L'auteur de cette article retrace les voyages du Roi
Mutara au Congo-Belge, en Ouganda et en Belgique. Le Roi en retiré de
grandes leçons.
LES VOYAGES DU ROI MUTARA III RUDAHIGWA ET SES
RESULTATS
PAR : MUNYANEZA Thomas.
INTRODUCTION
« Plus on connaitra l'Histoire, plus le
ressentiment s'effacera » (Marc Ferro)
Chaque société a des hommes de
référence communément appelés «
modèles de la société » comme par
exemple dans le temps plus récent : Patrick Emery Lumumba, Ernesto
Guevara, plus connu sous le nom de Che Guevara, Fred Rwigema, Nelson Mandela
etc. Le 50ème anniversaire de la mort du Roi Mutara III
Rudahigwa que nous célébrons le 25/7/2009 est une occasion de
manifester notre joie et de rappeler ses véritables oeuvres. Le Rwanda
ne devrait pas s'éterniser à se rappeler seulement de son
passé triste mais il doit aussi évoquer les bonnes choses
accomplies par des hommes dignes de son nom comme Mutara III Rudahigwa et
autres. Tout Rwandais devrait savoir que le Rwanda est un beau pays et que le
Rwanda survivra grâce aux Rwandais. Nous devons nous demander ce qui nous
empêche d'utiliser nos atouts pour développer notre pays.
A ce stade je voudrais encore une fois rappeler que Mutara
III Rudahigwa est parmi les héros nationaux de la République du
Rwanda de la 2ème catégorie avec
Mme Uwilingiyimana Agathe, les élèves de l'Ecole Secondaire
Pédagogique de Nyange , soeur Félicité Niyitegeka et
Michel Rwagasana, le frère de Kayibanda Grégoire (le premier
Président et membre fondateur du parti MDR Parmehutu
caractérisé par la haine atavique envers les Tutsi)
Parler des voyages officiels, en mettant de coté les
voyages privés qui il a effectués d'ici et là, de Mutara
III Rudahigwa (en Belgique, en Uganda, au Tanganyika et en Amérique) est
un exercice qui demande beaucoup d'efforts étant donné que les
résultats de ces voyages restent inconnus, ignorés et même
contestés, non seulement par un groupe de Rwandais dérouté
mais aussi par des blancs colonisateurs, surtout ceux qui ont lutté
contre le courage, la bravoure et l'esprit nationaliste de cet homme de
référence qui a marqué l`histoire de notre pays. Comme je
ne dispose d'aucun texte de l'époque à l'exception de quelques
brefs extraits, notes de voyage, quelques livres dispersés ici et
là qui, passagèrement, parlent de ce même sujet, je m'en
tiendrai non seulement aux témoignages de personnes de l'époque
mais aussi aux extraits dont nous avons tirés du journal Kinyamateka no
201-204 paru en juillet 1949, Temps nouveaux d'Afrique, Rudipresse et aux
feuilles de grande importance historique de l'époque gardées dans
les différentes bibliothèques, notamment celle de Kabgayi, chez
les Pères Dominicains, au Grand Séminaire de Nyakibanda et
à l'Université Nationale du Rwanda.
LE PREMIER VOYAGE DU ROI MUTARA III RUDAHIGWA EN
EUROPE
Pendant que le Roi Mutara III Rudahigwa était en
préparation d'un voyage en Europe, le journal Kinyamateka l'approcha en
vue d'informer le public du programme de ce voyage. Le Roi Mutara III a
essayé expressément de détailler le programme du voyage et
de la liste de son entourage devant l'accompagner à savoir Mr
Dryvers conseiller du Roi, Godifroid Kamuzinzi chef du Bugoyi,
Augustin Gashugi, chef du Buhanga-Ndara, Michel Kayihura chef du Nyaruguru et
Pascal Ngoga, juriste de Nyanza et secrétaire du Roi. Mutara III
continue en disant que le but de son voyage est centré sur des
objectifs suivants1(*):
1. remercier l'Etat belge et le Prince Régent
après sa visite de travail au Rwanda (Nishimiye kwitura Prince
Régent umaze imyaka ibili atugendereye),
2. présenter le Rwanda et son trésor
(kumenyekanisha u Rwanda n'ibyiza byarwo) ;
3. nous faire beaucoup d'amis, officiels ou privés,
susceptibles de nous rendre services et ce dans tous les domaines.(bizatuma
tubasha kuhabonera inshuti zabasha kutugirira akamaaro) ;
4. rendre visite aux différentes personnalités
et aux anciens missionnaires particulièrement les pères blancs
qui ont vécu et travaillé au Rwanda (Kandi nizeye kuzabonana
n'abazungu n'abapadiri benshi bahoze mu Rwanda),
5. voir le développement tant économique que
social de ce pays afin de pouvoir l'imiter surtout dans les domaines agricole,
d'élevage et d'artisanat (Izindi mpamvu zinteye kwishimira urwo rugendo
nuko ngiye kureba icyo gihigu bandibuliyemo ubuhinga bwinshi n'amatungo meza,
kikagira imyuga myinshi ishyira igihugu imbere. Jye 'abatware tujyanye tuzabona
ibyo byose, turebemo icyatugilira akamaro mu Rwanda).
C'était le 22 avril 1949 que le Roi Mutara Rudahigwa
quitta Nyanza, capitale de la royauté, et c'était pour la
première fois dans l'histoire du Rwanda que le roi du Rwanda allait se
rendre en Europe.
Arrivé à Astrida, Mutara fut accueilli par les
différentes personnalités du pays : les colons, les
Pères blancs, les Frères de la charité etc. et dimanche,
le 24 avril 1949, Mutara III continua son voyage vers Bujumbura où il
fut accueilli par le Mwami Mwambutsa, Roi du Burundi, et un groupe de Rwandais
présent pour dire au revoir au Mwami. C'est le 24 avril à 9h du
matin que le roi arriva à Léopoldville où il fut
salué par Mr Morel, gouverneur de la province de Léopoldville,
Mgr Six et père Mols, Directeur du collège Albert. A
Léopoldville, accompagné par Mr Brumagana, commissaire de
Léopoldville, Mutara III visita différents endroits
comme :
- Le Parc de Léopoldville
- Le Fleuve Congo et la société de voyage
maritime : « Otraco »
- Le terrain de football : la « Reine
Astrida »
Ce passage au Congo en a radicalement changé la vision
du roi. Parmi les décisions prises après ce voyage, le roi
Mutara III s'est proposé trois objectifs 2(*):
1. L'aménagement de territoires de Bugesera, Cyanya et
Umutara pour y faire habiter une partie de la population qui a tendance
à émigrer à l'étranger par manque de terres alors
que leur pays a encore de grandes terres habitables (Icya mbere ni ugushaka
uburyo bwo gutuza abantu mu bihugu bimwe bidatuwe cyane nk'u Bugesera, Cyanya
n'u Mutara. Kuhashakira amazi kugira ngo abantu bahature aho kwimuka bajya mu
bindi bihugu kandi icyabo kidatuwe.
2. La promotion du commerce afin qu'il ne reste pas le
monopole des étrangers. (Icya kabiri ni ugushaka uburyo abanyarwanda
bakomera ku bucuruzi kugira ngo budahera mu maboko y'Abanyamahanga gusa).
3. La promotion des écoles de métiers (Icya
gatatu ni ugushyira amashuri y'imyuga imbere).
À BRUXELLES
A Bruxelles, le Roi Mutara III Rudahigwa et sa suite ont
visité différents endroits dont ceux -ceci qui ont
particulièrement impressionné le Mwami Mutara III et sa
suite4(*):
- L'Hôtel de Ville de Bruxelles : les murs bien
décorés de peaux traçant les faits marquant l'histoire de
la ville de Bruxelles (I Bruxelle igitangaza gihali ni inzu yitwa
« Hotel de Ville » Amazu yayo yose alimo impu zavuye muli
Hispanya, zishushanyijweho ibyabaye muli Bruxelle byose kuva aho yubakiwe.)
- Une ferme moderne des bovins de Gembloux composée de
belles vaches pesant entre 1.200 et 1.020 Kg et une production laitière
de 35 litres par jour traits à la machine électrique comme
partout ailleurs en Belgique (I Gembloux twahasanze inka nziza cyane. Inini
mulizo ifite 1.200, iya kabili ifite 1.050, iya gatatu ifite 1.020. Imwe
bayikamye duhagaze aho, ikamwa amata ya litiro 20 ; mu munsi ikamwa litiro
35. Ntimugire ngo bakamisha amaboko, ibyuma bya electricite nibyo bikama inka
za mu BubiligiLes porcs modernes pesant environ 600 kg et d'une propreté
extraordinaire (Twagiye no kureba amazu y'ingurube, dusanga
afite isuku nziza. Ingurube kandi si nk'izi muzi. Nabonye ifite kilo 600).
- De grandes étendues de champs bien cultivés
avec des techniques agricoles modernes (Twagiye no mu milima dutangazwa
n'ukuntu bagifata imilima neza),
- Le cimetière moderne des anciens rois défunts
protégé par les gardes royales Nous y avons visité les
tombes des Rois Albert I, des Léopold I et II et de la Reine Astrid
.Nous y avons déposé une gerbe de fleurs. (Twagiye no kureba imva
z'abami n'abamikazi b'u Bubiligi. Imva yose imeze nk'altari, ikikijwe n'amatara
yaka ijoro n'amanywa. Ku muryango hahora abasirikali bakuranwa kuhalinda.
