesquelles se profilent les obligations. De
plus, si une conduite doit être sanctionnée, elle doit faire
l'objet de la punition la plus juste possible. Juste, la sanction doit
l'être parce qu'elle s'adresse à la raison, et que cette
rationalité conditionne l'apprentissage des règles. Il
légitime en revanche les peines collectives, génératrices
de sentiments solidaires : « quel moyen plus puissant de donner
aux enfants le sentiment de la solidarité qui les unit à leurs
compagnons, le sens de la vie commune »180(*).
Les conseils sont donc assez rudimentaires. Ce qui participe
d'ailleurs de sa conviction de pédagogue: « enseigner la
morale, ce n'est pas la prêcher, ce n'est pas l'inculquer: c'est
l'expliquer »181(*). Il est effet impératif que le
comportement des enfants ne soit pas brusqué et qu'il soit naturellement
induit par la raison. C'est ici que l'idée d'autonomie de la personne
intervient. Les enfants doivent avoir conscience de leur action car autrement
ils sont condamnés à une moralité
« incomplète et inférieure ». Pour Durkheim,
cette moralité continue de jouir à son époque d'un
prestige d'origine religieuse dont il convient en conséquence de
profiter. D'autre part, Durkheim donne un conseil pour favoriser l'altruisme:
il faut mettre les jeunes individus un maximum en contact les uns avec les
autres. On devine que Durkheim souhaite créer des situations
d'effervescence qu'il juge bénéfique.
En somme, les enfants doivent être progressivement
sensibilisés aux mécanismes sociaux de transcendance, ils doivent
enregistrer les assises fondamentales de la morale que sont la
tempérance, la modération. Durkheim a conscience de la
plasticité de l'esprit de l'enfant, qu'il compare à celui d'un
sujet sous hypnose182(*). La moralité sera donc
présentée avantagement aux enfants, qui seront incités
à tôt se sentir responsables, à adopter une attitude
pondérée caractérisant les adultes. En répondant
d'eux même, ils seront plus libres. La maitrise de soi est en effet la
« première condition de tout pouvoir vrai, de toute
liberté digne de ce nom »183(*). Sociabiliser, favoriser la solidarité
à travers l'apprentissage de la règle est donc libérer
l'individu, qui grâce à sa personnalité sociale, saura se
contenir. Durkheim dresse ainsi une relation nécessaire entre la
règle et la liberté, liberté qu'il confond avec
l'individualité des êtres. La liberté qui s'exprime dans
l'école du respect, elle est morale et donc juste,
bénéfique, bonne. Le sociologue est en partie moraliste.
Cependant, de telles indications peuvent apparaitre assez optimistes, bien
qu'elles soient suffisantes aux yeux de l'auteur. Il sait par ailleurs que la
pédagogie est une science en voie d'élaboration.
Paul Fauconnet estime que « si faire une personne
est actuellement le but de l'éducation, et si éduquer, c'est
socialiser, concluons donc que, selon Durkheim, il est possible
d'individualiser en socialisant »184(*). Mais Durkheim admet toutefois que sa conception n'a
que bien peu d'égard pour l'individu appréhendé à
travers ses différents composants: « Le devoir [...] implique
presque nécessairement l'idée d'un effort nécessité
par une résistance de la sensibilité : les deux aspects
s'opposent ». Aussi, s'attacher à des fins morales, c'est, par
hypothèse, se déprendre de soi, froisser ses instincts, ses
penchants. Il questionne même les implications de la discipline:
« toute discipline n'est-elle pas essentiellement un frein, une
limitation apportée à l'activité de l'homme? Mais limiter,
réfréner, c'est nier, c'est donc détruire partiellement,
et toute destruction est mauvaise »185(*). Il admet même que: « des sentiments
même les plus généreux [...] sont l'indice
incontesté d'une altération de la
volonté »186(*).
C'est à se demander si en restaurant avec intelligence
l'énergie de la règle, Durkheim n'estime pas que la perception de
l'individu sur sa liberté s'efface. Et cependant, le troisième
élément de la moralité est l'autonomie187(*). Pour Jean-Claude Filloux,
l'autonomie est « liée à tout un processus de
compréhension, d'intelligence raisonnée du sens même de
l'allégeance aux normes groupales »188(*).
L'autonomie, entendue comme respect aux règles que l'un s'institue n'a
donc pas sa place dans le schéma durkheimien. L'éducation a pour
fonction d'habituer à l'autonomie collective.
Deux nuances s'imposent: d'une part il est évident que
Durkheim défend l'individualisme, à défaut peut-être
de défendre l'individualité. Il ne s'agit pas de comprimer
l'enfant. L'abus de pouvoir du maître est bien plus à redouter que
la révolte de son auditoire. C'est probablement dans cette perspective
aussi qu'il faut entendre la transmission du sentiment de dignité qu'il
encourage dans l'éducation, et la condamnation des peines corporelles
sur l'élève.189(*)
D'autre part, il ne faut exagérer la tournure
moralisante de sa pensée. Ainsi, par exemple, le suicidé
altruiste (qui aujourd'hui aurait la grâce de l'ironie tant le
narcissisme perce) apparaît triste à notre sociologue, il le
plaint presque, comme un pauvre individu au trop mince tempérament.
Malheureux être qui n'a su comprendre que le droit de vivre est le
premier des droits, qui n'a pas saisi que sa raison d'être de la vie est
hors de la vie elle-même190(*) ! Toute la subtilité de la pensée
durkheimienne s'échafaude dans ce jugement : il ne
déprécie l'individualisme qu'en tant qu'il colporte
l'égoïsme mais ne le banni pas en soi ; il sait apparaître
intransigeant au sujet d'un excès de solidarité positive. On
connait sa conclusion sur le suicide, qu'il faut pouvoir lire à double
sens: « le suicide varie en raison inverse du degré
d'intervention des groupes sociaux dont fait partie
l'individu »191(*). Ce qui fait de Durkheim un véritable
théoricien de l'équilibre social, de la juste intégration.
Durkheim saura toujours balancer sa réflexion entre deux pôles,
bien qu'il semble qu'une tendance plus marquée dans le sens de la
moralité se dégage de son oeuvre L'éducation
morale.
Comment situer Durkheim par rapport à son temps? Une
nouvelle forme de libéralisme apparaît fin XIX, qui pointe
davantage les devoirs des sociétaires192(*). Durkheim passe parfois pour libéral, mais
c'est un faux libéral puisqu'il se permet de décider du sort de
l'autre. Si l'on prend comme pierre de touche une déclaration de
Léon Bourgeois (dans une conférence de novembre-décembre
1901 à l'EHESS), on peut s'interroger sur les subsides
de la liberté individuelle: « s'il veut agir en être
social, l'homme doit, en bonne justice, de sa propre liberté racheter
à tous cette part de lui-même qui lui vient de tous en consentant
sa part dans le sacrifice commun nécessaire pour assurer à tous
l'accès aux avantages ou la garantie contre les risques de la
solidarité »193(*). Car étant donné l'ampleur de la
tâche, l'individu se fondra éperdument dans un tout, quand bien
même l'action est réfléchie et qu'il y consent. Cet esprit
de « retour au géniteur social » se retrouve
nettement dans ses écrits.
Critique de la totalité institutionnelle, Durkheim est
libéral: il ne cautionne pas le tout-État ou la corporation
au-delà de bornes nettes. Mais, persuadé que l'usage de la
liberté doit être conforme à un certain bonheur
réglé (d'un point de vue individuel comme collectif), il fait
injonction à l'individu de participer au social. C'est, très
certainement, le gage d'une solidarité généreuse. Par ces
côtés, il s'apparente à un Rousseau qui voulait forcer le
citoyen à être libre. Durkheim veut forcer le l'individu à
être solidaire, par conséquent à être libre. Mais
là ne s'arrête pas le déchiffrement sur le positionnement
politique dans ses oeuvres: pour peu qu'il eut consenti à admettre
l'innéité de droits dans la tranche historique de son temps, il
pourrait passer pour un républicain moderne194(*). Mais les droits de l'homme
chez l'auteur ne sont pas innés, ils sont déduits du processus
historique, et à ce titre il peut se voir accuser d'historicisme.
Cependant, Durkheim épouse son temps. La
réalité morale présente l'homme comme un sujet libre,
digne de droits. Il est prêt à s'en accommoder mais refuse
d'oublier que c'est par la société que l'homme accède
à ces qualités au cours de sa vie. L'homme est libre lorsque
qu'il est à même d'être responsable, de répondre de
lui devant la société. En conséquence, l'individu revient
au groupe, car lui seul lui apporte la conscience de son utilité.
Durkheim table sur une logique en circuit fermé: ce sentiment de
valorisation doit pousser l'individu à mieux pénétrer le
groupe.
On soulignera l'originalité de sa pensée
à cet égard: en scientifique il est prêt à
défendre Zola dans l'affaire Dreyfus parce qu'il estime que l'esprit du
temps se prête mieux aux valeurs individualistes. Dans ce contexte, on
saisit le jugement que Jean-Claude Filloux porte sur le sociologue:
« défendre les droits de l'individu, les droits de l'homme,
c'est défendre du même coup les intérêts vitaux de la
société »195(*). Effectivement cette opinion qu'il
se permet sur la scène politique est relayée par une
théorie. Mais pour justifier comment un épistémologue peut
se permettre d'intervenir sur la scène publique, quelques
développements sur le rôle de la science comme curseur du
changement moral sont nécessaires.
2° La science comme institution de libération
collective
La science est un élément essentiel du paradigme
durkheimien à plusieurs égards. D'abord la science a pour
rôle de substituer des fondements rationnels à l'ancienne morale,
et c'est par la science que l'homme peut se révolter contre l'ordre
établi. Ensuite, la science est un instrument d'émancipation,
c'est elle qui confère à l'homme des possibilités de
s'autonomiser par la démonstration des lois gouvernant le réel.
Mais c'est seulement après avoir détailler les ressorts de la
science, que l'on peut être en mesure de comprendre ses fonctions.
a) La science a le monopole de l'évolution
morale
La science, assimilable à une raison
abstraite et parfaite196(*), est un devoir pour le savant. Il a
« ...le devoir de développer son esprit critique, de ne
soumettre son entendement à aucune autre autorité que celle de la
raison ; il doit s'efforcer d'être un libre
esprit »197(*). Ce devoir, précise-t-il, incombe
exclusivement au savant, au scientifique. La science est ainsi de l'apanage
d'une élite, et Durkheim plaide en catimini pour une acceptation
exigeante et réglée de celle-ci, et qui a pour objet tout le
champ de la connaissance.
D'autre part, la science doit permettre d'opter entre des
possibles offerts par la morale, elle nous invite à préciser et
déterminer nos idées. Ainsi la science n'a pas
à se soumettre : « ... devant ce caractère sacré
[de la morale] la raison n'a nullement à abdiquer ses
droits »198(*). Et le rôle de la science peut aller
au-delà : elle est fondée, dans certains cas, à se
rebeller contre les opinions morales. Cette faculté ouverte intervient
cependant dans un contexte: il s'agit de lutter contre des idées
surannées199(*).
Ainsi, contre une tyrannie injustifiée de l'opinion, les scientifiques
ont le privilège d'exercer un
« droit-résistance ». Mais aussitôt le
sociologue encadre son propos et préconise de n'exercer ce droit qu'avec
modération, car l'on ne doit aspirer à un autre état moral
que celui qui est réclamé par l'état social actuel.
Durkheim n'est pas de ces scientistes qui réclament vouloir un
gouvernement par la science.
Dans cette perspective, ce que Durkheim met pertinemment en
exergue, c'est que la rébellion amorcée à l'encontre d'une
tradition morale n'est pas une révolte de l'individu contre la
collectivité, mais bien plutôt une révolte de la
collectivité contre elle-même200(*). Les velléités réformatrices
doivent ainsi s'adapter, pour ne proposer que ce qu'il convient à un
état moral donné, afin qu'il soit plus conscient de
lui-même. « La seule raison pour laquelle vous puissiez
légitimement revendiquer, ici comme ailleurs, le droit d'intervenir et
de s'élever au-dessus de la réalité morale historique en
vue de la réformer, ce n'est pas ma raison, ni la vôtre ;
c'est la raison humaine, impersonnelle, qui ne se réalise vraiment que
dans la science »201(*).
Or, si l'on s'en tient à cette réduction de la
raison, on doit convenir que d'après la logique du sociologue, elle ne
peut avoir pour effet d'ôter à la solidarité sa dynamique,
et qu'elle doit à l'inverse la renforcer en favorisant
l'équilibre moral des idées (car, on l'aura compris, la
rationalité de l'ordre moral n'est jamais un obstacle à la
solidarité202(*)). Plus encore, il affirme que la rébellion et
le conformisme tiennent d'un principe analogue : l'adéquation
à la réalité sociale. La science n'a donc
d'autorité, à ses yeux, que comme abstraction collective. Comme
l'omniscience est commune aux sociétaires, chacun ne peut
prétendre au savoir total. Chose éminemment sociale,
aboutissement d'une conscience réfléchie, la raison solidarise en
ce qu'elle reviendra à la conscience sociale qui l'a faite
émergée, pour l'améliorer.
Durkheim n'offre guère les moyens de préciser
comment départir la vérité scientifique et ce qui doit en
être dit203(*). On
sait que le scientifique doit être responsable, qu'il ne doit polluer
l'atmosphère d'idées trop neuves, bien qu'il puisse engager le
débat. Défenseur de l'ordre moral, Durkheim sait que la science
ne doit se comporter comme une « hérétique
libertaire ». Une éthique du scientifique se dessine donc ici,
inextricablement nouée au rapport social.
Mais il convient de démêler ce noeud gordien.
S'il est égal, en soi, que de défendre la vérité
ou le conformisme, comment l'auteur permet-il de recommander une attitude? Si
une rationalité est à l'oeuvre, conduisant à un
équilibre des opinions collectives pourquoi ne pas favoriser le
débat? Chacun ne détient malgré tout qu'une fraction de la
vérité scientifique204(*). C'est que le rôle social du scientifique
n'est pas celui du soldat ou du prêtre. On doit admettre qu'en
poursuivant sa vocation le scientifique doit s'en tenir à une
éthique.
b) La libération de l'homme par la science.
Outre la révolte contre l'état moral
établit, mais dans le même ordre d'idée, Durkheim augure
que la science, sur le long terme, saura mettre un terme à la situation
caractérisée par l'hétéronomie de l'homme. La
science balayera les croyances et l'homme s'émancipera par la
connaissance. Il affirme même:« c'est la science qui est la
source de notre autonomie»205(*). Dès lors que l'homme connait
scientifiquement une réalité, il la reconnait comme juste et s'y
conforme.
En fait, pour Durkheim, la rationalité comporte la
liberté, qu'il ne dissocie jamais intégralement de la
volonté. « Car vouloir librement, ce n'est pas vouloir ce qui
est absurde ; au contraire, c'est vouloir ce qui est rationnel,
c'est-à-dire, c'est vouloir agir conformément à la nature
des choses »206(*). Comme l'on ne peut se départir d'un ordre
rationnel du monde, et que notre appartenance ne peut être taxée
de résignation, nous sommes libres par la seule conscience de la logique
des choses, en adhérant en connaissance de cause. Et pour Durkheim,
jamais la connaissance de ses raisons d'être ne retirera à la
morale sa vigueur. Retenons que la situation d'hétéronomie prend
fin, en ce que rien plus ne nous apparaît extérieur. Il ne
s'agit pas d'une situation d'identité complète non plus: il est
signifié que l'homme ne dispose des moyens d'une
révélation seulement quasi totale.
Durkheim est sensible à cette transparence dans le
rapport au monde, dans les hautes sphères du moins (autrement d'ailleurs
il ne prêcherait une telle vénération pour la science).
C'est en effet ce que l'on voit dans la définition qu'il donne de la
démocratie. La démocratie, c'est l'exacerbation de la conscience
gouvernementale, ce qui rend l'exercice du pouvoir plus malléable et
flexible207(*). Cette
communication politique puise au plus proche des individus. La communication
qui transite sans opacité, tel est son modèle. La
démocratie est ainsi, pour Jean-Claude Filloux
« l'optimisation du réseau de communication où
l'État est au plus près des besoins sociaux, est informé
et informant, et voit sa pensée observée et
contrôlée par ceux-là même qui lui en fournissent les
éléments »208(*).
Dans la société moderne, les hommes sont ainsi
en rapport étroit entre eux (la démocratie) et plus globalement
avec le monde (la science). Mais cette conscience éclairée du
rapport des choses que chaque individu peut pressentir et vouloir, qui signe
pour l'auteur la fin de l'hétéronomie, manifeste elle plus de
liberté ou d'autonomie individuelle? La liberté semble être
acceptation d'une détermination. Durkheim est en effet convaincu qu'une
législation naturelle existe, et que cette découverte donne
à l'individu son autonomie.
Mais c'est qu'à vrai dire, l'individu n'a d'autre choix
que d'accepter les règles. La maitrise intellectuelle des règles
du monde qu'il suggère comme renfermant nos capacités autonomes,
en fin de compte, s'imposent à nous pareillement. Selon le sociologue,
l'hétéronomie qui caractérise la situation humaine prend
fin, parce que la science abolit l'extériorité des dictats de la
nature. Il faut comprendre qu'à ce titre, si toute science a un
rôle à jouer, la sociologie est au-devant, révélant
la force immanente de la société. Durkheim présuppose donc
une volonté humaine de se plier aux dictats naturels. Il ne
présente en effet aucune option à vouloir cette coïncidence
du réel et du possible. Effectivement, si l'on veut ce qui est, ce qui
est ne s'impose plus: notre volonté contient un consentement.
Pour Durkheim, nous devrions tendre à être ce
que le destin de la nature « veut » que nous soyons.
Dès lors, il définit ainsi notre autonomie:
« être autonome pour l'homme, c'est comprendre
les nécessités auxquelles il doit se plier et les accepter en
connaissance de cause »209(*). En résumé, ce qu'il y a à la
base de la notion d'autonomie ou de liberté, c'est la reconnaissance
plus que le consentement. On peut s'interroger sur la portée du
renversement de perspective autorisé par la science, entre
extériorité subie et volonté
délibérée d'adhésion de l'homme.
Il ajoute: « en effet, on ne peut faire que les
lois des choses soient différentes. Mais en revanche, par le fait de les
penser on s'en libère en les faisant notre. C'est ce qui fait la
supériorité morale de la démocratie ». On
retrouve là des conceptions communes aux esprits de son temps:
« la nécessité, du jour où elle commence
à être comprise, commence à être
vaincue »210(*).
En réalité, Durkheim ne prend jamais fait et
cause pour l'autonomie individuelle, et quelques paroles
peuvent s'apparenter parfois à un éloge de la reddition de
l'esprit de critique. L'homme semble abdiquer face au commandement:
« Quand [...] nous exécutons aveuglément une consigne
dont nous ignorons le sens et la portée, mais en sachant pourquoi nous
devons nous prêter à ce rôle d'instrument aveugle, nous
sommes aussi libres que quand nous avons seuls toute l'initiative de notre
acte »211(*).
Aussi, Durkheim protège parfois le statut du préjugé dans
l'espace public, ce qui contraste avec ses régulières
intercessions pour le libre examen. Mais ce qui
apparait plus surprenant, c'est que Durkheim définit l'autonomie
individuelle en termes d'action. Il semble alors paradoxal de recommander, d'un
point de vue scientifique, de na pas faire usage cette maitrise procurée
par la science, en ordonnant le monde, en le transformant. En effet, la science
n'a pas vocation à transformer le réel: la science s'arrête
à l'heuristique et à ce qu'elle permet de savoir212(*).
Une hypothèse doit néanmoins être
avancée. Durkheim sait que l'absolu scientifique est une illusion, qu'il
ne pourra jamais percer tous les mystères de la nature, que la science
ne peut que tendre à comprendre la réalité. Dès
lors, si dès les lois scientifiques sont établies, elles doivent,
pour avancer, constamment s'ajuster aux autres découvertes. L'autonomie
correspondrait à cette liberté de réactualisation
nécessaire du savoir au fur et à mesure, afin de comprendre la
rationalité intrinsèque du monde. Ainsi, la science est
dotée d'une mission infinie, et par là, illusoire. Cette
poursuite de l'absolu, idéaliste, permet de concevoir un
devoir-être.
Quoiqu'il en soit, la volonté des scientifiques est
portée vers un idéal infini, comme à vouloir emplir le
tonneau des Danaïdes. Alors même que Durkheim dit de l'autonomie
Kantienne213(*) que
« une telle solution est-elle tout abstraite et dialectique.
L'autonomie qu'elle nous confère est logiquement possible ; mais n'a
rien et n'aura jamais rien de réel »214(*). Durkheim entend surtout ne
pas se rapprocher du courant du pragmatisme, dont les
doctrinaires sondent la liberté de l'homme à travers
l'indétermination du monde, reflet des capacités humaines
à le découper, à le classifier de sorte qu'il apparaisse
sien215(*).
Le pont qu'il dresse entre la raison et la science peut
paraître alambiqué si l'on tient compte du fait que le
rationalisme qu'il défend contient en idée l'individualisme. Dans
l'éducation morale, il présente le rationalisme comme le volet
intellectuel de l'individu: l'un serait « l'envers de
l'autre »216(*). L'individualisme force la conscience morale
à s'ouvrir au rationalisme. Mais, le culte de la raison discursive
stimule la mise en avant, en réalité non de l'individu mais
toujours de cet homme in genere. Si l'individualisme est collectif,
qu'il recoupe la raison, et de façon plus aboutie, la science,
l'égoité dans l'individualisme est volontairement mise au ban.
C'est une manière de déprécier l'égoité que
d'illustrer sa sublimation dans une force collective telle que la science. La
liberté de conscience est ainsi subjuguée et monopolisée
par la science, qui par une rationalité propre, participe à
moraliser la société.
Il en découle une conséquence cardinale: en
faisant le choix d'une profession scientifique, l'individu
croit s'appartenir, être autonome. Ce n'est bien
évidement pas le cas: il sera contraint pour l'exercice de sa profession
d'épouser toutes les règles établies par d'autres
scientifiques, dont la communauté est incarnée dans la raison.
Les règles de méthode, le choix de la matière, du domaine
d'étude reviennent à l'individu. Pourtant, tenu à des
impératifs préconçus, il dépendra non plus de
lui-même, mais des autres. Participant ainsi d'une fonction scientifique
collective, il se positionne par rapport aux autres fonctions : il
appartient à la caste des scientifiques et dans la logique de
complémentarité des fonctions, il se solidarise du tout, bien que
cette fonction revête les traits singularisant du monde des idées,
mois pratique que d'autres.
En résumé, la position de
Durkheim sur la science est difficilement compréhensible. Son rôle
prétendument libérateur peut être questionné dans
les mêmes termes que l'existence de la liberté en
général. Ce n'est pas en retirant au monde son voile d'ombre que
la liberté progresse. La situation particulière de l'homme par
rapport au monde est analogue à celle de l'individu par rapport à
la société : « nous sommes alors dupes d'une
illusion qui nous fait croire que nous avons élaboré
nous-mêmes ce qui s'est imposé à nous du
dehors »217(*).
Il est éloquent alors de comparer la part de
liberté qui semble revenir à l'individu dans la science et celle
qui est concédée à travers un phénomène
autrement plus social, la religion de l'Homme. Il semblerait troublant à
première vue de rapprocher la religion de la science. La science est
exclue du champ moral, la religion est son coeur. L'une fait appel à la
raison, l'autre, en principe, à la foi.
Mais en fait la science, à défaut d'être
morale, remplit une fonction sociale solidaire de la morale, dans le sens
où le parti prit revient à défendre une même cause
éminemment sociale. En outre, la science a pour effet de rapprocher les
hommes car en stimulant la raison, elle rend l'homme plus sensible à la
justice. « L'injustice est contraire à la nature des choses,
exprimée par la raison »218(*). La justice pour Durkheim n'est pas qu'une
idée, car comme nous l'avons vu, c'est une justice sociale, favorable
à l'action charitable219(*).
Or, alors que la science est ainsi rapport au collectif, la
religion de l'homme comporte des spécificités qui tendent
à considérer ce phénomène comme plus libertaire.
Une religion est un rapport au sacré, et le sacré manifeste une
vénération dogmatique pour la société qui fait
suite aux feux de l'émulation groupale. Le sacré n'est certes pas
absent de cette religion contemporaine. En pointant l'individu, Durkheim
écrit: « c'est l'humanité qui est respectable et
sacrée, or elle n'est pas toute en lui »220(*).
Pour autant cette religion nouvellement apparue n'a que peu en
commun avec la religion traditionnelle. « Une religion est un
système solidaire de croyance et de pratiques relatives à des
choses sacrées, c'est à dire séparées, interdites,
croyances et pratique qui unissent en une même communauté morale,
appelée Église, tout ceux qui y
adhèrent »221(*). Seulement, quelle croyance, quelle pratique, quel
interdit présente la religion de l'Homme? Or « ...la
société ne peut faire sentir son influence que si elle est un
acte »222(*).
L'interdit a-t-il sa place au sein d'un espace de liberté de
pensée? La pensée est consubstantielle à la critique. La
frontière de l'interdit est-elle dans le passage à l'acte? Plus
que jamais, l'homme est alors porté par un élan
d'universalité, celui de sa raison.
Aussi, la religion de l'homme peut apparaître impropre
à former une panacée de l'égoïsme. Elle
témoigne, en revanche, d'un retournement dans les genres de
solidarité : de sentimentale la solidarité devient abstraite. En
effet, le principe qui anime la religion de la modernité est la raison,
et, en creux, la science. Dans Les formes élémentaires de la
vie religieuse, la fraternité ressentie découle d'une
solidarité de fait, liée à la similitude des êtres.
Ici la fraternité semble raisonnée, volontaire. Cette
fraternité est en réalité indispensable, dans la mesure
où elle constitue le seul rempart peut être à
l'individuation croissante223(*).
On est porté à croire que la religion de l'homme
représente une survivance prosaïque de la solidarité
mécanique, imbriquée à la conscience collective224(*). Mais la religion de
l'humanité ne peut être absorbée par la conscience
collective: elle est trop progressiste. A moins de juger définitivement
que l'Homme recrée la conscience collective. Par ailleurs, une
religion qui prend pour fétiche l'individu n'est pas tenue aux
contingences d'une science responsable de l'évolution des
vérités morales. C'est une religion peu sectatrice, qui
véhicule un certain libéralisme. Comme la science, son leitmotiv
est émancipateur, cependant qu'elle vise et idéalise cette
liberté humaine.
Durkheim écrit que lors de crises et pour mieux se
reconstruire, la morale sociale en revient à
l'élémentaire, c'est à dire l'homme. Mais le basculement
de cette situation à son autre extrémité, c'est à
dire l'emprise totale du social est plausible. Dans Les étapes de la
pensée sociologique, Raymond Aron décrit en deux lignes ce
qu'est l'intuition fondamentale de Durkheim: « à ses yeux les
sociétés modernes sont définies par l'obligation faite par
la collectivité à chacun d'être lui-même et
d'accomplir sa fonction sociale en développant sa personnalité
autonome »225(*). Cette position perturbe Aron: étant
donné que c'est l'impératif social qui commande cette
revalorisation des membres « que dire du jour où la religion,
surgi de la société, se retourne contre les valeurs
individualistes et fait, au nom de la reconstitution du consensus, obligation
à chacun non d'être lui-même, mais
d'obéir ». C'est une hypothèse d'école, mais sur
le principe, il est vrai que cette foi dans le rôle salutaire d'une
religion peut faire méditer. Mais la foi dans la science pensée
abstraitement comme force collective a plus, du moins rétrospectivement,
de quoi incommoder226(*).
Plus généralement, on doit considérer que
la solidarité s'inscrit dans un ordre moral, par un lien plus
étroit de l'individu à la règle morale, et non simplement
de la règlementation économique comme c'était le cas dans
la division du travail. La liberté de l'homme en pâtit
évidement, car il ne semble pas en mesure de se recréer un espace
propre de représentations. C'est ce qu'il s'agit de questionner
maintenant.
B : Le dégagement des facultés de
liberté individuelles
Des constats que l'on peut tirer des grands mécanismes
durkheimien, il résulte un prima très marqué du collectif
sur l'individu. Mais comme la sociologie doit se tenir à des principes
explicatifs stricts227(*), il est ardu de retirer l'habit social et de mettre
l'individu à nu. Plusieurs interrogations semblent ainsi rester en
suspens. Durkheim est cependant bien un défenseur de l'individualisme.
C'est notamment ce que l'on comprend dans les écrits de l'auteur sur la
propriété. Le rapport à la propriété permet
en outre d'esquisser un rapport entre la liberté d'action et la
liberté de pensée de l'individu. A l'aide de quelques
idées, certaines frontières peuvent cependant être
établies vont ainsi pouvoir être établies, par lesquelles
on pourra essayer de mettre au jour la portion de liberté individuelle
véritable du sujet en suivant l'idée de création
individuelle.
1° La ligne de fracture de la
liberté individuelle
Si toute société est despotique c'est une chose
naturelle et nécessaire. « Pour que l'individu en prenne
conscience et y résiste, il faut que se développe des aspirations
individuelles, ce qui n'est possible dans ces conditions »228(*). C'est bien la raison
d'être de son projet corporatiste. Il semblerait pourtant qu'en se
prononçant en faveur de nombreuses activités collectives,
Durkheim délaisse quelque peu la vie privé de l'individu. En
réalité, il fait la part belle à la
propriété, un espace où l'individu peut faire ce qu'il
souhaite. C'est un premier élément, absolument clef, de son
individualisme. Le deuxième élément est, en principe, la
libre pensée. Sa défense de l'individu par ce biais est bien
moins évidente. Il semblerait ainsi qu'entre l'action et la
pensée, puisse être esquissée une démarcation
structurante de la doctrine durkheimienne. Une fois cette démarcation
mise en relief, il sera plus aisé de réduire les zones d'ombre et
d'envisager chez l'auteur les prémisses de rapports alternatifs de
l'individu à la société, tout en demeurant dans l'optique
d'une liberté au service du social.
a) Une liberté individuelle d'action
complète dans la propriété
« Le souci qu'à Durkheim de la
solidarité sociale, de la conscience collective, et son insistance sur
la discipline morale, sont considérés, par ceux qui en font un
socialiste comme par ceux qui voient en lui un conservateur, comme la marque
d'un autoritarisme politique à la manière de Comte. C'est
l'oeuvre de Bouglé, qui démontre, plus clairement peut être
que celle de Durkheim lui-même, que de telles vues en sociologie sont
conciliables avec le respect de la liberté individuelle et le
désir de réformer la société, progressivement et
dans un espace non collectiviste »229(*).
Durkheim est un fervent militant de la
propriété individuelle. Il épilogue densément sur
ce sujet qui est très significatif de l'opinion de l'auteur sur son
temps. Car en effet, il procède des analyses sociologiques que le droit
de propriété est avant tout un droit collectif, et que la
propriété est un espace sacré. Mais il ne découle
pas de cette réalité originaire que la propriété
individuelle soit chose incongrue, bien au contraire.