Uhageze raceceka. Aho niho numviye icyubahiro gikwiye abapfuye. Twapfukamye
kumva ya Albert I n'iy'umwamikazi Astrida, n'iya Leopold I n'uwa II. Twagiye
kugenda Umugabekazi atura Umwami indabyo zitagira uko zisa) .
- La grande et belle basilique d'Anvers accueillant environ
15.000 personnes (Kiliziya y'Anvers uyinjiramo gasanga ko ali inzu ya Mungu
koko. Iyo kiliziya ilimo impande ndwi, kandi ishobora kujyamo abantu
15.000.
- Le port d'Anvers long de 15 km (Twagiye no kureba
icyambu cy'Anvers cyiza cyane, gifite ibaraza rya Kilometro 15).
- La fonderie de Liège avec les différents
travaux faits à l'intérieur (Twagiye mu ruganda bacukuliramo
ibintu byinshi, twabonye ukuntu umuliro uhindura ibyuma amazi, bigatemba
nk'umugezi, bijya mu bintu babiteze, bakabigira uko bashatse.)
- Le camp militaire de Baverloo où l'on nous a montre
des exercices de commandos parachutistes (Twageze i Baverloo mu basirikali
b'Ababiligi, ako kanya bahimba umurwano wo kutwereka uko babigenza mu ntambara.
Abasore 60 bjya mu ndege, abandi bajya muli tanki, nuko abagiye mu ndege
irabagarukana ibagejeje mu kirere cya météro 200
irabarekura).
- L'Université de Louvain et la Grande
Bibliothèque de cette université avec plus de 400.000 volumes.
(Twasuye inzu y'ibitabo, Wongere uti : « inzu y'ibitabo. Iyo
nzu itaratwikwa n'intambara y mu 1940, yalimo ibitabo 900.000 ubu barongeye
barabishaka, imaze kubona ibitabo 400.000)
- A Bruges lors du pèlerinage les gens étaient
impressionnés par la taille du Roi (aho nyine i Bruges aliho
twahuye n'abantu benshi, cyane bali baje muli ibyo biroli, barulirana bashaka
kureba Umwami)
- Chez les Pères Bénédictins et les
Soeurs Bernardines où vit en couvent une fille du gouverneur
Général du Congo, Mr Ryckmans. Ils ont des chants et des
prières magnifiques (Twayigiye mu Bahaye Mungu ba Mutagatifu
Benedicto. Abo bantu b'imana iyo bajya ku meza n'ibiroli mu bindi.
Bafite amasengesho bavuga batangira cyangwa barangije, maze yose bakayalirimba
mu majwi meza. Iyo bali ku meza ntiwavuga umwe muli bo asoma igitabo, abandi
bakamutega amatwi. Iryo tegeko ryo guceceka lirubahwa cyane. Twavuye aho tujya
mu rugo rw'Ababikira ba Mutagatifu Benedicto nabo : muli bo halimo
umukobwa wa Bwana Ryckmans wahoze ali Gouvrneur General wa Kongo nawe ni
umubenedigitina.
- Nous avons visite d'une usine de charbon un ascenseur nous a
descendu à 920 m de profondeur .Sous terre, un petit train nous a
promenés jusqu'à 15km toujours sous terre ou l'on extrait du
charbon 24heures sur 24 en 3 équipes de 8 heures chacune ..
(Twagiye kureba aho bacukura mines z'amakara mu kuzimu. Twamanuwe n'akantu
kitwa « ascenseur »gasakuza nk'indege, aliko kihutusha
bibi. Katumanuye ahantu ha météro 920, mu kuzimu, uko tumanuka
kakagenda karushaho gushyuha. Twamaze kurenga izo météro 920
tumanuka, tujya muli gare ya moshi ntoya, tugenda kilometro 15 mu kuzimu tugera
aho bacukura. Abakozi bacukura amakara, bakora masaha 8 mu munsi, balimo
ibyiciro bitatu bakuranwa umunsi n'ijoro. Bafite utwuma bacukuza
tugenzwa na electricite, amakara yamara kugwira bagatwaza ibiyozo. Bamara
amasaha ane bakora, bakicara bagafungura, amakara yarabahinduye :
Ikikubwira ko ali abazungu ni umunwa musa. Umugati barya uli mu upapuro,
bakawurya bafashe urupapuro kuko intoki ziba zahindutse umukara. Iyo bavuye ku
mulimo baliyuhagira bakambara neza, bajya imusozi ntumenye ko bahoze mu makara.
Umwami yashatse kureba ibyaho byose, anyura ahantu h'imfungane banyura bakubise
inda hasi.)
De l'avis de tous ceux qui côtoyaient Rudahigwa lors
de son premier voyage en Belgique, en juillet 1949, il en a
été fortement marqué. A son retour il donna ses
impressions très positives dans une série de conférences
à travers le pays dans lesquelles il évoquait la richesse de la
Belgique, la qualité du travail, les inventions technologiques,
l'agriculture moderne, les écoles... Au groupe scolaire il a dit
notamment : « Les progrès de notre Pays
dépendront de notre travail bien. Notre collaboration avec la Belgique
et incontournable. J'en suis revenu convaincu de l'amitié des Belges non
seulement pour moi mais aussi pour notre Pays. »5(*). {Kugira ngo igihugu cyacu
kijye imbere tugomba gukora. Ibyo ndabibabwira kandi sinzareka kubivuga.
S'ugukora imirimo myinshi gusa, aliko cyane cyane ni ukurushaho kuyikora neza.
Tugomba kumenya neza ko igihe duhawe itegeko ryo gukora umulimo ushyira igihugu
imbere cyangwa uwo duhemberwa, tuba duhawe n'iryo kuwukora neza. Kutita ku
mulimo ukora ngo ugeregeze kuwukora neza, nta majyambere bigira. Amajyambere
dushaka yose tugomba kuyashakana n'u Bubiligi. Tugomba kwizera icyo gihugu
cyane. Iwawe ntuhatumira umwanzi, uhatumira umukunzi. Natumiwe mu Bibiligi,
nakiriwe neza cyane. Icyo ni ikimenyetso cy'ubucuti kandi sijye babugiliye
gusa, babugiliye u Rwanda rwose.}
Malgré ce ton admirateur de la métropole et de
son oeuvre au Rwanda, un administrateur trouvait que le roi n'était pas
toujours fable : il proposa même de ne pas le laisser parler seul
avec les notables parce que, dit-il, il peut être mal compris ou
expliquer de façon erronée les mesures prises par
l'administration coloniale6(*).
L'autorité du Mwami commençait aussi à
être contestée par quelques évolués sous l'influence
du Frère Secundien, « une fraction prétendument
progressiste alors qu'elle visait à rompre l'harmonie de la discipline
coutumière »7(*), et par des cadres coutumiers pour qui le roi
était devenu plus dur et plus exigeant que les
Européens.8(*).
Effectivement, en ce moment-là, Rudahigwa se plaignait
de certains chefs et sous chefs qui, d'après lui, avaient perdu le sens
des responsabilités : ils faisaient preuve, disait-il, d'une
nonchalance coupable, recherchaient des avantages matériels et
étaient sans rendement ou avaient des comportements qui étaient
à l'origine de la diminution générale des terres
cultivées et de la non application des instructions agricoles9(*). Il fallait,
« réveiller chez les chefs et les sous-chefs un sentiment plus
aigu des devoirs ». Rudahigwa se proposait de mener une série
de conférences dans les territoires où il allait évoquer
la diminution de la production agricole et le désintéressement du
cadre coutumier. En bref, il fallait secouer l'indifférence et la
nonchalance généralisées10(*).
VOYAGE DU ROI MUTARA III RUDAHIGWA AU CONGO-BELGE
C'était le 3 juillet 1956 que le roi Mutara III s'est
rendu au Congo-belge via Elisabethville comme on disait à
l'époque. A l'occasion des festivités qui marquaient le
cinquantième anniversaire de l'Union Minière du haut Katanga, les
organisateurs avaient invité Mutara III et Mwambutsa, roi du
Burundi11(*). Il ne faut
pas oublier que le Rwanda était un pays pourvoyeur de main d'oeuvre pour
l'Union minière. Pendant la 2e guerre mondiale, le Rwanda
avait été soumis à l'effort de guerre, le statut de mandat
ne permettant pas aux Belges de lever les troupes. Cet effort de guerre a
porté sur la fourniture de certains articles pour lesquels le producteur
autochtone recevait en contrepartie un prix fixé par le gouvernement.
Les principaux articles livrés sont les denrées alimentaires et
les vaches de boucherie. Les Européens achetaient des vaches sur les
marchés locaux à bon prix et les revendaient plus cher au Congo
belge. C'était le médecin vétérinaire qui fixait la
valeur et qui marquait les vaches.