Au préalable, l'auteur dément les
théories fondant la propriété uniquement sur le travail
individuel (il reviendra ensuite sur cette théorie pour en
légitimer certains caractères). « On dit que nous
devons avoir la libre disposition des produits de notre travail parce que nous
avons la libre disposition des talents et des énergies qui sont
impliquées dans ce travail. Mais pouvons-nous disposer avec une telle
liberté de nos facultés? Rien n'est plus
contestable »230(*). Parce que l'individu est toujours tributaire de la
société, qu'elle s'octroie jusque la possibilité
d'arracher l'homme à la vie, a fortiori elle peut exiger de l'individu
ses « dépendances extérieures. » Le travail
individuel contribue certes à valoriser la propriété, mais
deux arguments s'opposent à en faire le facteur exclusif.
Il rappelle d'abord que l'échange, le don, et
l'héritage sont autant de causes de bonification qui ne relèvent
pas du labeur d'autres que soi. Un deuxième élément
renforce sa position231(*). Le profit de que l'homme tire de sa
propriété ne vient nécessairement du travail individuel,
le travail collectif constitue tout autant un ressort essentiel. Le travail
public module la valeur des propriétés en transfigurant le
paysage, en bâtissant les infrastructures indispensables. La bonne foi
oblige à considérer que ce qu'à apporter le travail public
peut être défait par la collectivité.
Réaliste, Durkheim dissipe ces théories
méritocratiques de la propriété, pierres angulaires des
penseurs libéraux et socialistes, car, par principe, « on ne
peut déduire la chose de la personne »232(*). La constitution de la
propriété doit donc obéir à une autre logique. Le
sociologue va se raccorder à Kant, dont la théorie est compatible
avec la sienne: le lien de la chose et de ma personne est d'abord intellectuel.
Ce qui fonde la propriété, c'est un acte de volonté, car
seule la volonté est universelle et intemporelle. « Ainsi donc
se serait ce caractère particulier en vertu duquel ma volonté est
respectable, sacrée à autrui toute les fois qu'elle s'emploie
sans violer la règle de droit, qui seul pourrait créer un
intellectuel entre ces choses et ma personne. Il importe d'ailleurs de
remarquer que cette explication peut être dégagée de
l'hypothèse critique et conservée par d'autres
systèmes »233(*). Durkheim emprunte ainsi à Kant son
modèle, qu'il va insérer au coeur de sa propre thèse.
Ce raccord à Kant suppose toutefois quelques
précisions. A l'idée kantienne de devoir de chacun, Durkheim va
substituer son propre paradigme. Il cite même le grand philosophe :
« Je ne suis donc pas tenu de respecter ce que chacun déclare
sien, si chacun ne me garantit de son côté qu'il se conduira
vis-à-vis de moi d'après le même
principe »234(*). Le respect de ce droit est chez Durkheim
conséquence d'une obligation sociale. Comme le respect de l'obligation
est réalisé grâce à la collectivité, il en
conclut que « pour que les hommes soient fondés à
vouloir s'approprier les choses individuelles, il faut que les choses soient
originellement possédées par une collectivité »,
c'est à dire, au départ, l'humanité. Considérant
que le droit de propriété n'aurait jamais reçu d'exercice
si la collectivité en demeurait l'unique propriétaire car elle ne
détient « qu'en idée », il en déduit
que chacun s'approprie « tout ce qu'il peut sous la réserve
des droit concurrents d'autrui ». Alors, pour que le droit soit
valide, il est nécessaire que la prise de possession ait l'avantage de
la priorité dans le temps235(*).
Une fois constituée, la propriété est
exclusive, ce qui en fait un attribut incontournable de l'individualisme.
« C'est une chose retirée de l'usage commun pour l'usage d'un
objet déterminé. Je puis n'en pas jouir en toute liberté,
mais nul autre que moi n'en peut jouir »236(*). Dès lors, le droit
de propriété est définit comme « Le droit
qu'à un sujet déterminé d'exclure de l'usage d'une chose
déterminée les autres sujets individuels et collectifs à
la seule exception de l'État et des organes secondaires de
l'État »237(*).
En prenant la théorie de Kant pour appui, il parvient
donc à donner à la constitution du droit de
propriété une certaine logique moderne. La
propriété apparaît comme fondée socialement au
détour d'une sublimation de la volonté possessive, contrastant
avec son exercice plus instinctif. Il prend donc parti pour une
interprétation rationnelle et moderne de la propriété, par
un raisonnement plus artificiel qu'à l'habitude. Car si la
propriété est chose individuelle pour les modernes, c'est
à la base un terrain sacré. « Le droit de
propriété des hommes n'est qu'un succédané du droit
de propriété des Dieux »238(*). C'est en effet par le
rituel que se crée un espace tabou, un terrain dont les
frontières sont sacrées. Ainsi, « Les choses
étaient inviolables par elles-mêmes, en vertu d'idées
religieuses, et c'est secondairement que cette inviolabilité,
préalablement atténuée, modérée,
canalisée, est passée entre les mains des
hommes »239(*). Durkheim délaisse le solidarisme fondateur
du sacré et préfère en la matière les fruits de
l'individualité.
L'homme, le Dieu moderne, dispose donc d'une faculté de
jouissance solitaire. Clairement, Durkheim est favorable à cette
exclusivité du droit de propriété. « Notre
organisation morale implique qu'une large initiative doit être
laissée à l'individu ; or pour que cette initiative soit
possible, il faut qu'il y est une sorte de domaine où l'individu soit
son seul maître, où il puisse agir avec une entière
indépendance, se retirer à l'abri de toute pression
étrangère pour être entièrement lui-même [...]
l'individualisme ne serait qu'un mot si nous n'avions une sphère
matérielle d'action au sein de laquelle nous exerçons une sorte
de souveraineté »240(*). La définition qu'il donne de la
liberté individuelle en tant que « sphère autonome
d'action », qu'il emploie pour caractériser l'individu de la
société organique, prend ici tout son sens. C'est une
nécessité absolue, d'un point de vue aussi bien économique
que moral de constituer des individus autonomes. En conséquence, de nos
jours « C'est dans la personne que résident les
caractères qui fondent la propriété »241(*), et c'est dans ce travail
que réside « la personne en action ». Dès
lors, inévitablement, il se montre hostile à
l'héritage242(*).
Il est bien évident que conformément à
la formule de W. Logue, la solidarité durkheimienne ne suppose pas que
la propriété soit collectivisée, bien au contraire.
Individuelle et exclusive, la propriété semble par nature
antisociale. C'est bien, en partie, son objet. On notera toutefois que Durkheim
envisage la propriété moderne en lien avec le contrat, chapitrage
qui n'est pas anodin: en déportant son étude sur le contrat, il
peut insérer ses théories sur la solidarité
intrinsèque dans tout échange.
Mais en soi, la propriété individuelle est pour
Durkheim la liberté même, la liberté véritable.
Garante de la vie privée, et d'une liberté d'action quasi totale,
la possession sert donc l'individu et rien que lui. Sur ce point, Durkheim se
tient à la route dégagée par Saint-Simon :
« Même cet idéal de liberté individuelle dont on
a voulu faire la fin unique du contrat social, ne peut être atteint que
grâce à une reconstitution plus rationnelle du régime de la
propriété ». « En effet, si le régime
de la propriété ne permet aux plus capables de tirer profit de
leur capacité, s'ils ne peuvent pas disposer librement des choses qui
leur sont nécessaires pour agir, pour remplir leur rôle social,
leur liberté ne se réduit à rien »243(*).
La propriété est en fait absolument
nécessaire à la cohérence de l'édifice durkheimien.
Car c'est en développant son pouvoir d'action sur les choses que
l'individu se constitue, et l'accroissement de la différenciation est
résolument indispensable au système économique. La
lisière intérieure de la propriété évoque
donc le libre développement: contraint par la société,
l'individu compense par un exercice de domination sur les choses. On imagine
que les passions se déploient et que l'individu peut cultiver son
identité, retrouver ses inclinaisons, expérimenter par
lui-même ses limites. Sa parcelle de terre l'autorise à enlever
son masque, sa personne, n'étant plus aux vues et sus de tous. On
comprend que pour Durkheim la duplicité de la nature humaine,
n'étant que doucement conflictuelle, permet à l'individu
d'opérer sans ambages un précieux retour sur soi. Un retour,
à vrai dire, sur sa volonté et sur son corps, où se loge
son instinct.
b) Les obstacles moraux à la liberté de
pensée
En effet, a contrario, la pensée semble
péremptoirement relever de l'espace collectif. La pensée semble
décrite comme étant libératrice de la
volonté. Mais s'il n'utilise sa pensée qu'avec automatisme,
l'individu ne s'appartiendra jamais. Il s'agit de pointer ici la marge de
manoeuvre de l'individu dans sa conduite. Si Durkheim a hésité
à conférer aux représentations collectives un statut
conscient ou non, ce doit être que dans une certaine mesure l'individu il
considère que l'individu est bien incapable de s'en défaire, ce
que conforte l'idée que la raison est essentiellement sociale.
Arrimée à chacun, la conscience collective est pourtant
cachée de chacun. C'est un véritable hiatus, si grand qu'il est
insoupçonnable, qui sépare en l'occurrence la pensée et
l'individualité profonde.
Mais l'évolution des sociétés tend
à montrer que les hommes sont plus conscients qu'autrefois de ce que les
représentations agissent sur lui244(*). Il ne semble pas exclut d'ailleurs que l'homme
puisse remettre en cause les règles qui font de lui un être
condamné à l'hétéronomie. Dans l'absolu, loin s'en
faut d'ailleurs de pouvoir prétendre à cette conclusion. Certes
les représentations pénètrent en lui, mais l'individu
maintient une qualité qui permet, avec le temps, de faire la part des
choses : l'abstraction, propriété de la pensée245(*). Or, les
représentations collectives constituent le support indispensable des
règles: « La représentation de la société
est ainsi la condition de l'existence même des
relations et des normes sociales: on peut dire que sans cette
représentation, les relations et les normes tout simplement n'existent
pas »246(*) .
S'interrogeant sur les représentations qui le
pénètrent, l'individu s'émancipe. Il s'émancipe
même au-delà de ce que Durkheim laisse croire: l'individu
excède la conscience des normes sociales qui le façonnent. C'est
une réalité inévitable, car comme Durkheim l'écrit,
l'individu doué de conscience tâtonne et délibère.
S'il conserve ces normes à l'esprit, et, pour peu, prit d'un
élan, qu'il arrête son action pratique conforme à la
représentation, l'individu, en pleine possession de ses moyens, pourra
substituer une « Action conforme » à une autre:
voilà ce que signifie la marge de variabilité individuelle. Il
doit être considéré l'éventualité de
l'obéissance au commandement après une période
délibérative. C'est alors dans sa capacité à
s'absoudre des représentations que l'individu manifeste sa
liberté de conscience : absorbé par les
représentations qui se mémorisent dans sa conscience et s'ancrent
en lui, l'individu demeure maître, du moins en partie, des
représentations qu'il aide ensuite à construire.
Aussi, l'individu est libre d'autant qu'il est
cultivé247(*).
Plus les règles seront nombreuses, plus l'individu pourra les confronter
les unes aux autres, ce qui a pour effet d'amplifier la variabilité
individuelle. La connaissance a donc un impact sur la liberté
individuelle. La connaissance est associée par l'auteur à la
science. La science cependant n'est génératrice que d'une
autonomisation collective. Exception faite des scientifiques, plus la
connaissance progresse, plus l'individu sera autonome individuellement, au sens
où il déterminera les représentations qui s'imposeront
à lui. La connaissance et l'abstraction peuvent donc être
perçues comme possédant des vertus émancipatrices.
Sous cet angle, l'individu est en mesure de contester la
règle. Durkheim veut établir que la règle est intouchable
comme conséquence de sa moralité intrinsèque. En effet, il
ne fait que reconnaître à l'individu une faculté de
particularisation de la règle, ce qui réduit la marge
d'interprétation de celle-ci par l'individu. « C'est à
l'agent moral qu'il convient de la particulariser [la règle]. Il y a
toujours là une marge laissée à son initiative ; mais
cette marge est restreinte. L'essentiel de la conduite est
déterminée par la règle ». Il y a plus:
« Dans la mesure où la règle nous laisse libres, dans
la mesure où elle ne prescrit pas le détail de ce que nous devons
faire, et où notre acte dépend de notre arbitre, dans cette
mesure aussi il ne relève pas de l'appréciation morale. Nous n'en
sommes pas comptables, en raison même de la liberté qui nous est
laissée »248(*). Durkheim justifie clairement la liberté de
la conduite individuelle: l'action, la « conduite » de
l'individu n'a rien en elle-même de morale, et c'est pourquoi elle est
libre.
Cependant, Durkheim semble ainsi opérer un
jugement : en raison de son essence sociale, la règle est morale et
ne doit relever de l'appréciation individuelle. Or, le
fait que l'individu ne doive se déprendre de la règle ne signifie
en rien qu'il ne puisse le faire. Contre ce que Durkheim laisse entendre, on
doit pouvoir admettre que l'individu puisse se détacher de la
règle dans son esprit, intellectuellement. Dès lors, et quand
bien même c'est immoral, l'individu a toute liberté pour
apprécier la règle. Cette hypothèse d'une plus forte
liberté d'interprétation heurte dans son principe la règle
solidarisant nécessairement les hommes : c'est pourquoi il ne la
soutient pas.
La règle trace les bornes de ce qui mérite
d'être légitimement reconsidéré par l'individu ou
non. La liberté de pensée n'a de bornes que la
morale... mais n'est-ce déjà trop ainsi? Plus avant,
rappelons que Durkheim affirme « Ce n'est pas l'obéissance
passive qui, par elle-même et par elle seule,
constitue une diminution de notre personnalité ; c'est
l'obéissance passive à laquelle nous ne consentons pas en pleine
connaissance de cause »249(*). Ce dénigrement du questionnement est tel que
l'on pourrait y retrouver les critiques que John Stuart Mill adresse à
la morale chrétienne « C'est essentiellement une doctrine
d'obéissance passive : elle inculque la soumission à toute les
autorités établies »250(*).
Sur le plan professionnel, il en est autrement. Les
règles ne s'imposeront qu'autant que l'individu s'y prête, et
intellectuellement, la marge d'interprétation est importante:
« Qu'elle qu'en soit l'autorité, règlements et
arrêtés ne sont jamais que des mots qui ne peuvent devenir des
réalités qu'avec le concours de ceux qui sont chargés de
les appliquer »251(*). C'est que ces règlements sont le fruit de
l'activité normative des hommes de la profession plus que des
règles morales abstraites. Concourant aux représentations
sociales qui encadrent l'exercice de sa profession, l'individu est peu
enclin à se laisser vassaliser par des règles dictées par
son supérieur.
Mais de façon générale, c'est en
prolongeant la logique du sociologue et en tirant les implications pratiques de
ces hypothèses, que peuvent apparaître un individu
libéré des contraintes collectives dans sa conduite. Seulement,
l'articulation de la liberté de pensée et des libertés
d'action est plus distante qu'il n'y paraît. La liberté de
pensée sert d'appui à la libre action de l'homme. C'est pourquoi,
dans ses considérations sur l'individualisme et au diapason des adeptes
de la religion de l'homme, il qualifie la liberté de pensée de
« première » des libertés252(*). En revanche, jamais
Durkheim ne prend position pour prémunir l'individu de la tyrannie des
représentations, et il déclare que l'opinion ne peut relever que
d'un seul.
Même le juriste Jhering estime que ce qui
« Est exercé de manière diffuse par la
société toute entière sous la forme des meurs, de la
coutume, de l'opinion publique »253(*) est une coercition. « Il est
étonnant que les hommes admettent la validité des arguments en
faveur de la libre discussion, mais qu'ils objectent dès qu'il s'agit de
les « pousser jusqu'au bout » »254(*). Durkheim, sans être
réfractaire à une telle proposition, ne la créditerait
pas, même en qualité d'un homme de science porté à
l'amour de la vérité. La paix des idées morales dans une
société est parfois à ce prix.
Ainsi la règle émanant du devoir est donc un
critère suffisant à ce qu'en soi, elle soit respectée.
Conséquemment, les accointances avec les auteurs libéraux sont
pratiquement nulles. Néanmoins la liberté individuelle qu'il
défend est d'un tout autre registre: c'est la liberté en tant que
« source autonome d'action ». C'est à dire que
la liberté intellectuelle ne doit être inutilement
exagérée. En effet « Qu'importe que la
pensée soit libre, si l'action est
serve ? »255(*). Sans doute, la preuve de la liberté
se situe au niveau du choix d'un emploi et des initiatives professionnelles.
Hors de l'espace privé, l'individu est et doit être bordé.
La liberté de conscience de l'homme est donc
globalement réduite à peu de choses. La liberté en tant
qu'autonomie n'est fondée qu'autant que l'on adhère à son
idée de libération par la détermination scientifique du
monde. La conception de l'éthique chez Durkheim, qui revient à la
sphère des idées, à la liberté de pensée ne
saurait davantage servir de conduit à une réflexion sur une
délivrance de l'homme qui produirait de concert un épanouissement
solidaire en société. L'axe de l'éthique durkheimienne est
partiellement limité, car elle n'a trait qu'aux autres, pris dans leur
globalité. C'est à dire que l'éthique est ce sentiment
cultivé à l'égard du développement de chacun dont
l'apogée est la religion de l'homme256(*), qui exhorte certes à la liberté de
pensée, liberté de pensée qui chez Durkheim se retrouve
paradoxalement très vite arrêtée par la sainte morale.
2° L'efficacité créatrice de l'individu
et les limite de la fraternité
Pour considérer que l'individu doit pouvoir participer
plus librement aux représentations collectives, il est nécessaire
de se pencher sur l'individualité de l'homme, c'est-à-dire sur sa
volonté. C'est donc l'individu qui doit être le point de
départ. On verra qu'éventuellement, le rapport à la
solidarité en est transformé.
a) L'efficacité créatrice de l'individu
Est-il possible d'amplifier chez Durkheim la dimension
libertaire sans nuire à la solidarité? C'est une question
délicate, et qui ne peut être résolue
qu'hypothétiquement. Mais c'est bien plutôt dans
l'individualité comme volonté qu'il faut rechercher le
déploiement de la liberté individuelle. En effet « il
ne faut pas croire [...] que la personnalité humaine s'évanouisse
au sein de l'être collectif dont elle ne serait plus alors qu'une
modification superficielle. Ce qui l'empêche de se résoudre ainsi
dans le milieu qui l'entoure, c'est la volonté. Une fois qu'elle est
née, elle réagit à son tour sur tous ces
phénomènes qui lui viennent du dehors et qui sont comme le
patrimoine commun de la société ; elle les fait
siens »257(*).
C'est bien la pensée de l'auteur qui s'exprime dans
ces lignes (certes il est possible qu'il ait ensuite
déprécié ses idées de jeunesses). La
personnalité est définitivement un masque chez l'individu :
elle est essentiellement constituée « d'éléments
supra-individuels »258(*). Mais la devise durkheimienne est demeurée
toujours identique, formulée comme suit : « Il n'y a aucune
diminution à être solidaire d'autrui et à en
dépendre, à ne pas s'appartenir tout entier à
soi-même»259(*). Ce moi qui semble parfois absorbé
socialement, il réside dans la volonté qui est en lien
étroit avec le corps. C'est ce moi volontaire qui révèle
en lui-même l'existence d'une liberté, qui, dans l'espace public,
n'est pas passive puisqu'elle est création de représentation.
Mais l'action sur les représentations ne semble pas le produit, chez
l'individu, d'un effort de réflexion, mais semble plutôt
procéder de sa constitution cognitive. Bref, le processus est
psychologique plus qu'intellectuel. Ainsi : « La conscience
particulière se détache de la communauté qui semblait
l'absorber, se met en relief sur ce fond uniforme et se constitue. Chaque
volonté est comme un centre de cristallisation autour duquel viennent se
prendre les idées et les sentiments qui appartiennent en propre à
chacun de nous»260(*).
Créateur de représentation -sans pour autant
être créateur de valeur, l'homme est donc capable de se frayer un
chemin dans la jungle suffocante du social, et sa différenciation sert
la variabilité du monde social. Il est en mesure de substantialiser sa
liberté d'action, de dépasser l'horizon borné d'une
« liberté-procédure ». Pour Durkheim, la
liberté ne saurait valoir que positivement, c'est pourquoi on se doit de
conserver cette prémisse.
Immanquablement, l'écart établit
conceptuellement entre les représentations sociales et les
représentations collectives s'amenuisent. Mais, par ailleurs, si chacun
nourrit ses représentations avec volonté, le spectre de la
confrontation réapparait. Cette confrontation ne pouvait être
résolue que par la conscience collective. Si l'on admet qu'elle se
dissipe, la dislocation progressive de la société est
pratiquement inévitable. Sans ordre social l'efficacité de la
représentation créatrice est compromise dès son
émission. L'on ne saurait admettre que la division du travail est cette
miraculeuse panacée à la solidarité sociale sur le plan
moral.
L'esprit du calculateur-utilitariste dans le monde des
affaires à l'heure de l'industrie est indétrônable chez
Tönnies. Considérant l'homme sous sa dimension
égocentrée, il estime que « la substance de la
volonté arbitraire est liberté dans la mesure où celle-ci
existe dans la pensée du sujet comme une somme de possibilités ou
de pouvoirs »261(*). En postulant l'irréductibilité du
champ moral, Durkheim peut surmonter le pessimisme éprouvé par
Tönnies à cet égard. Et il a l'avantage d'offrir une
alternative au rapport de l'individuel au collectif, à l'instar du grand
homme.
« Le tort des universalistes, comme Hegel et
Schopenhauer, est de n'avoir pas vu cet aspect de la réalité.
Faisant de la personnalité une simple apparence, ils ne peuvent lui
reconnaître de valeur morale. Ils ne s'aperçoivent pas que si
l'individu reçoit beaucoup de la société, il ne laisse pas
de réagir sur elle : c'est ce qui est surtout sensible chez les grands
hommes »262(*). Le collectif se refonde sous l'emprise d'un
seul : c'est le principe. « Et voilà pourquoi les plus
grandes figures historiques, celles qui nous apparaissent comme dominant
infiniment toutes les autres, ce ne sont celles ni des grands artistes, ni des
grands savants, ni des hommes d'État, mais celles des hommes qui ont
accompli ou qui sont censés avoir accompli les plus grandes choses
morales : c'est Moïse, c'est Socrate, c'est Bouddha, c'est Confucius,
c'est le Christ, c'est Mahomet, c'est Luther, pour ne citer que quelques-uns
des plus grands noms. C'est que ce ne sont pas seulement de grands hommes,
c'est-à-dire des individus comme nous, quoique doués de talents
supérieurs aux nôtres. Mais, parce qu'ils se confondent dans notre
esprit avec l'idéal impersonnel qu'ils ont incarné et les grands
groupements humains qu'ils personnifient, ils nous apparaissent comme
élevés au-dessus de la condition humaine et
transfigurés »263(*). En hypostasiant leur personnalité sociale,
en faisant d'eux des mystiques du social, Durkheim parvient à restaurer
la dignité morale de ces individus qui à eux seuls refondent le
lien collectif. Le facteur individuel est donc ici déméritant du
résultat qui, au demeurant, est souhaitable.
Là ne s'arrête pas l'enfilade de ses
considérations sur le grand homme. Dans Les règles de la
méthode sociologique, l'auteur écrit que l'homme de
génie, assimilable vraisemblablement au « grand
homme », détient la capacité de mettre
les sentiments collectifs au service de ses sentiments individuels264(*). Mais il précise
aussitôt que ces cas sont des accidents individuels, que ces hommes ne
remplissent aucune fonction sociale. Le vocable du sociologue est
démonstratif : aucune fonction sociale n'est satisfaite par l'individu,
et subrepticement Durkheim évacue le doute sur l'impact social du
génie. Pourtant ces hommes qui sont indifférents aux
mécanismes sociaux ne poursuivent- ils pas parfois lucidement leur
utilité propre? Chez Durkheim, parce que le processus de
plénitude social repose sur la marche de l'ensemble selon une
« adhésion éclairée », l'homme
s'inclinant consciemment devant la force, « l'efficacité
créatrice » de l'individu est même plus une fiction
qu'une éventualité à ses yeux.
Entre l'utilité individuelle d'une âme de
génie et l'individualité sidérante de moralité, il
n'est réellement de particuliers qui puissent se targuer de profiter de
sa liberté pour en faire jouir le groupe. Ou bien l'homme, jouant sur la
faiblesse de l'affect, parvient, selon son propre dessein, à faire
courber l'échine d'individus trop crédules, ou bien le grand
homme, de libérateur qu'il puisse être, accommode, envouté
par l'esprit du temps, une morale plus féconde. Peut-être est-ce
dans ce registre que doivent être recherchés les véritables
hommes libres, qui, portés par leur idéal se sacrifient à
la cause commune, à l'exemple de Socrate265(*). Contribuer par sa seule
vertu à susciter de nouvelles représentations collectives
unifiant les « particules humaines » est donc une
hypothèse plutôt mince pour le sociologue.
Le statut qu'il fait à l'artiste plaide pour la
ténuité de la création socialement
bénéfique. « Absolument réfractaire à
l`obligation »266(*), dans une situation de « véritable
antagonisme » avec la morale267(*), l'art est une sphère de liberté pure.
Durkheim explicite cette position : l'activité artistique manifeste
la plus entière liberté parce qu'elle ne suit aucune
règle, qu'elle ne poursuit aucun but. Pour le sociologue, l'art ne suit
aucune direction, et par conséquent ne peut avoir aucune utilité
sociale à proprement parler. Parce que qu'il ne parvient à saisir
la fonction, il ne peut s'étendre sur le besoin social auquel
répond l'art. Et bien qu'il reconnaisse que parfois l'art puisse
être animé par des sentiments moraux, il part du principe que
l'art, phénomène d'errance, est superflu, et « ce qui
est superflu ne s'impose pas ». L'art chez Durkheim n'a donc rien
comme d'une fonction concourant aux représentations sociales, et a
fortiori n'a rien du caractère asservissant défendant des
intérêts catégoriels comme chez Marx par exemple. L'art
semble appartenir à tout le monde, et s'eu été son
mérite démocratique.
Mais, si l'on déplace la focale du groupe à
l'individu, l'art procure un certain agrément, car l'oeuvre diffuse un
sentiment d'oubli de notre quotidien, de nos soucis comme de nos
intérêts. C'est pourquoi « l'art nous console, parce
qu'il nous détourne de nous-même »268(*). Et concernant l'artiste, il
admet que l'homme puisse éprouver du plaisir à ainsi
répandre sans but son activité. Chez l'artiste, ce sentiment
d'oubli de soi va jusqu'à l'extase, ce qui rappelle l'effervescence
religieuse. Les formules touchant à l'art et à
l'exubérance collective sont d'une troublante similarité. Dans
l'assemblée en ébullition, l'individu « se
déploie pour le plaisir de se déployer, il se complait en des
sortes de jeux »269(*). L'homme est distrait, il est allégé
des préoccupations ordinaires et cette distraction lui confère du
courage pour affronter sa vie profane.
La symétrie de l'art et de la religion est paradoxale.
Sous un angle, la religion apparait comme une activité purement morale
parce que fondatrice du social, mais la religion considérée
à travers la disposition des individus se vouant au culte est chose
esthétique : « il y a une poésie inhérente
à toute religion »270(*). L'art et l'évocation symbolique sous-jacente
ne sont pas de l'apanage du religieux : c'est que l'art comme le culte
sont à la base indissoluble, ils participent d'une commune
activité de libre création de l'esprit. La naissance du religieux
peut ainsi être appréhendée comme une symbiose de
l'imaginaire, auquel chacun contribue pour modeler la force immanente au
groupe. Le sacré est contagieux, il semble ainsi se répandre
sans logique apparente, car son stimulus répond à un principe de
liberté.
Mais il en est autrement dans nos sociétés
organiques, où la morale apparait plus rigide, dans la mesure du moins
où chacun prend mieux conscience des prescriptions morales. D'ailleurs,
dans ce contexte, il n'y a qu'un pas à franchir pour percevoir l'art
comme déviant. Durkheim s'arrête en deçà mais
s'interroge : « peut-être même l'observation
établirait-elle que [...] un développement intempérant des
facultés esthétiques est un grave symptôme au point de vue
de la moralité » 271(*). La liberté est toujours un moyen pour
atteindre l'utilité sociale ; le reste apparaît probablement trop
autocentré à son goût272(*). L'artiste n'a donc rien d'un grand homme: il n'est
pas moral, il manque à son rôle social, est insuffisamment
rigoureux. L'art cumule liberté et action273(*), et c'est à ce titre
qu'il eut pu servir de socle à un modèle éthique.
b) Les valeurs de la fraternité durkheimienne et
l'accomplissement de la fraternité chez Bergson
Ce choix durkheimien de relativisation du grand s'inscrit
pleinement dans son idéal méritocratique et démocratique.
A l'occasion d'une distribution de prix organisé par le lycée de
Sens, il adresse aux candidats un discours éloquent: « Tous
les individus, si humbles soient-ils, ont le droit d'aspirer à la vie
supérieure de l'esprit »274(*). Et il donne la consigne de ne jamais s'abaisser
devant les grands: « ayez un sentiment très vif de votre
dignité. Si grand que soit un homme, n'abdiquez jamais entre ses mains
et d'une manière irrémédiable votre liberté. Vous
n'en avez pas le droit »275(*). (Durkheim combat ici les
thèses de Renan avec une certaine véhémence.
Résumant sa thèse, il écrit avec une pointe de sarcasme:
« Tout en haut se trouverait cette élite qu'aurait
favorisée le caprice de la nature. Tout en bas, la foule
végéterait dans l'inconscience. Les premiers penseraient pour les
seconds. Ils seraient comme la conscience de l'humanité tout
entière. Quant aux autres, ils se contenteraient d'admirer, d'adorer ces
êtres extraordinaires, de les servir, heureux d'ailleurs de les servir et
de se sacrifier »276(*)).
Ainsi, Durkheim aspire à une canalisation de
l'énergie trop imposante de certains par tous les autres. Observant le
paysage social, il se méfie du relief détonnant de certaines
individualités. Il incite ceux qui vont construire l'avenir à
avoir une attitude volontaire, contre le sentiment, peut-être trop
naturel, d'inclinaison ou de rabaissement crée par la trempe de
l'élite. Par ailleurs, il explique bien la nuance entre l'expression
d'une révérence exagérée et indésirable, et
l'affirmation de soi qui est compatible avec le respect dû à
l'autre. C'est l'idée de dignité, ici inhérente, qui est
mise en avant. Cette dignité est comme le paroxysme du sentiment
sympathique. Elle permet de désamorcer les tensions en plaçant le
transi à égalité du charismatique, de celui dont l'opinion
de tous met à tort sur un piédestal. Cette dignité est
ainsi incontestablement vecteur de solidarité, et elle détient
l'avantage, conceptuellement, de s'allier à la liberté
individuelle et à l'égalité (c'est la valeur qui
complète l'égalité formelle).
« Pour l'individualiste, la société
est une réunion de sujets autonomes, égaux dans leur
liberté, échangeant entre eux leurs services, ainsi sans jamais
dépendre les uns des autres »277(*). Durkheim ne doit pas penser
que les hommes sont naturellement égaux en liberté. Mais, puisque
les hommes imaginent qu'ils sont égaux en dignité, ils doivent
être en même temps égaux en liberté. La
liberté est au demeurant spontanément encadrée par la
société. Par conséquent sa foi dans la capacité
humaine à progresser doit, quelque part, l'amener à colorer
l'avenir de lendemains qui chantent avec enthousiasme la dignité de
l'homme.