Arrivés à Elisabethville, Mutara III et sa
suite y ont trouvé un service du protocole impeccable conduit par Mr
Toussaint qui connaissait bien Mutara III car c'était un ancien
fonctionnaire de l'UMUHK (Union Minière du Haut Katanga) au
Rwanda ; il les a conduits à l'Hôtel Prince de
Léopoldville et de là, chacun des rois, accompagné de son
secrétaire, a gagné sa villa, logement de passage.
Le programme des visites était fort chargé et
chaque soir les invités rentraient très fatigués. De
Jadotville-Likasi- Kolwezi à Tshipushi, les invités ont pu
visiter le barrage Delcommune et celui du Marinel. Tout était grandiose
et rien n'avait été négligé qui puisse rendre les
invités heureux12(*).Mais ils ont été fort surpris -
particulièrement ceux qui venaient du Rwanda et du Burundi- était
l'oppression que les noirs subissaient dans cette colonie (Umwami Mutara III
yababajwe n'akarengane gakorerwa abirabura). Le mépris accompagnait
cette oppression. Ainsi, dans la ville d'Elisabethville, chaque jour, le
couvre-feu imposé aux hommes de couleur commençait
déjà à 18h, après cette heure on ne voyait plus
aucun noir, sauf les boys qui passaient avec leur tablier13(*). Certes, au Rwanda aussi, ce
cauchemar existait, mais au moins le couvre-feu commençait à 21h
jusqu' à 6h du matin14(*). Ce règlement était appliqué
avec rigueur, malheur à celui qui se laissait surprendre par la police,
il était certain d'aller passer quelques semaines en prison15(*).
Comme tout le monde le sait, le Congo belge est
immensément riche, et vaste mais à l'époque
très peu habité. Le pouvoir colonial a légitimé
l'émigration de rwandais vers le Congo en la présentant comme une
action humanitaire en faveur des populations rwandaises et congolaises :
soulager le Rwanda surpeuplé et mettre en valeur des régions
inhabitées du Congo, presque semblable à tous les points de vue
à la région de départ des Rwandais où ils garderont
leur façon de vivre16(*). Mais cette émigration revêtait plus un
caractère économique qu'humanitaire. Ce sont les colons
européens qui en ont profité et qui l'ont motivé.
Lors de la visite, le Roi Mutara III et sa suite
étaient étonnés par la richesse de ce pays. De tout ce
qu'ils ont pu voir, trois choses ont marqué leur mémoire :
1. Le gigantesque barrage Le Marinel,
2. La coulée de cuivre de l'U.M.H.K. (Union
Minière du Haut Katanga)
3. La mise au tonneau du cobalt dont la coulée n'a pas
le même débit que celle du cuivre, mais qui n'en est pas moins
féerique.
Après les fêtes, Mutara a prolongé son
séjour car il tenait à rendre une visite personnelle aux mineurs
d'origine rwandaise, entre autre dans leurs centres sociaux. Le courant
migratoire vers les mines du Congo et surtout vers le Katanga sur une
période de 10 ans, soit entre 1935 et 1942, la population rwandaise a
envoyé au profit du Congo belge près de 29.513 personnes et
158.920 personnes au profit de l'Afrique orientale17(*). Les mineurs rwandais ont tenu
à l'accueillir avec les honneurs dus à son rang le Roi Mutara.
Surtout, ils étaient heureux de le voir, de lui parler d'autant plus que
pour certains c'était la première fois. Ce fut le temps des
surprises18(*).
Les mineurs du Rwanda avaient leur troupe de danseurs.
Malgré leur dur labeur, ces hommes, majoritairement originaires du Nord
Ouest du Rwanda, avaient trouvé le temps et la ténacité
d'apprendre la danse nationale « Intore ». Evidemment,
cela a beaucoup intéressés et réconfortés le Mwami
Mutara III Rudahigwa et sa suite. C'était d'autant plus
intéressant que ces émigrés provenaient dans des
régions dites « urukiga » : « les
émigrants étaient majoritairement originaires du Nord Ouest du
pays (Ruhengeri et Byumba) à cause de la proximité
géographique qui permettait à l'administration territoriale de ne
pas trop y investir et de procéder par une sorte de glissement des
populations frontalières »19(*)..
LE VOYAGE DU ROI MUTARA III EN UGANDA
Un autre voyage qui ne fut pas moins féerique et qui
laisse encore beaucoup de souvenir, est celui que le Roi Mutara III Rudahigwa
a effectué pendant trois semaines en Uganda, du 14 octobre 1956 au 2
novembre 1956. Mutara III avait toujours entendu parler de l'Uganda car
beaucoup de Banyarwanda, soit des immigrés économiques, soit des
refugiés fuyant ce qu'on appelait « le fouet des belges et
la corvée » « Ikiboko cy'umubiligi na
shiku », avaient fortement émigré vers ce pays
voisin20(*).
Il n'y a aucun doute qu'il y a un lien entre les
différentes contraintes coloniales et coutumières ci-dessus
exposées et les mouvements migratoires que le pays a connus pendant la
période coloniale. Mais ce lien n'est pas le seul facteur explicatif de
ce phénomène.
Les fortes densités de la population rwandaises et la
pression sur la terre ne sont pas étrangères à ces
départs. Ainsi une partie des migrations vers le Congo belge sont
expliquées par le fait que la population du Rwanda, nombreuse et
prolifique, est attirée par des territoires de très faibles
densités humaines de l'autre côté de la
frontière21(*).
Il y a aussi des facteurs attractifs qui sont d'ordre
socio-économique. En effet, les pays d'accueil offraient des conditions
de vie plus agréables. Ceci valait surtout pour l'Uganda ; non
seulement il était facile d'y trouver de l'argent mais encore le
système de travail n'était pas aussi rigide et injuste qu'il
l'était au Rwanda. Les Rwandais vendaient leur force de travail
là où ils étaient bien payés. Mais
l'émigration vers le Congo belge était en partie stimulée
et dirigée par l'autorité coloniale.
Le flux migratoire vers l'Uganda a connu trois grandes
phases. Le courant amorcé en 1920 s'est amplifié en 1926/1927
avec l'encouragement des autorités britanniques et suite à la
grande famine de 1928/1929. Lors de la deuxième phase, 1933-1947, ce
sont les jeunes gens qui partent en grand nombre. Le mouvement fut
amplifié par la crise économique, la famine et la 2e
guerre mondiale. La dernière période qualifiée de
tassement (1948-1960) correspond avec la fin de la guerre et le processus de
décolonisation. L'émigration vers l'Ouganda était
généralement un mouvement inter-rural, libre, saisonnier et
quelque fois collectif. Ce fut le courant le plus important en valeur
numérique. On estime à 50.000 Rwandais, soit un adulte masculin
sur six, qui émigraient chaque année à la fin des
années vingt. Jusqu'en 1959, environ 350.000 Rwandais étaient
partis en Uganda et 35.000 au Tanganyika.
Le Roi savait bien que l'Uganda se trouvait au Nord du
Rwanda, mais il voulait connaître par lui-même cette région
dont la prospérité, la paix et l'organisation le rendaient
curieux. Il avait déjà vu le Roi Mutesa II mais il voulait aussi
rencontrer, chez eux, le Roi du Toro et celui de l'Ankole.
Un voyage en Uganda fut donc organisé et le Roi se fit
accompagner par Mr Dens22(*) avec sa famille et sa fille, par les chefs Michel
Kayihura, Pierre Mungarurire et Kimenyi, secrétaire du Roi. Le Mwami
Mutara a passé un mois en Uganda, et il a visité le Buganda, le
Toro, le Busoga et l'Ankole. Le Kigezi a été le dernier endroit
visité lors de retour au Rwanda.
A Kampala, toute la ville était debout pour accueillir
leur hôte de marque. Dans toutes les artères qui mènent au
Palais c'était des fleuves humains, les bagandais comme les banyarwanda
voulaient voir de leurs yeux cet homme peu ordinaire qu'était Mutara III
Rudahigwa. Les rwandais particulièrement souhaitaient voir leur
souverain dont ils avaient sans doute entendu parler autour du feu ou dans des
réunions de banyarwanda. Ils étaient fiers de montrer leur Roi
Mutara III Rudahigwa aux bagandais. 23(*)
La première visite fut réservée aux
bâtiments administratifs du royaume du Buganda. A cette époque, ce
pays avait atteint le stade de l'autonomie interne, alors qu'au Rwanda, la
tutelle, en la personne de son Haut représentant J.P. Harroy,
prévoyait l'autonomie interne du Ruanda-Urundi dans plus de vingt ans.
En tout cas, c'est ainsi qu'il a exprimé dans son oraison funèbre
lors de l'enterrement de Mutara III24(*).
Le gouvernement du Buganda comptait six ministres et les
autres royaumes ou districts en avaient trois. A cela s'ajoutaient le cabinet
du roi et le parlement (Bulangi). Au palais, Kabaka était
entouré de ses ministres, de l'autorité traditionnelle, des
députés et autres dignitaires du royaume.