Durkheim voit d'un bon oeil cette dignité car tout
à la fois elle génère de la solidarité et elle pose
une base nouvelle à la morale. La liberté individuelle comme
valeur moderne, au-delà du libre arbitre est en revanche rappelée
avec plus d'insistance à son origine. L'homme n'ayant pas
décidé de la division du travail, il ne peut que prétendre
à des caractères d'autonomie ou de personnalité : ces
attributs sont dévolus à l'homme par la société. En
conclusion de De la division du travail social, il énonce donc
au sujet de l'individu « sa liberté n'est qu'apparente et sa
personnalité d'emprunt »278(*). C'est la conscience collective qui a jeté
les dés du sort humain, et l'homme ne peut s'affranchir de ce cadre
prédéterminé. S'il ne faut confondre fatalisme et
déterminisme incomplet, la maigre marge d'action laissée au sujet
a pour effet d'ôter la surprise au devenir social. Partant, ses
hypothèses sur les types de solidarité sont toujours
limitées, et l'évolution d'un type à l'autre se produit
sans rupture, avec une certaine linéarité.
Si l'on prend pour comparatif l'auteur de Les deux sources
de la morale et de la religion, on voit qu'un gouffre sépare ici
les deux penseurs. Bergson fait une place phénoménale à
l'individu dans le cadre de sa « société
ouverte ». Les sociétés théorisées par
Durkheim sont immanquablement « closes », car tout y est
réglé. Après la spontanéité sympathique des
débuts du social, il se limite à retracer l'évolution des
sociétés selon un schéma globalement rationalisé,
partant, assez pauvre. C'est une société qui est au mieux
motivée par des hérauts et non par des héros.
C'est-à-dire qu'après l'élan social provenant du sentiment
sympathique, il n'y a plus que l'habitude, qui dessine les rives que suivra le
courant social et qui finit par faire du dessin un destin, barrant la voie
à l'alternative.
Pour comprendre comment Bergson en vient à
modéliser une « société
ouverte », il est révélateur de saisir la notion de
personnalité. Les notes introduites dans l'édition PUF de Les
deux sources de la morale et de la religion279(*) précisent la maquette théorique
des deux penseurs. La position durkheimienne y est ainsi
résumée : la personne est ce point de rencontre entre
l'individu et la société, mais la personne est formée par
le social. Chez Bergson l'individu et le social répondent à des
rythmes et des durées différentes280(*), ce qui a pour implication
d'ancrer différemment le social, par la notion de solidité qui
évoque cette cristallisation du moi profond en moi social, et la
solidarité, qui est interindividuelle. « C'est ce qui autorise
Bergson à étudier la personne non à partir des grands
rites d'initiation à travers lesquels la société s'impose
à l'individu, mais à partir des dédoublements de
personnalité à travers lesquels se manifeste l'inadaptation d'un
individu au cadre social dans lequel il vit ».
Cette inadaptation permet d'envisager plus simplement
l'évolution sociale. Dans l'ordre, vient d'abord vient la
société close élémentaire, où l'obligation
trouve sa racine dans un instinct social. « Plus, donc, dans une
société humaine, on creusera jusqu'à la racine des
obligations diverses pour arriver à l'obligation en
général, plus l'obligation tendra à devenir
nécessité, plus elle se rapprochera de l'instinct dans ce qu'elle
a d'impérieux »281(*). Cet instinct est alors confus, mais il se
précise dans l'Histoire: « intelligence et instinct sont des
formes de conscience qui ont dû s'interpénétrer à
l'état rudimentaire et se dissocier en grandissant »282(*). Les sociétés
closes modernes on cela de commun avec les premières que l'obligation
enferme l'homme dans un moule solidaire, dont on ne s'aperçoit pas
réellement, car il est travesti par la foule des habitudes.
« Bref, l'instinct social que nous avons aperçu au fond de
l'obligation sociale vise toujours - l'instinct étant relativement
immuable - une société close, si vaste soit
elle »283(*).
Mais même dans la société close,
l'obligation n'est que d'une nécessité qu'imparfaite. C'est que
l'être ne se sent obligé, par principe, que s'il est libre. La
liberté n'est pas, comme chez Durkheim, un produit de la règle,
car la règle ne s'entend, par elle-même, sans la liberté.
La société close est donc dominée par des habitudes. Sa
solidarité est pourvue comme par automatisme ; c'est en fait
l'idée de solidité sociale que traduisent ces habitudes
logées dans le moi profond. Cette forme de lien social, pour efficace
qu'elle soit, est donc réglée, en raison du fait que les
états d'âme de l'homme (l'instinct et l'habitude) sont
déterminés. Ils se repèrent à ce qu'ils
« sont faits pour pousser à des actions qui répondent
à des besoins », « les autres, au contraire, sont de
véritables inventions, comparables à celle du musicien, et
à l'origine desquelles il y a un homme »284(*). Ces hommes possèdent
comme chez Durkheim, une haute personnalité morale. En
conséquence, ces hommes « n'ont pas besoin d'exhorter ; ils
n'ont qu'à exister ; leur existence est un appel ». C'est ce
qui fait la supériorité morale de la société
ouverte: « tandis que l'obligation morale est pression ou
poussée, dans la morale complète et parfaite il y a un
appel »285(*).
La société dite ouverte se réalise alors
grâce à la sensibilité, faculté humaine qui provoque
l'imitation du héros. Car « en dehors de l'instinct et de
l'habitude, il n'y a d'action directe sur le vouloir que celle de la
sensibilité »286(*). Au-delà de la conscience ou de
l'inconscience, l'homme est poussé à suivre l'exemple. En effet,
« si l'atmosphère d'émotion est là, si je l'ai
respirée, si l'émotion me pénètre, j'agirais selon
elle, soulevée par elle. Non pas contraint ou nécessité
mais en vertu d'une inclinaison à laquelle je ne voudrais pas
résister »287(*). Pour autant, sur le plan social, il ne peut
être affirmé que le lien social ainsi produit par le mouvement est
de fait plus libre. Il n'est ni plus libre ni plus obligé,
l'appréciation relevant d'une autre catégorie,
émotionnelle. Les libertés de chacun seront plausiblement
augmentées, l'habitude inconsciente étant pour partie
vidée des esprits. D'autre part, la liberté du créateur
doit être préjugée pour rendre le modèle
cohérent.
Ainsi, « la nécessité sociale a
paradoxalement besoin de la liberté individuelle pour s'effectuer, car
elle s'assure ainsi, dans le domaine humain, une plus grande marge
d'action »288(*). Ainsi, pour résumer: « le tout de
l'obligation est une nécessité permettant aux individus d'agir
collectivement, sauf à ce que la nécessité sociale
requiert la liberté individuelle pour une plus large marge d'action, ce
qu'incarne le mystique ». Le mystique, transporté sur la toile
durkheimienne pourrait apparaitre comme celui qui parvient à surpasser
la conscience collective, dans le sens où c'est par celle-ci que ce
conduit le passage de la solidarité du type mécanique au type
organique. Le facteur individuel dans l'évolution sociale est donc
toujours plus déterminant pour Bergson que pour Durkheim.
En outre, la solidarité sociale peut parfois
apparaître chez Durkheim en deçà de l'idéal
fraternel, cependant que la religion de l'homme doit aussi avoir cet objet.
C'est que la solidarité reposant sur l'activité économique
sera toujours fébrile, elle ne devient pleinement satisfaite qu'en
jouxtant l'univers économique et l'univers moral. Mais pour
s'accomplir, cette religion de l'Homme doit être pratiquée plus
que professée car quoique le dogme soit une institution morale qui
influera sur les représentations des esprits, elle s'arrêta au
seuil des idées. L'homme copie plus ce qu'il voit que ce qu'il
écoute. Comme l'écrit Bergson, mais peut-être Durkheim n'en
eu pensé moins « ce n'est pas en prêchant l'amour du
prochain qu'on l'obtient. Ce n'est pas en élargissant des sentiments
plus étroits qu'on embrassera l'humanité »289(*).
On l'eut deviné, la société ouverte que
décrit Bergson est plus globalement plus fraternelle que ne l'est toute
solidarité durkheimienne. Mais elle semble aussi proprement solidaire,
quand bien même la fraternité constituée est
interindividuelle, car ce lien social établit apparaît plus
désirable. En effet: « c'est dans un tout autre sens que
l'homme trompe la nature quand il prolonge la solidarité
sociale en fraternité humaine »290(*). Ainsi, si la
solidarité est un état social indissoluble, la
société close aura la faveur du jugement ; si la
solidarité est un idéal qui aspire à la fraternité,
on penchera pour la société ouverte. Elle possède en creux
une force incommensurable, qui avant d'être sociale, est humaine.
Néanmoins, celle-ci ne déclenche pas, aucun mécanisme
collectif ne parviendra à la réaliser, puisque c'est bien un
homme, un créateur, qui porte tout seul à un renouveau moral.
Durkheim ignore la fraternité parce qu'elle ne repose
sur rien de tangible, et la fraternité comme l'entend un Bergson
suppose un vide des représentations collectives. En fait la
fraternité de la société ouverte repose sur l'imitation,
et Durkheim ne veut faire trop d'égard à cette idée. Il
fait valoir en effet que l'imitation peut s'accomplir « entre
individus que n'unit aucun lien social ». Il spécifie
même: « un homme peut en imiter un autre sans qu'ils soient
solidaires l'un de l'autre ou d'un même groupe social dont ils
dépendent également, et la propagation imitative, n'a pas,
à elle seule, le pouvoir de les solidariser » 291(*).
Pour Bergson, les sentiments naturels amènent les
hommes à se solidariser. Néanmoins, entre groupes sociaux clos,
cette unité est en même temps supposée par
l'hostilité, virtuelle tout au moins, de chacun de ces groupes. Les
solidarités durkheimiennes, en comparaison, souffrent d'un état
de conflit ouvert latent. Durkheim d'ailleurs, sans la recommander pour autant,
insiste sur l'effet salutaire de la guerre d'un point de vue moral292(*). C'est que, réaliste,
il considère que la guerre est chose nécessaire. Mais ce
sédiment cristallin de ses lectures passées permet le doute sur
l'idée d'autonomie des cités, l'autonomie collective donc, si
l'antagonisme en vient à éclore, à se concrétiser.
Durkheim est optimisme quant à l'avancement moral que constituerait une
solidarité entre peuples ou individus de peuples différents, bien
qu'il sache que c'est une marche marathonienne où les obstacles seront
récurrents293(*).
Si l'on s'en tient à Bergson, on retiendra que
« entre une morale ouverte et une morale humaine, la
différence n'est pas de degré, mais de
nature »294(*). Mais surtout il parait incongru au philosophe de
vouloir susciter des actions morales295(*). Il est très insuffisant alors de vouloir
« nous faire une morale »296(*) comme l'écrit Durkheim en toute fin de De
la division du travail social. A moins, que celui-ci, ce-disant, souhaite
une règlementation pour seulement prévenir les dangers de
l'anomie.
*
*
*
La solidarité durkheimienne balance entre deux univers
entremêlés: l'intégration et la régulation.
L'intégration, selon l'angle choisit, s'entend d'un
produit de la contrainte comme intériorisation des
représentations et des valeurs, préparant chez l'individu des
dispositions altruistes ; mais l'acte altruiste sera pourtant perçu
comme spontané. L'intégration est alors le produit d'une
nécessité physiologique ou psychique.
La solidarité n'est pas épuisée par
l'idée d'intégration: la régulation des comportements est
également nécessaire. C'est la régulation qui permet
d'esquisser une évolution du rapport de l'individuel au collectif. Si
l'on part du principe, et il semblerait que c'est son crédo, que la
règle morale est informée et précise (elle est
identifiable à l'allure contemporaines de la régulation),
l'individu ne peut qu'en avoir conscience, et on doit admettre qu'il est un
minimum en mesure de se soustraire à son impératif.
Durkheim prétend que la soumission à la
règle est spontanée. Pourquoi l'individu a-t-il alors tant besoin
de discipline? On comprend que la discipline a pour objet de faire renaitre
les sentiments d'assujettis qui appartiennent plus à logique de
l'intégration par la contrainte, point d'orgue de la cohésion
sociale (plus que la notion de solidarité). En abordant la
discipline, Durkheim transpose le processus de passivité (d'origine
émotionnelle) du sujet devant la contrainte à un abrutissement
souhaité de l'individu face à la règle. Cette
contamination des procédés plus ou moins naturels de la
contrainte à la règle par le biais de la discipline est
artificielle. En faisant du droit un fait, il confond le fait avec le
droit , ce qui amène à une identité de
caractères entre la règle de droit et la norme morale. La
nécessaire désirabilité de la règle, qu'il
proclame, apparaît stupéfiante autant qu'illégitime.
Réaliser cette discipline n'a peut-être pour rôle que de
brimer l'individu, de lui ôter sa liberté de pensée qui se
répercutera dans le conformisme social de ses actes. C'est dans cette
perspective que la liberté est rabaissée.
« ... la société n'exerce à
l'égard des individus une puissance suffisante d'intégration que
si elle se constitue en rapport à des normes, et se donne les moyens de
faire reconnaitre et accepter ces normes par ses membres ainsi définis
comme sujets normés ; sans quoi elle sombre dans ce que Durkheim
appelle l'anomie. Il faut donc que ces normes soient comprises et admises par
l'individu comme étant leurs règles, qui s'imposent à eux
précisément parce qu'ils sont des individus, ce qu'effectue une
discipline rationnelle développant solidairement les principes de
l'obligation et de l'association, de manière à maintenir la
cohésion du tout social » 297(*).
De nos jours, le rapport intégration-régulation
tend à s'inverser. Doit-on considérer, avec Durkheim, que
« partout où il y a des sociétés, il y a de
l'altruisme, parce qu'il y a de la solidarité »298(*) ? La solidarité
reposant sur la dépendance, tenant compte de la distance entre
individus, ne contient rien qui puisse inciter à l'altruisme, sauf
à croire que le coeur des hommes est devenu plus noble.
Quant à la liberté humaine, elle est par nature
limitée car est confinée à la propriété.
« En effet, être une personne, c'est être une source
autonome d'action. L'homme n'acquiert donc cette qualité que dans la
mesure où il y a en lui quelque chose qui est à lui, à lui
seul et qui l'individualise »299(*). Quant au libre arbitre, il est récusé
en tant qu'attribut du sujet au motif que sa validité serait
conditionnée par le fait que les afflux de représentations sont
sociales, les matériaux de sa conscience, sont extérieures au
sujet. On peut établir en conséquence que la liberté ne
s'entend que d'un rapport équilibré à la
société. Trop différent, l'individu risque de sombrer dans
une situation subjective d'anomie. Pour que la liberté fleurisse, il
faut que le sujet cultive son individualité dans son rapport au monde,
grâce à sa parcelle de terre, terre de toutes les promesses du
libéralisme. Mais en adoptant cette optique, on risque tout de
même de favoriser l'éperdue différenciation entre
individus, ce qui, globalement, peut nuire à la cohésion de
l'ensemble social.
Annexe
Source : Paoletti Giovanni, « La théorie
durkheimienne du lien social à l'épreuve de l'éducation
morale », Revue européenne des sciences sociales,
tome XLII, 2004, N° 129, pp. 275-288.
p. 275
Nous allons exposer quelques considérations relatives
au niveau analytique de la production durkheimienne de Besnard, et à son
noyau, c'est-à-dire la question du lien social. Besnard donne de cette
notion une définition précise, tirée des textes. Dans sa
forme générale, le lien social pour Durkheim consiste dans la
combinaison de deux types de relations entre les individus et la
société - l'intégration et la régulation -
exprimées statistiquement par deux variables liées mais
autonomes. Pour leur définition préliminaire, il suffit de
choisir parmi les nombreuses formulations que nous en offre Le suicide:
l'intégration désigne « la manière dont les individus
sont attachés à la société », la
régulation « la façon dont elle les réglemente
».
p. 277
L'abandon de la notion d'anomie après Le suicide serait
la conséquence la plus évidente, même si elle est souvent
négligée par les présentations courantes de la sociologie
durkheimienne, de cet inachèvement [de la régulation]: s'il y a
un« fil conducteur» dans l'oeuvre de Durkheim, conclut Besnard, c'est
plutôt du côté de l'intégration qu'il faudrait le
chercher.
p. 279 (Reprise d'un extrait de L'éducation
morale, disponible dans : Durkheim Emile, L'éducation
morale, 4ème édition, coll.
« Pédagogue du monde entier », Fabert, Paris, 2006,
356 p 127.)
«Parce que la société est au-dessus de
nous, elle nous commande; et, d'autre part, parce que tout en nous étant
supérieure, elle nous pénètre, parce qu'elle fait partie
de nous-mêmes, elle nous attire de cet attrait spécial que nous
inspirent les fins morales. Il n'y a donc pas à chercher à
déduire le bien du devoir ou réciproquement. Mais, suivant que
nous nous représentons la société sous l'un ou sous
l'autre aspect, elle nous apparaît comme une puissance qui nous fait la
loi ou comme un être aimé auquel nous nous donnons; et, suivant
que notre action est déterminée soit par l'une, soit par l'autre
représentation, nous agissons par respect pour le devoir ou par amour du
bien. Et, comme nous ne pouvons probablement jamais nous représenter la
société sous l'un de ces points de vue à l'exclusion
complète de l'autre, comme nous ne pouvons jamais séparer
radicalement deux aspects d'une seule et même réalité,
comme, par une association naturelle, l'idée de l'un ne peut
guère manquer d'être présente, quoique d'une manière
plus effacée, quand l'idée de l'autre occupe le premier plan de
la conscience, il s'ensuit que, à parler à la rigueur, nous
n'agissons jamais complètement par pur devoir, ni jamais
complètement par pur amour de l'idéal [...]. Mais, si
étroits que soient les liens qui unissent l'un à l'autre ces il
importe de remarquer qu'ils ne laissent d'être très
différents. La preuve, c'est que, chez l'individu comme chez les
peuples, ils se développent en sens inverse l'un de
l'autre ».
p. 281
On dira que ce n'était pas là une
nouveauté chez Durkheim: dans la Division du travail, par exemple, il
avait soumis la production de solidarité organique à des
conditions liées aux représentations individuelles (conscience
des relations entre les organes, justice des règles qui
déterminent ces relations). Il faut souligner que ces conditions,
effacées dans Le suicide, retrouvent une place justement dans la
Division du travail, en effet, il n'était pas vraiment question d'une
représentation de la société en général, qui
en tant que telle aurait été plutôt typique de la
solidarité mécanique par conscience collective. Durkheim soutient
dans cet ouvrage que dans les sociétés modernes le contenu de la
conscience collective va de plus en plus en s'indéterminant et il perd
ainsi en puissance impérative ; la division du travail remplirait
justement la fonction de producteur de solidarité jouée
auparavant par le contenu de la conscience collective (Durkheim, 1893b, pp.
272- 276). Par conséquent, les représentations qui concourent
à la formation du lien social par la division du travail ne consistent
pas dans une représentation de la société en
général, mais bien dans des actes déterminés des
consciences individuelles - leur prise de conscience du tissu productif
où les travailleurs sont insérés, un jugement de valeur
(juste/injuste) à propos de certaines normes. Dans l'éducation
morale, au contraire, l'établissement du lien social ne suppose pas des
états de conscience déterminés, mais il est fondé
sur une loi générale de la conscience ou de l'esprit : ce
qui rend le lien social possible est la conscience en tant que telle, par son
mode de fonctionnement même, et non des actes particuliers de cette
conscience.
La représentation de la société est ainsi
la condition de l'existence même des relations et des normes sociales: on
peut dire que sans cette représentation, les relations et les normes
tout simplement n'existent pas. Ce que Durkheim dit plus
particulièrement de l'autorité vaut pour le lien social en
général: c'est un caractère dont un être,
réel ou idéal, se trouve investi par rapport à des
individus déterminés, et par cela seul qu'il est
considéré par ces derniers comme doué de pouvoirs
supérieurs à ceux qu'ils s'attribuent à eux-mêmes.
Peu importe, d'ailleurs, que ces pouvoirs soient réels ou imaginaires:
il suffit qu'ils soient, dans les esprits, représentés comme
réels (ÉM, p. 74 ; c'est nous qui soulignons).
p. 285
Le fait que la société devienne objet de
représentation pour les esprits individuels suffit donc à rendre
compte des deux dimensions du lien social. Dans L'éducation morale,
à la notion de force succède celle d'autorité sociale,
c'est-à-dire une force qui, loin de s'imposer à des sujets de
l'extérieur, est accompagnée par leur acceptation ou leur
reconnaissance. L'introduction de cette condition supplémentaire
constitue le noyau de l'analyse durkheimienne du troisième
élément de la moralité, l'autonomie de la
volonté.
Table des matières
Introduction..................................................................................................................
3
I Les constituants de la solidarité
mécanique et de la solidarité organique, le passage d'une
liberté inconcevable à une autonomie
réelle....................................................................................
13
A- Des présupposés de l'unité
sociale à des restrictions potentiellement
liberticides.....................13
1° L'organicisme durkheimien et la conscience
individuelle........................................................13
a) L'organicisme
durkheimien............................................................................................14
b) Le statut du sujet vis-à-vis de la conscience
collective : entre conscience et inconscience....................16
2° Le champ moral : éléments d'une
théorie reposant sur le sacré, l'autorité et le devoir,
observables à travers le fait
social..................................................................................................................21
a) Le sacré qui se prolonge dans l'autorité, un
présupposé solidarisant de la règle
morale.......................21 b) L'extériorité et la
contrainte: le caractère
« hétéronomique » des faits
sociaux................................26.
B- La solidarité et le rapport
régulation-intégration..............................................................
30
1° La solidarité organique à travers
l'idée de dépendance et de
régulation.........................................31
a) L'augmentation de la dépendance entre
individus....................................................................31
b) La règlementation dans les
contrats..........................................................................................32.
2° Les paradoxes de l'intégration
sociale......................................................................................37
a) Le manque d'intégration sociale procédant de la
division du travail.............................................37 b)
Favoriser l'intégration sociale et la liberté par la
règlementation.................................................42
II - Le libre développement de l'individu
face à l'ordre
moral.....................................................
51
A- L'institution d'un ordre moral
liberticide.....................................................................
51
1° La liberté comme moyen, la liberté au
service de la
société.....................................................51
a) La liberté conditionnée par la dépendance
à la
société.............................................................51
b) La liberté comme maitrise de
soi..............................................................................................55
2° La science comme institution de libération
collective.............................................................62
a) La science a le monopole de l'évolution
morale........................................................................62
b) La libération de l'homme par la science.
...................................................................................64
B : Le dégagement des facultés
d'autonomisations
individuelles.....................................................70
1° La ligne de fracture de la
liberté individuelle.......................................................................71
a) Une liberté individuelle d'action complète dans
la propriété
.....................................................71 b) Les obstacles moraux
à la liberté de
pensée.........................................................................75
2° L'efficacité créatrice de l'individu et
les limite de la
fraternité...................................................79
a) L'efficacité créatrice de
l'individu....................................................................................79
b) Les valeurs de la fraternité durkheimienne et l'accomplissement de la
fraternité chez Bergson.............83
Conclusion.........................................................................................................................90
Annexe.............................................................................................................................91
Bibilographie..................................................................................................................................96
Bibliographie
1. Ouvrages
Akoun André, Ansart Pierre (dir.), Dictionnaire de
sociologie, édition, coll. « Seuil », Le
Robert, Paris, 1999, 587 p.
Aron Raymond, La sociologie allemande contemporaine,
4ème édition, coll. « Quadrige »,
PUF, Paris, 1981, 147 p.
Aron Raymond, Les étapes de la pensée
sociologique, coll. « tel », Gallimard,
Mesnil-sur-l'Estrée, 663 p.
Bergson Henri, Les deux sources de la morale et de la
religion, 10ème édition, coll.
« Quadrige », PUF, Paris, 2008, 708 p.
Besnard Philippe, Borlandi Massimo, Vogt Paul (dir.),
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1993, Paris, 329 p.
Blais Marie-Claude, La solidarité. Histoire d'une
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Borlandi Massimo, Boudon Raymond, Cherkaoui Mohamed, Valade
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Boudon Raymond, François Bourricaud, Dictionnaire
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Bouglé Célestin, Raffault J...,
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Durkheim Emile, Les règles de la méthode
sociologique, 13ème édition, coll.
« Quadrige », PUF, Paris, 2007, 149 p
Durkheim Emile, Le suicide, 5ème
édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 1990, 463
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Durkheim Emile, Les formes élémentaires de la
vie religieuse, CNRS EDITIONS, Paris, 2007, 639 p.
Durkheim Emile, Leçons de sociologie,
5ème édition, coll.
« Quadrige », PUF, Paris, 2010, 244 p.
Durkheim Emile, La science sociale et l'action,
1ère édition, coll.
« Quadrige », PUF, Paris, 2010, 333 p.
Durkheim Emile, Education et sociologie,
9ème édition, coll.
« Quadrige », PUF, Paris, 2010, 130 p.
Durkheim Emile, Sociologie et philosophie,
4ème édition, coll.
« Quadrige », PUF, Paris, 2010, 141 p.
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Durkheim Emile, Pragmatisme et sociologie. Cours
dispensé à La Sorbonne en 1913-1914, Librairie philosophique
J. Vrin, 1955, Paris, 212 p.
Durkheim Emile, Eléments d'une théorie
sociale, Textes I, coll. « le sens commun »,
Les éditions de minuit, 1975, 512 p., notamment pour les articles «
Communauté et société selon Tönnies »
p 383-290, « La science positive de la morale en
Allemagne », « Le rôle des grands hommes dans l'histoire
»
Durkheim Emile, Fonctions sociale et institutions.
Textes III, coll. « le sens commun », Les
éditions de minuit, 1975, 576p, pour l'article « Les formes
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1966, 200 p.
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2009, URL :
http://ress.revues.org/658
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Cahiers internationaux de sociologie, 2005/2 n° 119, p.
223-245.
* 1 Durkheim Emile, Le
socialisme, 1ère édition, coll.
« Quadrige », PUF, Paris, 1992, 267 p., p. 6
(introduction)
* 2 Durkheim Emile, De la
division du travail social, 7ème édition,
coll. « Quadrige », 2007, PUF, Paris, 416 p., p 2
* 3 Ibid., p.
109-110
* 4 Qui fera partie de son jury
de thèse.
* 5 Borlandi Massimo, Boudon
Raymond, Cherkaoui Mohamed, Valade Bernard (dir.), Dictionnaire de la
pensée sociologique, coll. « Quadrige dicos poche », PUF,
Paris, 2005, 770 p., à l'article
« Solidarité ».
* 6 Blais Marie-Claude, La
solidarité. Histoire d'une idée, coll.
« Bibliothèque des idées », Gallimard, 2007,
348 p., p. 74
* 7 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 7 (introduction)
* 8 Tönnies, Ferdinand,
Communauté et société, 1ère
édition, coll. « Le lien social », PUF, Paris,
2010, 276 p., p. 11
* 9 Durkheim Emile «
Communauté et société selon Tönnies »
Eléments d'une théorie sociale, Textes I, coll.
« le sens commun », Les éditions de minuit, 1975,
512 p., notamment pour les articles p 383-390, p. 386
* 10 Tönnies F,
Communauté et société, op. cit., p 131
* 11 Durkheim Emile «
Communauté et société selon Tönnies », op.
cit., p. 389-390
* 12 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p 101
* 13 Les
références qui seront reprises dans le corps du mémoire
figureront au long de celui-ci.
* 14 Ibid., p
338-339
* 15 « La conscience
individuelle, considérée sous cet aspect, est une simple
dépendance du type collectif et en suit tous les
mouvements », ibid., p.
* 16Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. XLIII (préface de la
première édition)
* 17 Durkheim Emile, Les
règles de la méthode sociologique, 13ème
édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 2007, 149
p. 109
* 18 Durkheim Emile, Le
suicide, 5ème édition, coll.
« Quadrige », PUF, Paris, 1990, 463 p. 368
* 19 Borlandi M., Boudon R.,
Cherkaoui M., Valade B. (dir.), Dictionnaire de la pensée
sociologique, op. cit., (article « statistique
morale ».)
* 20 Aron Raymond, Les
étapes de la pensée sociologique, coll.
« tel », Gallimard, Mesnil-sur-l'Estrée, 663 p., p.
117
* 21 Une autre formulation
de la problématique de De la division du travail social est
d'ailleurs : « Comment peut-il [l'individu] être à
la fois plus personnel et plus solidaire ? (Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. XLIII). Pour François
André Isambert, l'individu est envisagé par le bais de trois
volets : sa différenciation dans le processus de la division du
travail, la constitution de son moi social et sa libération par rapport
aux contraintes de l'organisme. (Besnard Philippe, Borlandi Massimo, Vogt Paul
(dir.), Division du travail et lien social. La thèse de Durkheim un
siècle après, coll. « Quadrige », PUF,
1993, Paris, 329 p.)
* 22 Raynaud Philippe et Rials
Stéphane (dir), Dictionnaire de philosophie politique,
3ème édition, coll. « Quadrige Dicos
poches», PUF, Paris, 2008, 892 p. (article
« Liberté »)
* 23 Jaurès Jean,
« Socialisme et liberté », Revue de Paris, 1
décembre 1898, p. 487,; in Senchet Emilien, Liberté
du travail et solidarité vitale, thèse de doctorat ès
lettres philosophie, soutenue à l'Université de Toulouse, F.
Giard & E. Brière, 1903, 421 p., p. 8
* 24 Senchet Emilien,
Liberté du travail et solidarité vitale, op. cit.,
p.7
* 25 Durkheim Emile, De la
division du travail social, 7ème édition,
coll. « Quadrige », 2007, PUF, Paris, 416 p., p.31
* 26 Durkheim Emile, Le
socialisme, 1ère édition, coll.
« Quadrige », PUF, Paris, 1992, 267 p., p. 127
* 27 Ibid., p. 119
* 28 Blais Marie-Claude, La
solidarité. Histoire d'une idée, coll.
« Bibliothèque des idées », Gallimard, 2007,
348 p., p. 218
* 29 Lappie Pierre,
« La définition du socialisme », Revue de
métaphysique et de morale, mars-avril 1894, p. 199-204.
* 30 Par exemple: Wundt,
Jhering, ou Albert Schlaeffle. Il se réfère expressement à
une oeuvre de ce dernier: Bau und Leben des sozialen Körpers
(Durkheim Emile, La science sociale et l'action,
1ère édition, coll.
« Quadrige », PUF, Paris, 2010, 333 p., p.104
* 31 Durkheim E., De la
division du travail social, op cit., p. 46
* 32 Ibid., p.47
* 33 « ...ces deux
consciences sont liées l'une à l'autre, puisqu'en somme elles
n'en font qu'une, n'ayant pour elles deux qu'un seul et même substrat
organique. Elles sont solidaires. De là résulte une
solidarité sui generis qui, née des ressemblances, rattache
directement l'individu à la société... »
(Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., 74)
* 34 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 46
* 35 « Il faut
donc que la conscience collective laisse découverte une partie de la
conscience individuelle, pour que s'y établissent ces fonctions
spéciales qu'elle ne peut pas réglementer ; et plus cette
région est étendue, plus est forte la cohésion qui
résulte de cette solidarité ». Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 101
* 36 Akoun André,
Ansart Pierre (dir.), Dictionnaire de sociologie, édition,
coll. « Seuil », Le Robert, Paris, 1999, 587 p.