La visite au Buganda a littéralement grisé
Mutara III Rudahigwa et l'a renforcé dans son désir, son
idée, sa vision d'être entouré de personnes responsables,
quel que soit le titre qui leur serait donné : « une
autre proposition du roi Rudahigwa et du CSP était d'adjoindre au Mwami
un embryon de ministères sous forme de chefs de
service ».25(*)Pour commencer il voulait quatre personnes, quatre
ministres. Et pourtant, encore en 1956, quand lui-même et le conseil
supérieur du pays avaient formulé cette demande à
l'Administration belge, elle fut repoussée avec hargne. Pour les uns,
notamment les membres de l'église catholique, cette proposition du Roi
Mutara n'était qu'une imitation, une copie, de ce qui existait en
Uganda26(*) et pour les
autres, les coloniaux, cette proposition a été perçue,
surtout au niveau du Ministère des colonies, comme la preuve d'un
désir de réformes profondes de la part des indigènes, et
le signe d'un « nationalisme larvé déjà agissant
et d'un raidissement des membres du CSP »27(*). Le service technique du
ministère des colonies conclut par une de ses notes au Ministre en
disant : « il y a certainement au Ruanda-Urundi un puissant mouvement
d'opinion vers une démocratisation plus poussée, que les Bami
sont d'ores et déjà acquis à l'idée de profondes
modifications de la structure politique actuelle et qu'en conséquence,
il y a lieu de laisser mûrir l'évolution en
cours »28(*)..
Même si ce projet pouvait refléter l'influence
du régime buganda, cela n'aurait été d'une part qu'un
recouvrement d'un certain pouvoir dont la monarchie avait été
spoliée. D'autre part, ce qui se passait ailleurs dans le
tiers-monde-plus particulièrement dans l'évolution des structures
politiques de l'Est Africa-était comme une porte de secours qui pouvait
conduire les institutions rwandaises à la démocratie et permettre
à la Monarchie d'être réellement constitutionnelle. Cela
pouvait la retirer d'une situation sans nom, ambiguë, qui rendait possible
les plus fausses interprétations. Car, pour diviser le peuple rwandais
et avilir le nom du roi et de la monarchie, un slogan avait été
trouvé : « un Mwami absolu, dictateur, qui ne veut pas la
démocratie »29(*). Ce slogan avait était une stratégie
pour salir le régime par des critiques personnelles et ramener, au
profit de la tutelle ou de l'Eglise, l'influence que détenait
l'autorité traditionnelle30(*).
D'autres visites au Buganda ont été
axées sur les établissements d'enseignements secondaires et
universitaires. Parmi les écoles secondaires visitées, il y en
avait deux qui ont particulièrement impressionné Mutara III.
D'abord, le Collège de Budo, le plus prestigieux de tous les
établissements secondaires de l'Uganda si pas de l'Est Africa.
C'était là que Mutesa II et bon nombre de rwandais avaient fait
leurs humanités31(*). Pour accueillir le Mwami Mutara, ce collège
avait bien fait les choses. Comme il hébergeait les enfants de plusieurs
tribus, un élève de chacune d'elles venait souhaiter la bienvenue
au mwami Mutara III dans sa langue maternelle; parmi eux, il y avait un
rwandais : Justin Muhaya (Mwizerwa) dont le père était ami
du chef Kayihura32(*).
Ensuite un autre collège qui avait été
fondée par un Ugandais et dont tout le corps enseignant était
composé de natifs (Abadugavu). Dans son discours de circonstance, le
directeur était fier d'appuyer sur ce mot, pour faire comprendre
à l'invité d'honneur le courage et la détermination du
fondateur qui avait réalisé ce chef d'oeuvre33(*).
Le colonisateur belge a beaucoup insisté sur la
scolarisation de masse. Il a fait preuve d'une extrême prudence pour
doter le pays d'une élite intellectuelle autochtone. Il mit beaucoup de
temps pour admettre la nécessité d'un enseignement
supérieur. Lorsqu'il l'a fait, les Anglais de l'Est de l'Afrique (les
Ougandais et les Tanzaniens) avaient plus de 30 ans d'expérience dans
la création et la gestion des universités africaines modernes.
Une autre visite qui rivalisait de charme avec celle des
établissements scolaires, était celle des îles Sese,
domaine privée de Mutesa II, dans le lac Victoria. C'était une
excursion en canot à moteur. La visite étant privé, dans
un domaine privé, Mutesa II a refusé d'y inviter le conseiller du
Mwami, Mr Dens et sa famille. Une douzaine de personnes, embarquées dans
deux canots. Parmi eux : Mr Sebby, de nationalité anglaise, l'ami
de Mutesa. De ce fait Mutara III a demandé à ce dernier pourquoi
il n'avait pas voulu inviter Mr Dens alors que lui-même se faisait
accompagner par un blanc, Mutesa lui a clairement
répondu : « leurs cas n'sont pas identique, car Mr
Sebby est mon ami personnel de longue date, tandis que ton soi-disant
conseiller t'a été imposé par la tutelle pour te
surveiller »34(*). Cette triste vérité était une
aide mémoire pour Mutara III, lui rappelant qu'il y avait sur lui un
oeil vigilant et cela partout où il allait. Cette vérité
avait aussi été repérée par les Badahemuka qui
parfois, dans leurs réceptions, refusaient de placer ce surveillant
à côté de Mutara III35(*).
Les Banyarwanda de l'Uganda avaient créé une
association appelée Abadahemuka « les
irréprochables ». Les membres du comite directeur de cette
association avaient souvent rendu visite à Mutara III à Nyanza.
Aussi ont-ils demandé de recevoir leur Souverain et Mutara III a
immédiatement accepté cette invitation.
La réception a eu lieu au Centre Social de Mengo. Et
tous, hommes, femmes enfants, vieillards, étaient ivres de joie. Dans
leurs discours de circonstance, les Badahemuka ont déploré le
manque de centre d'accueil, surtout pour ceux qui venaient à Kampala
pour la première fois, car, dans cette grande ville il leur était
facile de se perdre, d'être une proie pour les bandits ou pour les
recruteurs de moralité peu recommandable.36(*)
Ce souhait a rencontré la
générosité des deux souverains. Le Kabaka Mutesa II avait
justement donné à Mutara III, un terrain situé au centre
de la ville. Et Mutara III s'est empressé de donner ce terrain aux
Badahemuka pour y construire un centre d'accueil avec les annexes
nécessaires37(*).
Ce séjour en Uganda a duré un mois. Mutara III
a voulu voir d'autres parties de ce pays. Il a rendu visite, à Jinja, au
Secrétaire général du Busoga : Cyabazinga wa Busoga.
Le Busoga n'était pas un royaume mais un district dont le chef-lieu
était Jinja. Il en était de même du Kigezi ayant aussi
à sa tête un Secrétaire Général.
A Jinja, Mutara III a voulu visiter un collège dans
les environs de la ville. Il voulut toujours comparer les infrastructures. Et
ces comparaisons étaient très intéressantes. En effet,
quand on connaissait les gigantesques bâtiments des collèges au
Rwanda et au Burundi et que l'on constatait combien les constructions
scolaires, en Uganda, étaient sobres mais suffisantes, tout en abritant
parfois un nombre d'élèves plus grands, bien encadrés,
intelligents qu' au Rwanda, il y avait lieu d'être choqué de la
situation et l'on pouvait se demander d'où provenait cette mauvaise
gestion des moyens financiers. Avec le même matériel de
constructions d'un seul collège au Rwanda, on aurait pu, certainement,
construire cinq collèges du pays de ceux existant en Uganda.38(*)
Partout l'accueil était enthousiaste, de la part des
propriétaires comme de la part des travailleurs. Rwandais. Ces derniers
étaient débordés de joie et de fierté d'être
l'objet de l'attention de leur Roi. Et lui, de son côté,
était très heureux de constater le nationalisme des rwandais,
partout, et quelles que soient les conditions dans lesquelles ils se
trouvaient.
Lors des visites des bâtiments administratifs autour du
palais, Mutara III remarque la présence d'un blanc en compagnie du
frère du Roi, Mr Nyabongo. Sans hésiter, Mutara va droit au but
et demande « alors que fait ce blanc ici ? »39(*). En Uganda, tout le monde
était contre la présence du conseiller belge. Et Nyabongo
répond « celui-ci est mon ami venu m'aider à
préparer la constitution de notre pays qui va bientôt
accéder à l'indépendance totale ».
Le Toro, lui aussi, avait déjà son autonomie
interne. Si ce n'était son sang froid habituel, Mutara III se serait
arraché le peu de cheveux qui lui restaient car les pays frères,
voisins du Rwanda, avaient l'autonomie interne et s'attendaient à
recevoir l'indépendance totale, alors que chez lui, au Rwanda, on
disait d'attendre encore vingt ans pour accéder à l'autonomie
interne. Ces pays voisins étaient-ils réellement plus
développés que le Rwanda ? Ils étaient surtout mieux
administrés par une puissance qui ne lésinait pas quant au
bien-être de leurs Pupilles40(*).
Sur la route de retour au Pays natal le Mwami était
fort bien accueilli par des manifestations populaires, des discours et des
chansons où les mots soulevaient les sentiments patriotiques. Cela
retardait le cortège qui devenait de plus en plus long, des gens de
l'endroit tenant à accompagner leur royal hôte et sa suite
jusqu'à la frontière. Mais, il fallait rentrer au Rwanda. Mutara
III venait de passer un mois en dehors de son pays. Les visites,
réceptions, discours et manifestations avaient fini par fatiguer le
Mwami. Pourtant, il fallait encore affronter la réception éclair
du chef Rukeribuga à Gasabo, chef-lieu du Bufumbira, sinon il aurait
été vexé et jaloux. Et cela avec raison, Bufumbira, avant
l'année 1885, celle du découpage de l'Afrique, faisait partie du
royaume du Rwanda, et la population s'identifiait aux banyarwanda dont elle
parlait la langue.