* 37 Durkheim Emile,
La science sociale et l'action, 1ère
édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris,
2010, 333 p., p.195
* 38« La science
positive de la morale en Allemagne » in Durkheim Emile,
Eléments d'une théorie sociale, Textes I, coll.
« le sens commun », Les éditions de minuit, 1975,
512 p., p. 317
* 39 Durkheim Emile,
Pragmatisme et sociologie. Cours dispensé à La
Sorbonne en 1913-1914, Librairie philosophique J. Vrin, 1955, Paris, 212
p., p. 182
* 40 Durkheim E.,
Sociologie et philosophie, op. cit., p. 3
* 41 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 64
* 42
« Représentations individuelles et représentations
collectives » in Durkheim E, Sociologie et
philosophie, op. cit. 4ème édition, coll.
« Quadrige », PUF, Paris, 2010, 141 p.
* 43 Ce qui peut avoir son
importance, pour ne pas opposer avec manichéisme les thèses de
Durkheim. (Durkheim E., Sociologie et philosophie, op. cit.,
p.31 )
* 44 Durkheim E.,
Sociologie et philosophie, op cit. p.8. La conscience est incapable
d'interroger l'habitude :« Ce qui montre bien que la conscience
est obligée de se faire violence, en quelque sorte, quand elle
s'applique à diriger l'action, c'est que, dès qu'elle se
libère de ce rôle, dès qu'elle s'en échappe, les
mouvements se fixent peu à peu dans l'organisme et elle-même
disparaît : c'est ce qui se produit dans l'habitude » ,
Durkheim E., Pragmatisme et sociologie. Cours dispensé
à La Sorbonne en 1913-1914, op cit., p. 182)
* 45 Marion Henri, De la
solidarité morale: essai de psychologie appliquée,
3ème édition, Alcan, Paris, 1890, 359 p., p.
307
* 46 Durkheim E.,
Sociologie et philosophie, op. cit. p.31
* 47 Selon la définition
qu'il donne de la conscience: ibid., p.27
* 48 Durkheim E.,
Pragmatisme et sociologie. Cours dispensé à La Sorbonne
en 1913-1914, op. cit. p. 183
* 49 Durkheim E., Les
formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit. p. 614
* 50 On retiendra cette
définition de l'émotion : « L'émotion
est une expérience psycho-physiologique que le sujet éprouve
comme une altération plus ou moins importante de sa rationalité,
voire de son intentionnalité - c'est-à-dire une diminution
plus ou moins importante des contrôles conscients qu'il exerce (ou pense
exercer) habituellement sur ses conduites. Cette diminution du contrôle
affecte à la fois l'« esprit » et le
corps. » Cuin Charles-Henry,
« Émotions et rationalité dans la sociologie
classique : les cas de Weber et Durkheim », Revue
européenne des sciences sociales [En ligne], XXXIX-120 | 2001,
mis en ligne le 14 décembre 2009, URL :
http://ress.revues.org/658
* 51 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 46.
* 52 Rolland Juliette, «
Le temps et l'individu : limites du sociomorphisme durkheimien » ,
Cahiers internationaux de sociologie, 2005/2 n° 119, p.
223-245., p 245
* 53 A l'article
« Simmel », Borlandi Massimo, Boudon Raymond, Cherkaoui
Mohamed, Valade Bernard (dir.), Dictionnaire de la pensée
sociologique, coll. « Quadrige dicos poche », PUF, Paris, 2005,
770 p
* 54 Bouglé
Célestin, Raffault J., Éléments de sociologie. Textes
choisis et ordonnés, par C. Bouglé et J. Raffault.,
2ème édition, Alcan, Paris, 1930, 521 p., p.46
* 55 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit, p. 279-280
* 56 Ibid., p. 46
* 57 Durkheim E., Les
règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 34
* 58 Durkheim Emile,
Science sociale et action, 1ère édition,
coll. « Quadrige », PUF, Paris, 2010, 333 p., p.
130
* 59 Durkheim E., Les
formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p.
288
* 60 Ibid., p. 244
* 61 Qui permettrait à
Durkheim, selon l'auteure d'asseoir l'étude sociologique du
sacré, Rolland J., « Le temps et l'individu: limites du
sociomorphisme durkheimien », op. cit.,13
* 62 Durkheim E., Les
formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p.
333
* 63 Ibid., p.
576-578
* 64 Une remarque à
ce titre: Durkheim établit, donc, que la temporalité est
d`origine sociale. Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'il présente
l'habitude comme une qualité simplement individuelle, qu'elle plonge sa
force dans les bas-fonds du sujet, oubliant qu'elle doit être
calquée sur une durée sociale. Car, c'est bien au cours d'une
durée sociale que l'habitude prend corps. On doit admettre que pour
être efficaces les représentations collectives doivent être
liées à une certaine temporalité réglée,
rythmée, provoquant le moment d'effervescence créateur des
représentations.
* 65 Durkheim E., La
science sociale et l'action, op. cit., p. 22
* 66 Durkheim Emile,
L'éducation morale, 4ème édition,
coll. « Pédagogue du monde entier », Fabert, Paris,
2006, 356 p., p. 75
* 67 Raynaud Philippe et Rials
Stéphane (dir), Dictionnaire de philosophie politique,
3ème édition, coll. « Quadrige Dicos
poches», PUF, Paris, 2008, 892 p.
* 68 Pour plus de
précisions, consulter: Paoletti Giovanni, « Durkheim historien
de la philosophie », Revue philosophique de la France et de
l'étranger, 2005/3, tome 130, p. 275-301
* 69 Durkheim Emile,
Leçons de sociologie, 5ème édition,
coll. « Quadrige », PUF, Paris, 2010, 244 p., p.
83
* 70« Il est
certain, en effet, que la solidarité, tout en tant un fait social au
premier chef, dépend de notre organisme individuel. Pour qu'elle puisse
exister, il faut que notre constitution physique et psychique le
permette. » Durkheim E., De la division du travail social,
op. cit, p. 31
* 71 Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit., p. 62
* 72 Durkheim E.,
Leçons de sociologie, op. cit., p. 140
* 73 Bergson Henri, Les
deux sources de la morale et de la religion, 10ème
édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 2008, 708
p., p. 3
* 74 Ibid., p. 5
* 75 Bergson H, Les deux
sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 8
* 76 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 14-15
* 77 Bergson H, Les deux
sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 4-6
* 78 Aron Raymond, La
sociologie allemande contemporaine, 4ème
édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 1981,
147 p., p. 27
* 79 Aron Raymond, Les
étapes de la pensée sociologique, coll.
« tel », Gallimard, Mesnil-sur-l'Estrée, p 665 et
s.
* 80 Durkheim E., Les
formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p.
314-315
* 81 Ibid., p. 342
* 82 Durkheim E.,
« La science positive de la morale en Allemagne »,
Eléments d'une théorie sociale, Textes I, coll.
« le sens commun », Les éditions de minuit, 1975,
512 p.
* 83 Durkheim E. Les
règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 122
* 84 Ibid., p. 6
* 85 Article
« contrainte » dans Boudon Raymond, François
Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie,
3ème édition coll. « Quadrige »,
Paris, PUF, 1990, 736 p.
* 86 Sommairement :
« La solidarité qui dérive des ressemblances est
à son maximum quand la conscience collective recouvre exactement notre
conscience totale et coïncide de tous points avec elle : mais, à ce
moment, notre individualité est nulle ». Durkheim E., De
la division du travail social, op. cit, p. 101
* 87 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 180
* 88 Ibid., p. 27
* 89 Ibid., p. 101
* 90 Borlandi M., Boudon R.,
Cherkaoui M., Valade B. (dir.), Dictionnaire de la pensée
sociologique, op. cit.
* 91 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 84-88
* 92 Ibid., p. 87
* 93 Ibid., p. 89
* 94 Ibid., p. 93
* 95 Ibid., p. 97
* 96 Ibid., p. 98
* 97 Ibid., p. 180
* 98 Ibid., p. 191
* 99 Ibid., p. 181
* 100 Durkheim E., Le
socialisme op. cit., p. 166
* 101 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 189
* 102 C'est ce que nous
verrons aux pages 51 et s.
* 103 Ibid., p.
377
* 104 Ibid., p.
190
* 105 Ibid., p.
193
* 106 Ibid., p.
117
* 107
Colliot-Thélène Catherine, Rationalité, histoires,
droits, coll. « Pratiques théoriques »,
PUF, 2001, 352 p., p. 247 et s.
* 108 Ibid., p. 250
et s.
* 109 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 127
* 110 Ibid., p. 197
et s.
* 111 Ibid., p.
271
* 112 Ibid., p.
253
* 113 Ibid., p.
270
* 114 Ibid., p.
253
* 115 Ibid., p.
357
* 116 Ibid., p. V
(2ème préface)
* 117 Ibid., p. 90
* 118 Bouglé C.,
Raffault J., Éléments de sociologie. Textes choisis et
ordonnés, par C. Bouglé et J. Raffault., op. cit., p.
66-69
* 119« Les
états de conscience ne sont forts que dans la mesure où ils sont
permanents », Durkheim E., De la division du travail social,
op. cit., p. 97
* 120 Ibid.,
p. 99
* 121 Granovetter Mark, «
The strength of weak ties », American Journal of Sociology, volume 6, 1973
(mai), pp 1360-1380., p. 1362
* 122 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 141
* 123 Ibid.,
p. 123
* 124 Ibid.,
p. 345-348
* 125 Ibid.,
p. 357
* 126 Ibid.,
p. 365
* 127 Ibid.,
p. 367-382
* 128 Ibid.,
p. 372
* 129 Ibid.,
p. 67
* 130 Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit., p. 111
* 131 Ibid.,
p. VI
* 132 Ibid.,
p. XX
* 133 Durkheim E.,
Leçons de sociologie, op. cit. p. 47
* 134 Ibid.,
p. 74
* 135 Ibid.,
p. 34
* 136 Ibid.,
p. 98
* 137 Ibid., p. 97
* 138 Ibid., p.
203
* 139 Ibid., p. 99
* 140 Ibid., p. 93
* 141 Durkheim E., Le
socialisme op. cit., p. 63-64
* 142 Durkheim E.,
Leçons de sociologie, op. cit. p., 90
* 143 Ibid., p.
104
* 144 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 90
* 145 Durkheim E.,
Education et sociologie, op. cit., p. 59-60
* 146 Durkheim E., La
science sociale et l'action, op. cit. p. 212
* 147 Selon Jean-Claude
Filloux, ibid., p. 37
* 148 Durkheim E.,
Leçons de sociologie, op. cit. p., 86
* 149 Aron R., Les
étapes de la pensée sociologique, op. cit., p. 95
* 150 Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit. p. 280
* 151Durkheim E., Le
suicide op. cit,, p. 264
* 152 Durkheim E.,
Education et sociologie, op. cit., p.68
* 153 Durkheim E., Le
suicide op. cit, p. 274
* 154 Ibid., p.
274
* 155 Ibid., p.
272
* 156 Durkheim E., De
la division du travail social, op. cit., p. III
* 157 Hirschhorn Monique
(dir.), Max Weber et la sociologie française, coll.
« Logiques sociales », L'Harmattan, 1988, 229 p., p. 169
* 158 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. III
* 159 Durkheim E.,
Leçons de sociologie, op. cit., p. 132
* 160 Durkheim Emile,
Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie,
coll. « Petite bibliothèque de sociologie
internationale », Librairie Marcel Rivière, Paris, 1966, 200
p., p. 147
* 161 Ibid., p.
149
* 162 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 285
* 163 Georges Davy a cette
formule très précise sur le lien, presque louche,
qu'entretiennent les causalités durkheimiennes : Faut-il croire
qu'ouvrir les yeux sur les conditions concomitantes oblige à les fermer
sur les conditions antécédentes, comme si la nécessaire
solidarité horizontale des conditions d'existence du moment
présent devait se détacher de la solidarité verticale qui
les lie à l'équilibre précédent, comme si la
fonction ne devait rien à la genèse ? Durkheim E.,
Leçons de sociologie, op. cit., p. 17
* 164 Durkheim E. Les
règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 71
* 165 Ibid., p. 22
* 166 Durkheim E., La
science sociale et l'action, op. cit., p. 277
* 167 Durkheim E., Le
socialisme op. cit., p. 183-185
* 168 Ibid.., p
184
* 169 C'est que l'assise est
renversée : comme l'holisme domine chez les Anciens, l'audace de
l'acte parait remarquable, tandis que chez les modernes par trop
individualistes, il faut éviter le suicide pour préserver le
groupe.
* 170 Durkheim E., Le
suicide op. cit. p.156
* 171
« L'intégration sociale n'est plus seulement conçue
comme l'intégration de l'individu dans la société, comme
dans La Division du travail social ou dans Le Suicide
où elle est surtout l'instrument par lequel la régulation sociale
s'exerce sur l'individu en l'attachant au respect de normes. Elle devient bien
davantage : la participation aux représentations collectives, le
sentiment ressenti par l'individu d'une communion étroite entre lui et
la société, jusqu'à ne pouvoir se définir
lui-même que par son appartenance à la société avec
laquelle il ne fait qu'un. L'ordre social n'est plus essentiellement
assuré par un principe externe de régulation mais par un principe
interne à l'individu : ses conduites lui sont dictées non
tant sous la pression sociale ou par des routines que par des
convictions ». Cuin Charles-Henry, « Émotions et
rationalité dans la sociologie classique : les cas de Weber et
Durkheim », op. Cit., p. 18
* 172 Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit. p. 144
* 173 Ibid., p.
144
* 174 Ibid., p. 11
* 175 Ibid., p. 56
* 176 Ibid., p. 71
* 177 Pour une vision plus
ample: « ce qu'on appelle la loi générale de la
moralité, c'est tout simplement une manière plus ou moins exacte
de représenter schématiquement, approximativement, la
réalité morale, mais ce n'est pas la réalité morale
elle-même », ibid., p. 58
* 178 Durkheim E.,
Education et sociologie, op. cit., p.67
* 179 « Par
« discipline » il faut entendre un apprentissage de
règles qui doit permettre, d'une part, de régulariser les
conduites en créant des habitudes et, d'autre part, d'obéir
à une autorité. En fin de compte, il s'agit ici de substituer au
chaos d'une activité purement émotionnelle une orientation vers
une activité soumise à une contrainte extérieure. Dans
le langage weberien, il s'agit de passer de l'action
« émotionnelle » à l'action
« traditionnelle ». Cuin
Charles-Henry, « Émotions et rationalité dans la
sociologie classique : les cas de Weber et Durkheim », op. cit.,
p. 16
* 180 Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit., p. 306
* 181 Ibid., p.
164
* 182 Durkheim E.,
Education et sociologie, op., cit. p.64
* 183 Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit., p. 80
* 184 Durkheim E.,
Education et sociologie, op. cit., p.17
* 185 Ibid., p. 52
* 186 Ibid., p. 73
* 187 Malheureusement le
chapitre sur l'autonomie dans son versant « pratique » n'a
jamais pu être édité.
* 188 Ibid., p. 17
* 189 Ibid., p.
202
* 190 Durkheim E., Le
suicide op. cit., p.237
* 191 Ibid., p.