Vers la fin de cette réception, Monsieur Dens a voulu
rappeler à Mutara III que le temps pressait, qu'il doit partir. Cette
intervention fut interprétée de diverses façons. Michel
Kayihura, avec son humour habituel, s'est
exclamé : « le ton change »41(*), il voulait
dire : « nous approchons du Rwanda et ce belge, qui durant
notre séjour en Uganda s'est tenu coi, change maintenant de ton, devient
impératif ». Mais le chef Rukeribuga a trouvé que
c'était une impertinence à l'endroit du Roi et s'adressant
à Mr Dens, lui a dit catégoriquement : « vous
n'avez pas honte de parler ainsi au Roi ? Il est parmi ses sujets, il
partira quand il le voudra, vous n'avez pas à lui donner des
ordres ».42(*)
Ce chef Rukeribuga se considérait toujours comme
vassal du roi du Rwanda et la population aussi se savait rwandais. C'est ainsi
que dans les discours ou chants populaires de circonstance, les mots
patriotiques avaient un sens qui faisait comprendre qu'ils étaient
rwandais et cela soulevait des soupirs ou des applaudissements. Cette attitude
du Roi Mutara III et de ses vassaux faisait au Mwami Mutara III l'idée
de démystifier la race branche non seulement à l'égard de
son conseiller qui l'accompagnait en Uganda mais aussi en Europe. Le sentiment
nationaliste commencait à mûrir en son esprit.
Ce premier voyage en Uganda n'a pas été le
seul. Mutara III est retourné trois fois en Uganda pour diverses
raisons 43(*):
1. Pour le roi et son entourage, tant son premier voyage en
Europe de 1949 et bien d'autres, c'était une occasion de s'enrichir
d'expériences nouvelles et d'élargir ses horizons. Mutara voulait
que cette expérience profite à diverses personnes, c'est
pourquoi, chaque fois, il changeait d'équipe et d'entourage. C'est ainsi
qu'après ce premier voyage, le mwami Mutara III est retourné en
Uganda, mais avec Mr Kirsch comme « conseiller
surveillant » qui avait tenu à se faire accompagner de sa
femme , François Ncogoza, chef de chefferie et le chef de chefferie du
Bufundu, Mr Tharcisse Zimulinda comme nouveaux membres de l'équipe.
2. Une autre fois, c'était pour répondre au
rendez-vous de son dentiste,
3. et enfin Mutara III a accepté l'invitation du Roi du
Toro qui célébrait son 9ème anniversaire de
règne
Après avoir passé en revue les points
saillants de ces voyages en Uganda, on pourrait se demander si Mutara III, ou
le pays en général, en ont retiré un avantage, une
leçon quelconque.
Disons d'abord pour Mutara III que ces voyages ont beaucoup
enrichi son expérience d'homme d'Etat, car il a pu voir et comparer le
développement national dans tous ses aspects. Il a pu apprécier
les deux systèmes de commandement exercés par les deux
puissances : l'Angleterre et la Belgique. Auparavant, il n'avait jamais eu
l'occasion de comparer, de constater et d'observer les différences dont
on lui avait souvent parlé. Par exemple, il a pu ainsi remarquer, et
parfois regretter, combien, sur le plan de l'enseignement, de la politique, de
l'économie, de la liberté d'expression et du culte l'Uganda
était de loin en avance sur le Congo belge, le Rwanda et Burundi.
A l'époque 1956-1959, l'Uganda comptait
déjà plusieurs universitaires et techniciens dans diverses
orientations. Et chose édifiante, parmi eux, on comptait bon nombre de
banyarwanda. Tandis que, en ces mêmes années, l'Afrique belge
n'avait encore formé aucun laïc universitaire. Les coloniaux belges
sont restés, jusque vers 1955, particulièrement fermes sur leurs
positions freinant au maximum la formation d'une élite intellectuelle et
politique et veillant à ce qu'elle se développe autant que
possible en vase clos, sans lui donner la possibilité de prendre contact
avec le monde externe. Les premiers rwandais boursiers du gouvernement belge,
venaient de partir pour la métropole, et seront bientôt suivis par
les boursiers de la Caisse du pays.44(*)
Sur le plan économique, le simple fait que de nombreux
rwandais partaient en Uganda les uns pour une saison, les autres sans esprit de
retour, pour y chercher du travail ou pour fuir la misère en
général, prouvait à suffisance que ce pays était
économiquement plus avancé. Mais, il n'y avait aucun courant en
sens inverse, les Ugandais ne venaient pas s'installer au Rwanda. En Uganda,
le colonat avait fait son oeuvre sans être boudé ou ignoré
par la population, d'où, dans ce pays, une prospérité
relativement rassurante.
Sur le plan politique et de la liberté d'expression,
Mutara III avait remarqué avec intérêt que les Ougandais
avaient acquis un sens politique plus ouvert que les rwandais qui n'osaient pas
encore exprimer leurs opinions, leurs options, et qu'en conséquence,
L'Uganda' libéré des liens traditionnels de colonie oppressive,
avait fait un pas de géant vers l'autodétermination.
Bref, l'Uganda avait atteint le niveau de l'autonomie
interne, pendant que chez nous, en Afrique belge, on critiquait encore le
professeur Van Bilsen d'avoir parlé d'un plan de trente ans pour
l'indépendance.
La constatation de tous ces faits comme aussi parfois des
petits détails, n'avaient pas manqué de toucher Mutara III et le
confirmait dans sa lutte pour le développement de son pays et la
restauration de la dignité de son peuple. C'était une lutte qu'il
menait partout où il se trouvait.
C'est dans cet ordre d'idées que, lors de ses visites
dans de grandes agglomérations comme Gakiro, Rugazi ou Gahoro,
le roi n'avait pas négligé de relever certains faits
où l'on voyait que les intérêts des travailleurs rwandais
étaient lésés. Et chaque fois, il le signalait. En outre,
ces voyages effectués dans un pays précédemment identique
au Rwanda, lui ont fourni une moisson de comparaisons qui enrichissait son
expérience45(*).
Mutara III ne se cachait pas pour reconnaître tout ce
que ces voyages lui avaient apporté. De même il avait pu
élargir à tous les niveaux le cercle de ses amis. On a pu s'en
rendre compte au moment où les réfugies rwandais ont vécu
leurs péripéties à travers les pays environnants. Cette
amitié a été agissante et l'image de Mutara III,
gardée intacte dans les mémoires, a souvent facilité
l'ouverture des portes et le secours envers ces réfugies46(*).
Puisque nous parlons de l'attitude et de l'action du roi en
dehors du Rwanda, il faut faire remarquer que sa silhouette avait
dépassé les frontières de son pays. Au Congo belge, en
Uganda comme en Europe, on parlait de lui. A l'époque, Thomas Kanza- un
des premiers universitaires laïcs dans l'Afrique belge- avait
publié une petite brochure qu'il avait envoyée à Mutara
III avec dédicace disant entre autres « Celui dont la
silhouette fait la fierté de ses frères de
race »47(*).
Petite phrase mais d'une signification si grandiose, même si elle doit
donner de l'amertume à J.P.Harroy qui aurait voulu confiner Mutara III
à l'intérieur du Rwanda.
VISITE AVORTÉE EN TANZANIE48(*)
Après les visites très réussies de
Mutara III en Uganda, visites qui furent du reste un épisode remarquable
dans l'histoire de ce pays, Mutara a reçu une invitation de ses
frères nationalistes du Tanganyika Territory jusque là sous
tutelle Britannique.
Mais à l'époque, avant la fusion avec
l'île de Zanzibar, le parti politique TANU « Tanganyika African
National Union », avait à sa tête l'honorable Mwalimu
Julius Kabarade Nyerere. Ceux qui commencent à connaître Mutara
III Rudahigwa à travers ces lignes, comprendront tout de suite qu'il
n'aurait pas refusé une telle occasion d'élargir davantage ses
horizons. Mais la tutelle qui avait mal digéré la réussite
de la visite royale en Uganda et qui gardait jalousement la loi de
l'impénétrabilité des frontières territoriales et
psychologiques, interdirent à Mutara III de se rendre en Tanzanie. En
fait, il y avait surtout la crainte de la contagion de ce vaste mouvement
national qui commençait à embraser toute l'Afrique. Mutara III
Rudahigwa était au courant de ce qui se passe en Afrique orientale.
Voici le passage d'un extrait qui semble avoir été trouvé
dans le palais royal du Roi Mutara III Rudahigwa dont la provenance reste
toujours inconnu49(*) : « Toutes les colonies
doivent être libérées de la domination impérialistes
étrangères, qu'elle soit politiques ou économiques. Les
peuples des colonies doivent avoir le droit d'élire leur propre
gouvernement, un gouvernement qui ne serait soumis à aucune restriction
de la part d'une puissance étrangère...L'objectif des puissances
impérialistes est d'exploiter.. »
Dans les pays de l'Est Africain, la longue expérience
des Anglais leur avait probablement inspiré une politique mieux
adaptée dans la conduite de leurs colonies. Pour les belges, cette
expérience était encore ou était restée au bas de
l'échelle. En tous cas, dans les colonies respectives, il existait une
différence frappante en ce qui concernait les relations humaines entre
les blancs et les noirs.