223
* 192 Logue William,
« Sociologie et politique, le libéralisme de Célestin
Bouglé », Revue française de sociologie, janvier-mars
1979, p. 141-153., p. 143
* 193 Senchet Emilien,
Liberté du travail et solidarité vitale, thèse de
doctorat ès lettres philosophie, soutenue à l'Université
de Toulouse, F. Giard & E. Brière, 1903, 421 p., p. 80. Il est
clair que le choix de la profession ne doit jamais être
imposé : « c'est nous qui choisissons notre profession et
même certaines de nos fonctions domestiques». Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p.208
* 194 Pour Luc Ferry et
Alain Renaut, sont républicains ceux qui répondent à ce
modèle politique: « ajoutant au droit individuel un droit
social en vertu duquel la Nation doit non seulement protéger les droits
individuels, mais aussi assurer la subsistance de sa partie la plus
malheureuse., (Ferry Luc, Renaut Alain, Philosophie politique,
1ère édition, coll « Quadrige »,
PUF, Paris, 2007, 603 p., p. 583). On sait que Durkheim défend les
libertés formelles. Néanmoins il cherche également obtenir
sa concrétion. En traitant de Linguet, il écrit « C'est
donc la liberté qui a fait tout le mal, parcequ'en libérant le
serf elle l'a, du même coup, privé de toute garantie ».
(Durkheim Emile, Le socialisme,op. cit., p. 88) Au total, se doit de
le considérer comme un Républicain, par sa protection de l'ordre
social et l'universalité des valeurs qui le fonde. La principale
caractéristique de la pensée durkheimienne est bien qu'elle
n'admet aucun clivage.
* 195 Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit. p. 14
* 196 Le langage scientifique
ou le langage rationnel sont équivalents : Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit. p. 34. Surtout, c'est parce que la
raison représente « l'ensemble des catégories
fondamentales » qu'elle peut aspirer à poursuivre la science
pour elle-même. Durkheim E., Les formes élémentaires de
la vie religieuse, op. cit., p. 53
* 197 Durkheim E.,
Leçons de sociologie, op. cit., p. 45
* 198 Durkheim E.,
Sociologie et philosophie, op. cit., p. 104
* 199 Ibid., p.
86-87
* 200 Ibid., p. 96
* 201 Ibid., p. 95
* 202 Pour preuve :
« ...puisque la division du travail devient la source éminente
de la solidarité sociale, elle devient du même coup la base de
l'ordre moral ». Durkheim E., De la division du travail social,
op. cit., p. 396
* 203 « Its proper
concern is with the social question of acceptance of some range or other of
different, even conflicting, tendencies as both necessary and legitimate
». Watts Miller, William, Durkheim, Morals and Modernity, Taylor
& Francis e-Library, Londres, 2003, 297 p. 176
* 204 Après avoir
pris soin de distinguer ce qui aurait pu relever de la participation
individuelle du scientifique, Watts Mills abouti à des conclusions
originales quant à sa réelle par à jouer.
« As a proceduralism, Durkheimian autonomy is a collective
autonomy since, with its source in science, it lies in the social practice of
collective, free, public enquiry. But a process of collective argument does not
in itself entail a collective verdict. On the contrary, a possible norm is that
the participants must each draw their own individual conclusions and make and
indeed act on their own individual judgements ». [...]
«So we might now wonder, in all this, about the identity of the
ethical judge [c'est à dire le scientifique, ou meme plus
généralement le sujet pensant]. It cannot just be the individual.
We are feeble and incomplete. [...]We in fact judge personally and partially as
individuals. Yet we seek to be able to judge impersonally and universally, and,
in a word, as man. We can then reintroduce, instead of forgetting all about,
mechanical enlightenment. Its imagination may sustain the will to try to judge
universally, and indeed imagining something of the sort seems a necessary
expression of this will itself. What about the individual as man and judging
between particular tendencies and their visions of the good? Contemporary
liberal neutrality on the issue leaves us to our own devices, to the extent
that it withdraws ethics from relevance to most of our moral concerns and
reduces judgement on them to preference and mere choice». Watts Miller,
William, Durkheim, Morals and Modernity, Taylor & Francis
e-Library, Londres, 2003, 297 p. 171 puis p.177
* 205 Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit., p. 152
* 206 Ibid., p.
180
* 207Durkheim E., Le
socialisme op. cit., p. 10
* 208 Durkheim E., La
science sociale et l'action, op. cit., p. 36
* 209 Durkheim E.,
Leçons de sociologie, op. cit., p. 124
* 210 Cette citation est de
Fouillée. Marion H., De la solidarité morale: essai de
psychologie appliquée, op. cit., p. 435
* 211 Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit. p., 163
* 212 « La science
commence dès que le savoir, quel qu'il soit, est recherché pour
lui-même... Mais en tant qu'il (le savant) se livre à
l'investigation scientifique, il se désintéresse des
conséquences pratiques ». Durkheim E., Education et
sociologie, op. cit., p. 71
* 213 « So even
in wanting, through science, a progressive rather than merely abstract
autonomy, he seems, like Kant, to want human pursuit of a humanly unattainable
ideal ». Watts Miller, William, Durkheim, Morals and
Modernity,op. cit. p. 169
* 214 Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit. p., 158
* 215 « Il y a, en
somme, dans l'univers du Pragmatisme, un double courant : un courant de
nécessité, de détermination, et un courant de
liberté, d'indétermination. La nécessité tient
à la fois : 1° à l'ordre, aussi bien interne qu'externe, des
sensations et des perceptions ; 2° à la masse des vérités
déjà acquises. Pris entre ces deux termes, notre esprit ne peut
penser ce qu'il lui plaît, et James insiste sur l'idée que nos
abstractions ne s'imposent pas moins à nous que nos sensations... Mais,
parallèlement à ce courant de détermination, il existe un
courant d'indétermination (et, pour les pragmatistes, ce n'est pas le
moins important). Ce qui atténue la double nécessité en
question et ce qui fait qu'en définitive nous sommes plus libres que
nous ne le croyons, c'est que la réalité, comme la
vérité, est, pour une bonne part, un produit humain. Le
monde est « un chaos » dans lequel l'esprit de l'homme «
découpe » des objets qu'il a disposés, rangés,
organisés en catégories. Ainsi, le monde tel qu'il est, est tel,
en réalité, que nous l'avons construit. La sensation pure
n'existe pas : elle ne prend consistance que par la forme que nous lui
donnons », Durkheim E., Pragmatisme et sociologie. Cours
dispensé à La Sorbonne en 1913-1914, op. cit. p. 109
* 216 Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit., p. 25
* 217 Durkheim E. Les
règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 7
* 218 Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit. p. 52
* 219 Georges Davy estime que
Durkheim est dans une perspective platonicienne, en associant politique et
morale. Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 10
* 220 Durkheim E.,La
science sociale et l'action, op. cit., p. 269
* 221 Durkheim E., Les
formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 95
* 222 Ibid., p.
589
* 223
Rétrospectivement, il est possible de juger de la tournure de cette
religion de l'humanité : La thèse durkheimienne d'une
religion essentiellement sociale paraît invalidée au profit de
l'individualisation de ce qui reste de religion, et l'observation des croyances
et des pratiques bute de plus en plus sur l'évanescence de ses objets.
Lara Philippe , « Pour Durkheim » ,Revue du MAUSS, 2003/2 no
22, p. 118-125, p. 120
* 224 D'ailleurs il demeure
légitime de se demander jusqu'où peut aller l'aspect social de la
religion de l'homme comme d'autre. Comme l'exprime fort bien Lachelier
« La religion ignore et contredit le groupe : elle est un effort
intérieur et par suite solitaire ». (Durkheim Emile,
« Le problème religieux et la dualité de la nature
humaine », in Religion, morale, anomie. Textes II, coll.
« le sens commun », Les éditions de minuit, 1975,
508p., p. 58.
* 225 Aron R., Les
étapes de la pensée sociologique, op. cit., p. 592
* 226 Durkheim, en fier
positiviste, est persuadé que par ses découvertes, la science
saura restaurer la raison d'être des choses, suffisant en cela, par
exemple, à éviter que l'on ne perde un jour de vue les droits
sacrés de l'individu, intimement liés à nos grandes
civilisations. (Durkheim E., Sociologie et philosophie, op. cit., p.
87.) Mais on peut pour plus de réalisme, se s'éprendre de cette
version donnée par Watts Miller « But is it not in science,
the Durkheimian hope for autonomy, that authoritarianism has its deepest modern
roots of all? This is an open invitation to dogmatize and to abuse science's
authority ». Watts Miller, W., Durkheim, Morals and Modernity,
op. cit., p. 87
* 227 Georges Davy a cette
lumineuse formule pour caractériser le rapport de Durkheim à la
sociologie « Ainsi l'auteur croit-il devoir sacrifier
l'individuel au social pour permettre au social de sauver l'humain devant la
science ». Durkheim E., Leçons de sociologie, op.
cit., p. 9 (introduction)
* 228 Durkheim E.,
Leçons de sociologie, op. cit., p. 96
* 229 Logue W.,
« Sociologie et politique, le libéralisme de Célestin
Bouglé », op. cit., p. 142
* 230 Durkheim E.,
Leçons de sociologie, op. cit., p. 152
* 231 Durkheim E.,La
science sociale et l'action, op. cit., p. 174
* 232 Durkheim E.,
Leçons de sociologie, op. cit., p. 157-158
* 233 Ibid., p.
158
* 234 Ibid., p.
159
* 235 Ibid., p.
160
* 236 Ibid., p.
171
* 237 Ibid., p.
172
* 238 Ibid., p.
185
* 239 Ibid., p.
186
* 240 Ibid., p.
199
* 241 Ibid., p.
200
* 242
« L'héritage est donc solidaire d'idées et de pratiques
archaïques qui sont sans fondement dans nos moeurs actuelles »,
ibid., p. 201
* 243 Durkheim E., Le
socialisme op. cit., p. 185
* 244 En effet, la conscience
collective devient plus indéterminée. Or « ...plus le
tout dépasse, plus la société déborde l'individu,
moins celui-ci peut sentir par lui-même les nécessités
sociales, les intérêts sociaux dont il est pourtant indispensable
qu'il tienne compte » (Durkheim E., Leçons de
sociologie, op. cit., p. 55)
* 245 Nous prenons ici pour
synonymes, comme semble le faire Durkheim, « liberté
examen », « liberté de critique »,
« liberté de conscience ».
* 246 Paoletti Giovanni,
« La théorie durkheimienne du lien social à
l'épreuve de l'éducation morale », Revue
européenne des sciences sociales, tome XLII, 2004, N° 129, pp.
275-288., p. 283
* 247 Dans la mesure où
« les dissemblances entre les hommes sont devenues plus
prononcées à mesure qu'ils se sont cultivés ».
Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 6
* 248 Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit., p. 56
* 249 Ibid., p 155
* 250 Stuart Mill John, De
la liberté, coll. « folio essais »,
Editions Gallimard, 242 p., p. 136
* 251 Durkheim E.,
Education et sociologie, op., cit. p. 120
* 252 Durkheim E.,La
science sociale et l'action, op. cit., p. 270
* 253 « La
science positive de la morale en Allemagne » in Durkheim E.,
Eléments d'une théorie sociale., p. 294
* 254 Stuart Mill J., De
la liberté,op. cit., p. 130
* 255 Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit., p. 140
* 256 Durkheim E.,
Leçons de sociologie, op. cit., p. 43
* 257 « La
science positive de la morale en Allemagne » in Durkheim E.,
Eléments d'une théorie sociale, p. 317
* 258 Durkheim E, La
science sociale et l'action, op. cit., p. 320
* 259 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 109
* 260 « La
science positive de la morale en Allemagne » in Durkheim E.,
Eléments d'une théorie sociale, p. 317
* 261 TönniesF.,
Communauté et société, op. cit., p. 135
* 262 « La
science positive de la morale en Allemagne » in Durkheim E.,
Eléments d'une théorie sociale, p. 318
* 263 Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit., p. 130
* 264 Durkheim E. Les
règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 111
* 265 Ibid., p. 71
* 266 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 14
* 267 Durkheim E.,
L'éducation morale, op. cit., p. 346
* 268 Ibid., p.
347
* 269 Durkheim E., Les
formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p.
342
* 270 Ibid., p.
342
* 271 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 14
* 272 On peut même aller
au-delà : « l'activité esthétique
apparaît comme une forme accomplie d'anomie positive, où
l'individualisme est appelé à s'exprimer sans retenue, et qui
signerait la liberté créatrice. La célébration
positive de l'anomie libératrice est l'une des cibles principales de la
critique en règle que Durkheim fait de la dérive anarchisante de
Guyau, et, au-delà, c'est sans doute l'un des fondements durables de la
méfiance de Durkheim à l'égard des pouvoirs
libérateurs de l'activité esthétique, dès lors que
celle-ci semble saper le ciment de l'être-ensemble social,
c'est-à-dire l'appareillage moral et juridique des obligations
collectives ». (Menger Pierre-Michel,
« Égalités et inégalités dans
l'activité créatrice. Durkheim, Marx et Rawls devant
l'individualisme artistique », Revue européenne des
sciences sociales [En ligne], XLII-129 | 2004, mis en ligne le
05 novembre 2009, URL : http://ress.revues.org/412)
* 273 « Les fins
particulières visées par l'artiste sont accomplies « en
se mettant en rapport avec les choses sur lesquelles doit s'exercer l'action et
en agissant soi-même » (Durkheim E., Education et
sociologie, op., cit. p. 79)
* 274 « Le rôle des
grands hommes dans l'histoire. » in Durkheim E.,
Eléments d'une théorie sociale, Textes I, coll.
« le sens commun », Les éditions de minuit, 1975,
512 p., p. 414
* 275 Ibid., p.
417
* 276 « Le rôle
des grands hommes dans l'histoire. » in Durkheim E.,
Eléments d'une théorie sociale, p. 413
* 277 Durkheim E., La
science sociale et l'action, op. cit., p. 181
* 278 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 400
* 279 Bergson H, Les deux
sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 374 (note
n°30)
* 280 On a observé que
chez Durkheim, l'idée de temporalité semble exclusivement sociale
(ref...), ce qui , d'une part, peut faire apparaitre une brèche dans son
idée de solidarisation spontanée, et ce qui le prive d'analyser
distinctement, comme Bergson, l'individu et la société.
* 281 Ibid.,
p. 22
* 282 Ibid.,
p. 21
* 283 Ibid.,
p. 27
* 284 Ibid.,
p. 37
* 285
Ibid., p. 30
* 286 Ibid.,
p. 35
* 287 On
trouve, pour plus d'exhaustivité et de nuance, cette formule :
« Il y a encore obligation , si l'on veut mais l'obligation est la
force d'une aspiration ou d'un élan, de l'élan même qui a
abouti à l'espèce humaine, à la vie sociale, à un
système d'habitudes plus ou moins assimilable à l'instinct: le
principe de propulsion intervient directement, et non plus par
l'intermédiaire des mécanismes qu'il avait monté, auxquels
il s'était arrêté provisoirement". Ibid.,
p. 53
* 288 Ibid.,
p. 382 (note n° 54)
* 289 Ibid.,
p. 50
* 290 Ibid.,
p. 53
* 291 Durkheim E., Le
suicide op. cit. p., 107
* 292 Durkheim E.,
Leçons de sociologie, op. cit., p. 147. Soulignons toutefois que
l'auteur sera dégoutté première guerre mondiale, durant
laquelle il perdra son fils.
* 293 Ibid.,
p. 107
* 294 Bergson H, Les deux
sources de la morale et de la religion, op. cit., p.31
* 295 « Les
éducateurs de la jeunesse savent bien qu'on ne triomphe pas de
l'égoïsme en recommandant
« l'altruisme » ». Ibid., p.
32
* 296 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 406.
* 297 Raynaud P. et Rials S.
(dir), Dictionnaire de philosophie politique, op. cit., p. 774
* 298 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 406
* 299 Durkheim E., De la
division du travail social, op. cit., p. 399
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