MUTARA III RUDAHIGWA EN BELGIQUE DU 20 JUIN -NOVEMBRE
1958
Mutara avait l'habitude et le souci de bien préparer
son programme, pour le réaliser ensuite aussi parfaitement que possible,
il n'a donc rien négligé dans la préparation de son
troisième voyage en Belgique motivé par la visite de l'Exposition
Internationale de Bruxelles en 1958.50(*)
Il souhaitait être accompagné de sa
famille : son épouse Rosalie Gicanda, sa mère, la Reine
Mère Radegonde, Umugabekazi Nyiramavugo III Kankazi, et la petite soeur
de celle-ci, Immaculée Kabanyana, qui vivait avec elle à Shyogwe
et ne la quittait jamais. La Reine Mère ne parlant pas français
se faisait accompagner d'une interprète, Mlle Agnès une jeune
rwandaise51(*).
Le Roi, prévoyant beaucoup d'occupations au cours de
ce voyage, qu'il envisageait assez long, voulait que son secrétaire, en
la personne de Kimenyi, puisse l'accompagner52(*).
Enfin, pour compléter cette
« suite » royale, le Gouverneur belge lui adjoint
son représentant, Monsieur Jean Kirsch, dont le titre officiel
était « conseiller du Mwami ». Lors du voyage de
Mutara en Uganda, Jean Kirsch, qui remplissait cette même fonction, avait
été surnommé « surveillant du
Mwami ».53(*)
La composition de cette suite n'avait pas manqué
d'irriter le vice- gouverneur général, Jean Paul Harroy, qui
voulait que le Mwami ne soit accompagné que par son épouse et
par son conseiller belge. Mais Mutara ne l'entendit pas de cette oreille.
Après beaucoup de tractations, un compromis fut trouvé. Le
gouvernement paierait le ticket d'avion pour le souverain, son épouse et
son conseiller belge, ainsi que les frais de séjour en Belgique pendant
15jours54(*).
Par ailleurs, la troupe de danseur
« intore » et les tambourineurs, qui faisaient partie de
l'ensemble dit « shangwe yetu », ainsi que les
« troubadours du Roi », avaient trouvé un sponsor
qui se chargeait de leur entretien55(*).
Quant au voyage, le cortège a quitté Nyanza
entouré de beaucoup de monde. Non seulement, les chefs et sous-chefs
étaient là mais tous ceux qui le pouvaient se joignaient à
la longue file des véhicules qui prenaient la route vers
Bujumbura56(*).
L'enthousiasme était général. Et cet
enthousiasme était légitime, n'était-ce pas la
première fois dans l'Histoire que le Roi et sa Mère
entreprenaient ensemble un long voyage au cours du quel ils devaient faire
connaître et représenter tous les rwandais. Il ne faut pas oublier
que depuis 1957, lors du Jubilé des 25 ans de règne de Mutara, la
conscience nationale des Banyarwanda s'était réveillée,
après avoir été longtemps brimée,
paupérisée et comprimée par la force. Cette conscience
commençait à se libérer, et tout ce qui concernait leur
Roi devenait une affaire nationale. La déception et la frustration que
le Mwami du Rwanda a dû éprouver face aux refus qu'on lui
opposait, ne l'ont pas découragé ; au contraire, il s'est
affiché publiquement plus nationaliste et réformateur qu'avant.
Un comportement qui certes ne plaisait pas aux autorités
tutélaires mais qui était basé sur des revendications
légitimes. Même ses adversaires le reconnaissaient. Lors de cette
fête du jubilé du Mwami de 25 ans de règne, les 29-30 juin
et le 1er juillet 1957, J.P. Harroy a dit dans son discours que Rudahigwa avait
initié « d'innombrables évolutions fondamentales
qui contribuent à remodeler le visage du Rwanda » ;
« c'est un dirigeant écouté par son peuple,
zélé et dévoué pour son pays, clairvoyant et
énergique »57(*)
Le lendemain matin, à Bujumbura, accompagné
cette fois par le Mwami Mwambutsa, son secrétaire Joseph Mbazumutima et
son conseiller Monsieur Minot, les deux Bami ont pris l'avion pour arriver le
soir, après 2 escales, à Bruxelles via Léopoldville.
Pour la première soirée à Bruxelles, le
« Centre Catholique Africain » avait organisé une
petite réception au 19 Avenue de l'Yser et plusieurs étudiants
rwandais avaient tenu à rencontrer leur souverain. Le séjour du
Roi Mutara III commença par plusieurs visites aux nombreux pavillons de
l'Exposition, le premier mois passé à Bruxelles y fut presque
entièrement consacré, ainsi qu'aux contacts avec diverses
personnalités58(*).
Entre-temps, les danseurs « Intore » et
les tambourineurs étaient arrivés à Bruxelles, et
émerveillaient tous les spectateurs. Ce groupe venu du Congo Belge, du
Rwanda et du Burundi, ne put jamais sortir de Belgique, malgré plusieurs
invitations à l'étranger. Parmi les spectacles
présentés à l'exposition de Bruxelles 1958, les
« Intore » du Rwanda ont laissé sans doute une
très grande impression59(*).
Comme tous les Africains en Belgique à cette
époque, Mutara III se demandait si les blancs d'Europe étaient
les mêmes que les blancs d'Afrique, ceux de l'Administration coloniale et
les colons : méchants et ségrégationnistes tel que
l'exprime Joseph Habyarimana Gitera « Le petit belge par son
exploitation manifeste, a indisposé l'indigène dès le
début jusqu'à nos jours, de sorte que s'il y avait à
choisir entre le Belge et le diable, l'indigène se donnerait à
tous les diables... Qu'a fait la Belgique pour l'avancement du Ruanda ?
Pas grand-chose, et cela se comprend encore : petit peuple, petites
idées. Le belge n'est pas trop méchant, mais il est
incapable »60(*). En Europe, le Mwami découvre une
attitude complètement différente des blancs vis-à-vis des
noirs. Les blancs étaient accueillants et ne considéraient pas
les noirs avec ce mépris à peine voilé, habituel en
colonie. Cette gentillesse n'était pas du tout le style des agents de la
territoriale en Afrique
Il serait fastidieux de raconter tout ce que Mutara III a
fait durant ces 5 mois et demi passés en Belgique, ou alors de ses brefs
séjours à l'étranger. Il faut donc se limiter aux
démarches et visites qui ont eu un caractère marquant et qui
intéressent plus directement le Rwanda.
Au cours de ce voyage le Mwami Mutara III a eu une occasion
de mener des contacts avec diverses
personnalités dont Monsieur Van
Bilsen : tout ressortissant du Congo et du Rwanda Urundi se souviendra que
c'est lui seul, en 1956, qui a osé parler d'un plan de 30 ans pour
préparer l'accession du Congo et du Ruanda -Urundi à
indépendance
Sur le plan de l'enseignement le Roi fit plusieurs
démarches car c'était un domaine qu'il avait
particulièrement à coeur, en connaissant son importance pour le
Rwanda. C'était l'époque où la question scolaire
bouillonnait au Rwanda surtout au niveau du CSP.
Et tout au long de son séjour en Europe, le Roi
cherchera toutes les occasions de favoriser les études en Europe des
jeunes rwandais. Et, à l'époque, une telle perspective se
heurtait encore à beaucoup d'incompréhension. Mais Mutara savait
très bien qu'il était essentiel pour le Rwanda d'être
équipé d'une structure d'enseignement complète à
tous les niveaux accessible aux enfants du pays sans discrimination
régionale et ethnique, et couronnée par une Université
établie dans le pays.
C'est pourquoi, pendant son séjour en Belgique, le Roi
a prit contact avec le professeur Malengreau, de l'Université Catholique
de Louvain, un des grands « constructeurs » de
l'Université Lovanium à Léopoldville /Kinshasa. Il y eut
un échange de lettres et d'idées mais malheureusement, le souhait
de créer une Université au Rwanda ne put être poursuivi.
Peut être, à cette époque, les hautes sphères
missionnaires avaient-elles déjà d'autres projets.
Sur le plan sportif, le Roi a pris contact avec plusieurs
professeurs belges d'éducation physique et diplômés
d'Université, car il aimait le sport, non seulement pour lui-même,
mais surtout pour favoriser la santé et développer la culture
physique de tous les rwandais. Il souhaitait créer à Nyanza, un
Institut d'éducation physique et il en amorçait les
préparatifs61(*).
Les premières semaines du séjour en Belgique
avaient été considérées comme la période de
visite officielle. Après le départ pour le Rwanda de son
conseiller, Monsieur Kirtch, le Souverain avait un conseiller privé,
Monsieur Franz Meidner, président de la Chambre de Commerce et de
l'Industrie du R.U. C'était lui qui avait soulevé la question
d'une taxe sur le café exporté, que le Rwanda -Urundi devait
payer au Congo. Monsieur Meidner était directeur régional, pour
le Rwanda-Urundi, de la compagnie commerciale Old- East, à ce titre, il
avait préparé une visite du Roi à la maison mère de
cette compagnie, qui se trouvait à Copenhague au Danemark62(*).
Déjà, Monsieur Meidner avait conseillé
à Mutara de créer des entreprises privées, mais, pour cela
il devait se rendre au siège de l'Old East, pour y faire une demande
explicite. Quant aux résultats des entretiens avec les dirigeants de la
Compagnie old-East, ils se concrétisaient par l'engagement de cette
société à favoriser et soutenir l'économie du
Rwanda. Il fallait commencer par créer un magasin-pilote, genre
coopérative. Pour gérer ce magasin, Monsieur Meidner avait
proposé de nommer un Muhutu, Monsieur Mbonyubwabo, et Mutara
était entièrement d'accord, d'autant plus que ce garçon
travaillait déjà à l'Old-East63(*).
Le but et les perspectives de cette coopérative
étaient d'être en mesure, peu à peu, de couvrir tout le
pays, d'en faire profiter toute la population, et de stimuler ainsi les couches
les plus actives pour promouvoir le développement économique du
Rwanda. Par là, on pourrait prouver que les rwandais, avec un petit
coup d'épaule, étaient capables de travailler au redressement de
leur pays. Le roi Mutara III fut ravi avant d'avoir pu réaliser ce
programme qui lui tenait tant à coeur, pour lui, l'arme efficace contre
la désunion des rwandais, était la communauté
d'intérêts. C'est pourquoi il avait favorisé la
création de l'association des éleveurs, les réunions de
clans « Imiryango » et il amorçait les
coopératives64(*).
Après avoir séjourné un mois à
Ostende, le souverain voulait emmener sa mère à Rome pour une
visite au Pape Pie XII dans son palais d'été à Castel
Gandolfo. Obtenir l'audience du Pape fut rapide et facile, ce qui était
rare, mais Mutara avait des amis à Rome, particulièrement Mgr
Sigismondi. Pendant l'audience, Sa Sainteté a demandé, entre
autres, à Mutara III comment étaient ses relations avec
missionnaires.
Mais malheureusement Mutara III, s'adressant à son
illustre interlocuteur, lui répondit que les relations étaient
bonnes oubliant que le représentant du chef de l'Eglise au Rwanda,
l'évêque de Kabgayi, André Perraudin, avait tout
gâché, et que les missionnaires ont oublié
l'évangile, qu'ils l'ont remplacé par leurs traditions
occidentales, qu'ils sont partisans d'une politique de haine et de division des
ethnies au lieu de prêcher l'amour du prochain, etc mais il parait que
dans le langage diplomatique, on ne doit pas toujours dire ce que l'on pense,
et que, lorsqu'on risque de blesser la susceptibilité de quelqu'un, il
faut attendre une meilleure occasion.
Lors de l'allocation qu'il prononça à Nyanza,
le jour de son retour de Belgique, Mutara III recommanda à tous les
rwandais d'avoir toujours à l'esprit que, avant d'aller chercher de
l'aide ailleurs, ils doivent savoir que « Umuntu ni mugirwa
n'ake », c'est-à-dire qu'ils doivent tous travailler fort,
chacun dans sa sphère d'action, pour se subvenir soit même.
Après leur retour au Rwanda, leurs contacts, leurs informations et
conseils mutuels, sont devenus fréquents. Parmi les rwandais, certains,
non avertis, s'en étonnaient. Quant à la territoriale, elle en
était stupéfiée et irritée.
RESULTATS DE CE VOYAGE :
Le Roi Mutara III a élargi le cercle de ses amis
belges ou d'autres nationalités. Ce qui a démontré que la
mentalité des belges vis-à-vis des noirs et de leurs
autorités traditionnelles, pouvait varier. Certains belges,
considérant le Mwami Mutara III à juste valeur, les autres, ceux
de la colonie et leurs adeptes en Belgique, menant campagne pour
l'écarter de la scène politique comme par exemple Harroy, Colonel
Logiest, les deux Résidents que nous avons connus sans oublier le
représentant de Eglise Catholique Mgr Perraudin. Ce qui provoquait
évidemment une attitude de méfiance et de défense
réciproque.
De toutes manières, ces voyages, ses réussites,
ont eu un impact sur la vie politico- sociale du Rwanda. Que ce soit de
côte de la tutelle qui s'inquiétait des initiatives de Mutara III
et intensifiait ses attaques, que ce soit du coté des détracteurs
qui s'agitaient en eau trouble avec des méthodes douteuses, que ce soit
du coté des rwandais bien nés qui se préoccupaient d'une
entente harmonieuse des populations et d'un développement
accéléré dans une perspective d'indépendance
proche.
Tous ces divers milieux ont réagi selon leur
mentalité et leurs objectifs propres en prenant connaissance des
contacts et des réalisations du séjour de Mutara III en
Belgique.
Le Roi a donné un nouvel essor à
l'éducation de la jeunesse : le Fond Mutara avait trouvé des
bienfaiteurs. Il n'a pas oublié l'important secteur de l'économie
nationale mais là encore et surtout, ses possibilités d'action
étaient entièrement limitées par le bon ou mauvais vouloir
de la tutelle.
Bref, pendant ce séjour, à cause de la
personnalité du Souverain et de sa famille, comme à cause de ses
danseurs, ambassadeurs donnant un avant goût des jeux et spectacles du
Rwanda notre pays a fait parler de lui dans tous les milieux.
C'est le 3 novembre que le Roi et sa suite ont pris l'avion
pour Léopoldville (Kinshasa). Il ne s'est pas attardé dans la
capitale congolaise, mais il n'a pas refusé de s'entretenir avec
quelques journalistes congolais65(*).
Mutara avait hâte de rentrer, lui aussi avait la
nostalgie de revoir son pays et son peuple. C'était la première
fois dans l'histoire du Rwanda que son Monarque s'en absentait pour un aussi
long séjour à l'étranger.
LE PROJET DUMWAMI MUTARA III POUR L'AMERIQUE (USA)
Mutara III avait beaucoup entendu parler des Etats -Unis par
les missionnaires protestants « Adventistes du 7ème
jour » et aussi par les touristes ou autres citoyens
américains. Il savait qu'il s'agissait d'une nation
puissante et prospère, riche jusqu'à prêter de l'argent
à d'autres pays66(*).
Le Roi savait aussi que les assises de l'Assemblée
Générale des Nations Unies se tenaient aux Etats-Unis et donc
également les réunions du Conseil de Tutelle. Et il voulait
« foncer » jusque là.
Enfin ses conseillers Adventistes n'avaient pas oublié
de lui parler de l'avance technologique de ce pays, entre autre dans le domaine
médical. Mutara voulait s'y rendre, voir tout cela de ses propres yeux.
Il était poussé par sa soif de savoir et son esprit
d'émulation.
C'est la période où le Souverain
n'écoute plus uniquement les missionnaires catholique67(*). Au fur et à mesure que
le roi Mutara III Rudahigwa s'affirmait comme interlocuteur incontournable de
l'autorité coloniale et de la puissante Eglise catholique, à qui
il a accordé beaucoup de largesses après son baptême et le
sacre du Rwanda au Christ Roi, il n'a cessé paradoxalement d'être
espionné et accusé. Ce sont surtout les agents administratifs
européens et les colons qui, se basant le plus souvent sur des rumeurs,
ont soupçonné et même accusé Rudahigwa d'avoir des
sentiments nationalistes et xénophobes à leur égard et de
rechercher l'autonomie. Les exemples et les incidents à ce sujet sont
nombreux68(*).
Franchement Mutara III était fatigué. Il
voulait être libre et affirmer son autorité comme le Mwami du
peuple rwandais et non enfant de colons et de l'église catholique qu'on
doit téléguider n'importe comment. C'est grâce à ce
retournement de position qu'il avait su créer et cultiver une
amitié avec les pasteurs Robenson et Church de Gitwe, tous deux de
nationalité américaine. Ces missionnaires avaient
chatouillé sa curiosité et lui avaient conseillé de partir
aux Etat-Unis avec les danseurs. Evidement, ils avaient également
parlé de l'influence américaine sur l'échiquier
international69(*).
Il faut ajouter qu'à ce moment, les pourparlers
concernant l'établissement d'une faculté de théologie
protestante à Gitwe avaient bien abouti.
Sans attendre, le Roi avait commencé les
démarches pour obtenir l'autorisation de se rendre aux Etats-Unis.
D'après Kimenyi : « La lenteur de la machine
administrative-surtout quand il existe une réticence faisait
traîner les choses en longueur. Les personnalités belges qui
connaissaient bien Mutara III devinaient quelle serait l'ampleur de son ordre
du jour, et pour eux la question était une alternative d'un oui ou d'un
non pour cette initiative quelques peu gênante ».70(*)
En attendant que l'autorisation soit accordée il
fallait être optimiste les missionnaires protestants de Gitwe avaient
commencé à préparer ce voyage à la
télévision, parfois dans des milieux très privés
que seuls ils connaissaient. C'est ainsi que le Révérend Church
s'était en quelque sorte improvisé danseur -Intore. Bien
sûr il ne dansait pas devant la Camera mais avec des photos, il montrait
les costumes, expliquait les danses. C'était courageux et sympathique.
Et il est vrai que pour ce voyage Mutara III voulait montrer le meilleur
folklore du Rwanda. L'autorisation tant attendue est arrivée en juin
1959 et le Roi devait décéder le 25 juillet entre les mains d'une
équipe de plus ou moins 5 belges y compris le père Van der
Ven71(*).
Ce programme était fort chargé mais on pouvait,
en résumé, le définir comme suit72(*) :
Tout d'abord, chaque fois que le Roi allait à
étranger, il disait qu'il partait pour représenter son pays, car
pour lui, le plus important était ce qui concernait le Rwanda
.D'ailleurs, le roi se proposait de se faire beaucoup d'amis, officiels ou
privés, et dans tous les domaines.
Ensuite, il voulait visiter le siège des Nations Unies
et particulièrement le Conseil de Tutelle. Sans aucun doute, il aurait
été tenté de parler du Rwanda et de ses aspirations.
Tous ceux qui étaient au courant de ce projet, et qui
constataient que l'autorisation se faisait trop attendre croyaient y voir
à tort ou à raison un blocage de la visite de Mutara III au
siège des Nations -Unies73(*). En analysant les événements et en
rapprochant les faits on constatait que, lors du passage du groupe de travail
au Rwanda, le Conseil Supérieur du pays avait été
informé trop tard pour présenter son document, et que la demande
d'autorisation de voyage aux Etats-Unis était gelée pendant des
mois, sans en donner aucune raison. En même temps, l'autorité
tutélaire renforçait ses abus d'autorité et les journaux,
comme les tracts de Gitera, incitaient à la désobéissance
et à la calomnie de l'autorité coutumière.
Il y avait aussi un programme de visites privées
très abondant. Outre celles qui avaient déjà
été enregistrées, on s'attendait à recevoir
beaucoup de demandes pour le spectacle Intore et tambourineurs.
La tutelle qui s'était d'abord montrée peu
disposée à accorder la permission d'un tel voyage se voit, par la
force des choses, obligée d'accepter encore une brèche dans le
mur de l'isolement de sa Pupille.
CONCLUSION
L'histoire d'un peuple ne se forge ni dans des salons, ni
dans une haute école ou telle autre institution, elle ne doit pas
être façonnée selon les caprices de tel chef de guerre ou
telle autre personnalité influente: elle est la
réalité quotidienne vécue par les citoyens d'un pays
à une époque donnée.
(Uyu Mwami w'u Rwanda, Mutara III Rudahigwa, yabaye umwami
udasanzwe). Le Roi Rudahigwa a été un Roi exceptionnel. Son temps
aura été marqué par de grands bouleversements politiques
qui auront conduit à des changements atroces. Conscients qu'ils ne
pouvaient pas implanter leur loi impunément, les ennemis du Roi Mutara
III ont vite compris cela, ils ont pris le soin de nous le tuer, et de faire
ensuite ce qu'ils voulaient. Ils ont parfaitement réussi ce plan
satanique.
Mutara III Rudahigwa, Roi du Rwanda dont nous
commémorons le 50ème anniversaire de sa disparution
s'est distingué par un caractère exceptionnel. Non pour son
propre intérêt mais plutôt pour celui de la nation. Le Roi
Mutara III Rudahigwa Charles Léon Pierre a collaboré avec
l'administration coloniale jusqu'au moment où il a décidé
de s'en défaire vers 1950.
Grace à ces multiples voyages que nous venons de
passer en revue, et qui sans doute, ont radicalement changé non
seulement sa personnalité mais aussi sa façon de réagir,
de voir et d'analyser les choses. Nous pouvons confirmer que les
résultants de ces voyages étaient positifs :
- Rudahigwa est celui qui a aboli le servage et les
corvées sans le consentement des colons ;
- Il a lutté pour l'unité des Rwandais et leur
indépendance ;
- il proposa la suppression du contrat de clientèle
pastorale «Ubuhake» qu'il trouvait inadapté et « non
équitable ». Il sera supprimé en 1954. Peu après,
l'administration coloniale, malgré elle, accepta la suppression des
travaux publics non rémunérés et exécutés
avec contrainte.
- Il s'opposa à la chicote (punition infligée
aux hommes adultes : ils étaient battus en public, souvent devant leurs
familles) au grand mécontentement de l'administration coloniale.
- C'est encore lui qui déclara en 1958 que les termes
hutu, tutsi et twa ne devaient plus figurer sur pièces
d'identité, fiches scolaires, etc..., que tous les habitants du pays
n'avaient qu'un nom:« rwandais».
* 1 Kinyamateka, N° 108, Augusto
194, pp.1-5
* 23 Kinyamateka, N° 200, 1949
* 4 Kinyamateka No 200, 1949
* 5 Rudahigwa, Conférence
au groupe scolaire, 13 mai 1949
* 6 Résidence du Ruanda,
1949.
* 7 Résidence du Ruanda,
1949
* 8 Sandrart à
l'administrateur territorial, 17 novembre 1950
* 9 Lettre du conseiller du
Mwami Dryvers au Résident, 25 septembre 1950
* 10 Lettre de Rudahigwa au
Vice Gouverneur Général, 24 novembre 1950
* 11 Kinyamateka, No 206, 1956,
p.3-5
* 12 idem
* 13 Rudipresse, op.cit.
* 14 Idem
* 15Mupagasi, L. documentation
personnelle inédite
* 16 Rapport annuel sur
l'administration belge, 1927, p.64.
* 17 Gatanazi N.A,
Migrations des populations rwandaises dans la région africaine des
Grands Lacs, Dakar, 1971 ; Ruzibiza H., Population et
développement agricole au Rwanda. Contribution à l'étude
de la question démo-agraire, Thèse de doctorat, Paris,
s.d. ;Bagaye Uwamahoro Marie Chantal, L'évolution de la
population rwandaise de 1922 à 1978, Mémoire UNR, Butare,
2001.
* 18 Rudipresse, op.cit
* 19 Mupagasi ; L.
Documentation personnelle inédite
* 20 Alexis Kagame écrit
entre autres à ce sujet « On s'allait chercher du travail
libre » Cet exode devient dramatique dans certaines zones du pays.
Abrégé de l'Histoire du Rwanda, p.205-206, no 940
* 21 Gourou P., La
densité de la population au Ruanda-Urundi. Esquisse d'une étude
géographique, Bruxelles, Institut royal
colonial belge, 1953, p184
* 22 Mupagasi ; L.,
Documentation personnelle inédite
* 23 Témoignages d'un
ancien mineur du Katanga
* 24 Mupagasi, Documentation
personnelle inédite, juillet 1959
* 25 J.P.Paulus, Note pour le
Ministre, 26 septembre 1955 ; 1re Direction de la 2e
Direction générale, Note pour Monsieur le Ministre, 28 avril
1956.
* 26 Conseil Supérieur
du Pays, Rapport, 1957
* 27 Idem.
* 28 1re Direction
de la 2e Direction générale, Note pour Monsieur le
Ministre, 28 avril 1956
* 29 Kimenyi, Documentation
personnelle inédite
* 30 idem
* 31 Kinyamateka, Urugendo
rw'Umwami Mutara III yagiriye muri Uganda, novembre 1956, p.3
* 32 Idem
* 33 Kimenyi, documentation
personnelle inédite
* 34 Idem
* 35 Idem
* 36 Kimenyi, Documentation
personnelle inédite
* 37 Idem
* 38 Idem
* 39 Idem
* 40 Kinyamateka, Urugendo
rw'Umwami Mutara III yagiriye muri Uganda, novembre 1956, pp.3-5
* 41 Idem
* 42 Idem
* 43 Kimenyi, documentation
personnelle inédite
* 44Temps Nouveaux, 2
août 1959
* 45 Kimenyi, Documentation
personnelle inédite
* 46 Idem
* 47 Idem
* 48 L'Historique de ce voyage
nous a été raconté par Kimenyi et quelques extraits et
notes de voyage que nous avons trouvés chez les dominicains à
Kigali et à Kabgayi.
* 49 Toward Colonial Freedom:
Documentation personnelle inédite, 15-21 octobre 1945
* 50 Temps Nouveaux, 2
août 1959
* 51 Kimenyi, documentation
personnelle inédite
* 52 Idem
* 53 idem
* 54 Idem
* 55 Mupagasi, documentation
personnelle inédite
* 56 Mupagasi. Op.cit.
* 57 Discours de J.P Harroy du
29-30 juin et le 1er juillet 1957
* 58 Kinyamateka 1958
* 59 Idem
* 60 Pétition de Joseph
Habyarimana Gitera, Astrida, 25 mai 1953
* 61 Kinyamateka, 1958
* 62 Kinyamateka, 1958
* 63Kimenyi, Documentation
personnelle inédite
* 64 Idem
* 65 Kinyamateka, 1958
* 66 Rudipresse, 1957
* 67 Kimenyi, documentation
personnelle inédite
* 68 Nous ne les citerons
pas ici pour ne pas allonger le présent article
* 69 Idem
* 70 idem
* 71 Kimenyi. Documentation
personnelle inédite
* 72 Rudipresse, Novembre
1959
* 73 idem
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